Ce dernier n'avait pas bougé; il restait figé sur place, perdu dans ses pensées. Inquiet, Malcolm se pencha vers lui: " «a va, mon vieux ? " lui demanda-t-il. Sean battit des paupières comme s'il sortait d'un sommeil sous hypnose.

" «a va, ça va ", bredouilla-t-il. Il s'empressa de s'excuser pour ce moment de distraction; l'histoire de son hôte l'avait frappé de stupeur, expliqua-t-il, et il tenait à le remercier d'avoir bien voulu la lui confier.

" C'est moi qui vous remercie, répliqua Malcolm. Si je peux aider les gens comme vous qui se préparent à

devenir médecins, j'aurai un peu l'impression de rembourser au moins une partie de la dette que je dois à la science. Sans le Dr Mason et sa consoeur, le Dr Levy, je ne serais plus là pour vous raconter tout ça. "

Laissant Sean à sa rêverie, Malcolm se tourna ensuite vers Harriet et Janet, et tous trois se mirent à

savourer leur dîner en échangeant des propos sur Naples et les raisons qui avaient poussé les Betencourt à s'installer dans la région.

" Si nous prenions le dessert sur la terrasse qui sur-plombe la piscine ? proposa Harriet pendant qu'on débarrassait la table.

-Je crains que nous ne soyons obligés de nous passer de dessert, lança Sean qui n'avait pas ouvert la bouche depuis un long moment. Janet et moi avons une longue journée derrière nous et je crois qu'il serait sage de rentrer à l'hotel avant de nous endormir debout. N'est-ce pas, Janet ? "

Janet acquiesça, mais son sourire contraint cachait mal son embarras.

Cinq minutes plus tard, ils faisaient leurs adieux aux Betencourt qui les avaient raccompagnés jusqu'au perron. Malcolm pria Sean de ne pas hésiter à l'appeler s'il avait d'autres questions à lui poser, et il lui donna le numéro de sa ligne directe.

Janet était écarlate quand la porte se referma enfin derrière eux et qu'ils s'engagèrent dans la majestueuse allée.

" C'était très mal élevé d'interrompre cette soirée de façon aussi abrupte, déclara-t-elle avec amertume.

Ces gens se sont montrés absolument charmants avec nous, et tu leur fausses compagnie au beau milieu du repas.

-Nous avions fini de manger, de toute façon, dit Sean. Il était déjà question du dessert. Et je ne tenais plus en place. Cette discussion avec Malcolm m'a révélé des choses franchement étonnantes. Je ne sais pas si tu l'écoutais quand il me décrivait sa maladie ?

-Je parlais avec Harriet, rétorqua Janet sur un ton crispé.

-Il m'a raconté qu'il avait eu une encéphalite après avoir été opéré, et que là-dessus sa tumeur au cerveau s'était développée en l'espace de quelques mois.

-Et alors ?

-J'ai réalisé que cette histoire était exactement la meme que celle d'Helen Cabot et de Louis Martin. Je suis bien placé pour le savoir puisque c'est moi qui ai rédigé les comptes rendus quand ils sont entrés au Memorial de Boston.

-Tu crois qu'il y aurait un lien entre ces trois cas ?

lui demanda Janet d'une voix un peu adoucie.

-J'ai le vague souvenir que cet enchaînement se répète sur un rythme à peu près identique dans un certain nombre des dossiers que nous avons photoco-

piés, énonça Sean pensivement. Je ne peux pas en jurer parce que ce n'est pas cela qui m'intéressait au premier chef, mais il me paraît difficile d'invoquer le hasard quand on se retrouve devant trois cas similaires.

-qu'est-ce que tu veux dire ?

-Ce n'est encore qu'un pressentiment. . . il faut que j'aille à Key West pour le vérifier. L'Institut possède un laboratoire d'analyses médicales, là-bas, une espèce de succursale lucrative, si tu veux. Beaucoup de cliniques et d'hôpitaux contournent plus ou moins la loi en s'adjoignant ce genre de structure quasi indépendante: ça leur permet de se faire du blé en se char-geant des diagnostics demandés par d'autres établissements hospitaliers.

-Je suis libre tout le week-end prochain, samedi et dimanche. Un petit tour à Key West ne serait pas pour me déplaire.

-Je ne veux pas attendre. Je compte partir le plus vite possible. Il y a anguille sous roche, j'en suis s˚r. "

Entre la police qui le recherchait et Brian qui restait introuvable, Sean se disait par ailleurs qu'il serait imprudent de remettre ce voyage d'une semaine.

Janet, elle, s'immobilisa net et regarda sa montre. Il était plus de 10 heures du soir. Elle le regarda, incrédule: " Tu comptes aller là-bas ce soir ?

-Regardons sur la carte à quelle distance c'est. On décidera après. "

Janet rattrapa Sean qui s'était arrêté pour l'attendre.

" Sean, tu te conduis vraiment de façon de plus en plus énigmatique et folle, lui déclara-t-elle fermement. Tu appelles les gens au dernier moment en leur forçant la main pour qu'ils t'invitent à dîner, et puis tu quittes la table sans attendre la fin du repas parce que tu as brusquement décidé de partir à Key West. Je renonce à comprendre. Mais je vais te dire une chose: moi je n'irai pas à Key West ce soir. Moi, je... "

Janet n'eut pas le temps de terminer cette longue tirade exaspérée. En faisant le tour de la Pontiac que dissimulait en partie un immense banian, elle faillit heurter de plein fouet un individu vêtu d'un costume sombre, d'une cravate noire et d'une chemise blanche.

Dans l'obscurité, on ne distinguait ni son visage ni ses cheveux.

Encore très éprouvée par leur aventure sur la plage, la jeune femme resta paralysée par l'épouvante lorsqu'elle se retrouva nez à nez avec cet homme surgi sans crier gare. Sean fit un pas vers elle, mais une autre silhouette indistincte l'empêcha d'avancer plus loin.

Malgré l'obscurité, Sean comprit tout de suite qu'il avait affaire à un Asiatique. Mais avant qu'il ait pu réagir, un troisième personnage vint se placer dans son dos. Un long moment durant, personne ne dit mot. Sean se retourna pour regarder la maison en essayant d'estimer le temps qu'il lui faudrait pour arriver jusqu'au perron. Il envisagea aussi ce qu'il devrait faire ensuite. Tout dépendrait de la rapidité de réaction de Malcolm Betencourt...

" Je vous prie de bien vouloir nous suivre ", dit l'homme qui se tenait devant Sean. Il s'exprimait dans un anglais impeccable. " M. Yamaguchi serait très honoré d'avoir une conversation avec vous-même et votre compagne.

Sean dévisagea les trois hommes à tour de rôle.

Tous affichaient une assurance et une tranquillité au plus haut point déconcertantes. Il sentait le poids du pistolet de Tom dans sa poche mais n'osait pas s'en servir. D'une part il n'avait guère l'expérience des armes à feu, et d'autre part on ne tirait pas sur les gens comme ça; d'autant que ceux-là avaient sans doute les moyens de riposter...

" Il serait très regrettable que les choses se passent mal, reprit l'homme qui lui avait déjà adressé la parole. Suivez-nous, s'il vous plaît, et il ne vous arrivera rien. M. Yamaguchi vous attend dans une voiture garée dans la rue.

-Sean ! lança Janet de l'autre coté de la voiture.

qui sont ces gens ?

-Je l'ignore, répondit Sean, mais je vais demander. Pourriez-vous m'indiquer qui est M. Yamaguchi et pourquoi il a si envie de bavarder avec nous ?

reprit-il en interrogeant le plus loquace des trois personnages.

-Suivez-nous, je vous en prie, répéta ce dernier.

M. Yamaguchi vous expliquera lui-même de quoi il s'agit. La voiture est tout près.

-Ma foi, puisque vous insistez, dit Sean, allons saluer ce M. Yamaguchi. "

Il pivota pour contourner la voiture par l'arrière et celui des Japonais qui se tenait dans son dos s'écarta pour le laisser passer. Sean rejoignit Janet, la prit par l'épaule, et tous deux emboîtèrent le pas à l'interlocu-teur de Sean, le plus grand des trois inconnus, pendant que les deux autres fermaient la marche.

La nuit était si noire qu'ils ne virent tout d'abord pas la limousine garée sous les arbres quelques mètres plus loin. L'homme qui marchait devant ouvrit la portière arrière et fit signe à Janet et Sean de monter.

" M. Yamaguchi ne pourrait-il pas sortir ? "

demanda Sean. Il était presque s˚r que c'était cette limousine qui les avait suivis tout à l'heure, pendant qu'ils se rendaient chez les Betencourt.

" Montez, s'il vous plaît. Vous serez plus à l'aise à

l'intérieur ", dit le plus grand des Japonais.

D'un mouvement de tête, Sean conseilla à Janet d'obtempérer et s'engouffra à sa suite dans la voiture.

Presque instantanément, l'autre portière arrière s'ouvrit et l'un des Japonais mutiques prit place à côté

de Janet pendant que son double s'asseyait près de Sean. Le plus disert s'installa au volant et mit le contact.

" que vont-ils nous faire, Sean ? " demanda Janet avec appréhension. Pour toute réponse, Sean lui tapota le genou.

" M. Yamaguchi ? " lança-t-il en direction de la banquette placée en vis-à-vis, sur laquelle on discernait une silhouette masculine à côté de ce qui ressemblait à un petit poste de télévision intégré.

- " Merci d'avoir bien voulu vous joindre à moi, répondit Tanaka en inclinant légèrement le buste. Je m'excuse infiniment pour le manque de place, mais nous serons bientôt arrivés. "

La voiture démarra dans une embardée. Janet agrippa la main de Sean.

" Vous et vos hommes êtes vraiment d'une courtoisie exquise et nous vous en savons gré, répliqua Sean.

Mais nous vous saurions également gré de nous donner une petite idée des raisons de notre présence ici et de l'endroit o˘ vous nous conduisez.

-Nous vous emmenons en vacances ", jeta négligemment Tanaka. Ses dents très blanches brillaient dans le noir dès qu'il ouvrait la bouche. Sean put entr'apercevoir ses traits lorsqu'ils passèrent sous un réverbère. Il semblait à la fois calme et résolu. Son visage ne laissait paraître aucune trace d'émotion.

" Ce voyage vous est offert par le groupe Sushita Industries, poursuivit Tanaka, et je peux vous assurer que vous serez extrêmement bien traités. Si la direction de Sushita ne vous tenait pas en haute estime, elle ne ferait pas ce geste à votre égard. Je suis désolé que tout cela se passe de manière aussi clandestine mais j'obéis aux ordres. Et je regrette aussi que madémoi-selle se retrouve mêlée à cette affaire. Toutefois, rassurez-vous, vos hôtes lui manifesteront autant de respect qu'à vous-même. Dans une certaine mesure, d'ailleurs, sa présence n'est pas inutile. Je suis en effet persuadé que vous ne voudriez pas qu'il lui arrive quoi que ce soit. Aussi, monsieurMurphy, je ne saurais trop vous conseiller de vous abstenir de toute action d'éclat. Mes collègues sont d'excellents professionnels. "

Janet poussa un gémissement. Sean lui serra la main pour lui imposer le silence.

" Puis-je savoir quelle est notre destination ?

demanda-t-il.

-Tokyo ", répondit Tanaka comme si cela allait de SOi.

Un silence contraint s'installa dans la voiture pendant qu'ils faisaient route vers le nord. Sean considéra les options qui s'offraient à lui. Elles n'étaient pas nombreuses . La menace énoncée à l'encontre de Janet donnait à réfléchir, et vu la situation, l'arme qu'il portait dans sa poche semblait bien dérisoire.

Tanaka n'avait pas menti en disant que le trajet serait court. Moins de vingt minutes plus tard, ils arrivaient à l'aéroport de Naples. A cette heure tardive, l'endroit paraissait désert, seules quelques lumières brillaient à l'intérieur du b‚timent principal. Sean essayait désespérément d'imaginer un moyen d'attirer l'attention d'un tiers, mais il craignait trop que leurs ravisseurs s'en prennent à Janet pour tenter un geste sans doute désespéré. Et bien que l'idée d'être emmené de force au Japon lui déplaise souverai-nement, il ne voyait pas comment se tirer de ce mauvais pas.

La limousine franchit un passage ménagé dans la clôture métallique et s'engagea sur une piste.

Contournant le b‚timent principal parl'arrière, elle se dirigea vers un grand jet privé qui de toute évidence était prêt à décoller d'un moment à l'autre; les moteurs ronflaient, les feux de navigation cligno-taient, l'échelle escamotable était installée devant la porte.

Ils s'arrêtèrent à une petite centaine de mètres de l'avion. Sean et Janet se virent poliment priés de descendre et de s'avancer vers l'appareil. Les mains sur les oreilles pour se protéger du vacarme des moteurs, ils durent s'exécuter malgré eux. Sean examina une fois encore la situation, mais elle semblait décidément tourner à leur désavantage. Il croisa le regard de Janet qui paraissait malade d'angoisse. Tous deux s'immobilisèrent au bas des marches.

" Allez-y, je vous en prie ", hurla Tanaka pour couvrir le bruit des moteurs tout en leur faisant signe de monter.

Sean et Janet échangèrent un nouveau regard impuissant avant de se résigner à obéir. Ils durent se baisser pour pénétrer dans la carlingue. Tout de suite à leur gauche se trouvait le cockpit, derrière une porte close.

L'intérieur de l'avion était aménagé avec une élé-gante simplicité qui alliait les teintes chaudes de l'aca-jou sombre et du cuir fauve au vert foncé de la moquette. Les sièges se composaient d'une banquette et d'une série de fauteuils club inclinables que l'on pouvait faire pivoter dans n'importe quelle direction.

L'arrière était occupé par un bar à côté duquel se trouvait la porte des toilettes. Une bouteille de vodka ouverte et un citron vert coupé en rondelles étaient posés en évidence sur le bar.

Ne sachant o˘ s'installer, Sean et Janet restèrent sur le seuil. Un homme d'allure distinguée en costume trois-pièces occupait un des fauteuils de la première rangée. Comme les Japonais, il paraissait serein et s˚r de lui. Il avait un beau visage aux traits anguleux, des cheveux légèrement frisés, et il tenait un verre plein dans la main droite. Lorsqu'il le porta à ses lèvres, les deux jeunes gens perçurent distinctement le tintement des glaçons.

Tanaka qui montait à bord derrière Sean et Janet aperçut cet homme une seconde après eux. Il se figea sur place, l'air stupéfait, et se fit bousculer par le plus grand des Japonais qui marchait immédiatement sur ses talons. Déséquilibré, il se mit à glapir en japonais une série de mots sans doute peu aimables.

L'autre s'apprêtait à répliquer, mais l'inconnu le devança: " Mieux vaut sans doute que vous sachiez que je parle couramment japonais, déclara-t-il en anglais. Je me présente: Sterling Rombauer. " Posant son verre sur le bras de son fauteuil dans l'endroit prévu à cet effet, il se leva, sortit une carte de visite de sa poche de poitrine et la tendit à Tanaka en s'inclinant avec respect.

Tanaka lui rendit son salut en s'emparant de la carte qu'il lut attentivement avant de s'incliner à nouveau malgré la désagréable surprise que lui causait manifestement la présence de Sterling. Puis il glissa quelques mots en japonais à l'homme qui se trouvait derrière lui.

" Je crois que je pourrais vous répondre plus vite que monsieur, intervint Sterling en s'asseyant dans son fauteuil et en reprenant son verre. Ni le pilote ni le copilote ni aucun membre de l'équipage ne se trouvent dans le cockpit. Ils se reposent au fond, dans les toilettes ", précisa-t-il avec un geste de la main par-dessus son épaule.

Tanaka se lança à nouveau dans un discours en japonais plus virulent à l'adresse du garde du corps.

" Excusez-moi de vous interrompre encore, reprit Sterling, mais ce que vous venez de demander à votre associé me paraît tout à fait déraisonnable. Si vous prenez le temps d'examiner un peu la situation, vous conviendrez s˚rement que ç'aurait été pure folie de ma part de venir seul. Regardez par ce hublot: vous apercevrez une voiture, dans laquelle se trouve en ce moment mon complice, installé à côté d'un téléphone portable gr‚ce auquel il peut contacter la police à tout moment. Comme vous le savez, dans ce pays les enlèvements sont considérés comme un délit, un crime pour être plus précis. "

Tanaka baissa les yeux vers la carte de Sterling comme s'il espérait y découvrir un renseignement qui lui aurait échappé en première lecture.

" que voulez-vous ? lui demanda-t-il enfin en anglais.

-Je pense qu'une petite discussion s'impose, monsieur Tanaka Yamaguchi. " Sterling agita les gla-

çons dans son verre avant d'avaler une gorgée. " Je suis ici pour défendre les intérets de l'Institut de cancérologie Forbes, poursuivit-il. Son directeur serait navré de compromettre les bonnes relations qui le lient à Sushita Industries, mais il estime qu'il y a tout de même des limites. Il est formellement opposé au départ de M. Murphy au Japon. "

Tanaka garda le silence.

" Monsieur Murphy, lança Sterling sans plus s'occuper de lui, auriez-vous l'obligeance de nous laisser seuls quelques instants, M. Yamaguchi et moi ? Je vous propose de sortir de cet appareil avec votre compagne et d'aller rejoindre mon associé dans la voiture.

Attendez-moi là-bas, je ne serai pas long. "

Tanaka ne fit aucune tentative pour s'opposer à cette suggestion. Sans se faire prier, Sean prit Janet par la main. Tous deux passèrent devant Tanaka et le garde du corps, descendirent la volée de marches et gagnèrent en courant la Mercedes garée perpendiculairement à l'avion.

Sean ouvrit la portière arrière et s'effaça pour laisser monter Janet. Avant qu'il se soit lui-même engouffré dedans, Wayne les salua d'un chaleureux: " Salut, jeunes gens. " Mais c'est à peine s'il tourna la tête vers eux tant il était attentif à surveiller le jet.

" Ne le prenez pas mal, ajouta-t-il en regardant toujours droit devant lui, mais je crois que ce serait plus sage d'aller nous attendre dans l'aérogare.

-M. Rombauer nous a demandé de venir vous rejoindre, dit Sean.

-Ouais, ouais, je sais, c'est ce qu'on avait prévu, reprit Wayne, mais depuis j'ai fait marcher mes méninges. Si jamais ils essaient de faire démarrer cet engin, je fonce droit sur le train d'atterrissage avant.

Et y a pas de gilets de sauvetage, à l'arrière.

-Je vois, répliqua Sean. A tout à l'heure. " Il saisit à nouveau la main de Janet, et tous deux quittèrent la voiture pour se diriger vers le terminal de l'aéroport.

" Je ne comprends rien à ce qui se passe, gémit Janet dès qu'ils furent seuls. La vie avec toi est vraiment infernale, Sean Murphy. Tu peux m'expliquer ce que te veulent tous ces gens ?

-J'aimerais bien, dit Sean. Ils doivent s'imaginer que je sais des choses intéressantes ..

-Lesquelles, par exemple ? "

Sean haussa les épaules: " Ce que je sais, en tout cas, c'est que nous venons d'échapper à un voyage au Japon qui n'aurait pas arrangé mes affaires.

-Mais pourquoi le Japon ?

-Je l'ignore. Il est vrai que cet Hiroshi n'a pas arrêté de me surveiller depuis que je suis arrivé à

l'Institut, et que par ailleurs ma mère a récemment reçu la visite d'un Japonais qui l'a interrogée à mon propos. La seule explication qui me vient à l'esprit, c'est que les pontes de Sushita Industries doivent considérer que je représente une menace pour leurs investissements.

-Il y a vraiment de quoi devenir fou, s'énerva Janet. Et qui était cet homme qui nous a fait sortir de l'avion ?

-Je l'ai vu ce soir pour la première fois de ma vie, il a dit qu'il travaillait pour l'Institut. "

Arrivés devant le terminal, ils trouvèrent porte close.

" qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda Janet.

-Viens ! On ne va pas rester là. "

Ensemble, ils firent le tour du b‚timent et sortirent du terrain d'aviation en empruntant le même chemin que la limousine à l'aller. De l'autre côté de l'aérogare, se trouvait un parking o˘ étaient garés quelques véhicules. Sean commença à passer de l'un à l'autre en essayant les portières.

" Ne me dis rien, surtout, je crois que j'ai deviné, lança Janet. Tu vas maintenant voler une voiture, histoire de terminer la soirée en beauté !

-Je dirais plutôt "emprunter" ", rétorqua Sean. Il tomba sur une Chevrolet " Celebrity " qui n'était pas fermée à clé. Après s'être penché pour passer la main sous le tableau de bord, il se glissa derrière le volant.

" Monte, ordonna-t-il à Janet. «a sera facile. "

Janet hésita à se laisser entraîner plus avant dans une aventure à laquelle elle n'avait jamais voulu participer. L'idée de partir dans une voiture volée la rebutait franchement, surtout compte tenu des ennuis dans lesquels ils étaient déjà plongés jusqu'au cou.

" Monte ! " répéta Sean.

Janet ouvrit sa portière et s'assit sur le siège passager.

Sean réussit à démarrer presque du premier coup, ce qui ajouta encore au sentiment de désarroi de la jeune femme.

" Tu n'as pas perdu la main, observa-t-elle d'un air méprisant.

-Il y a des choses qui ne s'oublient pas ", se contenta de répondre Sean.

En arrivant sur la route, il prit à droite.

" Est-ce que je peux savoir o˘ tu comptes aller ?

s'enquit Janet après un long silence.

-Je ne sais pas encore très bien, dit Sean. J'aimerais trouver un endroit o˘ me renseigner sur la direction de Key West, mais le problème est que tout le monde a l'air de dormir, dans cette ville. C'est samedi soir, pourtant, et il n'est que 11 heures.

-Tu ne pourrais pas me ramener chez les Betencourt ? «a me permettrait au moins de reprendre ma voiture et de rentrer à l'hôtel. Tu n'as qu'à aller à Key West tout seul, si tu en as tellement envie.

-Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Cette bande de Japonais ne s'est s˚rement pas pointée chez les Betencourt par hasard. Je suis s˚r que c'étaient eux qui nous suivaient en limousine quand j'ai fait demi-tour, tout à l'heure. Il y a des chances pour qu'ils nous aient filés depuis l'hôtel Edgewater Beach, ce qui me laisse penser qu'ils étaient déjà derrière nous au Ritz-Carlton. Je dirais même qu'ils ne nous ont pas l‚chés d'une semelle depuis que nous avons quitté l'Institut.

-Mais les deux autres non plus, apparemment.

-En effet. Nous devions former une vraie cara-vane quand nous avons traversé les Everglades, acquiesça Sean. N'empêche que pour éviter que cette poursuite continue, nous ne pouvons ni aller chercher ta voiture, ni retourner à l'hôtel.

-quant à prendre le risque d'aller à la police, il n'en est évidemment pas question, j'imagine ?

-Bien s˚r que non ! dit Sean sur un ton cinglant.

-Et nos affaires, tu y as pensé ?

-Nous téléphonerons de Miami pour demander qu'on nous les envoie, et nous préviendrons les Betencourt pour la voiture. Hertz se débrouillera pour aller la récupérer. Tout cela n'a aucune importance. Ce qui en a, en revanche, c'est que nous ne soyons plus suivis. "

Janet poussa un soupir. Elle ne savait quelle décision adopter. Sa seule envie était d'aller se coucher mais les arguments de Sean l'ébranlaient; en plus, il paraissait en mesure de contrôler à peu près une situation qui, elle, la déroutait complètement. Cette tentative d'enlèvement l'avait autant traumatisée que l'agression sur la plage.

" Tiens, voilà des gens, dit Sean. Je vais voir. " Il ralentit pour s'approcher d'une rangée de voitures qui stationnaient devant ce qui devait être une discothè-que, à en juger d'après l'enseigne lumineuse o˘ scin-tillait le mot Oasis. La file de véhicules avançait en serpentant vers un parking en partie occupé par des bateaux montés sur des remorques. L'Oasis partageait cet endroit avec une marina aménagée à côté.

Sean sortit de la Chevrolet et se faufila entre les pare-chocs jusqu'à l'entrée de la boîte de nuit. Un bruit de basses discordantes s'échappait de la poîte. Après avoir attendu un moment à côté de la guérite des gardiens du parking, Sean finit par coincer un des hommes et lui demanda la direction du port. Dès qu'il eut obtenu ce renseignement, il rejoignit Janet à qui il répéta les instructions pour qu'elle le guide.

" Mais pourquoi le port, maintenant ? s'enquit Janet avec mauvaise humeur. A moins que cette question te paraisse stupide, bien s˚r...

-Hé ! Arrête un peu de t'en prendre à moi ! maugréa Sean.

-Et à qui d'autre veux-tu que je m'en prenne ? Ce week-end est loin de ressembler à ce que j'avais imaginé.

-Je n'y suis pour rien. Tu ferais mieux de te mettre en rogne contre le barjo de la plage ou ces paranos de Japs.

-Mais pourquoi le port ? s'obstina Janet.

-Key West se trouve pile au sud de Naples, répondit Sean. «a, au moins, je m'en souvenais pour l'avoir vu sur la carte. Et l'archipel des Keys se prolonge vers le golfe du Mexique. Je me dis qu'y aller en bateau sera sans doute à la fois plus facile et plus rapide. «a nous permettra de dormir un peu. Et nous ne serons pas obligés d'utiliser la voiture que j'ai "empruntée". "

Janet s'abstint de tout commentaire. Tout compte fait, passer une nuit à bord était un moyen comme un autre de couronner cette folle journée.

Ils n'eurent pas de mal à trouver le port dont l'entrée était signalée par un grand drapeau. Mais Sean fut déçu par le manque d'animation qui régnait là . Le port de plaisance était d˚ment fermé. quelques annonces pour des sorties de pêche en mer étaient bien affichées sur un panneau mais les pêcheurs, pourtant nombreux sur la côte ouest de la Floride, semblaient avoir déserté l'endroit. Après avoir garé la voiture, il se dirigea avec Janet vers l'embarcadère. Les quelques fen ys qui y étaient amarrés étaient tous plongés dans le noir.

Sans s'attarder davantage, ils regagnèrent la Chevrolet.

Tu n'as pas une autre idée de génie, Einstein ? "

demanda Janet en s'appuyant sur le capot.

Sean réfléchit. Il restait persuadé qu'ils avaient tout intérêt à se rendre à KeyWest en bateau. A cette heure-ci, il était surement trop tard pour louer une autre voiture, et à supposer qu'ils en trouvent une, ils arri-veraient là-bas épuisés. Un peu plus loin, il y avait un bar-restaurant opportunément baptisé Le Port. Il le montra du doigt à Janet.

" Je boirais volontiers une bière, dit-il. Et puis, on ne sait jamais; peut-être que le serveur pourra nous trouver un bateau. "

Le Port était une espèce de guinguette en planches d'aspect rustique, meublée en guise de tables de panneaux d'écoutille posés sur des tréteaux. Les fenêtres, simples ouvertures dans le mur garnies de mousti-quaires, ne se fermaient qu'une fois les volets poussés.

Toute une collection de filets, de bouées et autre matériel de marine décorait les murs, et le plafond s'ornait de grands ventilateurs dont les pales brassaient lentement l'air moite. Un bar en bois de pin bruni dessiné

en forme de J était disposé face à la porte.

quelques personnes s'étaient attroupées autour pour regarder un match de basket sur le poste de télévision accroché en hauteur, à côté de l'entrée. Cet endroit qui ressemblait vaguement à l'Old Scully's de Charlestownn plut tout de suite à Sean. Il lui donna même un peu le mal du pays.

Sean et Janet allèrent s'asseoir sur des tabourets placés devant le bar. Deux serveurs s'activaient derrière: un grand type à l'air sérieux portant moustache, et un petit trapu qui affichait un sourire supérieur. Ils étaient tous deux vêtus d'une chemise imprimee à

manches courtes et d'un short de couleur sombre protégé par un tablier noué autour de la taille.

Avec un mouvement de poignet expérimenté, le plus grand des deux hommes fit glisser devant eux deux dessous de bouteille en carton.

" qu'est-ce que je vous sers ? demanda-t-il.

-Je vois que vous avez des beignets de calamar, dit Sean en regardant le menu accroché au mur.

-«a marche, répondit le serveur.

-Donnez-moi une pression avec, commanda Sean. Une blonde.

-La même chose pour moi ", dit Janet.

Le barman leur servit sans attendre deux chopes de bière glacée. Et Sean et Janet avaient à peine eu le temps de l‚cher une remarque sur l'atmosphère bon enfant du lieu qu'il leur apporta leurs portions de calamars.

" Wouah ! s'exclama Sean. On n'attend pas, chez vous.

-La bonne cuisine, ça prend du temps ", rétorqua le serveur.

Malgré toutes les épreuves qu'ils venaient de traverser, Sean et Janet ne purent s'empêcher d'éclater de rire. Le serveur, lui, en bon comédien qu'il était, resta absolument impassible.

Sean sauta sur l'occasion pour l'interroger sur les possibilités de louer un bateau.

" Vous voudriez quel genre de bateau ? " s'enquit le serveur.

Sean haussa les épaules: " Je ne m'y connais pas assez pour pouvoir vous répondre, dit-il. En fait, nous voudrions aller à Key West. Il faut longtemps pour y arriver ?

-«a dépend. A vol d'oiseau, c'est bien à quatre-vingt-dix milles. Avec un engin un peu puissant, il faut compter trois ou quatre heures.

-Vous ne connaissez pas quelqu'un qui pourrait nous emmener là-bas ? demanda Sean.

-Si vous y mettez le prix, ça peut se faire.

-Combien ?

-Cinq ou six cents dollars, répondit le barman avec un petit haussement d'épaules.

-Ils acceptent les cartes de crédit ? "

Janet ouvrit la bouche pour protester, mais Sean lui posa une main surle genou. " Je te rembourserai ", lui souffla-t-il à l'oreille.

Dans l'intervalle, le serveur s'était dirigé à l'autre bout du bar pour décrocher le téléphone.

Sterling prit un malin plaisir à composer le numéro personnel de Randolph Mason. Si bien payé soit-il, il n'appréciait pas de travailler jusqu'à 2 heures du matin. Et il pensait que cela ne plairait guère au Dr Mason d'être réveillé à cette heure tardive.

Ce dernier décrocha effectivement en grommelant d'une voix ensommeillée, mais il parut néanmoins soulagé d'entendre Sterling.

" J'ai trouvé la solution au problème Tanaka-Sushita, lui annonça celui-ci. Et je viens même de recevoir un fax de Tokyo confirmant qu'ils ont renoncé à enlever M. Murphy. Vous pouvez le garder à

l'Institut à condition de vous porter personnellement garant qu'il restera à l'écart des essais menés sur les produits brevetables.

-Trop tard, répliqua le Dr Mason. Je ne peux plus leur donner cette garantie. "

Très étonné, Sterling garda le silence.

" Il y a du nouveau, lui expliqua le Dr Mason. Brian Murphy, le frère de Sean, est arrivé à Miami. Très inquiet. Comme il n'arrivait pas à mettre la main sur Sean, il a insisté pour me parler. Et il m'a appris que la police recherchait son frère pour une histoire de vol par effraction chez un entrepreneur de pompes funèbres o˘ l'on a dérobé le cerveau d'un cadavre.

- Ce menu larcin aurait un lien avec l'institut Forbes ? s'enquit Sterling de plus en plus interloqué.

-Absolument. Le cadavre était celui d'une jeune femme hospitalisée chez nous pour un médulloblastome. Je dois d'ailleurs ajouter que c'est le premier décès consécutif à ce type de cancer que nous enre-gistrons depuis des années. Le problème est que le protocole que nous avons mis au point n'est pas encore breveté, et donc pas protégé.

-Vous voulez dire que Sean Murphy pourrait commercialiser le traitement avant vous, maintenant qu'il est en possession de ce cerveau ?

-Vous avez deviné juste, comme d'habitude, confirma le Dr Mason. J'ai déjà avisé le service de sécurité de l'Institut que M. Murphy était interdit de séjour chez nous. Ces événements modifient bien s˚r le cours de votre enquête. Maintenant, je compte sur vous pour le faire arrêter.

-Cela risque de ne pas être facile, glissa Sterling.

M. Murphy et Mlle Reardon se sont évanouis dans la nature. Je vous appelle de l'hôtel o˘ ils étaient descendus. Ils ont laissé toutes leurs affaires, mais j'ai le sentiment qu'ils n'ont pas l'intention de repasser ici.

En fait, je crains de les avoir sous-estimés. Je m'étais imaginé qu'ils se laisseraient un peu aller à la passivité

après avoir failli se faire embarquer de force pour le Japon, mais il n'en est rien. A l'heure qu'il est, ils ont probablement réquisitionné une voiture pour partir ailleurs.

-Il faut les retrouver, dit le Dr Mason.

-La confiance que vous me témoignez me flatte, reprit Sterling, mais ces nouvelles données modifient la nature de ma mission. Pour ce genre d'affaire, je crois que vous feriez mieux d'engager un détective privé. Ses honoraires seraient s˚rement moins élevés que les miens.

-Je tiens à ce que ce soit vous qui vous en char-

giez, insista le Dr Mason avec des accents de désespoir dans la voix. Il faut que la police s'empare au plus vite de Sean Murphy. Si j'avais su tout cela avant, jamais je ne me serais opposé à son départ pour le Japon. Je vous offre cinquante pour cent de plus. Acceptez.

-C'est très généreux, Randolph, mais...

-Deux fois plus, le coupa le Dr Mason. Cela prendrait beaucoup trop de temps de mettre quelqu'un d'autre sur le coup. Je veux que Sean Murphy se retrouve derrière les barreaux, et rapidement.

-Très bien, accepta Sterling à contrecoeur, je m'en occupe. Mais je dois vous prévenir qu'à moins que Mlle Reardon n'utilise sa carte de crédit je n'ai aucun moyen de retrouver leur piste jusqu'à ce qu'ils ren-trent à Miami.

-Pourquoi sa carte à elle ? demanda le Dr Mason.

-Ils ont payé leurs notes d'hôtel avec.

-Jusqu'ici, vous ne m'avez jamais déçu, Sterling.

Faites pour le mieux.

-Je vais essayer ", promit Sterling.

Après avoir raccroché, il expliqua brièvement à

Wayne qu'il devait passer un autre coup de fil. Ils se trouvaient dans le hall de l'hôtel Edgewater Beach, o˘

Wayne s'était confortablement installé dans un canapé pour feuilleter un magazine.

Sterling appela un de ses nombreux informateurs du réseau bancaire de Boston. Une fois qu'il fut s˚r que son interlocuteur était suffisamment réveillé, il lui donna deux ou trois détails sur Janet Reardon, en lui précisant notamment qu'elle avait utilisé sa carte de crédit pour payer deux hôtels différents à quelques heures d'intervalle. Puis il le pria de le rappeler sur sa ligne de voiture s'il s'apercevait que la carte avait été à

nouveau utilisée.

Cela fait, il rejoignit Wayne pour lui raconter en substance sa conversation avec le Dr Mason.

" Tu n'aurais pas une suggestion sur la façon dont nous devrions procéder ? lui demanda-t-il.

-Si, rétorqua Wayne. Prenons chacun une chambre ici. La nuit porte conseil, comme on dit. "

Janet avait le coeur au bord des lèvres. La sauce au poivre vert du faux-filet qu'on leur avait servi chez les Betencourt lui barbouillait l'estomac. Elle gisait sur une des couchettes de l'étroite cabine placée à l'avant du bateau de douze mètres qui les emmenait à Key West. De l'autre côté, Sean dormait du sommeil du juste. Cela exaspérait Janet de le voir si paisible et détendu en dépit de leur situation quasi désespérée.

Mais l'irritation qu'elle ressentait ne faisait qu'exas-pérer son mal de mer.

L'océan qui leur avait paru si calme au coucher du soleil semblait maintenant se déchaîner. En faisant route au sud, la vedette prenait les lames de biais et tanguait d'un bord à l'autre, secouée par un méchant roulis. Mais pour Janet, le plus insupportable était peut-être le grondement constant des moteurs Diesel lancés à plein régime.

Ils avaient d˚ attendre 3 heures moins le quart pour embarquer. Les premiers milles avaient été faciles, agréables, même: la mer était calme et le clair de lune leur révélait les masses sombres de centaines d'îlots recouverts de mangrove. Epuisée, Janet était allée se coucher, mais il lui sembla qu'elle venait juste de s'endormir lorsqu'elle ouvrit les yeux en sursaut, alertée par les violentes secousses qui agitaient le bateau et ce mugissement qu'elle confondit d'abord avec le bruit du vent. Comme elle n'avait pas entendu Sean descendre, elle fut à la fois surprise et agacée de le découvrir en train de dormir tranquillement.

Posant les pieds par terre, la jeune femme se cram-ponna au bord de sa couchette pendant que le bateau plongeait dans un creux. Elle se mit debout tant bien que mal et, se retenant aux murs des deux mains, gravit en titubant les marches menant au salon. Elle avait besoin de respirer un peu d'air frais pour ne pas etre malade. Les odeurs d'essence qui flottaient dans la cabine aggravaient encore son début de nausée.

Avec l'énergie du désespoir, elle réussit à gagner la poupe o˘ se trouvaient deux chaises pivotantes solidement vissées sur le pont à l'intention des pêcheurs.

Craignant toutefois que ces sièges ne soient trop exposés aux embruns, la jeune femme alla s'écrouler sur les coussins qui garnissaient une banquette aménagée à

babord. Celle de tribord était toute détrempée d'eau de mer.

L'air et le vent eurent vite fait de remettre Janet d'aplomb, mais elle dut renoncer à l'idée de prendre un peu de repos. Elle devait littéralement s'agripper pour ne pas tomber. Assourdie par le rugissement des moteurs, ballottée en tous sens par les chocs encore plus violents à la poupe qu'à la proue, Janet ne trouvait aucun charme à cette croisière forcÎe. Devant elle, sous l'auvent qui protégeait la cabine, elle distinguait la silhouette de Doug Gardner, le marin qui, moyen-nant une somme rondelette, avait bien voulu passer une nuit blanche pour les conduire à Key West. En ce moment, il était assis devant un tableau de bord o˘

brillaient plusieurs cadrans. Il n'avait de toute façon pas grand-chose à faire puisqu'il avait mis le bateau sur pilotage automatique.

Janet renversa la tête en arrière pour contempler la vo˚te étoilée, et ce spectacle lui rappela les soirées d'été o˘, encore adolescente, elle s'émerveillait devant la beauté du ciel nocturne. A l'époque, elle aimait rêver à son avenir, à ce qu'elle ferait quand elle serait

" grande ". Et maintenant qu'elle était majeure et indépendante, une chose en tout cas lui apparaissait clairement: la vie qu'elle menait n'avait pas beaucoup de points communs avec celle qu'elle avait imaginée.

Bien qu'elle ait du mal à se l'avouer, elle devait convenir que sa mère avait peut-être raison. C'était sans doute de la folie pure d'avoir suivi Sean en Floride pour essayer de parler avec lui. La jeune femme ébaucha un sourire contraint. Jusqu'ici, les seules choses intéressantes qu'ils aient réussi à se dire tenaient à ces brefs propos échangés quelques heures plus tôt sur la plage du Ritz-Carlton, o˘ Sean s'était contenté de répéter en écho qu'il l'aimait. Il fallait avouer que c'était un piètre résultat.

Janet était venue à Miami dans l'espoir de reprendre sa vie en main, mais plus elle restait avec Sean, moins elle avait l'impression de maîtriser quoi que ce soit.

Après avoir déjà réveillé le Dr Mason à 2 heures du matin, Sterling éprouva encore plus de plaisir à le rappeler à 3 heures et demie. Lui-même venait juste d'être tiré du sommeil par un coup de fil de son infor-

mateur de Boston. Il dut laisser sonner quatre coups avant que le docteur prenne la communication.

" Je connais la destination de ce couple honni, lui annonça Sterling. Par chance, la jolie Mlle Reardon a encore une fois utilisé sa carte de crédit pour s'acquitter d'une somme assez considérable. Elle a versé cinq cent cinquante dollars à un pêcheur qui les emmène à

Key West par voie de mer.

-Voilà une nouvelle qui n'est pas excellente, commenta le Dr Mason.

-Je pensais que vous seriez ravi de connaître leur destination, dit Sterling. Pour ma part, je trouve que nous nous en sortons plutôt bien.

-L'Institut possède une annexe à Key West, lui expliqua le Dr Mason. Un laboratoire d'analyses fondamentales. J'imagine que c'est pour cela que M. Murphy a décidé de s'y rendre.

-Pourquoi irait-il dans ce laboratoire ?

-Nous effectuons pas mal d'analyses, là-bas. Avec le système actuel du tiers payant, la solution est assez rentable.

-Mais pourquoi craignez-vous l'arrivée de M. Murphy ?

-C'est ce laboratoire qui se charge des biopsies des médulloblastomes, poursuivit le Dr Mason. Or je n'ai aucune envie que cet individu mette son nez dans les techniques de sensibilisation que nous utilisons pour les lymphocytes T.

-Vous croyez qu'une seule visite lui suffirait pour comprendre vos méthodes ?

-Il pige assez vite, dès qu'il s'agit de biotechnologies. Aussi, je ne veux pas prendre ce risque.

Débrouillez-vous pour aller immédiatement à Key West et l'empêcher d'entrer dans ce labo. Et ne le l‚chez que pour le remettre à la police.

-Cher docteur Mason, est-ce que vous savez qu'il est 3 heures et demie du matin ?

-Prenez un avion, je saurai vous dédommager.

Vous allez contacter M Kurt Wanamaker, qui dirige une compagnie de charters. Je lui passe tout de suite un coup de fil pour le prévenir de votre appel. "

Sterling nota le numéro de téléphone dudit Kurt Wanamaker et raccrocha. Malgré la petite fortune qu'allait lui rapporter ce nouveau rebondissement, l'idée de se précipiter à Key West en pleine nuit ne l'enchantait pas le moins du monde. Il n'était pas loin de penser que le Dr Mason paniquait. Après tout, on était déjà dimanche, et selon toutes probabilités le laboratoire serait fermé.

Avec un soupir, Sterling sortit néanmoins du lit et se dirigea vers la salle de bains.

DIMANCHE 7 MARS, 5 H 30

Dans la lumière incertaine du petit matin, Key West se révéla à Sean sous l'aspect d'une longue ligne basse verdoyante, avec, nichées çà et là, quelques maisons en bois. Des immeubles en brique ajoutaient un peu de relief au paysage, mais aucun d'entre eux ne comptait plus de quatre étages. Vers le nord-ouest, en revanche, la c6te paraissait ph~ls peuplée avec ses ports de plaisance et ses hôtels tassés les uns contre les autres.

" A quel endroit allez-vous nous faire débarquer ?

demanda Sean à Doug Gardner.

-Je pensais vous laisser à l'embarcadère de Pier House, répondit Doug en coupant le moteur. C'est juste en bas de la rue Duval, la plus animée de Key West.

-Vous connaissez bien le coin ? s'enquit Sean.

-Comme ci, comme ça.

-En fait, je cherche un laboratoire d'analyses médicales spécialisé sur le cancer...

-Là, vous m'en demandez trop...

-Logiquement, il ne devrait pas etre bien loin de l'hôpital.

-Des hôpitaux, y en a deux, répliqua Doug. Un à

Key West même, mais assez petit. Et un autre plus grand, à Stock Island, l'îlot d'à côté. "

Sean descendit réveiller Janet. La jeune femme fit la tête en apprenant qu'il lui fallait se lever. Entre deux b‚illements, elle raconta à Sean qu'il y avait à peine un quart d'heure, vingt minutes peut-être qu'elle avait regagné sa couchette.

" Mais non. Moi j'ai ronflé plusieurs heures d'affilée et quand je suis venu me coucher tu dormais comme un ange, lui dit-il.

-Peut-être, mais après la mer s'est agitée et j'ai d˚

monter sur le pont. Je n'ai pas pu dormir pendant toute la traversée comme toi. Ce week-end est vraiment infernal ! "

Ils accostèrent sans problème. Un dimanche matin et de si bonne heure, aucun bateau ne manoeuvrait à

proximité du quai. Doug salua ses deux passagers d'un geste de la main et repartit en sens inverse dans une gerbe d'écume dès qu'ils eurent mis pied à terre.

Tout en se dirigeant vers la ville, les deux jeunes gens éprouvèrent la curieuse impression d'être les seuls êtres vivants sur l'île. Les bouteilles de bière vides et autres débris qui jonchaient les caniveaux montraient à l'évidence que les gens d'ici avaient célébré le samedi soir comme il se doit, mais Sean et Janet ne croisèrent pas ‚me qui vive. Les bêtes elles-mêmes semblaient se cacher. Le silence qui les accueillit ressemblait au calme qui précède la tempête.

Ils remontèrent la rue Duval, succession ininter-rompue de boutiques de tee-shirts fantaisie, de bijou-teries de pacotille et de magasins de souvenirs qui abritaient leurs devantures derrière des rideaux de fer comme en prévision d'une émeute. Au rond-point, les wagons miniatures du petit train pour touristes semblaient abandonnés à côté de la guérite jaune bouton-d'or o˘ l'on vendait les billets. Il émanait un charme étonnant de cet endroit aux allures de bastringue délaissé.

Au moment o˘ ils passaient devant le bar à l'enseigne de Sloppy Joe's, le soleil qui se levait derrière l'océan remplit la rue déserte d'une clarté brumeuse.

Un p‚té de maisons plus loin, ils furent assaillis parun parfum qui leur mit l'eau à la bouche.

" Hmm, que ça sent bon, dit Sean. «a me rappelle l'odeur...

-... des croissants ", termina Janet à sa place.

Se fiant à leur odorat, ils arrivèrent devant une bou-langerie qui faisait aussi salon de thé. Les effluves délectables s'échappaient de fenêtres ouvertes surune terrasse garnie de tables et de parasols. La porte était fermée, mais le cri poussé par Sean alerta une jolie rousse frisée qui sortit en s'essuyant les mains sur son tablier.

" C'est fermé, leur déclara-t-elle d'une voix teintée d'un soupçon d'accent français.

-Vous ne pourriez pas nous vendre deux de ces croissants qui embaument ? "

La femme leva la tête d'un air entendu. " C'est possible, répondit-elle. Si vous voulez, je peux vous servir un café au lait, je viens d'en préparer pour moi. A cette heure-ci, la machine à expresso n'est pas encore branchée. "

Sans se faire prier davantage, Sean et Janet s'atta-blèrent sous un parasol pour déguster les p‚tisseries juste sorties du four. Le café chaud les requinqua.

" Et maintenant ? demanda Janet. Comment comptes-tu procéder ? "

Sean caressa pensivement son menton hérissé de poils de barbe. " Je vais déjà voir s'ils n'ont pas un annuaire, dit-il. «a me permettrait au moins de trouver l'adresse de ce labo.

-Pendant que tu cherches, je vais aller me rafraîchir un peu, déclara Janet. Je me sens sale comme un peigne.

-«a ne te fera pas de mal, en effet ", répliqua Sean, qui dut se baisser pour éviter la serviette en papier que Janet lui jetait à la tête.

Le temps que la jeune femme revienne, il s'était non seulement procuré l'adresse du laboratoire mais en plus la rousse avenante lui avait expliqué comment s'y rendre.

" Ce n'est pas la porte à côté, annonça-t-il à Janet..

On ne peut pas y aller à pied.

-Pas de problème, rétorqua-t-elle en se moquant.

On peut toujours faire du stop ou tout simplement prendre un taxi. Vu la circulation, ce sera facile. "

En fait, ils n'avaient pas croisé un seul véhicule depuis leur arrivée.

" J'ai une autre idée ", lança Sean en se levant après avoir laissé un généreux pourboire sur la table.

Janet le regarda un instant d'un air interrogateur avant de deviner ce à quoi il pensait.

" Ah, non ! s'exclama-t-elle. Pas question ! Tu ne vas pas encore voler une voiture !

-Emprunter, rectifia Sean. J'avais oublié à quel point c'est commode. "

Janet eut beau protester qu'elle ne voulait pas se compromettre dans un autre " emprunt " de ce genre, Sean ne se laissa pas entamer.

" Je n'abîmerai rien ", promit-il pendant qu'il essayait d'ouvrir l'une après l'autre les portières des voitures garées le long du trottoir. Mais elles lui résistèrent toutes. " Ma parole, reprit-il, les gens sont plutôt méfiants par ici ! " Puis, s'arrêtant net, il jeta un regard de l'autre côté de la rue. " Je change d'avis, murmura-t-il. Finalement, ce n'est pas une voiture que je prendrai... "

Il traversa pour s'approcher d'une grosse moto appuyée sur sa béquille et réussit à la démarrer presque aussi vite que s'il avait eu la clé de contact. Assis à

califourchon sur la selle, il repoussa la béquille et fit signe à Janet de venir le rejoindre.

Elle le regarda un moment sans bouger pendant qu'il faisait rugir le moteur. Il ne payait pas de mine, dans ses vêtements fripés et avec sa barbe qui lui mangeait les joues; Janet se demanda comment elle avait pu tomber amoureuse de cette espèce de voyou. A contrecoeur, elle finit pourtant par s'installer derrière lui et lui passa les bras autour de la taille. Sean mit aussitôt les gaz et ils partirent en trombe, dans un tintamarre qui brisa d'un coup la paix de ce matin tranquille.

Ils redescendirent la rue Duval en direction du port, puis bifurquèrent au niveau du rond-point et suivirent la côte vers le nord. Leur course folle s'acheva devant un quai à l'abandon o˘ le laboratoire de l'Institut occupait un petit immeuble en brique d'un seul étage, récemment ravalé. Sean gagna l'arrière du b‚timent et gara la moto sous un hangar. Le bruit du moteur s'éteignit enfin pour laisser place au silence, que venaient seulement troubler les criaillements lointains des mouettes. L'endroit paraissait vide.

" J'ai l'impression que la chance nous a abandonnés, observa Janet. «a a l'air fermé.

-Allons voir ", proposa Sean.

Ils gravirent les quelques marches menant à la porte de derrière. Aucune lumière ne brillait à l'intérieur.

S'avançant sur la terrasse découverte qui bordait la partie nord, ils essayèrent successivement toutes les portes sans succès. De l'autre côté du b‚timent, une plaque fixée à côté de l'entrée prévenait les visiteurs que le laboratoire était ouvert de 12 heures à 17 heures les dimanches et jours fériés. Il était possible de laisser les échantillons à analyser dans la boîte aux lettres placée à côté.

" Je crois qu'il faudra revenir ", dit Janet.

Sean ne lui répondit pas. Plaçant ses mains en oeillères autour des yeux, il regarda à travers les fenêtres de la façade principale. Puis il entreprit de faire le tour de l'immeuble en répétant systématiquement cet examen pour finir par se retrouver à son point de départ.

Janet l'avait suivi pas à pas.

" J'espère que tu n'es pas en train d'imaginer Dieu sait quoi, reprit-elle. Essayons de trouver un endroit o˘ dormir quelques heures. Nous pourrons toujours revenir cet après-midi. "

Cette fois encore, Sean ne prit pas la peine d'ouvrir la bouche. Il s'écarta quelque peu de la dernière des fenêtres puis, sans prévenir, frappa le carreau du tranchant de la main avec un geste de karatéka. La vitre implosa et se brisa en mille morceaux sur le plancher.

Janet qui s'était vivement reculée jeta un regard furtif derrière elle pour vérifier qu'aucun témoin ne se trouvait dans les parages. Elle agrippa Sean par la manche:

" Ne fais pas ça, le supplia-t-elle. Nous sommes déjà

recherchés par la police depuis ce qui s'est passé à

Miami.

-Ce carreau cassé n'a pas déclenché d'alarme, c'est déjà ça ", remarqua simplement Sean tout en retirant les éclats coupants restés accrochés aux montants de la fenêtre. Cela fait, il s'engouffra à l'intérieur et inspecta soigneusement le cadre. " Il n'y a pas d'alarme du tout ", confirma-t-il en remontant le ch‚ssis de la guillotine avant de tendre la main à Janet.

Elle fit un pas en arrière: " Je ne veux pas être mêlée à ça, dit-elle.

-Viens, la pria Sean. Je ne casserais pas un carreau pour entrer si je n'avais pas l'impression que c'est diablement important. Tout ce qui se passe est plus que louche, et nous trouverons peut-être des réponses ici. Fais-moi confiance.

-Et si quelqu'un arrivait ? demanda Janet en lan-

çant un autre regard nerveux par-dessus son épaule.

-Personne ne va venir un dimanche à 7 heures et demie du matin, lui assura Sean. De toute façon, je veux simplement jeter un coup d'oeil. Nous serons dehors d'ici un quart d'heure, promis. Et si ça peut te faire plaisir, je laisserai un billet de dix dollars pour le vitrier. "

En repensant à tout ce qu'ils avaient déjà traversé, Janet se dit que ça n'avait effectivement pas beaucoup de sens de refuser d'agir maintenant. Elle tendit la main à Sean pour qu'il l'aide à passer de l'autre côté.

Ils étaient entrés dans les toilettes pour hommes.

Une puissante odeur de désinfectant se dégageait du petit bloc rose fixé à la base de l'urinoir apposé contre un des murs.

" Un quart d'heure, pas plus ", dit Janet alors que Sean poussait la porte avec précaution.

Ils pénétrèrent dans un couloir qui traversait le b‚timent sur toute sa longueur: Un rapide examen leur permit de se rendre compte que le rez-de-chaussée était en majeure partie occupé par un immense laboratoire qui s'étendait lui aussi d'une aile à l'autre. Sur le même côté du couloir que les toilettes pour mes-sieurs se trouvaient successivement des toilettes pour dames, une pièce de rangement, un bureau et un escalier.

Pendant que Janet n'arrêtait pas de lancer a la ronde des regards alarmés, Sean ouvrait les pièces à tour de rôle. En entrant dans le laboratoire, il se dirigea tout de suite aucentre en examinant ce qui l'entourait avec curiosité. Le sol était recouvert d'un lino gris foncé, les placards étaient protégés par de la mélanine gris clair et les paillasses par un revêtement en plastique blanc.

" Tout a l'air normal, c'est un joli petit labo bien propret, remarqua Sean. Et pas mal équipé, en plus. "

Il s'arrêta dans la zone réservée à la microbiologie pour se pencher sur un incubateur rempli de boîtes de Petri.

" quelque chose de bizarre ? s'enquit Janet.

-Pas vraiment, mais je suis un peu déçu. Je ne vois pas avec quoi ils font leurs analyses de tissus C'est curieux puisque c'est en principe ici que l'Institut envoie les biopsies pour examen. "

Sean ressortit dans le couloir et s'engagea dans l'escalier. Arrivé sur le palier, il se retrouva devant une porte blindée.

" Oh, oh, s'exclama-t-il, on risque d'en avoir pour plus d'un quart d'heure.

-Tu as promis ! lui rappela Janet.

-J'ai parlé trop vite, dit-il négligemment tout en examinant la serrure. Si j'arrive à me procurer les outils adéquats, ça pourrait nous retenir seize minutes au lieu de quinze.

-«a en fait déjà quatorze !

-Viens avec moi lança Sean. On va essayer de trouver un truc qui pourrait faire office de barre de force et du fil de fer un peu épais. "

Il dévala l'escalier, et Janet n'eut que le temps de le suivre.

A 7 h 45, le Sea King qu'avait réquisitionné Sterling atterrit dans un crissement de pneus sur une des pistes de l'aéroport de Key West, qu'il remonta jusqu'au terminal. Il s'immobiliser à côté d'un avion prêt à

décoller, qui assurait des navettes régulières vers l'île.

Il était déjà presque 5 heures lorsque la compagnie d'avions-taxis avait rappelé Sterling à l'hôtel :Edgewa-ter Beach Au terme d'une discussion acharnée o˘ il s'était notamment engagé à payer un supplément conséquent, il avait réussi à obtenir un départ vers 6 heures du matin. Mais le temps de faire le plein, l'appareil était parti avec trois bons quarts d'heure de retard.

Sterling et Wayne avaient mis ce délai à profit pour prolonger un peu leur courte nuit, d'abord à l'hôtel puis à l'aeroport de Naples. Ils avaient d'ailleurs continué à dormir pendant une bonne partie du vol.

A la sortie de l'avion, ils furent accueillis par un petit homme chauve et trapu qui arborait une chemisette imprimée de motifs fleuris et tenait à la main un gobelet de plastique sentant bon le café chaud. C'était Kurt Wanamaker.

" Je suis passé au labo vers 7 heures et quart, leur dit-il tout en les précédant jusqu'à sa Chrysler Chero-kee.Tout avait l'air tranquille. Si vraiment ils ont l'intention de venir ici, vous avez d˚ les prendre de vitesse.

-Emmenez-nous tout de suite là-bas, répondit Sterling. Je voudrais être sur place si d'aventure M. Murphy essayait d'entrer. Nous pourrons en profiter pour vérifier deux ou trois points avant de le livrer à la police. "

" «a devrait marcher ", murmura Sean. Il ferma les yeux pour mieux se concentrer sur les deux recharges de stylo à bille qu'il avait introduites dans la serrure: l'une d'elles, tordue à angle droit, faisait office de barre de force.

" A quoi joues-tu, exactement ? lui demanda Janet.

-Je taquine la serrure, la gorge de la serrure, pour être précis. Dedans, il y a cinq petits bidules qui empê-chent le ressort de jouer. Ah, ça y est. " Le pêne glissa avec un léger déclic et la porte tourna sur ses gonds.

Sean entra le premier. Dans cette pièce aveugle, il faisait aussi noir que par une nuit sans lune, mais un peu de lumière filtrait par la cage d'escalier. En t‚ton-nant sur le mur de gauche, Sean tomba sur toute une série d'interrupteurs. Il les bascula tous d'un coup et les plafonniers s'allumèrent instantanément.

" Tu as vu ça ! " s'extasia Sean médusé. Devant lui s'ouvrait le laboratoire idéal qu'il aurait rêvé de trouver à l'Institut Forbes. Cet endroit immense prenait l'étage entier et tout y était d'un blanc éclatant, le carrelage du sol comme les carreaux des paillasses, les portes des placards aussi bien que la peinture des murs.

Sean avança lentement jusqu'au centre en admirant d'un oeil appréciateur le matériel flambant neuf.

Il posa la main sur un appareil:

" Le dernier cri de la technique, dit-il. Ce joujou vaut au moins douze mille dollars. Et celui-là, deux fois plus au bas mot; c'est le tout nouveau spectrophotomètre à chimiluminescence. Là, tu as un appareil de chromatographie à phase liquide: vingt mille dollars; quant à ce trieur automatique de cellules, il doit co˚ter dans les cent cinquante mille dollars. Et...

ça alors ! "

Bouche bée, Sean avait stoppé net devant un appareil à la curieuse forme ovoÔde. " Ne t'approche surtout pas de ce machin avec ta carte de crédit, lança-t-il à Janet. C'est un résonateur nucléaire magnétique.

Est-ce que tu as une idée du prix de cette babiole ? "

Janet fit non de la tête.

" Cinq cent mille dollars au minimum. Et s'ils se sont offert ça, ils doivent forcément avoir un défrac-teur de rayons X. "

Tout excité, Sean se dirigea vers un espace protégé

par des parois vitrées. Dedans, se trouvait tout l'équi-

pement nécessaire pour assurer une protection de type 3, ainsi qu'un nombre incalculable d'incubateurs de milieux de culture. Sean tira sur la poignée de la porte; celle-ci s'ouvrit en résistant comme si elle était retenue par une énorme ventouse. A l'intérieur de ce laboratoire de virologie, la pression était en effet maintenue plus basse que dans le reste de la pièce afin d'empêcher les micro-organismes de sortir de la zone sous haute surveillance.

Tout en refermant derrière lui, Sean fit signe à Janet de l'attendre dehors. Il commença par soulever le couvercle d'un congélateur; le thermomètre placé

dedans indiquait-21 ∞C. La cuve elle-même abritait plusieurs casiers en métal o˘ s'alignaient de petits flacons qui chacun contenait une culture virale congelée.

Sean s'intéressa ensuite à quelques-uns des incubateurs. Ces appareils étaient maintenus à une température constante de 37∞ Celsius afin de reproduire les conditions thermiques de l'organisme humain.

Regardant ensuite sur le bureau, Sean examina quelques microphotographies électroniques de virus isométriques, qui chacune s'accompagnait d'un dessin au trait représentant la capside virale. Ces croquis faits pour cerner la symétrie icosaédrique des capsules entourant le matériel génétique des virus en pré-cisaient également l'échelle; Sean nota que les parti-cules virales mesuraient quarante-trois nanomètres de diamètre.

Sortant de la zone P3, Sean se dirigea ensuite vers le secteur du laboratoire aménagé pour l'étude des oncogènes. un domaine de recherche qui lui était beaucoup plus familier. Contrairement toutefois au matériel qu'il avait l'habitude d'utiliser à Boston, ici tout était ultramoderne. Il contempla avec convoitise les étagères o˘ s'alignaient à profusion les produits réactifs permettant d'isoler les omcogènes et leurs sous-produits, les oncoproteines.

" Ils sont vraiment à la pointe du progrès ", l‚cha-t-il avec une admiration mêlée d'envie . La partie réservée à l'étude des oncogènes était elle aussi équipée de toute une série d'incubateurs. Il en ouvrit un pour regarder les lignées cellulaires abritées à l'interieur.

" qu'est-ce que j'aimerais bosser là, soupira-t-il en refermant l'appareil.

-Tu as enfin trouvé ce que tu cherchais ? lui demanda Janet qui le suivait pas à pas.

-J'ai trouvé bien plus que ce que je cherchais !

s'exclama-t-il. C'est s˚rement ici que travaille le Dr Levy. Je parie que la plupart de ces fabuleux appareils viennent du labo interdit qui se trouve au cinquième étage de l'Institut.

C'est tout ce que ça t'apprend ? s'étonna Janet.

-Non. Maintenant je sais aussi que je vais passer quelques heures palpitantes quand nous serons rentrés à l'Institut. Je crois... "

Il n'eut pas le temps de finir. Un bruit de voix et de pas en provenance de l'escalier l'interrompit au beau milieu de sa phrase. Terrifiée, Janet retint un cri en posant sa main sur sa bouche. Sean la serra contre lui tout en inspectant désespérément la pièce du regard en quête d'un endroit o˘ se cacher. Mais il n'y avait pas d'issue. Ils étaient pris au piège.

DIMANCHE 7 MARS, 8 H 05

" Je les ai ! " tonitrua Wayne Edwards. Il venait de tirer vers lui la porte d'un placard situé à quelques mètres du laboratoire P3 isolé derrière ses cloisons de verre.

Gênés par la lumière, Sean et Janet le dévisageaient en clignant des yeux.

Kurt Wanamaker et Sterling s'empressèrent de venir examiner la découverte de Wayne.

" qu'ils sont mignons, commenta Sterling. A les voir, on ne croirait jamais que ce sont des fuyards ou des agents provocateurs.

-Allez, ouste ! Tout le monde dehors ! " ordonna Wayne.

C'est une Janet penaude et visiblement bourrelée de remords qui sortit la première, bientôt suivie d'un Sean à l'air ombrageux.

" Vous n'auriez jamais d˚ nous fausser compagnie comme ça à l'aéroport, les tança Sterling. quels ingrats vous faites ! quand je pense à tout le mal que nous nous sommes donné pourvous éviter d'être enlevés par les Japonais ! Je serais curieux de savoir si vous avez au moins une idée des ennuis que vous semez partout o˘ vous passez.

-Des ennuis que je sème, le corrigea Sean.

-Ah, le Dr Mason m'avait prévenu que vous aviez la langue bien pendue, s'exclama Sterling. Eh bien tant mieux ! Vous allez pouvoir vous défouler autant que vous le voudrez avec les policiers de Key West. A eux de voir avec leurs collègues de Miami qui doit se charger de votre cas, maintenant que vous venez de commettre cette nouvelle infraction chez eux. "

Sterling s'éloigna pour aller décrocher un téléphone et posa le doigt sur une touche.

Sans une hésitation, Sean tira le pistolet de sa poche et le pointa sur lui. " Reposez ça tout de suite ", jeta-t-il.

La vue de cette arme dans la main de Sean arracha un cri à Janet.

" Sean ! hurla-t-elle. Non !

-La ferme ", aboya Sean. Ces trois hommes qui formaient un arc de cercle autour d'eux le rendaient nerveux. Il ne voulait surtout pas qu'ils puissent profiter de la présence de Janet pour prendre l'avantage.

Dès que Sterling eut reposé le combiné, Sean agita son arme pour leur indiquer de se rapprocher les uns des autres.

" C'est de la folie pure, déclara Sterling. Un vol à

main armée constitue un délit autrement plus sérieux qu'un simple vol par effraction.

-Rentrez là-dedans, et plus vite que ça, se contenta de répondre Sean en leur montrant le placard que Janet et lui venaient juste de libérer.

-Sean, tu es fou ! risqua Janet en avançant vers lui.

-Toi, ne t'en mêle pas ! " gronda Sean. Et il l'obligea à s'écarter d'une bourrade.

Déjà désemparée par ce pistolet jailli de la poche de Sean, Janet fut encore plus choquée par le changement soudain intervenu dans son comportement. La violence de son ton et la farouche détermination qui se lisait sur son visage la laissaient abasourdie.

Une fois les trois hommes entassés dans l'étroit placard, Sean les y enferma à double tour avant de bloquer la porte à l'aide de plusieurs meubles volumineux.

Cela fait, il empoigna Janet et l'entraîna de force vers la sortie. Au milieu de l'escalier, la jeune femme parvint à se dégager.

" Tu pars sans moi, haleta-t-elle en se frottant le poignet. Je ne viens pas avec toi.

-Mais qu'est-ce que tu racontes ? siffla Sean entre ses dents.

-Est-ce que tu te rends compte de la façon dont tu viens de me traiter ? Je ne veux plus rien avoir à faire avec toi.

-Tu ne vas pas commencer ! pesta Sean d'un air rageur. J'ai joué au gros dur pour impressionner les trois autres, c'est tout. Si les choses ne se passent pas comme je le souhaite, tu pourras toujours t'en sortir en déclarant que tu t'es retrouvée embarquée contre ton gré dans cette affaire. Avec la quantité de boulot qui m'attend à Miami, il y a des chances pour que la situation ne s'arrange pas de sitôt.

-Sois clair, pour une fois, et arrête de t'exprimer par énigmes, s'emporta Janet. qu'est-ce que tu veux dire ?

-«a serait un peu long à t'expliquer. Pour l'instant, la seule chose à faire c'est de ficher le camp d'ici.

Je ne suis pas s˚r que la porte du placard leur résiste longtemps. Et une fois qu'ils seront dehors, ils ne mettront pas longtemps à ameuter la population. "

Ne sachant plus à quel saint se vouer, Janet se résigna à suivre Sean, d'abord jusqu'en bas des marches, puis dans le couloir du rez-de-chaussée et enfin jusqu'à l'extérieur du b‚timent. Le quatre-quatre Che-rokee de Kurt Wanamaker attendait au coin de la rue.

Sean poussa Janet dedans.

" C'est gentil de leur part de nous avoir laissé les clés, remarqua-t-il en se glissant derrière le volant.

-Comme si ça changeait quoi que ce soit pour toi ! " l‚cha Janet d'un air méprisant.

Sean démarra, puis coupa presque instantanément le contact.

" que se passe-t-il, encore ? demanda Janet.

-Dans l'affolement, j'ai oublié de prendre un ou deux réactifs là-haut, répondit-il en sortant de la Che-rolet. J'en ai pour une minute. Je reviens tout de suite. "

Avant que Janet ait eu le temps de protester, il était déjà parti en courant. La jeune femme rageait intérieurement. Sean se fichait pas mal de tout ce qu'elle pouvait dire et penser. Descendant à son tour de voiture, elle se mit à déambuler nerveusement autour du véhicule.

Sean revint un bref instant plus tard, portant sous le bras un gros carton qu'il jeta négligemment sur le siège arrière. Le moteur ronflait déjà lorsque Janet s'engouffra à ses côtés. Il démarra dans une embardée.

" Regarde s'il n'y a pas une carte dans la boîte à

gants ", lança-t-il à Janet.

Elle lui tendit celle qui s'y trouvait et il la consulta tout en conduisant.

" Impossible de garder cette voiture jusqu'à Miami, dit-il. Dès qu'ils seront sortis de leur placard, ils s'aper-cevront de sa disparition. Et comme il n'y a qu'une seule route pour remonter vers le nord, la police aura vite fait de nous mettre la main dessus.

-Une fuyarde, voilà ce que je suis ! se mit à soli-loquer Janet. Cet homme avait raison, il n'y a pas d'autre mot. «a me paraît tellement grotesque que je ne sais pas s'il faut en rire ou en pleurer.

-Il y a un aéroport à Marathon, remarqua Sean sans relever. Nous laisserons la bagnole là-bas pour en louer une ou prendre un avion, tout dépendra des heures de vol.

-Parce que nous rentrons à Miami, c'est bien ça ?

-Absolument.

-qu'est-ce qu'il y a dans ce carton ? lui demanda-t-elle.

-Tout un tas de réactifs que je n'avais pas à l'Institut.

-quel genre de réactifs ?

-Essentiellement des brins d'ADN complémentaire et des sondes ADN, répondit Sean. Avec ça, je vais pouvoir me mettre à analyser sérieusement les oncogènes et les acides nucléiques viraux. J'ai notamment trouvé l'ADN complémentaire et les sondes dont on se sert pour l'encéphalite de Saint Louis.

-Et qu'est-ce que tu comptes démontrer, avec ça ?

-Si je te le disais, tu trouverais ça ridicule, reconnut Sean. Pour le moment, je n'ai qu'une hypothèse, il me manque encore la preuve. Tant que je ne l'aurai pas, je ne veux en parler à personne, pas même à toi.

-Tu pourrais quand même me donner une vague idée de l'usage auquel tu réserves cet ADN complémentaire et ces sondes, insista Janet.

-L ADN complémentaire va me servir à identifier des brins d'ADN bien précis, expliqua Sean. Je vais en quelque sorte le charger de chercher le brin qui lui correspond parmi des millions d'autres, et il finira par se lier à lui. Ensuite, gr‚ce à la PCR, une réaction en chaîne par polymérisation, le brin que je voulais identifier va se multiplier à des milliards d'exemplaires . Ce qui me permettra ensuite de le repérer facilement gr‚ce à une sonde ADN.

-Si je comprends bien, ces brins d'ADN complémentaire et ces sondes ADN jouent un peu le rôle d'un aimant très puissant qui permet de chercher la pro-verbiale aiguille dans une botte de foin, commenta Janet.

-C'est exactement ça, dit Sean, impressionné de la voir assimiler aussi aisément ses explications scientifiques. Un aimant superpuissant, je dirais même magique. Le type qui a mis cette technique au point aurait mérité de recevoir le prix Nobel.

-La biologie moléculaire avance vraiment à pas de géant, reprit Janet en b‚illant.

-Les choses vont à une vitesse folle, acquiesça Sean. Même les spécialistes du domaine ont du mal à

ne pas se laisser dépasser. "

Janet luttait pour garder les yeux ouverts. Ses paupières s'alourdissaient et le ronronnement régulier du moteur accroissait encore sa torpeur. Elle aurait voulu continuer à presser Sean de questions pour savoir ce qu'il avait derrière la tête et ce qu'il pensait faire une fois arrivé à l'Institut Forbes, mais elle était trop lasse pour poursuivre cette conversation.

Les voyages en voiture produisaient toujours sur elle un effet apaisant. Epuisée par sa courte nuit à

bord du bateau et cette course folle d'un bout à l'autre de la péninsule, elle ne tarda pas à piquer du nez.

Bientôt, le sommeil dont elle avait tant besoin l'envahit. Elle y succomba pour ne se réveiller que lorsque Sean quitta la route n∞ 1 au niveau de l'aéroport de Marathon.

" Jusque-là, pas de problème, dit Sean alors qu'elle sortait de son assoupissement. Nous n'avons croisé ni barrages, ni motards. "

Janet se cala sur son siège. Il lui fallut un instant pour rassembler ses idées et comprendre o˘ elle se trouvait, mais très vite la réalité lui apparut dans toute son horreur, la laissant encore plus découragée que lorsqu'elle s'était endormie. Un peu groggy, elle se passa la main dans les cheveux qu'elle trouva tout poisseux et emmêlés. Elle se demanda de quoi elle avait l'air mais renonça à se regarder dans le miroir.

Cela n'aurait servi qu'à la démoraliser un peu plus.

Sean tint à se garer dans la partie la plus encombrée du parking. La voiture serait ainsi moins facile à repérer, ce qui leur laisserait plus de temps devant eux.

Prenant sous son bras le carton posé sur le siège arrière, il demanda à Janet d'aller se renseigner sur les départs prévus pour Miami pendant que lui-même se chargeait de voir s'il pouvait louer une voiture. Il cherchait toujours une agence de location lorsque la jeune femme le rejoignit pour lui annoncer que le prochain avion pour Miami décollait dans vingt minutes.

L'employé à qui Sean confia son carton l'enveloppa obligeamment de ruban adhésif et y apposa quantité

d'étiquettes marquées Fragile ". Il lui promit que ce paquet serait traité avec le plus grand soin. Un peu plus tard, alors qu'il embarquait à bord du petit appareil, Sean aperçut de loin la boîte qui se balançait dangereusement au sommet du monceau de bagages embarqués dans la soute. Mais cela ne l'inquiéta pas outre mesure. Bien protégés par les petites billes de polystyrène qu'il avait trouvées dans le laboratoire de Key West, ses précieux réactifs pourraient certainement voyager sans encombre.

Après avoir atterri à Miami et loué une voiture à

l'agence Avis (mieux valait éviter Hertz o˘ un ordinateur indiscret risquait de signaler que Janet Reardon n'avait toujours pas rendu la Pontiac rouge), ils se rendirent directement à l'Institut. Sean se gara le plus près possible du b‚timent de la recherche, puis sortit le laissez-passer qu'il devait présenter à l'entrée.

L'épuisement commençait lui aussi à le gagner.

" Tu veux venir ? demanda-t-il à Janet. Si tu préfères, garde la voiture et rentre te reposer.

-Si je suis venue jusqu'ici, répliqua Janet, c'est pour comprendre ce que tu as l'intention de faire.

-«a me paraît normal, dit Sean. Alors on y va. "

Ils sortirent de la voiture et pénétrèrent dans l'immeuble. Sean qui n'avait pas prévu que les choses risquaient d'être compliquées fut très surpris de voir le gardien se lever pour les accueillir. Jusqu'à présent, il n'avait jamais eu droit à autant d'égards. Sean connaissait ce vigile pour l'avoir déjà vu plusieurs fois .

Il s'appelait Alvarez.

" Monsieur Murphy ? l'interpella ledit Alvarez avec un fort accent espagnol.

-C'est bien moi ", dit Sean en butant dans le tourniquet qui était resté bloqué. D'une main, il levait son laissez-passer pour qu'Alvarez puisse l'examiner, de l'autre il tenait fermement son carton. Janet le suivait à deux pas.

" Vous n'avez pas le droit d'entrer ici ", déclara Alvarez.

Sean posa le carton par terre et se pencha pour brandir le laissez-passer sous le nez du gardien: " Je travaille ici, vous le savez bien, répliqua-t-il.

-J'ai des ordres du Dr Mason ", dit Alvarez en se reculant comme si le laissez-passer dégageait une odeur de soufre. Puis il décrocha le téléphone tout en feuilletant rapidement un fichier d'adresses.

" Posez ce téléphone immédiatement ! " lui ordonna Sean qui commençait à perdre patience.

Sans tenir compte de sa mise en garde, le gardien commença à composer le numéro du Dr Mason sur le cadran.

" Je vous l'ai demandé poliment ! rugit Sean en éle-vant considérablement le ton. Maintenant vous allez raccrocher, et tout de suite. "

Impassible, le gardien finit de composer son numéro et leva les yeux vers Sean en attendant d'avoir la communication.

Rapide comme l'éclair, Sean se rua derrière le bureau d'accueil et arracha les fils du téléphone. Il brandit sous les yeux du vigile effaré le c‚ble qui lui était resté dans la main et au bout duquel pendouillait un écheveau de minuscules fils rouges, verts et jaunes.

" La ligne est en dérangement ", l‚cha-t-il froidement.

Le visage d'Alvarez vira au pourpre. L‚chant le combiné, il saisit une matraque rangée sous la tablette et fit le tour du comptoir.

Au lieu de battre en retraite ainsi que l'autre s'y attendait, Sean s'élança à sa rencontre comme un joueur de hockey s'apprêtant à bloquer la balle. Il frappa du bas vers le haut, et son avant-bras vint durement percuter la m‚choire inférieure du vigile, dont les pieds soudain ne touchaient plus terre. Celui-ci l‚cha sa matraque devenue inutile et alla s'écrouler contre le mur. Le coup porté par Sean s'était accompagné d'un craquement sec, assez comparable au bruit d'une branche morte brisée net. Au moment o˘

il heurta le mur, Alvarez poussa un r‚le si profond qu'on aurait dit qu'il expulsait tout l'air contenu dans ses poumons. Puis il s'affaissa sur le sol comme une poupée de chiffon.

" Sean ! s'écria Janet. Tu l'as tué !

-Bon sang, il a la m‚choire solide, ce salaud ", grogna Sean en se frottant l'avant-bras.

Un filet de sang s'écoulait de la bouche d'Alvarez.

Janet alla s'agenouiller près de lui, terrifiée à l'idée qu'il soit mort. Mais il avait simplement perdu connaissance.

" Cela ne s'arrêtera donc jamais ! se mit-elle à

gémir. Je crois que tu lui as cassé la m‚choire et le malheureux s'est mordu la langue. Tu l'as complètement assommé.

-Il n'y a qu'à le transporter du côté de la clinique, suggéra Sean.

-Ils ne sont pas équipés pour accueillir les blessés, rétorqua Janet. Il faut l'emmener à l'Hôpital général. "

Sean poussa un soupir exaspéré en lorgnant du coin de l'oeil son carton toujours posé par terre. Le travail qui l'attendait au laboratoire exigeait qu'il y consacre au moins quatre heures. Il regarda sa montre: il était 1 heure de l'après-midi.

" Sean ! reprit Janet d'un ton autoritaire. Il faut y aller. L'hôpital n'est qu'à trois minutes d'ici. On ne peut tout de même pas le laisser comme ça ! "

De mauvais gré, Sean dissimula son carton derrière le bureau d'accueil puis se pencha vers Alvarez toujours inconscient. Avec l'aide de Janet, il parvint à le transporter dehors et à le hisser tant bien que mal sur le siège arrière de la voiture qu'ils venaient de louer.

En son for intérieur, il reconnaissait que la seule chose à faire était en effet d'amener le blessé dans un service d'urgences. Non seulement il aurait été crimi-

nel de le laisser baigner dans son sang, mais si par malheur Alvarez devait y passer il se retrouverait lui-même dans un sacré pétrin; un pétrin dont tout le talent d'avocat de son frère ne parviendrait jamais à le sortir. S'il comprenait la nécessité de porter secours à

sa victime, Sean n'avait cependant aucune envie de se faire arrêter.

Il réfléchit rapidement. Il est vrai que c'était dimanche, un jour o˘ le personnel des urgences était tradi-tionnellement débordé. Cela simplifierait les choses...

" On ne s'attarde pas, lança-t-il à Janet. On le pose et on s'en va. Les médecins se débrouilleront bien sans nous. "

Janet était d'un autre avis mais elle trouva plus sage de ne pas le contrarier.

Il laissa le moteur tourner pendant que Janet et lui s'échinaient à transporter le corps inerte d'Alvarez jusqu'aux urgences. L'homme respirait toujours.

Avisant un chariot inoccupé à quelques mètres de la porte, Sean le montra à Janet d'un signe de tête:

" On le met là-dessus ", ordonna-t-il sur un ton sans réplique.

Dès qu'ils eurent fini d'installer le gardien, Sean débloqua le frein et poussa légèrement sur la poignée.

" Un accident de la route ! " clama-t-il pendant que le chariot se mettait à rouler doucement dans le couloir.

Là-dessus, empoignant Janet par le bras, il lança:

" Allez, on file ! "

Ils repartirent en courant.

" Ce n'est pas un accident de la route, remarqua sèchement Janet en montant dans la voiture.

-Je sais. Mais c'est tout ce qui m'est venu à l'esprit.

Tu sais comment ça se passe, dans les services d'urgence. Ce type aurait pu passer des heures dans le couloir avant qu'on s'intéresse à lui. "

Janet répondit par un haussement d'épaules. En fait, Sean avait raison. Avant de partir elle avait aperçu un infirmier se pencher sur le chariot.

Ils étaient tous les deux exténués et n'échangèrent plus un mot jusqu'à l'Institut. La démonstration de violence à laquelle venait de se livrer Sean consternait Janet, qui découvrait avec effarement ce nouvel aspect de sa personnalité.

Sean, lui, essayait d'imaginer un moyen s˚r pour travailler plusieurs heures d'affilée sans risquer d'être dérangé. Entre ce qui venait de se passer avec Alvarez et le fait qu'il soit recherché par la police, sa situation paraissait maintenant désespérée. Les chiens étaient l‚chés, et il ne voyait pas comment leur échapper.

Soudain, il eut une idée. Une idée folle, peut-être, mais qui pouvait marcher. Elle lui fit un instant oublier son épuisement et amena un sourire sur ses lèvres. Ce plan lui paraissait vraiment de bonne guerre.

De toute façon, au point o˘ il en était il n'avait plus le choix: il fallait aller jusqu'au bout, quitte à recourir à des méthodes radicales. Plus Sean examinait les soupçons qu'il nourrissait depuis quelque temps déjà

sur ce qui se tramait à l'Institut de cancérologie Forbes, plus il se persuadait qu'il était dans son droit.

Mais il avait besoin de prouver ce qu'il subodorait, et pour pouvoir le prouver, il fallait qu'il puisse travailler en paix dans son labo. Ce qui l'obligeait à prendre des mesures énergiques. Les seules qui puissent être efficaces.

Au moment de garer la voiture sur le parking de l'Institut, il sortit enfin de son silence.

" La nuit o˘ tu es arrivée à Miami, dit-il à Janet, j'assistais à une petite fiesta chez le Dr Mason. Une réception donnée en l'honneur d'un monsieur qui, après avoir été miraculeusement guéri d'un médulloblastome, manifestait sa reconnaissance en jouant les généreux mécènes. Il a signé un gros chèque. Très gros. C'est vrai qu'il en avait les moyens: il dirige une usine d'aéronautique à Saint Louis. "

Janet s'abstint de tout commentaire.

" Louis Martin, lui, est le P-DG d'une société informatique installée au nord de Boston ", continua Sean tout en terminant sa manoeuvre. Il se hasarda à regarder Janet qui le dévisagea comme s'il était devenu fou.

" quant à Malcolm Betencourt, ajouta-t-il, il s'occupe d'une association philanthropique fabuleusement riche.

-Helen Cabot était étudiante ", lui fit remarquer Janet.

Sean serra le frein à la main.

" Exact, reprit-il. Helen était étudiante. Mais son père occupe le fauteuil de P-DG d'une des plus grosses sociétés de fabrication de logiciels du monde.

-Et alors ? qu'est-ce que tu en déduis ? lui demanda Janet.

-Je voulais simplement soumettre tout cela à ta réflexion, dit Sean en sortant de voiture. Et quand on sera là-haut, j'aimerais que tu examines les trente-trois dossiers que nous avons photocopiés en t'inté-ressant tout spécialement à la situation sociale de ces patients. Ensuite tu me diras ce que tu en penses. "

Sean fut soulagé de voir que personne n'avait pris la relève d'Alvarez. Il alla chercher le carton qu'il avait caché derrière le comptoir puis, suivi de Janet, il franchit le tourniquet et tous deux prirent l'ascenseur jusqu'au quatrième.

Une fois dans son laboratoire, il alla tout de suite ouvrir le réfrigérateur pour s'assurer que le cerveau d'Helen et l'échantillon de liquide céphalo-rachidien s'y trouvaient toujours. Après avoir constaté que tout était en ordre, il sortit les dossiers de leur cachette et les tendit à Janet. Ses yeux s'arrêtèrent un moment sur la paillasse encombrée de tout le bric-à-brac qu'il y avait laissé, mais il n'y toucha pas.

" Prends connaissance de ces dossiers, lança-t-il à

Janet d'un ton neutre. Moi, j'ai un truc à faire dehors.

Je n'en ai pas pour longtemps, une heure maximum. "

Interloquée, Janet leva la tête.

" O˘ vas-tu ? lui demanda-t-elle. Je croyais que tu étais pressé de te mettre au travail.

-C'est vrai, répliqua Sean. Mais je n'ai pas envie qu'on vienne me déranger: il y a eu cet incident avec Alvarez, et à l'heure qu'il est les trois autres doivent être sortis de leur placard. J'ai deux ou trois choses à

régler pour empêcher l'invasion des barbares.

-qu'est-ce que tu entends par régler ? s'enquit Janet.

-Si jamais quelqu'un entre ici pendant que je ne suis pas là, reprit Sean en ignorant sa question, tu n'auras qu'à dire la vérité. A savoir que tu ignores o˘ je suis passé.

-Mais qui pourrait venir ?

-Personne, j'espère, mais on ne sait jamais.

Robert Harris, par exemple, celui qui nous a sauvés hier sur la plage. Il risque de pointer son nez. Si jamais Alvarez avait l'idée de raconter ce qui lui est arrivé

c'est s˚rement lui qu'il préviendrait.

-Et si on me demande ce que moi je fais ici ?

-Là encore, tiens-t'en à la vérité: tu fouilles dans ces dossiers pour essayer de comprendre ce qui me pousse à agir de la sorte.

-Oh, Sean, je t'en priie, l‚cha Janet d'un ton dédaigneux. Ce n'est pas ces dossiers qui vont me permettre de mieux te comprendre. C'est ridicule.

-Contente-toi de les lire en gardant à l'esprit ce dont je te parlais dans la voiture.

-Ces renseignements sur la situation sociale des patients ?

-Tu as tout compris. Il faut que j'Y aille maintenant. Mais je voudrais te demander un service. Tu veux bien me prêter ce nécessaire à maquillage dont tu ne te sépares jamais ?

-Cette histoire ne me plaît pas du tout, murmura Janet en sortant le boîtier en métal de son sac pour le tendre à Sean. Je suis de plus en plus inquiète.

-Ne t'en fais pas, répondit Sean. Je m'en servirai comme d'une botte secrète si jamais je tombe sur Batman.

-Oh, toi et tes devinettes ! Je commence à en avoir assez ! " s'exclama Janet exaspérée.

Sean savait qu'il ne disposait pas de beaucoup de temps. A supposer qu'Alvarez soit toujours évanoui, il n'allait pas tarder à reprendre conscience. Et il y avait tout lieu de penser qu'il donnerait immédiatement l'alarme en expliquant dans quelles circonstances il avait d˚ quitter son poste.

Prenant la voiture qu'ils avaient louée à l'aéroport, Sean se rendit d'abord au port de plaisance situé a côté

du thé‚tre municipal de Miami. Là, il loua un petit hors-bord avec lequel il traversa la baie de Biscayne en passant au large du bassin en eau profonde de Dodge Island. En ce dimanche après-midi, les quais étaient littéralement assiégés par la foule des touristes qui s'apprêtaient à embarquer pour une petite croisière vers les Antilles.

La traversée du chenal devait s'avérer quelque peu périlleuse à cause des courants contraires créés par le vent et le passage intense des embarcations de toute taille. Sean réussit néanmoins à le franchir sans encombre pour gagner le pont qui relie le boulevard MacArthur à Miami Beach. En passant sous les piles de l'ouvrage, il aperçut sur sa gauche l'objectif vers lequel il se dirigeait: Star Island.

Il n'eut aucun mal à trouver la maison des Mason gr‚ce au Lady Luck, l'immense yacht blanc amarré à la jetée qui prolongeait la terrasse. Sean arrêta le hors-bord à l'arrière du yacht, devant un ponton flottant relié à la jetée par une échelle de corde. Ainsi qu'il l'avait prévu, Batman, le doberman des Mason, l'attendait en haut de l'échelle en grondant, tous crocs dehors.

Après avoir arrimé le bateau, Sean escalada prudemment les barreaux en répétant à mi-voix: " Couché, mon gros, couché. " Le molosse, lui, penchait le cou en avant et répondait à ces cajoleries en découvrant les babines dans un rictus menaçant. Plus il montrait les dents, plus ses grondements s'ampli-fiaient.

Lorsqu'il ne fut plus qu'à une trentaine de centimètres de la gueule du monstre, Sean lui assena un grand coup sur le museau avec l'étui en métal que lui avait prêté Janet; Batman poussa un hurlement et partit la queue basse vers sa niche placée à côté du garage.

Certain que les Mason n'avaient pas d'autre chien, Sean grimpa sur la jetée et inspecta les alentours. Il fallait qu'il agisse rapidement, avant que quiconque ait l'idée de décrocher le téléphone pour ameuter la police. Les portes-fenêtres du salon étaient grandes ouvertes sur la terrasse. Il s'en échappait un air d'opéra.

Le jeune homme fut surpris de ne voir personne.

Par cette journée magnifique, il s'était attendu à trouver Sarah Mason allongée sur une chaise longue près de la piscine. Il y avait bien une grande serviette de plage, un flacon de lotion solaire et quelques pages de journal, mais pas de Sarah.

Avançant à grandes enjambées, Sean contourna la piscine et s'approcha de la maison. Bien que les baies soient ouvertes, les stores tirés empêchaient de voir à

l'intérieur.

Arrivé devant une des portes, il poussa doucement le store et pénétra dans la pièce en tendant l'oreille, à

l'aff˚t d'un bruit de conversation qu'aurait pu lui masquer la musique qui passait à plein volume.

Se dirigeant droit vers la chaîne stéréo, il examina un instant les innombrables voyants puis, après avoir enfin trouvé la commande " Marche/Arrêt ", il appuya sur le bouton. Un silence subit s'installa dans la pièce. Sean escomptait bien que cette brutale interruption du grand air d'Aida allait pousser les occupants des lieux à réagir.

Il avait vu juste. quelques secondes plus tard, le Dr Mason sortit de son bureau pour jeter à sa chaîne hi-fi un regard déconcerté. Lorsque ses yeux tombèrent sur Sean, il se raidit, les traits figés par une expression de sidération absolue.

" Bonjour, docteur, dit Sean d'une voix qu'il s'efforça de rendre joviale. Mme Mason serait-elle dans les parages, par hasard ?

-Mais bon sang qu'est-ce que c'est que ce... que cette... ? " s'exclama le Dr Mason d'un air faussement assuré qui cachait mal son désarroi.

" Cette intrusion ? " lui souffla Sean.

Sarah Mason entra sur ces entrefaites, " vêtue ", pour ainsi dire, d'un bikini noir coupé dans un tissu brillant. Ce maillot étriqué couvrait à peine ses formes généreuses. Par-dessus, elle portait une chemise ornée de boutons en strass, mais si transparente qu'elle ajoutait encore à l'impudeur de sa tenue. Pour compléter ce costume, elle s'était chaussée de mules noires à talons aiguilles, agrémentées d'une petite aigrette de plumes sur le cou-de-pied.

" Je suis venu vous inviter tous deux à m'accompagner jusqu'à mon laboratoire, déclara Sean comme si la chose allait de soi. Et si je peux vous donner un conseil, vous feriez bien de prendre un peu de lecture.

L'après-midi risque de se prolonger tard. "

M, et Mme Mason se regardèrent, interdits.

Le problème, poursuivit Sean, est que je ne dispose pas de beaucoup de temps. Il faut vous dépêcher.

Nous prendrons votre voiture, puisque je suis venu en bateau.

-Je vais appeler la police, lança le Dr Mason en tournant les talons pour se diriger vers son bureau.

-Allons, docteur, il faut que je vous apprenne les règles de ce petit jeu ", dit Sean en sortant le pistolet de Tom de sa poche et en l'agitant au bout de son bras tendu pour que le couple le voie bien.

Mme Mason poussa un petit cri. Son mari se pétrifia sur place.

J'espérais que vous accepteriez tout de suite mon invitation, reprit Sean, mais j'avais prévu ce moyen de persuasion, au cas o˘.

-Vous êtes en train de faire une grosse bêtise, mon jeune ami, l‚cha le Dr Mason avec morgue.

-Avec tout le respect que je vous dois, répliqua Sean, si jamais mes soupçons se vérifient: je pense que c'est vous qui avez fait de grosses bêtises.

-Cela ne vous mènera pas loin, vous savez.

-Je n'ai pas l'intention d'aller loin.

-Fais quelque chose, à la fin ", cria Mme Mason à

son époux. Les larmes qui s'étaient formées au coin de ses yeux menaçaient dangereusement de noyer le mascara épais dont elle s'était enduit les cils.

" Gardez votre sang-froid, ordonna Sean. Je ne tirerai que si vous m'y obligez. Et maintenant, nous allons gentiment monter dans la voiture tous les trois. " Il agita le pistolet en direction du hall d'entrée.

" Je dois vous prévenir que nous attendons de la visite, dit le Dr Mason. Pour ne rien vous cacher, nous attendons votre...

-Raison de plus pour nous dépêcher ! le coupa Sean. Allez, en route ! "

Voyant que Sean ne plaisantait pas, le Dr Mason entoura les épaules de sa femme d'un bras protecteur et se dirigea vers la sortie. Sean s'effaça pour les laisser passer devant pendant que Mme Mason se mettait à

sangloter en bredouillant qu'elle ne pouvait pas sortir habillée comme ça.

" Allez, dépêchons ! " cria Sean qui commençait à

s'impatienter.

Ils n'étaient plus qu'à quelques mètres de la Jaguar du Dr Mason lorsqu'une autre voiture s'arrêta dans l'allée.

Passablement inquiet, Sean s'empressa de glisser l'arme au fond de sa poche. L'idée de devoir prendre une troisième personne en otage ne lui souriait franchement pas. Mais sa contrariété céda vite la place à la stupéfaction lorsqu'il s'aperçut que le visiteur importun n'était autre que Brian.

" Sean ! " s'exclama Brian en reconnaissant à son tour son frère. Il s'élança en courant à sa rencontre avec une expression de surprise et de plaisir mêlés.

" «a fait vingt-quatre heures que je te cherche ! O˘

étais-tu passé ?

-J'ai essayé de te joindre plusieurs fois, répondit Sean. que diable viens-tu faire à Miami ?

-Votre arrivée est une bénédiction, Brian, intervint le Dr Mason. Figurez-vous que votre frère s'était mis dans la tête de nous kidnapper.

-Et il est armé ! renchérit Mme Mason en reniflant à petits coups.

-Armé ? " " Brian jeta à son frère un regard incrédule. " O˘ est cette arme ?

-Il l'a mise dans sa poche, glapit Mme Mason.

-C'est vrai, Sean ? " s'enquit Brian en le dévisageant.

Sean haussa les épaules: " J'ai d˚ me résoudre à

employer les grands moyens, répliqua-,t-il.

-Donne-moi cette arme, dit Brian en tendant la main.

-Non.

-Donne-moi cette arme, répéta Brian en haussant le ton.

-Brian, il se passe des choses que tu ne peux pas comprendre, commença Sean. Pour le moment, ne t'en mêle pas, s'il te plaît. D'ici peu, j'aurai s˚rement besoin de tes talents d'avocat, mais pour le moment reste à l'écart. Essaie de garder la tête froide. "

Brian s'approcha de Sean jusqu'à presque le toucher:

" Donne-moi cette arme, dit-il pour la troisième fois. Je ne te laisserai pas faire ce genre de sottise. Un enlèvement à main armée, ça va chercher loin, tu sais .

Au bout, c'est la prison, obligatoirement.

-Je sais que tu ne penses qu'à mon bien, riposta Sean. Je sais que tu es l'aîné et que tu es un grand juriste, mais je n'ai pas le temps de t'expliquer ce qui se passe. Fais-moi confiance ! "

Vif comme l'éclair, Brian plongea la main dans la poche de son frère pour s'emparer du pistolet qui la déformait de manière ostensible. Il referma les doigts autour de l'arme. Sean lui bloqua le poignet d'une prise de fer.

" Tu es le plus vieux mais je suis le plus fort, dit-il. Tu sais bien que j'aurais le dessus.

-Je ne te laisserai jamais faire une chose pareille, rétorqua Brian.

-L‚che ce flingue !

-Comment veux-tu que j'accepte que tu foutes ta vie en l'air ?

-Fais gaffe, Brian, ça va mal se terminer ", l'avertit Sean.

La main toujours refermée autour du pistolet, Brian essaya de se dégager de la poigne de son frère.

Sean réagit en lui envoyant un uppercut du gauche dans le creux de l'estomac, puis, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, acheva le travail avec un direct sur le nez. Brian s'affaissa comme un sac de pommes de terre et se roula en boule pour essayer de reprendre son soufle. Un petit filet de sang s'échappait d'une de ses narines.

" Je suis désolé, vraiment ", dit Sean.

Les Mason qui avaient assisté à cette scène d'un air médusé se ruèrent d'un même mouvement vers le garage. Sean bondit à leur suite, les rejoignit en deux foulées et saisit Mme Mason par le bras. Son époux qui lui donnait la main fut bloqué net dans son élan.

Après la sévère leçon qu'il venait d'infliger à Brian, Sean n'était plus d'humeur à discuter. " En voiture, aboya-t-il d'un ton rogue. Docteur, prenez le volant. "

quand ils démarrèrent, Sean se retourna pour regarder son frere qui essayait tant bien que mal de se redresser en position assise. Sur son visage se lisait un mélange complexe d'incompréhension, de souffrance et de colère.

" C'est pas trop tôt ! " souffla Kurt Wanamaker qui sortit du placard d'un pas chancelant en meme temps que Sterling et Wayne. Tous trois transpiraient à grosses gouttes. Malgré l'air conditionné du laboratoire, la température était montée de plusieurs degrés a l'intérieur du réduit dépourvu d'aeration.

Je ne pouvais pas deviner que vous étiez là, s'excusa le technicien de laboratoire qui venait de les délivrer.

-On crie au secours depuis au moins midi ! se plaignit amèrement Kurt.

-Nous n'entendons presque rien, en bas, surtout quand les machines marchent, expliqua le technicien.

En plus, nous ne montons jamais ici.

-Avec tout le raffut qu'on a fait, j'ai vraiment du mal à vous croire ! " répliqua Kurt.

Pendant cet échange, Sterling s'était précipité sur le téléphone pour appeler le Dr Mason chez lui. Voyant que personne ne répondait, il maudit le directeur de l'Institut qu'il imaginait en train de passer un dimanche après-midi tranquille dans quelque club privé.

Furieux, il rejoignit Kurt et Wayne et leur annonça que la seule chose à faire était de retourner immédiatement à l'aéroport.

Ils descendaient l'escalier lorsque Wayne rompit le premier le silence tendu qui s'était installé.

" Je n'aurais jamais cru que Sean Murphy était du genre à porter un pétard sur lui, dit-il.

-Pourune surprise, c'était une surprise, renchérit Sterling. J'y vois une preuve de plus que ce jeunot est autrement plus retors que nous ne l'avions imaginé. "

Dès qu'ils eurent mis le pied dehors, Kurt Wanamaker poussa un cri étranglé: " Ma voiture ! Elle n'est plus là ! gémit-il.

-Encore une délicate attention de M. Murphy, sans aucun doute, déclara Sterling. Il a vraiment envie de se moquer de nous, dirait-on.

-Je me demande comment il a fait pour venir jusqu'ici avec la fille, remarqua Wayne. «a fait une trotte, depuis la ville.

-Il y a une moto garée derrière, intervint le technicien. Elle n'appartient à aucun des membres du personnel.

-Wayne, c'est sans doute la réponse à votre question. quant à vous, poursuivit Sterling en se tournant vers Kurt, il faut appeler la police et leur décrire votre voiture. A mon avis, on peut sans risque de se tromper présumer que Sean Murphy l'a prise pour quitter Key West. Il est peut-être encore possible de le rattraper.

-Elle était toute neuve, se lamenta Kurt. «a faisait à peine trois semaines que je l'avais. quelle histoire ! "

Sterling retint la réplique qui lui br˚lait les lèvres. Il n'éprouvait que du mépris pour cet homme assom-mant, et chauve de surcroît, avec qui il venait de passer plus de cinq longues heures inconfortables dans un espace minuscule.

" Peut-être pourriez-vous aussi demander à l'un de vos employés de nous conduire jusqu'à l'aéroport ", l‚cha-t-il simplement. Et il essaya de se réconforter en se disant que c'était probablement la dernière fois de sa vie qu'il adressait la parole à ce déplaisant personnage.

DIMANCHE 7 MARS, 14 H 30

La voiture du Dr Mason s'engagea sur le parking. De loin, Sean essaya de regarder à l'intéri eur du b‚timent de la recherche pourvoir si un changement était intervenu depuis son départ. Mais le soleil qui se reflétait sur les baies vitrées l'empêchant de distinguer quoi que ce soit, il ne put vérifier si Alvarez avait été ou non relayé par un autre gardien.

Ce n'est qu'en pénétrant dans le hall d'entrée sur les talons du Dr Mason qu'il aperçut le vigile qui se tenait derrière le bureau. Le badge épinglé sur sa poitrine annonçait qu'il s'appelait Sanchez.

" Dites-lui qui vous êtes et demandez-lui son passe-partout, souffla Sean à l'oreille de Mason pendant que le trio s'approchait du tourniquet.

-Il sait très bien qui je suis ! rétorqua sèchement Mason.

-Parfait. Donnez-lui l'ordre de ne laisser entrer personne jusqu'à ce que nous soyons tous redescendus. " Sean n'ignorait pas que cette consigne serait sans doute de moins en moins respectée au fur et à

mesure que l'après-midi s'écoulerait, mais elle lui per-

mettrait de jouir d'un long moment de tranquillité.

Le Dr Mason obtempéra, et dès que Sanchez lui eut donné le gros trousseau de clés, il le passa à Sean. Le gardien les dévisagea curieusement quand ils franchi-rent le tourniquet. Ce n'était pas tous les jours qu'il avait l'occasion de voir une blonde les seins quasi à

l'air pénétrer dans l'Institut en bikini noir et petites mules à talons coquettement décorées de plumes.

" Votre frère avait raison ", remarqua le Dr Mason une fois que Sean eut refermé à double tour derrière eux la porte vitrée placée derrière le tourniquet.

" Vous commettez un délit des plus graves. C'est la prison qui vous attend. Oh, vous n'irez pas loin, croyez-moi !

-Je vous ai déjà dit que je n'avais pas l'intention d'aller loin ", répliqua Sean.

Il ferma également à clé la porte commandant l'accès de l'escalier. Au premier étage, il verrouilla les portes coupe-feu placées devant la passerelle conduisant à la clinique. Et lorsqu'ils arrivèrent au quatrième, il bloqua l'ascenseur, puis appela la seconde cabine qu'il mit à son tour hors service.

Tout en poussant les Mason dans son laboratoire, il adressa un grand signe à Janet qui s'était installée dans le box en verre pour consulter les dossiers. Elle en sortit pour venir à leur rencontre et dévisagea les Mason avec des yeux ronds. Sean fit rapidement les présentations avant d'envoyer le couple prendre la place de Janet dans le bureau vitré, o˘ il les enferma.

" qu'est-ce qu'ils viennent faire ici ? s'étonna Janet.

Et qu'est-ce que c'est que ce maillot que porte Mme Mason ? En plus, on dirait qu'elle a pleuré

-Elle est un peu hystérique et elle n'a pas eu le temps de se changer, répondit Sean. Je les ai amenés pour dissuader les autres de venir me déranger. Et aussi parce que je tiens à ce que le Dr Mason soit le premier informé de ce que je ne vais pas tarder à

découvrir.

-Tu les as forcés à venir jusqu'ici ?." s'indigna Janet. Sean lui avait déjà amplement prouvé qu'il n'hésitait pas à employer les grands moyens, mais cette fois il passait les bornes.

" Je crois qu'ils auraient préféré écouter Aida jusqu'à la fin, reconnut-il tout en entreprenant de dégager un endroit de la paillasse située sous une hotte aspirante.

-Et tu t'es servi de ce pistolet ? reprit Janet qui voulait savoir à quoi s'en tenir.

-Il a bien fallu que je le leur montre, confessa Sean.

-Mon Dieu ! Mais que va-t-il nous arriver ? "

s'exclama Janet horrifiée en levant les yeux au ciel.

Sans répondre, Sean disposa devant lui plusieurs petits récipients en verre propres. Janet le saisit par le bras.

" Tu vas vraiment trop loin ! dit-elle d'une voix crispée. Tu viens de prendre les Mason en otage. Est-ce que tu te rends seulement compte de ce que cela signifie ?

-Mais oui, rétorqua Sean. qu'est-ce que tu crois ?

que je suis fou ?

-Je ne suis pas loin de le penser !

-Tu as eu de la visite pendant mon absence ?

-Oui. Robert Harris est venu, comme tu l'avais prévu. "

Sean leva les yeux pour la regarder d'un air interrogateur.

" Je lui ai répondu selon tes conseils, poursuivit Janet. Il m'a demandé si tu étais retourné à la résidence et j'ai dit que je n'en savais rien. Il a d˚ aller te chercher là-bas.

-Parfait, dit Sean. S'il y a quelqu'un qui me fait peur, c'est bien lui. Je le trouve un peu excité. Il faut que tout soit prêt avant qu'il revienne. "

Sean se remit au travail. Janet hésitait sur la conduite à tenir. Elle le regarda quelques instants mélanger différents réactifs dans un grand erlenmeyer jusqu'à obtenir un liquide gras et incolore.

" qu'est-ce que tu fais, exactement ? s'enquit-elle.

-Je prépare une bonne dose de nitroglycérine. Et un bain glacé o˘ je la mettrai à refroidir.

-Tu plaisantes ? s'alarma Janet.

-Evidemment, répondit Sean en baissant la voix.

Je fais de l'esbroufe pour impressionner le Dr Mason et sa ravissante épouse. En tant que médecin, il possède juste ce qu'il faut de connaissances en chimie pour croire à ce que je raconte.

-Sean, je te trouve vraiment bizarre.

-J'ai un comportement un peu étrange, c'est vrai.

A propos, que penses-tu de ces dossiers ?

-Tu pourrais bien avoir raison. Le statut social des patients n'est pas systématiquement mentionné, mais lorsqu'il l'est il s'agit toujours de patrons d'une grosse entreprise, ou de leurs proches parents.

-Et je parie qu'ils font tous partie des cinq cents familles les plus riches du pays. Alors, qu'est-ce que tu en dis ?

-Je suis bien trop fatiguée pour tirer quelque conclusion que ce soit, mais je trouve en effet la coÔncidence curieuse. "

Sean se mit à rire: " Tu crois qu'il y a une probabilité statistique pour que ce soit un simple effet du hasard ?

-Je ne suis pas assez forte en statistiques pour pouvoir te répondre ", rétorqua Janet.

Sean leva le récipient et l'agita doucement pour mélanger la solution qu'il contenait.

" «a devrait pouvoir passer, murmura-t-il. Espérons que ce cher Mason n'a pas encore tout oublié

de ses cours de chimie inorganique et que ça lui en imposera. "

Janet l'observa pendant qu'il portait le flacon rond jusqu'au bureau vitré. Elle commençait à se demander sérieusement s'il ne perdait pas la tête. Il est vrai que depuis quelques jours il multipliait les actes inconsidérés, mais pour enlever les Mason avec une arme à feu il fallait vraiment qu'il ait perdu l'esprit.

Juridiquement parlant, cet acte ne pouvait qu'être lourd de conséquences. Janet avait beau ne pas être très forte en droit, elle n'ignorait pas qu'elle était elle aussi impliquée jusqu'à un certain point. Personne ne croirait à la théorie de Sean selon laquelle elle avait agi sous la contrainte. Désorientée, perdue, la jeune femme ne savait quelle décision prendre.

De loin, elle vit Sean présenter la soi-disant nitroglycérine aux Mason. A en juger à la réaction du Dr Mason elle se dit qu'il devait effectivement avoir gardé assez de souvenirs de ses cours de chimie pour croire à cette fable. Le directeur de l'Institut écarquilla les yeux et sa femme porta la main à sa bouche pendant que Sean leur agitait violemment le récipient sous le nez. Ils reculèrent tous deux, visiblement effrayés. Puis Sean plongea l'erlenmeyer dans le bain de glace qu'il avait au préalable posé sur le bureau rassembla les dossiers laissés parJanet et sortit du box en verre. Il laissa tomber la pile de documents sur une paillasse voisine.

" qu'ont-ils dit ? demanda Janet.

-Je crois avoir obtenu ce que je voulais, répondit Sean. Je leur ai bien précisé que la nitroglycérine attei-gnait son point de congélation aux environs de 13∞

centigrades et que sous forme solide cet explosif est d'une instabilité prodigieuse. Je les ai prévenus que le simple fait de bouger la table suffirait à déclencher l'explosion.

-Tu devrais aller leur expliquer que tout ça n'est qu'une plaisanterie, dit Janet. Cette histoire n'a que trop duré.

-Je préfère attendre un peu. De toute façon, c'est moi qui décide, pas toi.

-Je suis tout aussi concernée, rétorqua Janet. Ma seule présence ici suffit à faire de moi ta complice.

-Une fois que tout sera fini, Brian nous sortira de là. Fais-moi confiance. "

Janet le quitta un instant des yeux pour regarder le couple enfermé dans sa cage en verre.

" Tu n'aurais pas d˚ les laisser, dit-elle. Le Dr Mason est en train de passer un coup de fil.

-Tant mieux, répondit Sean. J'espérais bien qu'il finirait par se servir du téléphone et je prie le ciel pour qu'il appelle la police. J'ai envie d'un peu de public, vois-tu. "

Interloquée, Janet le dévisagea en se disant pour la première fois qu'il faisait peut-être un accident psy-chotique.

" Sean, j'ai comme l'impression que tu es en train de décompenser, articula-t-elle doucement. La pression de ces derniers jours a d˚ être trop forte.

-Non, sérieusement, reprit Sean. Ce serait formidable s'il y avait une ambiance de carnaval, ici. Je me sentirais bien plus en sécurité. L'horreur, ce serait de voir s'amener un para sur le retour du style Robert Harris, qui sortirait comme par magie des tuyaux d'aération, un couteau entre les dents et bien décidé à

jouer les héros. Avec ce genre de type, ça se termine toujours dans le sang. Je préfère mille fois que le b‚timent soit cerné par des escouades de flics et de pompiers qui se risqueront à jeter un oeil de temps en temps, mais qui sauront garder les matamores à distance. En fait, l'idéal serait que tout le monde pense que je suis timbré, comme ça on me laissera tranquille pendant quatre ou cinq bonnes heures.

-Je ne te comprends pas, soupira Janet en hochant la tête.

-«a finira par venir, la rassura Sean. D'ailleurs, j'ai un petit travail à te confier. Tu m'as dit que tu t'y connaissais un peu en informatique. Va à la compta, au sixième étage, ajouta-t-il en lui tendant le passe-partout. Rentre dans le bureau vitré o˘ on s'est caché

quand on a photocopié les dossiers, là o˘ il y avait un ordinateur qui énumérait ces séries de chiffres, tu te rappelles ? J'ai dans l'idée qu'il doit s'agir de numéros de sécurité sociale. Et que les numéros de téléphone sont ceux des compagnies d'assurance qui souscri-vent les contrats. Vérifie-moi ça. Et essaie aussi d'entrer dans la mémoire centrale de l'Institut. Ce qui m'intéresse, ce sont les fichiers sur les déplacements du personnel médical, en particulier ceux qui concernent Margaret Richmond et Deborah Levy,.

-Tu peux m'expliquer pourquoi je dois faire tout ça ?

-Non. Disons qu'il s'agit d'une étude en double aveugle. Il faut que tu puisses rester objective. "

La folie de Sean s'avérait étrangement communicative et persuasive. Janet s'empara du trousseau et se dirigea vers la porte donnant sur la cage d'escalier.

Alors qu'elle refermait le battant derrière elle, Sean leva le pouce en l'air pour l'encourager. quelle que soit la conclusion de ce projet aussi insensé qu'imprudent, la jeune femme saurait à quoi s'en tenir d'ici quelques heures.

Avant de se mettre au travail, Sean appela son frère à Boston et laissa un long message sur le répondeur. Il s'excusa tout d'abord de l'avoir frappé, puis ajouta que, comme il ne savait pas si les choses se termine-raient à son avantage, il tenait à lui expliquer tout de suite ce qui à son avis se tramait à l'Institut. Le tout lui prit cinq bonnes minutes.

En temps ordinaire, le lieutenant de gendarmerie Hector Salazar consacrait ses dimanches après-midi à finir d'éplucher les innombrables rapports occasion-nés parles échauffourées du samedi soir. Le dimanche était un jour calme, en comparaison de la veille; les accidents de voiture, qui restaient le plus souvent pris en charge par les policiers en patrouille, constituaient le plus gros du travail. En fin de journée, une fois que les matchs de foot étaient terminés, les violences domestiques reprenaient. Elles requéraient parfois la présence du gradé de service, et c'est la raison pour laquelle Hectorpréférait avancerle plus possible dans sa lecture avant que le téléphone se mette à sonner.

quand, à trois heures et quart, la sonnerie retentit, il ne s'alarma pas outre mesure car il savait que l'équipe des Miami Dolphins était toujours en train de jouer contre un club extérieur.

" Brigadier Anderson à l'appareil, dit une voix au bout du fil. Je suis à la clinique de l'Institut de cancérologie Forbes. Il y a un problème.

-que se passe-t-il ? s'enquit Hector en se renversant sur le fauteuil qui couina sous son poids.

-Un type s'est enfermé dans l'autre b‚timent de l'Institut avec deux otages, peut-être trois. Il est armé.

Et il paraît qu'il aurait fabriqué une espèce de bombe.

-Bon sang ! " jura Hector. Le siège sur lequel il se tenait en équilibre bascula lourdement vers l'avant.

Ce genre d'incident était de nature à multiplier le travail de paperasserie, Hector le savait d'expérience. " Il y a d'autres personnes, dans le b‚timent ? demanda-t-il.

-Il semble que non, répondit Anderson. En tout cas, pas d'après le gardien. Ce qui complique les choses, c'est que les otages sont des personnalités: il s'agit du directeur de l'Institut, le Dr Randolph Mason, et de sa femme, Sarah Mason.

-Vous avez établi un périmètre de sécurité autour de l'Institut ? " questionna Hector qui prévoyait déjà

le pire. L'affaire lui paraissait d'autant plus épineuse que le Dr Mason était un personnage très en vue à

Miami.

" On s'en occupe, dit Anderson. Les gars sont en train d'entourer le b‚timent avec ces rubans de plastique jaune dont on se sert pour isoler les scènes de crime.

-La presse n'est pas encore là ? "

Le lieutenant avait de bonnes raisons d'être inquiet: les journalistes avaient la sale manie d'écouter les messages radio des voitures de patrouille et ils arrivaient parfois sur les lieux avant les renforts de police.

" Pas encore, le rassura à moitié Anderson. Mais les choses risquent de se g‚ter d'une minute à l'autre. Le preneur d'otages s'appelle Sean Murphy. C'est un étudiant en médecine qui faisait un stage à l'Institut. Il est avec une infirmière, une certaine Janet Reardon. On ne sait pas encore si c'est sa complice ou S'il l'a prise en otage, elle aussi.

-Vous avez parlé d'une bombe qu'il aurait fabriquée. qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

-Il a préparé de la nitroglycérine dans un récipient de laboratoire, et il l'a mise dans de la glace, sur un bureau qui se trouve dans la pièce o˘ sont enfermés les otages. Avec ce genre de truc, il suffit de claquer une porte pour tout faire sauter. C'est ce que prétend le Dr Mason, en tout cas.

-Vous avez pu parler avec les otages ? s'étonna Hector.

-Oui. Le Dr Mason m'a dit que sa femme et lui étaient séquestrés dans un bureau vitré, avec la nitroglycérine. Ils ont l'air terrorisés, mais jusqu'à maintenant, aucun des deux n'est blessé et ils ont pu se servir du téléphone. De là o˘ ils sont, ils peuvent voir Murphy, mais la fille n'est plus dans la pièce. Ils ne savent pas o˘ elle est passée.

-qu'est-ce qu'il fait, ce Murphy ? Il a posé ses conditions ?

-Non, pas encore. Apparemment, il est très occupé par une expérimentation.

-Une expérimentation ? De quoi voulez-vous parler ?

-Une expérience scientifique, mais je n'en sais pas plus. Je ne fais que vous répéter ce que m'a dit le Dr Mason. Il semblerait que Murphy soit en rogne parce qu'on ne lui a pas permis de travailler sur un projet qui l'intéressait. Peut-être qu'il a décidé de s'y mettre co˚te que co˚te. En tout cas, il est armé.

D'après le Dr Mason, il les a menacés avec un pistolet quand il est entré chez eux par effraction.

-quel calibre ?

-«a pourrait être un P. 38, d'après la description du Dr Mason.

-Assurez-vous que tout le périmètre est bouclé.

Personne ne doit pouvoir entrer ou sortir de là. Compris ?

-Compris ", répondit Anderson.

Après avoir annoncé à Anderson qu'il arriverait sur les lieux quelques minutes plus tard, Hector passa trois coups de fil. Il appela d'abord Ronald Hunt, responsable de l'équipe chargée des négociations en cas de prise d'otages; puis George Loring, responsable du commando d'intervention; et enfin Phil Darell, responsable de l'équipe des spécialistes des alertes à la bombe. Il leur donna à tous trois l'ordre de réunir leurs hommes et de le retrouver dans les plus brefs délais à l'Institut. Il s'apprêtait à enfiler sa veste d'uni-forrne lorsque le téléphone sonna. C'était son chef, Mark Witman.

" J'ai cru comprendre que nous avions affaire à une prise d'otages, commença Witman.

-En effet, chef, bégaya Hector. On vient juste de m'appeler. J'ai mobilisé tous les effectifs nécessaires.

-Vous avez l'impression que vous allez pouvoir gérer ça facilement ? reprit Witman.

-Je pense qu'on y arrivera, chef.

-Vous êtes s˚r que vous ne voulez pas que je vous envoie un capitaine de gendarmerie pour superviser les opérations ?

-Il ne devrait pas y avoir de problèmes majeurs, chef.

-Très bien, dit Witman. Mais je dois vous prévenir que j'ai déjà parlé avec le maire. La situation a bien évidemment des implications politiques.

-J'en tiendrai compte, chef.

-Je veux que tout soit fait dans les règles. Vous me comprenez, n'est-ce pas ?

-Oui, chef ", acquiesça Hector.

Sean s'attaqua au travail avec détermination.

Sachant qu'il ne disposait que d'un temps limité, il s'efforça d'avancer de la manière la plus efficace possible, en prévoyant chaque étape à l'avance. Il commença par se rendre au cinquième étage pour vérifier l'analyseur automatisé qu'il avait mis en marche la veille afin d'obtenir un séquençage d'acides aminés.

En fait, il craignait qu'on n'ait touché à l'appareil car c'est juste après être redescendu qu'il avait eu droit au sermon de Deborah Levy. Il se rassura vite en constatant que les choses étaient restées en l'état et que l'échantillon qu'il voulait analyser se trouvait toujours à l'intérieur. Sean arracha la feuille sortie de l'imprimante sur laquelle figuraient les résultats.

Il entreprit ensuite de transporter du cinquième au quatrième deux appareils à cycles thermiques qui effectueraient l'essentiel du travail pour lui. Ces instruments permettaient en effet de déclencher la PCR, la réaction en chaîne de la polymérisation.

Après avoir jeté un bref coup d'oeil aux Mason, apparemment très occupés à se rejeter l'un sur l'autre la responsabilité de leur mésaventure, Sean se mit sérieusement à l'ouvrage.

Il vérifia tout d'abord le séquençage des peptides que lui avait fourni l'analyseur. Le moins qu'on puisse dire est que les résultats étaient spectaculaires: les sites de liaison antigéniques des produits administrés à Helen Cabot et à Louis Martin comportaient exactement la même séquence d'acides aminés. Les immunoglobulines étant elles aussi identiques, cela signifiait que tous les patients atteints d'un médulloblastome étaient soignés, au début tout du moins, avec le même anticorps. Cette information qui corro-borait la théorie de Sean accrut encore l'enthousiasme du jeune chercheur.

Il sortit ensuite du réfrigérateur le cerveau d'Helen Cabot et le flacon de liquide céphalo-rachidien, pré-leva un autre échantillon de la tumeur cérébrale et replaça l'organe dans le réfrigérateur. Une fois qu'il eut découpé ce nouvel échantillon en tout petits morceaux, il plongea ces derniers dans une éprouvette puis versa par-dessus une préparation enzymatique destinée à mettre en suspension les cellules cancéreuses. Cela fait, il introduisit le récipient dans l'incu-bateur.

Pendant que les enzymes agissaient sur les fragments de la tumeur, Sean remplit plusieurs des quatre-vingt-seize minuscules coupelles d'un appareil à cycles thermiques avec une infinitésimale quantité de liquide céphalo-rachidien. Il compléta cette opération en ajoutant tour à tour, d'abord une enzyme appelée transcriptase inverse, qui transfor-merait l'ARN du virus en ADN, puis les brins d'ADN

complémentaires du virus de l'encéphalite de Saint Louis, et enfin certains réactifs à même d'assurer la polymérisation .

Retournant à la préparation en suspension, Sean se servit d'un détergent, le NP-40, pour ouvrir successivement les membranes cytoplasmiques et nucléaires des cellules tumorales. Des techniques de séparation minutieuses lui permirent ensuite d'isoler les nucléo-protéines des autres éléments cellulaires, la dernière étape consistant à séparer l'ADN de l'ARN.

Après avoir introduit un peu d'ADN à l'intérieur des coupelles encore libres du premier appareil à cycles thermiques, il ajouta très soigneusement une paire différente de brins d'ADN complémentaire dans chacune d'entre elles, ainsi qu'une dose précisément ^lculée des réactifs indispensables au déclenchement de la polymérisation. Lorsque toutes les coupelles furent remplies, Sean mit l'appareil en marche.

Là-dessus, il se tourna vers le second appareil à

cycles thermiques et plaça dans chaque coupelle un fragment d'ARN des cellules tumorales d'Helen. Cette deuxième étape devait lui permettre d'identifier l'ARN

messager des oncogènes. Pour la mener à bien, il déposa dans tous les petits godets une infime quantité

de transcriptase inverse, cette enzyme dont il s'était déjà servi pour travailler sur le liquide céphalorachidien. Mais alors qu'il s'appliquait à y introduire une par une les paires de brins d'ADN complémentaire, le téléphone se mit à sonner.

Sean ne se dérangea tout d'abord pas, se disant que le Dr Mason répondrait. Il se trompait. La sonnerie qui se répétait à intervalles réguliers finit bientôt par lui taper sur les nerfs. Avec un soupir excédé, il posa la pipette qu'il tenait entre les mains et se dirigea jusqu'au box en verre. Assise sur une chaise de bureau l'air plus que maussade, Mme Mason, qui devait avoir pleuré toutes les larmes de son corps, s'essuyait le nez avec un mouchoir. Son mari ne quittait pas des yeux l'erlenmeyer qui reposait toujours dans la glace, comme s'il avait peur que la sonnerie du téléphone puisse avoir un effet détonateur sur la substance qu'il contenait.

Poussant la porte, Sean les apostropha sur un ton irrité:

" «a vous dérangerait vraiment de répondre au téléphone ? Je ne sais pas qui vous aurez à l'appareil, mais quoi qu'il en soit vous pourrez toujours dire que la nitroglycérine ne va pas tarder à se solidifier. "

Le Dr Mason cilla, mais il avait trop peur pour ne pas obéir. Soumis, il décrocha l'appareil pendant que Sean retournait à sa paillasse. Le jeune homme venait à peine de déposer deux autres brins d'ADN au fond d'une coupelle quand il fut de nouveau interrompu.

- J'ai le lieutenant Hector Salazar au bout du fil. Il aimerait vous parler ", lui cria le Dr Mason.

Sean tourna la tête. Debout dans l'embrasure de la porte qu'il bloquait avec son pied, le directeur de l'Institut tenait le boîtier du téléphone dans une main et le combiné dans l'autre.

" Dites-lui de ne pas s'inquiéter. Tout se passera bien, pourvu qu'ils attendent encore une heure ou deux ", répondit Sean.

Le Dr Mason s'engagea dans un échange qui dura quelques instants avant de héler une nouvelle fois Sean:

" Il insiste pour vous parler ", lui dit-il.

Exaspéré, Sean reposa ses instruments sur la paillasse et se dirigea vers le téléphone,mural pour prendre la communication.

" Je suis très occupé, lieutenant, déclara-t-il sans autre préambule.

-Ne vous énervez pas, dit Hector d'une voix apai-sante. Je sais que c'est difficile, mais tout se passera bien, vous verrez. Aucun d'entre nous n'a envie que les choses se gatent. Et vous non plus, j'en suis sur. Je vais vous passer le brigadier Ronald Hunt. Il est à côté de moi et il aimerait bien vous dire deux mots. "

Sean allait rétorquer qu'il n'avait pas le temps de se lancer dans une discussion quand la voix bourrue du brigadier Ronald Hunt lui résonna aux oreilles.

" Surtout, gardez votre calme, lui conseillait cette voix.

-Je ne demanderais pas mieux, répliqua Sean. Je suis très bousculé et j'ai encore beaucoup à faire.

-Tout va bien se passer, reprit le brigadier Hunt.

Mais il faudrait que vous descendiez au rez-de-chaussée pour que nous puissions parler sérieusement.

-Ah, non brigadier, désolé.

-Je crois savoir que vous avez pris la mouche parce qu'on ne vous a pas autorisé à travailler sur un projet qui vous tenait à coeur, insista le brigadier. C'est bien cela, n'est-ce pas ? Pourquoi ne pas venir en parler avec nous ? Je comprends que cela vous irrite et je peux aussi comprendre que vous ayez envie d'en faire baver à la personne que vous jugez responsable de cette situation. Mais retenir les gens contre leur volonté est un délit sérieux, vous savez. C'est aussi de cela que j'aimerais discuter avec vous. "

Sean ne put s'empêcher de sourire en constatant que la police s'imaginait qu'il avait pris les Mason en otages pour se venger d'avoir été tenu à l'écart des recherches sur le médulloblastome. En un sens, cette hypothèse était assez proche de la vérité.

" Votre sollicitude et votre présence ici me touchent beaucoup, déclara-t-il, mais franchement je n'ai pas le temps de bavarder avec vous. Le travail m'attend.

-Dites-nous simplement ce que vous voulez, concéda le brigadier.

-Du temps, répondit Sean. Tout ce que je veux c'est un peu de temps. Laissez-moi deux ou trois heures, quatre peut-être, au maximum. "

Et sur ce, il raccrocha pour retourner à sa paillasse et reprendre ses expériences.

Le brigadier Ronald Hunt mesurait un bon mètre quatre-vingts et arborait une tignasse du plus beau roux. A trente-sept ans, il avait déjà quinze ans de métier, il exerçait depuis qu'il était sorti de l'Ecole de police avec son diplôme en poche. Pendant ses études il avait suivi la voie normale qui ferait de lui un gradé

chargé d'appliquer la loi, mais il s'était également inscrit à des cours de psychologie en option. Et c'est pour combiner ces connaissances en psychologie avec son travail de policier qu'il avait saisi la première occasion d'intégrer la brigade chargée des négociations avec les preneurs d'otages. Il aimait par-dessus tout relever le défi inhérent à ce genre de situation, même s'il ne pouvait pas utiliser ses compétences aussi souvent qu'il l'aurait souhaité. Pour se perfectionner, Ronald Hunt continuait d'ailleurs à suivre des cours du soir en psychologie à l'université de Miami.

Le succès qui avait jusqu'ici couronné chacune de ses missions lui avait donné pleine confiance en ses capacités. La résolution heureuse de la dernière affaire dont il avait eu à s'occuper-un employé d'une usine de conditionnement de boissons gazeuses qui avait pris en otage trois ouvrières-lui avait même valu une citation à l'ordre des forces de police. Aussi prit-il comme un affront personnel le fait que Sean Murphy interrompe si abruptement leur conversation.

" Cette andouille m'a raccroché au nez ! s'exclama-t-il avec indignation.

-Il a dit ce qu'il voulait ? l'interrogea Hector Salazar.

-Du temps, répondit Ronald Hunt.

-Du temps ? Comment ça, du temps ?

-Du temps, c'est tout. Il avait l'air pressé de se remettre au boulot. Si vous voulez mon avis, il travaille sur ce projet auquel on lui avait interdit de toucher.

-C'est quoi, ce projet ?

-Je ne sais pas, dit Ronald tout en appuyant sur la touche "bis" de son téléphone cellulaire. Il faut que je le rappelle. Je ne peux rien négocier si je ne lui parle pas. "

Le lieutenant Hector Salazar et le brigadier Ronald Hunt se trouvaient derrière les trois voitures bleu et blanc de la police de Miami qui étaient garées sur le parking de l'Institut, juste en face de l'entrée du b‚timent abritant les services administratifs et la recherche. Les véhicules étaient rangés de façon à former un U qui tournait le dos à l'immeuble; au centre de ce U, une table pliante supportant un émetteur radio et deux téléphones faisait office de mini-centre opéra-

tionnel.

En moins d'une demi-heure, les effectifs de policiers présents sur les lieux avaient considérablement augmenté. Au début, ils se composaient en tout et pour tout de trois personnes: les deux gendarmes qui avaient reçu l'appel du Dr Mason et leur brigadier.

Maintenant c'était une vraie petite foule qui se pressait devant l'Institut Forbes. En sus des dizaines de policiers en uniforme mobilisés par le lieutenant Hector Salazar, il y avait là deux hommes de l'équipe chargée des négociations, dont Ronald Hunt, cinq hommes de l'équipe spécialisée dans les alertes à la bombe et dix hommes de la brigade d'intervention spéciale.

Tout de noir vetus dans leurs tenues d'assaut, ces derniers avaient déjà commencé les exercices d'échauf-fement.

L'Institut Forbes, lui, était représenté par le Dr Deborah Levy, l'infirmière en chef Margaret Richmond et le chef de la sécurité Robert Harris. On les avait autorisés à rester à proximité du PC opérationnel mais en leur demandant de se tenir un peu à

l'écart. Des badauds et des représentants de la presse se massaient en groupes compacts devant les bandes de plastique jaune qui délimitaient le périmètre de sécurité. Plusieurs camions de télévision étaient venus se garer le plus près possible, toutes antennes déployées, pendant que d'autres journalistes se promenaient dans cette cohue un micro à la main et une équipe de cameramen sur les talons, cherchant à

recueillir le témoignage des personnes susceptibles d'avoir des informations sur le drame qui se déroulait à l'intérieur.

Pendant que la nouvelle attirait toujours plus de curieux, les forces de l'ordre s'efforçaient de mener leur t‚che à bien.

" Le Dr Mason me dit que Murphy refuse catégoriquement de répondre au téléphone ! pesta Ronald Hunt, visiblement offensé.

-Insistez ! " lui conseilla Hector Salazar. Puis, avisant le brigadier Anderson, il le héla: " Vous avez mis tous les accès sous surveillance, n'est-ce pas ?

-Oui, lieutenant, affirma Anderson. Personne ne pourra entrer ni sortir à notre insu. Nous avons également placé des tireurs d'élite sur le toit.

-Et la passerelle qui relie les deux b‚timents ?

s'enquit Hector.

-Un de nos hommes monte la garde devant la passerelle du côté de la clinique, dit Anderson. Nous sommes parés. Il n'y aura pas de mauvaise surprise. "

D'un geste, Hector fit signe à Phil Darell d'approcher.

" Vous en savez plus sur cette bombe ? lui demanda-t-il.

-C'est assez peu classique, reconnut Phil. J'ai parlé avec le Dr Mason. Il s'agirait d'une éprouvette contenant de la nitroglycérine, deux ou trois centilitres, d'après le docteur. L'explosif est placé dans un bain de glace. A ce qu'il semble, Murphy vient de temps en temps rajouter des glaçons pour que ça prenne. Chaque fois qu'il fait ça, le docteur est terrifié.

-C'est si dangereux ? s'étonna Hector.

-Et comment, que c'est dangereux ! Surtout une fois que c'est solidifié.

-«a pourrait exploser si on claquait une porte ?

-Non, sans doute pas. Par contre, s'il y avait une secousse, oui. Et si l'éprouvette tombe par terre, alors là c'est le carnage.

-Mais vous savez manipuler ce truc ?

-Absolument ", affirma Phil.

Se détournant, Hector indiqua à Deborah Levy de venir le rejoindre.

" Si j'ai bien compris, vous êtes responsable de l'organisation des recherches ", lui dit-il.

Le Dr Levy opina.

" qu'est-ce que ce gosse fabrique là-haut, à votre avis ? lui demanda Hector. Il a déclaré à notre négo-ciateur qu'il avait besoin de temps pour travailler.

-Travailler ! s'exclama le Dr Levy en laissant écla-

ter son mépris. Il est plus vraisemblablement en train de saboter nos recherches, oui ! Il est furieux parce que nous n'avons pas voulu l'associer au travail en cours sur un de nos protocoles. Ce garçon ne respecte rien ni personne. Je me suis méfiée de lui dès notre première rencontre.

-Vous pensez qu'il pourrait travailler sur ce protocole, en ce moment ? reprit Hector.

-Certainement pas ! Le protocole en question en est déjà au stade de l'expérimentation clinique.

-Donc, pour vous, il s'est simplement enfermé

là-haut pour créer des problèmes ?

-Vous pouvez être s˚r qu'il a déjà commencé !

s'écria le Dr Levy. Il faut monter là-haut sans attendre et l'en sortir le plus vite possible.

-Nous ne pouvons pas risquer de mettre la vie des otages en danger ", rétorqua Hector.

Le lieutenant Salazar s'apprêtait à consulter George Loring, le responsable de l'équipe d'intervention spéciale, quand un agent en uniforme attira son attention.

" Lieutenant, lança-t-il, cet homme insiste pour vous parler. Il prétend qu'il est le frère du type qui s'est enfermé à l'intérieur. "

Brian se présenta, en expliquant qu'il était avocat et venait de Boston.

" Et vous avez une idée de ce qui peut bien se passer là-dedans ? l'interrogea Hector.

-Hélas non, répondit Brian. Mais je connais mon frère. C'est assurément une forte tête, mais jamais il ne ferait une chose pareille sans motif sérieux, croyez-moi. Je voudrais que vous me donniez votre parole que vos hommes ne commettront pas l'irréparable.

-Prendre des gens en otage sous la menace d'une arme et les intimider avec une bombe, c'est grave, même pour une forte tête, répliqua Hector. Ce genre de comportement place votre frère dans la catégorie des individus dangereux, parce que imprévisibles dans leurs réactions. Nous ne pouvons pas entrer dans d'autres considérations.

-Je reconnais qu'il s'est mis dans une mauvaise posture, concéda Brian. Mais Sean est tout de même quelqu'un de sensé. Au moins, laissez-moi lui parler.

-Vous pensez qu'il vous écoutera ?

-Je crois, oui ", affirma Brian, bien qu'il soit encore sous le choc du traitement que Sean lui avait infligé chez les Mason.

Hector arracha le téléphone à Ronald Hunt et le tendit à Brian. Mais à l'autre bout du fil, personne ne décrocha, pas même le Dr Mason.

" J'ai parlé avec le docteur il y a à peine quelques minutes, remarqua Ronald avec étonnement.

-Dites à vos hommes de me laisser entrer. Il faut que je le voie ", dit Brian.

Hector secoua la tête en signe de dénégation.

" Non, rétorqua-t-il. Il y a déjà assez d'otages comme ça.

-Lieutenant Salazar ", lança alors une voix dans son dos. Hector se retourna pour voir un homme grand et mince s'avancer vers lui en compagnie d'un Noir barbu et solidement charpenté.

" Je connais assez bien votre chef, Mark Witman, déclara d'emblée Sterling lorsque Wayne et lui se furent présentés. Nous avons entendu parler des ennuis que vous cause Sean Murphy et nous sommes venus vous proposer nos services.

-Cette affaire ne regarde que la police ", dit Hector en dévisageant les nouveaux venus d'un oeil soup-

çonneux. Il n'appréciait pas du tout qu'on essaie de lui forcer la main en prétextant d'une vieille relation d'amitié avec son chef direct. Et il trouvait curieux que ces deux-là soient arrivés à s'introduire à l'intérieur du périmètre de sécurité.

" Mon collègue, M. Wayne Edwards, et moi-même suivons M. Murphy depuis plusieurs jours, expliqua Sterling en devançant sa question. Nous sommes engagés par l'Institut Forbes sur un contrat, en quelque sorte.

-Vous avez une théorie sur ce qui a bien pu le pousser à agir comme ça ? s'enquit Hector.

-Tout ce qu'on sait, c'est que le p'tit gars n'est pas net et qu'il devient de plus en plus cinglé, avança Wayne.

-Il n'est pas cinglé ! le coupa Brian. Sean est peut-

être impétueux et imprudent, mais cinglé, s˚rement pas !

-quand un type se met à faire un truc cinglé après l'autre, il me semble qu'on peut le traiter de cinglé ", répliqua Wayne.

A peine avait-il terminé sa phrase qu'ils baissèrent tous instinctivement la tête, comme pour esquiver un coup, pendant qu'un hélicoptère s'immobilisait dans les airs à quelques mètres au-dessus du parking après avoir frôlé le toit du b‚timent. Le vacarme tonitruant des pales qui brassaient l'air résonnait-au fond de toutes les poitrines. L'air se chargea de poussières et de saletés grosses comme des gravillons et le souffle fit s'envoler quelques papiers posés sur la table pliante.

George Loring, le chef de l'équipe d'intervention spéciale, s'approcha d'Hector.

" C'est notre hélico, lui hurla-t-il à l'oreille pour essayer de couvrir le bruit assourdissant. J'ai donné

les instructions au pilote. Il va se poser sur le toit dès qu'on aura votre feu vert.

-George ! bon sang ! cria en retour Hector tout en retenant à deux mains sa casquette qui menaçait de s'envoler. Dites-lui d'aller voir ailleurs jusqu'à ce qu'on ait besoin de lui.

-Compris, lieutenant ! " brailla George. Il s'empara du petit micro épinglé à l'une de ses épaulettes et le brancha pour parler au pilote en s'abritant derrière ses mains. Au soulagement général, l'hélicoptère vira de bord et s'éloigna pour aller atterrir sur l'héliport voisin de l'Institut.

" quelle est votre impression sur la situation ?

demanda Hector à George dès que la conversation fut redevenue possible.

-J'ai regardé les plans que m'a donnés le chef de la sécurité, un homme très coopératif, soit dit en passant, répondit George avec un signe de tête en direction de Robert Harris. A mon avis, il suffirait d'envoyer six hommes sur le toit, en deux équipes de trois qui descendraient chacune par un des escaliers.

Le suspect est au cinquième étage. Et bien que je croie qu'une grenade lacrymo serait assez, nous en lance-rons deux pour mettre toutes les chances de notre côté. «a ne prendra que quelques secondes. C'est du g‚teau.

-Vous avez pensé à la nitroglycérine ? demanda Hector.

-Jamais entendu parler de nitroglycérine ! l‚cha George stupéfait.

-Eh bien, il y en a. Il l'a mise dans le bureau vitré

qui se trouve dans le labo.

-C'est dangereux, hasarda Phil qui avait écouté

leur conversation. Les ondes de choc des grenades risquent de faire détoner la nitroglycérine si elle est solidifiée.

-La barbe ! jura George. Mais tant pis. On oublie les grenades. Si les deux équipes font irruption ensemble, tout se passera bien. Le terroriste ne comprendra rien à ce qui se passe.

-Sean n'est pas un terroriste ! l'interrompit Brian que cet échange horrifiait.

-Je me porte volontaire pour participer à l'assaut, proposa Harris qui n'avait pas encore pris la parole. Je connais le terrain.

-Nous ne pouvons pas prendre d'amateur, répliqua Hector.

-Je ne suis pas un amateur, protesta Harris avec indignation. J'étais membre des commandos à

l'armée et j'ai effectué pas mal de missions dangereuses pendant la guerre du Golfe.

-quoi qu'il en soit, il faut agir vite et sans perdre de temps, intervint à son tour le Dr Deborah Levy. Plus on laisse cet irresponsable là-haut, et plus il risque de faire des ravages sur les recherches que nous poursui-vons. "

Tout ce petit monde rentra soudain la tête dans les épaules pendant qu'un autre hélicoptère passait lentement au-dessus du parking. L'inscription " Channel Four " qui se détachait en gros sur les flancs de l'appareil l'identifiait clairement comme appartenant à une chaîne de télévision.

Hector hurla à l'adresse d'Anderson de prévenir le commissariat qu'il ordonne à la chaîne en question d'éloigner immédiatement ce fichu hélico, faute de quoi les hommes du commando d'intervention allaient le descendre à l'arme automatique.

Profitant du vacarme et de la confusion générale, Brian s'empara d'un des téléphones et appuya sur la touche " bis " en faisant une prière pour que quelqu'un décroche. Il fut exaucé. Mais ce n'est pas Sean qui lui répondit. A l'autre bout du fil, il avait le Dr Mason.

Sean n'avait aucune idée du nombre de cycles qu'il devait programmer sur les appareils qu'il était allé

chercher au cinquième étage. Tout ce qu'il voulait, c'était obtenir une réaction positive dans l'une ou l'autre des quelque cent cinquante coupelles qu'il avait préparées. Plein d'impatience, il arrêta le premier appareil au bout du vingt-cinquième cycle et attrapa le plateau sur lequel étaient posés les petits godets.

Il sélectionna d'abord ceux d'entre eux qui contenaient le liquide céphalo-rachidien d'Helen Cabot et y introduisit une sonde ADN, ainsi que différents réactifs enzymatiques qui lui permettraient de détecter les éventuelles réactions que cette sonde allait provoquer sur le liquide céphalo-rachidien. Il introduisit ensuite ces préparations dans l'appareil à chimiluminescence et attendit que l'imprimante lui donne les résultats.

A sa grande surprise, le premier échantillon s'avéra positif. Il n'avait certes pas exclu cette possibilité, mais sans toutefois s'attendre à une réaction aussi rapide. Ce test prouvait qu'Helen Cabot, à l'instar de Malcolm Betencourt, avait contracté une encéphalite de Saint Louis au beau milieu de l'hiver, une constatation des plus étranges puisque cette maladie est en principe inoculée par un moustique.

Sean s'intéressa ensuite aux coupelles qu'il avait préparées pour vérifier l'éventuelle présence d'oncogènes. Mais avant qu'il ait pu y ajouter les sondes appropriées, il fut dérangé par le Dr Mason.

Le jeune homme avait jusque-là choisi d'ignorer le téléphone qui avait sonné à plusieurs reprises depuis son bref échange avec le brigadier Ronald Hunt. Le Dr Mason avait apparemment adopté la même ligne de conduite, puisque la sonnerie s'était mise à retentir sans que personne ne décroche, et de façon si insis-tante que Sean avait d'ailleurs fini par couper le son de l'appareil fixé au mur. Mais ceux qui cherchaient à les joindre ne désarmaient pas pour autant, et cette fois le Dr Mason avait sans doute daigné répondre puisqu'il ouvrit avec précaution la porte pour avertir Sean que son frère était au bout du fil.

Sean n'avait aucune envie de s'interrompre dans sa t‚che, mais il se sentait néanmoins suffisamment coupable vis-à-vis de Brian pour prendre la communication. Avant toute autre chose, il s'excusa de l'avoir frappé.

" Je ne demande qu'à oublier et qu'à pardonner, dit Brian, mais il faut que tu arrêtes cette folie tout de suite. Descends et accepte de te rendre.

-C'est impossible, répondit Sean. J'ai encore besoin d'au moins une heure, peut-être même deux.

-Seigneur ! Mais qu'est-ce que tu manigances ?

s'exclama Brian.

-Ce serait trop long à t'expliquer. En tout cas je suis sur un gros coup, crois-moi.

-Tu ne te rends pas compte de la panique que tu as créée, reprit Brian. A part la Garde nationale, toutes les forces de police se sont mobilisées. Sean, tu es vraiment allé trop loin, cette fois. Si tu ne descends pas immédiatement, si tu n'arrêtes pas ce jeu insensé, je ne veux plus jamais rien avoir à faire avec toi.

-Tout ce qu'il me faut, c'est encore un peu de temps, protesta Sean. Ce n'est pas la mer à boire, tout de même !

-Je peux t'assurer que les types qui m'entourent sont plutôt excités, l'avertit Brian. Ils envisagent de donner l'assaut d'une minute à l'autre.

-Dis-leur de faire gaffe, impressionne-les avec la soi-disant nitroglycérine, dit Sean. Théoriquement, ça devrait les dissuader de jouer les héros.

-Comment ça, "soi-disant" ? demanda Brian.

-Ce n'est qu'un peu d'éthanol auquel j'ai mélangé

un soupçon d'acétone, mais ça ressemble comme deux gouttes d'eau à de la nitroglycérine, lui expliqua Sean. En tout cas, le Dr Mason s'y est laissé prendre.

Tu ne croyais tout de même pas que j'étais prêt à tout faire sauter, si ?

-Vu la façon dont tu te conduis, en ce qui te concerne je ne suis plus s˚r de rien, rétorqua Brian.

-Ecoute empêche-les simplement de nous

rejouer Mission impossible, dit Sean. Laisse-moi encore une heure, rien qu'une. "

A l'autre bout du fil, Brian continuait d'avancer des arguments mais Sean ne l'écoutait plus. Il avait raccroché pour revenir à ses analyses scientifiques.

Il venait juste de commencer à introduire les sondes ADN dans les coupelles quand Janet entra par la porte donnant sur l'escalier, un listing d'ordinateur à la main.

" Je n'ai eu aucun problème à retrouver la trace des déplacements du personnel médical, lui annonça-t-elle. Deborah Levy voyage en effet beaucoup mais je ne sais pas ce que tu vas pouvoir en tirer; il s'agit essentiellement d'allers-retours entre ici et Key West. "

Sean jeta un regard sur le listing.

" Elle ne tient pas en place, acquiesça-t-il. Cela étant, il lui arrive d'aller ailleurs qu'à Key West.

Regarde toutes ces villes mentionnées ici. C'est bien ce que je pensais. Et Margaret Richmond ?

-Elle, elle ne va jamais à Key West, répondit Janet, mais il lui arrive quand même de partir de temps en temps. Elle s'absente en moyenne une fois par mois.

-Et le programme de l'ordinateur qui nous a tant intrigués, l'autre jour ? Tu as trouvé ? demanda Sean.

-Tu avais vu juste. Il marchait quand j'y suis allée, et j'ai noté deux des séries de chiffres qui ressemblent à des numéros de téléphone. J'ai essayé de les appeler directement, mais ça n'a pas marché; en fait, il s'agit d'un réseau connectant plusieurs ordinateurs entre eux. Alors je suis passée par l'unité centrale en me branchant sur un modem. Et je suis tombée sur deux compagnies d'assurance: Medi-First et Santé Plus.

-Gagné ! s'écria Sean. Tout s'emboîte à la perfection...

-Si tu me mettais dans la confidence, maintenant ? demanda Janet.

-J'étais prêt à parier que cet ordinateur était programmé pour repérer des numéros de sécurité sociale bien précis dans les fichiers des demandes de prise en charge qui sont adressées aux compagnies d'assurance. Et comme il vaut mieux que cette recherche reste confidentielle, j'étais presque s˚r qu'il ne fonctionnait que la nuit et le dimanche après-midi.

-Tu penses à des demandes de prise en charge pour des interventions chirurgicales ?

-Exactement. Pour ne pas avoir à rembourser celles qui ne leur paraissent pas indispensables, la plupart des compagnies d'assurance, si ce n'est toutes, exigent des médecins hospitaliers qu'ils les prévien-nent des opérations qu'ils ont l'intention d'effectuer.

En fait, le plus souvent les choses se règlent à l'aide de quelques coups de tampon et les demandes sont en général acceptées, ce qui fait que toute cette paperasserie ne sert pas à grand-chose. Par ailleurs, je doute que les assureurs se soient beaucoup souciés de respecter le secret médical quand ils ont informatisé

leurs fichiers. L'ordinateur qui est là-haut travaille à

partir d'une liste de numéros de sécurité sociale présélectionnés, et il signale tout bonnement quelle intervention chirurgicale va subir telle ou telle personne.

-Donc ce sont bien des numéros de sécurité

sociale qu'on voit défiler sur l'écran ?

-«a ne peut être que ça.

-Bon, et alors ? s'enquit Janet.

-Je te laisse trouver ça toute seule. Pendant que je continue à analyser ces échantillons, consulte donc les histoires de cas rapportées dans les dossiers que nous avons photocopiés. A mon avis, tu devrais tomber plus d'une fois sur une information qui t'appren-dra que le patient a subi une opération peu de temps avant qu'on diagnostique qu'il avait un méduloblas-tome. Et je voudrais aussi que tu confrontes les dates de ces opérations avec les déplacements du Dr Levy. "

Janet regarda Sean sans ciller. En dépit de son épuisement, elle commençait à comprendre ce sur quoi il avait mis le doigt. Sans mot dire, elle s'installa devant une table avec les dossiers et le listing d'ordinateur qu'elle avait descendu du sixième.

Retournant à son travail, Sean remplit encore quelques-uns des petits godets avec des sondes ADN

pour identifier des oncogènes. Mais il venait à peine de s'y mettre quand le Dr Mason le dérangea pour la énième fois.

" Ma femme commence à avoir faim ", annonça le directeur de l'Institut.

La fatigue due au surmenage mettait les nerfs de Sean à vif. Après tout ce qui s'était passé, il ne pouvait plus supporter les Mason, et tout particulièrement Mme Mason. qu'ils puissent se permettre de l'inter-rompre sous un prétexte aussi futile qu'un petit creux à l'estomac le jeta dans une colère noire. D'un geste rageur, il posa sa pipette sur la paillasse et se précipita vers le box en verre.

Un seul coup d'oeil suffit au Dr Mason pour comprendre que son geôlier n'était franchement pas de bonne humeur. L‚chant le battant qu'il tenait entrouvert, il recula prudemment dans le bureau.

Sean poussa violemment la porte qui vint cogner contre la butée en plastique. Il se rua à l'intérieur, attrapa l'erlenmeyer toujours posé dans son bain de glace et se mit à le secouer. La préparation avait commencé à se solidifier. Dans le silence total, seul résonnait le bruit des glaçons qui tintaient contre les parois du récipient.

Brusquement devenu livide, le Dr Mason parut se ratatiner dans l'attente de l'explosion. Mme Mason enfouit son visage dans ses mains.

" Je vous avertis, cria Sean. Si vous avez le malheur de faire le moindre bruit je n'hésiterai pas à laisser tomber cette fragile petite chose par terre. "

Le danger paraissant momentanément s'éloigner, le Dr Mason ouvrit les yeux et sa femme écarta un peu les doigts pour regarder au travers.

" Vous m'avez bien compris ? " reprit Sean.

Le Dr Mason hocha la tête en avalant sa salive.

Ecoeuré par l'attitude du couple et plus encore par son accès de rage, Sean tourna les talons et regagna sa paillasse. Il jeta un regard coupable vers Janet, mais la jeune femme n'avait prêté aucune attention à la scène.

Elle était trop absorbée par la lecture des dossiers.

Sean reprit sa pipette et essaya de se concentrer. La t‚che qu'il avait entreprise n'était pas facile. Elle consistait à déposer une sonde ADN déterminée dans chacune des coupelles, et il avait au total plus de quarante oncogènes à tester de la sorte, avec les sondes et les brins d'ADN complémentaire appropriés.

Les résultats devaient s'avérer négatifs pour les premiers échantillons vérifiés. Sean ne savait pas si c'était parce qu'il les avait sortis de l'appareil trop tôt, sans attendre le nombre de cycles suffisant, ou bien si l'expérience était en soi vouée à l'échec. Au bout du cinquième essai, il sentit le découragement le gagner.

Et pour la première fois depuis qu'il avait échafaudé

toute cette mise en scène, il se mit à se poser de sérieuses questions sur les conclusions auxquelles il était arrivé et qui, jusque-là, lui avaient paru solides comme le roc. C'est alors qu'il put enfin observer une réaction positive sur le sixième échantillon: il venait de détecter la présence de l'oncogène dénommé

ERB-2, associé au virus de l'érythroblastose aviaire, c'est-à-dire à un virus normalement présent chez le poulet.

Le temps que Janet finisse de consulter les dossiers, Sean découvrit un autre oncogène, le V-myc, celui du virus du myélocytome qui lui aussi se développe chez le poulet.

" Les dates des opérations ne sont mentionnées que dans les trois quarts des dossiers, remarqua Janet à

voix haute. Mais quand elles le sont, elles correspondent généralement aux déplacements du Dr Levy.

-Dieu soit loué ! s'écria Sean. Les pièces du puzzle se mettent en place.

-Ce que je ne comprends pas, dit Janet, c'est ce qu'elle est allée faire dans ces différentes villes.

-Les patients qui viennent de subir une opération sont presque toujours sous perfusion, lui rappela Sean. «a leur évite de se déshydrater et, en cas de problème, le personnel médical dispose d'une voie toute trouvée pour administrer le traitement. A mon avis, le Dr Levy allait voir ces malades pour compléter leur goutte-à-goutte.

-Comment ça, le "compléter" ?

-En y ajoutant le virus de l'encéphalite de Saint Louis ", déclara Sean. Il raconta alors à Janet que le liquide céphalorachidien d'Helen Cabot avait réagi de façon positive au test du virus de l'encéphalite de Saint Louis, et que, quelques jours après son opération, Louis Martin avait présenté des symptômes neurologiques passagers identiques à ceux d'Helen. " Si tu te replonges dans ces dossiers, poursuivit Sean, tu pourras vérifier que la plupart de ces gens ont tous eu le même genre de symptômes, plus ou moins accentués.

-Mais pourquoi n'ont-ils pas développé une vraie encéphalite ? s'enquit Janet. C'est étonnant, non ?

Surtout après avoir été infestés par voie intraveineuse.

-C'est là que cette entreprise machiavélique frise le génie, dit Sean. Tout semble indiquer que le virus de l'encéphalite a préalablement été altéré, et donc rendu moins virulent, gr‚ce à l'inclusion d'oncogènes viraux. J'ai déjà détecté deux de ces oncogènes dans la tumeur d'Helen et je suis à peu près s˚r que je vais en découvrir d'autres. Une des théories qui circulent actuellement sur le cancer est qu'une cellule doit subir au moins trois agressions différentes pour devenir cancéreuse.

-qu'est-ce qui t'a mis sur la piste ? " lui demanda Janet. Tout cela lui paraissait à la fois trop compliqué, trop embrouillé, trop complexe et par-dessus tout trop horrible pour être vrai.

" J'ai compris les choses petit à petit, répondit Sean.

Mais malheureusement j'ai un peu trop traîné. Au départ, évidemment, j'avais peu de raisons de me méfier, et jamais je ne me serais attendu à découvrir ce genre de chose. Mais quand tu m'as signalé qu'ils démarraient les traitements immunothérapiques du jour au lendemain, j'ai commencé à me dire qu'il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Cette façon de procéder était en contradiction flagrante avec tout ce que je savais sur la spécificité des agents immunothérapiques. D'une part, il faut forcément du temps pour qu'un anticorps se développe, et d'autre part, antigéniquement parlant, une tumeur constitue toujours un cas unique en soi.

-En fait, c'est à partir de cette soirée chez les Betencourt que tu as commencé à te conduire de façon bizarre.

-La discussion avec Malcolm Betencourt m'a effectivement mis la puce à l'oreille, reconnut Sean.

Malcolm a d'abord été opéré, là-dessus les symptômes neurologiques se sont déclenchés et il a fait une tumeur au cerveau. Les choses s'étaient déroulées exactement de la même façon pour Helen Cabot et Louis Martin, mais avant d'avoir entendu l'histoire de Malcolm je n'avais pas réalisé toute l'importance de cet enchaînement. Comme disait si bien un de mes professeurs de médecine, une fois qu'on s'est scrupu-leusement appliqué à noter toutes les informations sur un cas on n'a plus de problèmes pour poser le diagnostic.

-Finalement, donc, tu penses que l'Institut Forbes a délibérément inoculé le cancer à plusieurs personnes en choisissant ses cibles à travers tout le pays, articula lentement Janet en s'obligeant à mettre des mots sur son épouvante.

-Oui, mais il s'agit d'un cancer bien particulier, précisa Sean. Un des oncogènes de virus que j'ai pu détecter fabrique une protéine qui forme une saillie sur la membrane cellulaire. Et comme cette protéine est homologue à celle qui sert de récepteur à l'hor-mone de croissance, elle agit en quelque sorte comme un signal qui encourage la cellule à grossir et à se diviser. qui plus est, la partie qui fait saillie à travers la membrane correspond à un peptide qui est très probablement antigénique. Mon hypothèse, c'est que l'immunoglobuline que l'on a administrée aux malades est en fait un anticorps pour cette partie extra-cellulaire de l'oncoprotéine ERB-2.

-Tout cela me dépasse, avoua Janet.

-Je vais essayer de te montrer sur pièces. Tu comprendras peut-être mieux et ça ne nous prendra pas beaucoup de temps puisque j'ai trouvé de l'ERB-2

dans le labo de Key West. Nous allons voir si le produit codé qu'on donnait à Helen réagit avec cette oncoprotéine. Tu te souviens que je n'ai jamais pu obtenir une réaction entre ce médicament et un antigène cellulaire naturel ? Il ne réagissait qu'en présence de la tumeur. "

Pendant qu'il se mettait à préparer un test d'immunofluorescence, Janet s'efforça de mémoriser tout ce qu'il venait de lui expliquer.

" Autrement dit, ajouta-t-elle au bout d'un moment, ce qui rend ce médulloblastome si différent c'est que non seulement il est en quelque sorte fabriqué, donc artificiel, mais qu'en plus il est accessible au traitement. "

Sean lui jeta un regard admiratif.

" Exactement ! dit-il. Tu as tout compris. Ils fabri-quent en effet un cancer avec un antigène bien précis dont ils connaissent déjà l'anticorps monoclonal. En présence de l'antigène, l'anticorps réagit en bloquant toutes les cellules cancéreuses. Et à partir de là, il ne reste plus qu'à stimuler le système immunitaire, à la fois in vivo et in vitro, dans le but d'obtenir le plus grand nombre possible de cellules "tueuses". Le seul hic, comme tu as pu t'en apercevoir, c'est qu'au début le traitement provoque inévitablement des problèmes inflammatoires à l'origine de l'aggravation des symptômes.

-Et c'est à cause de cela qu'Helen Cabot est morte, souligna Janet.

-A mon avis, oui. On l'a gardée trop longtemps à

Boston pour faire le diagnostic. Il aurait fallu l'envoyer tout de suite à Miami, mais les types de Boston ont toujours du mal à croire que d'autres médecins pourront faire mieux qu'eux.

-Tout de même, qu'est-ce qui te rend si confiant ?

s'étonna Janet. Tout à l'heure, avant qu'on arrive ici, tu n'avais encore aucune preuve mais tu étais assez s˚r de toi pour obliger les Mason à te suivre sous la menace d'une arme. Tu as pris un risque énorme.

-Le déclic s'est fait dans le laboratoire de Key West, quand j'ai vu ces dessins de capsides virales, lui expliqua Sean. J'ai tout de suite su que j'avais forcément raison. La vraie spécialité du Dr Levy, c'est la virologie, tu comprends. Et ces dessins portaient tous sur des virus de forme sphérique, avec une symétrie icosaédrique. La capside du virus de l'encéphalite de Saint Louis se présente exactement comme ça. Au fond, toute cette machination sordide repose sur une seule prouesse scientifique, à savoir que le Dr Levy a réussi à introduire plusieurs oncogènes à l'intérieur de la capsule virale. C'est un vrai tour de force que de mettre plus d'un oncogène dans chaque virus- en principe, il n'y a pas assez de place puisqu'il faut laisser le génome du virus intact afin de lui conserver son pouvoir infectieux. Je ne sais comment elle s'y est prise. D'autant qu'il a bien fallu qu'elle ajoute aussi des gènes de rétrovirus pour que l'oncogène passe dans les chromosomes des cellules infectées. Je suppose plus ou moins qu'elle a transformé tout un tas de virus avec les oncogènes, en s'attachant exclusivement à ces pauvres cellules cérébrales qui ont le malheur de pouvoir choper tous les oncogènes d'un coup, et donc de devenir cancéreuses.

-Il y a une raison pour qu'elle ait choisi le virus de l'encéphalite ?

-Il a une prédilection marquée pour les neurones, répondit Sean. Pour provoquer un cancer qui réponde favorablement au traitement, il fallait que la tumeur déclenche des symptômes rapidement perceptibles. Il se trouve que c'est le cas des cancers du cerveau. D'un point de vue scientifique, tout cela est très bien vu.

-Tu veux dire que c'est diabolique, oui ", répliqua Janet.

La jeune femme se retourna pour jeter un regard vers le box en verre. Le Dr Mason arpentait la petite pièce de long en large en évitant soigneusement le bureau sur lequel était posée l'éprouvette dans son bain de glace.

" Tu crois qu'il est au courant ? reprit-elle.

-Je n'en sais rien, répondit Sean. Mais s'il fallait parier, je dirais oui. «a me paraît un peu difficile de lancer une opération aussi complexe à l'insu du directeur de l'établissement. Après tout, le véritable objectif était de forcer la main des généreux donateurs.

-Ce qui explique qu'ils n'aient sélectionné que des P-DG et les membres de leur famille.

-C'est en tout cas ce que je soupçonne. Il est assez facile de repérer quelle est la compagnie d'assurance de telle ou telle grosse entreprise. Et pas beaucoup plus difficile de trouver le numéro de sécurité sociale de quelqu'un, surtout quand ce quelqu'un est une quasi-célébrité. Une fois en possession de ce renseignement, ça devient un jeu d'enfant de déterminer qui sont les ayants droit.

-Alors le soir o˘ on a photocopié les dossiers, quand on a surpris le mot "donneur" dans la conversation, il s'agissait en fait d'une déformation du jargon médical. Cette femme voulait parler de "donateur", c'est bien ça ? "

Sean approuva d'un signe de tête.

" Nous nous sommes laissé emporter par notre imagination, dit-il. Et nous avons tout simplement oublié que les établissements hospitaliers spécialisés et les centres de recherche qui leur sont associés se trouvent dans une situation de plus en plus désespérée depuis que l'Institut national de la santé publique octroie ses subventions au compte-gouttes. Ceux qui veulent survivre jusqu'au XXIe siècle ont tout intérêt à

se constituer un groupe de patients prospères et reconnaissants. "

Sean s'arrêta un instant de parler pour contrôler le test d'immunofluorescence destiné à étudier la réaction entre l'ERB-2 et le produit administré à Helen Cabot. Les résultats, fortement positifs, étaient plus impressionnants encore que ceux qu'il avait observés sur les cellules tumorales.

" Gagné ! s'exclama-t-il avec satisfaction. La voilà

enfin, cette fameuse réaction antigène-anticorps que j'ai si longtemps cherchée. "

Il se tourna ensuite vers les centaines d'échantillons préparés dans les deux appareils à cycles thermiques.

" Je peux t'aider ? lui proposa Janet.

-«a ne serait pas de refus ", répondit Sean en lui montrant comment manipuler une pipette à douze cols avant de lui confier toute une séries de sondes ADN à déposer dans les coupelles des appareils à

cycles thermiques.

Ils travaillèrent côte à côte pendant près de trois quarts d'heure, très absorbés par cette t‚che méticu-leuse. Déjà épuisés physiquement, ils étaient aussi accablés l'un que l'autre par l'ampleur du complot qu'ils venaient de découvrir. L'analyse systématique de toutes les coupelles leur révéla la présence de deux autres oncogènes: Ha-sar, le virus du sarcome de Har-vey qui en principe ne s'attaque qu'aux rats, et le lymphocyte SV 40, associé à un virus présent en temps normal dans le rein des singes. Les analyses d'ARN

effectuées dans le second appareil que Sean avait préparé pour étudier quantitativement la PCR leur démontrèrent ensuite que tous les oncogènes s'étaient exprimés avec une force inhabituelle.

" quel cocktail ! " déclara Sean aussi ébahi qu'hor-rifié. Il s'étira pour décontracter ses muscles endoloris. " La présence de ces quatre oncogènes dans n'importe quelle cellule nerveuse doit la rendre cancéreuse à tout coup. Le Dr Levy ne laissait pas beaucoup de place au hasard. "

Janet reposa sa pipette pour se masser le cuir chevelu à deux mains.

" Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? " demanda-

t-elle sans lever les yeux, d'une voix infiniment lasse.

-On arrête. Je crois qu'on en est venu à bout ", répondit Sean. Tout en essayant de réfléchir à la suite des opérations, il jeta un coup d'oeil au bureau vitré o˘

les Mason s'étaient lancés dans une nouvelle querelle.

Fort heureusement, les parois en verre atténuaient considérablement leurs éclats de voix.

" Comment comptes-tu t'y prendre pour négocier notre sortie ? reprit Janet en b‚illant.

-A vrai dire, je n'y ai pas beaucoup pensé, l‚cha Sean dans un soupir. «a risque d'être un peu délicat. "

Janet releva la tête: " Tu devais bien avoir une petite idée sur la façon dont tu allais t'en tirer, quand tu as monté tout ce plan ?

-Non, reconnut Sean. J'étais trop excité pour m'en préoccuper. "

Janet se leva pour aller regarder par la fenêtre donnant sur le parking.

" En tout cas, les choses se déroulent comme tu voulais, observa-t-elle. C'est un vrai cirque, en bas. Tu as réussi à déplacer la foule, et il y a en particulier des hommes en uniforme noir qui n'ont pas l'air de plaisanter.

-Ceux-là m'inquiètent un peu, dit Sean. Il doit s'agir du commando d'intervention.

-Nous pourrions peut-être envoyer les Mason en messagers pour prévenir tout le monde que nous sommes prêts à sortir.

-Ce n'est pas une mauvaise idée. D'ailleurs, tu pourrais y aller avec eux.

-Ce qui fait que tu resterais tout seul ici. " Janet quitta son poste d'observation et revint s'asseoir. " Je n'aime pas ça, poursuivit-elle. Surtout avec ces types en noir qui visiblement br˚lent d'envie de donner l'assaut.

-En fait, c'est le cerveau d'Helen Cabot qui me préoccupe le plus.

-Allons bon ! Et pourquoi ? s'enquit Janet sans dissimuler son exaspération.

-C'est la seule preuve que nous ayons, et les gens de l'Institut saisiront la première occasion pour le détruire. Nous ne pouvons pas prendre ce risque. Tu penses bien que la foule qui attend en bas ne va pas m'accueillir avec des hourras. «a va chauffer, et dans la confusion qui s'ensuivra il y a de fortes chances pour que le cerveau tombe dans de mauvaises mains.

Or personne ne prendra le temps d'écouter mes arguments, tu ne crois pas ?

-«a me paraît en effet assez peu probable, admit Janet.

-Ah, mais attends ! s'exclama Sean comme frappé d'illumination. Je viens d'avoir une idée. "

DIMANCHE 7 MARS, 16 H 38

Il fallut vingt minutes à Sean pour convaincre Janet que le mieux était qu'elle aille rejoindre les Mason dans le bureau vitré. Le jeune homme espérait en effet que si on pouvait penser qu'il l'avait prise en otage, il serait plus facile de soutenir qu'elle avait été entraînée de force dans cette aventure. Pour sa part, Janet restait sceptique, mais elle finit par se laisser fléchir.

Une fois cette question réglée, Sean mit ce qu'il restait du cerveau d'Helen Cabot dans la glacière et le recouvrit de glaçons. Puis, avec un bout de ficelle déniché dans le placard à fournitures, il attacha ensemble les photocopies des trente-trois dossiers en y joignant le listing d'ordinateur o˘ figuraient les déplacements du personnel médical de l'Institut. quand tout fut prêt, Sean prit le trousseau de clés que leur avait remis le gardien et, saisissant la glacière d'une main et la liasse de papiers de l'autre, il monta jusqu'à l'étage de l'administration .

Gr‚ce au passe-partout, il put s'introduire sans problème dans le bureau de la comptabilité. Il retira les plateaux qui encombraient le monte-charge, se glissa à l'intérieur avec tout son chargement, et descendit directement du sixième au sous-sol, recroquevillé

dans la cabine, les coudes serrés contre le corps pour ne pas les érafler contre les murs. .

S'aventurer dans le souterrain devait s'avérer moins facile. L'interrupteur était en effet placé près de la porte, à l'autre extrémité, et Sean dut avancer tout du long dans le noir le plus total. Par chance, il se souvenait de la disposition générale des lieux et de l'emplacement des rayonnages, ce qui lui permit de progresser avec un minimum de confiance malgré les difficultés qu'il avait à s'orienter. Il finit enfin par trouver le second monte-charge et réussit à l'ouvrir à

t‚tons. quelques minutes plus tard, il sortait deux étages plus haut, dans la salle des archives du b‚timent de la clinique.

C'est avec soulagement qu'il retrouva la lumière, mais lorsqu'il poussa la porte de l'appareil un bruit de voix étouffé le mit tout de suite sur ses gardes. Avant de se glisser hors de l'étroite cabine, Sean tendit l'oreille: les sons provenaient d'un bureau délimité par des parois à mi-hauteur qui le dissimuleraient aux regards. Le plus doucement possible, il s'extirpa de l'habitacle, puis s'avança à pas de loup jusque dans le couloir en serrant ses deux colis sous le bras.

En sortant des archives, il sentit immédiatement que l'air autour de lui était comme chargé d'électricité. De toute évidence, le personnel des services de radiologie et de chimiothérapie n'ignorait rien de la prise d'otages survenue dans le b‚timent d'à côté; l'excitation créée par cet événement donnait à

l'endroit une atmosphère de jour férié. La plupart des médecins et des infirmières s'agglutinaient dans le couloir pour regarder par les grandes baies placées face aux ascenseurs et donnant sur le b‚timent de la recherche. Aucun d'entre eux ne prêta attention à

Sean.

Dédaignant l'ascenseur, le jeune chercheur préféra emprunter l'escalier pour descendre au rez-de-chaussée. quand il émergea dans le hall d'entrée, toute sa tension se rel‚cha d'un coup. Il tombait bien: c'était l'heure des visites et une petite foule de gens se massait à côté des portes. En dépit de ses deux paquets volumineux, de sa barbe de deux jours et de ses vêtements froissés, il n'eut aucun mal à passer inaperçu.

Il quitta donc la clinique sans encombre. Tout en traversant le parking vers l'autre b‚timent, il observa avec satisfaction l'assistance nombreuse qu'il avait réussi à mobiliser. Par centaines, les officiels et les simples badauds rassemblés en petits groupes compacts occupaient tout l'espace entre les véhicules en stationnement, parmi lesquels se trouvait son propre quatre-quatre.

Sean envisagea un instant la possibilité de laisser les dossiers et le cerveau dans l'Isuzu, puis il yrenonça en se disant qu'il serait plus prudent de remettre le tout directement à Brian. Son frère se trouvait encore s˚rement sur les lieux, malgré ses menaces de l'abandonner à son triste sort.

La police avait délimité un périmètre de sécurité en tendant des bandes de vinyle jaune de voiture en voiture devant la façade principale. Sur l'arrière, les rubans de plastique avaient été passés autour des arbres de façon à isoler complètement le b‚timent de la recherche. A intervalles réguliers, des agents de police en uniforme montaient la garde le long de ce cordon.

Sean remarqua le qG rudimentaire organisé à

l'intérieur de la zone interdite, autour d'une table pliante protégée par des voitures de patrouille. Plusieurs dizaines d'officiers de police s'étaient rassemblés à proximité de ce centre de commandes. Un peu plus loin, sur la gauche, certains des membres du commando d'intervention, tout de noir vêtus, effectuaient des exercices d'assouplissement en rythme pendant que d'autres vérifiaient les armes d'un arsenal impressionnant.

Sean s'arrêta devant le ruban de plastique jaune et scruta la foule du regard. Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer Brian, aisément reconnaissable à sa chemise blanche et à ses bretelles à l'imprimé cachemire.

Son frère était apparemment plongé dans une discussion animée avec un des hommes du commando d'intervention, au visage barbouillé d'une espèce de pommade noire sous chaque oeil.

S'approchant d'un agent chargé de surveiller le périmètre de sécurité, Sean attira son attention par gestes. L'homme, jusque-là très occupé à se couper les ongles, s'interrompit pour lui jeter un regard interrogateur.

" Désolé de vous déranger, dit Sean. Je suis de la famille du type qui a pris les otages. Il y a un de mes frères, là-bas, ajouta-t-il en montrant Brian du doigt.

Celui qui est en train de discuter avec un spécialiste de l'équipe d'intervention. Je crois que j'ai peut-être une solution pour résoudre ce sac de noeuds. "

Sans mot dire, le policier souleva la barre de plastique et lui fit signe de passer. Puis il se pencha à

nouveau sur ses ongles.

Sean passa prudemment à distance de Deborah Levy et de Robert Harris, qu'il avait remarqués à côté

d'une des voitures de patrouille. Heureusement, ils ne regardaient ni l'un ni l'autre dans sa direction. Il évita tout aussi soigneusement un des hommes qu'il avait enfermés dans le placard du laboratoire de Key West, celui-là même qui attendait dans l'avion de Sushita Industries et qui, en ce moment, se tenait à quelques pas de la table pliante.

Il se dirigea droit vers son frère, en s'approchant par derrière afin de saisir quelques bribes de la conversation. Cette dernière portait sur la nécessité

de donner l'assaut au b‚timent, et de toute évidence les deux interlocuteurs ne partageaient pas le même avis.

Sean tapota légèrement sur l'épaule de Brian qui, peu désireux de s'interrompre, se contenta d'esquisser un petit geste agacé sans même se retourner. Il était bien trop occupé à défendre un argument qu'il exprimait avec conviction, en frappant du poing dans sa paume. Sa tirade passionnée ne prit fin que lorsque Sean, esquissant un pas de côté, se glissa dans son champ de vision. Bouche bée, Brian s'interrompit alors au beau milieu d'une phrase.

Suivant le regard de son vis-à-vis, George Loring découvrit à son tour Sean et le rangea d'emblée dans la catégorie des " sans domicile fixe ".

" Vous connaissez ce type ? demanda-t-il à Brian d'un air dubitatif.

-On est frères ", répondit Sean avec un coup de coude à l'adresse de Brian que la surprise laissait pantois.

" Mais que diable... ! réussit-il enfin à articuler.

-Chut ! pas d'esclandre, lui lança Sean en l'atti-rant à quelques mètres de là. Si tu es toujours aussi furieux que je t'aie sonné, tout à l'heure, je te présente mes excuses les plus sincères. Je ne voulais pas frapper, mais tu ne m'as pas laissé le choix. Tu as vraiment mal choisi ton moment pour débarquer. "

Brian jeta un coup d'oeil bref inquiet vers le poste opérationnel, distant d'une centaine de mètres au plus. Puis, se tournant vers Sean, il lui parla à voix basse:

" Mais qu'est-ce que tu fais ici ? lui demanda-t-il.

-Je voudrais que tu prennes cette glacière, rétorqua simplement Sean en lui tendant l'objet. Ainsi que ce paquet de dossiers. Mais c'est surtout la glacière à

laquelle je tiens. "

Un peu déséquilibré par le poids de la liasse de papiers, Brian se campa plus solidement sur ses jambes.

" Explique-moi quand même comment tu as réussi à sortir de là, dit-il. Ils m'avaient juré leurs grands dieux que le b‚timent était complètement bouclé et que personne ne pouvait ni entrer ni sortir.

-Je te raconterai tout dans quelques minutes, lui promit Sean. Il faut d'abord que je te parle de la glacière: elle contient un cerveau; un cerveau pas très joli à voir mais auquel je tiens comme à la prunelle de mes yeux.

-Le cerveau que tu as volé ? s'enquit Brian. Si tel est le cas, tu n'as aucun droit sur lui.

-Ton baratin de juriste ne m'intéresse pas, riposta Sean.

-A qui est ce cerveau ?

-Il appartenait à une de mes malades. Et il nous sera utile, crois-moi, pour inculper quelques-uns des responsables de l'Institut Forbes.

-Tu veux dire qu'il s'agit d'une pièce à conviction ?

-Absolument. Et ce que j'ai découvert gr‚ce à lui devrait envoyer pas mal de gens au trou, répondit Sean.

-Reste que, pour le moment, nous n'avons aucun motif d'inculpation.

-L'ADN nous en fournira en pagaille. D'ici là, ne t'en sépare surtout pas. Et fais également attention aux dossiers.

-Ce tas de papiers ne peut pas être considéré

comme une pièce à conviction, répliqua Brian. Ce ne sont que des photocopies et elles ne sont pas certifiées conformes.

-Bon sang, Brian, jeta Sean qui commençait à

perdre patience. Je sais que c'était un peu léger de ma part de n'avoir pas eu la présence d'esprit de convoquer un huissier pour m'assister pendant que je les photocopiais, mais je te promets que je saurai m'en servir au tribunal. Ces copies ne sont peut-être pas conformes, mais nous y trouverons les noms des témoins à faire comparaître; qui plus est, elles nous permettront de vérifier que les originaux n'ont pas été

modifiés d'ici le procès. Maintenant, ajouta-t-il en baissant la voix, est-ce qu'à ton avis il y aurait un moyen de mettre fin à ce cirque sans que personne n'y laisse sa peau ? Je tiens à la mienne et je ne suis pas très tranquille quand je vois ces mecs de l'équipe d'intervention; ils ont l'air de commencer à

s'ennuyer. "

Brian jeta un regard à la ronde.

" Franchement, répondit-il, je ne sais pas. Laisse-moi réfléchir. Tu as l'art de me mettre dans des situations impossibles. Ce n'est pas de tout repos d'avoir un frère comme toi, il te faudrait plusieurs avocats à plein temps. Ah, pourquoi n'aije pas eu une petite soeur, à

ta place !

-Tu n'avais pas l'air de le regretter autant quand on a vendu les actions d'Immunotherapy, lui rappela Sean.

-Peut-être qu'on pourrait tout simplement s'esquiver discrètement, suggéra Brian.

-Je te laisse juge.

-Mais après coup, ils risquent de m'inculper comme complice, ajouta Brian en hésitant.

-Je ferai tout ce que tu voudras, reprit Sean. Toutefois il faut que je te prévienne que Janet est enfermée là-haut.

-Janet ? Cette fille plutôt huppée avec qui tu sortais à Boston ?

-Tout juste, confirma Sean. Elle m'a fait la surprise d'arriver ici le même jour que moi.

-Alors, raisonna Brian, le mieux serait peut-être que tu te rendes tout de suite. «a ne pourra que te servir au moment du procès. Oui, plus j'y pense, plus je crois que cette solution est la bonne. Viens, je vais te présenter au lieutenant Hector Salazar. C'est lui qui dirige les opérations et il me fait l'impression d'être un type correct.

-Je te suis, répondit Sean. Allons-y avant qu'un de ces excités en noir qui font de la gym comme des malades se claque un muscle et qu'on m'arrête pour atteinte au prestige d'un corps d'élite.

-Il va falloir que tu donnes des explications, et elles ont intérêt à être bonnes, le prévint Brian.

-Tu vas en rester baba, aussi s˚r que tu es mon frère.

-En tout cas, pour le moment tu n'ouvres pas la bouche, c'est moi qui parle.

-Je ne pensais même pas m'en mêler. question baratin, c'est toi le chef. "

Alors qu'ils se dirigeaient tous deux vers la table pliante, Sean aperçut Sterling Rombauer et Robert Harris qui discutaient un peu à l'écart. Il fit un détour pour les éviter, de crainte qu'ils ne provoquent un mouvement de panique en se jetant sur lui dès qu'ils l'auraient reconnu. Mais ce luxe de précautions s'avéra inutile. Sterling et Harris étaient bien trop absorbés par leur conversation pour le remarquer.

S'approchant par-derrière de la massive silhouette d'Hector Salazar, Brian s'éclaircit la gorge pour attirer son attention, mais sans succès. Hector, qui avait pris le relais de Brian auprès de George Loring, lui prê-chait la patience. Le chef du commando d'interven-

tion br˚lait de passer à l'action.

" Lieutenant ! lança Brian.

-Encore ce connard ! jura Hector. Anderson !

Vous n'avez pas prévenu la télé, pour ce fichu hélico ?

Le revoilà qui vient traîner par ici. "

Le vacarme provoqué par l'hélicoptère de la chaîne de télévision coupa momentanément la parole à tout le monde. L'appareil survolait le parking en passant au ras des têtes. Hector brandit un doigt menaçant vers le cameraman installé dans la cabine, geste qu'il devait regretter plus tard lorsqu'il le vit répété jusqu'à

plus soif sur l'écran de son téléviseur.

quand l'appareil se fut enfin éloigné, Brian obligea Hector à l'écouter.

" Lieutenant, lui annonça-t-il avec entrain, je voudrais vous présenter mon frère, Sean Murphy.

-Encore un de vos frères ! s'exclama Hector sans faire le rapprochement. Mais c'est une réunion de famille, ma parole ! " Puis, s'adressant à Sean, il lui demanda: " Vous croyez que vous pourriez avoir une influence quelconque sur le seul de vos frères qui nous intéresse, le dingo qui s'est barricadé dans ce labo ? Il faut absolument l'amener à discuter avec nos négo-ciateurs.

-C'est Sean qui est devant vous, reprit Brian. C'est lui qui était dans le laboratoire. Mais maintenant il en est sorti, et il veut vous présenter ses excuses pour tous les problèmes qu'il vous a causés. "

Le regard d'Hector allait de Brian à Sean pendant que son esprit essayait de s'adapter à ce brusque et confondant retournement de situation.

Sean lui tendit la main, et le lieutenant la serra machinalement, trop abasourdi pour prononcer un mot. La poignée de main se prolongea, comme si les deux hommes venaient de se rencontrer à un cocktail mondain.

" Bonjour, dit Sean avec son plus beau sourire. Je tenais à vous remercier personnellement pour tout ce que vous avez fait. Si tout se termine bien, c'est gr‚ce à votre efficacité. "

LUNDI 8 MARS, 11 H 15

Sean passa devant Brian pour s'engouffrer le premier dans la porte à tambour du tribunal du comté de Dade, et tout de suite il se sentit revivre en retrouvant le soleil et l'air vivifiant du dehors. Il venait de passer la nuit derrière les barreaux, après avoir été arrêté et écroué la veille au soir.

" C'est mille fois pire que la fac de médecine ", commenta-t-il en se retournant pour jeter un bref regard à l'édifice, avant de commencer à descendre l'imposante volée de marches en compagnie de Brian.

" Autant t'y faire tout de suite, répondit Brian. Car si jamais ton procès ne se déroule pas comme nous le voudrions, tu peux t'attendre à une longue peine de prison. "

Ils étaient arrivés en bas de l'escalier. Sean s'arrêta net.

" Tu ne parles pas sérieusement ? s'inquiéta-t-il. Il me semble que je t'ai donné des explications assez claires sur ce qui se tramait à l'Institut, non ?

- Maintenant, ton sort est entre les mains de la justice, répondit Brian en haussant légèrement les épaules. Il faudra déployer des trésors d'éloquence pour arriver à persuader le jury de ta bonne foi. Tu as entendu comme moi l'acte d'accusation que nous a lu le juge; il n'a pas l'air de te porter dans son coeur, malgré ta reddition volontaire et cette nitroglycérine qui n'en était pas. Pour le moment, tout ce qui compte pour lui c'est que tes prisonniers aient cru dur comme fer qu'il s'agissait bien d'un explosif. Tu ferais mieux de me remercier d'avoir fait en sorte que tu n'aies pas de casier judiciaire pour tes bêtises de jeunesse. Sans cela, tu n'aurais probablement jamais obtenu ta mise en liberté provisoire.

-Pourquoi Kevin Porter ne lui a-t-il pas expliqué

que j'avais des circonstances atténuantes ? se plaignit Sean. Vous auriez pu mettre ça au point, tous les deux.

-Une inculpation n'a rien à voir avec un procès, rétorqua Brian. J'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de te le dire. Ce n'est qu'une formalité, une première étape qui a pour but de t'informer des charges qui pèsent contre toi, de façon à te permettre d'organiser ta défense. Kevin a d'ailleurs glissé un mot sur les circonstances atténuantes quand on a parlé de la caution.

-Alors là, je n'en reviens pas, s'exclama Sean. Une caution de cinq cent mille dollars ! Non mais je rêve !

Il n'aurait pas pu marchander un peu mieux, ton ami Kevin ? Cette somme engage une bonne partie des capitaux de départ d'Oncogen.

-Tu peux déjà t'estimer heureux d'être libéré sous caution, fulmina Brian. Laisse-moi récapituler ce dont on t'accuse: vol de documents confidentiels, abus de confiance, vol avec effraction, vol à main armée, prise d'otage, menaces et voies de fait, et pour finir mutilation d'un cadavre. Bon Dieu, Sean, ce serait mille fois plus simple si tu t'en étais tenu à un viol et un meurtre banals !

-Et le procureur du comté de Dade ? Comment est-il ? demanda Sean.

-Je l'ai vu hier soir, en même temps que le procureur de la République, répondit Brian. Parce que pendant que tu dormais sur tes deux oreilles en prison, moi je me remuais les fesses.

-qu'est-ce qu'ils en disent ?

-Tout cela a l'air de les intéresser beaucoup. Mais dans la mesure o˘ je n'avais rien de plus concluant à

leur présenter qu'un petit récapitulatif des déplacements de certains membres du personnel et des photocopies de dossiers médicaux, ils se sont sagement abstenus de tout commentaire.

-Et le cerveau d'Helen Cabot ? insista Sean. C'est ça notre pièce à conviction.

-Non, ou du moins pas encore. Il faut attendre que les examens que tu prétends avoir faits aient pu être reproduits.

-O˘ l'as-tu mis, en attendant ?

-La police l'a confisqué pour le confier au médecin légiste du comté de Dade, répliqua Brian. N'oublie pas que c'est un objet volé, ce qui complique un peu son statut de pièce à conviction.

-Je déteste les avocats, maugréa Sean.

-Et j'ai le sentiment que tu vas les aimer de moins en moins au cours des prochains jours. J'ai appris ce matin que pour se défendre contre tes propos scanda-leusement diffamatoires, l'Institut Forbes venait d'engager un des plus grands et des plus brillants avocats du pays, qui sera épaulé par un prestigieux cabinet de Miami. Tes accusations ont l'air d'avoir soulevé

l'indignation aux quatre coins des Etats-Unis et les richissimes clients de l'Institut ont déjà commencé à

envoyer de l'argent pour couvrir les frais du procès.

En sus des charges retenues contre toi, tu vas être littéralement assailli par les plaintes des parties civiles.

-Cela ne m'étonne pas que les gros industriels se rangent comme un seul homme derrière l'Institut Forbes, rétorqua Sean. En revanche, je serais étonné

qu'ils ne changent pas d'avis en apprenant que le fantastique traitement gr‚ce auquel l'Institut les a sauvés a été mis au point pour soigner un cancer provoqué

par l'Institut lui-même.

-Sur ce point, tu n'as peut-être pas tort.

-Je suis même s˚r d'avoir raison. J'ai trouvé quatre oncogènes viraux dans la tumeur que j'ai analysée.

Or il est exceptionnel d'en trouver, ne serait-ce qu'un, dans les tumeurs qui se développent naturellement.

-Oui, mais tu n'as examiné qu'une seule tumeur et il y a trente-huit autres cas, remarqua Brian.

-Ne t'inquiète pas. Je sais que j'ai raison.

-Je veux bien le croire. Il se trouve cependant qu'une de tes conclusions a déjà été contestée. Par l'intermédiaire de ses avocats, l'Institut affirme que c'est un pur effet du hasard si, primo, le Dr Deborah Levy s'est rendue dans un certain nombre des villes o˘

ont été opérés ceux qui allaient bientôt devenir les clients de l'Institut, et si, deuxio, ses déplacements ont justement eu lieu le lendemain de l'intervention.

-Ben voyons, dit Sean d'un air sarcastique.

-C'est un point que nous allons devoir prouver.

D'autant que les voyages du Dr Levy ne coÔncident pas systématiquement avec chaque opération.

-Ce qui signifie tout simplement qu'ils envoyaient de temps en temps quelqu'un d'autre. Margaret Richmond, par exemple. Il va falloir vérifier les déplacements de tous les membres du personnel médical.

-Il y a plus, ajouta Brian. L'Institut soutient que le Dr Levy est déléguée par le Collège national d'anato-mopathologie pour effectuer des contrôles sur place.

J'ai vérifié ce point; c'est exact. Il lui arrive effectivement de partir en tournée d'inspection pour s'assurer que tel ou tel hôpital ou clinique respecte les conditions attachées à l'autorisation d'exercice. J'ai également vérifié auprès d'un certain nombre des établissements hospitaliers concernés; à première vue, les dates de ses voyages concordent avec les tournées d'inspection.

-Et le programme informatique qui marche le dimanche et la nuit à partir de numéros de sécurité

sociale ? s'enquit Sean. Voilà qui devrait appuyer mes accusations, non ?

-L'Institut dément catégoriquement. La direction ne conteste pas que les services administratifs soient régulièrement en contact avec des compagnies d'assurance, mais elle affirme que c'est sur des bases exclusivement juridiques. A l'en croire, elle ne s'est jamais permis de consulter les fichiers de demandes préalables. Et quant aux assureurs, ils jurent leurs grands dieux que tous leurs fichiers sont strictement protégés.

-De la part des assureurs, ça ne m'étonne pas, commenta Sean. Je suis s˚r qu'ils tremblent tous comme des feuilles à l'idée d'être appelés à comparaître au procès. Mais il n'y a pas une once de vérité dans les dénégations de l'Institut: Janet et moi avons vu de nos yeux ce programme fonctionner.

-«a sera difficile à établir, dit Brian. Il faudrait que nous puissions mettre la main sur ce programme, et je ne crois pas qu'ils soient prêts à nous le confier.

-Et merde ! jura Sean.

-En fait, tout va reposer sur les arguments scien-

tifiques, reprit Brian, ainsi que sur notre capacité à

amener le jury sur ce terrain-là, et déjà à en comprendre les bases. «a risque de n'être pas facile. Ces questions restent assez ésotériques pour le commun des mortels. "

Les deux frères gardèrent un instant le silence.

" O˘ est Janet ? demanda Sean au bout de quelques pas.

-Dans ma voiture, répondit Brian. Le juge l'a convoquée avant toi et son cas est plus facile que le tien, mais elle n'a pas voulu attendre à l'intérieur du tribunal. Je ne le lui reprocherai pas. Toute cette histoire l'a vraiment secouée. Elle n'a pas ton habitude des démêlés avec la justice.

-J'apprécie, répliqua Sean. Elle est accusée, elle aussi ?

-Evidemment qu'elle est accusée ! Tu prends les gens d'ici pour des débiles, ou quoi ? Si tu veux tout savoir, elle est poursuivie pour complicité sur toute la ligne, exception faite des menaces à main armée et de la prise d'otages. Par chance, le juge a l'air de penser que son crime le plus grave est de s'être associée avec toi. Il n'a pas demandé de caution. Elle a été libérée sur parole. "

Alors qu'ils s'approchaient de la limousine louée par Brian, Sean aperçut Janet de loin, assise sur le siège avant. La jeune femme avait renversé la tête contre le dossier et paraissait dorrmir. Mais quand les deux frères ne furent plus qu'à quelques mètres, elle ouvrit les yeux. A la vue de Sean, elle se précipita hors de la voiture pour le prendre dans ses bras.

Sean lui rendit son étreinte, bien qu'un peu gené par la présence de Brian.

" «a va ? lui demanda-t-elle en s'écartant un peu pour le dévisager, les bras toujours passés autour de son cou.

-«a va. Et toi ?

-Me retrouver en prison fut une drôle d'expérience, reconnut Janet. Au début, j'étais dans un état proche de l'hystérie. Mais mes parents sont arrivés presque tout de suite avec notre avocat. Il a réussi à

accélérer les choses.

-C'est bien que tes parents soient venus. O˘ sont-ils ? demanda Sean.

-Ils sont rentrés à l'hôtel. Plutôt furieux que j'aie préféré t'attendre, je dois dire.

-J'imagine, dit Sean.

-Dites-moi, intervint Brian en consultant sa montre. Le Dr Mason a convoqué les journalistes à midi pour une conférence de presse à l'Institut. Je crois qu'il faudrait y assister. J'avais un peu peur que nous restions bloqués plus longtemps au tribunal, mais là

nous avons le temps. qu'en pensez-vous ?

-Pourquoi veux-tu aller là-bas ? s'enquit Sean.

-Je ne sais pas si tu as remarqué, mais cette histoire me préoccupe, rétorqua Brian. Je préférerais mettre toutes les chances de notre côté pour que le procès soit au moins équitable, et dans l'immédiat j'aimerais autant que cette conférence de presse ne se transforme pas en campagne de relations publiques, ce qui est à mon avis le souhait le plus cher des responsables de l'Institut. Ta seule présence devrait suffire à leur rabattre le caquet. Et elle contribuera aussi à te poser aux yeux des autres comme un individu responsable et sérieux dans ses allégations. "

Sean haussa légèrement les épaules: " Si tu y tiens, d'accord, répondit-il. D'ailleurs je serais curieux de savoir ce que va dire le Dr Mason.

-Je vous accompagne ", dit Janet.

A cause des embouteillages, il leur fallut plus de temps que Brian ne l'aurait cru pour se rendre du tribunal à l'Institut, mais la conférence de presse n'avait pas encore commencé lorsqu'ils arrivèrent enfin à destination. La rencontre devait se tenir dans la salle de réunions de la clinique, et il ne restait plus une place de parking devant cette aile de l'Institut.

Une longue file de camions de télévision bloquait l'accès pompiers ménagé à côté de l'entrée. Ils durent aller se garer de l'autre côté, devant le b‚timent de la recherche.

Alors qu'ils retraversaient le parking à pied, Brian leurparla de l'agitation médiatique que suscitait cette affaire.

" Autant vous prévenir que les esprits sont échauffés, leur expliqua-t-il. Nous allons avoir droit à un procès o˘ les réactions des médias et de l'opinion publique auront au moins autant d'importance que les débats au tribunal. qui plus est, il va se jouer sur le terrain de l'Institut. Ne vous étonnez donc pas de l'accueil qui va vous être réservé; à mon avis il sera plus que froid. "

Une foule de gens se massait devant l'entrée. Il s'agissait pour la plupart de journalistes, dont certains ne tardèrent pas à reconnaître Sean. Ils se ruèrent aussitôt sur lui, en jouant des coudes pour lui brandir leurs micros sous le nez et l'assaillir tous à la fois de questions fielleuses. Les flashs des appareils photo se mirent à crépiter. Les projecteurs des équipes de télévision inondèrent la scène d'une lumière crue. Sean était fou de rage lorsqu'il atteignit enfin la porte en compagnie de Janet et de Brian. A un moment, son frère dut le retenir pour l'empêcher de s'en prendre à

quelques photographes particulièrement insistants.

A l'intérieur, les choses ne devaient guère mieux se passer. La nouvelle de l'arrivée de Sean se propagea comme une onde de choc dans l'assistance étonnamment nombreuse. quand les deux frères et Janet réussirent enfin à pénétrer dans la salle de conférence, des huées s'élevèrent des rangs occupés par le personnel médical de l'Institut Forbes.

" Je vois ce que tu voulais dire en parlant d'accueil peu chaleureux, l‚cha Sean à mi-voix en s'installant sur un siège. Tu avais raison, nous ne sommes pas en terrain neutre.

-Tu es perçu comme un danger public et ils sont prêts à te lyncher, lui glissa Brian. Au moins, ça te donne une petite idée de ce contre quoi il va falloir te battre. "

Les huées et les sifflets adressés à Sean cédèrent brusquement la place à des applaudissements nourris lorsque le Dr Mason fit son apparition au fond de la petite scène. Le directeur de l'Institut s'avança d'une démarche assurée jusqu'au pupitre, sur lequel il déposa une volumineuse enveloppe de papier kraft.

Puis, se penchant légèrement en avant, les deux mains fermement posées sur les deux bords du pupitre et la tête un peu inclinée vers l'arrière, il contempla un moment le public. Tout, dans son allure et dans son port, indiquait l'homme de métier compétent et respectable: ses cheveux grisonnants, coiffés à la perfection, son costume bleu marine, sa chemise blanche et sa cravate sobre. Seule la tache de couleur du foulard en soie lavande glissé dans sa poche de poitrine égayait un peu sa tenue.

" C'est vraiment le portrait-robot du médecin idéal, chuchota Janet. Très télégénique.

-Oui, murmura à son tour Brian en hochant la tête. Tout à fait le genre de personnage auquel les jurés font a priori confiance. La bataille sera rude. "

Le Dr Mason s'éclaircit la gorge avant de prendre la parole, d'une voix bien timbrée qui résonnait agréablement aux oreilles. Il commença par remercier l'ensemble de l'assistance de s'être déplacée pour manifester son soutien à l'Institut de cancérologie Forbes, en butte à de graves accusations.

" Est-ce que vous comptez porter plainte contre Sean Murphy pour diffamation ? " lança tout à trac un journaliste placé au deuxième rang.

Le Dr Mason put s'épargner la peine de répondre.

Les sifflets qui jaillirent dans la salle se chargèrent promptement de remettre l'impertinent à sa place.

Celui-ci comprit qu'il avait manqué de tact et s'excusa humblement.

Pendant ce temps, le Dr Mason lissait l'enveloppe posée sur le pupitre tout en rassemblant ses pensées.

" Tous les établissements de soins et les centres de recherche traversent aujourd'hui des temps difficiles, déclara-t-il, et ces difficultés pèsent encore plus lourdement sur ceux d'entre eux qui assument à la fois les soins aux malades et des fonctions de recherche. En effet, les bases diagnostiques et thérapeutiques servant à définir les barèmes de remboursement sont particulièrement mal adaptées à des établissements tels que l'Institut Forbes, o˘ les traitements sont la plupart du temps définis en fonction de protocoles expérimentaux, et co˚tent d'autant plus cher qu'ils doivent être administrés de façon intensive.

" Toute la question revient donc à déterminer les sources de financement à même d'assurer ces traitements. Certains semblent penser qu'il suffit pour cela de bénéficier des subventions gouvernementales accordées au titre de la recherche, dans la mesure o˘

ce type de soins thérapeutiques fait partie intégrante de la recherche scientifique. Mais l'Etat a largement amputé le budget alloué aux chercheurs, nous obligeant ainsi à chercher ailleurs l'argent nécessaire à

nos activités, c'est-à-dire, le plus souvent, du côté de l'industrie privée quand ce n'est pas auprès de groupes étrangers. Pourtant, là aussi nous nous heurtons assez vite à des limites, surtout dans le contexte actuel de récession économique. Dans ces conditions, pourquoi dédaignerions-nous ce recours aussi ancien qu'éprouvé que constitue la philanthropie ? "

" Il est gonflé ! dit Sean à mi-voix. Il ne s'y prendrait pas autrement s'il voulait faire la quête à la fin de son discours. "

Plusieurs personnes se retournèrent vers lui en lui lançant des regards indignés.

" J'ai consacré ma vie à soulager ceux qui souffrent, poursuivait le Dr Mason. Depuis que je suis entré à la faculté de médecine, le progrès médical en général et la lutte contre le cancer en particulier n'ont pas cessé

de m'occuper. Délivrer l'humanité du fléau de cette maladie est devenu pour moi un but auquel je me suis employé de toutes mes forces. "

" Maintenant, il parle comme un politicien, reprit Sean. quand est-ce qu'il va enfin se décider à entrer dans le vif du sujet ?

-«a suffit ! " souffla une voix dans son dos.

" Lorsque j'ai accepté de prendre la direction de l'Institut de cancérologie Forbes, disait le Dr Mason, je savais que la maison connaissait de graves difficultés financières. La redresser sur des bases solides fut pour moi un objectif en tout point cohérent avec mon désir d'oeuvrer pour le bien de l'humanité. Je m'y suis donné coeur et ‚me. Et si quelques erreurs ont pu être commises, croyez bien que ça n'est pas à un quelconque manque d'altruisme qu'il faut les imputer. "

Le Dr Mason s'interrompit. Un tonnerre d'applaudissements salua cette première partie de son discours pendant qu'il tripotait l'enveloppe de papier kraft pour défaire le cordon qui la fermait.

-quelle perte de temps, chuchota Sean, exaspéré.

-Nous n'en sommes qu'à l'introduction, lui glissa Brian. Tiens-toi un peu tranquille. Je suis prêt à parier qu'il ne va plus tarder à aborder le problème. "

" Il est temps pour moi de prendre congé, reprit le Dr Mason. Et avant tout, j'aimerais remercier du fond du coeur tous ceux qui ont su m'aider pendant ces heures si éprouvantes. "

" quel charabia ! Pourquoi ne pas démissionner tout de suite ? " s'exclama Sean à voix suffisamment haute pour être entendu de ses voisins. L'ensemble de cette prestation l'écoeurait complètement.

Mais personne ne prit la peine de lui répondre. La fin de sa remarque fut vite noyée sous le brouhaha horrifié qui s'éleva dans l'assistance lorsque le Dr Mason, ouvrant enfin l'enveloppe, en sortit un 357

Magnum.

La rumeur gonfla comme une vague quand

quelques-uns des auditeurs des premiers rangs se mirent debout, sans qu'on sache s'ils désiraient se protéger ou au contraire s'approcher du Dr Mason.

" J'aurais préféré agir plus discrètement, lança ce dernier. Mais j'ai pensé... "

Il n'avait de toute évidence pas fini sa phrase quand deux journalistes du premier rang l'empêchèrent de continuer en montant sur l'estrade. Le directeur de l'Institut fit un geste pour les écarter, mais les deux hommes continuèrent d'avancer vers le pupitre. L'air paniqué, pareil à un gibier aux abois, le Dr Mason esquissa un pas en arrière. Son visage était devenu blanc comme un linge.

Devant les spectateurs épouvantés, il introduisit alors le canon du revolver dans sa bouche et appuya sur la détente. La balle qui lui perfora la vo˚te du palais creva le bulbe rachidien et le cervelet, empor-tant avec elle un morceau de cr‚ne de cinq centimètres de diamètre, avant de venir se ficher dans une corniche en bois sculpté. Le Dr Mason s'écroula comme une masse. Dans sa chute, il l‚cha l'arme qui tomba sur le plancher pour aller rebondir devant la première rangée de sièges, au grand effroi de leurs occupants qui les abandonnèrent en toute h‚te.

quelques personnes se mirent à crier, d'autres à

pleurer, mais la majorité du public resta muette d'hor-reur. quand le coup était parti, Sean, Janet et Brian avaient tous trois les yeux fixés vers l'estrade. La salle qu'ils balayèrent tout de suite du regard était en proie à une indescriptible confusion. Nul ne savait comment réagir. Les médecins et les infirmières eux-mêmes se sentaient impuissants. De toute façon, il était trop tard pour porter secours au Dr Mason.

Tout ce que Sean, Brian et Janet pouvaient voir de feu le directeur de l'Institut, c'était, dans une perspective saisissante, son corps étendu sur le sol avec les semelles de ses souliers en gros plan. Le mur qui fermait la scène était tout éclaboussé de rouge, comme si on avait jeté dessus une pleine poignée de framboises m˚res.

Sean sentit sa bouche devenir sèche; il avala sa salive avec difficulté.

Les yeux de Janet s'embuèrent de larmes.

Et Brian chuchota à toute allure: " Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous. "

La salle restait sous le choc, accablée par l'émotion.

Presque personne ne parlait. quelques hommes au coeur bien accroché (dont Sterling Rombauer) se risquèrent à aller examiner le cadavre du Dr Mason, mais un instant durant les témoins de ce drame restèrent presque tous rivés à leurs sièges-tous ou presque à l'exception d'une femme qui se leva d'un bond pour se précipiter vers la sortie. Sean la vit jouer des coudes pour se frayer un chemin à travers la foule abasourdie. Il la reconnut instantanément.

" C'est le Dr Levy, dit-il en se mettant debout. Il faut la rattraper. Si elle sort, je suis s˚r qu'elle va quitter le pays. "

Brian saisit son frère par le bras pour l'empêcher de se lancer à la poursuite de Deborah Levy.

" Ce n'est ni le moment ni le lieu de jouer les héros, lui dit-il. Laisse-la partir. "

Impuissant, Sean la suivit des yeux pendant qu'elle gagnait la sortie. quand elle eut disparu, il se tourna vers Brian.

" Le mystère commence à s'éclaircir, tu ne trouves pas ? lui demanda-t-il.

-Possible ", répondit Brian évasivement. En bon avocat qu'il était, il s'inquiétait néanmoins de l'émotion que cet événement brutal ne manquerait pas de provoquer dans l'opinion publique.

Petit à petit, les spectateurs du drame commencèrent à se disperser.

" Allons-nous-en, soupira Brian. Nous n'avons plus rien à faire ici. "

En silence, Brian, Janet et Sean quittèrent la salle à

pas lents avant de devoir traverser la cohue rassemblée devant l'entrée de la clinique. Ils se dirigèrentvers la voiture de Brian, chacun absorbé en lui-même pour essayer de surmonter l'horrible tragédie à laquelle ils venaient d'assister. Le premier, Sean prit la parole:

" Cet aveu de culpabilité a pris des formes plutôt dramatiques, déclara-t-il. Sans doute faut-il au moins créditer ce pauvre bougre de n'avoir pas eu le doigt qui tremblait au moment décisif.

-Je t'en prie, Sean, ne sois pas cynique, lui intima Brian. Ce genre d'humour noir n'est pas ma tasse de thé.

-Merci ", dit Janet à Brian, avant de s'en prendre à Sean: " C'est quand même un homme qui vient de mourir. Comment peux-tu avoir le coeur à plaisanter sur un sujet pareil ?

-Helen Cabot est morte, elle aussi, répliqua Sean.

Sa mort m'a affligé bien davantage.

-Ces deux décès devraient t'affliger, intervint Brian. Après tout, le suicide du Dr Mason risque fort d'être attribué à la mauvaise publicité dont l'Institut a p‚ti à cause de toi. Le malheureux avait de bonnes raisons d'être déprimé, et le fait qu'il ait décidé d'en finir ne prouve pas forcément sa culpabilité.

-Une minute ! s'exclama Sean en les obligeant tous deux à s'arrêter. Est-ce qu'après ce qui vient de se passer tu te remettrais à avoir des doutes sur ce que je t'ai raconté, à propos de cette sombre histoire de cancer fabriqué de toutes pièces par l'Institut ?

-Je suis avocat, répondit Brian. Mon métier m'a habitué à réfléchir de manière un peu spéciale.

J'essaie simplement d'anticiper sur ce qui va se passer, pour mieux assurer ta défense.

-Essaie d'oublier une seconde ce que tu es pour raisonner en être humain comme tout le monde, insista Sean. qu'est-ce que tu en penses ?

- D'accord, s'inclina Brian. Je dois reconnaître que tu as raison. Le suicide du Dr Mason est en soi très compromettant pour l'Institut. "