TROISIÈME PARTIE
LE CHEMIN DE CENDRES
«... je sçay qu’il doit fayre chault et régner vent marin. »
Rabelais
(Pantagrueline prognostication)
Le surlendemain, avant de donner l’ordre de départ pour une nouvelle étape, François voulut dire un dernier adieu à la ville.
Il escalada une colline proche et grimpa à la cime d’un chêne qui la couronnait.
Il resta de longues minutes en observation. Quand il revint au camp, il avait le front soucieux. Il réunit la bande dans l’ancienne cour de la ferme.
— Mes amis, dit-il, je vins de jeter un dernier coup d’oeil sur Paris.
Nous l’avons quitté à temps. Paris brûle entièrement. Un nouvel incendie a dû se déclarer quelque part dans le sud de la ville. J’en apercevais, de mon observatoire, les flammes et la fumée gigantesques.
« D’autres incendies brûlent également sur toutes les autostrades que l’on voit de la colline, et dans les villes qui les entourent. Les autos bourrées de quintessence, la chaleur torride qui nous accable sont sans doute à l’origine de ces embrasements. Si ce temps continue, le feu va tout dévorer. Il courra le long des routes, détruira d’abord les villes, puis gagnera l’herbe de la brousse, l’herbe si sèche qu’elle flambera à la moindre étincelle. Le feu ne s’arrêtera qu’à la limite des champs dénudés par la charrue, partout où il s’en trouve encore. C’est un déluge de feu qui, cette fois, s’étend sur le monde.
« Le seul moyen d’échapper au feu est de gagner, au plus vite, un cours d’eau assez important. Pas assez cependant pour qu’il ait pu être rendu navigable, car les cours d’eau navigables sont gainés de cités qui vont flamber au grand soleil.
« Il n’y a pas de temps à perdre. Le jour approche de sa fin. Préparez tout pour le départ. Nous partirons dans une heure.
Chacun s’affaira sans un mot. La gaieté qui régnait quelques instants plus tôt dans le camp s’était éteinte sous la douche de la dure nouvelle.
Isolés, ces hommes se seraient abandonnés au découragement et à la peur. Groupés, chacun compta sur les bras de tous et se sentit prêt à se battre de nouveau pour ses compagnons. Ils ne doutaient pas de sortir vivants de la lutte qu’ils allaient entamer.
Une course effrayante commença. Le vent s’était arrêté, comme épuisé, mais l’ardeur du soleil augmentait chaque jour. Toute la végétation crevait. Les arbres perdaient leurs feuilles racornies. Des flammes naissaient partout et, crépitantes, agrandissaient leur ronde au galop. Les nuits n’étaient plus noires, mais rouges.
Des incendies dévoraient le ciel aux quatre coins de l’horizon. François ne prononçait plus un mot qui ne fût un ordre précis. Il montait le plus nerveux des cinq chevaux. Les autres tiraient les remorques et portaient les femmes. Le jeune chef passait ses nuits en galops successifs, pour chercher des passages libres, pour trouver, dans ces murs de flammes, la fissure, la lézarde sombre vers laquelle diriger ses compagnons. Vingt fois par nuit, il fallait dételer les remorques, les empoigner à bras pour franchir des taillis, des étendues hérissées de ronces à travers lesquelles la caravane progressait à une allure de chenille. Quelque incendie plus ou moins proche éclairait toujours assez pour permettre d’éviter les gros obstacles.
Les hommes étaient exténués. François était devenu maigre et dur comme un tronc de vigne. Au matin, l’étape achevée, quand il avait enfin trouvé un lieu de campement, donné les dernières consignes aux sentinelles, il s’écroulait dans un sommeil de pierre. Blanche se penchait alors sur son visage tendu, envahi d’une barbe grise de poussière. Elle essuyait son front, embrassait ses yeux qui ne cillaient pas, s’étendait près de lui, prenait sa main dure entre les siennes et, confiante, s’endormait. Quand, parti au-devant de tous, il restait trop longtemps sans revenir, elle sentait, à mesure que passaient les minutes, croître en son coeur une angoisse à laquelle elle mesurait son amour. À peine était-il revenu, pendant qu’il donnait les indications de route, elle se reprochait son inquiétude. Elle le regardait se découper, centaure noir, sur le ciel rouge, et ne doutait plus qu’il ne les conduisît au port. Lui semblait ne plus faire attention à elle. Une volonté d’acier, une clairvoyance exaspérée lui étaient venues devant le danger. La mort flambait partout. Il devait lui faire échec.
Un matin, le camp avait été dressé dans un bouquet d’arbres, près d’une rivière pas très large, mais profonde de plusieurs mètres. Au début de l’après-midi, le garde national dont c’était le tour de veille s’endormit, et ce fut le crépitement de l’incendie qui réveilla François. Le feu accourait de l’amont, sur les deux rives à la fois. François secoua la sentinelle endormie, lui montra d’un geste les flammes et l’abattit d’un coup de hache. Puis il se mit à crier, d’une voix qui fit sauter sur leurs pieds tous les dormeurs. Les bagages, les véhicules, les chevaux étaient toujours prêts. Moins d’une minute après l’alerte, la caravane détalait sur la route qui longeait la rivière.
Elle parcourut plusieurs kilomètres aussi rapidement que le permettait l’état du chemin. Il fallait courir plus vite que les flammes. La route gravissait tout droit une éminence que la rivière contournait. Quand les fugitifs furent au sommet, ils aperçurent, droit devant eux, un horizon de feu. À gauche comme à droite, l’incendie devant lequel ils fuyaient rejoignait celui qui embrasait tout l’aval. Ils se trouvaient au centre d’un cercle de flammes.
François se dressa sur ses étriers. Il cherchait avec désespoir une issue. Mais chacun, du haut de la colline, pouvait voir aussi clairement que lui qu’il n’existait aucun hiatus dans la chaîne de feu fermée autour de la caravane. Maintenant, c’était bien fini. Ceux qui savaient nager, peut-être, pourraient tenter de se sauver par la rivière. Mais les autres ? L’enfer accourait vers eux.
Teste éclata en sanglots et se jeta, comme un enfant perdu, dans les bras de Colette. Narcisse se mit à jurer dans toutes les langues de Montparnasse. Il décrocha le sabre pendu à son vélo, le brandit, fendit l’air de grands moulinets. Il hurlait :
— Qui veut en finir tout de suite ? Qui préfère avoir la tripe ouverte ? Allez, allez, chacun son tour !...
Il insultait le feu, la nature, l’univers.
Mme Durillot, effondrée sur le cou de son cheval, gémissait de plus en plus fort, en route pour la crise de nerfs :
— Mon petit, mon bébé, mon enfant, mon chéri, mon petit...
François sauta de son cheval.
— Fais taire ta femme cria-t-il à Pierrot.
Lui-même s’élança vers Narcisse qui continuait à gesticuler, à demi fou de rage impuissante. Il lui arracha son arme, le frappa de la garde du sabre à l’estomac et l’envoya rouler à terre, le souffle coupé.
Le jeune chef se mit aussitôt à crier des ordres et fit attaquer à la hache deux peupliers de bonne grosseur.
— Le feu sera sur nous dans une demi-heure. Dans dix minutes, les deux arbres doivent être en bas !
Avant ce délai, ils s’abattaient dans un grand fracas de branches froissées. Narcisse vint, honteux, joindre ses efforts à ceux de ses compagnons.
Chassés de toutes parts par le feu, les bêtes de la brousse arrivaient. Les hommes recevaient au visage des vols de perdrix. L’herbe grouillait de dos fauves. Lapins, lièvres, blaireaux, renards, serpents, crapauds, écureuils, rats fuyaient devant les pas ou roulaient sous les semelles. Quelques poules, un mouton témoignaient que le feu avait, quelque part, anéanti une ferme. Léger se mit à fuir devant une chèvre, énervée, qui le chargeait tête basse.
Pierrot lui fit honte :
— Donnez-lui un coup de pied ! C’est pas méchant, vous voyez bien que c’est un petit âne !
L’avocat, rassuré, reprit son travail côte à côte avec un loup maigre, harassé, venu de quelque bout du monde et qu’il prenait pour un chien.
Débarrassés de leurs branches, les deux arbres furent poussés en bas de la colline jusqu’à la berge. Chaque bicyclette, couchée à plat, fut attachée par sa fourche avant à l’un des troncs, par sa fourche arrière à l’autre. L’ensemble constitua un radeau un peu lourd, sur lequel hommes et femmes se hâtèrent d’assujettir les marchandises les plus précieuses. Des nuages d’insectes arrivaient de tous les horizons. Tous les oiseaux à vol bas qui n’avaient pu franchir la barrière des flammes s’abattaient sur la berge. Leur nombre croissant dénonçait l’approche du fléau.
L’air devenait suffocant, envahi par une cendre brûlante qui collait aux narines. Le feu apparut au sommet de la colline. Les bêtes poussèrent leurs cris de détresse. Les chevaux, affolés par ce concert de désespoir, pointaient les oreilles, dansaient sur place.
— Prenez vos chevaux en main ! cria François aux gardes.
L’un d’eux se mit à ruer des quatre fers, atteignit Léger en plein visage, lui mit toute la cervelle hors du crâne, s’emballa, emporta le garde accroché à sa bride, s’éventra sur une souche et retomba sur l’homme, à la limite des flammes. Un arbre flambant s’abattit sur eux. Les flammes dévoraient la pente. Tout le monde s’arc-bouta sur le radeau. Il chut à la rivière dans un grand éclaboussement.
Le loup sauta le premier, se prit une patte dans les rayons, se rétablit, s’assit sur son derrière, les oreilles couchées, les dents découvertes. Tous les survivants de la caravane se jetèrent à l’eau et s’accrochèrent au radeau. Les gardes poussèrent leurs chevaux dans le courant tiède. Une pluie de bêtes les suivit. Sur les deux berges, les arbres brûlaient.
Lentement, porté par le courant, guidé par François à l’avant et Pierrot à l’arrière, le radeau se mit en mouvement. Hommes et femmes enfonçaient leur visage dans l’eau, ne le sortaient que pour reprendre souffle. Des branches en feu, des fusées d’étincelles, des vagues de flammes s’abattaient jusqu’au milieu de la rivière. Des boules incandescentes s’enfonçaient dans l’eau en sifflant : c’étaient des cailles rôties.
La rivière s’enfonçait au coeur du brasier. Les troncs d’arbres craquaient dans le feu comme des os sous la dent d’un chien. L’eau, de tiède, devenait chaude. Des débris charbonneux de toutes sortes en couvraient la surface comme une croûte. Les têtes hérissées des sangliers et les museaux pointus des petits animaux y traçaient des chemins aussitôt rebouchés. Le radeau croisa la tête d’un cerf qui remontait le courant, une branche flambant accrochée dans ses bois.
Si lentement que glissât le vaisseau au fil du courant, il sortit cependant du gros de l’incendie. Il défila dans une forêt de troncs rouges que les flammes avaient déjà quittés. La chaleur qui s’en dégageait faisait fumer la rivière. Les fugitifs étouffaient dans l’eau chaude. Ils étouffaient presque autant quand ils respiraient l’air saturé de vapeur et de cendres. Parfois un tronc craquait, ouvrait en deux, de bas en haut, son coeur incarnat, et s’écroulait à la rivière dans un linceul de vapeur.
Puis la chaleur se fit moins féroce. Aux arbres rouges succédèrent des arbres noirs. Il fut enfin possible de garder la tête hors de l’eau. Martin rattrapa par les cheveux Teste qui sombrait. Il le hissa sur le radeau, y monta à son tour. Chacun l’imita.
Le loup, une oreille racornie, la moustache brûlée, la queue charbonneuse, avait perdu toute agressivité. Comme le radeau se rapprochait du bord pour franchir un virage, il en profita pour sauter sur la berge. À peine atterri, il se mit à hurler, bondit en secouant ses pattes, hurla de plus belle quand il retoucha terre, fit encore deux ou trois sauts au milieu d’un nuage de cendres, tomba, se tordit, gémit et se tut. Sur le sol, son corps grésillait.
Il fallut se laisser emporter pendant plus de deux heures encore avant de pouvoir aborder. Enfin le radeau toucha une terre refroidie et fut amarré à une souche. Après un repas rapidement pris, les rescapés s’abandonnèrent à la fatigue et s’endormirent sur place, alors que la nuit tombait.
Le lendemain, les fugitifs, reposés, regardèrent autour d’eux avec des yeux que ne brouillait plus l’épouvante. Ils avaient abordé dans un pays de cendres. Très loin, au nord, s’éloignait la fumée de l’incendie. Vers le sud, vers l’ouest, vers l’est, aussi loin que le regard s’étendît, il ne percevait pas une trace de vie végétale. Une odeur de terre cuite montait du sol. Une couche légère de cendres le couvrait uniformément. Les caprices de l’air, le moindre pas la soulevaient en nuages. Les moignons noirs des arbres traçaient sur ce désert des signes tordus.
Puisqu’il était impossible de trouver en ces lieux un abri contre le soleil, François décida de faire reprendre aussitôt le voyage, par voie d’eau, jusqu’à la nuit. Chacun s’installa aussi confortablement que possible sur le radeau. La lente navigation recommença.
Bientôt l’ardeur du soleil devint insupportable. Il fallait s’arroser d’eau sans cesse, ou se plonger dans la rivière.
Sur les berges se poursuivait le défilé de ce pays de silence, noir et blanc, sec, immobile, sans un brin d’herbe, sans un souffle animal, sans un vol d’insecte.
Vers midi, la vitesse du courant s’accéléra, en même temps que la profondeur de la rivière diminuait. Bientôt les chevaux eurent pied. Le courant se brisait sur leur croupe. Le radeau prit une vitesse dangereuse. François sauta à l’eau, suivi des autres hommes. Ils s’accrochèrent à la corde d’amarrage, tentèrent de rapprocher le radeau de la berge, mais le courant, qui filait maintenant à une allure de rapide, les roula à la suite du lourd vaisseau. Les femmes affolées sautèrent à leur tour dans l’eau. Pierrot lâcha la corde pour rattraper sa femme qui se noyait. Blanche et Colette parvinrent à s’accrocher à un rocher vert de vase que la baisse de la rivière découvrait au milieu de son lit. Les hommes durent tout lâcher pour songer à leur propre sauvetage. L’eau se précipitait avec furie vers une chute proche dont ils entendaient le bruit de tonnerre. Le radeau fila comme une flèche. Son arrière se dressa vers le ciel, et il disparut.
Pendant que ses compagnons regagnaient la berge, François sauta sur son cheval, le fit sortir de l’eau et partit au galop dans la direction vers laquelle le radeau avait été entraîné. Il espérait le rattraper après la chute, dans le courant redevenu calme.
Il était surpris. Il ne pensait pas qu’il existât une semblable chute de rivière dans cette région de la France. Quand il parvint à sa hauteur, il eut l’explication du phénomène.
La sécheresse et l’incendie, ou peut-être quelque autre cataclysme, avaient fait craquer la terre et ouvert une crevasse de plusieurs mètres de largeur dans le sol calciné. Elle prolongeait son entaille vers les deux côtés de l’horizon. La rivière tombait dans ce gouffre avec un grondement terrible. Le sol tremblait sous les pieds. Des nuages d’eau pulvérisée montaient des lèvres de l’abîme.
Rejoint par ses compagnons, François leur montra le radeau, coincé entre les deux parois de la fissure, à quelque dix mètres de profondeur. L’eau se brisait sur lui et arrachait peu à peu tout ce qui s’y trouvait attaché.
— Nous allons essayer quand même de sauver quelque chose, décida le jeune homme. Mais il n’y a pas une seconde à perdre.
Il fit déshabiller tous les hommes, déchirer en deux leurs combinaisons, attacher bout à bout les fragments de vêtements ainsi obtenus. Il fixa l’extrémité de cette corde improvisée à une souche sur le bord de la crevasse et se laissa glisser. Il parvint à la hauteur du radeau, se balança et prit pied sur lui. Il reçut sur les épaules le choc énorme de l’eau. Il suffoquait. Il se hâta, arrima un gros colis à la corde, coupa les liens qui le fixaient au radeau et le fit hisser. Quand la corde lui fut renvoyée, il prit le même chemin. Il n’en pouvait plus. Il était brisé. Cent cloches sonnaient dans sa tête. Les muscles de ses épaules et de sa poitrine lui semblaient écrasés. L’eau lui avait arraché ses sous-vêtements. Il surgit ruisselant et nu de l’abîme. Il s’allongea sur le sol, il se retenait pour ne pas crier de douleur. Il fit signe à Martin :
— À toi maintenant. Sauve ce que tu peux.
Martin empoigna la corde, atteignit le radeau et se mit en devoir de faire remonter un vélo. L’eau se brisait sur son large dos. Ses compagnons le regardaient, supputaient sa peine. Narcisse se préparait à plonger à son tour. Teste se détourna un instant, se mit tout à coup à hurler. Le courant apportait, à pleine vitesse, un énorme tronc à demi brûlé, qui devait peser plusieurs tonnes. Hommes et femmes crièrent tous ensemble. Martin, dans le vacarme de la cataracte, les entendit, aperçut à travers l’eau pulvérisée leurs gestes tragiques. Il tendit la main vers la corde. Le tronc noir et brun franchit le bord de la crevasse, bascula, s’abattit sur lui, le broya, fracassa le radeau, disparut avec les débris dans les profondeurs du gouffre. Rien ne brisait plus la courbe de l’eau.
Courbés par l’horreur et la surprise, les témoins du drame rapide gardaient les yeux fixés vers le fond du gouffre où venait de disparaître le petit boulanger. Colette éclata en sanglots.
— Mes amis, dit François, il ne faut plus penser à lui. Nous l’aimions tous bien. C’était un gentil compagnon. Je ne vous demande pas d’oublier nos morts, mais de penser d’abord à vous et à vos camarades vivants. Nous reprendrons le souvenir de ceux tombés en cours de route quand nous aurons atteint le but. Il faut que nous trouvions avant la nuit un passage sur cette crevasse. Elle nous barre le chemin du Sud. Nous devons la franchir ou en trouver le bout.
Il fit faire l’inventaire du colis qu’il avait remonté. Il contenait des conserves, des outils, des bandages de vélo, et divers objets désormais inutiles.
La corde de vêtements avait été rompue et emportée avec le radeau.
Pour arrimer sur le dos des chevaux les ballots de conserves, François demanda les caleçons des hommes. Il leur fit garder leurs chemises qui leur protégeaient la poitrine, le ventre et le dos contre le soleil.
Lui-même vida un sac de conserves, fit trois trous au fond, y passa sa tête et ses bras. Cela lui composa un pagne qui lui arrivait à mi-cuisses.
Les trois femmes prirent place chacune sur une selle. Les hommes devaient se relayer sur la quatrième. Et la caravane repartit, cette fois dans la direction de l’Est.
Elle avançait dans un nuage de cendres. Chacun tenait un lambeau d’étoffe sous ses narines pour éviter de respirer la fine poussière. La chaleur était atroce. Le groupe gris, minuscule dans l’immensité de la brousse incinérée, suivait le chemin noir de la crevasse. De l’autre côté de celle-ci courait la lisière de ce qui avait dû être une haute forêt.
Les fûts des arbres dévorés par le feu s’élançaient, noirs, innombrables, vers le ciel d’un bleu pétrifié.
Après un peu plus d’une heure de trajet, les fugitifs se trouvèrent enfin devant un étranglement de la crevasse. Ses deux bords se rapprochaient en cet endroit jusqu’à moins d’un mètre de largeur. Hommes et chevaux franchirent facilement ce passage.
Sur la recommandation de François, ses compagnons avaient beaucoup bu avant de partir, bu plus qu’à leur soif, mais déjà ils commençaient à sentir dans leurs palais le regret de l’eau tiède.
Ils ne perdirent pas une minute et repartirent droit vers le Sud. Le soleil permettait de s’orienter sans peine. En reprenant la direction abandonnée par la rivière interrompue, François espérait couper le lit d’un de ses affluents. Y parvenir rapidement, c’était le seul espoir.
Après quelques pas, ils pénétraient entre les premiers arbres de la forêt morte.
Avant le passage du feu s’élevait en cet endroit une forêt dont le feuillage tendait un plafond entre le ciel et la terre. Dans cette épaisseur de vie verte, portée à bout de branches par cent millions d’arbres-hercules, des peuples d’oiseaux voletaient, chahutaient, poussaient leurs chants de toutes couleurs. Des écureuils grignotaient des fruits minuscules. Les fourmis, caravanes d’esclaves noires, franchissaient les monts et précipices des écorces et portaient vers les cavernes de la tribu les fardeaux des trésors ravis à tout ce qui vit, mange et peut être mangé.
Au sol grouillaient les animaux rampants, coureurs, furtifs, et les champignons poussaient leur vie hâtive entre les lits de feuilles mortes. Des sangliers mal endormis grognaient en rond dans les buissons. Des biches goûtaient les rameaux nouveaux.
La voûte splendide avait dissipé dans le ciel tout le sang de la forêt, toute l’eau qui se condensait, très haut, en troupeaux de moutons blancs, en écharpes roses, aussitôt absorbés par l’azur. Vint le moment où la terre, que la pluie n’arrosait plus, n’eut plus de sève à donner aux feuilles. Celles-ci, toutes à la fois, se tordirent sur leur queue et laissèrent entrer le soleil. Au pied des arbres, la mousse devint râpeuse et se brisa sous le pas des daims essoufflés. Les feuilles tordues tombèrent sur le sol avec un bruit de vieux papier.
Le feu atteignit la forêt, la flamba d’un seul coup. Les oiseaux, les mammifères, les reptiles, les batraciens, les insectes, les invisibles alimentèrent le brasier de la multitude de leurs petites âmes dorées. La pointe de la flamme perça le bleu du ciel, troubla la nuit éternelle d’un reflet.
Sept hommes, trois femmes, quatre chevaux pénétrèrent dans le cadavre de la forêt. Cent millions de troncs perçaient la couche de cendres, dressaient leurs colonnes de marbre noir. La caravane minuscule se fraya un chemin entre eux. Elle laissait derrière elle un nuage en forme de serpent.
Les hommes enfonçaient dans la cendre jusqu’aux genoux. Chaque pas la soulevait en gerbe. Les sabots des chevaux la projetaient en avant. Elle enveloppait la caravane d’un coton. Les lambeaux d’étoffe pressés sur les narines arrêtaient le plus gros de la poussière. Mais les chevaux ne cessaient d’éternuer et de renâcler.
Nul n’osait parler de sa soif. La salive mêlée de cendres craquait sous les dents.
Ils marchèrent pendant des heures. Ils secouaient de temps en temps la couche grise qui les couvrait. Ils marchaient droit vers le Sud. Ils ne savaient ce qui les torturait le plus, de leur chair cuite, de leurs pieds saignants, de leur palais sec, de leurs yeux écorchés.
Parfois, le hasard avait semé les arbres en lignes parallèles et le regard s’enfonçait entre deux rangées infinies de colonnes de désespoir.
Les chevaux donnaient des signes de fatigue. Le premier s’abattit à la quatrième heure. Blanche, qui le montait, roula en boule dans la cendre. La chute du cheval et de sa cavalière souleva une explosion de poussière. François releva la jeune fille, la serra doucement contre lui, pour qu’elle sentît sa force et fût réconfortée. L’air blanc tournait autour d’eux en lente ronde. François essuya de ses doigts la boue qui couvrait le visage de Blanche et l’embrassa. Elle sentait la sueur et le charbon. Des larmes lavaient ses joues.
— Courage, ma Blanchette, nous en sortirons, je te le promets. Mais il faut garder confiance, et sourire...
Elle leva les yeux vers lui. Une barbe en buisson cachait son cou, ses joues et sa bouche. Un mastic de cendre en raidissait les mèches. Des morceaux de charbon y restaient collés. Une croûte de crasse couvrait son front. Mais ses yeux brillaient du même éclat de vie qu’elle leur avait toujours connu. Elle cessa de pleurer, s’appuya plus fort contre lui et sourit.
La caravane ne possédait plus qu’une seule arme, le couteau de poche d’un garde. François le prit et saigna le cheval qui agonisait. Le sang fit une tache pourpre au pied d’un arbre noir. Quand la bête fut morte, le jeune chef entailla sa peau, découvrit la chair fumante, coupa dans les muscles de la croupe et du dos de larges tranches, qu’il distribua à ses compagnons.
— Mangez, même si ça vous dégoûte, ordonna-t-il.
Ils mâchèrent la chair tiède et molle. Teste ne pouvait se résoudre à avaler cette nourriture. À la troisième bouchée, il se mit à vomir. Il vomissait de la cendre et des glaires, s’appuyait, épuisé, à un arbre. L’arbre craqua, s’écroula sur lui en énormes morceaux de charbon léger. Colette le tira des décombres, le nettoya, le berça. Une rage le prit. Il vint lui-même se couper une tranche plus grosse que la première, la déchira de ses doigts, l’avala presque sans mâcher.
On repartit, le gosier un peu moins sec. Mais bientôt la soif monta de nouveau du fond des entrailles, parchemina les palais, enfla les langues. Parfois un pied s’enfonçait en craquant dans la carcasse de quelque grosse bête enfouie sous la cendre, brisait les côtes de charbon, traversait une poitrine dont les poumons n’étaient plus qu’une ponce fragile.
Un second cheval s’abattit. Les hommes mâchèrent de nouveau sa chair fade. Ils en crachaient la fibre après avoir avalé le jus qui sentait la fatigue et la mort. Le soleil baissait à l’horizon. Sa lumière horizontale teignait de rouge la poussière soulevée par la marche. L’ombre des troncs la traversait de murs noirs.
Le soir tomba avant que François eût trouvé la moindre trace de cours d’eau ou de chemin. Quand le soleil fut couché, la chaleur, au lieu de tomber du ciel, monta de la terre. La cendre brûlait les jambes qui s’y enfonçaient. La caravane tournait le dos à l'étoile Polaire. Les fugitifs allaient presque sans pensée. Vers la deuxième heure de nuit, ils arrivèrent au bord d’un vallon, dont la forêt pétrifiée descendait la pente.
François, qui marchait en tête, se laissa emporter par la descente. Il percuta dans un tronc, roula au milieu d’une pluie de charbon, se releva, se remit à courir. En bas, dans la vallée, devait sûrement couler un cours d’eau. Il courut plus vite. Il avala la cendre à bouche ouverte. Il voulait déjà sentir l’eau autour de ses jambes. Derrière lui, ses compagnons arrivaient en avalanche, emportés par l’espoir de trouver un courant qu’ils imaginaient gambadeur et riant, dans lequel ils se sentaient déjà plongés, bouche ouverte. Ils se coucheraient dedans, ils boiraient jusqu’à ce qu’ils eussent l’estomac rond. Ils se laveraient à grande eau la bouche et le gosier, ils boiraient par les mains, par le ventre et les cuisses, par toute la peau nettoyée.
Ils trouvèrent un large ruisseau, complètement sec.
Ils se laissèrent tomber au bout de leur élan, roulèrent au hasard dans le sable et la cendre, et ne se relevèrent point. Ils étaient au bout de toutes leurs forces. Maintenant, ils allaient se laisser mourir.
Dans le silence qui s’était abattu sur les corps écroulés, un bruit étrange s’éleva : Teste grinçait des dents. Colette le fit taire d’une gifle. Un gros garde se mit à pleurer. Les deux chevaux étendus, pattes raides, respiraient rapidement.
François se releva. Tant qu’il aurait une once de vie, il ne renoncerait pas. Parmi les provisions qui restaient se trouvaient deux boîtes de cinq kilos de graines de soja en sauce. Il défit les paquets. Ses compagnons écroulés l’entendirent remuer les boîtes. Il trouva enfin ce qu’il cherchait, perça les couvercles, fit la tournée des gosiers. Il se penchait, secouait une masse sombre, soufflait : « Ouvre la bouche ! », cherchait le trou des lèvres et y laissait couler un fil du précieux liquide. Il reconnut, dans la nuit, la voix de Blanche qui lui dit : « Merci ! » et Mme Durillot près de son mari. Il accorda une ration plus abondante à la jeune femme enceinte. Quand ce fut fini, il ouvrit entièrement les boîtes, essaya de manger, mais n’y put parvenir. Ces quelques gouttes de boisson épaisse semblaient avoir rendu un peu de vie à ses camarades. Certain que tout le monde l’entendait, il s’adressa à Pierre à voix haute :
— Pierrot, tu vas monter celui des deux chevaux qui peut encore se traîner, et partir à la recherche de l’eau. Je suis sûr que toi, tu reviendras, à cause de ta femme et du petit qu’elle porte. Tu descendras le lit du ruisseau. Il va te conduire à celui de la rivière. Peut-être a-t-elle reçu un affluent sur l’autre rive et y trouveras-tu de l’eau. Sinon, tu la suivras en direction du sud. Tu la suivras jusqu’à ce que tu trouves de l’eau, s’il le faut jusqu’à quelque fleuve où elle doit se jeter. Tu emporteras ces deux boîtes vides. Si tu ne trouves pas de récipient plus pratique, rapporte-nous là-dedans ce que tu pourras. « Nous, après avoir dormi quelques heures, nous marcherons sur tes traces. Nous marcherons tant que nous pourrons. Tout notre espoir sera de te voir revenir. Nos vies dépendent de toi. Embrasse ta femme, et pars... »
François appelle d’une voix douce :
— Blanchette, où es-tu ?
— Ici...
Il vient s’allonger près d’elle. Il soupire. Il sent maintenant les blessures que le soleil lui a faites. À peine est-il couché que la fièvre de l’insolation le prend. Il s’y abandonne, après avoir recommandé à Blanche de ne pas s’effrayer.
— Dans une heure ou deux, ce sera passé.
Le garde s’est remis à pleurer, à sanglots nerveux, qui ne peuvent plus s’arrêter. Le cheval qui reste râle. Un arbre craque, puis un autre. Les hommes couchés voient la herse des arbres nus monter dans le ciel parmi les étoiles. La chaleur se dissipe, le charbon se contracte, les troncs se fendent. Le crépitement de la forêt s’accélère, peuple la nuit. Une brise se promène parmi les colonnes desséchées, saute en bonds légers d’une cime à l’autre, passe en chantant à travers une fente, lève à terre un fantôme de cendres, le pousse jusqu’à la vallée. Des milliers d’arbres morts étirent leurs os.
Parmi leurs squelettes grinçants passe un vol de velours, puis un autre. Des ailes silencieuses, en multitudes, effleurent les écorces raidies. La vallée s’emplit de vols brisés. Colette pousse un cri. Une chauve-souris s’est abattue sur son visage. Un manteau gris, en une seconde, recouvre hommes et cheval. Celui-ci, affolé, se dresse sur ses pattes, se met à gambader et ruer, au milieu d’un essaim zigzaguant. Hommes et femmes se lèvent. François, qui tremble de fièvre, fait un effort surhumain pour recouvrer la maîtrise de son corps et de ses esprits. Abritées du feu par leurs grottes profondes, les chauves-souris sont depuis plusieurs jours sans nourriture. Elles ne trouvent plus d’insectes à chasser dans l’air du soir. La famine pousse à l’attaque ces bêtes inoffensives.
De tout le pays brûlé, elles accourent vers ce
lieu où subsistent des êtres vivants. L’air palpite de leurs vols
en scie. Leur troupe obscurcit le ciel, cache les étoiles, emplit
la vallée d’un grouillement horrible. Elles crient comme des rats,
mordent la peau, les nez, les oreilles. Les fugitifs se les
arrachent de la chair, se débattent dans une épaisseur d’ailes, de
griffes, de museaux pointus, écrasent des vols entiers à chaque
élan du bras. François ouvre les deux lames du couteau qu’il avait
attaché à son poignet, trace de grands cercles autour de lui et de
Blanche. Une pluie de bêtes éventrées, coupées en deux, décapitées,
tombe à leurs pieds, aussitôt recouvertes d’un troupeau frémissant
qui suce leurs cadavres. Une ruade du cheval passe à deux doigts de
la
poitrine de Blanche, creuse un grand trou dans l’épaisseur des
ignobles bêtes. François se taille un chemin vers le quadrupède,
l’attrape par les naseaux, lui enfonce son couteau dans l’oeil,
jusqu’à la cervelle. Il perce de vingt coups de couteau le
malheureux cheval abattu. Ce sont autant de sources de sang sur
lesquelles se précipitent les rats volants. Autour des hommes, leur
volée se fait moins épaisse. François rassemble son monde. Le garde
pleureur a succombé. Il ne forme plus sur le sol qu’une masse
grouillante agitée de soubresauts. François ordonne de fuir vers la
rivière. Ceux qui tout à l’heure étaient à demi morts de fatigue
courent maintenant. La peur leur donne des forces nouvelles. Dès
qu’ils s’arrêtent, les vols mous soufflettent de nouveau leurs
joues. La nuit en est pleine. Fillon tombe. Un drap mouvant s’abat
sur lui. François écrase les bêtes à coups de talon, relève
l’homme, le secoue. Fillon fait un geste de renoncement, se laisse
retomber.
Colette, la première mordue, a l’oreille droite percée. Elle tremble d’horreur. Elle n’a pas retrouvé son courage. Une aile la frappe au visage. Elle s’arrête, crie, s’enferme la tête dans les bras. Teste la prend par la main et l’entraîne de nouveau. Elle résiste, elle ne veut pas fuir, le danger est devant autant que derrière, partout où l’air porte les bêtes voraces. Colette veut se cacher. Elle s’assied par terre, se referme sur elle-même en un tas, la figure dans les genoux. Des griffes fouillent ses cheveux. Elle hurle, quitte sa combinaison pour s’envelopper la tête. Les bêtes se jettent sur sa douce poitrine, mordent, déchirent. Tout leur vol ivre tète le sang. Colette hurle, appelle la mort, se roule au sol. Teste crie : « Le couteau ! » François trouve sa main dans la nuit, le lui donne. Teste se jette à terre, écarte le grouillement, cherche la gorge blessée, y enfonce la lame et la paix.
François se baisse à son tour. Teste ne s’est pas relevé. Sur le corps de celle qu’il aime, il s’est percé le coeur. François arrache le couteau de ses côtes. Le couteau est trop nécessaire, pour se défendre, jusqu’à l’aube, ou pour mourir.
Pierrot frappe du talon les flancs de son cheval. La bête épuisée trotte dix mètres, reprend le pas, s’arrête. Pierrot se réveille, grogne, frappe de nouveau sa monture, qui retrouve la force d’un petit élan. Les boîtes vides dansent sur sa croupe à grand, puis à petit bruit. Pierrot pique du nez sur le cou du cheval, se réveille en jurant. Quand il se relève, ses reins grincent comme une vieille porte.
Le cours de la rivière a dû changer de direction, s’incliner légèrement vers l’est, car il l’atteint plus vite qu’il ne l’escomptait. Mais il n’y trouve pas la moindre goutte d’eau. Sa soif redouble, sa langue enfle dans sa bouche, lui emplit toute la tête, devient brandon.
Son cerveau est de cendres, son crâne de charbon. La selle lui brûle les fesses. Un tisonnier rouge lui laboure les reins. Une forge ronfle dans son estomac. Ses poumons soufflent des flammes. Ses mains crépitent d’étincelles. Il voudrait se jeter au bas de ce cheval incandescent qui marche, trotte, l’emporte dans la nuit de feu. Il ne peut. Les flammes les ont soudés. Ils galopent de plus en plus vite, comme la tempête, de toutes leurs pattes, douze, vingt, cent, dans un grand bruit de casseroles, de marteaux sur des enclumes, marteaux-pilons, mille aciéries en plein travail sur du fer rouge. Ils traînent une queue de flammes comme une comète.
Le cheval s’arrêta pile. Pierrot roula à terre, tomba la tête dans l’eau, ouvrit la bouche, ne se releva qu’au bout d’un quart d’heure.
Il fit trois pas, hésita, retourna, se coucha de nouveau, se remit à faire l’éponge. Il reprenait son poids d’homme. Il sentit l’eau descendre peu à peu jusqu’à ses pieds, sa chair se regonfler. Il cracha, sua, pleura, urina. L’eau était arrivée partout.
Lorsqu’il en eut bu jusqu’à plus soif, il s’étonna de son goût. Elle était tiède. Elle sentait le pot-au-feu. Dans quelle gigantesque marmite avait-elle pu bouillir ? Elle venait d’une rivière qui rejoignait la première à angle aigu. Au milieu des cailloux, elle coulait sur un pas de large et une main de profondeur.
Au confluent des deux cours d’eau s’étendait une île sur laquelle se distinguait vaguement la silhouette d’un bâtiment à demi ruiné, sans doute une ancienne pêcherie. Déjà le cheval avait escaladé le talus de l’île et broutait l’herbe sèche. Par miracle, l’incendie avait épargné ce coin de terre.
Pierrot alla reconnaître la maison. Elle se composait de quatre pièces, dont deux avaient perdu leur plafond. Il chercha quelque ustensile plus propice à transporter l’eau que ses boîtes sans couvercle, mais ne trouva rien qui ne fût rouillé et percé.
Il arracha le cheval à son festin d’herbe, arrima tant bien que mal les récipients, but un dernier coup et repartit.
L’aube mettait un vernis rose sur les troncs noirs lorsqu’il retrouva les survivants du groupe.
Ils étaient allongés, éparpillés sur une longueur de trois cents mètres de sable bouleversé. Pierrot trouva d’abord sa femme. C’était elle qui avait trouvé la force d’aller le plus loin, vers lui, son amour. Son visage était labouré de coups de griffes, ses ongles pleins de sang. Elle respirait. Il l’assit, la fit boire. Elle ouvrit les yeux, le reconnut, poussa un soupir de bonheur, s’interrompit de boire pour l’embrasser, reprit à deux mains la boîte dans laquelle coulaient ses larmes.
Dans les récipients restait à peu près un litre d’eau pour chaque survivant. Il leur rendit la vie et la parole.
Pierrot put enfin obtenir des explications. François plia vivement les bras pour se lever et cria de douleur. Au moindre mouvement sa peau brûlée saignait.
Il raconta l’attaque des chauves-souris. Mais Pierrot n’en trouva nulle trace, pas un seul cadavre, pas une empreinte, pas une marque de dent. Les visages griffés l’avaient été par des ongles. Le cheval ne portait que les blessures du couteau, Colette avait encore ses ongles enfoncés dans ses flancs. Les cadavres de Fillon et du garde étaient nets de toute blessure.
— Nous avons donc rêvé, fit Blanche effarée.
— Oui, vous avez été victimes d’un abominable cauchemar...
— Mais les morts, demanda le dernier garde, ils sont morts de quoi, les morts ?
— Nous avons subi une hallucination collective, supposa Narcisse, c’est Colette qui a crié la première. La fatigue, la soif ont provoqué chez elle une crise d’hystérie. Elle a peut-être vu vraiment une chauve-souris. Elle a imaginé les autres. Nous étions tous aussi près qu’elle de l’épuisement et de la folie. Réveillés en sursaut par ses cris, tout ce qu’elle nous a décrit, nous l’avons vu...
— Nous nous sommes battus contre nous-mêmes, contre la peur, contre rien. Teste, fou, a tué Colette qui ne l’était pas moins, et s’est suicidé.
— Mais les morts, les deux autres morts, de quoi qu’ils sont morts ? s’obstina le garde.
— Ils sont morts, dit François, d’avoir renoncé. En pleine lutte, toute leur énergie mobilisée contre un ennemi imaginaire, ils se sont laissé vaincre, ils ont accepté la mort, et la mort est venue.
Le garde grogna. Il ne comprenait pas bien. Il regardait le corps de son camarade d’un air hostile, le front buté. Il se pencha, lui retira à grand-peine sa chemise.
Le cheval abattu fut dépecé et sa chair transportée dans l’île. Mais les hommes survivants, à peine couverts par des lambeaux de chemise, n’avaient conservé sur eux aucun objet, pas une seule allumette, pas un briquet. François choisit deux silex dans les cailloux de la rivière, les cassa pour obtenir des arêtes vives et montra à Narcisse comment il fallait s’y prendre pour tirer de ces cailloux des étincelles. Ses bras le faisaient trop souffrir pour qu’il pût lui-même se charger de cette tâche.
Narcisse passa en effet une demi-journée en efforts infructueux, heurta mille fois les deux cailloux l’un contre l’autre, avec grand accompagnement de vociférations, avant de parvenir à un résultat. Quand il vit enfin un filet de fumée, mince et droit comme une tige de graminée, s’élever du petit tas de mousse sèche au-dessus duquel il s’escrimait, il poussa un barrissement de triomphe. Un grand feu flamba bientôt dans une cheminée de la maison en ruine et, ce jour-là, les six survivants de la caravane mangèrent de la viande cuite.
Ils restèrent en ce lieu quatre jours. La chair du cheval fut à moitié fumée, puis exposée au soleil. En trois heures, celui-ci sécha complètement les tranches étendues sur l’herbe.
François avait revêtu la chemise de Fillon. Ses bras le faisaient moins souffrir. Pierrot s’émerveillait de voir sa femme porter sans accident leur espoir d’enfant.
— Ce sera un gaillard ! disait-il avec orgueil.
L’unique cheval survivant fut chargé de la chair de son compagnon et d’un grand ballot d’herbe sèche. La caravane se remit en marche dans la rivière, suivit le cours du mince courant. Il était plus facile de marcher sur les cailloux que dans les cendres. Et le murmure de l’eau glissant sur les graviers caressait les oreilles comme le chant même de la vie.
La rivière continuait de s’enfoncer dans la forêt de charbon. Le bruit des pas du cheval résonnait jusqu’à l’infini.
À l’aube de la troisième nuit, les compagnons s’apprêtaient à camper en un lieu où la rivière, encaissée, leur offrait l’abri de ses berges contre le soleil, quand un vent léger se mit à souffler.
Les hommes s’étaient étendus, retiraient les cailloux qui leur meurtrissaient les reins, creusaient dans le gravier un trou avec leurs fesses, disposaient sur leur ventre les lambeaux de leur chemise, retrouvaient le geste de protection de leurs ancêtres des cavernes pour fermer, avant de s’endormir, leurs mains en conque autour de leur sexe.
Le vent arriva avec le jour. Il venait d’un autre coin du monde et apportait avec lui les cendres de l’Orient. Ce fut d’abord dans l’air comme une brume à peine visible, mais qui pénétra dans les narines et sous les paupières. De longues écharpes plus denses montèrent du sol, enroulèrent leurs arabesques autour des arbres. La vitesse du vent augmenta, la brume devint brouillard.
Les fugitifs se collèrent contre la berge, les hommes relevèrent leur chemise sur leur visage. Les deux femmes quittèrent leur combinaison et se l’enroulèrent autour de la tête.
En quelques instants la brise est devenue vent, puis tempête. Elle creuse des vagues énormes dans la couche de cendres, les disperse dans l’air, les pulvérise, les jette au ciel, les abandonne, à bout de souffle, très haut, dans des atmosphères précieuses, où elles continuent à monter lentement, en voiles diaphanes, sans poids, en petits nuages ronds, teints en rose, angéliques.
Au ras du sol, l’ouragan gris emporte un mélange de cendres et de débris de charbon si épais qu’il semble ne plus contenir d’air. Hommes et femmes, bouche ouverte sous le vêtement qui leur protège le visage, ont grand-peine à trouver dans cette purée de quoi emplir leurs poumons brûlants. Ils halètent ; la sueur colle le tissu à leurs narines, à leurs joues. La plus fine cendre pénètre à travers l’étoffe, leur emplit la bouche. Ils voudraient cracher et boire. Ils ne peuvent qu’avaler leur salive sableuse. François leur a crié de ne pas bouger, quoi qu’il advienne, jusqu’à la fin de la tempête.
Des troncs, fauchés, tombent par milliers, lancent au vent leur fracas de vaisselle. Ceux qui résistent ronflent comme des sirènes, sonnent comme des caisses au choc d’énormes morceaux de charbon que leur jette l’ouragan. Une grêle de menus débris les racle au passage avec un bruit de papier de verre, s’abat à terre, repart en sifflant.
François tient une main sur Blanche. Il garde la jeune fille serrée près de lui, il lui crie des mots d’encouragement et, lorsque la voix chère perce le mur mouvant de cendres, son propre courage s’affermit.
Pierre Durillot a posé son visage sur le ventre de sa femme et la tient embrassée. Il sent contre sa joue remuer son enfant.
Le garde a soif. La tempête dure depuis des heures, depuis une éternité, lui semble-t-il. Sa soif a grandi sans cesse. Elle l’occupe maintenant tout entier. L’eau est si proche, à quelques mètres... Il se rappelle le chant du courant sur les cailloux. Il l’entend. Justement le vent semble se calmer. Pourquoi se priver de boire ? Il suffirait de courir quelques pas et de se jeter à terre, le nez dans l’eau... L’image si précise l’arrache à l’abri de la berge. Il se lève. L’ouragan l’enveloppe, le frappe de ses mille poings. Les morceaux de charbon se brisent sur lui. La cendre, arrêtée dans sa course par cet obstacle, coule le long de son corps. Il se précipite, baisse la chemise qui lui protégeait le visage, ouvre les yeux, les referme aussitôt, pleins de poussière et de larmes. En une seconde, il a vu devant lui, au ras de ses prunelles, un gris opaque, une épaisseur qui le touchait. Il se trouvait comme un moellon à l’intérieur d’un mur. Il se baisse, cherche avec ses mains le courant, il trouve une couche de cendres. Ses narines sont déjà à moitié bouchées. Il éternue, crache. Ses yeux lui font mal. Il avance un peu à quatre pattes. Il étouffe. Il crache encore, se mouche dans sa chemise, se l’enroule de nouveau autour de la tête, tourne le dos au vent, reprend son souffle, repart à quatre pattes. Sous la cendre, il sent les galets durs. Mais depuis qu’il avance, il aurait dû trouver le courant, arriver à l’autre berge. Il repart à angle droit. Au bout de quelques pas, il retrouve la rive. Il enrage. Des larmes de sang coulent de ses yeux. Il se relève, s’adosse au rivage, repart tout droit, dans le hurlement du vent qui cherche à le renverser. Le courant doit être là. Il arrache sa chemise, se baisse, enfonce ses doigts dans une boue épaisse. Il n’y a plus d’eau, plus qu’une sorte de ciment, de mastic tiède. Il ouvre la bouche pour crier son affreuse déception, alerter ses compagnons, son chef. La tempête lui enfonce dans la gorge un bâillon sec. Il tousse, il ne peut plus tousser, il râle, il devient violet. Il ouvre plus grande la bouche pour retrouver l’air qui lui manque. La cendre l’emplit, entre par les narines, obstrue les bronches. Le garde tombe, crispe ses deux mains sur sa gorge. Ses poumons bloqués ne reçoivent plus un souffle d’air. Chacun de ses efforts fait pénétrer davantage le bouchon de ciment. Il rue, se tord, griffe son cou.
Enfin ses mains se détendent, ses jambes s’allongent, son corps s’aplatit. Sa souffrance s’est apaisée. Son épouvante s’éteint.
Il a le temps de penser qu’il était bien ridicule d’avoir si soif. Il n’a plus besoin de rien.
François se leva le premier quand la tempête, vers le milieu du jour, se fut apaisée. Le vent tombé, l’air demeurait poussiéreux, la vue bouchée. Le soleil se devinait à peine, sous l’aspect d’un disque pâle. Il était possible de garder les yeux ouverts, mais, pour respirer, François se fit un voile de sa chemise autour du bas du visage. À son appel, ses compagnons se levèrent. Le cheval et le garde avaient disparu. Ce dernier fut trouvé à quelques mètres de là, sous un léger tumulus de cendres. La perte la plus grave était celle de l’eau.
Les trois hommes écartèrent la cendre sèche du plat de leur main, trouvèrent la boue, la rejetèrent sur les bords, atteignirent le gravier humide, le creusèrent sur une profondeur de trente centimètres. Dans le trou ainsi pratiqué, l’eau arriva lentement, d’abord trouble, puis claire. Les femmes les premières, les hommes ensuite purent boire à leur soif. Le colis de vivres fut tiré de son linceul gris et, après un bref repas, les cinq rescapés s’endormirent.
Quand ils s’éveillèrent, vers la fin du jour, la cendre était presque entièrement tombée.
Les fugitifs regardèrent autour d’eux avec étonnement. La forêt calcinée, au sein de laquelle ils défilaient depuis des jours et des jours, avait disparu.
Les troncs fragiles, fauchés par la tempête, s’étaient émiettés en tombant. La cendre avait recouvert leurs fragments d’un drap gris bosselé. Le moutonnement léger de la couche de poussière s’étendait jusqu’à l’infini, de tous côtés, vers les horizons plats, jalonné par quelques troncs plus gros, au coeur solide, qui avaient résisté au vent et dressaient, de-ci, de-là, leurs mornes silhouettes coiffées de bonnets gris.
Le soleil bas, à demi voilé, semblait un fanal qui brûle sa dernière goutte d’huile.
François montra du doigt le sud. L’horizon y semblait moins rectiligne, plus découpé.
— Nous sommes sur la bonne voie, dit-il. Ce que nous apercevons là-bas, à bout de vue, ce sont sans doute les ruines des villes de la Loire. La rivière nous y conduit tout droit...
Chacun dut sacrifier ce qui restait de ses loques pour s’attacher sur les épaules quelques tranches de viande séchée. Et les cinq compagnons repartirent vers le sud comme la nuit tombait.
Ils ne purent continuer à suivre le lit de la rivière. Le vent y avait accumulé les cendres, par endroits, sur plusieurs mètres d’épaisseur. Dès les premiers pas, Pierrot s’était enfoncé jusqu’au cou dans un trou et aurait peut-être disparu s’il ne s’était accroché à la jambe de Narcisse qui marchait à côté de lui.
Ils suivirent la berge orientale, plus haute, que le vent avait nettoyée. Ils avançaient nus dans la nuit presque blanche de cendre et de lune, maigres, hirsutes, sales, obstinés. Au milieu de l’étape, ils durent s’éloigner de la rivière. Celle-ci traversait un petit vallon, entre deux collines, et la cendre s’était accumulée entre elles jusqu’à leurs sommets. Ils contournèrent la colline de l’est et trouvèrent son versant presque dégarni de cendres. Le long de la pente, de petites silhouettes noires, tourmentées, s’accrochaient au sol. Quand ils les atteignirent, les fugitifs reconnurent des cadavres humains, carbonisés. Il y en avait une trentaine. Ils étaient couchés, tordus encore de la dernière souffrance. Le vent avait rempli de cendres les ventres noirs crevés et les bouches ouvertes. Parfois une côte, une omoplate livide, perçait une poitrine de ténèbres. Un tibia tendait son manche de gigot brûlé. Un visage de charbon montrait les dents à la lune.
À moins d’un kilomètre se dressaient les ruines des premières maisons. Leur dernière étape avait amené les fugitifs à la limite des parcs qui séparaient la ville de la brousse. Rien ne distinguait plus ces parcs du reste de l’étendue grise, si ce n’était le lit de ciment que les hommes avaient construit à la rivière pour conduire ses eaux vers les piscines et les petits canaux décoratifs.
Ils étaient arrivés là avant que la nuit fût terminée. François avait décidé de ne pas pousser plus loin. Car il ne faudrait pas compter trouver de l’eau entre les berges de ciment emplies de cendres.
Ils avaient creusé un trou dans le gravier, bu, mangé et dormi. Le soleil s’était levé puis couché. Ils attendirent, pour repartir, le lever de la lune.
Dès leurs premiers pas à travers les anciennes pelouses du parc, leurs pieds butèrent sur des cadavres enfouis sous la cendre. À mesure qu’ils avançaient, ils pénétraient dans l’odeur de la ville incendiée, plus dense de minute en minute. C’était une odeur refroidie de carne grillée, de suie, de vieux chiffons couvant le feu, de caoutchouc brûlé, de peinture flambée, de plastec fondu.
Ils rencontrèrent d’abord quelques maisons isolées. Les toits étaient tombés entre les murs souillés par la fumée. Les portes et les fenêtres béaient. Ils traversèrent les ruines d’une cité ouvrière à maisons surélevées. Leurs pédoncules tordus, brisés, les maisons s’étaient pulvérisées au sol. Des blocs de ciment, des restes de tiges d’immeubles émergeaient par endroits de la couche de cendres.
De la cité, une large rue s’enfonçait droit vers le fleuve à travers les murs échancrés des entrepôts et des usines. Elle était encombrée de débris de toutes sortes, ferrailles d’auto, fragments de murs molletonnés par la couche universelle de poussière.
— Pas une trace de pas, pas un bruit, dit Narcisse angoissé. Est-ce qu’il ne resterait plus, ici, un seul homme vivant ?
— Le choléra et le feu ont peut-être tout exterminé, répondit François dont la voix trahissait la même émotion.
Ils avançaient lentement, enjambaient ou tournaient les obstacles, regardaient sans cesse autour d’eux. François craignait une surprise. Blanche le suivait d’aussi près qu’il lui était possible. Elle posait ses petits pieds nus dans les larges traces des pas de son ami. La lumière de la lune creusait, parmi les ruines, des ombres biscornues, des gouffres profonds de ténèbres. Le vent tombé, la cendre légère s’était déposée comme une neige au sommet de chaque mur noirci. Elle ourlait de gris pâle tout ce qui restait encore debout. Mme Durillot marchait derrière Blanche. Elle s’était fait, avec des débris de vêtements, une sorte de ceinture qui lui passait sous le ventre et lui donnait l’impression de le soutenir. Elle précédait son mari qui ne la quittait pas des yeux. Narcisse fermait la marche.
La rue aboutissait à un pont. Ils s’y engagèrent. Une rumeur montait du fleuve. Ce n’était pas seulement le bruit nu du courant, mais quelque chose de plus complexe. Au bout de quelques pas, ils se penchèrent sur le parapet.
L’eau était extrêmement basse. Les péniches, chalands à moteur, remorqueurs, barques légères s’étaient échoués. Sur les ponts de ces bâtiments rampaient quelques êtres humains, trop épuisés pour se tenir sur leurs jambes, rescapés de l’enfer et du mal noir, la plupart nus, tous squelettiques, à bout de forces, demi-cadavres dans l’attente de la mort. Quelques-uns étaient étendus près de l’eau, ou dans l’eau même. Certains ne bougeaient plus, endormis ou morts. D’autres se groupaient autour d’un cadavre, le dépeçaient de la dent et de l’ongle, demandaient un prolongement de vie aux restes de chair de celui que la vie venait de quitter. De ce grouillement que la lune peignait d’une lumière sans relief ne s’élevait pas un cri, pas un mot qui rappelât que ces larves avaient été des hommes, mais un concert bas de grognements, de sons inachevés, chuchotés, de bruits de bouches qui mâchent et boivent, de clapotis d’eau, et de mains, de cuisses, de ventres nus qui se traînent. Une odeur de vase, de poisson crevé, de charogne et d’excréments montait jusqu’aux narines des cinq compagnons hallucinés, qui n’arrivaient pas à s’arracher à ce spectacle. Ils comparaient leur propre misère à cette horreur. Nus, mais debout, maigres, affamés, las, mais décidés à la lutte, ils étaient loin de cette déchéance atroce. Ils n’avaient pas renoncé. Ils étaient encore des hommes.
— Allons, mes enfants, il faut s’éloigner d’ici le plus rapidement possible, dit François.
Ils reprirent leur marche le long du pont encombré. Ils se demandaient ce qu’ils allaient trouver sur l’autre rive, quelles épreuves nouvelles les attendaient, quels obstacles ils devraient encore franchir avant d’atteindre cette Provence où il leur serait peut-être possible de recommencer à vivre.
François se sentait empli d’une énergie nouvelle. Ses muscles amaigris lui obéissaient parfaitement, son esprit restait clair, son coeur jetait à travers son corps autant de courage que de sang.
Ses compagnons le suivaient avec une confiance accrue. Ils arrivèrent au bout du pont. François posa le pied sur le quai sud de la Loire.
L’arc-en-ciel 29, un des petits avions-cargos de la maison Levert et cie, qui transportait de l’usine de Paris à celle d’Alger douze tonnes de semences de fleurs et de légumes, se trouvait au-dessus du Massif central, à dix-huit mille sept cent douze mètres virgule trente-trois d’altitude, exactement, quand ses moteurs s’arrêtèrent. Le compartiment du parachute ne s’ouvrit pas. L’avion courut sur son erre, bascula, pirouetta, se décrocha de sa trajectoire et tomba sur le flanc escarpé d’une montagne de la chaîne des Margerides. Il fut pulvérisé. Les graines s’éparpillèrent dans toute la vallée. Ces graines sélectionnées provenaient de plantes de forcerie. L’usine d’Afrique du Nord, à laquelle elles étaient destinées, devait les faire germer et pousser dans une atmosphère surchauffée. Semées par l’accident dans cette vallée très encaissée où subsistait quelque humidité, elles se trouvèrent fort bien des circonstances, prirent racine, verdirent et fleurirent.
Après les déserts de cendres, les villes brûlées, les rivières à sec, les cinq compagnons avaient traversé d’autres déserts de cendres, d’autres villes ravagées, d’autres étendues de brousse et de forêt épargnées par le feu et détruites par la sécheresse. Ils remontaient la haute vallée de l’Allier.
François comptait obliquer à l’est avant d’arriver au mont Gerbier-de-Jonc, traverser les monts du Velay à l’endroit même où ils rejoignent ceux du Vivarais, et trouver au-delà la vallée de l’Ardèche. À ce moment, il estimait que les plus grosses difficultés seraient terminées.
Ils remontaient lentement la vallée au fond de laquelle ne courait plus qu’un filet d’eau sur les cailloux du torrent : ils se nourrissaient de poissons péchés à la main dans les creux d’eau.
Les trois hommes étaient devenus maigres et durs, Blanche avait perdu toutes ses rondeurs de femme. Son corps nu semblait celui d’une grande fillette dont la chair n’a pas poussé aussi vite que les os.
La malheureuse femme de Pierrot poussait devant elle un ventre brun que la maigreur de ses membres faisait paraître plus énorme encore. Sous la peau qui luisait tant elle était tendue, l’enfant, parfois, se déplaçait, et la future maman caressait avec amour quelque bosse brusquement surgie à l’est, à l’ouest ou au sud de son nombril.
Un matin, ils franchirent un tournant de la vallée et s’arrêtèrent stupéfaits. Le soleil, qu’ils ne voyaient pas encore, commençait à mordre les sommets dénudés des monts de la Margeride, mais plus bas, devant eux, là, à quelques pas, tout le fond du val et la moitié des pentes étaient tapissés d’une végétation exubérante. Sur le vert profond des feuilles épaisses, mille sortes de fleurs piquaient des taches de couleurs tendres ou violentes. Un parfum de paradis descendait le long du courant.
Mme Durillot avança de quelques pas, se baissa, cueillit une violette si grande, si belle, qu’elle y put enfouir tout son visage. Elle leva les bras au ciel dans un geste de gratitude, puis croisa ses mains sous son ventre et se mit à courir, à gambader dans l’herbe épaisse.
Les forces de la joie épuisées, elle se coucha doucement sur un lit de pâquerettes larges comme des assiettes. Son mari se pencha vers elle. Le visage de la jeune femme était inondé de larmes. Elle lui dit doucement :
— Mon chéri, mon Pierrot, j’ai eu beaucoup de courage, dis, tu l’as vu ? Je me suis retenue tant que j’ai pu. Maintenant, maintenant, je ne le porterai pas plus loin...
Quelques heures après, la vallée retentissait des cris de l’enfantement.
Juste au moment où le soleil atteignait ses cheveux, la jeune femme apaisée referma ses cuisses lasses. Avec le couteau qui avait accompli tant de besognes utiles ou tragiques, François coupa le cordon du nouveau-né. C’était un garçon, maigre et rouge comme un chat écorché. À la troisième seconde, il se mit à hurler avec une énergie qui fit fuir son père et combla de joie le coeur de sa mère. Les sommets desséchés des montagnes renvoyèrent tout autour d’eux, dans le pays désert, brûlé à mort, l’écho de la voix nouvelle.
Dans une vallée voisine, il se trouva des oreilles humaines pour l’entendre. Deux vieux habitaient là, le dernier couple d’une très ancienne race de bergers. L’homme avait près de quatre-vingts ans et la femme guère moins. Ils habitaient les ruines d’une antique ferme au toit bas, en compagnie de quelques brebis, de quatre chèvres, un bouc, un bélier et un chien poilu. Ils se nourrissaient du lait et du fromage de leurs bêtes et se couvraient de leurs toisons. Ils étaient très ridés et très sales. Ils ne parlaient presque jamais. De temps en temps, quelques mots à leurs moutons ou aux chèvres têtues. Entre eux il y avait bien longtemps que tout avait été dit. Ils continuaient leur vieille vie, sans penser à la mort. Ils savaient qu’elle les prendrait tous les deux à la même heure, et que la montagne recueillerait leurs bêtes. Mieux que les bruits de leur propre corps, ils connaissaient tous les murmures et les cent formes du silence des torrents, des arbres et des rochers de leur univers.
Le vieux était en train de traire une brebis quand le cri de femme arriva jusqu’à ses oreilles. Il se redressa sans hâte et s’en fut retrouver sa vieille. Elle était à couper des brindilles dans un fagot sec pour allumer le feu du midi. Elle entendit. Elle abandonna sa tâche pour aller retrouver son vieux. Ils se rencontrèrent sur le seuil de la cuisine. Ils se regardèrent. Il tendit le bras dans la direction d’où venait le cri renouvelé. Elle hocha la tête. Elle avait bien reconnu ce cri pareil que poussent toutes les mères quand elles se partagent pour que la vie continue. Elle-même avait eu trois enfants. Le dernier les avait quittés depuis longtemps pour descendre vers le monde. Elle avait encore, à cette époque, des cheveux noirs et quelques dents.
Ils ne l’avaient jamais revu, lui ni aucun autre homme.
Elle prit un bol de bois, l’essuya du coude, ferma sa cuisine. Il attacha le chien, mit la barre à la porte de l’étable, après en avoir fait sortir une chèvre blanc et noir. Il poussa devant lui la bête avec un bâton. La vieille suivit son vieux. Ils commencèrent tous les trois à grimper vers le col que franchissait la voix de femme. La chèvre trottinait devant, s’arrêtait pour attendre l’homme, cueillait de ses longues dents l’épi d’une graminée. Le vieux suivait la bête, à pas lents de montagnard qui ne se trompe jamais pour poser son pied. La vieille venait derrière. Elle commençait à s’essouffler. C’était d’émotion. Car à la voix de la femme succédait le pleur vigoureux d’un enfant.
Ils arrivèrent vers le milieu de l’après-midi. Ils trouvèrent dans les fleurs trois hommes nus, une sorte de grande fille qui ressemblait à leur chèvre, et une femme encore saignante. Près d’elle, un petit enfant nu, les yeux et les poings fermés, dormait dans les boutons-d’or.
Les rescapés les avaient vus venir de loin. Ils s’étaient d’abord préparés à la défense. Puis J’étonnement, enfin la joie, à la vue de la biquette, avaient fait place à la méfiance.
François voulut raconter leur histoire à ces deux vieux qui n’avaient pas encore dit un mot. Il commença :
— Nous sommes des survivants de la catastrophe...
La vieille ne l’entendit pas. Agenouillée près de l’accouchée, elle était occupée à traire la chèvre dans le bol de bois. Elle avait joint les mains de pitié à voir la jeune mère si nue et si maigre.
Le vieux leva vers le grand François son visage tout noir de crasse et de rides, ouvrit sa bouche, racla son gosier, fit un gros effort et grinça :
— Qué catastrophe ?
Quand la caravane repartit, elle était augmentée du nouveau-né, d’une chèvre et d’une lourde besace emplie de fromages secs.
Au cours des étapes, le petit Victor-Pierre, enveloppé d’une vieille toile à fromage et d’un carré de laine blanche tissée à la main, passait successivement dans les bras des trois hommes et de Blanche. La jeune mère n’avait droit de le reprendre qu’aux arrêts. Il fallait qu’elle ménageât ses forces le plus possible, car elle avait un peu de lait et nourrissait son enfant de concert avec la chèvre.
Enfin le plus haut col fut atteint, et la descente par la vallée de l’Ardèche commença. Sur les pentes des Cévennes commençait la culture des arbres fruitiers et de la vigne. De nombreuses exploitations avaient été pillées. Des familles s’étaient groupées pour défendre les fermes subsistantes. Des chiens menaient un tapage infernal dès que les fugitifs essayaient d’approcher d’une habitation. Des hommes, armés de fourches et de faux, apparaissaient et faisaient signe de passer au large. Une fois, cependant, la vue du nouveau-né attendrit un paysan, dont la propre femme venait d’accoucher. Il fit entrer les deux femmes, laissa les hommes dehors, sous la garde de deux valets armés de fourches. Il donna à manger à la jeune mère, l’habilla, ainsi que Blanche, leur fit don de quelques vêtements usagés pour les hommes et les mit dehors en leur souhaitant bonne chance.
Le lendemain, le groupe arrivait au Rhône et le franchissait sur une vieille passerelle à demi ruinée, après avoir trouvé trois ponts gardés par des hommes en armes.
Ce fut trois jours après, à la fin d’une dernière étape prolongée presque jusqu’au milieu de la journée, que les rescapés arrivèrent en vue de Vaux.
François fit arrêter ses compagnons et s’avança seul vers le bourg. Le feu l’avait épargné. Mais la vue des champs en friche, des récoltes perdues sur pied, serrait le coeur du jeune garçon. Le choléra avait dû sévir durement.
Il entendait au loin des poules chanter l’oeuf. La première ferme du village était celle des Bonnet. Elle montrait son toit rose au-dessus des dos gris des oliviers. Quand François s’approcha, il vit la cour déserte, les volets clos. Il se mit alors à courir vers la maison dont il gardait l’image dans les yeux depuis son départ de Paris, vers l’abri qu’il était venu chercher de si loin. Il coupa à travers champs, par les sentiers qu’il connaissait pierre à pierre. Il évitait d’un pied habitué les mêmes trous, les mêmes taupinières. Il haletait d’angoisse, tout son sang-froid perdu pour la première fois depuis le soir de la catastrophe. Il reconnaissait au passage l’odeur du thym chaud des talus exposés au soleil, le ronronnement des ruches derrière le mur du verger. Le blé du plan Saint-Julien avait été récolté. Mais le soja du Côteau-Rouge perdait ses graines sur place, et les derniers raisins de la vigne achevaient de pourrir. Il courut plus vite, s’arrêta net au tournant qu’il connaissait, fit encore trois pas lents, découvrit la ferme de pierres dorées, entre les deux cyprès dont le plus haut tordait de vieillesse le bout de son doigt. Un filet de fumée montait de la cheminée.
Il lui restait quelques pas à faire. Il n’osait plus avancer. Lion, le chien de berger, s’étranglait de joie, essayait de sauter par-dessus la grille. François tremblait.
Une femme vêtue de noir parut sur la porte de la salle commune, en haut des trois marches usées. La voix du chien l’avait arrachée à sa besogne en lui annonçant ce qu’elle n’osait plus espérer. Elle vit, adossé au vieux mûrier, au tournant du chemin, un vagabond vêtu d’un pantalon en loques. Son torse nu était d’une maigreur effrayante. Une longue barbe sale lui cachait le cou. Et des larmes roulaient sur sa barbe. Elle faillit plier sur ses jambes. Elle voulut parler. Elle ne put pas. Elle ouvrit ses bras. Il s’élança, poussa la grille d’un coup de pied, ferma les yeux tandis qu’elle le serrait sur son coeur. Il retrouva sa voix d’amour pur, sa voix d’enfant du soir, pour murmurer : « Maman, ma maman ! »
Le père de François était mort, les parents de Blanche avaient succombé tous les deux. Mais les jeunes gens n’eurent pas le loisir de s’abandonner à leur chagrin. Il fallait préserver et continuer la vie, menacée de toutes parts. Le choléra avait emporté les trois quarts de la population du village, n’avait laissé presque que des femmes. Les récoltes au sol s’étaient pour la plupart perdues, faute de main-d’oeuvre. La sécheresse avait détruit les fruits sur les arbres.
Des bandes de pillards venus des villes parcouraient les campagnes, tuaient les paysans et mangeaient sur place leurs provisions.
François décida, avant toute chose, de fortifier la ferme paternelle. Avec l’aide de Pierrot et de Narcisse, il suréleva le mur d’enclos et en doubla l’épaisseur.
Les trois hommes rentrèrent ce qu’ils purent sauver des récoltes de la ferme des Deschamps et des fermes voisines vidées par le fléau. Les greniers en furent presque garnis. Ils travaillaient sous un soleil torride. À la fin octobre, il faisait plus chaud qu’en août. L’été semblait vouloir se prolonger interminablement.
Un après-midi, sur l’aire de sa ferme, François s’occupait à rouler le dernier blé rentré.
Un petit tourbillon de vent arriva du sud, ramassa trois feuilles sous le mûrier, caressa François au visage, tourna sur l’aire, joua avec la queue de la mule et sauta par-dessus le toit.
François releva la tête. Ce vent-là sentait la terre mouillée.
À l’horizon, un nuage noir, ourlé de feu, un nuage d’une épaisseur extraordinaire, surgissait des montagnes.
Le jeune homme poussa un cri de joie, appela sa mère. Avec l’aide de la vigoureuse paysanne, il ramassa les gerbes, balaya l’aire, mit tout à l’abri.
Le nuage avait envahi la moitié du ciel. Le bleu de l’autre moitié tournait au violet. Un rideau de pluie dégringola la pente de la montagne et traversa la vallée. Les arbres se courbaient sous son poids et se laissaient arracher leurs dernières feuilles mortes. François étendit ses bras, offrit son visage au ciel. Ses joues, ses yeux, son front et la terre desséchée reçurent les premières gouttes, énormes, avec la même joie. Il les entendit piquer les feuilles sèches, éclater en étoiles sur les tuiles. Leur crépitement s’accéléra, se souda, devint un bruit immense qui emplissait la vallée, le monde et les cervelles. Une odeur puissante monta du sol amoureux à la rencontre du déluge.
Narcisse, Pierrot et sa femme, qui travaillaient aux champs sous la direction de Blanche, arrivèrent trempés et riants.
Lion courait comme un fou à travers l’aire, se roulait à terre, s’ébrouait, recommençait à courir, jappait de joie.
Mme Durillot s’en fut chercher son fils tout petit, le dévêtit et, dans ses deux bras, l’offrit à la pluie bienvenue. Il reçut de l’eau dans les yeux et se mit à hurler. Sa mère rieuse embrassa sa petite chair qui ruisselait, le frotta, le tourna en tous sens sous la douche tiède, puis courut l’envelopper dans des linges secs.
— Comme le choléra, comme le feu, la colère de Dieu vient de s’éteindre, dit François.
La pluie se calma quelque peu et continua de tomber, plus légère, pendant deux jours et deux nuits. On ne se rassasiait pas de l’entendre, de la voir couler sur les murs, dans les ruisseaux, emplir les mares, gonfler le torrent voisin. La terre fumait, l’herbe se redressait, les arbres chantaient. Le vert renaissait.
Le troisième jour, l’orage sans foudre s’arrêta, le soleil reparut, mais il avait perdu son ardeur terrible. Les hommes retrouvèrent en lui l’ami de toujours.
François convoqua les chefs de toutes les familles du village, ou du moins ce qu’il en restait. Ils furent, le soir, une vingtaine, réunis dans la grande cuisine de la ferme. Quelques lampes à huile à bec pointu pendaient du plafond, faisaient danser des ronds jaunes sur les poutres et cernaient les profils d’une lumière d’or.
Les Deschamps étaient estimés et respectés. Hommes et femmes écoutèrent avec attention le dernier de ce nom lorsqu’il exposa ses idées d’organisation du village.
Il dit qu’il fallait mettre en commun les moyens de travail et de défense, partager les récoltes, répartir les semences et la main-d’oeuvre. Les jeunes, les hommes survivants devaient aider les vieillards et les femmes seules. Il ne fallait pas semer n’importe quoi n’importe où, mais consacrer les meilleures terres aux récoltes les plus nécessaires. Tout le monde devait s’entraîner au maniement de la fourche, du sabre et de la hache. Il faudrait même rapidement apprendre à fabriquer des arcs et à s’en servir, pour posséder une arme à longue portée. Une femme serait, sans cesse, de jour, postée en haut du clocher, pour sonner le tocsin en cas d’approche d’une troupe suspecte. La nuit, des sentinelles garderaient les voies d’accès au territoire du village.
Chacun approuva ces suggestions et quelques autres. François fut nommé chef du village. Il s’adjoignit trois conseillers, les plus sages paysans du lieu. Le bourg commença de s’organiser pour l’hiver.
François épousa Blanche avant la Noël. Il ordonna à tous les hommes, veufs ou célibataires, de choisir une femme et leur conseilla de faire rapidement des enfants. Il fallait des bras pour remuer toute la terre abandonnée.
Le village recevait, par des passants, des nouvelles du monde.
Un peu partout, des groupes semblables à celui de Vaux s’organisaient avec plus ou moins de bonheur. Des troupes armées avaient été dispersées. D’autres continuaient leurs méfaits. Une d’elles ravageait la basse vallée de l’Aygues, qu’elle remontait lentement vers Vaux.
Devant ce danger, François fit porter des messages aux bourgs les plus proches. Sur sa proposition, un plan commun de défense fut établi. Une nuit, un feu s’alluma au sommet d’une montagne, bientôt multiplié sur les monts voisins. Les pillards, cernés au fond de la vallée par les troupes accourues de toutes parts, furent taillés en pièces.
Le lendemain, les chefs de village, réunis, donnèrent à François autorité sur toute la vallée.