Les bras chargés d'une grosse boîte en carton, Robert Harris pénétra dans la pièce aveugle qu'il occupait dans les sous-sols et posa son colis par terre, à côté du bureau. Puis, s'accroupissant, il ôta le couvercle et attrapa une première chemise.
A la suite de sa conversation avec le Dr Mason et Mme Richmond, il s'était directement rendu chez Henry Falworth, le directeur du personnel non médical, pour lui demander les dossiers de tous les salariés susceptibles d'entrer en contact avec les malades.
Cette liste devait comprendre les employés à qui il incombait de préparer les menus, d'apporter les repas dans les chambres et de débarrasser les plateaux. Elle concernait également les équipes de gardiennage et de maintenance qui intervenaient à l'occasion dans les étages de la clinique. Pour finir, elle incluait le personnel du ménage et de l'entretien des chambres, des couloirs et des espaces communs.
Au total, elle rassemblait un nombre de noms assez conséquent, mais c'était la seule piste qui s'offrait à
Harris. Généraliser le système de télésurveillance co˚terait beaucoup trop cher, il le savait. Il allait se renseigner et préparer un devis, comme promis, mais le Dr Mason trouverait s˚rement le prix dissuasif.
Harris avait prévu de commencer par consulter rapidement cette cinquantaine de dossiers en se fiant à son intuition. Chaque fois qu'il trouverait dans l'un d'eux un élément discutable ou curieux, il le mettrait de côté afin de constituer un premier sous-groupe de suspects. Bien qu'il ne soit pas plus psychologue que médecin, Harris se disait que quelqu'un de suffisamment cinglé pour s'acharner sur des malades devait avoir un passé douteux.
Il tomba d'abord sur Ramon Concepcion, trente-cinq ans, employé aux cuisines. Cet immigré d'origine cubaine travaillait depuis l'‚ge de seize ans dans des hôtels et des restaurants. Son assiduité, ses références, ses absences pour maladie, tout paraissait normal. Harris reposa la chemise à côté de la boîte.
Il feuilleta ainsi les dossiers les uns après les autres, sans rien trouver d'anormal jusqu'au moment o˘ il arriva à Gary Wanamaker, lui aussi employé aux cuisines. Avant d'entrer à l'Institut, Gary avait travaillé
cinq ans à la cantine de la prison de Rikers Island, près de New York. La photo agrafée sur la première page était celle d'un homme aux cheveux bruns. Harris plaça son dossier à part, sur le bureau.
Il en avait consulté cinq autres lorsqu'il s'arrêta sur Tom Widdicomb, membre de l'équipe de nettoyage.
Harris fut intrigué par le fait qu'après avoir suivi une formation d'aide-infirmier, Widdicomb se soit contenté d'emplois d'homme à tout faire dans plusieurs endroits successifs, avec notamment un passage éclair à l'Hôpital général de Miami. Harris regarda la photo. Encore un brun. La chemise au nom de Tom Widdicomb alla rejoindre celle de Wanamaker sur le bureau.
Harris se remit à feuilleter la pile jusqu'à ce qu'un troisième dossier retienne sa curiosité. Ralph Seaver travaillait à la maintenance. Auparavant, il avait purgé une peine de prison pour viol. C'était écrit en toutes lettres, noir sur blanc. Avec le numéro de téléphone de la personne qui avait suivi Seaver pendant sa période de probation, dans l'Indiana.
Harris secoua la tête. Il était tombé sur une vraie mine, avec cette liste. En comparaison, les dossiers du personnel médical restaient d'une pauvreté navrante.
Il n'y avait rien trouvé, à part des broutilles pour usage illicite de substances médicamenteuses et une allusion à des mauvais traitements sur enfant. Là, il se retrouvait enfin avec du pain sur la planche. La pile n'était encore entamée qu'aux trois quarts et il avait déjà mis de côté trois dossiers méritant qu'on s'y intéresse de plus près.
Au lieu de profiter de sa pause pour boire un café et se détendre, Janet prit l'ascenseur pour descendre au premier étage, dans l'unité de soins intensifs. Elle avait énormément d'estime pour celles de ses consoeurs qui travaillaient là, se demandant par quel miracle elles arrivaient à supporter cette tension de tous les instants. Une fois son diplôme en poche, Janet avait elle-même passé quelques semaines dans un service de soins intensifs. Si elle aimait ce travail qu'elle trouvait intellectuellement stimulant, elle découvrit assez vite qu'il ne répondait pas à son attente. Outre son côté astreignant, il ne ménageait pratiquement aucun contact avec les malades, dont la plupart étaient d'ailleurs dans l'incapacité totale de communiquer.
Janet se dirigea vers le lit de Gloria. Elle était toujours dans le coma et son état ne présentait aucune amélioration bien qu'elle arriv‚t maintenant à respirer sans assistance. Ses pupilles excessivement dilatées ne réagissaient toujours pas à la lumière et, plus alarmant, l'électroencéphalogramme montrait que l'activité du cerveau demeurait quasi inexistante.
Une femme assise au chevet de Gloria lui caressait doucement le front. Agée d'une trentaine d'années à
peu près, elle lui ressemblait beaucoup. Elle leva les yeux à l'approche de Janet.
" Vous êtes une des infirmières de Gloria ? "
demanda-t-elle.
Janet hocha la tête. Les yeux rougis de la visiteuse indiquaient qu'elle avait pleuré.
" Je m'appelle Marie, reprit-elle. Je suis la soeur aînée de Gloria.
-Ce qui s'est passé est affreux. Je suis vraiment navrée, dit Janet.
-Au moins elle ne souffre plus, maintenant, soupira Marie. C'est peut-être aussi bien. "
Sans doute devait-elle puiser un certain réconfort dans cette pensée, aussi Janet acquiesça-t-elle de la tête. Elle était pourtant loin de partager cet avis. L'attitude très positive, combative, de Gloria aurait en effet pu lui permettre de vaincre son cancer du sein. Des gens encore plus atteints qu'elle arrivaient parfois à
s'en sortir.
Luttant pour refouler ses larmes, Janet retourna au troisième et se jeta à corps perdu dans le travail.
C'était la meilleure solution pour chasser les idées qui se bousculaient dans sa tête sur l'amère injustice de cet accident. Sa détermination ne suffit toutefois pas à effacer l'image obsédante du sourire que lui avait adressé Gloria pour la remercier d'avoir changé sa perfusion. Un autre incident allait se charger de balayer ce souvenir, une tragédie encore plus brutale et plus traumatisante que celle de la matinée.
Il était un peu plus de 14 heures lorsque Janet quitta le patient à qui elle venait de faire une intramusculaire. Comme elle longeait le couloir pour regagner le bureau des infirmières, elle eut envie de passer voir Helen Cabot.
En début de matinée, elle avait ajouté au goutte-à-goutte d'Helen la dose prescrite de produits codés, opération qu'elle avait renouvelée une heure plus tard environ. Helen s'était alors plainte d'une forte migraine. Soucieuse, Janet avait appelé le Dr Mason pour l'en informer. Il lui avait conseillé d'essayer de soulager la malade avec un médicament léger et de le rappeler si son état empirait.
L'antalgique administré à Helen par voie orale ne réussit pas à supprimer totalement la migraine mais il l'empêcha au moins d'empirer. Janet s'en était assurée en multipliant les visites au chevet de la malade, d'abord à intervalles rapprochés, puis toutes les heures. Constatant qu'en dehors de cette migraine somme toute supportable Helen ne présentait aucun symptôme alarmant, elle s'était peu à peu tranquillisée.
Il était presque 14 h 15 lorsque, poussant une nouvelle fois la porte, elle s'inquiéta de découvrir Helen étendue sans connaissance, la tête mollement inclinée sur le côté. S'approchant du lit, elle s'aperçut que la jeune fille respirait de façon irrégulière, avec un souffle tour à tour amplifié puis presque inaudible qui laissait craindre une atteinte d'ordre neurologique.
Sans perdre une seconde, elle appela le bureau des infirmières et bouscula Tim pour qu'il lui passe Marjorie.
" Venez tout de suite chez Helen Cabot, lança-t-elle d'une voix pressante. Elle fait une dyspnée asthmati-que. «a ressemble beaucoup à la respiration de Cheyne-Stokes.
-Oh, non ! s'écria Marjorie. Je préviens tout de suite le neurologue et le Dr Mason. "
Janet écarta l'oreiller pour redresser la tête d'Helen.
Puis, saisissant la fine torche électrique qu'elle portait toujours sur elle, elle la passa devant les yeux de la malade. Une des deux pupilles, anormalement dilatée, ne réagit pas à la lumière. Un frisson d'effroi parcourut Janet. La pression exercée par la tumeur à
l'intérieur de la boîte cr‚nienne avait d˚ s'accentuer au point de provoquer une hernie cérébrale. La vie d'Helen était en danger.
Se redressant, Janet ralentit au maximum le débit du goutte-à-goutte. Dans l'immédiat, c'était tout ce qu'elle pouvait faire
Marjorie arriva la première en compagnie de plusieurs infirmières, bientôt suivie par le Dr Burt Atherton, le neurologue, et le Dr Carl Seibert, un anesthésiste, accourus en toute h‚te. Tous deux se mirent instantanément à lancer des ordres pour essayer de diminuer la pression intracr‚nienne. Le Dr Mason se présenta le dernier, à bout de souffle.
Bien qu'elle lui ait parlé au téléphone, Janet n'avait encore jamais rencontré le directeur de l'établissement. Il avait tenu à suivre personnellement le cas d'Helen mais cet accident neurologique gravissime l'obligeait à passer la main au Dr Atherton.
Devant l'absence de résultats des mesures d'urgence et le déclin visible de l'état d'Helen, il fut décidé de procéder sans attendre à une intervention chirurgicale. A la grande stupéfaction de Janet, il fallut alors prendre des dispositions pour transférer la jeune fille à l'Hôpital général de Miami.
Décontenancée, Janet saisit la première occasion pour interpeller Marjorie.
" Pourquoi ne pas l'opérer sur place ? lui demanda-t-elle.
-L'Institut est un établissement spécialisé, s'entendit-elle répondre. Nous ne sommes pas équipés pour la neurochirurgie. "
Janet ne comprenait pas. Il était capital d'opérer Helen sans perdre une minute, et il n'était pas indispensable de disposer d'une unité de neurochirurgie pour cette intervention. Il suffisait d'un bloc opératoire et d'un chirurgien capable d'effectuer une trépanation. Cela devait être à la portée des médecins de l'Institut, puisqu'ils arrivaient à faire des biopsies.
Après des préparatifs précipités, Helen fut placée sur un lit roulant. Janet aida à l'y installer, puis, tenant le bocal de la perfusion à bout de bras pendant qu'on poussait le chariot dehors, elle accompagna l'équipe chargée du transfert.
Dans l'ascenseur, Helen fit une nouvelle complication. Sa respiration, qui était restée heurtée et saccadée depuis que Janet avait prévenu les secours, s'interrompit complètement et son teint très p‚le se mit à
bleuir.
Pour la seconde fois de la journée, Janet entreprit de faire un bouche-à-bouche pendant que l'anesthésiste réclamait à grands cris dans l'interphone que quelqu'un vienne les attendre au rez-de-chaussée avec du matériel de réanimation.
Dès que l'ascenseur s'arrêta, une infirmière se précipita à l'extérieur pendant qu'une autre bloquait les portes pour les empêcher de se refermer. quelques instants plus tard, le Dr Seibert poussait Janet du coude et introduisait dans la gorge d'Helen un tube endotrachéal relié à un ballon d'oxygène. Sous l'effet du gaz insufflé dans ses poumons, la sinistre coloration bleu‚tre s'effaça duvisage d'Helen qui retrouva sa p‚leur habituelle.
" Allez, on y va ", lança l'anesthésiste. Le petit groupe compact escorta Helen au pas de course jusqu'à la plate-forme devant laquelle attendait une ambulance. En un clin d'oeil, les roues du chariot furent escamotÎes et on introduisit le brancard à
l'arrière du véhicule, o˘ le Dr Seibert s'engouffra à son tour pour maintenir la respiration d'Helen.
Les portières claquèrent, le gyrophare se mit à clignoter, et dans un hurlement de sirène l'ambulance disparut au coin du b‚timent.
Janet se tourna vers Marjorie qui, debout à côté du Dr Mason, essayait de le réconforter en lui tapotant l'épaule.
" Tout s'est passé si vite, murmurait ce dernier d'une voix altérée. J'aurais d˚ m'y préparer, bien s˚r, cela devait forcément nous arriver un jour ou l'autre, mais notre traitement du médulloblastome semblait si efficace... Chaque nouveau succès me confortait dans l'idée que nous étions à l'abri de ce genre de tragédie.
-Tout est de la faute des médecins de Boston, lança Mme Richmond qui les avait rejoints juste avant le départ de l'ambulance. Ils auraient d˚ nous écouter.
Ils l'ont gardée trop longtemps.
-Peut-être aurait-il fallu la mettre en observation dans l'unité de soins intensifs, ajouta le Dr Mason.
Mais son état restait stationnaire, rien ne laissait présager cette attaque.
-On arrivera peut-être à la sauver à l'Hôpital général, dit Marjorie avec un optimisme forcé.
-Ce serait un miracle, intervint le Dr Atherton.
Il est on ne peut plus évident que la hernie de l'uncus de l'hippocampe comprime d'ores et déjà la moelle allongée. "
Janet dut se retenir pour ne pas lui ordonner de se taire. Ce jargon que les médecins utilisaient pour mieux se défendre contre l'émotion lui paraissait parfois insupportable, surtout dans des circonstances aussi dramatiques.
Tout à coup, comme s'il obéissait à un signal invisible, le groupe entier tourna les talons et s'éclipsa derrière les portes battantes donnant accès à la rampe des ambulances. Désireuse de profiter un instant du calme apaisant qui régnait dans le jardin, Janet ne suivit pas le mouvement. Au milieu de la pelouse, s'élevait un majestueux banian qui masquait en partie un arbre en fleur d'une espèce inconnue à la jeune femme. Le vent tiède et chargé d'humidité des tropi-ques lui caressait doucement le visage. Mais le bref répit qu'elle s'octroyait fut vite g‚ché par le ululement de la sirène qui s'éloignait. Ce bruit plaintif et perçant lui résonnait aux oreilles comme le glas annonçant la mort d'Helen Cabot.
Tom Widdicomb tournait comme un ours en cage dans la maison de sa mère, se lamentant et se mau-dissant tour à tour. Il ne savait plus s'il avait froid ou chaud; il se mettait soudain à grelotter et l'instant d'après il transpirait à grosses gouttes. Il se sentait malade, malade d'angoisse.
Lorsqu'il était allé voir son supérieur, celui-ci l'avait d'ailleurs autorisé à rentrer chez lui en lui disant qu'il était en effet très p‚le. Il avait même remarqué le tremblement qui l'agitait.
" Mettez-vous au lit et profitez du week-end pour vous reposer, lui avait-il conseillé. C'est peut-être un début de grippe. "
Tom avait donc quitté son travail plus tôt que d'habitude, mais il était bien trop affolé pour s'allon-ger. Tout ça à cause de Janet Reardon. Il avait failli avoir une attaque en l'entendant frapper à la porte alors qu'il venait juste d'endormir Gloria. Seul un instinct de survie l'avait poussé à aller se cacher dans la salle de bains. Il était coincé, elle le tenait, cela ne faisait plus aucun doute. Dans sa panique, il avait même sorti le revolver de sa poche.
Puis la confusion qui régnait dans la chambre lui avait offert une diversion salutaire. Personne ne l'avait vu se glisser hors de la salle de bains. Il avait même pu récupérer son seau et filer sans encombre dans le couloir.
Mais Gloria était toujours vivante. Janet Reardon l'avait sauvée. La pauvre femme continuait donc à
souffrir sans que Tom soit maintenant en mesure de la soulager puisqu'il n'avait pas le droit de pénétrer dans l'unité de soins intensifs o˘ on l'avait transportée.
C'est pour cela qu'Alice s'obstinait dans son silence.
Tom l'avait suppliée en vain. Alice savait très bien qu'il ne pourrait plus approcher Gloria jusqu'à ce qu'elle soit à nouveau installée dans une chambre seule.
Restait Janet Reardon. Tom voyait en elle un mauvais génie qui avait pour mission de les détruire, lui, sa mère et la vie qu'ils s'étaient créée. Il fallait l'éliminer sans attendre. Mais il n'y avait plus d'étiquette à son nom sur le panneau des résidents affiché dans l'administration. Elle avait déménagé et il ne connaissait pas sa nouvelle adresse.
Tom regarda sa montre. Il savait que Janet quittait son service au même moment que lui, à 15 heures sauf que les infirmières sortaient toujours un peu plus tard à cause de la réunion interéquipes. Il allait l'attendre dans le parking. Ensuite, il la suivrait en voiture jusque chez elle et il l'abattrait à bout portant. S'il réussissait, Alice romprait enfin ce silence qui le mettait à cran.
" Elle est morte ! " répéta Janet en éclatant en sanglots. Cela ne lui ressemblait pas de s'apitoyer sur la disparition de ses patients au point de fondre en larmes, mais les deux drames successifs de cette journée la rendaient hypersensible. De plus, la réaction de Sean ajoutait à son désarroi. Sans paraître outre mesure ému par la mort d'Helen Cabot, il ne semblait s'intéresser qu'à une chose: l'endroit o˘ se trouvait son corps.
" J'ai compris qu'Helen était morte, reprit-il d'une voix plus douce. Et cela ne m'est pas indifférent, crois-moi. Si je réagis comme ça, c'est en partie pour cacher la douleur que je ressens. Helen était une fille merveilleuse et sa mort a quelque chose de révoltant.
quand on pense que son père dirige une des plus grosses sociétés d'informatique du monde...
-Je ne vois pas quelle différence ça fait, jeta Janet en passant son index replié sous ses yeux.
-Aucune, reconnut Sean. «a montre simplement à quel point nous sommes tous égaux devant la mort.
Riches ou pauvres, tout le monde y passe.
-Je ne te savais pas si philosophe.
-Tous les irlandais sont philosophes dans l'‚me.
Cela nous permet de surmonter notre destin tragique. "
Ils se trouvaient dans la cafétéria. En sortant de la réunion interéquipes, Janet avait appelé Sean pour lui demander de venir la rejoindre. Elle avait besoin de parler à quelqu'un avant de rentrer chez elle.
" Je ne voudrais pas te choquer, poursuivit Sean mais j'aimerais vraiment savoir o˘ ils ont mis Helen.
Ils l'ont gardée ici ?
-Non, répondit Janet dans un soupir. A vrai dire, j'ignore o˘ elle est. quelque part à l'Hôpital général, j'imagine.
-Pourquoi serait-elle là-bas ? " demanda Sean en posant les coudes sur la table.
Janet lui expliqua tout, en exprimant clairement son indignation à propos de l'incapacité des chirurgiens de l'Institut à pratiquer une craniotomie d'urgence.
" Elle était à la dernière extrémité, lui dit-elle.
C'était de la folie de la transférer. Ils n'ont même pas eu le temps d'intervenir. Il paraît qu'elle est morte aux urgences de l'Hôpital général.
-Si on y allait tous les deux ? proposa Sean. Je voudrais la voir. "
Croyant qu'il plaisantait, Janet leva les yeux au ciel, exaspérée.
" Je parle sérieusement, reprit-il. Il y a de fortes chances pour qu'on fasse une autopsie. Et rien ne me plairait plus que de pouvoir subtiliser un bout de la tumeur. Ainsi, d'ailleurs, qu'un échantillon de sang et de liquide céphalo-rachidien. "
Ces précisions révulsaient Janet. Elle en frissonna de dégo˚t.
" Allons, la pressa Sean. N'oublie pas que nous avons partie liée dans cette affaire. La mort d'Helen me bouleverse, tu le sais parfaitement. Mais ce qui est fait est fait, et au lieu de pleurer je préfère travailler pour la science. Si tu gardes ton uniforme et que je passe une blouse blanche, nous n'aurons aucun mal à
nous introduire dans l'hôpital. Ah, et pendant que j'y pense il faut aussi prendre des seringues.
-Pour quoi faire ? s'enquit Janet.
-Au cas o˘, répondit Sean avec un clin d'oeil. On n'est jamais trop prévoyant. "
Sean devait être le meilleur baratineur de la terre ou bien elle-même était trop abattue pour réfléchir, quoi qu'il en soit Janet se sentit incapable de lui résister plus longtemps. Un quart d'heure plus tard, elle se hissait à côté de lui sur le siège passager du quatre-quatre, résignée à l'accompagner sans protester dans un établissement o˘ ils n'avaient jamais mis les pieds ni l'un ni l'autre, et avec le projet insensé de dérober un fragment de tissu cérébral surle cadavre d'une femme qui venait juste de mourir.
" Levoilà, c'est lui ", dit Sterling en pointant le doigt derrière le pare-brise pour désigner Sean Murphy à
l'attention de Wayne Edwards.
Wayne était un Afro-Américain b‚ti comme un colosse, que Sterling recrutait à l'occasion, lorsqu'on lui confiait une mission dans le sud de la Floride.
Ex-sergent de l'armée américaine, ex-flic, ex-petit entrepreneur, Wayne qui avait à son actif un passé
professionnel aussi riche et varié que celui de Sterling
,avait décidé de se lancer dans le même genre d'activités. Il s'était installé comme détective privé, et si son métier l'amenait essentiellement à fouiner dans le linge sale des familles, il avait déjà fait la preuve de son flair et de son efficacité dans un certain nombre d'autres domaines. Sterling l'avait rencontré quelques années plus tôt, à l'époque o˘ ils travaillaient tous deux pour le compte d'un gros industriel de Miami.
" Ton client a l'air assez balèze, remarqua Wayne qui se flattait de juger les gens au premier coup d'oeil.
-En effet, renchérit Sterling. C'était le meilleur joueur de l'équipe de hockey de Harvard. Il aurait pu passer professionnel, s'il avait voulu.
-Et la poule ? demanda Wayne.
-Une infirmière, de toute évidence. J'ignore tout des histoires de coeur de Sean Murphy.
-Jolie fille, laissa tomber Wayne. Au fait, que devient Tanaka Yamaguchi ? Tu l'as vu ces temps-ci ?
-Non, dit Sterling. Mais ça ne devrait pas tarder.
Mon contact à l'aéroport de Washington a pu voir le plan de vol du jet de Sushita Industries. Prochaine escale: Miami.
-«a va mettre un peu d'animation.
-En un sens, tant mieux, reprit Sterling. Si le mouvement s'accélère, notre affaire sera plus vite résolue. "
Wayne mit le contact et la Mercedes 420 S EL vert foncé démarra en douceur. Derrière ses vitres fortement teintées, Sterling et lui n'avaient rien à craindre des regards indiscrets. Les équipes médicales venaient de changer une demi-heure plus tôt et un nombre impressionnant de voitures manoeuvraient sur le parking. Wayne en laissa plusieurs s'intercaler entre Sean et lui, puis il le suivit à distance. Les deux véhicules s'engagèrent surla 12, en direction du nord.
" J'ai des sandwichs et des trucs à boire dans la glacière, sur le siège arrière, lança Wayne avec un geste par-dessus l'épaule.
-Tu penses vraiment à tout ", répliqua Sterling.
Wayne était un homme prévoyant. C'était un des côtés qu'il appréciait chez lui.
" Trop tard ! La balade est déjà terminée, dit Wayne en ralentissant. «a sera pour une autre fois.
-On dirait un autre hôpital, s'étonna Sterling en se penchant pour mieux observer le b‚timent dont ils approchaient.
-Miami doit avoir la plus forte densité d'hôpitaux au kilomètre carré, mon pote. Il y en a au moins un tous les deux kilomètres. Mais celui-là, c'est le plus grand et le plus beau: c'est l'Hôpital général de Miami.
-Curieux. Mais après tout, peut-être que la fille travaille ici.
-Tiens, tiens, marmonna Wayne entre ses dents.
Apparemment, on n'est pas seuls sur ce coup.
-que veux-tu dire ?
-Tu vois la Cadillac vert pomme, derrière nous ?
-Difficile de ne pas la remarquer.
-Je l'ai repérée au moment o˘ on a traversé la rivière. Et j'ai la nette impression que le type suit ton M. Murphy. J'avais la même tire, en bordeaux, quand j'étais plus jeune. C'est pour ça que je l'ai remarquée.
Une super bagnole, mais c'est l'enfer à garer en ville. "
Sterling et Wayne observèrent Sean et sa compagne pénétrer dans l'hôpital par l'entrée des urgences. Le conducteur de la Cadillac les escortait à quelques mètres.
" Je crois que mon petit doigt avait raison, enchaîna Wayne. Ce gommeux m'a l'air de leur filer le train avec encore plus d'empressement que nous.
-Je n'aime pas ça ", dit Sterling. Il ouvrit la portière, descendit de voiture et se retourna pour regarder la voyante Cadillac. " «a n'est pas le style de Tanaka mais je ne veux prendre aucun risque, ajouta-t-il en se penchant vers Wayne resté derrière le volant.
J'y vais. Si Murphy sort, tu le suis. Et si l'autre sort le premier, tu le suis. De toute façon je t'appellerai avec le portable. "
Attrapant la housse de son téléphone portable, Sterling s'élança sur les pas de Tom Widdicomb au moment o˘ ce dernier gravissait les quelques marches adjacentes au quai pour ambulances aménagé devant les urgences.
Gr‚ce aux indications que leur avait précipitamment fournies l'interne de garde aux urgences, Sean et Janet n'eurent aucun mal à trouver le service d'anatomo-pathologie. Là, Sean héla un autre interne. Ainsi qu'il l'avait expliqué à Janet, il suffisait de s'adresser aux médecins ou aux infirmières pour trouver tout ce qu'on voulait dans n'importe quel hôpital.
" Je suis dispensé d'autopsies, ce mois-ci ", rétorqua l'interpellé sur un ton pressé.
Sean lui barra la route. " Je veux simplement savoir si une de mes patientes n'est pas inscrite chez vous.
-Vous avez son numéro de dossier ?
-Non, simplement son nom. Elle est morte en arrivant aux urgences.
-Alors, ce n'est probablement pas ici qu'on va l'autopsier. En principe, nous ne nous chargeons que des sujets décédés dans un des services de l'Hôpital général.
-Comment faire pour s'en assurer ? insista Sean.
-Elle s'appelait comment ?
-Helen Cabot. "
L'interne daigna alors décrocher un téléphone mural situé à proximité. Moins de deux minutes plus tard, il leur confirma qu'Helen Cabot n'était pas entrée en anatomo-pathologie.
" O˘ peut-elle être, alors ? demanda Sean.
-A la morgue, bien s˚r. C'est au sous-sol. Prenez l'ascenseur principal pour descendre au premier sous-sol, et là suivez les flèches avec un M majuscule inscrit en rouge ", expliqua l'interne avant de s'éloigner à grands pas.
Sean se tourna vers Janet: " Tu joues le jeu ? Si on la trouve, on saura ce qui s'est passé. Et je pense qu'on devrait même arriver à faire un ou deux prélèvements.
-Au point o˘ j'en suis, tu sais... " soupira Janet avec résignation.
Tom Widdicomb avait retrouvé son calme. D'abord consterné de voir Janet Reardon sortir en compagnie de ce type en blouse blanche, il s'était rassuré en constatant qu'ils le conduisaient à l'Hôpital général. Tom connaissait l'endroit comme sa poche. En plus, comme ils arrivaient à l'heure o˘ commençaient les visites, il y aurait foule dans les couloirs. Et qui disait foule disait cohue. Cela lui donnerait peut-être une chance de liquider cette garce sans avoir besoin de la suivre jusque chez elle. Et tant pis s'il était aussi obligé
de descendre le mec en même temps !
Garder leur trace à l'intérieur de l'hôpital ne s'avéra pas chose aisée. Pensant qu'ils lui avaient échappé, Tom s'apprêtait à retourner au parking pour surveiller le quatre-quatre lorsqu'ils surgirent soudain presque sous son nez. Si près, qu'il fut persuadé que Janet allait le reconnaître. Il resta pétrifié sur place. Terrorisé à l'idée que Janet se mette à crier comme la veille dans l'appartement, il agrippa l'arme glissée dans sa poche. Si elle criait, il l'abattrait sur-le-champ.
Mais Janet passa sans même le regarder. De toute évidence, elle ne l'avait pas identifié. Tranquillisé, il suivit le couple de plus près, poussant même l'audace jusqu'à s'engouffrer à leur suite dans l'ascenseur.
quand l'homme appuya sur le bouton marqué-1, Tom sentit l'allégresse le gagner. Le sous-sol était de loin son endroit préféré à l'Hôpital général. A l'époque o˘ il y travaillait, il s'y rendait plus souvent qu'à son tour pour visiter un peu la morgue ou lire le journal en douce. Il avait appris à se diriger les yeux fermés dans ce labyrinthe souterrain.
La peur que Janet le remarque le tenailla une nouvelle fois lorsque la cabine se vida au rez-de chaussée.
Seuls un médecin et un technicien de la maintenance étaient restés avec eux. Tom s'abrita tant bien que mal derrière eux, mais malgré la mince protection qu'ils lui offraient, Janet ne le remarqua pas.
L'ascenseur arriva au sous-sol. Le médecin et le technicien en sortirent aussitôt et s'éloignèrent vers la droite. Janet et Sean hésitèrent un instant, tournèrent la tête d'un côté, de l'autre, et prirent à gauche.
Tom attendit jusqu'au dernier moment. A l'instant o˘ les portes allaient se refermer, il s'élança pour les bloquer des épaules et passa la tête à l'extérieur. Tout allait bien. Il reprit sa filature en maintenant prudemment une distance de cent cinquante mètres environ entre le couple et lui. Enfonçant la main au fond de sa poche, il la posa sur le pistolet, la paume sur la crosse et le doigt sur la détente.
Plus le couple s'éloignait des ascenseurs, plus Tom jubilait. Le lieu se prêtait on ne peut mieux à l'exécution de ses projets. Il n'en crut pas sa chance lorsqu'il les vit s'engager vers un secteur du sous-sol particulièrement peu fréquenté. Dans le silence total, on n'entendait que le bruit de leurs pas et le léger sifflement des tuyaux du chauffage.
" Cette expédition a tout d'une descente aux Enfers, remarqua Sean. Je me demande si nous ne nous sommes pas perdus.
-Depuis la dernière flèche, il n'y a pas eu de signe nous indiquant de tourner, dit Janet. Je ne pense pas que nous nous soyons trompés.
-Pourquoi faut-il que les morgues soient toujours si isolées et loin de tout ? Même l'éclairage devient de plus en plus dégueulasse.
-Elle devrait être placée à proximité d'une rampe d'accès. Tiens, regarde, une autre flèche. Nous sommes sur la bonne voie.
-En fait, je pense que c'est pour mieux dissimuler leurs bavures, railla Sean. «a ne ferait pas une bonne pub à l'hôpital si la morgue se trouvait à côté de l'entrée principale.
-A propos, j'ai oublié de te demander ce qu'avait donné l'analyse des produits codés.
-Pas grand-chose, jusqu'à présent. J'ai simplement préparé un gel d'électrophorèse.
-Me voilà bien renseignée ! observa Janet d'un ton sarcastique.
-Je t'explique, c'est très simple. Dans la mesure o˘ il y a toutes les chances pour que ces médicaments fassent partie d'un traitement immunothérapique, ils doivent contenir des protéines. Or ces dernières possèdent une certaine charge électrique qui les fait se déplacer à l'intérieur d'un champ électromagnétique.
Si tu les plonges dans une émulsion préparée selon des critères précis, elles perdent leur charge spécifi-que et ne se déplacent plus qu'en fonction de leur taille. Cela permet de trouver combien de protéines différentes sont concernées et d'en calculer approximativement le poids moléculaire. Ce n'est qu'une première étape.
-Je voulais simplement m'assurer que mes efforts n'avaient pas été vains et que tu t'étais mis au travail.
-Ne va surtout pas croire que tu es au bout de tes peines. Ces deux échantillons ne me suffiront pas, loin de là. J'aurai bientôt besoin de ceux de Louis Martin.
-Je ne crois pas que ce soit possible, soupira Janet. Je ne peux tout de meme pas casser d'autres flacons, ça finirait par paraitre louche.
-Essaie un autre stratagème, lui suggéra Sean. Il ne m'en faut pas beaucoup, tu sais.
-Je pensais que tu en aurais largement assez avec deux flacons pleins.
-Ce n'est pas le problème. Je dois comparer les protocoles de chaque patient pour trouver en quoi ils diffèrent.
-A mon avis, ils ne sont sans doute pas si différents que ça. quand je suis allée chez Mme Richmond pour lui demander deux flacons en échange de ceux que j'avais cassés, elle les a pris au hasard dans sa réserve. J'ai l'impression que ce sont toujours les deux mêmes produits qui sont administrés.
-Tu ne me feras pas gober ça, dit Sean. A partirdu moment o˘ on s'intéresse aux antigènes, on ne trouve jamais deux tumeurs semblables: un même type de cancer développe des tumeurs différentes selon les individus; et, toujours selon cette perspective, les différentes tumeurs d'un même sujet ne sont pas non plus identiques. Cette diversité au niveau des antigènes explique qu'on ait besoin de recourir à toute une gamme d'anticorps.
-Mais en attendant les résultats de la biopsie, j'imagine qu'il n'est pas impensable d'administrer les mêmes médicaments à tout le monde, n'est-ce pas ?
-En effet, je n'y avais pas songé. Chapeau ! "
répondit-il avec une admiration non dissimulée.
Après avoir tourné une dernière fois au coin d'un couloir ils se retrouvèrent devant une large porte capi-tonnée. L'écriteau cloué dessus à hauteur d'oeil indiquait: " Morgue. Défense d'entrer ". A côté, se trouvait un panneau muni de plusieurs manettes de commande.
" Oh, oh, s'exclama Sean, ils ont pris leurs dispositions en vue de notre arrivée. Ces verrous ont l'air d'une efficacité redoutable. Et dire que je n'ai pas emporté mes outils ! "
Janet tira sur la porte qui céda sans difficulté.
" Je te revaudrai ça, reprit Sean. Finalement ils ne devaient pas nous attendre. Pas aujourd'hui, en tout cas. "
Un courant d'air glacial émanant de la pièce vint s'enrouler autour de leurs jambes. Tendant le bras, Sean actionna les interrupteurs. Une demi-seconde durant, rien ne se passa, puis les tubes néon fixés au plafond se mirent à clignoter.
" Après toi, dit Sean en s'esquivant galamment.
-C'est toi qui as eu cette idée. A toi l'honneur ", répliqua Janet.
Il s'avança, Janet derrière son dos. Plusieurs rangées de piliers de soutènement en béton masquaient en partie l'espace immense qui s'ouvrait devant eux.
«à et là étaient éparpillés des chariots d'un modèle ancien, qui tous supportaient une forme inerte recouverte d'un drap blanc. Le thermomètre placé près de l'entrée affichait neuf degrés.
" Je n'aime pas cet endroit, murmura Janet en frissonnant.
-C'est absolument gigantesque, dit Sean. Les architectes devaient avoir une piètre opinion des compétences de l'équipe médicale, ou alors ils ont fait leurs plans en prévision d'une catastrophe nationale.
-Dépêchons-nous, je n'ai pas envie de m'éterniser ici ", reprit Janet, les bras serrés sur la poitrine pour se protéger de l'atmosphère humide et froide qui sentait le renfermé, cette odeur de moisi caractéristique des caves fermées depuis des années.
Sean souleva un drap. " Excusez-moi ", dit-il en s'adressant au cadavre du manoeuvre en b‚timent qui gisait dessous, le visage ensanglanté et le corps disloqué, toujours vêtu de ses vêtements de travail. Sean laissa retomber le tissu et se dirigea vers un autre chariot.
Surmontant sa répulsion, Janet se décida à faire de même en procédant dans la direction opposée.
" Dommage qu'ils ne soient pas rangés par ordre alphabétique, dit Sean. Il doit bien y avoir cinquante macchabées, là-dedans. Tu peux être s˚re que la Chambre de commerce de Miami n'essaiera jamais de séduire les investisseurs avec un petit topo sur la paix et la tranquillité de l'endroit.
-Sean ! Je trouve ton humour franchement déplacé ! cria Janet de l'autre bout de la rangée de piliers.
-Helen, Helen, se mit à chantonner Sean sur un air de comptine enfantine. Viens, ma petite Helen, sors de ta cachette.
-Tu ne respectes vraiment rien ! " lança Janet d'un ton choqué.
Plus il approchait du dénouement, plus Tom se laissait gagner par l'excitation. Même Alice s'était résolue à sortir de son long silence pour le féliciter d'avoir suivi Janet et son ami à l'intérieur de l'Hôpital général.
La morgue n'avait pratiquement pas de secrets pour Tom. Il n'aurait pu rêver d'endroit mieux choisi pour mener son plan à bien.
Arrivé près de la porte, il sortit l'arme de sa poche.
Puis, la tenant de la main droite, il tira le lourd battant et risqua un oeil à l'intérieur. Ni la fille ni le type ne se trouvaient dans son champ de vision. Tom s'avança, laissant la porte se refermer derrière lui. Les deux autres restaient invisibles mais il percevait leurs voix.
Il entendit distinctement Janet dire à l'homme en blouse blanche qu'elle n'appréciait pas ses plaisanteries.
Se retournant aux trois quarts, Tom posa la main sur le gros verrou en cuivre et le fit doucement jouer.
Sans un bruit, le pêne vint se placer sous la g‚che.
Du temps o˘ Tom travaillait à l'Hôpital général, il n'avait jamais trouvé la porte de la morgue close et il doutait fort que quiconque en possède une clé. Il pouvait être à peu près S˚r qu'on ne viendrait pas les déranger.
" que tu es malin, mon petit homme ", chuchota Alice.
Brandissant le revolver à deux mains comme il l'avait vu faire dans des films à la télé, Tom se dirigea vers le pilier en béton le plus proche. A en juger au bruit des voix, Janet et son copain devaient se trouver de l'autre côté.
" Certains de ces cadavres sont là depuis un bout de temps, observa Sean. On dirait qu'on les a oubliés.
-Je pensais la même chose, renchérit Janet. A mon avis, nous ne trouverons pas Helen ici. Logiquement, le corps aurait d˚ être près de l'entrée. Elle n'est morte que depuis quelques heures. "
Sean allait acquiescer quand tout à coup les néons s'éteignirent. Dans ce lieu souterrain dépourvu de fenêtres et dont la porte fermait hermétiquement gr‚ce aux joints d'isolation, ils se retrouvèrent plongés dans une obscurité aussi totale, aussi absolue qu'au coeur d'un trou noir.
Au moment o˘ la lumière s'éteignit, un hurlement perçant jaillit, instantanément suivi de sanglots hystériques. Sean crut tout d'abord qu'il s'agissait de Janet, mais les pleurs venaient de l'autre bout de la pièce, celui o˘ se trouvait l'entrée.
qui pouvait bien crier comme ça ? Cette incertitude mettait Sean au supplice. En temps ordinaire, le simple fait d'être brusquement privé de lumière ne l'aurait pas perturbé outre mesure, mais ces gémissements de terreur ajoutés à l'opacité des ténèbres le précipitaient dans un état proche de la panique. Seule l'inquiétude qu'il éprouvait pour Janet l'empêcha de perdre son sang-froid.
" J'ai peur du noir, se mit soudain à hoqueter une voix. Au secours ! J'ai peur ! "
A ce gémissement succéda un tintamarre de sons métalliques et de chocs sourds. Poussés par une main affolée, les chariots se cognaient les uns contre les autres, laissant tomber leur chargement sur le sol.
" Au secours ! " reprit la voix.
Sean était sur le point de l‚cher quelques mots pour essayer d'apaiser la frayeur de l'inconnu, mais il hésita; une telle initiative risquait de produire un effet contraire à celui recherché. Incapable de se décider, il resta planté sur place.
On entendit à nouveau un cliquetis de chariots, puis un choc assourdi, comme si quelqu'un se heurtait rudement au rembourrage de la porte. Suivit un petit déclic sec.
A la faveur du faible rai de lumière venu trouer l'obscurité, Sean aperçut Janet qui se tenait à six ou sept mètres de lui, comme paralysée, les deux mains pressées surla bouche. Cela ne dura qu'un instant. Les ténèbres les enveloppèrent de nouveau, mais cette fois rien ne vint troubler le silence.
" Janet ? murmura Sean. «a va ?
-Oui, répondit-elle. Mais mon Dieu, qu'est-ce qui a bien pu se passer ?
-Avance dans ma direction. J'en fais autant de mon côté.
-D'accord.
-Une vraie maison de fous, poursuivit Sean pendant qu'ils se rapprochaient l'un de l'autre à l'aveuglette. Je prenais l'Institut pour un asile d'aliénés, mais c'est le paradis à côté de l'Hôpital général. Au cas o˘ j'oublierais, rappelle-moi que c'est le dernier endroit o˘ postuler pour mon internat. "
Enfin leurs mains se frôlèrent. Se tenant fermement l'un à l'autre, ils se frayèrent un chemin vers la porte en essayant d'éviter les chariots. A un moment donné, Sean buta dans un cadavre. Obligeamment, il prévint Janet de l'enjamber.
" Je vais faire des cauchemars toutes les nuits, après cette aventure, soupira la jeune femme.
-«a vaut largement un scénario de Stephen King, en effet. "
La main qu'il tendait en avant pour éviter les obstacles toucha la surface lisse du mur. Se déplaçant latéralement, Sean atteignit bientôt la porte, poussa le battant, et Janet et lui se retrouvèrent dans le couloir désert, clignant des yeux à cause de la lumière.
" Je suis désolé de t'avoir entraînée là-dedans, s'excusa Sean en prenant le visage de Janet entre ses mains.
-Au moins, on ne s'ennuie pas avec toi, répliqua-t-elle. Mais tu n'y es pour rien. Je n'avais qu'à ne pas te suivre. Viens, sortons d'ici.
-Pour une fois que nous sommes du même
avis ! " dit-il en l'embrassant sur le bout du nez.
La légère inquiétude qu'ils ressentaient à l'idée de ne pas retrouver leur chemin s'avéra infondée. quelques minutes plus tard, ils grimpaient dans le quatre-quatre de Sean qui démarra aussitôt.
" Ouf ! soupira Janet. qui pouvait bien pousser ces cris, à ton avis ?
-Je ne sais pas, répondit Sean, mais c'était à fré-mir. Si quelqu'un avait voulu nous flanquer la trouille de notre vie, il ne s'y serait pas pris autrement. Peut-
être qu'un vilain petit troll a élu domicile dans le sous-sol et qu'il fait ça à tout le monde "
Alors qu'ils s'apprêtaient à sortir du parking, Sean freina si brutalement que Janet dut se retenir contre le tableau de bord.
" que se passe-t-il ? " demanda-t-elle.
Sean pointa le doigt vers l'avant: " Regarde ce b‚timent en brique, là devant. C'est l'Institut médico-légal. Je n'imaginais pas qu'il était si près. Le corps d'Helen a quelque chance de s'y trouver, qu'en penses-tu ? C'est peut-être un signe du destin...
-Je ne suis pas franchement emballée, mais puisque nous sommes là !
-Tu l'as dit, ma jolie ! " rétorqua Sean.
Il gara la voiture et tous deux gravirent les marches du porche pour se diriger vers le bureau des renseignements. Là, une Noire à la mine avenante leur demanda ce qu'ils désiraient.
Après lui avoirexpliqué qu'il était étudiant en médecine et que Janet était infirmière, Sean lui dit qu'il aimerait parler à l'un des médecins.
" Lequel ? s'enquit l'hôtesse d'accueil.
-Pourquoi pas le directeur ? suggéra Sean.
-Il est à l'extérieur, en ce moment. que diriez-vous du sous-directeur ?
-Ce serait parfait ", répliqua Sean.
Ils durent patienter quelques instants, puis furent dirigés vers le bureau du sous-directeur, le Dr John Stasin. Ce dernier eut l'air ravi de les recevoir.
" L'enseignement est une mission qui nous tient particulièrement à coeur, déclara-t-il avec fierté. Nous ne saurions qu'encourager nos collègues à s'intéresser à nos travaux.
-En l'occurrence, nous nous intéressons à un cas bien précis, avança Sean. Il s'agit d'une jeune fille, Helen Cabot, qui est décédée cet après-midi aux urgences de l'Hôpital général.
-Ce nom ne me dit rien, répondit le Dr Stasin.
Mais attendez une minute. Je vais me renseigner. " Il composa un numéro de téléphone, précisa à son interlocuteur qu'il cherchait à savoir o˘ était Helen Cabot, puis se contenta de quelques grognements d'approbation laconiques. Ce coup de fil fut des plus brefs. De toute évidence, le Dr Stasin n'était pas homme à perdre son temps.
" On nous l'a bien envoyée il y a quelques heures, mais nous ne l'avons pas gardée, annonça-t-il à ses visiteurs après avoir raccroché.
-Pourquoi ? demanda Sean.
-Pour deux raisons. Primo parce qu'elle souffrait d'un cancer du cerveau d˚ment diagnostiqué, qui d'après son médecin traitant est s˚rement à l'origine du décès. Et secundo parce que sa famille répugnait manifestement à nous la laisser. Dans ce genre de circonstance, nous estimons préférable de ne pas nous opposer aux voeux des parents. Contrairement à
une opinion bien répandue, en règle générale nous respectons les exigences des familles. Sauf bien s˚r lorsque nous pouvons légitimement soupçonner qu'il y a eu crime ou que tout nous incline à penser qu'il est dans l'intérêt général de pratiquer une autopsie.
-Est-ce que vous avez quand même prélevé quelques échantillons de tissus ? s'enquit Sean.
-Non, puisqu'il n'y aura pas d'autopsie. Si nous en faisions une, tous les prélèvements effectués reste-raient bien évidemment à notre entière discrétion.
Mais étant donné les dispositions prises, la famille d'Helen Cabot récupérera le corps dans son intégra-lité. D'ailleurs, la maison de pompes funèbres Emerson est déjà venue le chercher. Elle devrait le réexpé-dier à Boston dès demain. "
Sean remercia le Dr Stasin de leur avoir consacré un peu de son temps.
" Vous n'avez pas à me remercier, dit le sous-directeur. Et n'hésitez pas à nous appeler si nous pouvons vous rendre service, le laboratoire est ouvert tous les jours. "
Sean et Janet regagnèrent leur voiture. L'après-midi tirait à sa fin et on se trouvait en pleine heure de pointe.
" Le Dr Stasin s'est montré d'une bonne volonté
étonnante, non ? " remarqua Janet.
Sean se contenta de hausser les épaules avant d'appuyer son front contre le volant. " C'est déprimant, soupira-t-il. On dirait que tout se ligue contre nous.
-Ce n'est tout de même pas une raison pour sombrer dans la mélancolie, le reprit-elle, frappée par son air morose.
-La mélancolie est un trait fondamental du caractère irlandais, il faut me prendre comme je suis. Tu sais, je me dis que toutes ces difficultés que nous ren-controns sont autant d'avertissements, de signes destinés à me montrer que je ferais mieux de rentrer à
Boston et de me remettre à travailler sérieusement. Je n'aurais jamais d˚ venir ici.
-Allons dîner quelque part, proposa Janet pour lui changer les idées. Pourquoi ne pas retourner dans ce restaurant cubain, du côté des plages ?
-Je n'ai pas très faim.
-Peu importe. Devant un bon awoz con pollo tu verras la vie autrement, crois-moi. "
Bien qu'il fasse encore relativement jour dehors, Tom Widdicomb avait allumé toutes les lampes dans la maison d'Alice. Il avait toujours eu peur du noir et il était terrorisé à l'idée que la nuit allait bientôt tomber.
Plusieurs heures s'étaient écoulées depuis le terrible épisode survenu à l'intérieur de la morgue, mais Tom en tremblait encore. Un jour, sa mère lui avait joué un sale tour pour le punir. Il avait six ou sept ans et il faisait une colère parce qu'elle ne voulait pas qu'il reprenne de dessert; il l'avait menacée de raconter au directeur de l'école qu'ils dormaient dans le même lit.
Alors, elle l'avait enfermé dans un placard et l'y avait laissé toute la nuit. Après cette expérience atroce, Tom resta à jamais terrifié par le noir et les placards.
Il ne savait ni pourquoi ni comment la lumière s'était éteinte, tout à l'heure, mais quand il avait enfin trouvé la porte et l'avait poussée pour s'enfuir, il s'était retrouvé nez à nez avec un homme athlétique en costume et cravate. L'arme que Tom tenait toujours à la main l'avait fait reculer, et Tom en avait profité pour bondir dans le couloir et détaler comme un lapin. Le type avait bien essayé de le poursuivre, mais il s'était vite fait distancer dans le dédale de couloirs que Tom connaissait mieux que personne, ce qui lui permit de sortir par une porte dérobée donnant sur un escalier extérieur, côté parking.
Il avait ensuite piqué un sprint affolé jusqu'à sa Cadillac. Craignant que l'inconnu qui lui avait donné
la chasse ait réussi à le prendre de vitesse, il avait effectué sa manoeuvre en observant attentivement les autres véhicules. A cette heure-ci, le parking s'était vidé, et Tom eut vite fait de remarquer la Mercedes verte.
Négligeant la sortie principale, il en avait gagné une autre, rarement empruntée. quand la Mercedes s'y engagea derrière lui, ses derniers doutes l'abandonnèrent: l'autre se lançait à ses trousses. Tom s'était alors appliqué à le semer dans le flot dense de la circulation. Un feu opportunément passe au rouge et quelques véhicules venus s'intercaler entre eux lui avaient permis de prendre du champ. Après, il avait continué à conduire pendant encore une bonne demi-heure, sans but, pour s'assurer que personne ne lui filait le train. Puis il était rentré à la maison.
" Tu n'aurais jamais d˚ aller dans l'hôpital, se fus-tigea Tom à voix haute dans l'espoir d'attendrir sa mère. Tu aurais d˚ l'attendre dehors, espèce de crétin, et la suivre tranquillement chez elle. "
Tom ne savait toujours pas o˘ habitait Janet.
" Alice, parle-moi ", se mit-il à crier. Mais Alice resta muette.
Tom n'avait plus qu'à patienter jusqu'au lendemain, samedi. Alors, il recommencerait, et cette fois il ne prendrait pas de risques. Il attendrait Janet à la fin de son travail, il la suivrait, et il la descendrait chez elle.
" Tu verras, maman, lança Tom en direction du congélateur. Tu verras.
Janet avait vu juste, même si Sean n'était pas près d'en convenir. Il se sentait ragaillardi par ce repas et la tasse de café bien corsé qu'il venait d'avaler. Ce breuvage fort et savoureux dégusté à petites gorgées l'avait presque immédiatement plongé dans une douce euphorie.
L'attitude très positive de Janet l'avait également aidé à surmonter son abattement. Malgré les épreuves qui avaient marqué cette journée et leur pénible incursion dans la morgue, la jeune femme s'ingéniait à lui remonter le moral. Elle lui rappela que leur plan se déroulait somme toute assez bien. En quarante-huit heures, ils avaient réussi à subtiliser trente-trois dossiers de malades atteints de médulloblastome et deux flacons de produits codés.
" Je trouve que ce n'est pas si mal, déclara Janet.
Maintenant, nous avons tout en main pour comprendre pourquoi ce traitement marche si bien. Courage, Sean, nous touchons au but. "
Jointe aux effets de la caféine, la détermination de Janet finit par convaincre Sean.
" D'accord, l‚cha-t-il, on continue. Pour commencer, allons faire un tour du côté des pompes funèbres Emerson.
-Tu crois que c'est vraiment utile ? s'inquiéta Janet soudain redevenue méfiante.
-On ne perd rien à essayer. Si ça se trouve, ils travaillent tard. Ils nous donneront peut-être des échantillons. "
L'entreprise Emerson avait son siège sur North Miami Avenue, non loin du cimetière de la ville et des jardins de Biscayne. Elle y occupait une belle construction en bois de style victorien b‚tie sur un étage.
Sa façade gris p‚le, son toit en ardoises percé de plusieurs lucarnes, la large véranda qui la bordait sur trois côtés, tout laissait à penser qu'à l'origine il avait d˚ s'agir d'une demeure privée.
Le reste du quartier était moins attrayant. La villa était encadrée par deux immeubles en béton totalement dépourvus de charme, dont l'un abritait la boutique d'un marchand de spiritueux et l'autre un magasin d'articles de plomberie. Sean se gara devant la maison de pompes funèbres, sur l'emplacement réservé aux livraisons.
" «a n'a pas l'air ouvert, observa Janet.
-Il y a de la lumière, répliqua Sean. J'ai envie d'aller voir. " Le rez-de-chaussée était en effet brillamment éclairé. En revanche, aucune lampe n'était allumée ni sur la véranda ni à l'étage.
Sean sortit du quatre-quatre, gravit les quelques marches menant à l'entrée et appuya sur la sonnette.
Personne ne venant lui répondre, il se hasarda à regarder par les fenêtres en faisant le tour de la véranda.
Sans plus de succès, apparemment, puisqu'il regagna la voiture et démarra aussitôt.
" O˘ m'emmènes-tu, maintenant ? s'enquit Janet.
-Il faut que je passe à Home Depot. J'ai besoin de quelques outils.
-«a ne me plaît qu'à moitié.
-Si tu veux, je te dépose chez toi ", proposa Sean.
Janet garda le silence. Sean prit la direction de Miami Beach. Arrivé devant l'immeuble de Janet, il se rangea le long du trottoir. Ni l'un ni l'autre n'avait prononcé un mot depuis leur dernier échange.
" Tu peux me dire ce que tu as l'intention de faire ?
demanda enfin Janet.
-Chercher Helen Cabot jusqu'à ce que je l'aie trouvée. Je ne pense pas en avoir pour longtemps.
-Tu vas forcer la porte de cette maison, c'est ça ?
-Disons que je vais m'y "introduire", ça fait moins mauvais genre. Je n'ai besoin que de quelques prélèvements. Au pire, que peut-il se passer ? Elle est morte, de toute façon. "
Janet hésita. Elle avait déjà ouvert sa portière et s'apprêtait à descendre. Mais si fou que lui par˚t le plan de Sean, elle savait qu'elle était impliquée avec lui dans cette aventure. Après tout, c'est elle qui en avait lancé l'idée, ainsi qu'il le lui avait plusieurs fois fait remarquer. Et de toute façon, elle deviendrait folle d'inquiétude si elle devait rester chez elle à l'attendre.
S'adossant de nouveau au siège, elle déclara qu'elle avait changé d'avis et préférait venir avec lui.
" Je t'accompagne pour t'empêcher de faire n'importe quoi, ajouta-t-elle.
-Comme tu veux ", répondit-il d'une voix égale.
Il se rendit d'abord à Home Depot o˘ il acheta un diamant pour couper le verre, une ventouse, un couteau à cran d'arrêt, une petite scie sauteuse électrique et une glacière. Puis il s'arrêta devant une épicerie ouverte tard pour y faire aussi l'emplette de boissons fraîches et d'un pain de glace. Là-dessus, il retourna à
l'entreprise de pompes funèbres et se gara au même endroit que précédemment.
" Je t'attends dans la voiture, le prévint Janet. Et soit dit en passant, je te trouve complètement cinglé.
-Tes opinions t'appartiennent, répliqua Sean.
Moi, je dirais plutôt que je suis résolu à aller jusqu'au bout.
-Une glacière et des boissons fraîches ! s'exclama Janet. On dirait que tu pars en pique-nique, ma parole.
-Je n'aime pas être pris au dépourvu. "
Il saisit son matériel et la glacière et se dirigea vers l'entrée de la maison. Janet l'observa à distance vérifier les fenêtres les unes après les autres, sans même essayer de se cacher des automobilistes qui passaient dans l'avenue. Il agissait avec un sang-froid stupéfiant, comme s'il se croyait invisible. Puis elle le vit poser son chargement sous une fenêtre d'un des murs latéraux et se pencher pour attraper des outils.
" Bon sang ! " s'écria Janet à mi-voix. Folle de rage, elle descendit de voiture et le rejoignit sous la véranda.
Tout entier à sa t‚che, il appliquait soigneusement la ventouse contre un des carreaux.
" Tu as eu des regrets ? lui demanda-t-il sans la regarder, tout en passant d'une main s˚re le diamant autour de la vitre.
-Tu es fou à lier, chuchota Janet. Ton comportement est renversant, tu sais.
-«a me rappelle de vieux souvenirs ", se contenta de répondre Sean. Tirant sur la ventouse d'un geste sec, il enleva la quasi-totalité de la vitre et la déposa à
ses pieds. Puis il passa la tête par le trou afin d'inspecter l'intérieur du cadre. Il y avait bien une alarme, expliqua-t-il à Janet, mais comme il l'avait prévu elle n'était déclenchée que par l'ouverture de la fenêtre à
guillotine.
Il ramassa son attirail, le jeta sur le plancher, puis se faufila à travers l'ouverture.
" Si tu n'as pas l'intention de venir, il vaut mieux que tu retournes à la voiture, conseilla-t-il à Janet. «a pourrait paraître bizarre de voir une jolie fille rôder à
cette heure devant la baraque du croque-mort.
D'autant que je risque d'en avoir pour un moment si je trouve le corps d'Helen.
-Aide-moi, dit-elle spontanément en tendant la main vers lui.
-Fais attention aux bords, ça coupe ! "
Une fois Janet dedans, Sean ramassa le sac d'outils pendant que Janet s'emparait de la glacière.
" C'est sympa de nous avoir laissé la lumière ", remarqua Sean.
Les deux pièces de devant servaient à accueillir les clients et à exposer le matériel funéraire. Celle dans laquelle ils venaient de pénétrer contenait huit cer-cueils artistiquement disposés, le couvercle béant. De l'autre côté de l'étroit hall d'entrée se trouvait un bureau. quant à l'arrière de la maison, il était occupé
par une grande salle d'un seul tenant réservée aux embaumements; de lourdes tentures masquaient les fenêtres.
Le mobilier se composait essentiellement de quatre tables en acier inoxydable, deux d'entre elles supportant un cadavre recouvert d'un drap blanc. Le premier était celui d'une femme assez forte; l'expression détendue de ses traits aurait pu laisser croire qu'elle dormait, n'e˚t été la large incision en forme de Y
tailladée dans son buste. Elle avait été autopsiée.
Sean souleva le second drap.
" La voilà, souffla-t-il à Janet. Nous l'avons enfin trouvée. "
Janet inspira profondément pour se préparer au spectacle qui l'attendait. Mais ce qu'elle avait sous les yeux était loin d'être aussi insoutenable qu'elle le craignait. L'air reposé, Helen Cabot donnait elle aussi l'impression d'être profondément assoupie. Elle avait même meilleure mine que lorsqu'elle était en vie. Son teint diaphane était moins p‚le qu'à l'accoutumée.
" quelle déveine, soupira Sean. Ils l'ont déjà
embaumée. C'est fichu pour la prise de sang.
-Comme elle a l'air bien, remarqua Janet.
-Ils connaissent leur métier d'embaumeurs, c'est s˚r ", approuva Sean. Puis, lui montrant un grand meuble vitrine placé contre un mur, il ajouta:
" Regarde s'il n'y a pas des aiguilles et un scalpel, là-dedans.
-De quelle taille ?
-Peu importe. Prends simplement l'aiguille la plus longue. "
Pendant qu'elle cherchait, il brancha la scie électrique et l'essaya. L'engin démarra dans un bruit assourdissant.
Janet avait découvert toute une collection de seringues, d'aiguilles, de fil à suturer et de gants en latex, mais pas de scalpel. Elle posa ses trouvailles sur la table.
" Je vais commencer par le liquide céphalorachidien ", annonça Sean en enfilant une paire de gants.
Janet l'aida à basculer Helen sur le côté, de façon qu'il puisse insérer une aiguille dans la région lom-baire, entre deux vertèbres.
" Vous n'aurez mal qu'une toute petite seconde, lança Sean d'un ton léger en tapotant la hanche du cadavre.
-Je t'en prie, dit Janet, arrête avec ces plaisanteries macabres. J'ai déjà assez mal au coeur comme ça. "
Sean fut le premier surpris d'atteindre le canal médullaire du premier coup. Jusque-là, il ne lui était arrivé qu'une ou deux fois d'effectuer ce prélèvement sur des patients vivants. Il remplit soigneusement la seringue, la reboucha et la déposa dans la glacière.
Janet l‚cha Helen qui roula sur le ventre.
" Passons maintenant aux choses difficiles, reprit Sean. Je suppose que tu as déjà assisté à une autopsie ? "
Janet hocha la tête. C'était le cas, en effet, mais elle gardait un mauvais souvenir de l'expérience. Elle frissonna, les bras croisés sur la poitrine, pendant que Sean se préparait.
" Il n'y a pas de scalpel ? " lui demanda-t-il.
Elle lui fit signe que non.
" Heureusement que j'ai pensé à tout ", dit-il en attrapant le couteau. Après en avoir déplié la lame, il incisa la nuque d'Helen d'une oreille à l'autre. Saisissant ensuite le bord supérieur de la peau, il tira dessus d'un coup sec. Le scalp se détacha du cr‚ne dans un bruit de plantule déracinée. Sean l'arracha en remontant petit à petit, jusqu'au front.
Il palpa l'orifice laissé sur le côté gauche par la première craniotomie pratiquée à l'hôpital Memorial de Boston, puis glissa la main sur le côté droit à la recherche de la trépanation effectuée deux jours auparavant à l'Institut Forbes.
" Bizarre, murmura-t-il. Je ne trouve pas ce fichu trou.
-Ne perdons pas de temps ", l'enjoignit Janet.
Chague minute qui passait ajoutait à son anxiété.
Après s'être obstiné un moment à t‚ter le cr‚ne derrière l'oreille droite, Sean finit par renoncer. Il se pencha pour attraper la petite scie électrique et leva les yeux vers Janet.
" Si tu n'as pas envie de voir, écarte-toi, lui conseilla-t-il. «a ne va pas être joli, joli.
-Dépêche-toi ", lança simplement Janet.
Sean introduisit l'extrémité de la scie dans l'orifice repéré à gauche et mit l'outil en marche. La lame qui dérapa sur l'os faillit lui échapper des mains. La t‚che risquait d'etre moins facile que prévu.
" Il faut que tu me tiennes la tête ", dit-il à Janet.
Les mains sur les joues d'Helen, Janet tenta tant bien que mal de limiter les mouvements saccadés imprimés à la tête inerte par les tressautements de la scie . Sean eut toutes les peines du monde à dé tacher la calotte cr‚nienne. Il aurait voulu limiter l'entaille à
l'épaisseur de l'os, mais la lame, impossible à maîtriser, avait pénétré plus profondément çà et là, enta-mant le cerveau en plusieurs endroits.
" C'est dégo˚tant, dit Janet en se redressant pour se débarrasser des éclats d'os qui lui avaient jailli sur le buste et les bras.
-Cette scie n'est pas exactement adaptée à la chi-
rurgie, concéda Sean. On fait avec ce qu'on a. "
L'étape suivante leur posa à peu près autant de problèmes. La lame du couteau était loin d'être aussi fine qu'un scalpel et Sean eut du mal à l'insérer en dessous du cerveau pour trancher le cordon médullaire et les nerfs craniaux. Il fit néanmoins de son mieux, puis, glissant les doigts dans la blessure, il empoigna le cerveau mutilé et l'arracha à la boîte cr‚nienne.
Il sortit ensuite les boissons de la glacière, laissa tomber le cerveau sur la glace et décapsula une des boîtes avant de la tendre à Janet. Il avait l'air exténué.
De la sueur lui coulait sur le front.
Janet déclina son offre. Sidérée, elle le regarda avaler goul˚ment une longue rasade.
" Tu sais que je te trouve incroyable, quelquefois ", commença-t-elle.
Un bruit de sirène couvrit la fin de sa phrase. Prise de panique, Janet allait se précipiter vers la salle d'exposition mais Sean la retint.
" Il faut partir, vite, chuchota-t-elle d'une voix blanche.
-Non, répliqua Sean. Ils ne s'amèneraient pas avec une sirène. «a n'est s˚rement pas pour nous. "
Le son strident s'intensifia. Janet sentait son coeur s'affoler dans sa poitrine. La sirène retentit si fort qu'on aurait dit qu'elle résonnait à l'intérieur de la maison, puis le son décrut brusquement.
" Effet Doppler, remarqua Sean. Excellente démonstration.
-Je t'en prie, l'implora Janet. Partons. On a ce que tu voulais.
-Il faut d'abord nettoyer, répondit Sean en reposant sa boisson. Cette autopsie est censée rester clandestine. Regarde s'il n'y a pas un balai ou une serpillière quelque part. Moi je vais raccommoder les morceaux d'Helen et on n'y verra que du feu. "
Malgré son état de nervosité, Janet lui obéit et se mit à réparer fébrilement les dég‚ts. quand elle eut ter-
miné, elle dut attendre que Sean ait fini de remettre le scalp en place à l'aide d'une série de points de suture sous-cutanés. Cela fait, il rabattit les cheveux d'Helen par-dessus l'incision. C'était du beau travail, Janet elle-même dut en convenir. Personne n'aurait pu penser que le cadavre avait été profané.
Sans plus perdre de temps, ils transportèrent les outils et la glacière dans la pièce contenant les cer-cueils.
" J'yvais le premier, tu me passeras les affaires ", dit Sean qui s'engouffra à travers le trou pratiqué dans le carreau.
Dès qu'il fut de l'autre côté, Janet lui tendit le sac d'outils et la glacière.
" Tu as besoin que je t'aide ? lui demanda Sean les bras chargés.
-Je devrais y arriver, répliqua Janet. J'ai bien réussi à entrer. "
Sans l'attendre, Sean se dirigea vers la voiture.
La jeune femme agrippa le cadre de la fenêtre avant de l'enjamber. Dans sa h‚te, elle avait oublié la mise en garde de Sean; le verre tranchant comme un rasoir lui entailla quatre doigts. Reculant sous l'effet de la douleur, elle regarda sa main o˘ suintait un filet de sang et étouffa un juron.
L'idée lui vint qu'il serait après tout beaucoup plus facile et moins dangereux de sortir en ouvrant tout simplement la fenêtre. Au moins, cela lui éviterait de se couper une deuxième fois. Sans plus réfléchir, elle poussa les taquets qui maintenaient la guillotine et souleva cette dernière. L'alarme se déclencha instantanément.
Se contorsionnant pour passer à travers la fenêtre, Janet se précipita à la suite de Sean. Elle arriva à la voiture alors qu'il venait juste de cacher la glacière derrière un des sièges avant. D'un seul mouvement, ils grimpèrent dans le quatre-quatre et Sean démarra aussitôt.
" que s'est-il passé ? lui demanda-t-il.
-J'ai oublié qu'il y avait une alarme et j'ai ouvert la fenêtre, confessa Janet. Je suis désolée, mais je t'avais prévenu que je n'étais pas très douée pour ce genre d'expédition.
-«a ne fait rien, répondit Sean en tournant à
droite au premier croisement. Nous serons loin avant qu'ils aient le temps de réagir. "
Mais il n'avait pas vu l'homme qui, alerté par l'alarme, était sorti du magasin de spiritueux et les avait observés monter dans le quatre-quatre. Le témoin eut tout le temps de relever le numéro de la plaque d'immatriculation. Sur ce, il rentra dans sa boutique, prit soin de noter le numéro au cas o˘ il aurait un trou de mémoire, et appela la police.
Sean passa d'abord par l'Institut pour que Janet puisse récupérer sa voiture. Lorsqu'il se rangea devant la clinique, la jeune femme avait en partie retrouvé son calme. Elle ouvrit la portière et s'apprêta à descendre.
" Tu me suis, on se retrouve chez moi ? lança-t-elle par-dessus son épaule.
-Je vais d'abord au labo, répondit Sean. Tu veux venir ?
-Je travaille, demain matin, lui rappela-t-elle. Et j'ai une dure journée derrière moi. Je suis épuisée.
Mais Dieu sait ce que tu vas encore imaginer si je te laisse !
-Je ne serai pas long, la rassura Sean. Allez, viens ! Demain, c'est samedi, et après-demain je t'emmène en balade, comme promis. On partira dès que tu sortiras du travail.
-A t'entendre, on croirait que tu as déjà une idée de l'endroit o˘ nous irons.
-Exactement. J'ai envie d'aller du côté du parc national des Everglades et de pousser jusqu'à Naples.
Il paraît que c'est très chouette.
-D'accord, donnant, donnant, acquiesça Janet en claquant la portière. Mais ce soir, je veux que tu me ramènes à la maison à minuit au plus tard.
-Tes désirs sont des ordres ", répliqua Sean en redémarrant pour aller se garer devant l'autre b‚timent de l'Institut.
" quoi qu'il en soit, l'avion de Sushita Industries n'a toujours pas quitté Washington ", déclara Sterling au Dr Mason. Il avait rejoint le directeur dans son bureau pour une réunion impromptue à laquelle assistaient également Wayne Edwards et Margaret Richmond.
" Et je ne pense pas, ajouta-t-il, que Tanaka se décide à bouger avant que l'appareil se soit posé à Miami.
-Mais vous disiez que Sean était suivi, dit le Dr Mason. qui d'autre pourrait bien s'intéresser à
lui ?
-J'espérais que vous pourriez nous éclairer là-dessus, expliqua Sterling. Vous n'avez vraiment pas une petite idée surles mobiles de ce troisième larron ?
Wayne l'a remarqué au moment o˘ nous avons traversé la rivière. "
Le Dr Mason regarda Mme Richmond qui se contenta de hausser les sourcils. Il revint à Sterling:
" Est-ce que Tanaka n'aurait pas pu engager ce mystérieux personnage ?
-J'en doute, dit Sterling. Cela ne lui ressemble pas. quand Tanaka passera à l'action, Sean Murphy disparaîtra purement et simplement. Le Japonais connaît son métier; il agira sans prévenir, en douceur.
Le type que nous avons repéré avait l'air plutôt hir-sute. Il portait une chemise et un pantalon douteux, couleur marron, sans cravate. Et son comportement n'avait franchement rien de professionnel.
-Racontez-moi exactement ce qui s'est passé, le pria le Dr Mason.
-Nous avons suivi Sean et une jeune infirmière qui ont quitté l'Institut ensemble, vers 16 heures.
-L'infirmière est sans doute Janet Reardon, observa Mme Richmond. Sean et elle se fréquentaient déjà à Boston. "
Sterling la remercia d'une brève inclinaison de tête et demanda à Wayne de noter le nom qu'elle venait de leur donner " Il va falloir enquêter sur elle. Il est important de savoir s'ils travaillent en équipe ou non ", ajouta-t-il.
Il enchaîna sur la filature qui les avait conduits jusqu'à l'Hôpital général, sans oublier de mentionner la consigne laissée à Wayne de suivre l'homme en marron au cas o˘ celui-ci sortirait le premier.
Le Dr Mason ne fut pas peu surpris d'apprendre que Sean et son amie étaient entrés dans la morgue.
" que diable pouvaient-ils bien aller faire là-bas ?
s'étonna-t-il.
-Voilà encore un point sur lequel j'espérais que vous pourriez nous éclairer, lui dit Sterling.
-Je ne vois vraiment pas ", répondit le directeur, l'air perplexe, en jetant un nouveau regard en direction de Mme Richmond.
L'infirmière en chef esquissa une moue dubitative.
Sterling reprit la parole:
" Lorsque l'inconnu s'est introduit dans la morgue derrière Sean Murphy et Mlle Reardon, je n'ai fait que l'entr'apercevoir mais il m'a bien semblé qu'il tenait un revolver. La suite des événements devait d'ailleurs confirmer cette impression. Bien évidemment inquiet pour M. Murphy, je me suis précipité à la suite du trio, mais j'ai trouvé porte close.
-C'est à faire froid dans le dos, murmura Mme Richmond.
-Il ne me restait qu'une chose à faire, reprit Sterling, éteindre les lumières.
-Très futé, dit le Dr Mason. C'était une bonne idée.
-Je tablais sur le fait qu'ils n'allaient pas se tirer dessus avant que j'aie pu trouver le moyen d'ouvrir la porte, mais je n'ai même pas eu besoin d'aller jusque-là. Notre empêcheur de tourner en rond a apparemment la phobie du noir. Au bout de quelques instants, il a fait irruption hors de la pièce en proie à une terreur panique. C'est à ce moment-là que j'ai pu vérifier qu'il était bel et bien armé. Je l'ai poursuivi, mais malheureusement j'étais chaussé normalement alors qu'il portait des baskets, ce qui lui donnait un net avantage sur moi. De plus, il semblait connaître l'endroit comme sa poche. quand j'ai compris que je ne le rat-traperais pas, je suis retourné à la morgue. Mais le temps que j'arrive, Sean Murphy et Mlle Reardon s'étaient eux aussi envolés.
-Wayne a donc suivi cet homme ? demanda le Dr Mason.
-Il a essayé, en effet.
-Il m'a semé, avoua Wayne. C'était l'heure de pointe, je n'ai pas eu de chance.
-Bref, nous ignorons donc o˘ M. Murphy a disparu, maugréa le Dr Mason. Et nous nous retrouvons avec un problème supplémentaire en la personne de cet énigmatique agresseur.
-Nous avons posté un collègue de M. Edwards devant la résidence de l'Institut pour qu'il nous prévienne du retour de Sean, précisa Sterling. Nous fini-rons par le retrouver. "
Le téléphone placé sur le bureau se mit à sonner. Le Dr Mason décrocha.
" Juan Suarez, du service de sécurité, à l'appareil, dit une voix à l'autre bout du fil. Vous m'avez demandé
de vous appeler dès que Sean Murphy rentrerait, monsieur le directeur. Il vient juste d'arriver avec une infirmière. Ils sont allés directement au quatrième. "
Mason le remercia et raccrocha, l'air soulagé.
" Sean Murphy est sain et sauf, annonça-t-il aux autres. Il est ici et il a filé dans son laboratoire, sans doute pour piquer un nouveau lot de souris. «a, c'est ce que j'appelle de la conscience professionnelle ! Ce jeune homme a une grande carrière devant lui, croyez-moi. Il mérite bien tout le mal que nous nous donnons pour lui. "
Il était plus de 22 heures lorsque Robert Harris quitta l'appartement de Ralph Seaver. L'intéressé ne s'était pas montré très coopératif. Il n'avait semble-t-il guère apprécié qu'Harris lui ressorte l'épisode de sa condamnation pour viol, qu'il qualifiait pour sa part de " vieille histoire ". Harris ne s'était pas attardé.
Bien que Seaver ne lui f˚t pas sympathique, il lui avait suffi d'un regard pour le rayer mentalement de sa liste de suspects. D'après les descriptions, l'agresseur était un homme de taille et de corpulence moyennes. Seaver, lui, ne devait pas mesurer loin de deux mètres et il pesait dans les cent vingt kilos.
Remontant dans sa Ford bleu foncé, Harris consulta le dernier dossier de la mince pile posée sur le siège passager. L'adresse de Tom Widdicomb se trouvait à Hialeah, pas très loin de l'endroit o˘ habitait Harris. Malgré l'heure tardive, le chef de la sécurité décida de faire le détour. S'il voyait de la lumière, il sonnerait; dans le cas contraire, il repousserait cette visite au lendemain matin.
Harris avait déjà un peu fouillé dans le passé de Tom Widdicomb. quelques questions posées au téléphone lui permirent de s'assurer que Widdicomb avait effectivement un diplôme d'aide-infirmier. En revanche, un coup de fil à la compagnie d'ambulances pour laquelle il avait travaillé un temps ne lui apprit pas grand-chose. Le propriétaire s'était refusé à tout commentaire, arguant du fait qu'il avait retrouvé sa voiture avec deux pneus crevés après avoir fourni des renseignements sur un de ses anciens employés.
Le chef du personnel de l'Hôpital général de Miami s'était montré moins réticent mais ne lui en avait pas dit beaucoup plus. Lui-même n'avait jamais rencontré M. Widdicomb, expliqua-t-il; au vu de son dossier, il savait simplement qu'il avait quitté l'hôpital de son plein gré.
Harris avait également parlé avec Glen, le chef de l'équipe de ménage de la clinique de l'Institut. D'après Glen, Tom était quelqu'un de fiable mais qui entretenait d'assez mauvais rapports avec ses collègues. Il ne donnait satisfaction que lorsqu'on le laissait travailler seul.
Enfin Harris avait aussi appelé un certain Maurice Springborn, vétérinaire de son état. Mais le numéro n'était plus en service et il n'y avait pas d'abonné à ce nom dans l'annuaire. Au total, Harris n'avait donc rien découvert de compromettant au sujet de Tom Widdicomb. Et tout en roulant dans Hialeah à la recherche du 18, Palmetto Lane, il ne se sentait pas très optimiste.
" Au moins il y a de la lumière, c'est toujours ça ", dit-il entre ses dents en se rangeant le long du trottoir devant une vieille baraque en bois à l'aspect délabré.
Alors que toutes les maisons de cette rue modeste étaient plongées dans l'ombre, celle de Tom Widdicomb était en effet illuminée comme Times Square la nuit de NoÎl. Toutes les lampes étaient allumées, dedans comme dehors.
Harris descendit de voiture et contempla avec étonnement la maison brillamment éclairée. Tout en s'en approchant, il remarqua le nom d'Alice Widdicomb inscrit sur la boîte aux lettres et se demanda quel lien de parenté unissait cette femme à Tom.
Il gravit les marches du porche, appuya sur la sonnette et mit à profit l'attente qui se prolongeait pour examiner de plus près la b‚tisse. La peinture délavée de la façade aurait eu besoin d'un bon coup de pinceau.
Personne ne venant lui ouvrir, Harris sonna une deuxième fois en collant son oreille contre le battant afin de s'assurer que la sonnette marchait. Il l'entendit nettement. S'impatientant, il essaya encore, sans plus de succès, avant d'abandonner la partie et de regagner sa voiture.
Mais au lieu de mettre le contact il resta assis à
regarder la maison en se demandant ce qui avait bien pu pousser ses occupants à l'éclairer aussi somptueusement. Il s'apprêtait enfin à démarrer lorsqu'il crut voir quelque chose bouger derrière la fenêtre du salon. Le mouvement se répéta. A l'intérieur, quelqu'un soulevait furtivement un rideau. Sans doute dans l'espoir de repérer ce visiteur indésirable.
Harris redescendit de voiture, gravit à nouveau le porche et posa longuement le doigt sur la sonnette.
Mais la porte resta obstinément close.
Dégo˚té, il tourna les talons et s'engouffra dans la Ford. Là, décrochant son téléphone de voiture, il appela Glen pour lui demander si Tom Widdicomb devait venir travailler le lendemain.
" Non, monsieur Harris, répondit Glen de sa voix traînante à l'accent du Sud. En principe, il devrait être absent jusqu'à lundi. Il était au trente-sixième des-
sous, aujourd'hui, blanc comme un linge. Je l'ai autorisé à partir plus tôt. "
Harris lui souhaita bonne nuit et raccrocha. Si Widdicomb s'était senti assez faible pour rentrer se mettre au lit, pourquoi cet éclairage insensé ? Etait-il malade au point de ne pas pouvoir venir jusqu'à la porte ? Et o˘ était cette Alice dont le nom figurait seul sur la boîte aux lettres ?
Tout en s'éloignant de Hialeah, Harris réfléchit à la suite des opérations. Ce qui se passait chez les Widdicomb lui paraissait louche. Il pouvait rebrousser chemin et surveiller la baraque, mais cette solution extrême ne l'enchantait pas. D'un autre côté, s'il attendait jusqu'au lundi matin il risquait de perdre un temps précieux. Pour finir, Harris décida de revenir le lendemain de bonne heure pour essayer au moins de voir à quoi ressemblait Tom Widdicomb. D'après Glen, il n'était ni très grand ni très gros. Et il avait les cheveux bruns.
Harris soupira. Il aurait pu trouver mieux à faire, un samedi, que d'aller poireauter devant cette bicoque, mais il n'avait pas de meilleure idée. Il avait intérêt à
avancer un peu son enquête sur les accidents des cancers du sein s'il voulait garder son poste à l'Institut.
Sean sifflotait doucement en travaillant, tout à la joie de pouvoir se concentrer sur sa t‚che. Perchée sur un haut tabouret identique au sien, Janet le regardait manipuler les petits récipients de verre et de plastique disposés devant lui, sur la paillasse.
Dans ces moments tranquilles, elle le trouvait incomparablement séduisant. Ses cheveux bruns encadraient son visage penché en avant d'une cascade de boucles soyeuses, presque féminines, qui formaient un contraste frappant avec son visage aux traits sévères et virils. L'arête de son nez s'amincissait vers le haut, à la jonction avec les sourcils fournis. Le nez lui-même était des plus droits, sauf au bout o˘ il s'incurvait en bec au-dessus des lèvres. Les yeux bleu sombre se posaient sans ciller sur le petit plateau à
instruments que Sean tenait entre ses doigts forts et déliés.
Il leva vers Janet un regard brillant d'excitation. En le voyant ainsi, la jeune femme se sentit si éperdument amoureuse de lui que leur incursion dans l'entreprise de pompes funèbres s'effaça presque de son esprit.
Elle aurait voulu qu'il la prenne dans ses bras, qu'il lui dise qu'il l'aimait et voulait vivre avec elle le restant de ses jours.
" Ces premiers gels d'électrophorèse à colloÔdes d'argent sont fascinants. Viens voir ", lui dit-il.
Ramenée à la réalité par cette déclaration terre à
terre, Janet descendit de son tabouret. Ce qu'il voulait lui montrer ne la passionnait pas outre mesure, mais elle n'avait guère le choix. Bien que déçue de ne pouvoir épancher sa tendresse, elle n'osait pas saper l'enthousiasme de Sean.
" «a, c'est le produit du plus grand des deux flacons, lui annonça-t-il fièrement. La solution dans laquelle je l'ai fixé me permet de vérifier qu'il ne comprend qu'un seul composant, d'un poids moléculaire de 150 000
daltons environ. "
Janet hocha la tête.
Sean saisit la deuxième préparation: " L'autre flacon n'a pas le même contenu, reprit-il. Ces trois bandes bien distinctes signifient que nous avons ici trois composants différents, avec des poids moléculaires beaucoup moins importants. A première vue, je dirai que le premier flacon renferme une immunoglobuline alors que le second contient essentiellement des cytokines.
-Des cytokines ? qu'est-ce que c'est ?
-C'est un terme générique. Suis-moi, ajouta-t-il en se levant. Je dois aller chercher des réactifs. "
quittant la pièce, ils empruntèrent l'escalier pour se rendre à l'étage en dessous. Durant lè trajet, Sean poursuivit ses explications.
" Les cytokines sont des protéines produites par les cellules du système immunitaire. Elles jouent un rôle capital dans les échanges intercellulaires puisque c'est en fonction de leurs indications que les cellules vont se mettre à grossir et à se diviser, ou qu'elles se prépareront pour lutter contre une invasion virale, bactérienne, voire un processus néoplasique. Après avoir prélevé des lymphocytes sur des patients cancéreux, les biologistes de l'Institut national de la santé
publique les ont cultivés in vitro avec une cytokine particulière, l'interleukine-2, puis ils les ont réinjectés aux malades. Les résultats sont encourageants.
-Mais moins décisifs que ceux obtenus par l'Institut Forbes avec le médulloblastome, j'imagine ?
l'interrogea Janet.
-Mille fois moins ", confirma Sean.
Il choisit plusieurs réactifs dans la réserve, et tous deux remontèrent au laboratoire, les bras chargés.
Sean se montrait intarissable.
" Nous vivons une époque passionnante pour la biologie, poursuivit-il. Le xIxe siècle a vu l'essor de la chimie, le xxe restera comme le grand siècle de la physique, mais le XXIe siècle sera celui de la biologie moléculaire. Bientôt ces trois sciences vont fusionner, et cela entraînera des découvertes prodigieuses, dignes des meilleurs scénarios de science-fiction.
D'ailleurs, le mouvement a déjà commencé. "
L'enthousiasme de Sean était contagieux. Oubliant sa fatigue et les douloureux événements de cette journée bousculée, Janet l'écoutait avec le plus vif intérêt.
" quelle est la prochaine étape, dans l'analyse de ces produits ? demanda-t-elle.
-J'hésite, reconnut Sean. Je crois qu'il faudrait d'abord observer comment cet anticorps inconnu qu'est notre immunoglobuline réagit en présence de la tumeur d'Helen Cabot. "
Après avoir prié Janet de lui attraper des ciseaux et un scalpel dans un tiroir, Sean posa la glacière dans l'évier et enfila une paire de gants en latex. Ainsi protégé, il sortit le cerveau qu'il rinça sous le jet avant de le poser sur une planche à découper qu'il avait attrapée sous l'évier.
" J'espère que je n'aurai pas de mal à trouver la tumeur, dit-il. C'est la première fois de ma vie que je fais un truc comme ça. D'après l'examen par RMN
pratiqué à Boston, la plus grosse tumeur est localisée dans le lobe temporal gauche. C'est sur celle-là qu'on a fait la biopsie, là-bas. Autant commencer par elle. "
Sean orienta soigneusement le cerveau sur la planche puis entreprit de découper le lobe temporal en tranches.
" Ce petit travail de découpage m'en rappelle une bien bonne, lança-t-il. Je ne sais pas si je vais résister à l'envie de te la raconter.
-Retiens-toi, s'il te plaît ", lui intima Janet qui avait déjà du mal à accepter l'idée que ce cerveau soit celui de quelqu'un avec qui elle venait tout juste de lier connaissance.
" Ah, ça s'annonce bien ", dit Sean en séparant les bords de l'incision qu'il venait de pratiquer. Sous les chairs apparut un tissu plus jaune d'aspect et plus dense, troué çà et là de cavités minuscules mais visibles à l'oeil nu. " Ces petits trous pourraient bien cor-respondre aux zones insuffisamment irriguées à
cause de la croissance de la tumeur. Tiens, viens m'aider. "
Janet enfila à son tour une paire de gants en latex et écarta les masses cérébrales pendant que Sean s'emparait des ciseaux pour prélever un fragment de la tumeur.
" A présent, il va falloir isoler les cellules ", déclarat-il. Il déposa son échantillon dans une boîte de Petri contenant un milieu de culture auquel il ajouta des enzymes et enfourna le petit récipient dans l'incuba-teur. " Ensuite, ajouta-t-il en attrapant le plus grand des flacons subtilisés par Janet, nous essaierons d'identifier cette immunoglobuline. Pour ce faire, nous allons recourir à ELISA, un test qui permet d'identifier certaines catégories d'immunoglobulines. "
Reposant le flacon sur la paillasse, il prit une espèce de plateau en plastique muni de quatre-vingt-seize petits tubes creux o˘ il introduisit autant d'anticorps capteurs différents. Il répandit ensuite un peu de sérum-albumine par-dessus pour bloquer le processus de liaison à son début et compléta l'opération en versant dans chaque tube une quantité infinitésimale et précisément mesurée de produit codé.
" Le jeu consiste maintenant à trouver lequel de ces anticorps va réagir au produit. " Sans s'arrêter de parler, Sean commença à passer les tubes sous l'eau pour les débarrasser des immunoglobulines qui n'avaient pas réagi. " A cette fin, nous allons remettre dans les tubes des anticorps identiques à ceux que j'y ai déposés tout à l'heure, mais marqués cette fois par un composé enzymatique qui va colorer la préparation. "
Sous l'effet de cette substance, la solution préparée dans les tubes témoins vira en effet au bleu p‚le.
" Gagné ! " s'exclama Sean en voyant le contenu d'un des tubes adopter la même teinte lavande. " Le mystérieux produit a perdu son mystère. Il contient une immunoglobuline humaine bien connue sous le nom d'IgG1 .
-Comment l'Institut arrive-t-il à la fabriquer ?
-Bonne question. A partir d'anticorps monoclonaux, je suppose, bien qu'il ne soit pas exclu d'y arriver en utilisant de l'ADN recombinant. La seule difficulté
vient du fait que cette molécule est particulièrement grande. "
Sans tout comprendre de ce que lui disait Sean, Janet ne perdait pas une miette de ses éclaircissements. Mais la fatigue accumulée finit par avoir raison de l'intérêt qu'elle portait à ces expériences destinées à déterminer la composition des produits codés.
Jetant un coup d'oeil à sa montre, elle s'aperçut qu'il était près de minuit.
Bien que prise de scrupule à l'idée d'interrompre Sean dans ce travail qu'elle l'avait convaincu de mener à bien, elle se pencha pour lui effleurer le bras:
" Tu as vu l'heure ? lui demanda-t-elle.
-Bon sang, dit Sean en regardant sa montre. Je n'ai pas vu le temps passer.
-Je me lève tôt, ajouta Janet. Il faut que j'aille dormir un peu. Mais je peux rentrer toute seule si tu préfères rester.
-Pas question, il est beaucoup trop tard. Laisse-moi quelques minutes, le temps de vérifier le second produit avec ELISA. Ensuite, je ferai juste un petit test de photoluminescence pour observer les réactions entre l'IgG1 et la tumeur d'Helen. Je n'en ai pas pour longtemps. "
Janet fit contre mauvaise fortune bon coeur. Mais ne pouvant plus supporter de rester assise sur un tabouret, elle alla chercher un fauteuil dans le bureau aux parois vitrées. Moins d'une demi-heure plus tard, Sean bondissait presque de joie: gr‚ce à ELISA fl venait de déterminer trois cytokines dans le second produit. D'abord l'interleukine-2 qui, ainsi qu'il l'expliqua à Janet, correspondait à un facteur de croissance des lymphocytes T; puis le facteur alpha de la nécrose tissulaire, qui pousse certaines cellules à
détruire des cellules cancéreuses qu'elles ne reconnaissent pas; enfin l'interféron gamma, substance ayant apparemment pour rôle de stimuler l'ensemble du système immunitaire.
" Ce ne sont pas les lymphocytes T, justement, qui sont détruits par le sida ? s'enquit Janet qui avait du mal à garder les yeux ouverts.
-Exact. " Très absorbé, Sean s'empara ensuite de différentes lames de verre sur lesquelles il avait étalé
des solutions plus ou moins concentrées de l'immunoglobuline inconnue pour les examiner au fluoroscope. Choisissant d'observer d'abord les préparations les plus diluées, il glissa une première lame sous l'objectif de l'appareil et régla le binoculaire.
" Wouah ! s'exclama-t-il. La rapidité de cette réaction est incroyable. Même avec une solution à dix pour cent, l'IgG1 réagit très fortement à la tumeur. Viens voir ça, Janet. "
Seul le silence lui répondit. Interloqué, Sean interrompit sa contemplation et se tourna pour découvrir la jeune femme recroquevillée dans le fauteuil, profondément endormie.
Un sentiment de culpabilité l'envahit. Il n'avait pas réalisé à quel point elle devait être épuisée. Il se leva, s'étira pour détendre ses bras et son dos courbatus et se pencha sur Janet. Le sommeil donnait une expression angélique à son visage encadré par la masse blonde de ses beaux cheveux. Résistant à l'envie de l'embrasser, il la secoua doucement par l'épaule.
" Janet, murmura-t-il, on s'en va. Il est temps d'aller au lit. "
Janet était déjà montée dans le quatre-quatre et avait attaché sa ceinture de sécurité lorsqu'elle se souvint qu'elle devait récupérer sa voiture.
" Tu es s˚re que tu peux conduire ? lui demanda Sean.
-Oui. Et je préfère l'avoir pour demain matin ", répondit-elle sur un ton qui n'admettait pas de réplique.
Sean la conduisit donc sur le parking de la clinique o˘ elle le quitta pour prendre sa voiture. Il la laissa passer devant. A ce moment-là, la jeune femme occupait bien trop ses pensées pour qu'il remarque la Mercedes verte qui s'etait engagée à leur suite, tous feux éteints.
SAMEDI 6 MARS, 4 H 45
Sean ouvrit les yeux et se réveilla instantanément. Il lui tardait de retourner dare-dare à son labo pour résoudre le mystère du traitement du médulloblastome. Les quelques manips auxquelles il s'était livré
quelques heures plus tôt n'avaient servi qu'à lui aigui-ser l'appétit. Aussi, bien que le jour ne soit pas encore levé, il se glissa hors du lit, prit une douche et s'habilla.
Prêt à partir, il rentra dans la chambre sur la pointe des pieds et alla doucement secouer Janet. Il aurait préféré la laisser dormir jusqu'au dernier moment, mais il fallait qu'il lui parle.
Roulant sur le dos, Janet balbutia, d'une voix brouillée par le sommeil: " C'est déjà l'heure de se lever ?
-Non, chuchota Sean. Je pars au labo. Tu vas pouvoir te rendormir. Je voulais simplement te rappeler de penser à prendre quelques affaires pour notre voyage à Naples. On partira cet après-midi, dès que tu sortiras du travail.
-C'est drôle mais j'ai l'impression que tu as une idée derrière la tête, dit la jeune femme en se frottant les yeux. qu'est-ce que tu comptes faire à Naples ?
-Je te raconterai tout en chemin. En partant directement de l'Institut, on évitera les embouteilla-
ges. Ne te charge pas trop. Une tenue pour dîner ce soir, un maillot de bain et un jean, ça devrait suffire.
Ah, autre chose... " ajouta-t-il en se penchant sur elle.
Janet le regarda droit dans les yeux.
" Je veux que tu te procures un peu des produits codés de Louis Martin.
-Rien que ça ! s'exclama Janet en se redressant pour s'asseoir. Et comment est-ce que je suis censée m'y prendre ? Tu sais les difficultés que j'ai eues à
dérober ceux d'Helen.
-Ne t'énerve pas, répliqua Sean. Je te demande simplement d'essayer. C'est très important. Tu m'as dit qu'à ton avis ces médicaments sortaient tous du même lot. «a me paraît impossible et j'ai besoin de le vérifier. Il ne m'en faut pas beaucoup. quelques centilitres du plus grand des deux flacons fera l'affaire.
-Mais ces produits sont encore plus surveillés que les narcotiques, gémit Janet.
-Et si tu y ajoutais un peu de sérum physiologique ? Tu ne connais pas ce vieux truc qui consiste à
verser un peu d'eau dans les bouteilles d'alcool des parents ? Personne ne s'apercevra que la concentration n'est pas la même. "
Janet examina cette suggestion.
" «a ne risque pas de porter tort au patient ?
demanda-t-elle.
-Je suis s˚r que non. Ces médicaments sont s˚rement préparés avec une bonne marge de sécurité.
-D'accord, je vais essayer ", promit Janet à
contrecoeur. La perspective d'abuser une nouvelle fois de la confiance de Marjorie la rebutait.
" Je ne t'en demande pas plus, dit Sean en déposant un baiser sur son front.
-Maintenant je ne vais jamais pouvoir me rendormir, se plaignit-elle alors qu'il se dirigeait vers la porte.
-On pourra rester au lit tant qu'on voudra pendant le week-end ", lança-t-il avant de sortir.
quand il monta dans son quatre-quatre, l'aube commençait à peine à p‚lir le ciel vers l'est. Ailleurs, les étoiles scintillaient sur la vo˚te sombre de la nuit.
L'esprit tout entier tourné vers les t‚ches qui l'atten-daient, il démarra sans prêter aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Cette fois encore, il ne vit pas la Mercedes vert sombre se glisser à sa suite dans la circulation fluide en gardant prudemment ses distances.
Tout en emboîtant le pas à Sean, Wayne Edwards composa sur son téléphone de voiture le numéro de la chambre de Sterling Rombauer, à l'hôtel Grand Bay.
C'est un Sterling mal réveillé qui décrocha à la troisième sonnerie.
" Le loup vient de sortir de sa tanière et il roule vers l'ouest, lui annonça Wayne. Il va sans doute à
l'Institut.
-Très bien, répondit Sterling. Ne le l‚che pas. Je te rejoins. On vient de m'informer il y a une demi-heure que l'avion de Sushita Industries avait enfin décollé.
-Ah, les choses sérieuses vont commencer.
-C'est bien mon sentiment ", confirma Sterling.
Anne Murphy se sentait à nouveau triste et déprimée. Charles était venu la voir, mais il n'avait passé
qu'une seule nuit à la maison. Maintenant qu'il était parti, l'appartement lui semblait vide et trop grand pour elle . C'était une telle joie de retrouver ce fils chéri, si calme, si près de Dieu, et un tel déchirement de le quitter. Ce matin elle s'attardait au lit sans avoir le courage d'en sortir lorsqu'un coup de sonnette l'obligea à se lever.
Elle enfila sa robe de chambre et traversa la cuisine d'un pas las. Elle n'attendait personne, mais l'autre jour, elle n'attendait pas non plus ces deux hommes venus lui poser des questions sur Sean. Intérieurement, elle se rappela sa promesse de ne rien dire, ni sur Sean, ni sur le projet Oncogen.
" qui est là ? demanda-t-elle dans l'interphone.
-Police ", répondit une voix.
Anne sentit un frisson lui parcourir l'échine alors qu'elle pressait sur le bouton qui commandait la porte d'entrée. Cette visite ne pouvait avoir qu'une explication: Sean avait à nouveau fait des siennes. Elle se lissa les cheveux à la h‚te avant d'aller ouvrir: Sur le seuil se tenaient un homme et une femme vêtus de l'uniforme de la police de Boston.
" Désolée de vous déranger, madame, dit la femme en lui montrant son insigne. Je me présente: agent Hallihan; l'agent Mercer m'accompagne. "
Tout en les dévisageant avec des yeux ronds, Anne agrippait à deux mains les revers de sa robe de chambre. La police s'était plus d'une fois presentée chez elle, lorsque Sean était adolescent. Cette scène lui rappelait de mauvais souvenirs.
" que voulez-vous ? s'enquit-elle.
-Vous êtes bien Anne Murphy, mère de Sean Murphy ? " demanda l'agent Hallihan.
Anne fit oui de la tête.
" Nous venons vous voir à la suite d'une réclamation de la police de Miami, enchaîna l'agent Mercer.
Savez-vous o˘ se trouve votre fils Sean, en ce moment ?
-Il travaille à l'Institut de cancérologie Forbes de Miami, répondit Anne. que s'est-il passé ?
-Nous n'en savons pas plus que vous, dit l'agent Hallihan.
-Il a des ennuis ? insista Anne.
-Nous n'avons vraiment aucune information, madame, reprit fermement l'agent Hallihan. Est-ce que vous avez son adresse, là-bas ? "
Anne s'éloigna vers le meuble du téléphone placé
dans l'entrée pour recopier l'adresse de l'Institut sur un bout de papier qu'elle tendit aux deux policiers.
" Merci, madame, et excusez-nous pour le dérange-
ment ", lança l'agent Hallihan avant de tourner les talons.
Anne s'appuya mollement contre la porte qu'elle avait refermée derrière les deux policiers. Ses craintes les plus profondes venaient de se réaliser, elle en avait la certitude. Sean n'avait pas su résister à la dangereuse emprise de Miami.
Dès qu'elle crut s'être suffisamment ressaisie, Anne composa le numéro personnel de Brian.
" Sean s'est encore attiré des ennuis ", balbutia-t-elle dans l'appareil en l'entendant décrocher. Les larmes jaillirent dès qu'elle eut ouvert la bouche.
" Maman, reprends-toi, dit Brian.
-Il faut que tu le sortes de là ", réussit-elle à articuler entre deux sanglots.
A force de persuasion, Brian réussit à la calmer un peu et elle lui raconta la visite à laquelle elle venait d'avoir droit.
" Il doit s'agir d'une petite infraction au code de la route, l‚cha Brian. Il a d˚ passer en voiture sur une pelouse, un truc dans ce go˚t-là.
-Je crois que c'est plus grave, hoqueta Anne en reniflant. quelque chose me le dit. Je le sens. Ce gar-
çon causera ma mort.
-Veux-tu que je vienne ? lui proposa Brian. Je passe quelques coups de fil pour voir de quoi il retourne et j'arrive. Je suis s˚r que c'est une bêtise qui ne prête pas à conséquence.
-Dieu fasse que tu aies raison ", soupira Anne en se mouchant à petits coups.
Après avoir raccroché, Anne alla s'habiller et commença à se coiffer. Brian habitait Back Bay, de l'autre côté de la rivière. Comme on était samedi, il n'y aurait pas d'embouteillages et il serait là dans une demi-heure. Lorsqu'il sonna pour la prévenir qu'il montait, Anne plantait la dernière épingle dans son chignon.
" Avant de partir, j'ai appelé un de mes amis à
Miami, Kevin Porter, lui déclara d'emblée Brian.
Kevin est un avocat d'affaires avec qui il nous arrive de travailler. Je lui ai tout expliqué. Il va se renseigner auprès de la police et nous rappellera tout de suite après.
-Je suis s˚re que c'est grave, dit Anne.
-Tu n'es s˚re de rien ! éclata Brian. Pourquoi te mettre dans un état pareil avant de savoir ce qui s'est passé ? A force de t'inquiéter, tu vas te retrouver à
l'hôpital, comme la dernière fois. "
quelques minutes plus tard, la sonnerie du téléphone retentit. Brian alla décrocher.
" Je n'ai pas de très bonnes nouvelles pour vous, mon vieux, commença Kevin. Cette nuit, un marchand de vin a vu votre frère s'enfuir à la suite d'un cambriolage avec effraction. Il a relevé le numéro de la voiture. "
Brian soupira et regarda sa mère qui attendait, assise au bord d'une chaise, les mains croisées sur les genoux. Une violente colère contre son cadet l'envahit. quand Sean finirait-il enfin par comprendre qu'il torturait leur pauvre mère avec ses frasques à
répétition ?
" C'est une curieuse affaire, poursuivait Kevin.
Apparemment, on a retrouvé un cadavre mutilé et...
vous êtes prêt à entendre la suite ?
-Dites-moi tout.
-Le cerveau a disparu. Or, le cadavre en question n'est pas celui d'un pauvre bougre mort dans l'anony-mat. C'est celui d'une jeune fille de bonne famille; son père est un très gros bonnet, il a d'ailleurs une entreprise du côté de Beantown.
-Beantown ? A côté de Boston ?
-Tout juste. Et comme ce monsieur a le bras long, j'aime mieux vous dire qu'il y a du grabuge, ici. La police est sur les dents. Le procureur a sorti une liste de chefs d'accusation impressionnante. quant au médecin légiste, il prétend que le cr‚ne a été découpé
avec une scie sauteuse.
-Et on a vu le quatre-quatre de Sean quitter les lieux ? demanda Brian qui essayait déjà de rassembler des éléments pour la défense de son frère.
-Hélas, oui. En plus, un autre médecin légiste aurait rencontré votre frère quelques heures avant, à
l'Institut médico-légal; il y était venu en compagnie d'une infirmière pour examiner le cadavre de cette fille, dans l'intention de faire des prélèvements, semble-t-il. Apparemment, il est arrivé à ses fins. En tout cas la police les cherche, lui et sa copine infirmière, pour les interroger et sans doute pour les boucler.
-Merci, Kevin. Est-ce qu'il y a un moyen de vous joindre, dans la journée ? J'aurai peut-être encore besoin de vos services, surtout si on arrête Sean.
-Pas de problème, je ne bouge pas de tout le week-end. Je vais demander aux flics de me prévenir s'ils arrêtent votre frère. "
Brian reposa lentement le combiné avant de lever les yeux vers sa mère. Ces nouvelles allaient l'anéantir, même si elle avait envisagé le pire.
" Tu as les numéros de téléphone o˘ l'on peut joindre Sean ? " lui demanda-t-il du ton le plus dégagé
qu'il put.
Sans mot dire, Anne se leva pour aller les lui chercher.
Brian appela d'abord à la résidence. Il laissa sonner une bonne douzaine de fois avant de raccrocher. Puis il essaya le centre de recherche de l'Institut Forbes. Là, il tomba sur un répondeur qui lui apprit que le standard était ouvert du lundi au vendredi, de 8 heures à
17 heures.
Il se décida alors à téléphoner à la compagnie Delta Airlines, o˘ il réserva une place dans l'avion de midi pour Miami. Cette affaire prenait une tournure par trop étrange et il préférait aller y voir de plus près.
" Tu vois, j'avais raison, n'est-ce pas ? dit Anne. C'est grave.
-Il y a s˚rement un malentendu quelque part, maman. De toute façon, il vaut mieux que je parte 1là-bas pour essayer de clarifier la situation.
-qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? gémit Anne.
-Maman, calme-toi, dit Brian. Ce n'est pas de ta faute. "
Hiroshi Gyuhama souffrait de br˚lures d'estomac.
Il se sentait à bout de nerfs. Depuis que Sean lui avait fait tellement peur en le surprenant dans la cage d'escalier, il n'osait plus aller l'espionner. Ce matin pourtant, il lui avait bien fallu s'y résigner après avoir remarqué le quatre-quatre garé sur le parking.
Comme il s'y attendait, Sean se trouvait dans son labo o˘ il travaillait déjà d'arrache-pied malgré l'heure matinale. Sans s'attarder, Hiroshi regagna son bureau.
Sa nervosité s'expliquait aussi par l'arrivée de Tanaka Yamaguchi à Miami. Deux jours plus tôt, Hiroshi était allé le chercher à l'aéroport pour le conduire au Doral Country Club, o˘ Tanaka avait l'intention de séjourner et de jouer au golf en attendant les dernières instructions de Sushita Industries.
Ces ordres étaient arrivés tard la veille au soir. Après avoir pris connaissance du rapport envoyé par Tanaka, les responsables du consortium japonais s'étaient convaincus que Sean Murphy risquant de contrecarrer les espoirs qu'ils avaient placés dans l'Institut, le mieux était donc de l'envoyer à Tokyo o˘
ils pourraient essayer de le " raisonner ".
Le comportement de Tanaka mettait Hiroshi au supplice. Déjà sur ses gardes à cause des liens notoires que l'homme de main entretenait avec les yakusa, il n'avait eu aucun mal à déchiffrer les signes de mépris discrets qui lui étaient adressés. Certes, Tanaka s'était incliné pour le saluer, mais ni très longtemps ni très profondément. Et pendant le trajet, la conversation n'avait porté que sur des banalités. Tanaka n'avait pas prononcé le nom de Sean Murphy. Pire encore, en arrivant à l'hôtel il avait pris congé d'Hiroshi sans chercher à le retenir et ne l'avait pas invité à une partie de golf.
Hiroshi se sentait douloureusement humilié par ces affronts; et il savait quelles conclusions il fallait en tirer.
La mort dans l'‚me, il composa le numéro de téléphone du Doral Country Club et demanda à parler à
M. Yamaguchi. On lui passa tout de suite la réception du golf o˘ Tanaka s'était inscrit pour un départ dans le quart d'heure qui suivait.
Tanaka se montra particulièrement cassant avec Hiroshi. Ce dernier en vint tout de suite aux faits.
" M. Sean Murphy se trouve à l'Institut. Il travaille dans son laboratoire, dit-il.
-Merci, répondit Tanaka. L'avion est parti tout à
l'heure. Tout se déroule comme prévu. Nous nous verrons donc à l'Institut, cet après-midi. "
Sean avait entamé sa journée dans les meilleures dispositions. Après avoir si facilement réussi à identifier l'immunoglobuline et les trois cytokines, il s'était dit qu'il n'aurait aucun mal à trouver l'antigène auquel réagissait cette immunoglobuline. Il y avait tout lieu de penser qu'il était localisé sur la membrane des cellules cancéreuses, étant donné l'intensité de la réaction observée quelques heures plus tôt sur les cellules tumorales.
Dans ce cas, il s'agissait aussi d'un peptide, du moins en partie. Pour le vérifier, Sean avait prélevé des cellules intactes sur la tumeur d'Helen et les avait mises au contact de l'enzyme trypsine. Mais il avait d˚
déchanter devant l'absence de réaction de l'immunoglobuline.
A partir de ce moment-là, les ennuis avaient commencé. Toutes les tentatives de Sean pour déterminer la nature de cet antigène firent chou blanc. Il essaya d'abord en vain de provoquer une liaison entre l'immunoglobuline et d'innombrables antigènes connus. Ensuite, il passa des heures à remplir des centaines de petits tubes avec des lignées cellulaires cultivées in vitro, mais sans plus de succès. S'intéressant au premier chef aux lignées cellulaires issues de tissus nerveux, il tenta l'expérience avec des cellules normales, puis avec des cellules néoplasiques, c'est-à-dire transformées par un processus cancéreux.
Devant l'absence de résultats, il se décida d'abord à
détruire la paroi cellulaire pour découvrir les antigènes du cytoplasme, puis à provoquer la lyse du noyau pour atteindre les antigènes présents au coeur de la cellule. Tout cela en pure perte. Rien ne se passait à
l'intérieur des petits tubes qu'il observait inlassablement au fluoroscope.
quand le téléphone sonna, il commençait à désespérer de jamais y arriver. Il se leva pour aller décrocher. C'était Janet.
" Comment va,Einstein ? lança-t-elle joyeusement.
-Très mal, répondit Sean. Je suis en plein brouillard.
-Ah, tu me déçois. Mais j'ai une petite surprise qui devrait te rendre ta bonne humeur.
-qu'est-ce que c'est ? " demanda-t-il laconiquement. Il était incapable de penser à quoi que ce soit d'autre qu'à ce fichu antigène. Et ce n'était s˚rement pas Janet qui allait lui donner la solution.
" Gr‚ce à tes conseils, j'ai réussi à prélever quelques gouttes du produit de Louis Martin, celui du plus grand flacon, lui annonça la jeune femme.
-C'est bien, répondit-il sans grand enthousiasme.
-qu'est-ce qui ne va pas ? Tu devrais être content, non ?
-Je suis très content. Mais aussi complètement découragé. Je ne m'en sors pas.
-Viens à la cafétéria. Je te donnerai le produit et une petite pause te fera peut-être du bien. "
Ils se retrouvèrent quelques instants plus tard et Sean en profita pour manger un morceau. Discrète comme à son habitude, Janet lui passa une seringue sous la table. Il la laissa tomber dans sa poche.
" J'ai préparé quelques affaires pour partir, comme tu me l'avais demandé ", dit la jeune femme pour essayer de lui changer les idées.
Pour toute réponse, Sean mordit dans son sandwich.
" Notre petite escapade n'a pas l'air de t'exciter autant que ce matin, remarqua Janet.
-Je n'ai pas vraiment la tête à ça, confessa Sean. Je n'aurais jamais pensé qu'il me serait aussi difficile d'identifier l'antigène auquel se combine cette mystérieuse immunoglobuline.
-Pour moi aussi, la journée a commencé assez rudement. Gloria ne va pas mieux, loin de là, et c'est vraiment déprimant de la voir comme ça. Je ne sais pas ce qu'il en est pour toi, mais il me tarde d'aller prendre un peu l'air. De toute façon, ça nous détendra tous les deux. Peut-être que le seul fait de sortir un peu de ton labo te donnera une illumination.
-«a serait formidable, mais j'en doute.
-Je serai libre vers 3 heures et demie. O˘ veux-tu qu'on se retrouve ?
-Viens m'attendre ici, dans le hall. Il vaut mieux partir par là que par la clinique, ça nous permettra d'éviter la cohue du changement d'équipe.
-Je serai ponctuelle ", promit Janet avec un grand sourire.
Sterling se retourna à moitié pour secouer son passager assoupi sur le siège arrière. Wayne se réveilla en sursaut.
" Les choses se précisent ", dit Sterling. Le doigt tendu derrière le pare-brise, il lui montra la somptueuse limousine qui se garait à mi-chemin entre les deux b‚timents de l'Institut. Lorsqu'elle se fut arrêtée, une des portières arrière s'ouvrit devant un Japonais.
" Tanaka Yamaguchi en personne, lança Sterling.
Tu peux voir combien il y a de personnes dans la voiture ?
-Difficile à dire, avec ces vitres teintées, répondit Wayne, les yeux vissés à une paire de jumelles. Il y a un autre homme à l'arrière. Ah, attends, une des portières avant s'ouvre. J'en vois encore deux. «a fait quatre en tout.
-C'est ce que j'avais prévu. Et j'imagine qu'ils sont tous Japonais ?
-En plein dans le mille !
-C'est curieux qu'ils viennent ici, reprit Sterling.
D'habitude, Tanaka préfère attirer ses proies dans un endroit discret o˘ il est s˚r qu'il n'y aura pas de témoins.
-Ils ont sans doute prévu de suivre Murphy. Et ils attendront d'avoir trouvé le lieu idéal.
-C'est sans doute ça... " Un second homme sortit de la voiture, japonais lui aussi mais plus grand que Tanaka. " Passe-moi les jumelles, dit Sterling, je voudrais les regarder de plus près. "
Après avoir réglé la mise au point, il contempla un instant les deux Asiatiques en faisant la moue. Il ne connaissait pas le compagnon de Tanaka.
" Et si on allait leur dire un petit bonjour, histoire de se présenter ? suggéra Wayne. On pourrait les prévenir que l'opération est plutôt risquée. Il suffit peut-être de se montrer persuasifs pour qu'ils renoncent à leur plan.
-«a ne servirait qu'à les mettre sur leurs gardes. Si nous nous découvrons trop tôt, ils agiront simplement de façon plus clandestine. Alors que si nous les prenons sur le fait, nous pourrons leur mettre le marché en main.
-Je vois. Monsieur préfère jouer au chat et à la souris.
-C'est on ne peut plus exact ", rétorqua Sterling.
Assis à l'intérieur de sa voiture, Robert Harris faisait le guet dans Palmetto Lane, o˘ il avait pris la précaution de se garer deux maisons avant celle de Tom Widdicomb. Arrivé tôt le matin, il patientait déjà
depuis plusieurs heures mais n'avait pas encore perçu le moindre signe de vie. Seule différence avec la veille au soir, toutes les lumières étaient maintenant étein-
tes. A un moment, il crut de nouveau voir les rideaux bouger, mais ce n'était sans doute qu'une illusion, un tour que lui jouaient ses sens pour tromper l'ennui.
Plusieurs fois déjà, il avait été tenté d'abandonner. Il perdait un temps précieux à surveiller un individu qu'il soupçonnait pour des broutilles-un changement d'orientation professionnelle, toutes ces lampes allumées sans raison, une porte restée close malgré les coups de sonnette insistants... Mais le lien éventuel entre les deux agressions contre les infirmières et les meurtres dans la clinique turlupinait Harris. Et il n'avait rien d'autre à se mettre sous la dent pas l'ombre d'une piste. Aussi avait-il décidé de rester.
Il était un peu plus de 14 heures. Tenaillé par la faim et d'autres besoins physiques, Harris allait se résigner à partir quand Tom Widdicomb se montra enfin. La porte du garage s'ouvrit en grand et Harris le vit sur le seuil, qui clignait des yeux dans la clarté éblouissante.
Physiquement, Tom faisait l'affaire: brun, de taille et de corpulence moyennes, il portait des vêtements fripés qui ne payaient pas de mine. Une des manches de sa chemise était retroussée jusqu'au coude; l'autre pendait sur le poignet, déboutonnée. Il était chaussé
de vieilles chaussures de jogging.
Deux véhicules étaient garés dans le garage: une superbe Cadillac décapotable vert pomme et une Ford Escort grise. Tom monta dans la Ford qui démarra non sans mal. Le pot d'échappement crachait une fumée noire, comme si la voiture n'avait pas roulé
depuis longtemps. Tom sortit en marche arrière, descendit pour refermer le garage et s'engagea dans la rue. Harris le laissa prendre un peu d'avance avant de démarrer à son tour.
Il n'avait pas de plan préconçu. quand Tom avait fait irruption à la porte du garage, il avait envisagé
d'aller lui parler tout de suite. Puis il y avait renoncé, sans trop savoir pourquoi, et maintenant il le suivait faute de mieux. Il ne le regretta pas longtemps lorsqu'il comprit que Tom le conduisait à l'Institut.
L'affaire prenait une tournure intéressante.
Sur le parking, il partit dans la direction opposée pour que Tom ne le remarque pas. Puis il s'arrêta en laissant son moteur tourner au ralenti et, de loin, observa Tom errer à la recherche d'une place et se garer pour finir à côté de l'entrée de la recherche clinique.
Harris trouva un emplacement à cent cinquante mètres environ de celui qu'avait choisi Tom. Fugacement, l'idée le traversa que son suspect était peut-être venu attendre Janet Reardon, la dernière infirmière à
s'être fait attaquer. Si tel était bien le cas, c'était peut-
être lui qui l'avait agressée, et alors il se pouvait aussi qu'il soit le meurtrier des patientes atteintes d'un cancer du sein.
A ce point de ces réflexions, Harris secoua la tête. Il y avait trop de " si " là-dedans et cette façon de travailler ne lui ressemblait pas; il aimait s'appuyer sur des faits, pas sur de vagues suppositions. Mais pour le moment il n'avait rien d'autre à sa disposition, et Tom Widdicomb était manifestement un type bizarre: il passait la nuit dans une maison éclairée comme en plein jour, il restait caché une bonne partie de la journée, et voilà qu'il venait rôder dans la clinique alors qu'il était soi-disant en arrêt maladie et qu'il aurait d˚
rester couché chez lui. Bien que ce faisceau de présomptions ridicules ait de quoi rebuter un esprit logique, Harris n'en était pas moins résolu à poursuivre sa filature. Les coudes sur le volant, il se maudit de n'avoir pas pensé à prendre au moins un sandwich et une bouteille de Gatorade.
Après avoir quitté Janet, Sean remonta dans son laboratoire et décida d'aborder le problème sous un autre angle. Au lieu de s'évertuer à définir la spécificité
antigénique du produit administré à Helen Cabot, il allait déterminer précisément en quoi ce médicament différait de celui de Louis Martin. L'électrophorèse lui permit de constater tout de suite que les deux médicaments avaient un poids moléculaire grosso modo équivalent, ce qui en soi n'avait rien de surprenant. Le test ELISA à partir de l'immunoglobuline anti-humaine IgG1 lui confirma également que dans un cas comme dans l'autre il avait affaire à la même catégorie d'immunoglobulines.
En revanche, l'expérience suivante lui réservait une surprise. Il mit quelques cellules de la tumeur d'Helen en contact avec le produit de Louis Martin pour observer ce qui se passait au fluoroscope, et à sa grande stupéfaction découvrit que la réaction était aussi spectaculaire que celle provoquée par le produit administré à Helen. Janet lui avait dit être à peu près s˚re que rien ne distinguait les deux médicaments mais jusque-là Sean avait eu toutes les raisons d'en douter. La spécificité antigénique des cancers et des anticorps rendait en effet cette similitude hautement improbable. Pourtant, force lui était de constater que le produit de Louis Martin réagissait à la tumeur d'Helen. Sean aurait donné cher pour pouvoir prélever quelques cellules de la biopsie de Louis Martin afin d'examiner si elles réagissaient de la même façon au produit d'Helen. Cela lui aurait au moins permis de vérifier la découverte ahurissante qu'il venait de faire.
Assis devant sa paillasse, Sean fit un effort pour se concentrer. Il pouvait soumettre le produit de Louis Martin à toute la batterie de tests déjà essayés sur celui d'Helen, mais cela ne le mènerait sans doute pas plus loin. Il était probablement plus judicieux d'essayer de localiser les zones de liaison antigénique des deux immunoglobulines. Ensuite, il pourrait comparer leurs séquences d'acides aminés.
La première étape de cette procédure consistait à
catalyser ces deux immunoglobulines à l'aide d'une enzyme, en l'occurrence de la papaÔne, afin d'en dis-socier les fragments responsables de la liaison antigène. Une fois ces segments séparés, Sean entreprit de
" dérouler " les molécules. Cela fait, il lui restait à les introduire dans un analyseur automatisé qui se chargerait d'effectuer pour lui le séquençage complexe des acides aminés. Cette machine se trouvait au cinquième.
Sean monta donc à l'étage au-dessus. quelques chercheurs étaient venus travailler, bien qu'on soit samedi, mais son travail l'absorbait trop pour qu'il ait envie d'engager la conversation avec eux.
Sean mit l'analyseur en marche et retourna à son labo sans s'attarder davantage. Comme il ne voulait pas gaspiller les quelques gouttes du produit de Louis Martin que lui avait données Janet, il continua d'utiliser celui d'Helen pour essayer de trouver une substance susceptible de se combiner avec l'antigène. A force de passer en revue les différents types d'antigè-nes susceptibles de se trouver sur la membrane des cellules cancéreuses, il finit par se dire qu'il devait s'agir d'une glycoprotéine formant un site de liaison cellulaire.
C'est alors qu'il songea à la fameuse glycoprotéine qu'on l'avait chargé de cristalliser.
Répétant l'opération effectuée avec d'innombrables antigènes, il utilisa son fluoroscope pour tester la réactivité de la glycoprotéine de l'Institut au médicament d'Helen. Mais alors qu'il se penchait sur l'appareil, une voix féminine profonde jaillit dans son dos:
" Je peux savoir ce que vous êtes en train de faire ? "
Sean sursauta et tourna la tête. Derrière lui, à deux pas, le Dr Deborah Levy le dévisageait d'un regard noir de colère.
Sean ne savait plus o˘ se mettre. Il n'avait même pas pris la précaution d'imaginer un petit discours convaincant pour expliquer pourquoi il se livrait à ces recherches immunologiques. En fait, il n'avait absolument pas prévu que quelqu'un pourrait venir le déranger un samedi matin, et surtout pas le Dr Levy, qu'il pensait absente de la ville.
" Je vous ai posé une question simple, reprit-elle.
J'attends votre réponse. "
Sean détourna les yeux et contempla d'un air penaud la paillasse o˘ s'entassaient dans le plus grand désordre les substances et les instruments dont il s'était servi. Il fallait absolument qu'il invente au plus vite une explication. La seule chose qui lui vint à
l'esprit fut cette cristallisation qu'il était censé mener à bien. Malheureusement, cette manip n'avait rien à
voir avec l'immunologie.
" Je travaille sur la glycoprotéine, finit-il par articuler.
-O˘ sont les cristaux ? s'enquit le Dr Levy sans hausser le ton.
-Ah, je ne sais plus, bredouilla Sean qui se sentait ridicule.
-Je vous avais prévenu que je n'ai pas besoin de plaisantins dans mon équipe. J'ai un peu le sentiment que vous ne m'avez pas prise au sérieux.
-Pas du tout, s'empressa de répondre Sean. Je vous assure que non.
-Roger Calvet m'a dit que vous n'étiez pas descendu injecter d'autres souris.
-Oui, mais...
-Et M. Harris m'a appris qu'il vous avait surpris dans le laboratoire P3, le coupa le Dr Levy. Claire Barington vous avait pourtant précisé que cet endroit était interdit.
-J'ai simplement pensé...
-Je ne vous ai pas caché que votre venue ici ne m'enchantait pas, reprit-elle sans le laisser finir.
Jusqu'ici, la façon dont vous vous conduisez renforce encore mes préventions à votre égard. Je veux savoir ce que vous fabriquez, avec tout ce matériel et ces réactifs hors de prix. Vous n'êtes pas ici pour faire de l'immunologie mais pour cristalliser une protéine.
-Je voulais juste m'amuser un peu, protesta mollement Sean.
-Vous amuser un peu ! répéta le Dr Levy en laissant éclater son mépris. Mais o˘ vous croyez-vous ?
Dans une salle de jeux ? " Malgré son teint h‚lé, le rouge de la colère lui monta aux joues. " Aucun des membres de mon équipe n'entreprend une recherche sans m'en avoir explicitement informée. C'est moi qui décide qui fait quoi, ici. Et j'ai décidé que vous deviez vous consacrer exclusivement à la cristallisation de la glycoprotéine du côlon. Est-ce que je me fais bien comprendre ? Dès la semaine prochaine, j'exige que vous me montriez des cristaux dignes de ce nom.
-Très bien ", murmura Sean en évitant de la regarder.
Le Dr Levy s'attarda un instant, comme si elle voulait s'assurer que ses remontrances n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd. Sean se sentait comme un vilain petit garçon pris la main dans le sac. Il ne trouvait rien à dire pour sa défense . Son talent pour les répliques cinglantes semblait l'avoir momentanément abandonné.
Au bout d'un moment qui lui parut durer une éter-nité, le Dr Levy tourna enfin les talons et sortit de sa démarche décidée.
Resté seul, Sean demeura plusieurs minutes sans bouger, les yeux fixés sur la pagaille qui encombrait la paillasse. Il n'avait aucune idée de l'endroit o˘ pouvaient bien se trouver les cristaux. quelque part, s˚rement, mais il n'essaya même pas de les chercher. Tout cela était grotesque, humiliant, frustrant. Il en avait vraiment assez de cet endroit. Jamais il n'aurait d˚
venir à l'Institut, et jamais il n'aurait pris cette décision s'il avait su ce qui l'attendait. Il aurait d˚ partir en claquant la porte dès le premier jour, dès qu'il avait compris comment les choses allaient se passer. Sa fureur était telle qu'il dut se retenir pour ne pas balayer d'un revers de main tout ce fatras de pipettes de flacons, de coupelles et de bouteilles de réactifs.
Il était un peu plus de 14 heures à sa montre.
" qu'ils aillent au diable, eux et leurs satanés secrets ", jura-t-il entre ses dents. Il ramassa les immunoglobulines toujours inconnues et alla les ranger dans le réfrigérateur, à côté du cerveau d'Helen Cabot et de la seringue dans laquelle il avait ponc-tionné le liquide céphalo-rachidien.
Sur ce, sans se préoccuper de ranger la paillasse encombrée d'instruments et de produits divers, il attrapa son blouson en jean et quitta la pièce.
Le chaud soleil de Miami le réconforta quelque peu alors qu'il sortait de l'Institut. Il se dirigea vers son quatre-quatre, jeta son blouson sur le siège arrière et s'installa au volant. Le moteur vrombit. Sean démarra sur les chapeaux de roue et fila pleins gaz vers la résidence, trop plongé dans ses pensées pour remarquer l'énorme limousine noire qui lui emboîtait le train (et qui, dans sa h‚te, heurta dangereusement de la caisse contre le ralentisseur), de même qu'il ne vit pas la Mercedes vert foncé qui talonnait la limousine.
Arrivé à la résidence en un temps record, Sean freina brutalement, claqua la portière, et lança un grand coup de pied dans la porte d'entrée pour l'ouvrir. Il était d'une humeur massacrante.
Alors qu'il cherchait ses clés pour rentrer chez lui, la porte de l'appartement d'en face s'ouvrit et Gary Engels fit son apparition sur le seuil, en jean et torse nu, comme à l'accoutumée.
" Salut, vieux, lança Gary d'un ton mi-figue, mi-raisin en s'adossant au chambranle. Tu as eu de la visite tout à l'heure.
-quel genre de visite ?
-Des représentants de la loi. Deux gros flics costauds, qui sont venus poser tout un tas de questions.
Ils s'intéressent à toi, et à ta voiture.
-Il y a longtemps qu'ils sont passés ?
-Ils viennent juste de partir. Tu as d˚ les croiser sur le parking.
-Merci pourle renseignement ", dit Sean. Il entra chez lui et ferma la porte, excédé de se retrouver avec un nouveau problème sur les bras . Il ne pouvait y avoir qu'un seul motif à cette descente de police: un témoin avait relever le numéro de sa plaque d'immatriculation quand l'alarme s'était déclenchée dans l'entreprise de pompes funèbres.
Dans l'immédiat, le plus important était d'échapper aux policiers. Sean fourra dans un sac de sport le minimum indispensable-des slips, des chaussures-, puis il attrapa une petite valise o˘ il empila une chemise, une cravate, un pantalon et une veste. Trois minutes plus tard, il se retrouvait dans l'entrée.
Avant de sortir, il observa le parking à la recherche d'une voiture de police identifiée comme telle ou banalisée. Le seul véhicule qui sortait un peu de l'ordinaire était une luxueuse limousine. Sachant que les flics n'avaient pas les moyens de jouer aux milliardai-res, Sean piqua un sprint jusqu'à son quatre-quatre et reprit la direction de l'Institut. En chemin, il s'arrêta devant une cabine téléphonique.
Le fait que la police soit sur ses traces l'ennuyait sérieusement. Il n'avait pas gardé que de bons souvenirs de ses démêlés avec les autorités, et tout particulièrement de ses ennuis avec la justice. Et il n'avait aucune envie d'être à nouveau obligé de patauger dans ce marécage de bureaucratie imbécile.
quand Gary l'avait mis au courant, il avait tout de suite pensé à appeler Brian. Avant de s'expliquer avec les forces de l'ordre, il voulait prendre conseil auprès d'un avocat, et il n'en connaissait pas de meilleur que son frère. Il y avait des chances pour que ce dernier soit chez lui, puisqu'on était samedi. Mais au bout de la troisième sonnerie, c'est un répondeur qui se déclencha pour débiter un message débile sur fond de musique d'ascenseur. Sean se demandait parfois par quel miracle Brian et lui avaient pu grandir dans la même famille.
Il laissa à son tour un message pour prévenir son frère qu'il fallait absolument qu'il lui parle mais qu'il le rappellerait plus tard, car lui-même était injoignable. Il raccrocha en se disant qu'il essaierait à nouveau, une fois arrivé à Naples.
Sur ce, il remonta en voiture et fila à l'Institut. Il voulait être au rendez-vous quand Janet quitterait son travail.
SAMEDI 6 MARS, 15 H 20
La réunion interéquipes regroupant les deux brigades d'infirmières s'acheva vers 3 h 20. Janet s'endor-mait sur sa chaise. Elle s'était levée épuisée après que Sean l'eut réveillée, ce matin, mais une bonne douche et un café l'avaient presque remise d'aplomb. Elle avait avalé une deuxième tasse de café en milieu de matinée, puis une autre encore dans l'après-midi.
Tout cela l'avait aidée à tenir pendant la journée. Mais dès qu'elle s'assit pour assister au rapport, la fatigue la terrassa d'un coup. A sa grande confusion, Marjorie dut lui donner un petit coup de coude dans les côtes pour l'empêcher de piquer du nez.
" Il faut vous reposer, au lieu de faire la java toute la nuit ", lui souffla-t-elle à mi-voix dans l'oreille.
Janet lui répondit par un petit sourire. A supposer qu'elle ait pu lui raconter ce qu'elle avait fait au cours de la soirée et de la nuit précédentes, Marjorie ne l'aurait jamais crue. Elle-même devait d'ailleurs se pincer pour se persuader qu'elle n'avait pas rêvé.
Sitôt la réunion terminée, elle alla chercher ses affaires et traversa la passerelle pour se rendre dans l'autre b‚timent. Sean l'attendait sur un des fauteuils du hall, plongé dans une revue. Il eut l'air ravi de la voir, et elle se réjouit de constater que son humeur sombre s'était dissipée.
" Prête à partir ? lui demanda-t-il en se levant.
-On ne peut plus prête. Sauf que j'aimerais bien enlever mon uniforme et prendre une douche.
-Pour l'uniforme, ça peut s'arranger. Tu n'as qu'à
aller te changer dans les toilettes pour dames. En revanche, pour la douche il faudra patienter. Mais ça vaut la peine de partir tout de suite pour éviter les embouteillages. Notre trajet nous oblige à passer à
côté de l'aéroport et je suis s˚r qu'il y a une circulation d'enfer par là, en fin d'après-midi.
-Je blaguais en parlant de la douche, dit Janet.
Mais je vais me changer.
-Fais comme chez toi, répliqua Sean. C'est juste là, à droite. "
Tom caressait l'arme à manche de nacre glissée dans la poche de son pantalon tout en surveillant l'entrée de la clinique dont Janet Reardon ne devait plus tarder à sortir. Il pourrait peut-être saisir l'occasion de la tuer au moment o˘ elle s'installerait dans sa voiture. Tom se représentait la scène qui allait se dérouler: il s'avancerait vers elle alors qu'elle se pen-cherait sur le volant pour mettre le contact, il lui tirerait froidement une balle dans la nuque et continue-rait à marcher comme si de rien n'était. Vu la foule qui se pressait sur le parking et les ronflements de moteur qui dominaient tous les bruits, il y avait des chances pour que la détonation passe inaperçue.
Mais il commençait à trouver le temps long, et Janet ne se montrait toujours pas. Il avait déjà repéré plusieurs personnes qu'il connaissait de vue, en particulier certaines des infirmières du troisième; la réunion était donc finie.
Tom regarda sa montre: 3 h 37. La bousculade provoquée par le changement d'équipe commençait à se calmer et le parking s'était considérablement vidé. Il sentit l'énervement le gagner. Il fallait absolument qu'il trouve cette fille. Il était s˚r qu'elle était venue travailler aujourd'hui, puisqu'il avait pris la peine de le vérifier. O˘ était-elle passée ?
S'écartant du mur contre lequel il était resté
appuyé, Tom fit le tour de la clinique et se dirigea vers l'autre b‚timent. Chemin faisant, il leva les yeux vers la passerelle qui reliait les deux parties de l'Institut.
Janet Reardon avait pu l'emprunter pour sortir de l'autre côté...
A mi-parcours, il ralentit le pas pour admirer la longue limousine noire garée devant le centre de recherche. Sans doute une célébrité qui avait rendez-vous au service des consultations externes, se dit-il. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait.
Tout en scrutant le parking d'un oeil inquiet, Tom tenta d'imaginer une parade. Impossible de vérifier si cette garce avait déjà fichu le camp puisqu'il ne connaissait pas sa voiture. Si elle était déjà partie, les choses allaient se compliquer sérieusement. Demain, elle avait droit à un jour de congé, et comme il ne savait toujours pas o˘ elle habitait, il ne pourrait pas lui mettre la main dessus avant lundi. Il ne tiendrait jamais jusque-là. La seule idée de rentrer chez lui bredouille lui donnait la nausée. Alice ne lui avait pas adressé la parole de toute la nuit.
Tom se creusait toujours la cervelle en quête d'un improbable trait de génie lorsqu'il aperçut le quatre-quatre qu'il avait suivi la veille. Il décida de s'en approcher pour le regarder de plus près, mais au lieu d'avancer il recula soudain d'un pas. «a y est, c'était elle ! Elle sortait du centre de recherche un sac de voyage à la main.
Bien que soulagé, il se renfrogna aussitôt en constatant qu'elle n'était pas seule. Le type qui était déjà
avec elle hier après-midi l'accompagnait. Tom les suivit des yeux pendant qu'ils traversaient le parking en direction du quatre-quatre. Il s'apprêtait à foncer vers sa voiture pour être s˚r de ne pas les rater quand il s'aperçut qu'ils refermaient la portière du quatre-quatre sans monter dedans, après y avoir pris une petite valise et un autre sac.
Il était hors de question d'abattre Janet Reardon maintenant que la cohue s'était résorbée. D'autant que cela impliquait de supprimer aussi le mec pour qu'il n'y ait pas de témoin.
Tom regagna sa Ford en surveillant le couple du coin de l'oeil. quand il y arriva, les deux jeunes gens s'étaient arrêtés à côté d'une Pontiac rouge. Tom s'installa et mit le contact pendant que Janet et Sean ran-geaient leurs bagages dans le coffre de la Pontiac.
Robert Harris n'avait pas quitté Tom des yeux. Il remarqua Janet et Sean avant lui et éprouva tout d'abord une profonde déception devant l'absence de réaction de son suspect numéro un: sa belle théorie s'écroulait comme un ch‚teau de cartes ! Puis il reprit espoir en se rendant compte que Tom devait les avoir vus puisqu'il se dépêchait de regagner sa voiture. Harris démarra et sortit du parking en priant le ciel pour que Tom suive Janet ainsi qu'il avait escompté. Arrivé
à l'angle de la 12e Rue, il se rangea sur le bas-côté. S'il ne se trompait pas, les deux voitures allaient sortir l'une derrière l'autre et ses présomptions pourraient se transformer en solides soupçons.
Janet et Sean se présentèrent les premiers et prirent vers le nord pour traverser la rivière. Puis la voiture de Tom surgit et s'engagea dans la même direction. Seule une limousine noire séparait les deux véhicules.
" «a commence à devenir palpitant ", marmonna Harris en passant la première. Derrière lui, un coup de klaxon retentissant l'obligea à piler net. Une grosse Mercedes le dépassa en trombe après avoir failli l'emboutir.
" Merde ! " jura Harris. Peu désireux que Tom Widdicomb lui échappe, il mit le pied au plancher pour ne pas se laisser distancer. Il était résolu à le suivre; et si ce salaud tentait quoi que ce soit sur la personne de Janet Reardon, il le coincerait vite fait.
Harris resta optimiste jusqu'au moment o˘ Tom tourna en direction de l'ouest au lieu de filer sur la voie express 836 qui contournait Miami par l'est. Et quand le petit cortège passa devant l'aéroport international de Miami puis s'embarqua sur la bretelle menant à
l'autoroute du Sud, il réalisa avec consternation que la promenade risquait d'être beaucoup plus longue que prévu.
" Je n'aime pas ça, dit Sterling alors qu'ils quittaient l'autoroute du Sud à la hauteur de la route 41. O˘
est-ce qu'ils nous emmènent ? J'aurais préféré qu'ils aillent tranquillement chez eux ou restent au moins dans des endroits un peu fréquentés.
-S'ils prennent vers l'ouest au prochain croisement, c'est qu'ils ont l'intention d'aller visiter le parc des Everglades, répondit Wayne qui conduisait. Ou alors de traverser carrément la péninsule de Floride.
La route 41 relie Miami à la côte du golfe du Mexique en coupant à travers les Everglades.
-qu'est-ce qu'il y a à voir sur cette côte ?
-Pas grand-chose, d'après mon guide. Belles plages et beau temps garanti, mais rien de bien folichon.
Naples est la seule ville digne de ce nom. Il y a aussi deux ou trois petites îles pas mal, comme Marco et Sanibel. En fait, le coin est un paradis pour promo-teurs qui attirent là-bas toute une clientèle de retraités. Ils font dans le genre sobre et chérot. Un appart à
Naples, ça co˚te une fortune.
-On dirait qu'ils vont vers l'ouest ", observa Sterling les yeux fixés sur la limousine qui les précédait. A vrai dire, ils suivaient non pas Sean mais Tanaka, persuadés que le Japonais irait jusqu'au bout du voyage.
" quelle est la prochaine ville, avant Naples ?
demanda Sterling.
-C'est le désert. On ne traverse que des marécages qui grouillent d'alligators planqués derrière des herbes coupantes comme des rasoirs.
-Je commence à devenir franchement inquiet.
Tout ça fait le jeu de Tanaka. Pourvu qu'ils n'aient pas l'idée de s'arrêter dans un motel paumé ", r‚la Sterling en jetant un coup d'oeil sur sa droite.
L'image que lui renvoya le rétroviseur l'obligea à se retourner. Il n'avait pas rêvé: le conducteur de la voiture bleue qui les suivait n'était autre que Robert Harris, le chef de la sécurité de l'Institut Forbes. Sterling avait fait sa connaissance pas plus tard que la veille.
Après avoir conseillé à Wayne de jeter un oeil derrière lui, il lui expliqua de qui il s'agissait. " Encore une complication supplémentaire, ajouta-t-il. quelle raison peut bien pousser M. Harris à se lancer aux trousses de Sean Murphy ? J'ai bien peur que sa pré-
sence ne serve qu'à embrouiller encore un peu plus les choses.
-Il est au courant pour Tanaka ? demanda Wayne.
-«a me paraît impossible. Mason ne serait quand même pas stupide à ce point.
-Peut-être qu'il en pince pour la fille ? avança Wayne. Peut-être qu'il n'y a qu'elle qui l'intéresse et qu'il se fiche de Murphy ? "
Sterling poussa un soupir: " C'est fou la vitesse à
laquelle une opération apparemment simple peut se mettre à dérailler. Il y a encore quelques minutes, j'étais persuadé que nous arriverions à contrôler une situation dont nous détenions encore la clé. Maintenant, je n'y crois plus. J'ai même comme un pressentiment que la chance va jouer un rôle déterminant dans tout ça. Il y a trop de variables, tout d'un coup. On ne peut plus rien maîtriser. "
Brian n'ayant emporté qu'un sac de voyage et son attaché-case, il n'eut pas besoin d'attendre ses bagages à la sortie de l'avion et put aller directement au comptoir de la société Hertz. Un employé l'accompagna sur le parking o˘ était garée la limousine crème qu'il avait réservée par téléphone.
Après avoir consulté le plan détaillé des rues de Miami qu'il avait pris la précaution d'acheter, Brian se dirigea vers le sud, en direction de la résidence de l'Institut. A l'aéroport de Boston, il avait à plusieurs reprises essayé de joindre Sean chez lui, mais sans succès. Soucieux, il avait alors appelé Kevin de l'avion. Ce dernier lui avait assuré que Sean n'était toujours pas arrêté.
Arrivé à destination, Brian frappa plusieurs coups à
la porte de son frère sans obtenir de réponse. En désespoir de cause, il lui laissa un message lui demandant de le contacter à l'hôtel Colonnade de Miami. Il se penchait pour glisser le mot sous le paillas-son lorsqu'une porte s'entrouvrit de l'autre côté du couloir.
" Vous cherchez Sean Murphy ? lui demanda un jeune homme vêtu en tout et pour tout d'un jean.
-En effet ", lui dit Brian avant de préciser qu'il était le frère de Sean.
Gary Engels se présenta à son tour. " Sean est venu ici vers 2 heures et demie, ajouta-t-il. Je l'ai prévenu que la police le cherchait et il ne s'est pas attardé
longtemps.
-Il ne vous a pas dit o˘ il allait ?
-Non. Mais il est parti en emmenant une valise et un sac de sport. "
Brian remercia Gary et regagna sa voiture. Le fait que Sean soit parti avec des bagages lui paraissait plutôt mauvais signe, mais il ne le croyait tout de même pas assez stupide pour jouer les filles de l'air. Il est vrai qu'il fallait s'attendre à tout de la part de cette tête br˚lée.
Brian décida de passer à l'Institut Forbes. Même si le standard était fermé le week-end, le centre de recherche devait rester ouvert. La suite lui prouva qu'il avait raison.
En entrant dans le hall, il avisa le gardien qui contrôlait les entrées.
" Je cherche M. Sean Murphy, lui dit-il. Je suis son frère et je viens de Boston pour une affaire urgente.
-M. Murphy n'est pas ici, déclara le gardien avec un accent espagnol prononcé. Il est sorti à 2 h 20, poursuivit-il en consultant le registre placé devant lui, puis il est rentré à 3 h 05 et il est reparti à 3 h 50.
-Vous ne savez pas comment je pourrais le joindre ? "
Le vigile se détourna pour consulter un autre fichier: " M. Murphy loge à la résidence de l'Institut, l'informa-t-il. Vous voulez que je vous donne l'adresse ? "
Brian déclina cette offre inutile et remercia l'homme sans insister davantage. Une fois dehors, il se demanda ce qu'il allait bien pouvoir faire. Evidemment, ce n'était pas très raisonnable de débarquer à
Miami sans même en avoir parlé à Sean. O˘ son frère pouvait-il bien avoir disparu ?
Dans l'immédiat, il ne lui restait qu'à se rendre à
l'hôtel. Brian effectua un demi-tour en contournant le parking, et c'est alors qu'il remarqua un quatre-quatre Isuzu noir qui ressemblait étrangement à celui de Sean. Il freina, vérifia que le véhicule était en effet immatriculé dans le Massachusetts et arrêta sa limousine sur le premier emplacement venu pour aller voir de plus près. Ses derniers doutes s'évanouirent devant le monceau d'emballages de hamburgers et de gobelets en plastique accumulé entre les sièges. Pas de doute, cette poubelle appartenait à Sean.
C'était tout de même curieux qu'il l'ait laissée ici...
Rebroussant chemin, Brian alla informer le gardien de sa découverte et lui demanda au passage des explications. Pour toute réponse, il eut droit à un haussement d'épaules désabusé.
" Est-il possible de rencontrer le directeur de l'Institut d'ici lundi ? " insista Brian.
Le garde secoua négativement la tête.
" Mais si je vous laissais mon nom et mes coordon-nées, auriez-vous l'obligeance de les remettre à votre supérieur en le priant de bien vouloir les transmettre au directeur ? "
Cette fois, le garde opina aimablement du bonnet et tendit à Brian un stylo et un bout de papier. Brian griffonna quelques mots et lui rendit le tout avec un billet de cinq dollars. Un sourire rayonnant illumina le visage du cerbère.
Sur ce, Brian partit pour l'hôtel. Dès qu'il eut pris possession de sa chambre, il appela Kevin pour lui donner son numéro de téléphone. Kevin lui confirma que Sean était toujours en liberté.
Brian passa ensuite un coup de fil à sa mère pour la rassurer sur son voyage et son arrivée à Miami. Il dut bien s˚r lui confesser qu'il n'avait pas encore vu Sean, mais lui affirma que cela ne saurait tarder. Avant de raccrocher, il lui laissa également le numéro auquel on pouvait le joindre.
Cette brève conversation terminée, Brian délaça ses chaussures et ouvrit son attaché-case. quitte à rester cloué dans cette chambre d'hôtel, autant en profiter pour travailler.
" Cela ressemble tout à fait à l'idée que je me faisais du sud de la Floride ", dit Sean. Ils avaient enfin laissé
la civilisation derrière eux et quitté l'autoroute à quatre voies bordée de centres commerciaux et d'immeubles, pour emprunter une simple route de campagne qui traversait les Everglades en un long ruban recti-ligne.
" Ces paysages sont d'une beauté à couper le souffle, remarqua Janet. Ils ont quelque chose de préhistori-que. Je ne serais qu'à moitié surprise de voir un bron-tosaure émerger des marais. "
Les terres inondées s'étendaient à perte de vue, tel un océan de hautes herbes dont la plate monotonie était çà et là rompue par un bosquet de pins, de cyprès ou de palmiers. Certains de ces arbres se dressaient comme de p‚les fantômes; d'autres balançaient doucement leurs frondaisons bleutées. Dans le lointain, d'énormes cumulus éclatants de blancheur moutonnaient contre l'azur du ciel.
Rassérenée, Janet se sentait tout heureuse d'avoir quitté Miami et la clinique. Laissant à Sean le soin de conduire, elle avait incliné son siège et posé ses pieds nus sur le tableau de bord. Simplement vêtue d'un jean et d'une chemise en coton blanc, elle laissait le vent qui s'engouffrait par les vitres grandes ouvertes jouer librement dans ses cheveux.
Seul le soleil était un peu gênant. Ils roulaient en effet droit vers l'ouest et recevaient de plein fouet ses rayons, ce qui les avait obligés à rabattre le pare-soleil malgré les lunettes noires qu'ils portaient tous les deux.
" Je crois que je commence à comprendre tout le bien qu'on dit de la Floride, reprit Janet.
-En comparaison, le climat de Boston semble encore plus rigoureux et plus hostile ", renchérit Sean.
La jeune femme se tut un moment, comme pour mieux savourer cet instant, puis enchaîna à br˚le-pourpoint:
" Au fait, pourquoi n'as-tu pas voulu prendre ton quatre-quatre ?
-Eh bien... disons qu'il y a un petit problème avec ma bagnole.
-quel genre de problème ?
-La police a apparemment envie de poser quelques questions à son propriétaire.
-quoi ? s'écria Janet en retirant ses pieds du tableau de bord. qu'est-ce que c'est que cette histoire, encore ?
-Gary Engels m'a dit que les flics étaient passés à
mon appartement tout à l'heure, lui expliqua Sean. Il semble que quelqu'un ait relevé le numéro de la voiture au moment o˘ l'alarme s'est mise à sonner, quand nous sommes sortis des pompes funèbres.
-Oh, non ! gémit Janet. Alors nous sommes recherchés, c'est ça ?
-Pas exactement. C'est moi qui suis recherché, précisa Sean.
-Celui qui a relevé le numéro nous a forcément vus tous les deux. C'est épouvantable ! " Prise de désespoir, Janet ferma les yeux. Le cauchemar continuait, d'autant plus terrifiant qu'elle avait prévu dès le début ce qui leur arrivait maintenant.
" Pour le moment, tout ce qu'ils ont c'est un numéro d'immatriculation. Il leur en faudrait tout de même plus pour nous incriminer, reprit Sean pour essayer de la rassurer.
-Mais ils peuvent vérifier nos empreintes.
-Tu rêves ! l‚cha-t-il avec un petit rire dédaigneux. Ils ne vont quand même pas mobiliser une équipe de spécialistes des empreintes pour une fenêtre cassée et un cadavre à qui il manque le cerveau.
-qu'est-ce que tu en sais ? Tu ne fais pas partie de ceux qui sont chargés d'appliquer la loi, que je sache !
Il vaudrait mieux faire demi-tour et aller nous expliquer tout de suite avec les policiers.
-Ne sois pas ridicule. Nous n'allons pas nous rendre. N'oublie pas que c'est moi qu'ils cherchent et moi qu'ils veulent interroger. Si vraiment les choses devaient se g‚ter, je paierais les pots cassés. Mais pour le moment on n'en est pas là. J'ai appelé Brian. Il connaît plusieurs personnes, ici, à Miami. Il saura me sortir de là.
-Tu lui as parlé ? s'enquit Janet.
-Non, pas encore, reconnut Sean. Mais j'ai laissé
un message sur son répondeur. En arrivant à Naples, j'essaierai encore, et s'il n'est pas rentré je lui donnerai le numéro de l'hôtel. A propos, tu as ta carte de crédit sur toi ?
-Evidemment.
-Tu es une fille formidable, s'esclaffa-t-il en lui posant une main sur le genou. Il n'y avait pas de place au quality Inn, alors j'ai réservé au Ritz-Carlton. "
Janet se détourna pour regarder par la vitre, se demandant ce qu'elle était en train de faire de sa vie.
Ses idées noires n'avaient rien à voir avec l'argent qu'elle allait dépenser, car elle trouvait normal de payer l'addition de temps en temps. Sean savait se montrer généreux quand il était en fonds et elle-même disposait de moyens plus que suffisants. En revanche, le fait que la police s'intéresse à eux l'inquiétait davantage. C'était bien s˚r très chevaleresque, de la part de Sean, de vouloir assumer seul les risques; mais même au cas improbable o˘ cette affaire n'aurait pas de suites, Janet ne pouvait pas se désolidariser de lui. Le témoin qui avait relevé le numéro d'immatriculation l'avait forcément vue, elle aussi. Découragée, elle se surprit à penser que sa passion pour Sean semblait décidément vouée à lui compliquer la vie, d'abord sur le plan affectif et maintenant sur le plan professionnel. Comment allaient réagir ses supérieurs en apprenant qu'une infirmière de l'Institut se retrouvait impliquée dans une histoire de vol par effraction chez un entrepreneur de pompes funèbres ? Les employeurs voyaient rarement ce genre de haut fait d'un bon oeil.
Janet se sentait perdue, paniquée, alors que Sean, lui, paraissait aussi calme et s˚r de lui que d'habitude.
qu'il p˚t conserver son sang-froid malgré la police de Miami lancée à ses trousses la dépassait complète-
ment. Perplexe, elle se dit qu'elle ne parviendrait jamais à le comprendre tout à fait.
" Au fait, pourquoi m'emmènes-tu à Naples ? lui demanda-t-elle en changeant de sujet. Tu avais promis de me l'expliquer pendant le trajet.
-Pour une raison très simple, répondit Sean. Un des trente-trois dossiers que nous avons photocopiés appartient à un certain Malcolm Betencourt, qui habite cette ville.
-Il a été soigné à l'Institut pour un médulloblastome ?
-Ouais . Et c'est l'un des premiers à avoir bénéficié
du traitement. Il y a presque deux ans qu'il est en rémission.
-qu'est-ce que tu comptes faire ?
-L'appeler.
-Pour lui dire quoi ?
-Je ne sais pas encore, dit Sean. Il va falloir que j'improvise. A mon avis, ça devrait être intéressant d'avoir le point de vue d'un malade sur ce fameux traitement. Ils ont bien d˚ lui donner deux ou trois informations, ne serait-ce que pour qu'il signe la décharge.
-Mais qu'est-ce qui te laisse penser qu'il voudra bien te parler ? insista Janet.
-Tu ne crois tout de même pas qu'il pourra résister à mon charme irlandais ?
-Non, sérieusement. En général, les gens n'aiment pas trop s'étendre sur leurs problèmes de santé.
-Peut-être, mais les choses sont différentes pour ceux qui ont réchappé d'une maladie gravissime dont le diagnostic les condamnait à plus ou moins brève échéance. En général, ces miraculés adorent raconter comment ils ont été sauvés gr‚ce à un médecin extraordinaire. Tu n'as jamais remarqué à quel point les malades veulent se persuader que leur toubib est génial, même quand sa renommée ne dépasse pas les limites d'un bled perdu ?
-J'ai surtout remarqué que tu avais un culot monstre ", répliqua Janet. Mais si elle avait des doutes sur l'accueil que leur réserverait Malcolm Betencourt, elle savait aussi que rien n'empêcherait Sean de tenter sa chance. De plus, l'idée d'une journée de vacances la séduisait toujours autant, même si ce voyage d'agrément servait en fait une fin pratique. Et leur escapade allait peut-être enfin lui fournir l'occasion de discuter de l'avenir avec Sean. Exception faite de leur rencontre avec M. Betencourt, ils allaient en effet passer de longues heures en tête à tête.
" Tu as pu tirer quelque chose de l'échantillon de médicament de Louis Martin ? " demanda Janet. Elle avait décidé d'entretenir Sean des sujets qui lui tenaient à coeur jusqu'au dîner-, un dîner qu'elle imaginait aux chandelles, sur une terrasse surplom-bant la mer. Là, il serait temps d'aborder les problèmes plus essentiels de leur amour et de leur engagement l'un vis-à-vis de l'autre.
" J'ai été interrompu par notre charmante directrice des recherches, répondit Sean en lui lançant un coup d'oeil dépité. Elle m'a passé un savon et m'a ordonné de reprendre sur-le-champ cette foutaise de cristallisation. Pourune fois, je n'ai pas su quoi répondre; elle m'a complètement pris de court. Je suis resté
planté à la regarder pendant qu'elle m'engueulait.
-Mon pauvre, fit Janet.
-Bof, il fallait bien que ça arrive tôt ou tard. Avant que cette harpie surgisse sans crier gare, je n'arrivais à rien de bon, de toute façon. J'ai eu beau expérimenter tous les antigènes possibles et imaginables-cel-lulaires, viraux, bactériens et que saisje-, je n'ai pas obtenu une seule réaction avec le produit d'Helen. Tu dois avoir raison, tous ces médicaments ont l'air de provenir du même lot. J'ai essayé celui de Louis sur la tumeur d'Helen et il a lui aussi réagi de façon fou-droyante.
-Donc, ils utilisent toujours la même préparation, remarqua Janet. Et après ? quand on soigne les gens avec des antibiotiques on ne change pas de substance à chaque fois, n'est-ce pas ? S'ils attribuent à ces produits un code différent en fonction des patients, c'est sans doute simplement pour mieux en contrôler l'administration.
-Mais l'immunothérapie n'a rien à voir avec les antibiotiques, protesta Sean. Rappelle-toi ce que je t'ai dit hier: d'un point de vue antigénique, il n'y a pas deux cancers identiques, y compris lorsqu'ils sont du même type.
-Je croyais qu'une des règles d'or du raisonnement scientifique était de toujours tenir compte de l'exception. Lorsqu'on découvre un élément qui contredit la théorie, la première chose à faire est de remettre la théorie en question, non ?
-Oui, mais... " Sean s'interrompit, hésitant. Le raisonnement de Janet était juste, et il était en effet indéniable que l'Institut Forbes avait obtenu des rémissions à cent pour cent gr‚ce à un traitement apparemment non personnalisé. Ce succès était déjà
attesté dans trente-trois cas, Sean avait pu le constater lui-même. C'est donc lui qui devait faire fausse route en s'attachant au dogme de la spécificité immunologique des cellules cancéreuses.
" Allez, admets que je viens de marquer un point, le taquina Janet.
-C'est vrai, mais je continue à penser qu'il y a quelque chose de bizarre là-dedans. quelque chose qui m'échappe.
-«a, c'est s˚r. Ce qui t'échappe, c'est que tu ne sais toujours pas à quel antigène se lie cette immunoglobuline. Mais une fois que tu l'auras déterminé, l'énigme se résoudra peut-être d'elle-même. A mon avis, tu y verras plus clair après une bonne journée de détente. Je te parie que, lundi matin, tu vas avoir une idée de génie qui te permettra de résoudre ce casse-tête. "
Maintenant qu'ils avaient laissé le coeur des Everglades derrière eux, Sean et Janet retrouvaient pro-gressivement la civilisation. Ils traversèrent d'abord quelques petites stations de villégiature, puis la route s'élargit à deux voies de chaque côté. Les marais dis-parurent, remplacés par des centres commerciaux, des stations-service, des buvettes bigarrées et des golfs miniatures, tout un ensemble disparate dont la laideur n'avait rien à envier aux faubourgs de Miami.
" Je suis déçue, dit Janet. Je croyais Naples d'une beauté exceptionnelle.
-Pas de jugement h‚tif avant que nous ayons atteint le golfe du Mexique ", lui conseilla Sean.
La route bifurqua soudain vers le nord, toujours défigurée par une débauche de panneaux d'affichage gigantesques et d'enseignes criardes.
" Comment tous ces commerces arrivent-ils à survivre ? se demanda Janet à voix haute. Ils se ressemblent tous.
-C'est un des grands mystères de la culture américaine ", rétorqua Sean.
Etalant la carte sur ses genoux, Janet se chargea de la navigation. Ils durent tourner à de nombreuses reprises avant de prendre enfin sur la gauche pour longer la côte.
" «a devient un peu plus engageant par ici ", remarqua Sean.
Après avoir parcouru environ deux kilomètres en admirant au passage quelques superbes panoramas, ils virent tout à coup surgir devant eux, au milieu des mangroves qui bordaient le front de mer, l'architec-ture de style méditerranéen du Ritz-Carlton. Le luxu-riant mélange de plantes tropicales et de fleurs exotiques contre lequel se détachait l'hôtel les émerveilla.
" Enfin chez nous ! " soupira Sean comme ils s'engageaient entre les piles du portail. Un homme en livrée bleue et chapeau noir s'empressa de venir leur ouvrir les portières.
" Bienvenue au Ritz-Carlton ", les accueillit cet employé stylé.
Franchissant le seuil, ils pénétrèrent dans la fraîche pénombre du hall d'entrée, tout de marbre rose brillant et garni de somptueux tapis orientaux et de lustres en cristal. Dans la salle adjacente, plusieurs personnes prenaient le repas du soir sous les immenses arcades des fenêtres. Un musicien en frac exerçait ses talents sur un piano à queue installé dans un coin.
Pendant qu'ils confirmaient leur réservation auprès de la réceptionniste, Sean enlaça Janet.
" Je sens que cet endroit va me plaire ", lui souffla-t-il au creux de l'oreille.
Au cours de cette poursuite, Tom Widdicomb passa par toute une gamme d'émotions. Au début, voir Janet et Sean sortir de Miami en direction des Everglades l'avait perturbé. Puis il s'était dit que cela servirait ses plans: les gens qui partent en promenade sont moins méfiants, leur attention se rel‚che; en ville, chacun reste toujours plus ou moins sur ses gardes. Au bout de presque deux heures de conduite, toutefois, Tom sentit de nouveau la fureur l'envahir lorsque, baissant les yeux sur la jauge d'essence, il s'aperçut qu'il risquait de tomber en panne. Cette garce de Reardon lui avait pourtant causé assez d'ennuis comme ça ! Tom se mit à souhaiter de toutes ses forces que la voiture qui le précédait s'arrête tout bonnement au bord de la route pour qu'il puisse abattre cette fille et ce type à
bout portant et en finir une bonne fois pour toutes avec eux.
Lorsqu'ils arrivèrent enfin au Ritz-Carlton, il roulait sur la réserve depuis huit kilomètres au moins.
Il passa devant le grand portail pour aller se garer sur un large terre-plein situé à côté des courts de tennis, puis il remonta à pied l'allée menant à l'hôtel. La Pontiac rouge se trouvait devant le perron. Enfonçant la main dans sa poche, Tom agrippa son revolver et se mêla à un groupe de vacanciers qui pénétrait à l'intérieur. Malgré ses craintes, personne ne lui posa de questions. Il marqua un temps d'arrêt sur le seuil pour examiner le somptueux hall d'entrée et remarqua tout de suite Janet et Sean, debout devant la réception.
Sa rage lui donna l'audace d'avancer vers eux et de venir se placer à côté de Sean. Janet était de l'autre côté. A l'idée qu'il lui aurait suffi de tendre le bras pour la toucher, Tom frissonna des pieds à la tête.
" Nous n'avons plus de chambre non-fumeurs avec vue sur la mer ", annonçait à Sean la réceptionniste une femme de petite taille, très blonde et d'un bronzage à désespérer les dermatologues.
Sean adressa un regard interrogateur à Janet:
" qu'en penses-tu ? lui demanda-t-il.
-Pourquoi ne pas essayer une chambre pour fumeurs ? proposa-t-elle.
-Nous en avons une au quatrième, répondit l'hôtesse. La 401, une très belle chambre avec vue sur la mer.
-Parfait, dit Sean. Allons voir. "
Tom s'éloigna du comptoir en se répétant intérieurement ce numéro, " 401 ", et se dirigea vers l'ascenseur. Chemin faisant, il dut faire un détourpour éviter un homme b‚ti comme une armoire à glace qui marchait d'un air absorbé, un écouteur glissé dans une oreille. Lui-même avançait les mains dans les poches, le doigt posé sur la détente.
Debout près du piano, Robert Harris hésitait, torturé par l'indécision. Comme son suspect numéro un, il s'était tout d'abord réjoui de cette balade inattendue: sa théorie lui paraissait moins bancale, maintenant que Tom Widdicomb s'était lancé sur les traces de Janet. Mais plus la procession s'éloignait de Miami, plus l'humeur d'Harris s'assombrissait, entre autres parce qu'il craignait lui aussi de se retrouver à court d'essence. Par-dessus le marché, il mourait de faim. Il n'avait rien avalé depuis son petit déjeuner matinal. Et maintenant que tout le monde était arrivé au Ritz-Carlton après cette interminable traversée des Everglades, il se rendait compte qu'il n'était pas plus avancé qu'au départ. Aller à Naples ne constituait pas un crime en soi, et Tom pourrait toujours prétendre qu'il y était venu pour son plaisir. Au bout de vingt-quatre heures, le lien éventuel entre Tom et l'agression perpétrée contre Janet ou les meurtres de la clinique restait toujours des plus ténus; Harris en était encore au stade des hypothèses et des conjectures.
Il devait attendre que Tom Widdicomb ose un geste ouvertement agressif contre Janet. Mais l'intérêt manifeste que le garçon de salle portait à l'infirmière était peut-être à mettre au compte d'une banale obsession de frustré. Cette fille n'était franchement pas mal.
On pouvait même dire qu'elle était séduisante, voire sexy; la chose n'avait pas échappé à Harris.
Avec son short et son tee-shirt, Harris ne passait pas inaperçu dans cet endroit chic. Assez mal à l'aise, il contourna le piano dès qu'il vit Tom avancer dans le hall et passa d'un pas rapide derrière Janet et Sean, toujours occupés à la réception.
De loin, il aperçut Tom tourner au fond du couloir.
Il s'apprêtait à se lancer à sa poursuite lorsqu'une main impérieuse le retint par le bras. Se retournant, Harris se retrouva nez à nez avec un homme à la carrure imposante dont l'oreille droite s'ornait d'un petit écouteur. Son costume noir pouvait à première vue le faire passer pour un client. Mais ce type n'était pas en vacances; il faisait de toute évidence partie du service de sécurité de l'hôtel.
" Excusez-moi, dit-il à Harris d'une voix feutrée. Je peux vous aider ? "
Harris jeta un regard dans la direction o˘ Tom avait disparu, puis regarda le garde dont la main était toujours posée sur son bras. Il fallait qu'il improvise une réponse, et vite...
" qu'est-ce qu'on fait ? " soupiraWayne, tassé surle volant. Il avait garé la Mercedes verte le long du trottoir, à quelques mètres de l'entrée du Ritz-Carlton. La limousine, elle, s'était rangée à côté d'un des piliers du portail. Personne n'en était encore descendu, mais le portier en livrée avait parlé au chauffeur qui venait de lui glisser un billet; une grosse coupure, probablement.
" Je ne sais vraiment pas, répondit Sterling sur un ton hésitant. Mon intuition me pousserait plutôt à ne pas l‚cher Tanaka, mais la présence de M. Harris m'inquiète. Je ne comprends pas pourquoi il est ici.
-Tiens, tiens, l‚cha Wayne. On dirait que ça se complique. "
La portière avant droite de la limousine venait de s'ouvrir devant un jeune Japonais impeccablement habillé qui tenait un téléphone portable à la main. Il posa l'appareil sur le toit de la voiture, ajusta sa cravate, reboutonna sa veste, puis reprit son téléphone et franchit le portail.
" Tu crois qu'ils se seraient mis en tête de liquider Sean Murphy ? reprit Wayne. Ce gommeux pue le tueur professionnel.
-«a ne me paraît pas très vraisemblable, remarqua Sterling. D'habitude, les Japonais ne procèdent pas ainsi. D'un autre côté, il est vrai que Tanaka n'est pas très classique, dans son genre, surtout si l'on pense à ses liens avec les yakusa. Et le secteur des biotechnologies est des plus convoités. Etant donné
tous ces impondérables, je préfère ne pas me risquer à
faire des prédictions. Il serait peut-être plus prudent que tu suives ce Jap à l'intérieur. Je te confie la mission de veiller sur la sécurité de M. Murphy. "
Ravi de pouvoir quitter la voiture, Wayne ne demanda pas son reste. Sterling le suivit un instant des yeux puis se remit à observer la limousine. Il essayait d'imaginer les pensées qui devaient agiter Tanaka et le plan qu'il avait concocté. Ses réflexions lui remirent en mémoire l'arrivée imminente du jet de Sushita Industries.
Aussitôt, il utilisa le téléphone de voiture pour appeler son contact à Washington. L'informateur le pria de patienter le temps pour lui d'interroger l'ordinateur.
Un bref instant plus tard, il était à nouveau au bout de la ligne.
" L'oiseau a quitté le nid, lui annonça-t-il.
-quand ? " s'enquit Sterling brusquement très inquiet. Si l'avion était parti, Wayne avait peut-être vu juste... Tanaka n'étant plus en liaison avec ses supérieurs, il avait pu renoncer à emmener Sean au Japon.
" Il n'y a pas très longtemps qu'il est parti, lui précisa son contact.
-O˘ est-ce qu'il doit atterrir ? Sur la côte est de la Floride ?
-Non. Il se dirige bien vers la Floride mais va se poser à Naples. Cette précision vous est utile ?
-Et comment ! s'exclama Sterling avec soulagement.
-De là, il gagnera le Mexique. Et dès lors, il se trouvera évidemment hors de notre juridiction.
-Je vous remercie infiniment. Votre aide m'a été
très précieuse ", dit Sterling avant de raccrocher.
Il avait eu une bonne idée de passer ce coup de fil qui l'avait entièrement rassuré sur le sort de Sean Murphy. Loin de penser à liquider le jeune chercheur, les Japonais se préparaient à lui offrir un petit voyage de l'autre côté du Pacifique.
" «a ne sent pas du tout la cigarette, ici ", lança Janet en reniflant, le nez froncé. Puis elle ouvrit les doubles portes-fenêtres et s'avança sur la terrasse.
" Sean ! Viens voir, s'écria-t-elle. C'est magnifique ! "
Assis sur le lit, Sean cherchait sur la notice posée à
côté du téléphone les instructions pour passer un coup de fil à l'extérieur. Il se leva et rejoignit Janet.
De leur chambre, la vue était en effet spectaculaire.
La plage en contrebas de l'hôtel s'incurvait tel un cimeterre géant vers le nord, jusqu'à l'île Sanibel.
Juste sous leurs pieds, la masse verte foisonnante des palétuviers dissimulait le rivage à leurs regards, mais de l'autre côté, en direction du sud, la plage resurgissait pour dessiner une longue bande qui finissait par disparaître derrière une rangée d'immeubles. Et à
l'ouest, face à eux, le soleil incendiait le ciel d'un embrasement rouge sang. L'océan couleur émeraude paraissait calme comme un lac. quelques véliplan-chistes qui évoluaient en surface égayaient par endroits sa surface de leurs voiles vivement colorées.
" Allons nous baigner ! proposa Janet, les yeux brillants d'enthousiasme.
-Vas-y, je te rejoins, répondit Sean. Il faut d'abord que j'appelle Brian et M. Betencourt.
-Bonne chance ! " jeta Janet en s'engouffrant dans la salle de bains pour aller se changer.
Sean composa le numéro de Brian. Il le trouverait s˚rement chez lui, maintenant qu'il était plus de 6 heures du soir... Sean pesta intérieurement en entendant le répondeur lui débiter à nouveau le message qu'il connaissait désormais par coeur. Il attendit le signal sonore, puis laissa à son frère le numéro de sa chambre au Ritz-Carlton en lui demandant de le joindre de toute urgence.
Cela fait, il appela M. Betencourt. Ce dernier décrocha dès la deuxième sonnerie.
Sean commença par l'app‚ter en annonçant qu'il était étudiant à Harvard et qu'il effectuait un stage à
l'Institut Forbes. Puis il expliqua qu'après avoir consulté les dossiers des patients admis à l'Institut pour un médulloblastome, il cherchait à rencontrer ceux dont l'état s'était amélioré. M. Betencourt étant du nombre, il aurait aimé pouvoir s'entretenir avec lui de son traitement, dans la mesure bien s˚r o˘ cela ne posait pas de problèmes...
" Appelez-moi Malcolm, lui proposa d'emblée son interlocuteur. D'o˘ m'appelez-vous ? De Miami ?
-Non, je suis à Naples, répondit Sean. Je viens juste d'arriver avec une amie.
-Ah, vous êtes tout près ! Formidable ! Alors comme ça, vous sortez de Harvard ? Vous êtes simplement en fac de médecine, là-bas, ou vous suivez aussi d'autres études ? "
Sean lui précisa qu'il allait bientôt passer sa thèse en médecine mais qu'il avait déjà un diplôme de biologie de Harvard.
" Moi aussi j'ai fait mes études à Harvard, dit alors Malcolm. J'en suis sorti en 1950. «a fait un bail, comme vous voyez. J'espère que vous défendez nos couleurs dans un sport, au moins ! "
Bien qu'un peu surpris du tour que prenait cette conversation, Sean était décidé à ne rien brusquer. Il annonça donc à Malcolm qu'il avait joué dans l'équipe de hockey de Harvard.
" Ma partie à moi, c'était la voile, les régates, reprit Malcolm. Mais passons. Ce qui vous intéresse, ce n'est pas ma jeunesse épique mais mon séjour à l'Institut Forbes. Combien de temps comptez-vous rester à
Naples ?
-Jusqu'à demain soir.
-«a peut peut-être se faire. Une minute, jeune homme. " quelques secondes plus tard, Malcolm était à nouveau au bout du fil: " que diriez-vous de venir dîner chez nous ce soir ? demanda-t-il.
-Ce serait absolument parfait, mais je suis confus, répondit Sean. Je ne voudrais pas m'imposer.
-Tout va bien, ma femme est d'accord, le rassura cordialement Malcolm. Et Harriet est déjà tout émoustillée à l'idée de recevoir de la jeunesse. Inutile de vous mettre sur votre trente et un. 8 heures et demie, ça vous va ?
-A merveille, répondit Sean. Vous pouvez m'indiquer le chemin ? "
Malcolm Betencourt habitait dans le quartier Port-Royal, avenue Galleon, au sud de la vieille ville.
Sean venait de raccrocher quand quelqu'un frappa à la porte. Les yeux fixés sur le bout de papier o˘ il avait soigneusement noté les indications de Malcolm, il alla distraitement ouvrir sans meme penser à
demander qui était là, ou à regarder à travers l'oeilleton de sécurité. Il avait oublié que Janet avait mis la chaîne de s˚reté en place. quand il tira sur la poignée, la porte lui résista pour ne s'entreb‚iller que de quelques centimètres.
La personne qui se trouvait derrière tenait à la main un objet brillant que Sean entr'aperçut à travers la fente, mais sans y attacher d'importance tant il était occupé à se débattre avec le dispositif de sécurité. Une fois la porte correctement ouverte, il s'excusa auprès de son visiteur.
Vêtu de l'uniforme des garçons d'étage, celui-ci lui déclara avec un sourire que c'était à lui de s'excuser de le déranger, mais que la direction l'avait chargé de leur apporter un plateau de fruits et une bouteille de champagne pour se faire pardonner de n'avoir pu leur proposer une chambre non-fumeurs donnant sur la mer.
Sean le remercia et lui donna un pourboire avant d'appeler Janet. Sans attendre, il remplit les deux fl˚tes de champagne.
Janet apparut sur le seuil de la salle de bains dans un maillot de bain noir une pièce, largement échancré en haut des cuisses et qui lui laissait le dos nu jusqu'au creux des reins. Devant cette vision de rêve, Sean avala sa salive avec difficulté.
" Tu es superbe, murmura-t-il.
-Tu aimes ? demanda Janet en pivotant sur ellemême. Je l'ai acheté juste avant de quitter Boston.
-J'adore ", répliqua Sean en lui tendant un verre du champagne offert par la direction.
" A notre escapade ! dit Janet.
-Tchin-tchin, répondit Sean pendant que leurs fl˚tes s'entrechoquaient.
-Et à cette discussion que nous allons bientôt avoir. "
Sean leva à nouveau sa fl˚te en haussant les sourcils: " quelle discussion ?
-Je veux mettre à profit les vingt-quatre heures dont nous disposons pour parler de notre relation.
-Vraiment ? demanda Sean légèrement crispé.
-Ne fais pas cette tête-là ! Allez, bois ton champagne et enfile un maillot. Si nous traînons trop longtemps, le soleil sera couché avant que nous ayons mis le nez dehors. "
Sean passa le short d'athlétisme qui devait lui tenir lieu de slip de bain, vêtement qu'il n'avait pas retrouvé
au moment de faire sa valise. Il ne s'en était d'ailleurs pas soucié. Il n'entrait pas dans ses intentions de passer beaucoup de temps sur la plage, et il s'était dit que si d'aventure l'occasion s'en présentait, au lieu de piquer une tête il irait se prélasser sur le sable en regardant les filles.
Une fois leur champagne avalé, les deux jeunes gens enfilèrent les peignoirs en éponge nmis à leur disposition par l'hôtel. Dans l'ascenseur, Sean évoqua l'invitation de Malcolm Betencourt. Surprise qu'il soit si vite arrivé à ses fins, Janet se sentit aussi un peu déçue.
Elle s'était fait une joie à l'idée de dîner romantiquement en tête à tête avec lui.
Sur le chemin de la plage, ils passèrent devant la piscine tout en courbes dont la forme s'inspirait librement de celle du trèfle à quatre feuilles. Une demi-douzaine d'enfants y barbotaient gaiement. Après avoir emprunté une petite jetée de planches pour franchir sans encombre un bras de marécage, ils arrivèrent à l'océan.
Malgré l'heure tardive, la plage était éblouissante avec son sable blanc o˘ se mêlaient par milliards de minuscules débris de coquillages blanchis par le sel et le soleil. Des fauteuils et des tables en séquoia abrités sous des parasols bleus s'alignaient devant l'hôtel.
quelques promeneurs déambulaient par petits groupes vers le nord, mais au sud tout l'espace était libre.
Préférant rester seuls, Janet et Sean choisirent cette direction et traversèrent en biais toute l'étendue de sable pour gagner le rivage o˘ les vagues clapotaient doucement. Sean qui n'avait guère que l'expérience des bains de mer au cap Cod * fut agréablement surpris par la température de l'eau. Elle était fraîche, certes, mais loin d'être glaciale.
Main dans la main, ils longèrent le bord, marchant sur le sable humide et ferme. Le soleil qui plongeait derrière l'horizon projetait à la surface des flots un long ruban de lumière dorée. Un vol de pélicans traversa silencieusement les airs. Plus loin, des profondeurs de la mangrove montait le chant d'un oiseau tropical.
Lorsqu'ils eurent dépassé la ligne d'immeubles élevés dans le prolongement du Ritz-Carlton, ils arrivèrent en vue d'un bois de pins auxquels se mêlaient quelques bouquets de palmiers. Le crépuscule trans-formait peu à peu l'océan en nappe d'argent.
" Est-ce que tu tiens vraiment à moi ? " demanda abruptement Janet. Sachant qu'elle n'aurait pas l'occasion de discuter sérieusement avec Sean pendant le dîner, elle avait décidé de ne pas différer leur conversation plus longtemps. Cette promenade sentimentale devant le soleil couchant s'y prêtait d'ailleurs particulièrement bien.
" Bien s˚r que je tiens à toi, répondit Sean.
-Pourquoi ne me le dis-tu jamais ?
-Je ne le dis jamais ? répéta-t-il étonné.
-Non. Jamais
-Eh bien... je ne sais pas. J'y pense tout le temps.
-Mais tu tiens à moi ? Beaucoup ?
-Beaucoup.
-Est-ce que tu m'aimes, Sean ? "
Tous deux gardèrent un instant le silence, regardant les empreintes que leurs pieds laissaient sur le sable.
" Oui, articula enfin Sean.
-Oui quoi ?
-Oui. que faut-il ajouter ? " Se détournant, Sean contempla le point o˘ le soleil venait de disparaître
* Cap de l'Atlantique situé au nord-est des Etats-Unis, à proximité
de Boston.
derrière l'horizon en laissant derrière lui une lueur incandescente.
" Regarde-moi, Sean ", reprit Janet.
Il obtempéra sans enthousiasme.
" Tu ne peux pas articuler ces deux mots: je t'aime ?
insista Janet.
-Je te le dis sans le dire.
-C'est comme si tu avais peur que ça t'arrache la bouche. Pourquoi ?
-Je suis irlandais, essaya de plaisanter Sean. Les Irlandais ne sont pas très doués pour exprimer leurs sentiments.
-Au moins, tu le reconnais, soupira Janet. Mais pour moi c'est une question cruciale de savoir si tu m'aimes ou pas. Ce ne serait même pas la peine de nous engager dans cette discussion à laquelle je tiens si tu n'étais pas s˚r de tes sentiments.
-Tu ne peux pas en douter, protesta Sean.
-D'accord, pour le moment tu es quitte, concéda la jeune femme en le retenant par le bras pour l'obliger à s'arrêter. Mais je ne comprendrai jamais pourquoi tu restes si discret sur notre relation alors que tu sais te montrer si beau parleur dès qu'il s'agit de n'importe quoi d'autre. Enfin, on en reparlera plus tard. Si on allait nager ?
-Tu as envie d'entrer là-dedans ? demanda Sean d'un air réticent, les yeux fixés sur l'océan presque noir, à présent.
-A ton avis ? Tu connais un autre moyen de se mettre à l'eau ?
-A vrai dire, non... Mais ce truc que je porte n'est pas vraiment un maillot. " En fait, il craignait qu'une fois son short mouillé, il ait l'air aussi indécent qu'en costume d'Adam.
Janét n'en revenait pas de le voir si pudique. La plage était déserte et il répugnait à se baigner pour un simple problème de vêtement !
" Si ça t'ennuie, tu n'as qu'à l'enlever, lança-t-elle.
-«a alors ! s'exclama Sean d'un ton moqueur.
C'est toi, la jeune fille de bonne famille, qui me proposes de faire trempette à poil ! Très bien. Je m'exé-cute à condition que tu en fasses autant. "
Il la dévisagea dans le jour qui déclinait, posant sur elle un regard appréciateur qui la mit mal à l'aise.
Juste retour des choses, pensa-t-il. Après tout, quelques instants plus tôt c'est lui qui se tortillait sous le feu roulant de ses questions. Elle n'aurait sans doute pas l'audace de relever son défi mais, avec Janet on ne savait jamais... Elle était arrivée à le surprendre plus d'une fois, ces temps derniers, à commencer par sa décision de débarquer sans crier gare à Miami.
" Toi d'abord, lança-t-elle.
-Tous les deux ensemble ", proposa-t-il.
Ils se regardèrent une demi-seconde, puis sans plus hésiter se dépouillèrent de leurs peignoirs et de leurs maillots et se précipitèrent en gambadant dans l'écume légère. La nuit tomba peu à peu pendant qu'ils s'ébrouaient dans l'eau peu profonde, laissant le fri-selis des vagues caresser leurs corps nus. Au sortir du rude hiver bostonien, cette baignade leur procurait une joie intense et Janet s'y livra avec un plaisir plus vif encore qu'elle ne l'aurait cru.
Au bout d'un quart d'heure, ils sortirent de l'eau et coururent vers leurs vêtements en s'ébrouant et en gloussant comme deux adolescents tout fous. Janet leva un pied pour enfiler son maillot, mais Sean avait d'autres idées en tête. La prenant par la main, il l'entraîna vers la lisière du bois. Là, ils étalèrent leurs peignoirs sur le sable fin recouvert d'une couche d'aiguilles de pin et s'abandonnèrent à une étreinte joyeuse et passionnée.
Leurs ébats ne devaient pourtant pas durer longtemps.
Janet fut la première à s'alarmer. Levant la tête, elle regarda la longue ligne lumineuse dessinée par la plage.
" Tu as entendu ? demanda-t-elle à Sean.
-Non. quoi ? dit Sean sans même tendre l'oreille.
-Attends, lui enjoignit Janet. J'entends du bruit. "
Elle venait à peine de terminer sa phrase quand une silhouette émergea de derrière les pins noyés d'ombres épaisses. L'obscurité leur dissimulait le visage de l'inconnu, mais les deux jeunes gens distinguaient en revanche très nettement le pistolet qu'il pointait vers Janet.
" Si nous sommes chez vous, veuillez nous excuser, déclara Sean tout à trac. Nous partons tout de suite.
-La ferme ", siffla Tom, les yeux rivés sur le corps nu de Janet. Il avait d'abord pensé les abattre tous deux sur-le-champ, mais le spectacle qu'il avait sous les yeux l'hypnotisait. Un moment, il ne sut plus o˘ il était ni ce qu'il faisait là.
Janet serra son peignoir contre sa poitrine pour se protéger de ce regard scrutateur, mais ce geste ne fut pas du go˚t de Tom. Se penchant en avant, il arracha le peignoir de sa main libre et le laissa tomber sur le sable.
" Tu n'aurais jamais d˚ te mêler de ça, glapit-il à
l'adresse de la jeune femme.
-qui êtes-vous ? Je ne comprends pas, balbutia-t-elle, incapable de détacher son regard de l'arme braquée sur elle.
-Alice m'avait prévenu que les filles comme toi essaieraient de me perdre, poursuivit Tom.
-qui est Alice ? intervint Sean en se remettant sur ses pieds dans l'espoir de pousser Tom à continuer à
parler.
-La ferme ! "
Tom brandit le pistolet en direction de Sean, résolu cette fois à le liquider sans attendre. Bras tendu, il appuya sur la détente et le coup partit.
Mais la balle n'atteignit pas sa cible. Au moment précis o˘ Tom pressait sur la détente, une autre forme humaine soudain jaillie des ténèbres du bois le plaqua au sol et l'envoya bouler plusieurs mètres plus loin.
Dans sa chute, Tom l‚cha son arme qui atterrit presque aux pieds de Sean. Le bruit de la détonation lui résonnant encore aux oreilles, celui-ci la regarda, sidéré. Il l'avait échappé belle !
" Ramassez ce flingue ! " haleta Harris tout en essayant de maîtriser Tom. Au corps à corps, les deux hommes roulèrent jusqu'au pied d'un pin, et là Tom parvint à se dégager. Chancelant, il se lança dans une course éperdue vers le rivage mais Harris, qui s'était précipité sur ses talons, eut vite fait de le rattraper.
Reprenant leurs esprits, Sean et Janet se mirent à
s'activer au même moment. Janet s'empara à la h‚te des peignoirs et des maillots pendant que Sean ramas-sait le pistolet. Harris et Tom luttaient toujours farouchement sur la plage, presque au bord de l'eau.
" Filons, vite, lança Sean d'une voix pressante.
-Mais nous ne connaissons même pas notre sauveur. Il a peut-être besoin d'aide...
-S˚rement pas, répliqua Sean. Je sais qui c'est, il se débrouillera sans nous. On file. "
La prenant par la main, il l'obligea contre son gré à
quitter l'abri des arbres pour gagner la plage au pas de course et bifurquer vers le nord en direction du Ritz-Carlton. A plusieurs reprises, la jeune femme tourna la tête pour regarder par-dessus son épaule, mais Sean l'entraînait toujours de l'avant. Arrivés en vue de l'hôtel, ils firent halte pour enfiler leurs peignoirs.
" qui est cet homme qui nous a secourus ?
demanda Janet en essayant de reprendre haleine.
-Robert Harris, le chef du service de sécurité de l'Institut, haleta Sean, aussi essoufflé qu'elle. Il s'en sortira. La tapette qui nous a braqués risque de passer un sale quart d'heure.
-qui est-ce ?
-Je n'en ai pas la moindre idée.
-qu'allons-nous dire à la police ?
-Rien du tout. Tant que je suis recherché, il n'est pas question d'aller faire une déclaration aux flics. Je ne bougerai pas avant d'avoir parlé à Brian. "
Ils contournèrent la piscine et entrèrent dans l'hôtel. Janet reprit la parole:
Cet homme qui nous a menacés doit avoir un lien avec l'Institut, autrement le chef de la sécurité ne se serait pas trouvé là.
-Tu as sans doute raison, remarqua Sean. Mais on peut aussi imaginer que Robert Harris me court après parce qu'il a été informé par la police. «a lui ressem-blerait assez, de jouer les chasseurs de prime. Je suis s˚r qu'il ne serait pas mécontent de me mettre sur la touche.
-Tout ça ne me dit rien qui vaille, soupira Janet en montant dans l'ascenseur.
-A moi non plus. Cette histoire est franchement bizarre, c'est à n'y rien comprendre.
-que pouvons-nous faire ? Je continue à penser qu'il vaudrait mieux prévenir la police.
-Pour commencer nous allons changer d'hôtel, déclara Sean. Cela ne me plaît pas du tout qu'Harris connaisse notre adresse. Le fait qu'il soit à Naples rend déjà les choses assez compliquées comme ça. "
Une fois dans leur chambre, ils rassemblèrent rapidement leurs affaires.
" Voilà comment nous allons faire, expliqua Sean à
Janet. Je vais me charger des bagages et sortir du côté
des courts de tennis en passant par la piscine. Toi, tu vas chercher ta voiture en sortant par la porte de devant et tu me prends au passage.
-Mais ça ne va pas ? s'indigna Janet. Pourquoi faudrait-il partir comme des voleurs ?
-Robert Harris nous a déjà repérés et rien ne dit qu'il soit venu seul. Je préfère leur laisser croire, à lui et aux autres, que nous restons ici ", rétorqua Sean.
Il n'était visiblement pas d'humeur à discuter et la jeune femme comprit que ce n'était pas la peine d'insister. D'autant que sa paranoÔa était peut-être justifiée.
Elle le laissa passer devant avec les bagages.
Wayne Edwards rejoignit la Mercedes verte au petit trot et se laissa tomber sur le siège passager. Sterling s'était glissé derrière le volant.
quelques mètres plus loin, le jeune Japonais remontait lui aussi dans la limousine.
" que se passe-t-il ? s'enquit Sterling.
-Va savoir, répondit Wayne. Ce Jap s'est installé
dans le hall et s'est mis à feuilleter des revues. Et puis la fille s'est pointée, toute seule. En ce moment, elle est au portail o˘ elle attend sa voiture. quant à Sean Murphy, je ne l'ai pas vu. Je suis prêt à parier que nos copains d'en face sont perplexes, eux aussi. "
La Pontiac rouge apparut devant la grille, conduite par un employé en livrée.
Aussitôt un petit nuage de fumée noire s'échappa du pot d'échappement de la limousine.
Tout en mettant le moteur de la Mercedes en marche, Sterling prévint Wayne que le jet de Sushita allait se poser d'ici peu à Naples.
" Alors, il va bientôt y avoir de l'action, remarqua Wayne. Tant mieux.
- Je suis s˚r que c'est pour cette nuit, reprit Sterling. Nous devons nous tenir prêts. "
La Pontiac rouge les dépassa, pilotée par Janet Reardon et immédiatement suivie de la limousine.
Sterling manoeuvra pour faire demi-tour.
Au bout de quelques mètres, la Pontiac tourna à
droite et la limousine fit de même.
" «a sent le coup fourré, grommela Wayne. Pour revenir à la route, il fallait prendre à gauche. Là, c'est une impasse. "
Il avait raison; la rue dans laquelle ils s'engagèrent à leur tour se terminait effectivement en cul-de-sac.
Mais elle permettait d'accéder à un vaste parking dont l'entrée était en partie masquée par des feuillages.
Sterling la franchit.
" Les Japs sont là, dit Wayne en lui montrant la limousine garée sur la droite.
-La Pontiac aussi, ajouta Sterling en se tournant vers les courts de tennis. Et M. Murphy charge ses bagages dans le coffre. Nos amis m'ont tout l'air de déménager à la cloche de bois.
-Ils doivent se croire plus malins que tout le monde, railla Wayne en secouant la tête.
-Ce départ précipité a peut-être quelque chose à
voir avec la présence de M. Harris. "
Sur ces entrefaites, la Pontiac rouge quitta le parking, imitée par la limousine. Sterling attendit quelques instants avant de leur emboîter le pas.
" Regarde si tu ne vois pas la voiture d'Harris, lança Sterling à Wayne.
-Je ne l'ai vue nulle part ", lui assura son passager.
Les trois véhicules firent route vers le sud pendant sept ou huit kilomètres avant de bifurquer vers l'ouest en direction de la côte. A la queue leu leu, ils s'engagèrent sur Gulf Shore Boulevard.
" C'est beaucoup plus construit, par ici ", remarqua Wayne. De chaque côté de la rue s'élevaient de coquets immeubles devant lesquels s'étendaient des petits carrés de pelouse soigneusement entretenus, bordés de plates-bandes fleuries.
La Pontiac s'engagea sur la rampe menant à la terrasse de l'hôtel Edgewater Beach pendant que la limousine ralentissait pour emprunter la voie d'accès ménagée au niveau de la rue. Sterling se rangea le long du trottoir, en bas de la rampe, et coupa le moteur. De l'endroit o˘ il était garé, il put voir Sean donner des directives au portier qui sortait les bagages du coffre.
" Charmant, ce petit hôtel, observa Wayne. Beaucoup moins prétentieux que le Ritz.
-Cette façade modeste trompe son monde, dit Sterling. Je sais par des amis banquiers que cet établissement a été racheté par un brave citoyen suisse qui a décoré l'intérieur avec un go˚t très s˚r.
-Tu crois que Tanaka va tenter le coup ici ?
demanda Wayne.
-A mon avis, il attendra plutôt que Sean Murphy et sa compagne sortent afin de pouvoir les coincer dans un lieu plus isolé.
- Si j'avais une pépée comme elle sous la main, je m'enfermerais à double tour dans ma chambre et je demanderais qu'on me monte à dîner.
-Tiens, puisqu'on en parle, voyons un peu ce que mon contact de Boston a appris à propos de cette jeune personne ", déclara Sterling en décrochant le téléphone de voiture.
SAMEDI 6 MARS, 19 H 50
" C'est fabuleux, dit Janet en poussant les persien-nes en bois tropical qui plongeaient la pièce dans une semi-pénombre.
-Oui, renchérit Sean. On dirait un balcon sus-
pendu au-dessus de la mer. "
Leur chambre se trouvait au deuxième étage et ses fenêtres donnaient sur la plage brillamment éclairée par une rangée de réverbères.
En contemplant ce spectacle, les deux jeunes gens s'efforçaient d'oublier la troublante mésaventure à
laquelle ils avaient échappé de justesse. La première impulsion de Janet avait été de rentrer à Miami, mais Sean avait su la convaincre de rester. A supposer que leur agresseur ait eu un mobile, lui avait-il dit, il ne tenterait certainement plus de s'en prendre à eux; et maintenant qu'ils avaient fait tout le chemin jusqu'à
Naples, il aurait été dommage de ne pas profiter du séjour.
" Dépêchons-nous, lança Sean. Nous devons être chez Malcolm Betencourt dans trois quarts d'heure. "
Pendant que Janet prenait sa douche, Sean tenta encore une fois d'appeler Brian. Il tomba à nouveau sur le répondeur. Laissant le troisième message de la journée, il demanda à son frère de ne pas tenir compte de son coup de fil précédent et de le contacter à l'hôtel Edgewater Beach; il lui donna le numéro de sa chambre et précisa qu'il sortait dîner dehors mais qu'il était impératif qu'ils se parlent le plus vite possible: Brian ne devait pas hésiter à le joindre, même tard dans la nuit.
Sean passa ensuite un coup de fil à M. Betencourt pour le prévenir qu'ils seraient sans doute un peu en retard: M. Betencourt lui affirma que cela ne posait pas de problème et le remercia de l'avoir prévenu.
Pendant que Janet s'attardait dans la salle de bains, Sean prit le P. 38 qu'il avait ramassé sur la plage, un vieux Smith & Wesson assez semblable à ceux dont sont équipés les privés dans les films policiers. Un peu de sable s'échappa du barillet qui contenait quatre balles. Sean eut un hochement de tête incrédule en repensant à celle qui avait bien failli l'expédier dans l'au-delà. Tout compte fait, il trouvait assez savoureux d'avoir été sauvé par un individu qui lui avait été
d'emblée si antipathique.
Il remit le barillet en place et glissa le pistolet sous sa chemise. Au cours des dernières vingt-quatre heures, il avait trop souvent frôlé la catastrophe pour laisser passer cette occasion de s'armer. Tout ce qui lui arrivait semblait par trop inexplicable, et, en bon étudiant en médecine, Sean inclinait à rattacher cet ensemble de signes alarmants à une étiologie commune. Porter cette arme sur lui le rassurait. Il ne voulait pour rien au monde revivre le sentiment d'impuissance qu'il avait éprouvé lorsque l'inconnu de la plage lui avait tiré dessus.
Sean alla prendre sa douche dès que Janet eut fini.
Tout en se maquillant, elle continua à lui reprocher de n'avoir pas voulu déclarer à la police la tentative de meurtre dont ils avaient fait l'objet. Sans se laisser ébranler, Sean lui affirma que Robert Harris était tout à fait capable de se tirer d'affaire seul.
" Mais après coup, ça va paraître bizarre qu'on n'ait pas voulu aller s'expliquer devant les policiers, s'obstina Janet.
-Peut-être, mais si c'est le cas je laisserai à Brian le soin de régler ce nouveau problème, répondit Sean.
Arrêtons de parler de tout ça, tu veux bien ? «a nous changera les idées.
-J'ai encore une question. Ce type a insinué que je m'étais mêlée de ce qui ne me regardait pas. qu'est-ce que ça veut dire, à ton avis ? "
Exaspéré, Sean leva les bras au ciel.
" Comment veux-tu que je sache à quoi il faisait allusion ? De toute évidence le bonhomme était fêlé. Il devait être en plein délire paranoÔaque.
-D'accord, d'accord, répliqua Janet. On se calme.
Tu as rappelé Brian ?
-Dieu sait o˘ il traîne, celui-là, il n'est toujours pas rentré ! Mais je lui ai laissé notre numéro ici. Il appellera sans doute après le dîner. "
quand ils furent prêts, Sean décrocha une nouvelle fois le téléphone pour demander au gardien du parking d'amener la Pontiac devant l'entrée. En quittant la chambre, il glissa le Smith & Wesson dans la poche de sa veste, à l'insu de Janet.
La jeune femme retrouva peu à peu sa sérénité alors qu'ils roulaient plein sud le long de Gulf Shore Bou-
levard. Ce quartier calme et planté d'arbustes produisait sur elle un effet d'apaisement. Nulle part on ne voyait de papiers sales, de graffitis ou de clochards.
Naples semblait épargnée par les difficiles problèmes qui ravageaient tant d'autres villes américaines.
Alors qu'elle se tournait vers Sean pour lui faire admirer un arbre en fleur, la jeune femme remarqua qu'il levait sans arrêt les yeux vers le rétroviseur.
" qu'est-ce que tu surveilles comme ça ? lui demanda-t-elle.
-Robert Harris ", répondit Sean.
Janet jeta un regard incrédule par-dessus son épaule avant de s'adresser à nouveau à Sean.
" Tu l'as vu ? s'inquiéta-t-elle.
-Non, dit Sean. Je ne vois pas notre généreux sauveur mais j'ai l'impression que nous sommes suivis.
-Il ne manquait plus que ça ! " s'exclama Janet.
Ces vacances éclair ne se passaient décidément pas comme elle l'avait rêvé.
Tout à coup, Sean braqua le volant pour faire demi-tour au beau milieu de la rue. Déséquilibrée, Janet dut se cramponner pour ne pas lui tomber dessus. Ils repartirent dans la direction d'o˘ ils venaient.
" Regarde la bagnole en face, lança Sean. Essaie de repérer la marque, et la binette du chauffeur si tu peux. "
Deux voitures arrivaient dans l'autre sens, précédées du double faisceau de lumière de leurs phares.
Sean ralentit.
" C'est une limousine ! dit Janet.
-Eh bien ! «a prouve que je deviens vraiment parano, constata Sean un brin dépité. Robert Harris n'a s˚rement pas les moyens de s'offrir un tel luxe. " Et dans un crissement de pneus, il retraversa le boulevard pour repartir en direction du sud.
" Tu ne pourrais pas prévenir, avant de faire tes manoeuvres débiles ? protesta Janet en se rencoignant sur son siège.
-Pardon ", s'excusa Sean.
Au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient de la vieille ville, les villas devenaient de plus en plus spa-cieuses et imposantes. Celles du quartier de Port-Royal étaient impressionnantes de luxe, et c'est avec un respect admiratif que Sean et Janet s'engagèrent dans l'allée éclairée par des torchères qui menait à la demeure de Malcolm Betencourt. Suivant la flèche quiindiquait Parking visiteurs, ils se garèrent à près de trois cents mètres du perron.
" On dirait un ch‚teau français reb‚ti pierre à
pierre, murmura Janet. C'est immense. qu'est-ce qu'il fait, ce monsieur ?
-Il s'occupe d'une richissime fondation pour hôpitaux, précisa Sean qui était déjà sorti de voiture et se précipitait pour lui ouvrir la portière.
-J'ignorais que les associations caritatives étaient si riches ", remarqua Janet.
Les Betencourt les accueillirent de façon charmante comme s'ils les connaissaient depuis toujours.
Ils les taquinèrent même d'être allés se garer dans l'espace réservé aux fournisseurs.
Un verre de kir au champagne à la main, Janet et Sean eurent droit à la visite complète des deux mille mètres carrés de la demeure. Leurs hôtes poussèrent l'amabilité jusqu'à leur montrer les jardins, la piscine à deux niveaux, avec sa cascade formée par le déver-sement du premier bassin dans le second, et le voilier en teck amarré à la jetée privée.
On pourrait penser que cette maison est un peu trop grande pour nous deux, mais Harriet et moi avons l'habitude de prendre nos aises, observa négligemment Malcolm alors qu'ils prenaient place autour de la table. En fait, celle que nous possédons dans le Connecticut est encore plus grande.
-Et nous recevons beaucoup ", ajouta Harriet.
Elle agita une petite clochette et un domestique apporta l'entrée pendant qu'un autre remplissait leurs verres de vin blanc sec.
" Ainsi donc, vous êtes en stage à l'Institut Forbes, reprit Malcolm. Vous avez de la chance, mon petit Sean, vous ne pouviez pas mieux tomber. Vous connaissez le Dr Mason, bien s˚r ?
-Naturellement, et le Dr Levy aussi, répondit Sean.
-Ils font de grandes choses, tous les deux. J'en suis moi-même la preuve vivante.
-Vous devez évidemment leur en être très reconnaissant, dit Sean. Mais...
-Le mot n'est pas assez fort ! le coupa Malcolm.
On a plus que de la reconnaissance pour des gens qui vous rendent à la vie.
-Notre fondation leur a donné cinq millions de dollars, renchérit Harriet. Tous les Américains devraient mettre de l'argent dans ces établissements qui font des miracles pour notre santé au lieu de grais-ser la patte des parlementaires.
-Harriet prend très à coeur le financement de la recherche, expliqua Malcolm.
-C'est en effet une question importante, reconnut Sean. Mais en tant qu'étudiant en médecine, monsieur Betencourt, c'est surtout votre expérience de malade qui m'intéresse, et j'aimerais vous en entendre parler. Comment avez-vous vécu les soins qui vous étaient donnés ? Etant donné vos activités, vous avez s˚rement cherché à en savoir le plus possible, n'est-ce pas ?
-Vous voulez parler de la qualité des soins ou des soins eux-mêmes, du traitement ?
-Du traitement, confirma Sean.
-Bien que je ne sois pas médecin mais homme d'affaires, répondit Malcolm, je peux dire sans me vanter que je suis un profane relativement bien informé sur les questions médicales. quand je suis arrivé à l'Institut, ils ont tout de suite démarré une immunothérapie avec un anticorps. Le premier jour, j'ai subi une biopsie et on a prélevé des globules blancs dans mon sang. Ensuite, ces globules ont été mis en culture avec des fragments de la biopsie, ce qui les a transformés en "cellules tueuses" du cancer. Et après, on les a réinjectés dans mon sang. Si j'ai bien compris, l'anticorps commence par envelopper les cellules cancéreuses, puis les cellules tueuses arrivent, les repèrent et les boulottent. "
L'air interrogateur, Malcolm se tourna vers Harriet.
" C'est bien ça, renchérit-elle. Ces globules blancs transformés se sont attaqués aux cellules du cancer et ils les ont complètement nettoyées.
-Au début, mes symptômes ont commencé par s'aggraver légèrement, ajouta Malcolm, puis peu à
peu ils se sont atténués. On a pu suivre l'évolution gr‚ce à l'appareil à RMN qui a montré que les tumeurs s'étaient résorbées. Et aujourd'hui, je pète la forme. "
Comme pour mieux souligner cette déclaration, Malcolm se martela le torse du poing.
Vous êtes toujours suivi en consultation externe, n'est-ce pas ? reprit Sean.
-Exact, répondit Malcolm. Pour le moment, je dois retourner à l'Institut tous les six mois, mais le Dr Mason est convaincu que je suis guéri, et d'ici quelque temps je devrais en principe pouvoir me contenter d'une visite par an. Chaque fois, ils me refilent une petite dose d'anticorps, juste au cas o˘.
-Et tous vos symptômes ont disparu ? demanda Sean.
-Tous. Je me porte comme un charme. "
Les domestiques les débarrassèrent de leurs assiettes et apportèrent le plat principal, servi avec un vin rouge moelleux. Sean se sentait détendu malgré l'incident survenu sur la plage. Il jeta un coup d'oeil à Janet qui s'entretenait avec Harriet; les deux femmes s'étaient découvert des amis communs et bavardaient avec animation. quand leurs regards se croisèrent, Janet adressa un petit sourire à Sean. Visiblement, elle aussi appréciait sa soirée.
Malcolm go˚ta une gorgée de vin d'un air appréciateur.
" Pas mal, cette cuvée 86 ", remarqua-t-il. Puis reposant son verre, il se tourna vers Sean.
" Aujourd'hui, poursuivit-il, non seulement ma tumeur du cerveau a complètement disparu mais je suis en pleine santé. J'ai l'impression d'avoir rajeuni de dix ans. Remarquez, je compare sans doute avec l'état dans lequel j'étais juste avant qu'on me fasse cette immunothérapie. A ce moment-là, vous n'auriez pas donné cher de ma peau ! Je vivais un vrai calvaire.
Mes malheurs ont commencé avec une opération du genou, ce qui n'était déjà pas marrant; là-dessus, l'encéphalite s'est déclarée, et on s'est aperçu que j'avais une tumeur au cerveau. Mais maintenant je me porte comme un charme. Je n'ai même pas eu un rhume de l'année. "
Sean qui s'apprêtait à porter sa fourchette à sa bouche interrompit son geste: " Vous avez fait une encéphalite ? demanda-t-il.
-Ouais, dit Malcolm. J'étais un cas médical à moi tout seul. A l'époque, on aurait pu me montrer dans les amphis de médecine. J'avais des migraines à répétition, des poussées de fièvre, je me sentais complètement à plat et. . . (il se pencha vers Sean pour lui parler à l'oreille, la bouche cachée derrière sa main) mon membre me br˚lait chaque fois que j'allais pisser. " Il jeta un regard à la ronde pour s'assurer que les deux femmes n'avaient pas entendu.
" Comment a-t-on découvert qu'il s'agissait d'une encéphalite ?
-Ces migraines me mettaient à la torture. J'ai été
consulter notre médecin de famille, qui m'a envoyé au Columbia Presbyterian. Dans cette clinique, ils sont très forts pour tout ce qui touche aux maladies infec-tieuses: ils sont plus ou moins spécialisés dans toutes ces saletés de maladies exotiques ou tropicales. Les toubibs de là-bas m'ont examiné et c'est eux qui ont les premiers soupçonné qu'il devait s'agir d'une encéphalite; ils ont confirmé le diagnostic à l'aide d'une technique qui s'appelait polymérase quelque chose...
-Polymérisation, ou PCR, une réaction en chaîne, précisa Sean, qui buvait du petit-lait. Vous savez quelle était précisément l'encéphalite dont vous souffriez ?
-En abrégé ils disaient ESL: encéphalite de Saint Louis. D'ailleurs ça les a soufflés parce que, apparemment, c'était un peu tôt pour la saison. Mais j'avais fait un ou deux voyages, alors ça s'explique. De toute façon, cette encéphalite n'était pas trop méchante, et assez vite je suis allé mieux. Et puis, deux mois plus tard... boum ! tumeur au cerveau ! J'ai cru que j'allais y passer, et les médecins qui me soignaient dans le Connecticut aussi. D'abord ils ont cru que ce cancer venait d'un autre organe, genre le côlon ou la prostate.
Mais quand ils ont vu qu'il n'y avait pas de problème ailleurs, ils ont décidé de faire une biopsie. Le reste, vous le connaissez aussi bien que moi. "
Malcolm se remit à manger, avala une ou deux bouchées et une gorgée de vin, puis leva la tête vers Sean.