DEUXIÈME PARTIE
LA CHUTE DES VILLES

« ... et les villes des nations tombèrent, et Dieu se souvint de Babylone la grande, pour lui donner la coupe de vin de son ardente colère. »

Apocalypse de saint Jean

Legrand habitait boulevard Montmartre. Les anciens boulevards avaient été élargis. À leur place s’élançaient de vastes avenues, couvertes de files ininterrompues de voitures. Les piétons qui désiraient traverser devaient emprunter les passages souterrains. Mais il n’y avait plus guère de piétons. Une auto s’achetait à crédit, payable en plusieurs années, et les salaires élevés des ouvriers leur permettaient de s’offrir ce luxe et quelques autres. L’usine les tuait à cinquante ans. Mais, au moins, jusque-là, avaient-ils bien vécu.

François, qui vivait des maigres subsides et des quelques provisions que lui envoyaient ses parents, vint chez Legrand à pied. Il détestait le métro, et les taxis étaient trop chers pour sa bourse. Il dédaigna les services de l’ascenseur, monta à grandes enjambées les quatre étages. Une soubrette en tablier blanc, gentillette, vint lui ouvrir. François lui rendit son sourire et lui caressa la joue d’un doigt. Elle le conduisit, rougissante, au salon où Legrand l’attendait.

C’était un joyeux garçon, rond de visage, de ventre et de cuisse, déjà un peu chauve et de souffle court.

— Mon vieux, dit-il, je suis heureux de te revoir ! Ton pneu m’a joyeusement surpris. Il y a au moins trois mois qu’on ne s’était plus rencontrés !

— Trois mois ? Tu veux dire un an ! Et tu en as profité pour engraisser encore. Tu n’as pas honte ? Tu devrais te surveiller.

— Ne t’inquiète pas pour mon ventre, vieux frère. Assieds-toi plutôt.

Avant d’obéir à l’invite de son ami, François vint à la fenêtre, se pencha sur le boulevard. Le fleuve d’autos coulait rapidement dans les deux sens, en files ininterrompues sur le sol luminescent. Juchés sur des miradors, les agents de la circulation, vêtus de combinaisons rouges lumineuses, faisaient, impassibles, leur métier de sémaphores.

Sous les yeux de François roulaient les autos les plus diverses. De magnifiques voitures de maître en forme d’oeuf, à carrosserie de couleur vive, à portes et roues dissimulées, qui semblaient glisser sur la chaussée par l’effet de quelque miracle ; de vieux tacots démodés, les fameux « cigares » à accumulateurs atomiques qui avaient été pendant quelques années les voitures les plus populaires de France, parce qu’elles avaient atteint, les premières, le quatre cents à l’heure en vitesse normale sur autostrade, et dont l’allure, la forme prêtaient maintenant à sourire ; les voitures à grande « vitesse, ultra-plates, écrasées au sol, ronronnant d’impatience au milieu de l’encombrement, et bien d’autres. Les plus nombreuses étaient les nouveaux taxis électriques, hémisphériques, à trois roues, à carrosserie transparente, que les Parisiens avaient baptisés les « puces » à cause de leur façon de démarrer à toute allure, de s’arrêter de même, de tourner sur place, de changer brusquement de direction, de se faufiler partout. Les amoureux continuaient d’ailleurs à préférer, à ces voitures débrouillardes, mais sans mystère, les antiques « guêpes », dont le chauffeur se trouvait seul à l’avant, dans une cabine-guide à une roue, indépendante de la carrosserie arrière, à laquelle la rattachait seulement une sorte de pédoncule où passaient les commandes.

Malgré l’opposition sourde des grands fabricants d’énergie atomique, le nombre des voitures à quintessence augmentait sans cesse et le moteur à combustion était en voie de faire disparaître entièrement les moteurs atomiques à turbine ou à accumulateurs. La quintessence, obtenue par fermentation et distillation de l’eau de mer, permettait de parcourir mille kilomètres avec un demi-litre de carburant. Mais elle exigeait une grande quantité d’oxygène. L’air des villes en souffrait. Aussi les autogires du Service de l’Atmosphère pulvérisaient-ils en l’air, plusieurs fois par jour, de l’oxygène liquide parfumé à des senteurs champêtres.

Bien que chaque moteur fût théoriquement « silencieux », l’ensemble n’en composait pas moins un énorme vacarme. Sur les allées qui séparaient les diverses files de voitures se dressaient de grands panneaux verticaux, en ciment, d’un blanc vierge. À intervalles réguliers, chacun de ces panneaux s’éclairait brusquement, une scène rapide s’y jouait pendant que les voix tonitruantes des acteurs lançaient des slogans publicitaires pour l’Emprunt d’État, pour les semelles à chenilles, pour le dernier cru de viande, accompagnés de grands accords d’orchestre.

Cris des panneaux, ronronnement des moteurs, grincement des freins, cloches des agents composaient un bruit continu, que murs, portes et fenêtres étaient impuissants à contenir au-dehors. Il habitait dans les maisons avec leurs occupants.

La soubrette apporta un plateau de liqueurs. François s’installa dans un fauteuil, réchauffa dans son poing un armagnac précieux.

Tous les meubles du salon, les grands fauteuils, la bibliothèque, la table de jeux, le divan, la table basse qui supportait les cigarettes et les fleurs, les cadres des tableaux avaient été taillés dans un plastec brun pâle, à demi translucide, par un ébéniste en renom. François apprécia en artiste leurs lignes harmonieuses et les teintes variées que prenait leur matière selon la quantité et la qualité de lumière qu’elle recevait.

Il n’en pensait pas moins que cette matière manquait de noblesse, et regrettait le temps où les meubles se fabriquaient avec du bois.

— En attendant ton fameux gala, dit Legrand, nous allons, si tu veux, prendre les nouvelles...

Il ferma les fenêtres. Le bruit s’assourdit. Les nerfs de François s’y habituaient, mais en sentaient la présence comme celle d’un cambrioleur derrière un rideau.

Il faisait bon dans la grande pièce. Des nappes d’air frais tombaient du plafond, caressaient le visage des deux hommes.

— Tiens, voilà Radio-Informations.

Dans le mur qui faisait face aux fenêtres, un grand écran diaphane venait de s’illuminer d’un rouge-violet.

— Sensationnel ! Sensationnel ! cria un haut-parleur invisible. Gardez tous l’écoute : Sensationnel ! Notre envoyé spécial à Rio de Janeiro, Bertrand Binel, nous communique que l’empereur Robinson vient de convoquer d’urgence les représentants de la presse mondiale pour leur faire une déclaration. Ne quittez pas, dans quelques instants, nous allons vous retransmettre l’interview !

Le rouge de l’écran palpitait comme un coeur. Brusquement il pâlit, disparut ainsi qu’une fumée soufflée par le vent, découvrit une grande pièce que le procédé du relief rendait présente. Il semblait que dans le mur du salon une grande baie se fût ouverte sur une autre pièce de l’appartement. Cette pièce, vivement éclairée, tendue de lourds rideaux rouges, ne contenait qu’un seul meuble : un énorme trône, en ébène massif, taillé d’un bloc, et incrusté d’énormes diamants qui étincelaient. Sur ce trône, un homme se tenait assis, un Noir, dans le costume simple et somptueux que les journaux illustrés et la télévision avaient rendu familier au monde entier : la tunique en mailles d’or, qui brillait dans la pièce rouge comme un soleil dans un ciel embrasé. Ce devait être un vêtement d’un poids terrible, mais l’homme était un géant, qu’on sentait capable de supporter bien d’autres fardeaux. Sur son visage se lisait une excitation diabolique. C’était un Noir de race pure, aux lèvres énormes, au nez plat. Mais ses yeux brillaient d’une intelligence exceptionnelle. Il se leva. Il avança de quelques pas, lentement. La pièce se déplaça, recula dans le mur, s’agrandit. Un lourd bureau d’ébène sortit de l’invisible. L’Empereur Noir vint jusqu’à ce bureau et se tint derrière, debout, s’y appuyant de ses deux poings. Il n’y avait rien d’autre, sur la surface brillante du meuble, que ces deux poings énormes, d’un noir mat, et le masque hideux, taillé dans un bois rouge par quelque sorcier d’Afrique, du Dieu Retrouvé, dont l’empereur avait imposé le culte à ses peuples.

La tache sanglante du masque et la flamme de la tunique se reflétaient en ondes troubles dans la surface de ténèbres du bureau.

« Bertrand Binel va traduire pour vous, au fur et à mesure, les paroles prononcées par l’Empereur Noir », annonça le haut-parleur.

Et S.M. Robinson parla.

Il parlait dans le dialecte chantant du peuple africain dont il descendait, et qui était devenu la langue des hauts dignitaires de ses États. Le monde entier savait qu’il avait fait le voeu de ne plus prononcer un mot dans une autre langue. Sa voix s’affaiblit, devint un bruit de fond. Une autre voix, haletante, traduisit en français :

« Au moment où je parle, de tous les points de notre territoire, un millier de torpilles aériennes s’envolent, dirigées vers des buts précis. Aucun radar ne pourra les déceler, aucune contre-fusée les atteindre, aucun rayon les détruire. Chaque torpille atteindra, à un mètre près, l’objectif auquel elle est destinée. Déjà les premières se sont abattues, créant autour d’elles le désert. À l’aube, notre armée aérienne débarquera en territoire ennemi. Elle se compose de cent mille avions, transportant dix millions de guerriers. Chaque appareil, une fois posé à terre, devient une forteresse capable de se déplacer à grande vitesse sur tous terrains. Mais nos vaillants soldats n’auront pas à combattre, car la puissance terrifiante de nos torpilles aura effacé toute trace de vie devant eux. Ils débarqueront dans un pays nettoyé d’hommes. Même les villes souterraines auront été déterrées comme des truffes et pulvérisées par nos torpilles fouisseuses atomiques. Cette heure marquera la fin de notre guerre avec la nation qui nous a provoqués, et mettra un terme au règne de l’homme blanc sur ce continent. Ainsi sera effacé un long passé d’humiliation et de souffrance. Nos ancêtres vivaient en paix dans leurs forêts natales. L’abri des forêts a été violé, nos aïeux ont été arrachés à notre mère Afrique, transportés à des milliers de kilomètres de leur sol natal, battus, traités comme des chiens par les Blancs vaniteux. Après des siècles d’esclavage, nos aïeux réussirent à s’affranchir, demandèrent leur place au soleil. Les hommes blancs n’en continuèrent pas moins à les considérer comme des bêtes. Ils leur réservèrent les travaux les plus sales, les plus humiliants, jusqu’au jour où, jugeant que ces « sales nègres » devenaient trop nombreux, faisaient concurrence à la main-d’oeuvre nationale et menaçaient la sécurité intérieure, ils voulurent se débarrasser de ces hommes dont ils n’avaient plus besoin. Ce fut la tragédie de 1978, les immenses convois de navires transportant un peuple arraché une fois de plus à ses foyers jusque dans ces pays du Sud dont la population dut, sous la menace des canons, accepter ce qu’elle appela l’invasion noire.

« Des envahisseurs malgré eux, près de la moitié mourut de faim. Mais Dieu le Retrouvé veillait sur son peuple. Il permit que quelques hommes se levassent, qui avaient pris aux Blancs le meilleur de leurs sciences. Sociologues, ingénieurs, savants, médecins organisèrent méthodiquement le défrichement de la forêt vierge, firent de ce continent aux trois quarts inhabité un continent habitable. En moins d’un siècle, sous un climat qui nous convient parfaitement, notre population a augmenté dans la proportion de un à cent. Des villes immenses ont été bâties, des usines construites, la technique poussée, dans tous les domaines, au plus haut point de perfection. Alors nos anciens persécuteurs ont pris peur une fois de plus, et voici qu’ils ont déclaré la guerre aux descendants de ces esclaves noirs amenés d’Afrique à fond de cale. Cette guerre, nous la savions inévitable. Il y a vingt ans que nous nous y préparons. Nous la gagnerons. Que dis-je : nous l’avons gagnée. »

En parlant, l’Empereur Noir s’était peu à peu animé. Une joie féroce avait envahi son visage en sueur. Il s’empara tout à coup du masque rouge et s’avança à grands pas. Il grandit, sortit de l’écran, s’arrêta au milieu du salon, son pied droit planté dans la gerbe d’hortensias. Il éclairait toute la pièce du rayonnement d’or de sa tunique. Les deux hommes, écrasés au fond de leurs fauteuils, le regardaient, immense, brandir au-dessus de leurs têtes la grimace de son dieu.

« Demain l’Amérique, du nord au sud, sera tout entière noire. Que Le Retrouvé soit avec nous. Notre mission ne fait que commencer ! »

Son éclat pâlit tout à coup. En une seconde, le géant disparut. La pièce rouge s’effaça comme lui. Dans le mur du salon, une fenêtre s’ouvrait maintenant sur une place où une multitude de femmes, d’enfants, de vieillards nègres, habillés de vêtements de couleurs violentes, hurlaient leur joie. Une grosse femme se mit à trépigner, les bras levés au ciel. Elle glapissait une prière. Elle déchira ses vêtements. Ses seins, comme d’énormes outres à moitié vides, roulaient sur son ventre, d’une hanche à l’autre. Elle se laissa tomber à terre, les cuisses ouvertes, les yeux révulsés, la bouche mousseuse. Elle criait toujours. Son cri perçait le vacarme de la foule. Autour d’elle, l’hystérie gagnait en tourbillon. Hommes, femmes se roulaient sur le sol, lacéraient leurs vêtements, se griffaient le visage, se contractaient et se détendaient en des bonds sauvages. Bientôt la place ne fut plus qu’une mer de corps tordus et grouillants, parmi lesquels les petits enfants innocents jouaient. Une puanteur chaude, odeur mélangée de tous les mucus, montait de ces chairs luisantes.

Legrand se leva et ferma l’appareil. L’odeur disparut en même temps que les cris et l’image, mais les narines des deux hommes en restaient imprégnées. François tira furieusement sur sa pipe. Legrand passa sur son visage un mouchoir parfumé d’eau de rose.

Ils ne parlaient ni l’un ni l’autre. Ils étaient atterrés.

Legrand se reprit le premier.

— C’est effrayant, dit-il. Demain, le monde entier va mobiliser...

François haussa les épaules. L’aspect dramatique des événements auxquels il venait d’assister l’avait beaucoup plus ému que les nouvelles elles-mêmes, auxquelles il s’attendait quelque peu.

— Tout cela, dit-il, est notre faute. Les hommes ont libéré les forces terribles que la nature tenait enfermées avec précaution. Ils ont cru s’en rendre maîtres. Ils ont nommé cela le Progrès. C’est un progrès accéléré vers la mort. Ils emploient pendant quelque temps ces forces pour construire, puis un beau jour, parce que les hommes sont des hommes, c’est-à-dire des êtres chez qui le mal domine le bien, parce que le progrès moral de ces hommes est loin d’avoir été aussi rapide que le progrès de leur science, ils tournent celle-ci vers la destruction. Cette fois ce sont les Noirs qui commencent. Dieu sait qui finira. Noirs ou Blancs, j’ai l’impression qu’ils ne seront pas nombreux.

« En attendant, continua-t-il avec un soupir, tâchons d’oublier pendant quelques minutes les catastrophes imminentes. Donne-nous un peu de musique...

Un air suranné, mélancolique, un air de jazz, répandit dans la pièce sa grâce vieillotte. Les doux gémissements de la trompette bouchée, les soupirs du saxophone, les naïfs roulement de la batterie évoquaient un lointain passé et sa douceur de vivre. Sur l’écran, une série de tableaux se déroulait, extraits de films de l’époque, précieux documents, témoins irrécusables d’un temps révolu. Sur la piste d’un « dancing », des femmes en robe du soir, très décolletées, évoluaient entre les bras d’hommes en habit. Autour d’eux, assis à de petites tables, d’autres couples vidaient des bouteilles de Champagne.

Ensuite, une série de gros plans montra des adolescents en train d’échanger de longs baisers dans des décors divers, pendant que des voix de chanteurs de l’époque susurraient des chansons qui parlaient d’amour, de bords de l’eau, de guinguettes, de cascades, de jardins, et encore d’amour. Toujours.

— Ah ! c’était le bon temps ! soupira Legrand.

La voix du speaker lui répondit : « Vous venez d’assister à une rétrospective, La Vie à Paris en 1939. »

François, apaisé, rebourrait sa pipe. Soudain, la lumière de l’écran pâlit, devint grise, s’éteignit presque, en même temps que le son faiblissait. La lumière de la pièce baissa. Le bruit de la rue se fit plus sourd, comme noyé dans du coton. Cela dura dix secondes, puis tout redevint normal.

— Encore des troubles électriques, dit Legrand, mais cette fois-ci, c’est plus sensible que cet hiver.

— Prends Dernière Minute. Si c’est cela, ils vont en parler.

« ... a gagné la course du tour du monde, Casablanca-Casablanca sans escale, en 10 h 37 mn 13 s. Il a dit qu’il espérait faire mieux la prochaine fois.

Ici. Dernière Minute !

« Allô ! Allô ! La déclaration de l’Empereur Noir a provoqué la plus vive émotion dans le monde entier. Le Grand Conseil européen a été convoqué immédiatement. De son côté, l’Empereur d’Asie a fait appeler les chefs de ses gouvernements. On s’attend à des mesures générales de mobilisation pour demain matin. On est absolument sans nouvelles de l’Amérique du Nord. Toutes les communications par câbles sont interrompues. Quant aux postes de radio, ils ont arrêté leurs émissions presque tous à la fois. On ignore si c’est pour éviter d’être repérés ou s’ils sont déjà détruits. Les postes noirs ont cessé toute émission en clair et donnent, de minute en minute, des messages sonores incompréhensibles. »

Ici. Dernière Minute !

« Allô ! Allô ! Le ministère de la Défense nationale et continentale communique : « À partir de la publication du présent avis, il est interdit à tous les Français des deux sexes, âgés de quatorze à soixante ans, de s’éloigner de leur domicile ou de leur lieu de travail habituel. » Allô ! Allô ! nous répétons... »

— Tu vois, ça commence ! dit Legrand.

— Oui, ça va être le grand ballet, la chorégraphie avec valses de villes et tourbillons de montagnes...

— Chut !

Ici, Dernière Minute !

« Vous êtes nerveux, inquiet ? C’est que votre foie ne va pas ! Prenez des pilules W. 3. »

Ici, Dernière Minute !

« Radio-300 prie les auditeurs de se mettre à son écoute. Le grand gala de lancement de la nouvelle étoile Régina Vox va commencer à 21 heures. Au quatrième top, il sera exactement 20 h 58. Top-Top-Top... »

— Allons, mon vieux, tourne le bouton...

— Ainsi, cette fameuse Régina Vox, dont le nom court les ondes depuis trois semaines, c’est la petite Blanchette, cette gamine à mollets nus dont tu m’avais un jour montré la photo avec des vues de ton pays ?

— Eh oui ! Tu vois, elle a grandi, et elle a fait son chemin...

L’écran devint luminescent, puis fut traversé de mille éclairs en même temps que le haut-parleur entamait une fanfare triomphale. Des soleils, des spirales, des ondes de couleur naissaient, grandissaient, se pulvérisaient en une pluie de joyaux étincelants, se mêlaient, se combinaient, s’opposaient, se fondaient en des teintes tendres au milieu desquelles éclataient de nouveaux météores. C’était toute la gamme des verts, des bleus comme on n’en voit que dans les arcs-en-ciel, des rouges de brasier, des jaunes de citron sous le soleil tropical, des violets profonds comme des gouffres.

Les parfums du Chypre, du santal, de la lavande, de l’oeillet, du melon, du jasmin, de l’encens, des pêches mûres, de la rose, de la banane, du lilas, de la scierie, du lis, du muguet, du boulanger, de la violette, de la mer, de l’arum, du cuir se succédaient, brefs, violents ou discrets, sans jamais se mêler.

Radio-300 préludait.

Une odeur remplaça toutes les autres et persista. Cela sentait le mur de vieilles pierres ensoleillé, où poussent la giroflée et l’oeillet du poète.

Les couleurs semblèrent obéir à un ordre mystérieux, se disposèrent dans la profondeur de l’écran, pâlirent, devinrent normales, humaines, et l’image peu à peu se composa en un visage resplendissant.

— Blanchette ! murmura François.

« Régina Vox ! répondit l’appareil. Régina Vox, le monde entier vous attend, le monde entier est à l’écoute. Des millions d’hommes vous regardent, attendent votre voix miraculeuse. Régina Vox, chantez ! »

Les lèvres s’entrouvrirent, découvrirent des dents parfaites.

François crispa ses mains sur les bras du fauteuil. Le tuyau de sa pipe crissa.

Et d’un seul coup, comme une pierre, le noir tomba. Le poste, les lumières du plafond, tout, à la fois, s’éteignit.

— Zut, mon disjoncteur a sauté, c’est bien le moment ! jura Legrand.

Il se leva. Il se dirigeait à tâtons, se cognait contre les meubles.

— Tais-toi ! dit François. Écoute...

Il y avait quelque chose d’anormal dans l’air. Il semblait que la lumière avait emporté, en disparaissant, tout le monde extérieur. François et son hôte se sentaient comme isolés au sommet de quelque montagne, dans l’immense silence vide du ciel.

— La rue... souffla François.

Il parvint à la fenêtre, tira les rideaux, ouvrit la croisée, se pencha, bientôt rejoint par Legrand. L’obscurité noyait la ville. Et tout le bruit était mort.

Les deux amis apercevaient les silhouettes immobiles des autos se découper sur le plastec luminescent, et les ombres chinoises de leurs occupants qui ouvraient les portières, descendaient, se penchaient sur les moteurs, levaient les bras au ciel. Rapidement, l’éclat du plastec diminua, et la chaussée s’éteignit tout à fait. Rien ne luttait plus contre la nuit que la mince lumière de la lune à son premier quartier, et les éclairs fugitifs de quelques briquets.

À leurs oreilles que n’encombraient plus les ronflements des moteurs, arrivaient des bruits inattendus, des bruits humains. Un homme jurait, une femme criait. Ils entendaient les exclamations stupéfaites de la foule, son piétinement sur le trottoir.

— Tu vois, ce n’est pas ton disjoncteur qui a sauté : il n’y a plus une seule lumière dans la ville.

— Et toutes les autos sont arrêtées.

— Regarde : leurs feux de signalisation sont éteints.

— Mais qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qui se passe ?

— Je suppose, dit François, que c’est encore l’électricité qui fait des siennes, comme tout à l’heure. Mais cette fois-ci ça a l’air sérieux. Le plastec luminescent est éteint. Les phénomènes de radioactivité eux-mêmes sont donc touchés. Essaie ton téléphone...

Il craqua une allumette.

Legrand atteignit le mur, appuya sur le bouton, demanda l’un après l’autre trois numéros, s’énerva, frappa à grands coups de poing sur le micro dissimulé dans la cloison, et qui ne répondait pas.

— Rien. Il est mort !...

— Tu vois bien ! Je descends voir la rue de plus près. Tu viens ?

— Allons !

Dans l’escalier régnait un noir d’encre.

Aux paliers, des portes s’ouvraient, des briquets surgissaient, éclairaient des faces inquiètes. Entre le premier et le second étage, deux hommes vociféraient dans l’ascenseur bloqué. La serrure électrique de la porte refusa de fonctionner. Ils entrèrent chez le concierge. Ils le trouvèrent en caleçon, en train d’installer sur sa table un cierge allumé d’un demi-mètre de haut. Il dit en larmoyant :

— Heureusement que j’avais gardé le cierge de quand ma pauvre femme est morte. C’est des souvenirs, et des fois ça sert...

Il ouvrit la fenêtre de sa loge. Les deux jeunes gens l’escaladèrent et descendirent sur le trottoir, au milieu d’une foule dense.

Les cafés, les cinémas, les salles de télévision, les théâtres des boulevards se vidaient de leurs occupants. Des gens, abandonnés par leurs vêtements à fermeture magnétique, s’étaient vus soudain en partie déshabillés. Ils essayaient vainement, sans y rien comprendre, de joindre à nouveau des pièces d’étoffe qui ne voulaient plus se connaître. On regardait avec effarement ces noctambules en tenue légère, que le croissant de lune, dans un ciel extrêmement pur, éclairait d’une lueur blême. La réalité quotidienne avait disparu, laissait la place à l’absurde.

Une femme se crut folle parce que d’un seul coup ses vêtements lui tombèrent aux pieds. Ils ne se fussent pas conduits d’une telle façon dans un monde raisonnable. Elle rit de se voir si blanche, nue, sous la lune de rêve. Elle prit ses seins dans ses paumes et les offrit à un homme en chemise, qui la regarda, effaré. Elle avait bien soixante-dix ans. Une autre fuyait en criant devant l’agresseur invisible qui ne lui avait laissé que sa ceinture herniaire. Elle courait quelques pas, se heurtait aux murs, aux gens, aux voitures, s’enfonçait dans l’épouvante. La panique, peu à peu, gagnait tout le monde. Hommes, femmes se mirent à courir dans tous les sens, et chacun murmurait ou criait sans espoir de réponse la question posée quelques instants plus tôt par Legrand :

— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui nous arrive ?

Les esprits ne pouvaient pas comprendre encore, ni même imaginer quel bouleversant changement venait de se produire au sein de la nature, et formulaient en eux-mêmes une réponse rassurante, la seule qui leur semblât logique :

— De toute façon, ça ne peut pas durer. Tout va recommencer comme avant, dans quelques instants, tout de suite...

Mais les instants passaient, et la lumière ne revenait pas. L’angoisse serrait les coeurs. Si les esprits ne comprenaient pas le phénomène, les nerfs en sentaient la gravité.

Il fallait bien, pourtant, que cette foule, nourrie de logique et de science, trouvât des explications.

— C’est un coup des nègres. Ils nous arrêtent nos moteurs avec les rayons K à longue portée, cria un fidèle auditeur de la Radio.

— C’est le gouvernement qui arrête tout pour empêcher qu’on soit repéré, dit le monsieur qui a confiance dans les autorités.

— C’est la révolution, gémit un petit commerçant.

Avec des variantes, ces explications couraient le long des trottoirs. François haussa les épaules, descendit sur la chaussée, s’approcha d’un chauffeur qui, briquet en main, fouillait son moteur.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je ne sais pas, rien de cassé, mais plus une goutte de jus dans les accus, plus une étincelle aux rupteurs. Et c’est pareil chez tous les copains. Même les atomiques sont à plat, secs comme des éponges...

Il montra d’un geste le troupeau immobile des voitures arrêtées en pleine course.

— Voilà toutes les bagnoles transformées en patins à roulettes !

François se mit à rire, mais une rafale de vent lui fit courber le dos.

Une ombre passa sur la lune et s’abattit avec fracas au milieu du boulevard. Un avion venait de tomber, freiné par son parachute. Celui-ci noyait le trottoir et la chaussée, sur trente mètres, d’une vague presque phosphorescente à force de blancheur. Cinquante personnes se trouvaient prises dans ses plis et, sous ce piège que leur jetait le ciel, perdaient la tête, hurlaient, mordaient et griffaient le tissu, se débattaient et s’entortillaient de plus en plus.

Du côté de la porte Saint-Martin vint le bruit d’un choc énorme, et le sol trembla. Puis d’autres se firent entendre, un peu partout dans la nuit. Et des cris leur succédaient, gagnaient le long des rues. L’épouvante succédait à l’angoisse. Toute la ville, dans la nuit, criait sa peur.

— Les avions qui tombent !

— On nous bombarde !

— C’est les torpilles des nègres !

— C’est un tremblement de terre !

Leurs moteurs arrêtés comme ceux des voitures, les milliers d’avions qui survolaient Paris étaient en train de regagner le sol par la voie la plus courte. Ils n’obéissaient plus qu’aux simples lois de la pesanteur. Ceux dont le parachute ne pouvait pas jouer, ou que leur élan n’emportait pas jusqu’à la campagne lointaine, tombaient sur la ville comme des pierres.

La foule fuyait dans tous les sens, la panique au ventre ; le sol tremblait, des maisons s’écroulaient.

Soudain, François pensa que, de l’autre côté de l’Océan, l’effroyable envol des torpilles aériennes avait dû s’arrêter net et qu’un grand nombre d’entre elles avaient dû retomber en pays noir. Peut-être la disparition de l’électricité les avait-elle rendues inoffensives. Peut-être, seul, leur moteur propulseur s’était-il arrêté, en pleine trajectoire, et la mort s’était-elle abattue sur ceux-là mêmes qui la destinaient à leurs voisins.

Il serra le bras de Legrand :

— La Nature est en train de tout remettre en ordre, dit-il.

— De quoi ? fit une voix hargneuse.

François leva la tête. Il s’aperçut qu’il tenait par le bras un inconnu. Legrand avait disparu, happé par la foule et l’obscurité.

François lâcha l’inconnu, haussa les épaules. Tout cela n’avait d’ailleurs plus d’importance. La mort subite des moteurs rendait à l’homme et au globe terrestre leurs dimensions respectives. En une seconde, l’Amérique, tout à l’heure si proche, venait de reprendre sa place ancienne, au bout du monde. Si cet état de choses durait, nul ne saurait avant de longues années ce qui s’était passé là-bas ce soir. Chacun allait se retrouver dans un univers à la mesure de l’acuité de ses sens naturels, de la longueur de ses membres, de la force de ses muscles. L’Empereur Robinson entrait dans la légende. La réalité, pour chaque Parisien, se bornait désormais à sa maison, à sa rue, à sa ville.

François décida de gagner rapidement son atelier. Il se mit à courir vers l’Opéra. Une clameur venait de la place. À mesure qu’il s’approchait, il devait lutter contre de terribles bousculades.

Une femme échevelée se jeta contre sa poitrine. Elle criait :

— Ils se battent dans le métro, monsieur, ils se battent comme des rats. Emmenez-moi, monsieur, emmenez-moi.

Il ouvrit les bras qu’elle avait fermés autour de son cou, et les accrocha à celui d’un autre passant.

Des bouches du métro montait un grondement sourd. François, qui se sentait pris d’une curiosité passionnée pour tous les détails de l’étonnant événement, parvint à s’approcher. Des gens montaient en trébuchant les escaliers de sortie et, arrivés à l’air libre, se mettaient à courir.

Un homme, qui portait ses mains devant lui comme un fardeau, s’abattit aux pieds de François. Celui-ci le prit par les mains pour le relever. L’homme hurla.

— Ne me touchez pas les mains !

François le saisit sous les épaules et l’assit sur la balustrade de marbre.

— Que se passe-t-il dans le métro, voyons ? Qu’est-ce qu’il y a ?

L’homme haletait.

— Je ne sais pas. Je rentrais de Versailles à Vincennes où j’habite. J’avais pris la rame directe, au cinquième sous-sol. Nous roulions depuis deux minutes quand les lumières se sont éteintes. La rame a ralenti et s’est arrêtée. Nous avons attendu longtemps ; la lumière ne revenait pas. Alors nous sommes descendus sur les voies, dans le noir. Nous avons suivi les rails. Nous nous sommes heurtés dans l’obscurité à d’autres foules qui venaient d’autres voies, à d’autres voitures arrêtées. Nous avons marché encore, mais il arrivait toujours, toujours d’autres foules. Nous étions serrés, serrés, et puis nous n’avons plus pu avancer parce qu’on poussait dans tous les sens. Nous étouffions et à chaque minute nous étions plus nombreux, plus serrés. Alors des gens ont crié. Des hommes et des femmes sont tombés. On a marché dessus. Et puis des hommes ont voulu allumer un feu dans une voiture avec des journaux et des morceaux de banquettes, pour y voir clair. Et le moteur de la rame a pris feu. La graisse, l’huile, je ne sais. Et les gens qui étaient serrés autour se sont mis à griller comme des saucisses. Je me suis battu, j’ai grimpé sur des épaules, j’ai marché sur des têtes, je suis tombé dans du feu, je ne sais plus... j’ai trouvé un escalier, j’ai monté, monté, à moitié porté, à moitié écrasé... Et me voilà... mes pauvres mains... toutes brûlées... Mais ici, que se passe-t-il ? Pourquoi tout est-il éteint, les autos arrêtées ? Que se passe-t-il ? Ah ! Là-dedans, c’est l’enfer !...

Il poussa un gémissement et s’évanouit. François le coucha par terre, recula, sortit de la foule, traversa les boulevards et la Seine. Partout les gens couraient vers leur domicile ou vers des abris, car, dans un fracas de cataclysme, les avions continuaient à s’abattre sur les maisons qu’ils pulvérisaient, dans les rues où ils écrasaient piétons et voitures.

François se hâtait vers Montparnasse. Il se répétait :

— Je ne puis rien pour elle, rien pour elle, maintenant. Il faut attendre demain...

La pensée de Blanche ne l’avait pas quitté. Il se demandait ce qu’elle avait pu devenir. Il aurait voulu voler à son aide. Mais tant que la nuit durerait, il ne pourrait rien.

Il arriva chez lui, se coucha. Il désirait s’endormir rapidement, pour se trouver reposé au lever du jour, mais son esprit ne le laissait pas en paix. Il se retournait sur son lit, repassait les événements de la soirée, considérait l’avenir, se relevait pour marcher à grands pas, tant l’aventure prodigieuse l’excitait. Le silence était revenu. Il ne devait plus rester un avion en l’air. François se recouchait, s’assoupissait quelques minutes. L’intensité de l’intérêt qu’il portait à l’événement le réveillait peu après. L’aube le trouva debout, s’étirant à grand bruit au pied de son lit. Il n’avait pas dormi deux heures.

Au gala de lancement de Régina Vox, Jérôme Seita avait convié une assistance choisie. Le Tout-Paris, l’élite du monde et du demi-monde, du journalisme, de l’art, de la littérature, du cinéma, de la radio et des affaires, avait pris place dans les somptueux fauteuils de la salle de présentation. Les hommes étaient vêtus de l’uniforme combinaison de soirée, toute blanche, à fermeture d’argent ou d’or.

Les femmes portaient, comme il se devait, du bleu sombre. La femme d’un banquier, grande maigre brune, s’affichait avec une adolescente aux yeux battus. Toutes deux avaient revêtu, provocation que des chuchotements réprouvaient, des combinaisons d’un bleu si clair qu’il paraissait blanc.

Dans une loge, à côté de Jérôme Seita, le vieux ministre de la Radio tournait ses regards vers la scène, séparée de la salle par un hermétique mur de plastec. Derrière cet écran transparent allait se dérouler le spectacle transmis à la terre entière par les antennes de Radio-300.

Quand l’obscurité, brusquement, tomba sur la scène et la salle, quelques rires fusèrent, et les bons amis de Seita se réjouirent de l’incident.

Menuiset, le rédacteur mondain de Paris-Minuit, que ses confrères avaient surnommé la « dernière barbe » autant à cause de son style que de son anachronique appendice pileux, ricana et dit à voix haute :

— Le singe a oublié d’allumer sa lanterne !

Ce fut un petit scandale. On se poussa du coude. On fit « oh ! oh ! » On s’amusait beaucoup.

Aux premières flammes des briquets, quelques cris de surprise, puis des rires fusèrent. Le trop élégant courriériste du Journal des Modes, qui prétendait se trouver toujours en avance sur le progrès vestimentaire, était venu vêtu d’une combinaison mosaïque dont les innombrables pièces se joignaient par des fermetures magnétiques. La succession de celles-ci formait une ravissante arabesque d’acier brillant qui tranchait sur le blanc mat du tissu. L’assistance avait beaucoup remarqué ce costume, et voilà que le pauvre homme, effaré, se retrouvait en caleçon à la lueur des briquets, toutes les pièces de ses vêtements à ses pieds. Nul ne savait, et lui moins que personne, qui lui avait joué ce tour, mais chacun le trouvait bien drôle.

Jérôme, aussitôt la lumière éteinte, s’était précipité dans l’escalier qui, de sa loge, menait aux coulisses.

À tâtons, il arriva dans la salle de direction de l’émission, et cria dans le noir, furieux :

— Lemaître, êtes-vous là ?

— Me voilà, monsieur, répondit la voix de l’ingénieur en chef.

— Mais vous êtes fou ? Qu’attendez-vous pour nous brancher sur notre groupe électrogène ?

— Il est en panne, monsieur.

— Et le groupe atomique ?

— Il est à plat !

— Et les accus ?

— Vides !

— Et les piles ?

— Mortes !...

C’était la catastrophe. Seita essaya de comprendre. Il ne vit qu’une explication.

— C’est un complot.

La colère le prit :

— Salauds ! Ils vont me payer ça ! Lemaître, appelez la Préfecture de Police.

— Le téléphone ne marche pas, monsieur. J’ai essayé en vain d’appeler le bureau du Secteur.

— « Ils » ont aussi saboté le téléphone ? C’est effarant. Eh bien, descendez jusqu’au poste de police du rez-de-chaussée et ramenez un commissaire. Mais dépêchez-vous, voyons !...

— L’ascenseur est bloqué, monsieur.

— L’ascenseur ?...

Il n’eut pas la force d’en dire plus. La voix calme de Lemaître reprit :

— Je vous ferai remarquer, monsieur, que la panne semble générale et que, s’il y a complot, il n’est pas seulement dirigé contre notre poste. Si vous voulez jeter un coup d’oeil par ici...

Jérôme Seita s’approcha du mur de façade, qui se découpait en une lueur très pâle sur l’obscurité de la pièce.

Il colla la tête à la vitre épaisse. Ce qu’il vit mit le comble à son désarroi. Paris avait disparu. Un gouffre noir remplaçait le grouillement habituel des lumières.

Le pressentiment d’un énorme malheur lui serra la poitrine. Puis il se sentit consolé : Radio-300 n’était pas responsable de son fiasco. Tout semblait arrêté dans la capitale. Il serait facile de s’excuser auprès des auditeurs, tout à l’heure, quand la vie reprendrait. Il se cambra, comme pour faire face aux détracteurs, et passa son doigt sur sa moustache ; mais un choc énorme lui faucha les jambes et le jeta à terre. Dans la pièce, tous les meubles, renversés, s’abattirent. Ingénieurs, mécaniciens, machinistes roulèrent sur le sol. Comme ils se relevaient, un second choc, presque aussi violent que le premier, les plaqua de nouveau sur le parquet.

— Malheur !... nos appareils !... s’écria Lemaître.

Il alluma son briquet et, suivi de Seita, franchit la porte du laboratoire d’émission. Il aperçut un chaos de fils, de lampes, d’appareils délicats renversés, enchevêtrés, au milieu desquels se débattaient quelques hommes, pris sous les décombres. Il appela à son aide, et entreprit de dégager ses collaborateurs, pendant que son patron reprenait le chemin de la salle de spectacle.

La plus grande confusion y régnait. Le personnel de la salle avait commencé à faire circuler des moyens d’éclairage de fortune lorsque le premier choc s’était produit, avait éteint bougies et briquets, et jeté l’émoi dans l’assistance. Chacun s’était levé de son fauteuil pour s’y trouver précipité aussitôt par la deuxième secousse. D’autres s’étaient produites depuis et, dans l’obscurité que recommençaient à percer les flammes tremblantes, les questions et les réponses qui s’entrecroisaient montraient le désarroi de tous.

Jérôme, de sa loge, s’adressa à l’assistance, pria ses invités de se rasseoir et de patienter.

— Certainement, tout va redevenir normal d’une minute à l’autre, dit-il. Malheureusement la représentation de notre gala ne pourra être reprise, nos appareils sont en morceaux. Mais je vous conseille d’attendre que le courant soit rétabli pour vous en aller, car les ascenseurs ne fonctionnent pas.

— Oh !... fit l’assistance.

— Quant à la cause de cette panne générale d’électricité et de ces chocs qui ont ébranlé toute la Ville Radieuse, je ne la connais pas mieux que vous.

À peine avait-il fini de parler qu’un choc plus violent encore que les deux premiers fit sauter sur place les lourds fauteuils. Des morceaux de plafond tombèrent sur l’assistance. Le ministre, dont le front saignait, se leva.

— Allons-nous-en !... Allons-nous-en, glapit-il d’une voix pointue. Mais je retourne près de ma femme. Allons-nous-en...

— Il vous faudra descendre à pied les quatre-vingt-seize étages, prévint Seita.

— Tant pis, tant pis, allons-nous-en, allons-nous-en !

Dans un brouhaha de voix effrayées, ou indignées, tous les spectateurs se levèrent, reprirent en choeur la dernière phrase du ministre :

— Allons-nous-en !...

Jérôme Seita, son briquet en main, indiqua le chemin de l’escalier.

Au bout d’un couloir, il ouvrit une grande porte et se trouva sur le palier.

— Heureusement, dit le vieux petit ministre en se frottant les mains, heureusement que j’habite ici, au trente-septième étage. Je n’aurai pas à descendre jusqu’au bout !

L’escalier s’ouvrait, large, noir, et plein de bruits étranges. Les petites flammes brandies par quelques hommes éclairaient les premières marches. Les suivantes disparaissaient dans l’obscurité d’où montaient, en échos multipliés, des exclamations, des murmures.

Jérôme Seita s’effaça. Après quelques secondes d’hésitation, les invités commencèrent à descendre. Un tapis assourdissait le piétinement de leurs pas. Les femmes s’accrochaient aux hommes, qui grognaient. Quelques bougies s’éteignirent, la troupe, d’abord compacte, s’étira. De toutes les portes sortaient des gens inquiets qui se mettaient à descendre. Aucune fenêtre ne s’ouvrait sur l’escalier. La nuit l’emplissait, à peine combattue par les flammes hésitantes des briquets.

Le vieux petit ministre tout blanc avait commencé par compter les
paliers. Il s’arrêta, angoissé. Combien en avait-il déjà passé ? Celui-ci, était-ce le dix-septième ? Il lui semblait qu’il avait déjà compté dix-sept au palier précédent. Voyons, était-ce dix-sept ou dix-huit ? Quel terrible problème ! S’arrêter plus longtemps ne le résoudrait pas. « Je vais compter dix-sept et si je ne trouve pas mon appartement, je descendrai un étage de plus. » Il repartit, soulagé. Autour de lui, le bruit s’enflait. Les parents, les amis, qui se parlaient à voix basse, soudain ne se trouvaient plus, et s’appelaient avec des cris répercutés par l’écho, accompagnés du roulement assourdi de mille pieds sur le tapis. La fatigue et l’énervement gagnaient. Il semblait que jamais, jamais, on n’atteindrait le sol.

— Un étage de plus ? Non, voyons, un étage de moins... Il faudra que je remonte.

Que je remonte ou que je redescende ?

Le petit ministre tout vieux, tout blanc, s’arrêta de nouveau, repartit, hésita, passa, dans son désarroi, un nouveau palier sans le compter, s’en aperçut dix marches plus bas, craignit d’en avoir passé plusieurs de la même façon, se mit à pleurer comme un petit enfant, tout à fait découragé, descendit marche après marche en reniflant et marmottant, perdit complètement le fil de son compte, continua de descendre quand même, sans bien savoir où il allait, parce que ses genoux pliaient, parce que tout le monde descendait, parce qu’on le poussait, parce qu’il fallait bien descendre quelque part.

Quelqu’un, dans l’ombre, pensa qu’il convenait de profiter d’une si providentielle obscurité. Un homme buta contre un autre homme qui s’était arrêté pile sur une marche. Il voulut passer à côté. Mais l’importun se tint collé à lui et se déplaça, du même côté, en même temps que lui.

— Voyons, monsieur, dégagez ! Laissez-moi passer !

L’homme sentit son irritation se changer en terreur. L’inconnu venait de nouer autour de son cou une main énorme. L’autre main fouillait ses poches. Il parvint à se dégager, reprit son souffle, bouscula son agresseur et fonça dans le noir, en criant : « A l’assassin ! »

Une bousculade secoua la foule. Des corps tombèrent, roulèrent les marches. Des hommes plongeaient, les poings en avant, des femmes se serraient dans les coins des paliers, hurlaient, écarquillaient les yeux, criaient à la lumière, demandaient la fin de ce noir.

— Ne vous occupez pas des autres, voyons, André ! grinça une voix tout en haut. Soutenez-moi. Un jeune homme comme vous doit bien avoir la force d’aider un pauvre vieillard à descendre quelques étages !

— Appuyez-vous sur moi, mon oncle.

— Mais marchez donc du côté de la rampe, André ! À quoi pensez-vous ? Vous êtes bien toujours le même écervelé ! Ah ! ah ! ricanait la vieille voix dans la nuit, vous pensez encore à mon héritage ! Vous en perdez la tête ! Vous y pensez trop ! Ah ! ah ! ah !... Mais que faites-vous ? Vous voulez me porter ? Que de soins pour un vieil oncle ! Mais... Andrééé...

Quand il eut jeté son oncle par-dessus la rampe, le jeune homme se trouva tout léger. Il se frotta les mains, et descendit trois marches en dansant. Déjà le hurlement d’agonie du vieillard se trouvait très bas au-dessous de ses pieds, passait à côté de chacun comme une fusée plongeante, tombait, tombait, toujours plus bas, plus loin, infiniment. Rien ne l’arrêtait.

Le cri d’horreur trouva son écho dans toutes les gorges. Il ne subsista plus, du haut en bas, le moindre sang-froid. Chacun se battait avec tout ce qu’il rencontrait, tombait, se relevait, tombait de nouveau, criait, haletait, suait de peur. La bousculade avait éteint toutes les flammes. Du haut en bas de l’escalier interminable, c’était, dans le noir total, une avalanche de démence et de terreur.

Quelques hommes arrivèrent jusqu’en bas. Mais rien ne marquait le palier du rez-de-chaussée. Ils descendirent dix étages de sous-sol, se trouvèrent à bout de marches, se heurtèrent dans le noir à des machines silencieuses, encore tièdes, promenèrent leurs mains tremblantes sur les aciers immobiles, se perdirent dans les salles de cette usine démesurée, cherchèrent l’escalier pour remonter, ne le trouvèrent plus, tournèrent dans la nuit, appelèrent, n’éveillèrent que d’autres voix perdues et des échos lointains, marchèrent jusqu’à l’épuisement de leur espoir, s’écroulèrent dans quelques coins de ce labyrinthe de ténèbres, éperdus d’étonnement et d’horreur. Ils ne voulaient plus rien tenter, ils ne pouvaient plus. Ils attendaient la lumière ou la mort.

Comme un fétu par un ouragan, le petit ministre tout blanc fut emporté jusqu’au plus bas de la descente. Rompu par mille coups, la chair douloureuse, l’esprit éperdu, il parvint enfin, cela semblait à peine croyable, en un lieu où « ça ne descendait plus ». Chaque fois qu’il mettait le pied devant lui, il trouvait le sol à la même hauteur que sous son autre pied. Il essayait encore, et le sol se trouvait toujours là, bien plat, fidèle.

Le vieux petit ministre s’en fut ainsi, les mains en avant, un sourire d’extase aux lèvres, pour bien profiter de ce sol enfin tout de niveau. Il marcha longtemps. Il tournait à droite, à gauche, pour voir si c’était bien partout pareil. Il ne rencontrait aucun obstacle. Enfin ses mains se posèrent sur un mur. Il poussa. Le mur céda. C’était une porte. Et derrière cette porte, ô miracle, brillait la lumière.

Il entra, se trouva dans une grande rue. De chaque côté de la rue, derrière d’épaisses vitrines, des hommes en habit noir, des femmes en robes roses à fleurs bleues le regardaient passer. Les uns étaient assis, d’autres debout, tous vêtus de la même façon. Leur nom était écrit sur le haut de la vitre. Le vieux ministre avança. D’autres grandes rues coupaient la première et s’étendaient jusqu’à l’infini dans un grand silence. À chaque carrefour, une veilleuse emplie d’huile parfumée pendait au plafond et brûlait d’une flamme douce. Après cette bousculade, le vieux petit ministre fut heureux de se trouver parmi des gens si parfaitement immobiles. Il se sentit très las. Il s’approcha d’une vitrine derrière laquelle souriait une jeune fille, seule. Elle avait de grands yeux, couleur d’étang, et la lueur d’une veilleuse dorait ses joues pâles. Il lut son nom sur la vitre, se coucha à ses pieds, ferma les yeux en soupirant : « Alice » et s’endormit au milieu des morts qui, imperceptiblement, commençaient à se réchauffer.

Son dernier invité parti, Jérôme Seita, tristement, avait refermé la porte et s’en était allé en hâte vers la scène. Il pensait à Régina. Il la trouva assise, paisible. Autour d’elle, acteurs, machinistes, auteurs, techniciens discutaient par petits groupes, autour de quelques maigres lumières.

Ils questionnèrent Seita. Ils espéraient en tirer quelque certitude :

— Ce qui se passe ? Je ne le sais pas mieux que vous. Ce que vous devez faire ? Je vous conseille de rester là jusqu’à ce que tout redevienne normal. Cet état de choses ne peut pas durer, vous le comprenez bien. Les pouvoirs publics sont certainement en train de prendre déjà les mesures nécessaires. Ne vous inquiétez pas. Ils ne peuvent pas laisser longtemps une ville privée de force et de lumière. Quant aux appareils, ils sont évidemment bien endommagés. Mais dès demain matin nous mettrons à les réparer ou les remplacer le nombre d’ouvriers nécessaire et nous reprendrons nos émissions demain soir...

Il se rassurait en parlant. Il donna des ordres pour que chacun fût à son poste à la première heure. Il chargea Lemaître de la remise en état du poste. Il dicta douze messages téléphoniques à une vieille secrétaire de la rédaction, qui se trouvait là par hasard. Elle les nota sur le dos des programmes, à la lueur d’une bougie, avec son crayon à sourcils. À prévoir ainsi le retour de tout ce qui venait de disparaître, Seita se donnait l’impression de hâter ce retour. Il revint vers Blanche.

— Pour l’instant, vous ne pouvez rentrer dans votre chambrette du Quartier Latin, dit-il. Je regrette que votre appartement d’ici ne soit pas tout à fait prêt. Je vous conseille de venir vous reposer un peu chez moi...

Il prit la jeune fille par le bras et la conduisit jusqu’à son appartement.

Ils allèrent droit au mur vitré, penchèrent leurs regards sur Paris.

Très loin, au nord, un incendie teignait en rouge sombre un petit coin de ciel. Partout ailleurs, c’était l’obscurité totale.

De nouveau, Seita se sentit saisi par l’angoisse de l’inexplicable. Des choses graves se passaient. Mais lesquelles ? Il se redressa. Après tout, n’était-il pas à l’abri de tout ? La guerre ? Il serait mobilisé sur place par le ministère de la Propagande. Quelles belles émissions, dramatiques, sensationnelles, il pourrait monter !

La révolution ? Son avion stratosphérique de course, construit spécialement pour lui, l’emmènerait en peu de temps, sans danger de poursuite, jusqu’aux antipodes, si c’était nécessaire. Où qu’il se posât, il trouverait un compte en banque au nom de Seita.

Rassuré, il se prit à rire.

— Quoi qu’il arrive, dit-il à la jeune fille, c’est peut-être ennuyeux, mais, au fond, sans grande importance. Nous arrangerons tout cela. Vous allez vous étendre sur mon lit. Je veillerai sur vous et si, demain matin, tout n’est pas rentré dans l’ordre, s’il y a le moindre danger pour vous à rester ici, nous prendrons l’avion, et nous irons attendre, peut-être dans mon château de Touraine, peut-être dans ma villa de Pompéi, peut-être ailleurs, n’importe où, que tout redevienne normal.

Elle répondit par un soupir. Elle ne se sentait plus de force, plus de courage. Ce qui se passerait demain ne l’intéressait pas. Son avenir, c’était ce soir même qu’elle aurait dû le jouer. Le destin ne l’avait pas permis. À peine avait-elle ouvert la bouche qu’un mur noir s’était fermé autour d’elle comme une prison. Tout était bien fini. On ne manque pas impunément une pareille occasion. Elle ne serait jamais vedette. C’était raté.

Seita s’approcha d’elle et voulut la prendre dans ses bras. Elle se dégagea :

— Laissez-moi !

— Régina, mon petit, voyons !... Il ne faut pas vous affecter ainsi. Demain...

— Je ne suis pas Régina ! Je ne serai jamais Régina...

Elle se jeta sur un divan que les ébranlements subis par la ville avaient déplacé presque jusqu’au milieu de la pièce, et se mit à sangloter. Demain ! Que lui parlait-il de demain ! Elle n’avait pas besoin d’explications. Elle savait bien que son brillant avenir s’était effacé comme la lumière. Demain, c’était le retour au passé. Demain, elle redevenait Blanche Rouget. Tout cela n’avait été qu’un rêve. Elle venait de se réveiller, en pleine nuit...

Elle portait une robe blanche brodée de paillettes colorées. Ses sanglots faisaient bouger aux murs et au plafond de pâles étincelles. Elle se calma peu à peu. Elle se sentait terriblement lasse. La déception l’avait brisée comme une chute. Elle renifla, soupira, abandonna tout espoir et tout regret pour se laisser submerger par la fatigue comme par la marée. Elle s’endormit.

Seita étendit sur elle une couverture. Puis il fit le tour de son appartement. Il essaya tous les téléphones, appuya sur tous les boutons, tourna toutes les manettes. Rien n’obéit. Tout était silencieux, immobile...

François s’assit sur le bord de son lit, réfléchit quelques minutes, et arrêta rapidement un plan d’action. Il mit dans un sac quelques objets, fixa le sac sur ses épaules et sortit.

Il s’arrêta pour écouter la capitale. Un silence énorme pesait sur elle. Il entendit, dans une rue voisine, quelqu’un marcher. Le bruit de pas de ce promeneur matinal emplissait la rue, le quartier, toute la ville. Dans un square proche, quelques oiseaux saluaient le jour en pépiant. Il les entendait s’ébrouer au milieu des feuilles.

François hocha la tête et partit à grandes enjambées dans la direction de la Ville Radieuse. La température avait à peine baissé pendant la nuit, mais l’air était plus léger, débarrassé des déchets de combustion des moteurs. Le long des rues, les autos abandonnées prenaient déjà des airs d’épaves. François passa sans s’arrêter près d’un pâté de maisons sur lesquelles était tombé un énorme avion-cargo. Sur près de deux cents mètres, tous les immeubles avaient été aplatis. Des maisons et de l’avion, il ne restait que des débris méconnaissables. Le jour venant, les pompiers essayaient de retrouver, dans cet amas, quelques victimes.

À mesure que François approchait de la Ville Radieuse, il rencontrait de plus en plus de gens qui s’en allaient, valises ou paquets en main, l’air effaré.

Il parvint enfin entre les pilotis qui soutenaient les autostrades et le colossal édifice. Près des piliers centraux, percés de six portes géantes, des hommes, des femmes allaient, venaient, couraient, retournaient sur leurs pas, désemparés, comme des fourmis dont on eût ébranlé, à coups de talon, la fourmilière.

François prit un des escaliers, monta jusqu’au hall qui se trouvait au niveau des autostrades. L’immense place intérieure, grande comme la place de la Concorde, entourée de boutiques de luxe, de cafés chics, de restaurants, de salles de cinéma, de théâtre, de télévision, habituellement scintillante de mille feux sous son dôme couleur de ciel, était ce matin plongée dans la pénombre. Un jour livide lui parvenait par les murs vitrés qui s’ouvraient sur les autostrades, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest.

Sans hésiter, François, qui connaissait bien ces lieux, rendez-vous et promenade du Tout-Paris, vint jusqu’au centre de la place. Là, une colonne tronquée, hexagonale, haute de près de vingt mètres, taillée dans un seul bloc de marbre blanc, portait sur ses six faces le plan des bureaux et appartements desservis par les cent vingt-six ascenseurs publics et les soixante-trois escaliers.

Au bas de la colonne, sous la lettre R, il trouva, écrit en lettres d’acier chromé, ce qu’il cherchait :

Radio-300 3-96-17.

Cela signifiait : aile 3, 96e étage, 17e couloir.

Sur la face 2 de la colonne, François vit que les couloirs 17 de l’aile 3 étaient desservis par l’escalier 31-2.

À ses pieds, sur le sol, une mosaïque lut indiqua la direction qu’il devait prendre pour trouver la porte et l’escalier qui l’intéressaient.

À la même heure, dans la salle des Conseils du ministère de l’Air, se tenait, sous la présidence du ministre de l’Air, chef du gouvernement, le plus étrange Conseil que les vieux murs eussent jamais vu se dérouler.

Les huissiers étaient partis dans la nuit, qui à pied, qui à bicyclette, dans tous les coins de Paris, convoquer les ministres. Ceux-ci étaient arrivés mal éveillés, avec les barbes de la veille. Ils n’avaient plus l’habitude de marcher. Et la stupéfaction, autant que la fatigue, leur coupait le souffle. Ils arrivaient dans la salle où sur les candélabres, qui retrouvaient leur rôle délaissé, brûlaient des bougies dont la cire tachait déjà le parquet.

Son Excellence Tapinier, chef du gouvernement, entra quand le jour fut levé. C’était un homme jeune, aux manières brusques. Il prit aussitôt la parole :

— Messieurs, bien que nous ne soyons pas au complet, j’ouvre la séance, car il est maintenant inutile d’attendre davantage nos collègues manquants. Le ministre des Travaux publics voyage en province, le ministre de la Radio doit se trouver encore au quatre-vingt-seizième étage de la Ville Radieuse, l’huissier n’a pas pu pénétrer dans la maison de notre collègue du Commerce, dont les portes électriques étaient bloquées. Le ministre des Sports s’est jugé incapable de venir à pied de Passy. Quant au ministre de la Guerre, nous ne savons pas ce qu’il est devenu.

« Je dois vous faire savoir que je viens d’envoyer chercher Paul Portin, le vénérable président de l’Académie des Sciences, le physicien de réputation mondiale. En attendant son arrivée, j’ai de tristes nouvelles à vous communiquer...

Le ministre des P.T.T. l’interrompit brusquement. C’était un homme congestif, trapu, qui répondait au nom bien français de Dufour. Il frappa sur la table et se leva. Il était écarlate.

— Mon cher Tapinier, ce que vous devez d’abord nous dire, c’est la vérité. Qui nous a coupé l’électricité ? Si c’est un coup de la réaction, je déclare solennellement, au nom du peuple que je représente, que les ouvriers ne se laisseront pas ainsi ôter de la bouche le travail et le pain de leurs enfants !

Cette intervention provoqua une explosion de cris, de protestations ou d’approbations violentes.

Les trente et un ministres présents se levèrent et se mirent à parler tous à la fois. Le plus excité de tous, le baron de Bournaud, ministre du Progrès social, un des trois Parisiens qui s’habillassent encore à la mode du siècle dernier, en pantalon, gilet et veston, glapit en brandissant son monocle :

— La réaction ? Vous nous la baillez belle, monsieur Dufour. Dites que c’est là l’oeuvre bien reconnaissable des incendiaires et des coupe-jarrets de vos syndicats d’extrême gauche, qui veulent ainsi prolonger les trois mois de congés payés que leur octroient leurs malheureux patrons. Voilà où nous conduit la lâcheté de l’élite devant les exigences toujours grandissantes de la racaille ! Mais cette manoeuvre n’éteindra pas les lumières de la culture et de la tradition française et, dussions-nous périr sous le couteau des brutes avinées, nous les défendrons jusqu’à la dernière goutte de notre sang.

— Dufour a raison ! clama le ministre de l’Instruction publique, Son Excellence Lavoine, un gaillard brun, barbu jusqu’aux yeux. Il n’est pas difficile de reconnaître là la main vipérine des curés qui cherchent à replonger le peuple dans les ténèbres du Moyen Âge.

— Mon Dieu, pardonnez-lui, il ne sait ce qu’il dit, murmura l’abbé Legrain, rond et rose ministre de la Santé morale. À moins qu’il ne veuille donner le change et défendre ses amis francs-maçons...

— Messieurs, messieurs, je vous en prie !...

La voix tonnante de Tapinier ramena le calme.

— Messieurs, que dirait le pays s’il vous voyait, le pays qui a le droit de compter, aujourd’hui plus que jamais, sur son gouvernement d’Union nationale, pour tenir ferme, au milieu des récifs et des tempêtes créés par la situation nouvelle, le gouvernail de la Nation ! Faites taire vos ressentiments. Il ne s’agit pas de complot. L’événement est beaucoup plus grave. Les circonstances actuelles, que je vais vous exposer, vont demander, des hommes au pouvoir, de vous et de moi, mes chers collègues, une somme peu ordinaire de travail, de dévouement à la chose publique et d’abnégation devant les intérêts de la Patrie. Je suis sûr de pouvoir compter sur chacun de vous. Je vous demande de répondre « Présent ! » « Vive la France ! »

Galvanisés par la sobre éloquence du chef du gouvernement, les ministres crièrent en choeur « Vive la France ! » et, après quelques secondes de silence, reprirent place dans leurs fauteuils.

— Comme je viens de vous le dire, continua Tapinier, il ne s’agit pas d’un complot, mais d’un événement d’ordre scientifique et naturel, ainsi qu’il ressort du premier rapport que m’a fait parvenir Paul Portin, qui va venir lui-même, tout à l’heure, exposer devant vous le résultat de ses observations. Plusieurs fois, au cours de l’hiver dernier, des troubles électriques s’étaient déjà produits, et hier, au début de la soirée, des postes du monde entier ont signalé une nouvelle baisse du courant. Peu après, il disparaissait complètement. Tout nous permet de penser que le phénomène est mondial. Sur la terre entière, les moteurs, atomiques ou à combustion, se sont arrêtés. Tous les avions en vol sont tombés. Je frémis en imaginant ce qu’ont dû devenir les trains électriques lancés à pleine vitesse, sans freins, sur les voies aux aiguilles brusquement déréglées. Parlons de la France, puisque c’est la France qui nous a confié ses destinées. Dans tous les coins de notre pays de terribles catastrophes ont dû se produire. Nous avons également à déplorer de nombreux accidents dans des usines où fonctionnaient des dispositifs de réglage et de sécurité électriques. Dans le métro, les accidents ont été nombreux et la panique effroyable. Bref, messieurs, nos faibles moyens d’information, puisque radio, téléphone, télégraphe, rien ne fonctionne plus, nous font craindre que ce brusque caprice de la nature n’ait déjà fait chez nous des dizaines de milliers de victimes...

À ce moment, la porte de la salle du Conseil s’ouvrit avec fracas, et le général Morblanc, ministre de la Guerre, parut sur le seuil. Il était en civil, dans un costume d’un rouge éclatant, mais toute son allure trahissait le militaire. Ses moustaches blanches pointées droit en avant frémissaient. Ses jambes tordues en forme de parenthèses, qui laissaient deviner qu’il avait fait carrière dans l’éternelle arme d’élite, la cavalerie, piaffaient sur place. Il leva vers le plafond ses deux mains, dont l’une serrait une cravache, et s’écria :

— Messieurs, je viens de sauver la France !

Cette phrase fit sensation.

— Dieu vous entende ! dit l’abbé Legrain.

— Mon cher général, expliquez-vous, demanda le chef du gouvernement.

Le général Morblanc s’approcha d’un bout de la table, posa bruyamment sa cravache et commença son exposé :

— Messieurs, dit-il, on n’en raconte pas à un vieux militaire blanchi sous le harnois. Ces histoires de nègres ne me disaient rien qui vaille — rien qui vaille. Ça sentait d’une lieue sa diversion. Mais je veillais. Aussi, hier soir, quand l’électricité vint à flancher, il ne me fallut pas trois secondes — trois secondes — pour deviner là une manoeuvre de l’ennemi héréditaire...

Un concert d’exclamations l’interrompit.

— Mon cher général, fit remarquer courtoisement Tapinier, vous semblez oublier que la France a fait la paix avec le reste de l’Europe depuis un siècle et qu’elle entretient les meilleurs rapports avec les autres continents...

Le ministre de la Guerre était devenu rouge brique. Il frappa sur la table :

— Z’êtes idiot ou vendu ! cria-t-il. La France a toujours eu un ennemi héréditaire, qu’il soit à l’est, au nord ou au sud. L’armée est là pour le combattre. Elle ne faillira pas à son devoir !

Tapinier ne voulut pas relever l’injure, fit un geste résigné de la main et laissa parler le général.

— L’ennemi a cru nous désarmer, poursuivait celui-ci. Mais il ne nous aura pas. Je dois vous dire exactement ce qui se passe. Cette nuit, dans le stand souterrain de Plessis-Robinson, une compagnie de gardes nationaux effectuait un tir à obus traçants au canon mitrailleur. Messieurs, tous les canons mitrailleurs ont éclaté. Éclaté. Les canons en poussière — en poussière. Les hommes grièvement brûlés. Le capitaine qui commandait le tir a fait aussitôt essayer une mitrailleuse. Éclatée ! Le colonel, averti, m’a envoyé une estafette à cheval.

« Dans le stand de tir d’une caserne de Paris, j’ai fait immédiatement effectuer, à la lueur des bougies, des tirs avec les armes les plus anciennes et les plus neuves. Toutes ont éclaté. Et pas de morceaux, messieurs, de la poussière, de la poussière ! Ce qui rend les grenades elles-mêmes inoffensives. Quant aux armes à moteur, volantes, rampantes ou fouisseuses, elles ne veulent pas démarrer !

Le général ricana.

— Plus de rayons K, plus d’armes à feu, l’ennemi croyait peut-être que nous allions nous livrer, pieds et poings liés, à ses hordes barbares ! Heureusement pour la France qu’aux heures graves la Providence lui envoie toujours les hommes dont elle a besoin. Messieurs, depuis que je suis au ministère de la Guerre, j’ai fait fabriquer secrètement, et dissimuler dans tous les coins du pays, d’énormes stocks de baïonnettes modèle 1892, modifié 1916. Messieurs, la baïonnette est l’arme traditionnelle du soldat français. Je savais que son heure reviendrait. La voilà revenue. L’ennemi peut arriver, nous l’attendons de pied ferme ! Je vais, de ce pas, faire distribuer les baïonnettes à la troupe. Une fois de plus, Rosalie sauvera la France !

Le ministre de la Guerre regarda le chef du gouvernement d’un air de défi, ramassa sa cravache, en donna un grand coup sur la table, fit un brusque demi-tour et sortit.

— Messieurs, dit Tapinier, je vous prie de ne retenir de cette intervention que le fait que les armes à feu sont désormais inutilisables. Sans doute, en même temps que l’électricité disparaissait, les métaux ont-ils subi une transformation qui les a rendus incapables de résister au choc de l’explosion.

— Je puis vous donner une précision à ce sujet, intervint S. E.

Meunier, ministre de la Production et de la Coordination. Dans de nombreuses usines, des chaudières ont éclaté. Il semble que ce soit la conjonction d’une température élevée et d’une forte pression qui rende certains métaux fragiles. Car des réservoirs de gaz comprimés et des chaudières en cuivre sont restés intacts, alors que toutes les chaudières en métaux ferreux ont été pulvérisées. Il y eut malheureusement, autour d’elles, de nombreux morts et des blessés. En tout cas, nous voici privés d’usines et de moyens de transport. Monsieur le chef du gouvernement, je n’ai plus de raison d’être. Je vous prie d’accepter ma démission.

Le ministre des Finances, S.E. le banquier Colastier, se dressa tout à coup comme si son fauteuil se fût hérissé d’épines.

— Messieurs, messieurs, s’écria-t-il, il me vient tout à coup une pensée effroyable : sans électricité, nous sommes également sans or. Le nouveau système de défense de la Banque de France, inauguré l’an dernier, était entièrement électrique. Les caves où dort notre réserve sont bloquées par quatre portes successives, en nickel massif, de trois mètres d’épaisseur, à serrures à ondes courtes, et mues par des treuils électriques. Rien au monde ne pourra les faire bouger...

Alors le docteur Martin, ministre de la Médecine gratuite et obligatoire, se leva. Son visage était blême, ses yeux semblaient fixes sur quelque abominable spectacle. Il ouvrit la bouche. Tous ses collègues, tournés vers lui, se turent, oppressés.

— Mes chers collègues, dit-il d’une voix basse, vous venez d’entendre de terribles nouvelles. Elles sont sans importance auprès de celle que je vais vous apprendre. La population urbaine de la France est composée de cent cinquante millions...

— Mais, mon cher docteur, vous vous trompez, interrompit le chef du gouvernement.

— Laissez-moi terminer, je vous en prie. Je dis bien cent cinquante millions d’habitants, dont quatre-vingts millions de vivants et soixante-dix millions de morts, tendrement conservés au sein des familles, ou dans les sous-sols des villes. Or, si l’électricité ne revient pas rapidement, les morts vont mettre les vivants à la porte. Messieurs, les morts sont en train de dégeler !

Sur la vaste place du Procès, devant le ministère de l’Air, la foule commençait à s’amasser. Privés à la fois de métro, d’autobus, de taxis, de travail, de journaux et de radio, les Parisiens, désorientés, cherchaient des nouvelles. Ils devinaient confusément, sans la connaître encore, toute l’étendue du désastre, et se rapprochaient de l’Autorité. Bourgeois, ouvriers, fonctionnaires, commerçants se trouvaient solidaires devant le malheur. Ils se sentaient dépouillés de leurs différences sociales. Ils s’adressaient la parole sans se connaître, sur ce ton cordial, légèrement ému, que l’on prend pour se parler entre membres d’une famille éprouvée. La menace d’un grand malheur les disposait à oublier pour un instant leurs petits ennuis. Ils étaient prêts à tout se pardonner. Chacun pensait qu’il aurait peut-être besoin de son voisin, et se sentait disposé, à la rigueur, à lui rendre service.

Le soleil à son lever peignait de rose le haut des maisons. Un remous se produisit dans la foule. Un étrange attelage venait d’arriver sur la place et tentait de la traverser. Deux huissiers, vêtus de leur costume traditionnel, en culotte et la chaîne au cou, tiraient une antique, brimbalante charrette à bras. Sur la charrette, un fauteuil se trouvait attaché et dans le fauteuil, un vieillard assis. La foule le reconnut. Elle avait vu mille fois, à la radio, le visage, tout de blanc encadré, de Paul Portin, le presque centenaire président de l’Académie des Sciences. Le Comité populaire de Diffusion de la Science avait porté à la connaissance de tous ses travaux sur les atomes. Le boutiquier, l’ouvrier, même les gens âgés, qui n’avaient pas une forte instruction, savaient confusément que les atomes étaient des sortes de bolides minuscules, mus à l’électricité, qui se déplaçaient à une vitesse formidable, et que la chair de l’homme comme le bois de la table, comme l’air, comme la pierre du mur étaient bourrés de ces atomes. Devant la brusque mort de l’électricité, les gens se demandaient si leurs atomes avaient également disparu, et s’ils pourraient longtemps vivre sans eux.

La foule se serra autour de la voiture à bras. Elle se sentait rassurée par la présence de cet homme qui connaissait les secrets de la Nature. Chacun avait l’impression de se trouver près de la Science elle-même, la Science qui explique tout et peut tout.

Un monsieur maigre s’empara d’un seau en fer que portait une ménagère, le posa à terre, renversé, grimpa dessus et, d’une voix de coq enroué, parla :

— Messieurs, mesdames, citoyens...

— Hou... hou... répondit la foule.

— Je ne veux pas vous faire de discours, je me propose seulement de demander en votre nom à l’éminent savant qui se trouve en ce moment parmi nous de nous donner des éclaircissements sur le phénomène qui vient de bouleverser notre vie. Je...

— Vive Portin ! La parole à Portin. Portin ! Portin ! Portin !

Le savant tremblait d’émotion dans son fauteuil et faisait avec la main des gestes de dénégation. Alors un gigantesque ouvrier fendit les groupes et parvint jusqu’à la charrette. C’était un métallurgiste, un ancien du métier, à la peau recuite, un vieux compagnon qui avait résisté à trente ans d’usine. Sa main droite, avec laquelle, à l’atelier, il donnait toutes les deux secondes le même coup de marteau sur des rivets toujours pareils, restait fermée autour d’un manche imaginaire.

— Écoutez, m’sieur Portin, nous, on est là, on sait pas, et on veut savoir. Vous, vous savez, la Science... Il faut nous dire. Qu’est-ce qui se passe ? Quand est-ce que ça va finir ?

Le vieillard, péniblement, se leva de son fauteuil. Il tremblait.

— Mes bons amis... dit-il.

Sa voix aigrelette ne portait pas à plus de dix mètres.

— Mes bons amis, je ne peux rien vous dire, je ne sais rien. On n’a jamais vu ça. Notre science est une science expérimentale. Or, le phénomène qui vient de se produire ne correspond à rien de ce que nous savons. C’est en violant toutes les lois de la Nature et de la logique que l’électricité a disparu. Et, l’électricité morte, il est encore plus invraisemblable que nous soyons vivants. Tout cela est fou. C’est un cauchemar antiscientifique, antirationnel. Toutes nos théories, toutes nos lois sont renversées. Voir cela au terme de ma vie de savant...

Il se laissa retomber lourdement dans son fauteuil. Les premiers rangs de la foule virent de grosses larmes couler de ses yeux dans sa moustache blanche. Mais les gens qui se trouvaient plus loin, inquiets, curieux, voulurent aussi entendre. Les grands se haussaient sur la pointe des pieds, les petits se cramponnaient aux grands. Des gamins grimpaient aux fûts des lampadaires. On se passait de rang à rang des fragments de phrase :

— Il a dit que l’électricité était morte.

— Ma pauvre, il a dit qu’il y comprenait rien.

— Il a dit que c’était la guerre.

— Il a dit qu’il allait tout arranger.

La multitude voulut en savoir davantage. De partout à la fois elle poussa vers le centre. Dix mille poitrines firent pression. La foule ne fut plus qu’une masse compacte, un seul muscle contracté. Il y eut des remous, des tourbillons, des vêtements arrachés, des côtes fracturées, des caleçons souillés. La voiture de M. Paul Portin fit trois tours sur elle-même, craqua et disparut. Le vieux savant se trouva projeté en l’air et retomba sur des épaules. Il y flotta quelques instants, puis sombra.

Quelqu’un, d’une fenêtre, cria une phrase courte. Répétée de bouche-à-bouche, murmurée, hurlée, elle dissocia la foule comme un acide. Par toutes les rues, hommes et femmes s’en furent en courant, pressés par la crainte de ne pas arriver chez eux à temps. Il ne resta sur la place que deux femmes allongées, immobiles, aplaties, et M. Paul Portin, posé sur le sol en un petit tas, le menton dans le dos et la barbe rouge.

Un gamin traversa la grande place vide. Il poursuivait à coups de pied un caillou rond et répétait sur un air joyeux les mots qu’il venait d’entendre crier : « L’eau va manquer, l’eau va manquer... »

François s’était promis de monter lentement les innombrables marches de l’escalier, pour éviter l’essoufflement. Aux paliers, des portes en plastec laiteux massif s’ouvraient sur les couloirs. Ceux-ci, larges comme des avenues, desservaient les appartements et se terminaient par un mur de verre. Si longs qu’ils fussent, ils amenaient cependant assez de clarté du jour à l’escalier pour qu’on s’y pût conduire. Et sur chaque porte se détachaient en noir les numéros de l’étage et des couloirs.

Des épaves jonchaient les marches, pièces de vêtements dans lesquelles François se prenait les pieds, valises abandonnées, chapeaux. Des hommes, des femmes descendaient, abrutis par la succession interminable des marches, sans voir, sans penser, automatiques, tirés vers le bas par leur propre poids et celui de leurs paquets. François, violemment heurté par des gens qui ne cherchaient pas à s’excuser, ne semblaient même pas s’être aperçus de la rencontre, faillit tomber plusieurs fois. Il prit le parti de marcher le long du mur, du côté extérieur de l’escalier, et de s’arrêter chaque fois qu’il devinait, dans la pénombre, au-dessus de lui, une ombre plus dense. Il trouva une canne, la ramassa et la tint horizontalement, la pointe en avant, la crosse serrée sous son aisselle.

Quelques hommes furent arrêtés par cet épieu à cinquante centimètres de sa poitrine. Le choc leur coupait le souffle. Puis ils se laissaient de nouveau entraîner par la pesanteur, genoux flageolants et tête vide. Une femme qui descendait en courant fut presque embrochée. François la reçut évanouie ou morte dans les bras. Elle était chaude et molle comme un lapin qu’on vient d’assommer. Elle sentait la sueur propre, et le Chypre. Il la posa sur une marche et reprit sa montée.

Il allait moins vite qu’il ne l’avait escompté. Il montait depuis vingt minutes, et ne se trouvait encore qu’au vingt-cinquième étage.

Blanche endormie, Seita, après avoir tourné avec nervosité dans la pièce, avait fini par s’allonger à même le tapis. Quand il s’éveilla, son premier soin fut d’aller au téléphone. Muet. Il appuya sur le bouton qui le mettait en communication avec son valet de chambre et n’obtint aucune réponse. Pas plus de résultats sur la ligne de son secrétaire. L’ascenseur privé demeurait bloqué. Le plafond lumineux restait sombre. L’étrange panne se prolongeait.

Blanche s’éveillait. Elle s’assit sur le bord du divan. Elle était charmante, les cheveux embroussaillés, les yeux un peu battus, la bouche boudeuse.

— J’espère que vous êtes reposée, ma chérie, dit Seita. Je ne sais ce que sont devenus les domestiques. Je vais vous préparer moi-même un bain.

Il disparut par une porte, mais revint bientôt, décontenancé.

— Il n’y a plus d’eau, dit-il. À la hauteur où nous sommes, elle était élevée par des pompes électriques. Elles doivent être arrêtées comme tout le reste. D’ailleurs, toute la ville va en manquer, car les stations de pompage et d’épuration qui alimentent Paris sont entièrement équipées à l’électricité.

Il s’arrêta un instant et conclut :

— Écoutez, il faut absolument partir, le plus tôt possible. Nous prendrons tout à l’heure un de mes avions et nous gagnerons ma propriété de Touraine. Nous attendrons là-bas que le gouvernement ait rétabli l’ordre. Je ne sais pas encore si nous avons affaire à des sabotages, à des grèves, à des actes de guerre ou à des accidents. De toute façon, le mieux, pour nous, est de nous éloigner jusqu’à ce que tout soit redevenu normal.

Il conduisit Blanche à la salle de bains. Elle se frotta vigoureusement à l’eau de Cologne. La morsure de l’alcool chassa les dernières brumes de sommeil. Son découragement de la veille avait disparu. Quelques heures de repos avaient suffi pour lui rendre un optimisme naturel à son âge. Depuis quelques semaines, elle était gâtée par le destin. Sa réussite au concours de Radio-300, ses fiançailles, la formidable préparation publicitaire de son premier passage à la télévision, son lancement raté, ces étranges aventures dans la Ville Radieuse brusquement paralysée, cette succession d’événements n’avait vraiment rien de médiocre. Elle éprouvait l’impression d’assister en spectatrice au déroulement d’un film extraordinaire dont elle se trouvait en même temps la vedette. Et c’était double plaisir. Qu’allait-il lui advenir maintenant ? Elle verrait bien. Sans doute rien de banal. Elle commença de se peigner tout en fredonnant la romance qu’elle eût dû chanter la veille, devant le micro. Comme elle reposait le peigne, il lui sembla que le miroir se voilait et que son image, en face d’elle, lui devenait étrangère et la considérait avec curiosité. Un bourdonnement lui emplit les oreilles, la salle de bains se mit à tourner lentement, puis bascula. Blanche s’accrocha des deux mains au bord de la baignoire, ferma les yeux avec force, et les rouvrit. Tout était redevenu normal. C’était un simple étourdissement. Elle le mit sur le compte de la fatigue, noua ses cheveux et sortit.

Seita s’en fut fouiller dans sa garde-robe, à la recherche de linge et de vêtements de rechange. Mais, sans l’aide de son valet de chambre, il ne savait où trouver ce qu’il cherchait. Sa garde-robe, presque aussi grande que sa chambre, contenait, pendus, en rang, des costumes de toutes les couleurs et de tous les tissus imaginables. Costumes d’été légers comme de la cendre de papier, costumes d’hiver à fibres thermiques, dont la température s’élevait à mesure que le froid augmentait, et même, anachroniques fantaisies de snob richissime, quelques lourds et incommodes costumes de laine naturelle.

Seita tempêtait, égaré dans sa propre abondance. Il prit une colère contre les manches et les jambes qui lui battaient au visage, faillit périr étouffé sous une avalanche que provoquèrent ses gestes énervés, finit par trouver deux combinaisons de sport à fermeture Éclair, donna la jaune à Blanche et garda l’orangée.

Pendant que la jeune fille s’habillait dans la chambre, il en fit autant dans la salle de bains d’où il revint violemment parfumé. Ses rasoirs électriques immobilisés, il avait dû conserver sa barbe de la veille, qui lui creusait les joues et donnait à son teint foncé des reflets verdâtres.

— Maintenant, dit-il, si vous le voulez bien, nous allons partir. Nous déjeunerons en arrivant...

Ils gagnèrent, par l’escalier privé, le garage, construit sur le toit de l’immeuble, qui abritait les douze avions de Seita.

Les outils, les machines, les réservoirs de quintessence avaient été projetés un peu partout, pêle-mêle, et les avions catapultés les uns dans les autres. La plupart d’entre eux étaient visiblement hors d’usage. Le petit appareil bleu qui avait emmené les jeunes gens en Écosse paraissait intact.

Jérôme, suivi de Blanche, se dirigea vers la machine volante. Comme il en ouvrait la porte, un grognement en sortit. Gaston fourrageait dans le moteur.

À la vue de son patron, il se redressa et dit d’un ton furieux :

— J’essaie depuis une heure de comprendre ce qui se passe, sans y parvenir. Pas une goutte de jus nulle part, pas plus dans ce moulin que dans les autres...

— Qu’est-ce qu’il y a donc, Gaston ? demanda Seita inquiet. Le moteur ne fonctionne pas ?

Le pilote regarda son patron avec étonnement :

— Vous ne savez pas ce qui est arrivé ? Tous les moteurs d’avion se sont arrêtés hier à la même heure, juste au moment où le courant flanchait partout. Tous ceux qui s’étaient mis en descente pour atterrir sur la terrasse sont tombés comme une grêle. Vous n’avez rien entendu, là-dessous ? Moi, dans mon petit appartement près du garage, c’est bien un miracle si je n’ai pas été aplati. Quand le bus de la ligne 2 est tombé, j’ai sauté au plafond comme une crêpe... Allez donc jeter un coup d’oeil dehors, vous verrez le beau travail ! Heureusement que les architectes avaient prévu ce genre d’accident, et que la terrasse et l’immeuble sont bâtis à l’épreuve des chocs de cet ordre, sans quoi, les bus seraient bien descendus, à travers les plafonds, jusqu’au rez-de-chaussée !

« Mais pourquoi tous ces moteurs se sont arrêtés, pourquoi celui-ci ne veut pas démarrer, c’est ce que j’essaie de deviner...

Seita comprit l’origine des chocs qui avaient secoué la Ville Radieuse et perdit en même temps tout espoir de partir par la voie des airs. Il essaya pourtant de lutter contre l’évidence. Il n’était plus seul. Il se trouvait de nouveau en rapport avec un de ses subordonnés. Il pouvait de nouveau commander. La présence de Gaston le libérait en partie de cet affreux sentiment de solitude impuissante qui l’étreignait depuis son réveil.

Il se redressa, caressa de deux doigts le bout râpeux de son menton, et retrouva sa voix assurée pour ordonner :

— Pendant que nous allons voir ce qui s’est passé dehors, révisez donc votre moteur une fois de plus. Il est neuf. Il ne lui est arrivé aucun accident. Il est inadmissible, si vous connaissez votre métier, que vous ne parveniez pas à le faire marcher.

— Il faudra bien que je voie ce qu’il a dans le ventre, promit Gaston.

Jérôme et Blanche gagnèrent la porte du garage.

Un soleil énorme montait à l’horizon, juste en face d’eux, et versait une lumière rouge sur la terrasse ravagée.

Une trentaine d’avions de toutes dimensions, et trois bus, s’étaient écrasés sur la terrasse, avaient éclaté comme des grenades. Le choc avait projeté en tous sens leurs débris et les restes broyés de leurs occupants. Leur plastec, moins épais que celui des wagons suspendus, n’avait pas résisté. Les quelques bâtiments en superstructure qui se dressaient sur l’immense surface plane n’avaient presque pas souffert. Seule, la gare d’aérobus était entièrement broyée. À la place de la vaste bâtisse, les jeunes gens ne virent plus qu’un amas de décombres, ciment, fer et fragments de plastec mêlés et teints en couleur d’incendie par l’étrange lumière du soleil.

Quelques centaines de personnes cherchaient en vain des survivants au milieu des débris.

Les jeunes gens, bouleversés, revinrent vers Gaston. Celui-ci avait renoncé à faire partir le moteur.

Ce que Seita venait de voir sur la terrasse l’avait enfin convaincu de la gravité de la situation. Il venait de comprendre qu’il ne fallait plus compter sur les machines.

Mais alors, qu’allait-il devenir ? Si cet état de choses se prolongeait, toute la civilisation allait s’écrouler. Pour Seita, c’était plus que la fin d’une ère, c’était vraiment la fin du monde, de son monde. Il se sentait comme un voyageur abandonné nu au milieu du désert. Qu’allait-il devenir, lui qui ne se déplaçait jamais que par le secours des moteurs, qui parcourait volontiers quelques milliers de kilomètres dans sa journée, mais à qui cinq cents mètres paraissaient une distance terrifiante s’il s’agissait de la couvrir à pied ? Il n’avait jamais rien fait de ses mains. Il avait toujours eu, pour répondre à ses besoins, une armée de subordonnés et d’appareils perfectionnés. Leur service impeccable lui paraissait aussi naturel que le bon fonctionnement des organes de son corps. D’un seul coup, tout cela, autour de lui, disparaissait, l’amputait de mille membres, et le laissait seul avec lui-même pour tout serviteur.

Blanche s’accrocha à l’épaule de Jérôme. Elle sentait ses jambes flageoler.

Il la fit asseoir sur un banc, lui tapota les mains :

— Eh bien, mon petit, qu’est-ce qu’il y a ?

— Je ne sais pas, j’ai la tête qui tourne un peu. Ce ne sera rien...

Gaston s’en fut chercher chez lui une bouteille de rhum et en versa un verre à la jeune fille qui but, s’étrangla, devint écarlate.

— Merci, ça va mieux maintenant...

— Alors, intervint Seita, nous allons pouvoir commencer à descendre.

— Je crains de ne pouvoir aller bien loin, soupira-t-elle. Il me semble que tout est instable autour de moi, et que la Ville Radieuse va chavirer dès que je me lèverai. Peut-être, si je pouvais manger un peu, cela passerait. Je n’avais pas dîné hier soir afin d’être plus à l’aise pour chanter. Je suppose que c’est la raison de ma faiblesse.

Seita la prit par la taille et la conduisit de nouveau dans son appartement. Blanche s’allongea sur le divan. Ses tempes battaient, ses oreilles grondaient comme des rames de métro.

Seita apporta ce qu’il avait trouvé à la cuisine : une branche de cerisier garnie de ses fruits sans noyaux, et une pêche grosse comme un melon. Pendant que Blanche mangeait quelques cerises, il retourna fouiller à la cuisine, revint avec un énorme couteau pointu pour découper la pêche, et s’y prit si mal que le couteau glissa et lui entailla la paume de la main gauche.

À la vue du sang qui coulait, mêlé au jus du fruit, Blanche poussa un cri, porta sa main à ses yeux qui se brouillaient et perdit connaissance.

Seita jura, jeta la pêche à l’autre bout de la pièce, enveloppa sa main dans un mouchoir et vint se pencher sur la jeune fille. De grands cernes bleus soulignaient ses yeux fermés.

Il lui frotta les tempes à l’eau de Cologne. Elle ne bougeait pas. Énervé, il lui gifla les mains, puis les joues. Elle soupira, rouvrit les yeux.

— Comment vous sentez-vous, Régina ? Où avez-vous mal ?

Elle essaya de sourire, dit d’une voix faible :

— Je ne sais pas, il me semble que j’ai reçu mille coups sur la tête et dans le ventre.

Il lui tâta le pouls. Il battait rapide et irrégulier, dénonçait la fièvre.

Derrière les murs de verre, la chaleur apportée par le soleil s’accumulait. Impossible d’aérer. L’architecte avait tout prévu pour supprimer le moindre contact entre l’atmosphère extérieure et celle que les habitants conditionnaient à leur désir à l’intérieur des Villes Hautes.

Seita essuya son front où la sueur perlait. Blanche, les yeux clos, commençait à gémir doucement.

Il allait d’une pièce à l’autre, à la recherche d’un tube de comprimés calmants qu’il ne trouva pas. Il serrait dans sa main gauche son mouchoir rouge de sang. Il transpirait. Il s’approcha du lit de Blanche et, de nouveau, lui prit le pouls. Sa fièvre semblait avoir augmenté. Des milliers de fines gouttes de sueur emperlaient son front et tout son visage.

— Régina ! appela Seita. Régina, répondez-moi !

Elle ne bougeait pas.

Il laissa déborder son irritation, s’en prit à tous ces instruments familiers qui, depuis la veille au soir, se moquaient de lui et refusaient leur service. Il frappa à coups de pied le téléphone muet, les boutons qui n’appelaient plus personne, alla, dans sa colère contre le monde inerte, jusqu’à planter son couteau de cuisine dans l’écran de son poste de chevet.

La chaleur augmentait. Jamais, semblait-il, le soleil ne s’était montré si ardent. Seita, sa crise de nerfs calmée, s’approcha du divan une fois de plus. La sueur coulait le long du visage de Blanche. Son nez s’était pincé, sa respiration sifflait, mais elle avait cessé de gémir.

— Écoutez, Régina, je vais aller chercher un médecin. Il y en a dans l’immeuble. Ne vous inquiétez pas, reposez-vous, je vais revenir.

Comme elle ne semblait pas l’avoir entendu, il répéta ces quelques mots sur une feuille de papier qu’il mit entre les doigts de la malade pour qu’elle ne se crût pas abandonnée si elle reprenait connaissance.

Il savait que le professeur Leroy, le grand savant, inventeur de la pilule polyvalente que tout citoyen absorbait régulièrement une fois par mois pour prévenir une quantité de maladies, habitait au cinquante-huitième étage de la Ville Radieuse. Il décida d’essayer de le joindre.

Il ne se souvenait pas d’avoir, de sa vie, monté plus d’un étage à pied. Pourrait-il en monter quarante ? Il fallait bien qu’il essayât...

Après s’être permis plusieurs pauses, François parvint au soixante-cinquième étage, en une heure un quart, et s’assit de nouveau quelques minutes sur une marche.

Comme il se relevait pour reprendre sa montée, un homme broncha trois marches plus haut et lui chut dans le ventre, la tête la première. Ils roulèrent tous deux jusqu’au palier. François pesta. Il avait perdu sa canne. Il frotta une allumette, mais la lâcha soudain pour attraper une jambe de l’homme qui l’avait fait tomber et qui s’apprêtait, après s’être relevé, à continuer sa route. À la flamme de l’allumette, il avait reconnu Jérôme Seita.

À l’occasion du lancement de Régina Vox, les journaux avaient publié de nombreuses photos du jeune directeur de Radio-300 et François les avait examinées avec une curiosité mélangée de rancune. Chaque détail de ce visage mince s’était gravé pour toujours dans sa mémoire de peintre. Il venait de le reconnaître sous ses cheveux en désordre, derrière le sang dont il s’était barbouillé. D’une voix pleine d’angoisse, il lui demanda :

— Où est Blanche ?

Ils se tenaient maintenant debout tous les deux dans la pénombre, et François avait posé ses larges mains sur les épaules de Seita.

— Écoutez, je suis François Deschamps, son ami d’enfance. J’ai pensé qu’elle aurait besoin de moi. Je suis venu la chercher. Mais où est-elle ? Qu’en avez-vous fait ?... Allez-vous répondre ?

Seita, secoué, reprit ses esprits.

— Ah ! vous êtes M. Deschamps. Oui, elle m’a parlé de vous...

Il recouvrait sa voix mondaine :

— Elle est légèrement fatiguée. Je descendais justement, quelques étages plus bas, chercher un docteur...

François parvint à lui tirer quelques détails, et se mit à grogner comme un dogue :

— Vous vous imaginez que votre médecin, s’il est encore là, acceptera, dans les circonstances actuelles, de monter plus de trente étages pour aller soigner une inconnue ? Vous savez bien que non. Mais ce n’est qu’un prétexte. Elle est malade, elle ne peut pas marcher, alors vous la laissez seule, hein, vous fichez le camp ? Eh bien, vous allez remonter avec moi, et s’il lui est arrivé malheur, gare à votre peau !

Il prit Seita par le col, le poussa devant lui. La colère et l’inquiétude multipliaient ses forces. En moins d’une demi-heure, ils furent au but, et François projeta, d’une dernière poussée, Seita titubant dans son appartement.

Ils faillirent reculer, suffoqués par la chaleur. Blanche n’avait pas bougé. Elle ruisselait. La transpiration avait transpercé ses vêtements. Elle respirait rapidement, les yeux clos. Son pouls battait très vite.

— Allez me chercher des serviettes, commanda François.

Il essuya doucement le front de son amie, lui parla :

— Blanche, ma Blanchette, c’est moi qui suis là, ton grand François. Je suis venu te chercher. Je vais t’emmener chez toi, près de ta mère. Ne t’inquiète pas, tout va bien.

Elle ne manifesta par aucun signe qu’elle l’eût entendu.

Le premier soin de François fut de tirer les rideaux de velours pour masquer l’éblouissement du soleil. Seita s’était effondré sur une chaise.

Deschamps se mit à marcher de long en large dans la pièce, les mains dans les poches, la tête baissée, le front soucieux. Il se demandait comment descendre la jeune fille. Dans ses bras, sur son dos ? Après l’effort qu’il venait de fournir, il craignait d’être obligé de faire de trop fréquents arrêts pour se reposer. Or il fallait, de toute urgence, l’emmener en un lieu où elle pût être soignée. Seita le vit soudain se pencher, mesurer, avec un morceau de ficelle tiré de sa poche, l’écartement des pieds d’un fauteuil, sortir, et revenir presque aussitôt.

— Tout va bien. La largeur de la rampe correspond à l’écartement des pieds du fauteuil. Nous allons asseoir Blanche dans le fauteuil et nous ferons glisser ce dernier à cheval sur la rampe. Avez-vous des cordes, dans votre appartement ?

— Je ne crois pas, je...

— Tant pis, nous nous en passerons. Trouvez-moi seulement des ciseaux.

Seita se leva péniblement et revint avec ce que François lui demandait. Celui-ci coupa en lanières les draps et les couvertures du lit. Il attacha Blanche au fauteuil et fixa à chacun des bras de ce dernier deux cordes faites de lanières de drap tressées. Il attacha ensemble les deux plus courtes.

— Je me les passerai autour des reins, dit-il à Seita. Vous, vous en ferez autant avec les plus longues. Vous marcherez donc derrière moi. Je retiendrai à moi tout seul le fauteuil. Vous ne serez là que pour me doubler en cas d’accident. Si je perds pied, il faudra que vous reteniez Blanche, et l’empêchiez d’aller se fracasser en bas. Vous en sentez-vous capable ‘ ?

Seita frissonna, mais fit un gros effort sur lui-même et répondit :

— Vous pouvez compter sur moi.

Le fauteuil fut installé à califourchon sur la rampe, le dossier vers le bas, et la descente commença. François, la corde aux reins, posait avec précaution son pied sur chaque marche pour éviter de trébucher sur une des épaves abandonnées dans sa fuite par la population de la Ville Radieuse. Il profitait du fait qu’à chaque palier la rampe devenait horizontale pour s’arrêter une seconde et vérifier de la main les noeuds. Puis la lente plongée recommençait.

Seita, tout son amour-propre et sa volonté bandés, s’efforçait de résister à l’étourdissement. De son corps qu’il n’avait jamais senti si présent, il éprouvait maintenant le poids de chair et de sang. À chaque choc du talon sur les marches, ses muscles semblaient vouloir s’arracher de ses os, ses viscères donnaient des coups de bélier contre ses côtes et contre la peau de son ventre, ses genoux cherchaient à plier, à céder sous ce poids qui les écrasait, toute sa chair demandait à échapper au contrôle de son esprit, pour obéir enfin, librement, à la force qui la sollicitait.

Il lui semblait que s’il s’abandonnait, le temps d’un éclair, son corps allait se défaire en une multitude de billes joyeuses qui allaient se mettre à rouler, bondir, interminablement, cascadantes, jusqu’au centre de la terre.

François ignorait ce qui se passait à côté de lui. Ses yeux, et toute son attention, restaient fixés sur le siège où reposait la malade. Il apercevait des silhouettes confuses, il entendait des plaintes, des appels, et surtout le soufflet multiple des respirations. Mais il continuait sans s’émouvoir à faire son office de guide et de frein. La corde l’empoignait aux reins et le tirait vers le bas. Il pesait en arrière de tout son poids.

Soudain, il posa le pied sur un objet cylindrique, un flacon sans doute, qui roula sous son pied. Il trébucha et manqua deux marches. Par miracle, il se retrouva debout, mais Seita, qui avait subi le choc de sa corde brusquement tendue, ne put y résister et tomba dans les jambes de François qui, cette fois, chut à son tour. Pendant que les deux hommes roulaient le long des marches, le fauteuil se mit à glisser sans frein. François avait essayé, sans y parvenir, de rattraper les cordes qui lui avaient glissé sous les jambes. Pendant que son corps faisait les gestes nécessaires pour recouvrer l’équilibre, son esprit, éperdu d’horreur, suivait le fauteuil dans sa course et guettait le bruit de sa chute.

Le bruit qu’il entendit lui rendit l’espoir. C’était un choc proche, un cri d’homme et des jurons. Il franchit d’un bond les quelques marches qui le séparaient du palier suivant. Le fauteuil, au virage, avait jailli vers l’extérieur, assommé à moitié deux hommes et chu sur le côté. Blanche, attachée serré, n’avait pas bougé du milieu du siège. François redressa le fauteuil et, fou de joie après avoir connu la pire angoisse, embrassa Blanche toujours évanouie, la détacha et la pressa dans ses bras.

Puis il remonta chercher Seita. Il le trouva assis, les coudes sur les genoux, le visage dans les mains. Il geignait :

— Je suis brisé, je n’en puis plus. Je n’ai pas pu retenir la pauvre Régina. Je n’aurais pas dû accepter de vous aider. Je ne suis pas fort. Je n’ai pas l’habitude...

Il gémissait entre chaque phrase. Il semblait avoir perdu la tête. François le fit se lever :

— Consolez-vous, Blanche est sauve. Mais j’ai eu trop peur. Je ne veux pas continuer à descendre ainsi. Je vais la porter. Vous allez m’aider à me l’attacher sur le dos...

Il installa la jeune fille sans connaissance à califourchon sur son large dos et parvint à l’arrimer solidement.

— Maintenant, dit-il, marchez devant moi. Je ne veux pas rouler de nouveau sur quelque saleté. Passez devant et faites place nette.

A pas lourds, il reprit la descente. La tête de Blanche reposait sur son épaule. Leurs transpirations se mêlèrent.

De ses genoux, il poussait devant lui Seita chancelant. Ils arrivèrent enfin à l’étage des voitures.

— Nous allons descendre encore, dit François, jusqu’aux jardins. Le chef jardinier possède une voiture à cheval dans laquelle il promène habituellement les enfants. Il faudra bien qu’il nous la loue...

Ils détachèrent Blanche. François la prit dans ses bras et descendit ainsi le dernier étage.

Ils débouchèrent dans les jardins que les constructeurs de la Ville Radieuse avaient dessinés entre les allées réservées aux piétons, au-dessous même du gratte-ciel, entre les pilotis.

Dans cette ombre perpétuelle, le gazon prenait une teinte nouvelle, intermédiaire entre le vert et le jaune, et les jardiniers cultivaient des fleurs énormes, presque sans tige, aux couleurs pâles. Le jardin se continuait plus loin, tout autour du vaste immeuble.

Sur un petit lac artificiel glissaient des cygnes rouges, des cygnes bleus et des cygnes noirs à pois blancs. Des cygnes blancs à trois ou cinq têtes déployaient avec une grâce multipliée leur bouquet de cous. Leurs reflets se promenaient, dans l’eau limpide, parmi les poissons-roues, les poissons-écharpes, les poissons mille-queues, les poissons-échassiers, les ballets d’anguilles arc-en-ciel, et les parterres éclatants de méduses d’eau douce. Tous ces animaux, créés pour le plaisir de l’oeil, provenaient des Laboratoires d’Animaux d’Agrément. Des biologistes provoquaient la naissance de ces monstres admirables par l’intervention chimique et physique au coeur même de l’oeuf.

Au bord du lac s’élevait, comme un champignon, la maison du chef jardinier, bâtie sur un pédoncule.

Ce style architectural répondait au double souci de laisser le sol à la disposition de la circulation, et de hisser les pièces d’habitation vers la lumière. La maison pouvait pivoter sur sa tige, et présenter au soleil telle ou telle face, selon le désir de ses habitants. Le pédoncule renfermait l’ascenseur, l’escalier et le vide-ordures.

Une cité ouvrière de cent mille foyers avait été construite, à l’ouest de Paris, selon ces principes.

Pour éviter la monotonie, l’architecte en chef avait laissé toute liberté à ses collaborateurs, en ce qui concernait le style du corps même des habitations. Si bien que sur cent mille piliers de ciment absolument semblables et alignés au cordeau s’épanouissaient des maisons d’aspect infiniment varié, depuis le chalet suisse, le castellet Renaissance, le rendez-vous de chasse, la chaumière normande et la maisonnette banlieue 1930, jusqu’au cylindre de chrome, au cube de plastec, à la sphère de ciment et au tronc de cône d’acier. L’immeuble le mieux réussi et le plus perfectionné était celui qui abritait la mairie de la cité. Il avait la forme d’une galette, mais se développait chaque matin et prenait de la hauteur, comme un chapeau claque. Le soir, les employés partis, le concierge appuyait sur un bouton, les bureaux rentraient les uns dans les autres, les meubles s’aplatissaient, les plafonds venaient rejoindre les planchers, et l’immeuble se réduisait au dixième de sa hauteur.

Sur le sol, presque entièrement libéré par l’ascension des bâtiments, les urbanistes avaient disposé des jardins, planté des arbres et fait courir de multiples petits cours d’eau peuplés de poissons avides. Les ouvriers, au retour de l’usine, pouvaient se livrer au délassement de la pêche à la ligne au-dessous même des pieds de la table de leur salle à manger ou de leur lit-divan. Ils prenaient, à voir gigoter au bout du fil les ablettes ou les truites, un plaisir gratuit et d’essence purement esthétique. Il n’était pas question, en effet, de manger ces minuscules animaux pleins d’arêtes, alors que diverses usines fabriquaient des filets de sole plus gros que des baleines ou, pour la friture, des vermicelles de poisson au goût de vairons, absolument délectables et, bien entendu, sans épines.

À côté de la maison du chef jardinier, posé près d’elle comme un crapaud près d’une cigogne, se trouvait un bâtiment bas qui abritait l’écurie de son cheval, et sa remise à voiture et outils.

Au moment où les jeunes gens arrivaient près de la remise, la voiture en sortait, tirée par le magnifique cheval pommelé blanc et noir bien connu des enfants. Sur la voiture à deux roues, en bois verni, le jardinier était assis, entouré de trois énormes malles. Incontestablement, il déménageait.

Seita se précipita devant le cheval. La vue de ce véhicule, qui lui permettrait peut-être de fuir vers des lieux plus hospitaliers, lui avait rendu un peu d’énergie. Le jardinier, un homme d’une cinquantaine d’années, à grosse moustache grise, tira sur les guides, arrêta sa bête, et demanda d’une voix rude :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Monsieur, nous avons avec nous, comme vous le voyez, une jeune fille malade. Ayez la gentillesse de la conduire jusque chez mon ami, à Montparnasse, sur votre voiture...

— J’ai pas le temps ! Vous savez donc pas ce qui se passe ? Que rien marche plus dans cette ville ! Moi je m’en vais. Allez, faites-moi place ! Débrouillez-vous.

Seita sourit. Il pensait à la toute-puissance qu’il portait sur lui, à laquelle rien ni personne n’avait jamais résisté. Il s’accrocha d’une main à la bride du cheval et, de l’autre, fouilla dans une de ses poches. Il en sortit une poignée de billets de banque.

— Tenez, reprit-il, je vous donne ça. Cinq mille francs pour un petit détour. C’est tout de même bien payé !

— Je me moque de votre argent !

— Je vous achète votre cheval. Le prix que vous voudrez ! Cinquante mille, cent mille, deux cents, cinq cents...

À chaque chiffre, le gardien faisait « non » de la tête. Seita, étonné de ce refus, s’obstinait, offrait toujours davantage. À la fin, l’homme n’y tint plus, et se leva furieux.

— Mon cheval vaut plus que tous vos billets. Allez, laissez-moi !

Comme Seita s’accrochait toujours, le gardien se pencha en avant et, à toute volée, le frappa à la tête du manche de son fouet.

Seita s’écroula. Le cheval et le véhicule lui passèrent sur le corps.

François posa Blanche sur l’herbe et se mit à courir. Il coupa court à travers les pelouses, rattrapa la voiture à un tournant, saisit aux naseaux le cheval qui galopait, se laissa traîner. Le jardinier s’était dressé dans sa voiture et faisait pleuvoir les coups de manche de fouet sur le garçon et sur l’animal. Celui-ci, affolé par cette grêle de coups, bondissait des quatre sabots, secouait la tête, essayait de se débarrasser de la poigne de fer qui lui coupait la respiration. Mais il dut s’arrêter, les poumons vides. François le lâcha, posa le pied sur le moyeu d’une roue et, d’un bond, fut sur la voiture. L’homme, fou de rage, essaya de le frapper des deux poings au visage. François esquiva le coup, empoigna son adversaire par le col et le fond de sa culotte, le souleva à deux mains au-dessus de sa tête, et le lança sur le sol. Comme il tentait de se relever, à moitié étourdi, François lui sauta dessus, tomba les deux pieds sur sa poitrine, lui souleva la tête par les cheveux et, d’un coup de poing au menton, l’assomma.

Il jeta les malles près de l’homme inanimé, calma le cheval qui tremblait sur ses pattes et ramena la voiture vers le chalet.

Seita était toujours étendu en travers du chemin. Il se pencha sur lui. Un sabot du cheval lui avait broyé le cou. Il était mort. François le coucha sur l’herbe, fouilla ses poches. Elles contenaient trois carnets de chèques et une fortune en billets de cinq mille, dix mille et cinquante mille francs. François replaça toute cette paperasse dans les poches du mort. « Nous allons avoir besoin désormais, dit-il à voix basse, de valeurs plus solides. »

Comme il prenait Blanche dans ses bras pour la coucher dans la voiture, un éclair brilla au doigt de la jeune fille. Elle portait à l’annulaire une bague ornée d’un énorme brillant. Il la retira doucement, admira la pureté de la pierre et l’envoya rouler dans l’herbe près du corps de Seita. Il posa un baiser sur la main qu’il venait de dépouiller, descendit de la voiture, empoigna la bride du cheval et prit le chemin de Montparnasse.

La scène s’était déroulée devant de nombreux témoins, mais chacun se moquait de ce que pouvait faire son voisin ; les passants n’étaient occupés que de leur propre sort.

Le cheval, pourtant, risquait de susciter bien des convoitises. François enroula la lanière du fouet autour de sa main et posa le manche lourd, ostensiblement, sur son épaule.

Au sortir de l’ombre du gratte-ciel, il fut saisi par la chaleur soudaine du soleil. Le ciel, d’un bleu profond, devenait presque noir au ras de l’horizon. D’un geste machinal, François porta sa montre à son oreille, puis haussa les épaules, dégrafa le bracelet et le jeta. Il était décidé à se débarrasser de tous les objets devenus inutiles, de toutes les habitudes et de tous les scrupules que l’événement rendait caducs. Il jugea de l’heure comme pendant ses séjours à la ferme : à la hauteur du soleil. Il ne devait pas être plus de neuf heures. Il lui semblait pourtant s’être mis en route depuis une demi-journée.

Soucieux de ne pas trop attirer l’attention sur son véhicule, il prit par les rues les moins fréquentées. Comme il passait sur une minuscule placette plantée d’un tilleul, d’un réverbère et d’un urinoir, il vit un vieux café à la devanture poussiéreuse. Il réveilla le patron chauve qui, hors du monde, hors du temps, sommeillait derrière son comptoir, et acheta une caisse d’eau minérale qu’il jucha sur la voiture. Il arriva dans cet équipage à la porte de son logis.

Une porte cochère ouvrait sur un couloir sombre. Celui-ci débouchait dans une grande cour pavée, tout autour de laquelle étaient disposés de petits bâtiments crasseux, sans étage, à demi ruinés, qui avaient abrité des ateliers d’artisans. Un de ces bâtiments portait sur son dos une sorte de bosse vitrée, atelier de peintre construit après coup par quelque propriétaire capricieux, et auquel conduisait un escalier extérieur. C’est là que logeait François. Il avait été émerveillé de découvrir un coin si calme, et séduit entièrement par un marronnier qui dressait au milieu de la cour son dôme d’épaisse verdure toute frémissante de moineaux. Il s’y était installé, sans autre voisin que sa concierge. Les ateliers désaffectés servaient pour la plupart d’entrepôts à des marchands de meubles.

Sa concierge, Mme Vélin, logeait dans une pièce unique, sans fenêtre, dont la porte vitrée s’ouvrait sur le couloir.

Elle continuait à se vêtir de robes noires, à la mode du siècle dernier, et coiffait son crâne chauve d’une perruque rousse qui tantôt glissait vers la nuque, et lui découvrait un front énorme, tantôt lui bouchait un oeil.

Lorsqu’elle vit arriver François dans cet équipage inattendu, elle leva les bras au ciel.

— Eh bien, monsieur Deschamps, d’où c’est que vous venez comme ça ? Et vous savez ce qui se passe ? Mon Dieu, la pauvre demoiselle ! Mais c’est Mlle Blanche ! Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Avec ça y a plus d’électricité, plus d’eau, plus de lait. Vous y comprenez quelque chose, monsieur Deschamps, vous qui êtes instruit ? De mon temps, on aurait pas vu des choses pareilles. C’est de l’anarchie ! Et cet animal que vous conduisez, c’est un cheval, dites ? Oui, c’est bien un cheval ! J’en ai vu quand j’étais petite, et il y a quelques années, on en a fait défiler aussi aux Champs-Élysées, à la revue du 1er mai. Mais d’où vous le sortez, celui-là ? Et cette pauvre demoiselle, qu’est-ce qu’elle a donc la mignonne ?

— Elle est malade, madame Vélin. On ne peut pas la laisser seule chez elle. Je vais la coucher chez moi.

Il attacha le cheval à un barreau de fenêtre, prit doucement dans ses bras la jeune fille, et monta chez lui.

Il étendit Blanche sur son lit, redescendit, détela le cheval et, au grand ahurissement de Mme Vélin, s’engagea avec lui dans le couloir de l’immeuble. Elle trottina derrière :

— Mais où allez-vous mettre cette pauvre bête, monsieur Deschamps ? Vous allez pourtant pas lui faire monter votre escalier ? Vous allez lui casser une jambe ! Et qu’est-ce que vous allez lui donner à manger à ce pauvre chéri ? Ça aime-t-y le lait ? Je pourrais lui faire une petite pâtée. Mon Dieu, mais c’est vrai qu’y a plus de lait. Qu’est-ce que je vais donner à mes pauvres minets ?

Sans prendre la peine de répondre à la vieille bavarde, François conduisit le cheval dans un des bâtiments du rez-de-chaussée, une ancienne forge de serrurier. Il lui donna une botte de foin qui se trouvait sur la voiture. Elle lui suffirait bien pour trois ou quatre jours.

Le cheval logé, il revint vers le véhicule, le démonta au moyen de clés trouvées dans le coffre, et la voiture, en pièces détachées, rejoignit le cheval. François remonta auprès de Blanche, la frictionna, lui mit un de ses pyjamas, dans lequel elle aurait tenu trois fois, la coucha dans des draps propres et sortit à la recherche d’un médecin.

Il trouva chez lui le docteur Fauque, un grand Lyonnais brun, barbu et bavard qu’il connaissait pour brave homme et bon praticien. Le docteur l’accompagna, hocha la tête à la vue de la malade et l’ausculta longuement.

— Mon cher garçon, dit-il en se relevant, voilà le douzième cas de ce genre pour lequel je suis appelé depuis cette nuit. Ce que c’est, à vous le dire net, je n’en sais rien.

Il enfonça une main dans sa barbe, s’assit familièrement sur le bord du lit.

— Et j’ai rencontré deux de mes confrères qui ont vu à peu près autant de malades que moi atteints par cet étrange mal. Je dis bien étrange, car il ne frappe ni les hommes, ni les enfants, ni les femmes mariées, mais seulement les jeunes filles ou les fillettes qui viennent d’être pubères. En un mot, les pucelles...

— Vous êtes sûr de cela, docteur ?

— Sûr, vous savez, reprit le médecin d’une voix hésitante, il est difficile de se montrer affirmatif dans ce domaine délicat. Je vous dirai d’ailleurs bien franchement qu’au retour, ce matin, de ma dixième visite, alors que j’étais arrivé à la conclusion que je viens de vous dire, je m’attendais à trouver ma fille malade. Or, elle se porte parfaitement bien. D’où je conclus, ou que ma théorie ne tient pas debout, ou que j’ai mal surveillé ma fille depuis que sa pauvre mère est morte... Mais, hélas ! Je crains, à bien réfléchir, que ce cas particulier ne fasse que corroborer mon hypothèse.

— Mais que faire, docteur, comment soigner ces malades ?

Le docteur Fauque leva les bras au ciel :

— Que voulez-vous que je vous dise ? Je n’en sais rien. Ce n’est certainement pas une affection d’origine microbienne. Mais plutôt un dérangement en rapport avec le phénomène électrique auquel nous assistons. Il faut croire que la virginité, à laquelle, depuis le début du monde, toutes les civilisations ont attaché tant d’importance, est autre chose qu’un simple sceau charnel, mais un état général particulier caractérisé sans doute par quelque mystérieux équilibre électrique qui vient d’être détruit d’une façon anormale, ce que toutes ces fillettes payent...

« Quand je dis fillettes... J’en ai vu une, tout à l’heure, qui a quarante ans et qui est mariée, oui, monsieur, mariée, à une sorte d’individu graisseux... La pauvre femme !

— Alors, vous pensez que cette maladie est due à la disparition de l’électricité ?

— Mais l’électricité n’a pas disparu, mon jeune ami. Si elle avait disparu, nous n’existerions plus, nous serions retournés au néant, nous et l’univers. Nous, et cette table, et ce caillou, tout cela n’est que combinaisons merveilleuses de forces. La matière et l’énergie ne sont qu’un. Rien ne peut en disparaître, ou tout disparaîtra ensemble. Ce qui se passe, c’est un changement dans les manifestations du fluide électrique. Un changement qui nous bouleverse, qui démolit tout l’édifice de science que nous avions bâti, mais qui n’a sans doute ni plus ni moins d’importance pour l’univers que le battement de l’aile d’un papillon. Il est évident que certains corps, comme les métaux, qui possédaient la propriété, dans certaines conditions, de capter, de conduire, de garder prisonnier ce fluide, ont tout à coup perdu cette faculté. Caprice de la nature, avertissement de Dieu ? Nous vivons dans un univers que nous croyons immuable parce que nous l’avons toujours vu obéir aux mêmes lois, mais rien n’empêche que tout puisse se mettre brusquement à changer, que le sucre devienne amer, le plomb léger, et que la pierre s’envole au lieu de tomber quand la main la lâche. Nous ne sommes rien, mon jeune ami, nous ne savons rien...

Le docteur Fauque poussa un soupir, se leva.

— Quant à cette petite, nous allons la nourrir avec des piqûres, tant que durera ce sommeil. C’est tout ce que nous pouvons faire. Ne vous inquiétez pas. Tout cela reviendra peut-être normal un jour ou l’autre, fit-il avec cette bonne voix du médecin que les clients croient optimiste alors qu’il est indifférent.

Il gribouilla une ordonnance et s’en fut. Le jeune garçon courut à une pharmacie voisine chercher les ampoules prescrites. Un vent chaud commençait à souffler et soulevait au ras de terre de petits tourbillons de poussière et de papiers.

Une vague rumeur emplissait les rues. Les gens s’interrogeaient de porte-à-porte, confrontaient leurs angoisses, leurs incertitudes. La plupart des magasins avaient gardé leur rideau de fer baissé.

François vint faire à Blanche une première piqûre et décida d’aller aux nouvelles.

Il descendit vers la gare Montparnasse après avoir confié Blanche à Mme Vélin. Il passait à l’ombre des maisons. Au soleil, il voyait l’air monter en ondes transparentes du sol surchauffé. Le vent, qui venait du sud, semblait s’être roulé sur des immensités incandescentes. Il fouillait de ses mains de braise les moindres coins d’ombre, séchait, d’un revers, la sueur sur les fronts.

Sur la place de la gare, une foule éperdue tourbillonnait. Beaucoup de gens étaient venus dans l’espoir de prendre le train, pour gagner quelque autre ville qu’ils pensaient épargnée par le fléau. Mais sur les portes closes, une affiche tracée à la main annonçait que rien ne fonctionnait plus.

Des hommes traînaient leur famille entière, en habits du dimanche, la mère et tous les enfants encombrés de colis. Ils arrivaient à la gare, se heurtaient aux portes fermées, lisaient l’avis et reprenaient, effarés, le chemin de leur domicile. Que faire, où aller, comment quitter la capitale où ils ne trouveraient bientôt plus de quoi manger, ni surtout de quoi boire ? Certains, découragés, s’asseyaient sur leurs valises et mêlaient leurs larmes à la sueur qui coulait sur leur visage.

Des cris d’enfants, des pleurs, des jurons, des appels, et le morne bruit de mille pieds las raclant le sol, s’élevaient des lents remous de la foule.

À la porte de tous les cafés, des queues interminables s’allongeaient.

Tout à coup, précédés d’un bruit de galop, quatre gardes nationaux à cheval débouchèrent de la rue de Rennes. Vêtus de la cuirasse de guerre en tissu métallique anti-rayons, coiffés du casque à antennes, ils ressemblaient à ces simulacres d’insectes, en argent, que les femmes du XXe siècle accrochaient à leurs corsages. Mais leurs courtes antennes se dressaient désormais inutilement vers le ciel. Aucun ordre ne leur parvenait plus sur l’aile des ondes évanouies.

Ils s’arrêtèrent au milieu de la place et furent immédiatement entourés par un peuple heureux de voir se manifester, d’une façon quelconque, l’Autorité.

L’un d’eux emboucha une trompette et sonna. De toutes les rues, des gens accoururent. La place fut, en un instant, noire de monde.

D’une sacoche accrochée à sa selle, le même garde tira un papier qu’il déplia et lut au milieu du silence. Il parlait lentement, fortement. Il criait presque et roulait les r. Chacun put l’entendre.

C’était un avis du gouvernement qui enjoignait à la population de tenir les robinets fermés et d’utiliser l’eau uniquement pour la boisson.

— C’est bien temps ! Maintenant qu’y en a plus !

— C’est toujours comme ça !

— Taisez-vous, qu’on écoute !

L’avis informait les Parisiens qu’ils pouvaient consommer l’eau de Seine à condition d’y ajouter quelques gouttes d’eau de Javel, et se terminait ainsi :

« Le gouvernement et le conseil municipal de Paris adjurent la population parisienne de garder son calme. Toutes les mesures vont être prises pour assurer son ravitaillement en vivres et en eau potable. Elles seront portées à la connaissance du public par proclamations aux carrefours. »

Cet avis fut suivi d’un autre. Plus bref, il annonçait que la loi martiale était proclamée, que le gouvernement militaire était chargé de faire régner l’ordre, et que tout acte de pillage serait puni de mort.

Le garde national replia ses papiers, les rangea dans sa sacoche et, suivi des trois autres cavaliers, fendit la foule passive du poitrail de son cheval. Dès qu’ils furent dégagés, ils prirent le galop et disparurent dans la direction des Invalides.

Au même instant arrivait un peloton d’agents motorisés. Ils avaient abandonné leurs motos électriques, désormais paralysées, pour de vieilles bicyclettes, sorties de quelque poussiéreuse réserve de la Préfecture de Police. Ils peinaient énormément à pousser sur les pédales.

Ils se répartirent par petits groupes devant les cafés et boutiques, entreprirent de les faire fermer, et de disperser les queues.

Mais la foule, si la chaleur lui faisait oublier qu’elle allait avoir faim, sentait par contre de plus en plus cruellement sa soif.

Les gens les plus proches des portes qu’on allait leur fermer au nez protestèrent violemment. Des bousculades suivirent. Les agents, frappés, ripostèrent. Certains, affolés, voulurent, malgré les instructions reçues, se servir de leurs mitraillettes. Elles leur éclatèrent aux doigts. Ils furent submergés, piétinés, assommés. La foule se jeta sur les bicyclettes. Arrachées, reprises, tirées de toutes parts, elles furent mises en pièces sans profit pour personne.

Les vitrines et les portes des cafés enfoncées, les hommes sautèrent par-dessus les tables, sur les comptoirs, se ruèrent sur les bouteilles multicolores, ils se les disputaient comme des loups se disputent un agneau, s’en cassaient deux sur la tête pour une troisième. Des robinets ouverts, les vins et les bières coulèrent dans des récipients aussitôt renversés par la bousculade.

Les premiers pillards qui descendirent dans les caves n’en purent pas remonter, périrent écrasés dans l’obscurité humide, parmi les tonneaux brisés, les éclats de bouteilles, sous le poids des nouveaux arrivants. Les semelles glissaient sur les liqueurs répandues. Les malheureux qui tombaient s’éventraient sur les tessons de bouteilles. Des pieds leur fouaillaient le ventre, s’accrochaient à leurs entrailles, leur enfonçaient dans la bouche leurs cris d’angoisse. De la mêlée noire montaient les odeurs mélangées du sang frais, de la vinasse et de la sanie.

Quelques favorisés du sort s’échappaient avec un litre dans chaque main. Ils les brandissaient comme des massues. Un homme parvint en courant près de François. Il tenait à deux mains une unique bouteille. Il s’arrêta, la regarda et jura. François vit sur l’étiquette : « Sirop... » L’homme la jeta loin de lui dans un geste de rage et repartit vers la bataille.

François en avait assez vu. La loi de la jungle allait devenir la loi de la cité.

Une grande joie l’attendait à son retour. Blanche avait repris connaissance. Encore très faible, elle tourna la tête vers lui et lui adressa un pâle sourire. Il tomba à genoux près du divan et appliqua deux gros baisers bruyants sur les joues de la jeune fille.

— Ma Blanchette, comme tu m’as fait peur ! Comment te sens-tu maintenant ?

— Bien lasse. Tout mon corps est douloureux. Comme si j’avais été battue partout. Chaque muscle me fait mal. Jusqu’au bout des doigts. Mais que m’est-il arrivé ? Mme Vélin m’a expliqué que tu m’avais amenée ici sur une voiture à cheval...

François raconta à Blanche les événements de la matinée. Il passa sous silence la mort de Seita. Pour éviter toute émotion à la malade, il lui déclara seulement que ce dernier s’était perdu dans la foule.

Elle ne marqua aucune inquiétude à son sujet. Elle se sentait encore trop faible pour se permettre un quelconque souci. Elle s’abandonnait au sentiment de sécurité que lui procurait la présence de François. Seita, bien qu’elle lui fût fiancée, n’était pour elle qu’un étranger, tandis que sur son grand François elle savait pouvoir compter en toutes circonstances. Elle pensa qu’il serait peut-être décent de dissimuler sa bague de fiançailles. Elle voulut tourner le chaton à l’intérieur et s’aperçut que son doigt était nu. François, qui avait surpris son geste, sourit. Elle le regarda, rougit, devina que quelque chose avait dû se passer que François ne lui avait pas dit, ouvrit la bouche pour l’interroger, puis se tut. Elle était vraiment trop lasse. Son ami se pencha vers elle, lui demanda doucement :

— As-tu faim ? Veux-tu boire ? Elle fit « non » de la tête et soupira :

— Je crois que je vais dormir...

— Dors, ma Blanchette. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, demande-le.

François invita Mme Vélin à partager son repas.

Il mangea de bon appétit, pendant que Mme Vélin grignotait à son côté. Blanche s’était endormie et respirait calmement.

Malgré les rideaux tirés, la chaleur augmentait de minute en minute. Mme Vélin était à bout de souffle. Elle se hâta de déguerpir dès qu’elle eut avalé la dernière bouchée. Le soleil brillait maintenant au zénith et, à travers le toit de verre, surchauffait l’atelier. Par les fenêtres ouvertes le vent brûlant secouait les rideaux.

François s’en fut rendre visite à son cheval. Celui-ci frappait le sol de coups de sabot violents.

— Tu as soif, mon pauvre vieux ? Comment faire ? Je ne peux pourtant pas te donner de l’eau minérale...

Une idée lui vint. Il se mit à fouiller dans l’entassement d’objets qui rouillaient au fond de l’atelier et finit par y trouver un vieux seau troué. Il boucha le trou avec un morceau de bois taillé enveloppé d’un lambeau d’étoffe et s’en fut en direction du square le plus voisin. Les gens avaient déserté les rues dont le revêtement brûlait les pieds à travers les semelles. Tous volets clos, frappés de torpeur, ils attendaient, enfermés dans leurs appartements, le coucher du soleil.

Arrivé au square, François s’aperçut que d’autres avaient déjà eu la même idée que lui. Le bassin où les enfants du quartier faisaient, d’habitude, voguer leurs flottilles se trouvait presque à sec. Chacun était venu y puiser. Il ne gardait plus, au fond, qu’une mince couche d’eau nauséabonde, mêlée de vase. François n’en emplit pas moins son récipient et s’en retourna l’offrir à son cheval qu’il décida de baptiser « Mignon ».

Mais la bête huma avec méfiance le contenu du seau, renâcla, secoua la tête et ne voulut boire goutte.

François fouilla de nouveau au fond de l’atelier, trouva trois grands fûts métalliques, les emplit du liquide puant raclé au fond du bassin, et entreprit ensuite de fabriquer un alambic. Il nettoya une petite bonbonne dans laquelle il avait apporté de l’huile de son pays, la débarrassa de sa robe d’osier, perça le bouchon, y adapta un tuyau arraché à la canalisation de lait.

L’eau, dans les fûts, s’était un peu décantée. Mignon daigna boire.

Blanche s’était réveillée. Elle était rose et souriait. Son pouls battait à un rythme normal. Elle ne semblait avoir gardé de son malaise qu’une grande lassitude, une courbature de tous les muscles. Elle mangea légèrement. François jugea qu’elle était en état de supporter la vérité et lui raconta la mort de Seita.

— J’ai posé près de lui la bague qu’il t’avait offerte, dit-il. C’était le premier versement sur ton prix d’achat. Comme le marché se trouve rompu, il était normal que l’acheteur fût remboursé...

Elle se redressa, indignée :

— Mon prix d’achat ! Te voilà bien courageux, d’insulter une malade et un mort !

Il sourit, prit le menton de Blanche entre ses deux doigts, posa sur ses lèvres un baiser rapide :

— Mort ou vivant, ne me crois pas jaloux de ce petit homme. Si les événements ne s’en étaient pas mêlés, c’est moi qui aurais empêché votre mariage. Tu es ma Blanchette à moi, n’imagine pas que j’aurais laissé quiconque venir te prendre.

Elle haussa les épaules, se recoucha et lui tourna le dos. Il décida de se reposer pour être dispos la nuit suivante, étendit une couverture dans un coin de l’atelier et s’y allongea.

Quand elle l’entendit dormir, Blanche se retourna de son côté et lui sourit avec tendresse. Elle voyait la sueur couler sur le front du grand garçon. Elle voulut se lever pour aller l’éponger doucement et peut-être lui rendre ce baiser si bref.

Mais ses jambes plièrent sous elle. Elle s’écroula près du lit. François, réveillé en sursaut, la recoucha et la gronda. Elle pleurait, déçue et vexée, et aussi un peu effrayée de s’être vue si faible. Elle ne voulut absolument pas dire pourquoi elle s’était levée. François, qui soupçonnait des raisons prosaïques, descendit, courut à la pharmacie, revint avec un gros paquet qu’il défit dans la loge, et envoya près de Blanche Mme Vélin munie d’un bassin.

Le vent soufflait maintenant en bourrasque, d’un souffle continu, sans reprendre haleine. Il arrachait et emportait les ardoises mal fixées, décollait des affiches, qui s’envolaient soudain plus haut que les maisons, redescendaient, remontaient, se dépliaient, se repliaient, comme d’énormes papillons. Dans des chantiers de construction, des échafaudages s’écroulèrent. Sur toutes les fenêtres au midi, l’épaule brûlante du vent pesait, faisait craquer le bois, gémir le fer.

Boulevard des Italiens, un garde national porteur d’un pli se hâtait. Il rasait les murs pour éviter le vent et le soleil. Il s’arrêta un court instant à l’abri d’une porte cochère. Il alluma une cigarette. Il était en service et en tenue « sous les armes ». Il n’aurait pas dû fumer. C’était contraire au règlement. Mais au milieu du bouleversement, une si petite entorse à la règle n’avait vraiment plus d’importance.

Devant lui, un ruban continu d’autos abandonnées barrait chaque piste du boulevard. Les voitures se touchaient. Par cinq ou six de front, d’un bout à l’autre de Paris, de l’est à l’ouest, de Versailles à Vincennes, elles devaient se suivre ainsi, sans un hiatus.

Le vent faisait claquer quelques portières restées ouvertes, comme les portes d’une maison vide. Des pillards, malgré la chaleur atroce, malgré la tornade, se glissaient par-ci, par-là, entre les autos, secouaient les portières, les ouvraient quand ils pouvaient, soulevaient les coussins, les tapis, à la recherche de quelque objet précieux abandonné. De temps en temps, le bruit d’une dispute s’élevait.

Le garde national avait presque terminé sa cigarette. Il décida de continuer sa route. Il lui fallait traverser le boulevard torride. Il soupira et partit, se faufila rapidement entre les voitures. Une puissante odeur de carburant le prit à la gorge. Il toussa et jeta son mégot.

Une flamme jaillit, dans un bruit de drap qui claque au vent. Le garde tourna trois fois sur lui-même et s’écroula en grésillant entre quatre autos qui flambaient. Ce fut la fin de sa mission. Le vent se mit à jouer avec les flammes. Il les tordait, les couchait, les arrachait comme des fleurs et les jetait en l’air. Les réservoirs des voitures voisines éclatèrent en grandes gerbes, semèrent le feu dansant à cinquante mètres à la ronde. Vers l’est et vers l’ouest, la flamme courut d’une auto à l’autre. La quintessence flambante coulait sur la chaussée. Des ruisseaux de feu tombaient dans les égouts.

De rouges chevelures crépitantes se couchèrent dans le vent, vinrent caresser les portes des boutiques qui se tordirent, les vitrines qui sautèrent. Tout le côté du boulevard prit feu et le vent poussa la flamme vers le nord. En même temps, elle se propageait de voiture à voiture vers l’est et l’ouest. La place de la Concorde ne fut bientôt plus qu’un brasier de mille autos. Toutes les flammes se joignaient en une seule flamme que le vent aplatissait brusquement sur les pâtés de maisons où elle restait accrochée.

Des flammes rugissantes s’engouffraient dans les couloirs, montaient d’un seul coup jusqu’aux combles, faisaient sauter les poutres, surgissaient, triomphantes, à travers les toitures, et bondissaient sur les toits voisins qui les recevaient en craquant.

Une multitude fuyait dans les rues, hurlait, fuyait vers le nord, fuyait devant l’enfer. Il n’y avait plus de respect, plus d’amour, plus de famille. Chacun courait pour sa peau. Les boutiquiers avaient laissé l’argent dans les tiroirs, les mères abandonnaient les bébés dans les berceaux. Tous ceux qui pouvaient courir couraient sous le vent qui apportait des fumées et des odeurs de rôti. Et des incendies s’allumaient partout. Les fuyards avaient beau courir, se crever le coeur et les poumons, ils voyaient tout à coup, au-dessus de leurs têtes, dans une tornade de fumée noire, passer une immense lueur rouge. Elle les attendait au carrefour. Ils cherchaient des voies détournées, se heurtaient partout au mur de feu, reculaient, cherchaient ailleurs, hurlaient à Dieu.

Des foules crurent trouver un abri dans les squares, sur les pelouses. Elles y furent cernées par le feu, cuites de loin, desséchées et fumées.

Toutes les cloches de la partie de Paris épargnée par l’incendie sonnaient le toscin. Mais il ne restait plus d’eau dans les conduites, et les pompes rotatives électriques, et les vieilles pompes montées sur voitures à essence n’étaient plus que des engins inutiles. Quant aux pompes à bras, il en restait un seul exemplaire, au musée des Arts et Métiers.

Alors, spontanément, une, dix, cent chaînes s’organisèrent de la Seine au feu. Des dizaines de milliers de Parisiens se passèrent les seaux pleins et les seaux vides, pendant des heures, oublièrent leurs propres problèmes, leurs angoisses personnelles, pour essayer de lutter contre le fléau qui frappait la ville. Mais il fallut abandonner tout espoir et reculer devant l’énorme chaleur dégagée par l’incendie.

Seul un autre fléau, quelque déluge, eût été capable d’éteindre cette mer de feu. Le ciel restait d’une pureté sereine, bouché seulement, au nord, par un mur de fumées et de cendres.

François, réveillé par le tocsin, courut au feu, prit place dans une chaîne. Il en revint harassé, noir de fumée, l’épouvante aux yeux. À Blanche qui lui demandait des détails, il put à peine répondre.

Il se nettoya, descendit mettre son alambic en marche, sous la cheminée de forge du serrurier.

Il avait rencontré, à la chaîne, un garçon de son quartier, mécanicien, chargé de l’entretien aux usines d’alimentation de Montrouge. Cet ouvrier, Pierre Durillot, petit, mince et blond, toujours souriant, s’amusait à peindre à ses heures de loisir, et venait parfois montrer ses toiles à François, qui lui donnait des conseils.

À la chaîne, malgré sa petite taille, Durillot s’était montré infatigable et n’avait renoncé, avec François, que devant l’évidence de l’inutilité de tout effort. Les deux hommes revinrent ensemble, et François proposa à son compagnon de coordonner leurs efforts pour subsister et sortir de Paris. Pierre accepta avec joie. Marié depuis un an, il attendait un enfant. Il se sentait plein d’angoisse pour l’avenir et se déclara prêt à obéir à François qu’il sentait plus fort et plus déterminé que lui. François, de son côté, fut heureux de ne plus se trouver seul.

— As-tu de l’argent ? lui demanda-t-il.

— Pas grand-chose, quelques petites économies.

— Moi, il me reste quelque quatre sous. Dans deux ou trois jours, peut-être dans quelques heures, tout ça ne vaudra plus rien. Il s’agit de s’en servir pendant qu’il en est temps encore, s’il en est encore temps. Tiens, voilà toute ma fortune. Tu vas passer chez toi prendre la tienne, et tu te débrouilleras pour te procurer avant ce soir, à n’importe quel prix, ce que je vais t’indiquer.

Pierre revint à la nuit tombante avec des sacs tyroliens, des cartes routières, des quantités de boîtes d’allumettes et divers autres objets dont il n’avait même pas cherché à connaître l’utilité.

Suivant les instructions de son camarade, il avait évité de se mêler au pillage des magasins d’alimentation et de boissons. Il monta ses acquisitions dans l’atelier et vint rejoindre François. Celui-ci, le visage éclairé par les flammes, lui montra l’alambic.

— Avec ça et la Seine, nous aurons de l’eau potable à volonté. Avec cette eau, non seulement nous boirons à notre soif, mais nous pourrons obtenir ce que nous voudrons. Elle constituera une monnaie d’échange inestimable. Et Mignon nous fournira la viande.

— Mignon ?

— Oui, regarde au fond de l’atelier.

— Oh ! dis donc, un cheval ! Voilà ce qu’il nous faut pour nous trotter !

— Oui, j’y avais d’abord pensé, d’autant plus que je possède aussi la voiture, en pièces détachées. Mais je crains que l’état de santé de Blanche ne nous empêche de nous mettre en route avant une dizaine de jours. D’ici là, Mignon sera mort de faim.

— Je l’emmènerai brouter les pelouses du square...

— Oui, tu te feras assommer et voler le cheval. D’ailleurs c’est un moyen de transport trop encombrant et trop voyant. Nous ne pourrons pas passer partout avec une voiture. Et nous risquons d’être attaqués vingt fois avant d’avoir fait la moitié du chemin nécessaire pour sortir de Paris. Il n’y a rien de plus vulnérable qu’un cheval. Un simple coup de canif peut le mettre hors d’usage et nous laisser à pied. Enfin il y a le problème de la boisson. Ça boit trop, une bête comme ça. J’ai décidé de la sacrifier. Mais il nous faudra trouver des bicyclettes pour la remplacer. Ce sera le travail de demain. Cette nuit, nous devons résoudre un problème encore plus urgent : trouver à manger... Tu connais bien les usines d’alimentation de Montrouge, où tu travaillais ?

— Comme ma poche.

— Nous tâcherons de nous y introduire et de ramener des provisions pour quinze jours ou un mois. Qu’est-ce que vous cultiviez, là-bas ?

— Un peu tout, mais surtout le soja et le blé, et des légumes verts.

— Très bien, je vais me mettre à la recherche d’une brouette pour transporter ce que nous pourrons trouver.

— Ne t’inquiète pas, j’ai ce qu’il faut. La voiture de mon môme.

Et sur un coup d’oeil étonné de François, Pierrot précisa d’une voix attendrie :

— Bien sûr il n’est pas né, il s’en faut même de quatre mois, mais les femmes, tu sais ce que c’est... La mienne a acheté la voiture depuis déjà six semaines. Elle l’a pomponnée, capitonnée, bichonnée. Il a fallu que je la monte dans la salle à manger, et tous les jours elle la promène autour de la table comme si le môme était déjà dedans ! Je descendrai la voiture tout à l’heure, ce sera plus commode qu’une brouette.

Depuis le coucher du soleil, le vent s’était un peu calmé. Il ne soufflait plus que par rafales espacées. On l’entendait venir de loin, du fond de la nuit, hurler aux carrefours, siffler dans les rues étroites, gronder en pleine charge dans les larges avenues. Tout à coup il arrivait. On recevait son coup de poing. Sans bouger, on en traversait l’épaisseur comme une vague. Son dernier remous, en passant, claquait contre un mur et troussait un arbre. Et déjà, au lointain, la rafale suivante s’annonçait.

Sur la berge sud de la Seine grouillait une foule énorme. La moitié de Paris regardait brûler l’autre moitié. Les sauveteurs, l’après-midi, avaient poussé au fleuve une partie des voitures arrêtées sur les ponts, pour rompre les files le long desquelles courait le feu. Le vent aidant, l’incendie semblait devoir épargner la rive gauche. Mais de l’autre côté, rien ne l’arrêtait. Les flammes se roulaient sur la ville comme des chattes, se couchaient sur les pâtés de maisons, jouaient, ronronnaient, faisaient le gros dos, puis, tout à coup furieuses, poil hérissé et toutes griffes dehors, bondissaient, crachantes, jusqu’au plafond des ténèbres.

Il n’était guère, dans la foule, d’homme ou de femme qui n’eût une affection ou un intérêt dans la fournaise. Il n’était pas un Parisien, même clochard, qui ne se sentît étreint de douleur à voir brûler sa ville et ses trésors.

Mais le sentiment qui, plus fort que la douleur et la pitié, animait ce peuple était malgré tout la curiosité. Puisqu’on ne pouvait rien faire d’autre que de regarder, on en prenait plein les yeux.

Dans le mur roulant de feu, le vent fonçait tête basse et creusait parfois d’énormes trous à travers lesquels on apercevait, toujours plus loin, d’autres flammes. Une mer incandescente battait la Ville d’Or. Les flammes avaient léché, mordu sa fière masse. La foule l’avait vue peu à peu devenir rouge, blanche, se déformer, s’affaisser, crouler en pans gigantesques, le verre de ses murs de façade se gonfler et couler en gouttes lentes, colossales.

Les oreilles s’étaient habituées au bruit, crépitement ininterrompu, roulement de grêle énorme qu’elles entendaient à peine tant il était plein, sans fissure. De temps en temps, un dépôt de carburant sautait, un pâté de maisons s’écroulait, sans faire plus de bruit qu’une falaise qui tombe à la mer pendant la tempête. Des équipes d’illuminés, qui criaient à la fin du monde, sonnaient le bourdon de Notre-Dame. Et sa voix de désespoir, monotone, ajoutait une note humaine, tragique, à ce grondement de colère de Dieu.

Parfois le vent tombait, et la chaleur de l’enfer traversait la Seine. D’un seul coup elle touchait au visage toute la foule qui reflétait cent mille fois, sur ses joues suantes, la danse du feu. La foule criait et se contractait vers la nuit, poursuivie par l’odeur incandescente. Tout ce que ce peuple connaissait, ce qu’il aimait, ce qu’il touchait, ce qu’il mangeait, chair, étoffes, bois, murs, la terre, l’air, tout, transformé en flamme, en lumière, était dans cette odeur. Une odeur dont nul ne pourra se souvenir, car rien ne la rappelle, mais que personne n’oubliera, car elle a brûlé les narines, séché les poumons. C’était une odeur de monde qui naît ou qui meurt, une odeur d’étoile.

Dans toutes les églises, dont les cloches appelaient les fidèles à la pénitence, des prêtres se relayaient pour dire des messes, sans arrêt, toutes portes ouvertes, devant une assistance énorme, agenouillée jusque dans la rue. Des hommes, des femmes crièrent leurs péchés devant tous, appelèrent sur leurs épaules le poids du châtiment, pourvu que Dieu voulût bien arrêter le fléau dont il frappait la ville.

Vers minuit, le bruit courut que le cardinal Boisselier allait dire la messe à la Tour Eiffel. À la cime de la vieille Tour, une souscription publique avait élevé un autel d’or, à la veille de l’an 2000. De là-haut, à chaque Noël, le cardinal-archevêque bénissait la ville. La tradition persista même quand le Sacré-Coeur fut transporté sur la terrasse de la Ville Haute, et ravit à l’autel de la Tour le record d’altitude.

Le Sacré-Coeur détruit, l’autel de la Tour Eiffel dominait de nouveau la capitale blessée.

De toutes parts, les croyants, mystérieusement prévenus, accoururent vers le Champ-de-Mars. Les prêtres viennent en surplis, la haute croix en main, entourés d’enfants de choeur qui balancent les encensoirs, suivis de tous les fidèles de leur paroisse, qui chantent des cantiques et serrent dans leurs mains les cierges allumés de l’église.

Les cortèges cheminent dans les rues, dans une lumière d’or, une odeur d’encens et de sueur, un grondement de centaines de voix d’hommes que percent les soprani des vieilles filles. Toutes les fenêtres s’ouvrent. Les indifférents, les sceptiques, ébranlés par la peur, se sentent pris de doute. Bouleversés, ils se joignent, en larmes, à la foule.

De longues chenilles lumineuses s’étirent vers la Tour Eiffel, se rejoignent et se confondent en un lac palpitant de cent mille flammes. Le vent s’est entièrement calmé, comme pour épargner les cierges. La foule y voit un signe du Ciel et redouble de ferveur. Vingt cantiques différents, clamés chacun par des milliers de fidèles, composent un prodigieux choral qui monte vers les étoiles comme la voix même de la Ville suppliante.

Le vénérable cardinal Boisselier, âgé de quatre-vingt-deux ans, n’a pas voulu qu’on l’aidât à monter les marches de la Tour. Il en a gravi, seul, cent vingt-trois. À la cent vingt-quatrième, il est tombé foudroyé par l’émotion et l’effort. Quatre jeunes prêtres qui l’accompagnaient ont pris son corps sur leurs épaules, ont continué l’ascension. D’autres prêtres, d’autres encore, les suivent sur les marches étroites. Le peuple des fidèles voit un ruban de lumière se visser peu à peu dans la Tour, atteindre enfin la dernière plate-forme. Une immense clameur monte jusqu’aux prêtres, les dépasse, rejoint le nuage de fumée qui s’étend sur le ciel. Le plus jeune des quatre abbés commence l’office. En bas, c’est maintenant le silence. Un grand mouvement fait onduler les flammes des cierges. La multitude vient de s’agenouiller. Elle se tait. Elle écoute. Elle n’est qu’une vaste oreille ouverte vers le haut de la Tour. Mais rien ne lui parvient des bruits de la messe. Elle n’entend que le lourd grondement de l’incendie.

Au bord de la Seine, un curé se redresse. De toute la force de ses poumons, il crie la première phrase de la vieille prière : « Notre Père qui êtes aux cieux... » Toutes les bouches la répètent. Les bras se tendent vers le Père courroucé. L’une après l’autre, les phrases roulent sur la place, comme la vague de la marée haute. La prière finie, la foule la reprend et s’arrête sur deux mots : « Délivrez-nous ! Délivrez-nous ! » Elle les répète, encore et encore, elle les crie, elle les psalmodie, elle les chante, elle les hurle.

« Délivrez-nous ! Délivrez-nous !... »

De l’autre côté de la Seine une coulée de quintessence enflammée atteint, dans les sous-sols de la caserne de Chaillot, ancien Trocadéro, le dépôt de munitions et le laboratoire de recherches des poudres. Une formidable explosion entrouvre la colline. Des pans de murs, des colonnes, des rochers, des tonnes de débris montent au-dessus du fleuve, retombent sur la foule agenouillée qui râle son adoration et sa peur, fendent les crânes, arrachent les membres, brisent les os. Un énorme bloc de terre et de ciment aplatit d’un seul coup la moitié des fidèles de la paroisse du Gros-Caillou. En haut de la Tour, un jet de flammes arrache l’ostensoir des mains du prêtre épouvanté. Il se croit maudit de Dieu, il déchire son surplis, il crie ses péchés. Il a envié, parjuré, forniqué. L’enfer lui est promis. Il appelle Satan. Il part à sa rencontre. Il enjambe la balustrade et se jette dans le vide. Il se brise sur les poutres de fer, rebondit trois fois, arrive au sol en lambeaux et en pluie.

Le vent se lève. Un grand remous rabat au sol un nuage de fumée ardente peuplé de langues rouges. Une terreur folle secoue la multitude. C’est l’enfer, ce sont les démons. Il faut fuir. Un tourbillon éteint en hurlant les derniers cierges. Dieu ne veut pas pardonner.

Dans les lumières rouge du feu et bleue de la lune, suivis d’une ombre rigide et précédés d’une ombre dansante, François et Pierre marchaient à grands pas vers Montrouge. Pierre poussait une voiture d’enfant à hautes roues, garnie de dentelles. François s’était armé d’un tuyau de plomb et emportait des cordes trouvées dans le caisson de la voiture du jardinier.

Quand ils furent à proximité de l’usine, ils en aperçurent les portes éventrées. Devant elles se tenaient une demi-douzaine de gardes nationaux, sabre nu en main.

— Zut ! nous arrivons trop tard, fit Pierre. Les gens du quartier ont l’air de s’être drôlement servis ! Attends-moi là avec la cent-chevaux, je vais essayer de tirer les vers du nez des gardes-ruines...

De loin, François vit un garde menacer Pierre avec sa lame. Mais Pierre ne bougea pas, le garde baissa son arme et la conversation s’engagea. Le jeune mécanicien revint et rendit compte.

— T’as vu ce gros méchant qui voulait me percer ? Je l’ai amadoué en lui disant que j’étais de la maison. Ils sont là à garder du vide. Tout a été nettoyé cet après-midi.

— Il ne nous reste plus qu’à nous en retourner et tâcher de trouver une autre source de ravitaillement.

— Attends un peu ! Nous allons essayer d’aller voir aux chaudières de secours. La direction de l’usine y avait fait descendre des tonnes de graines de soja qui n’avaient pas le calibre voulu pour la vente. C’est bien le diable si les pillards ont eu l’idée d’aller fouiller dans la cave à charbon.

— Mais le charbon, mon vieux, c’est aussi une denrée précieuse, depuis qu’il n’y a plus de courant pour faire la cuisine. Il a dû être également razzié, et ton soja avec.

— On peut toujours aller voir !

— D’accord, allons-y !

Ils enfilèrent une ruelle et tournèrent dans une venelle aux pavés antédiluviens. Des toits pointus d’entrepôts se découpaient en grandes ombres sur le ciel rouge. François poussait la voiture cahotante. Ils virent briller sous la lune l’uniforme métallique d’un garde national qui faisait les cent pas. Il semblait fort embarrassé de son sabre archaïque. Il en reposait parfois la lame sur son épaule, parfois s’en servait comme d’une canne.

— Continuons à marcher d’un air innocent, souffla François. Prends le tuyau de plomb et attends mes ordres.

Ils continuèrent leur chemin. François manoeuvra de façon à passer très près du garde. Quand il fut à sa hauteur, il lâcha brusquement la voiture et se jeta sur l’homme. Il le ceintura du bras droit pendant qu’il lui appliquait la main gauche sur la bouche. Le sabre se trouvait coincé, inutile, entre eux deux.

— Pierre, enlève-lui son casque et assomme-le.

Le garde se débattait, mais François le maintenait de son bras d’acier et, de la main gauche, lui broyait le menton et le nez. Pierre le frappa à la tempe, d’un coup timide.

— Plus fort, vieux !

— Drôle de travail, dis donc !

Le deuxième coup sonna et l’homme devint mou entre les bras du jeune homme.

Il n’eut que le temps de le coucher à terre pour rattraper Pierre qui chancelait.

Il le secoua comme un prunier.

— Sacrée femmelette ! En voilà des façons ! Si tu ne veux pas crever, toi et ta femme, il faudra mettre ta sensibilité dans ta poche, mon petit vieux ! D’ailleurs tu ne l’as pas tué, rassure-toi ! Maintenant aide-moi à le ficeler. Faisons vite.

La porte qui fermait la cour de l’usine avait également été enfoncée. Les deux garçons déposèrent le garde ligoté et bâillonné sous un tonneau vide, dans la cour, et chargèrent le tonneau d’une énorme pièce de fonte.

Le bâtiment de l’usine se dressait devant eux. Sur ses murs dansaient les reflets sombres de l’incendie. Les portes ouvertes y perçaient des trous noirs.

— Viens, souffla Pierre.

Ils entrèrent dans le hall des bacs. Du toit vitré, haut comme celui d’une maison de dix étages, tombait la lumière glacée de la lune. Comme des escaliers de géants, les bacs successifs montaient de chaque côté, à l’assaut des murs. Dans le vide du hall résonnait le clapotis léger de l’eau qui coulait goutte à goutte, ou par fils. Une odeur suffocante montait de l’eau répandue qui brillait sur le sol. Les fumerolles qui s’élevaient de cette nappe tiède emplissaient le hall d’un brouillard que le vent jailli des portes éventrées déchirait parfois
et dissipait. Cette brume sentait à la fois le fumier chaud, l’eau de Javel et le kirsch fantaisie.

Pierre expliqua le fonctionnement de l’usine.

D’habitude, un système d’aération empêchait la formation des vapeurs et la condensation de l’humidité. Pas une goutte d’eau par terre, bien sûr. Les pillards avaient dû renverser les bacs. En temps normal, l’eau chimique coulait du bac le plus haut sur le plus bas, par lents filets. Une pompe automatique la remontait du plus bas au plus haut, lorsqu’elle dépassait un certain niveau. Dans cette eau, sur des grilles de nickel pur, poussaient des légumes, des céréales, qui avaient oublié la terre. La température de l’eau était modifiée selon leur degré de croissance. Là, l’inclémence du temps n’était plus à craindre. Et les semences ne perdaient pas des mois à dormir sous la neige. En six semaines, un grain de blé sélectionné, de la fameuse variété forcée 712, donnait de vingt à trente épis mûrs. C’était tous les jours le temps des semailles et de la moisson.

Pierre parlait à voix basse, en montrant du doigt les différents bacs à pommes de terre, à soja, à blé, à laitues, à poireaux. Mais toute cette installation datait du déluge. C’était une des plus anciennes usines agricoles, et elle s’était modernisée sans vouloir pourtant sacrifier ses antiques chaînes de culture en bacs. Elle possédait, dans un hall voisin, un des plus récents modèles d’emblaveuses à radar. Pierre y conduisit François. Le hall était une longue galerie d’environ deux cents mètres de long dans l’axe de laquelle était couchée la machine. Celle-ci présentait l’aspect d’un bloc de métal brillant, absolument uni, à peine plus haut qu’une maison de deux étages, couché sur le sol dans toute la longueur de la galerie. Sous la lumière blême de la lune, ses parois brillaient, absolument lisses, sans une ouverture, sans un boulon, sans une courroie, sans un cadran, sans une roue visibles. Les deux compagnons dominaient, du haut d’un balcon de plastec, sa longue masse livide, rigide, dont l’extrémité se perdait presque dans la nuit. Sous leurs pieds s’ouvrait la bouche de la machine. C’était une simple fente horizontale dans laquelle s’engageait un tapis roulant maintenant immobile. Pierre expliqua :

— Le tapis porte la semence. Chaque grain de blé enfermé dans un alvéole du tapis, le germe en l’air, est baigné dès son entrée dans des trains d’ondes qui le font germer, pousser...

— Je sais, dit François, j’ai étudié ça à l’école...

Il n’avait encore jamais vu d’emblaveuse aussi perfectionnée, mais il en avait appris le fonctionnement théorique. Ici, la plante n’avait plus besoin d’aucune nourriture, même liquide. Elle recevait de la machine, sous forme de rayonnements, de l’énergie qu’elle transformait en matière à son profit, à une vitesse prodigieuse. Le vieux processus de photosynthèse, qui avait si longtemps intrigué les savants du XXe siècle, le miracle vieux comme le monde grâce auquel les plantes assimilaient l’énergie solaire n’était plus, pour les industriels de l’an 2052, qu’un vieux cheval de bois depuis longtemps dépassé.

Dans cette machine du dernier modèle, le blé ne mettait que quelques heures à germer, pousser et mûrir, sans le secours d’un grain de terre, d’une goutte d’eau, ni d’un rayon de soleil. Toujours à l’intérieur de l’engin se faisaient d’une façon continue la moisson, le battage, la mouture, le blutage et la panification. Le grain de blé entré dans l’emblaveuse sortait à l’autre extrémité sous forme de pain frais. Dans le même temps, la machine transformait le son, selon les besoins, en sucre, en pétrole, en briques insonores, en Pernod, en carbone radioactif ou en divers autres produits. La paille, de son côté, était transformée en laine ultra-légère et tissée. Et l’emblaveuse sélectionnait les meilleurs grains de la moisson, qui étaient aussitôt dirigés vers le tapis roulant de l’entrée...

— C’est un beau morceau de machine, dit François. Qu’est-ce qu’elle donnait comme produits de transformation ?

— Du tabac, dit Pierre avec un soupir. Et c’était une travailleuse ! Un drôle de rendement ! Chaque grain de blé donnait un pain, un cigare et une chaussette...

Il se tourna un peu vers la gauche, montra un petit bureau vitré qui s’avançait au-dessus de la machine, au-delà du balcon, comme le nez d’un ancien avion bombardier.

— C’est le bureau du suringénieur-conducteur, dit-il. Il est tout seul pour faire fonctionner la machine. Et il a vraiment pas grand-chose à faire. Les commandes se font à la voix, devant l’oreille-radar. En principe, il y a toute une série de manoeuvres, qui sont commandées par des sons dérivés de la lettre D : da, di, do, du, dou, dé, ou par des mots formés par plusieurs de ces syllabes. J’aurais jamais cru, mais il paraît que ça fait plusieurs milliers de combinaisons. Mais il se sert toujours des mêmes, une pour mettre la machine en route...

— Laquelle ?

— Dada !... et une autre pour l’arrêter.

— C’est ?

— Dodo !... Tout le reste, ça lui sert seulement en cas de panne, ou pour le nettoyage, ou quand le plan prévoit un changement de produit de transformation...

— Et s’il se trompe ?

— La machine s’arrête et se met à siffler. Si elle siffle plus de trois fois dans un mois il a une amende, et plus de cinq amendes dans un an, il est mis à la porte. Mais depuis que je travaille là, j’ai jamais entendu le sifflet. Il peut pas se tromper, il a un tableau devant les yeux. Et la plupart du temps il n’a que deux mots à dire : c’est une bonne place, bien payée, dada le matin, dodo le soir, mais il faut être instruit...

François sourit en pensant qu’il lui aurait fallu encore près de dix ans d’études pour obtenir le diplôme de suringénieur, et le droit de dire dodo et dada...

Il donna une légère tape sur l’épaule de Pierrot.

— Mon vieux, dit-il, il faudrait tout de même, maintenant, nous occuper de notre soja.

— Allons-y, c’est au sous-sol.

Comme François l’avait prévu, la soute à charbon et la réserve de soja-combustible, tout avait été pillé.

— Tout n’est peut-être pas perdu, dit Pierre. Bien sûr, en temps normal, les chaudières ne servaient pas, les bacs étaient chauffés à l’atome. Mais le chauffeur les tenait toujours bourrées, prêtes à flamber d’une seconde à l’autre en cas de panne. Ils n’auront peut-être pas eu l’idée de fouiller dans les chaudières !

Il s’approcha d’un mur où s’encastraient d’énormes portes de fonte et en ouvrit une.

— Voilà ! Nous n’avons qu’à nous servir, s’écria-t-il.

François le rejoignit. Il aperçut, à la flamme de la bougie, un foyer de plusieurs mètres de longueur, bourré de graines de soja.

— Le chauffeur arrosait d’alcool et allumait, expliqua le mécanicien. Il y en a bien cinq cents kilos dans chaque foyer. Plus qu’il ne nous en faut.

Ils en emplirent leurs sacs tyroliens et montèrent les vider dans la voiture. Après trois voyages, elle fut pleine.

Le garde gémissait dans sa cachette.

— La relève le délivrera, dit François, filons !

Il s’attela à la voiture et, précédé de Pierre qui inspectait les carrefours, il reprit le chemin de Montparnasse.

Au nord, le ciel était une mer où roulaient d’énormes vagues de lumière et de ténèbres. La fumée retombait parfois vers le sud, effaçait de grands pans d’étoiles et barbouillait la lune.

Dans une imprimerie dont les rotatives brusquement paralysées tenaient encore entre les dents des feuilles de papier à demi crachées, une équipe de typographes avait tiré, pendant toute la nuit, sur les presses à épreuves, des affiches composées à la main.

Des équipes de gardes nationaux les collèrent à l’aube. Dès le matin, des attroupements se formèrent devant elles. Elles étaient signées du maire du XVe arrondissement, un nommé Fortuné Pivain. Celui-ci déclarait qu’il craignait que tous les ministres, et le gouverneur militaire de Paris, n’eussent péri dans l’incendie qui ravageait la rive droite. Dans ces tragiques circonstances, et pour éviter l’anarchie, il prenait, lui, Pivain, le pouvoir, la responsabilité de l’ordre dans la capitale et du ravitaillement de ses habitants. Il s’appuyait sur le colonel Gauthier, commandant le 26e bataillon de la garde nationale, en garnison à Robinson.

Il demandait à chacun de faire preuve de bonne volonté, de patience et de courage, et à tous de s’entraider.

Les Parisiens ne virent dans cette proclamation que la confirmation de leur crainte. Le pire malheur qui pût frapper les citoyens d’un État organisé venait de s’abattre sur eux : il n’y avait plus de gouvernement !

Ce maire, obscur fonctionnaire, personne ne le connaissait. Comment lui faire confiance ? Était-il bon à autre chose qu’à lire le code et faire la quête à l’occasion des mariages ? On ne pouvait pas, raisonnablement, attendre le salut de ce porte-écharpe.

Depuis le lever du soleil, la chaleur et la violence du vent augmentaient de concert. Il fallait pourtant aller chercher de l’eau et quêter quelque nourriture. Les boutiques d’alimentation que les pillards avaient jusque-là épargnées, et les cafés perdus dans les quartiers déserts subirent à leur tour l’assaut des foules affamées.

Rue Saint-Jacques, une bande armée de couteaux et de matraques pilla systématiquement trois immeubles et emporta sur des voitures à bras le contenu de tous les garde-manger. Les portes de leurs appartements enfoncées, les malheureux qui tentèrent de résister furent égorgés.

Cette bande existait avant les événements qui lui avaient permis d’opérer au grand jour. Son chef, un repris de justice d’une intelligence et d’une brutalité peu ordinaires, avait su immédiatement tirer parti de la situation.

Mais des gens habituellement honnêtes ne tardèrent pas à suivre son exemple. Dans les jours qui suivirent, des groupes, des bandes se formèrent, sous l’autorité d’un chef qui s’était imposé par sa force ou son esprit de décision. Ces bandes vécurent en ravissant aux plus faibles et aux isolés leurs provisions.

Des collisions sanglantes les mirent aux prises avec des patrouilles d’agents ou de gardes nationaux. Comme leur nombre et leurs effectifs augmentaient sans cesse, toute force de police disparut bientôt et, dans la capitale ravagée, se mit à régner sans contrainte la loi du plus fort.

Malgré les doubles parois et le vide, le froid accumulé avait, petit à petit, quitté les chambres des ancêtres et abandonné à leur sort de pourriture les morts, trésors des familles.

Les yeux avaient perdu leur brillant de glace ; sur les globes troubles, les paupières clignaient de travers ; la peau des visages mollissait ; les doigts tendus se refermaient.

Les articulations profondes furent plus longues à jouer. Réveillée à l’aube par un bruit sinistre, une bourgeoise épouvantée cherchait vainement, dans le petit jour, la silhouette de grand-père qui se tenait depuis vingt ans debout près du piano, une tasse dans la main gauche, un biscuit entre le pouce et l’index. Elle le découvrait tombé sur son derrière près du tabouret, la tête pendante et les bras tordus. La broderie quittait les mains flasques de grand-mère, qui se tassait dans son fauteuil, ouvrait une bouche noire.

Dans tous les appartements, le même drame se jouait. Les ancêtres abandonnaient leurs attitudes nobles ou familières, mollissaient et tombaient les uns sur les autres en renversant le décor. Les morts redevenaient cadavres.

Les familles épouvantées fermèrent à clé les portes hermétiques des chambres froides. Elles virent, à travers les murs transparents, leurs parents défunts verdir, gonfler, se répandre. Une odeur abominable, d’abord faible, puis souveraine, envahit les appartements. Les vivants essayèrent de toutes les façons de se débarrasser des morts vénérés devenus foyers d’infection. Ils en jetèrent à la Seine, mais le fleuve en apportait autant qu’il en emportait. Ils flottaient lentement dans l’eau grise, à demi nus, ventres ballonnés, se heurtaient aux piles des ponts, les contournaient à tâtons, s’abandonnaient au courant paresseux, rêvassaient le long des berges. Les familles, en convois, essayèrent de transporter leurs ancêtres jusqu’au grand feu de la rive droite. La chaleur énorme de l’incendie les empêcha d’atteindre les flammes. Elles durent abandonner leurs fardeaux chéris et redoutés dans des ruines encore chaudes, où ils se mirent à bouillir.

Finalement, on se contenta de les jeter dans la rue par les fenêtres. Les quartiers riches devinrent, en trois jours, des charniers puants que beaucoup abandonnèrent pour les cités ouvrières, déjà surpeuplées, où les malheureux se mirent à s’entretuer pour une bouchée de nourriture ou une goutte de boisson.

Dans les Conservatoires communs, il s’était fait comme une rumeur. Des millions de morts s’étaient mis à remuer en même temps. Ils furent un peu plus longs à atteindre le stade de la pourriture que les morts de la surface, et ne la subirent pas de la même façon. Un microscopique champignon bleu s’empara d’eux, couvrit de sa mousse et de ses filaments chairs et vêtements, transforma en quelques heures chaque cadavre écroulé en une masse phosphorescente.

Les nécropoles souterraines palpitaient de myriades de feux follets qui montèrent à la surface de la ville par les fissures, les trous à rats, les fourmilières, tous les soupiraux.

Des familles qui s’étaient réfugiées dans les caves en furent chassées par ces flammes froides qui leur montaient aux mollets et leur coururent après dans l’escalier.

La puanteur uniforme de la mort avait remplacé, dans la capitale, les odeurs multiples de la vie.

François avait rapidement compris que, seul avec Pierrot, chargés de la jeune femme enceinte et de Blanche convalescente, ils n’avaient aucune chance de sortir sains et saufs de Paris.

Il chercha de nouveaux membres pour former une petite communauté. Il se vit obligé de les choisir dans son quartier, faute de savoir où trouver, dans Paris bouleversé, ses quelques amis.

Le premier fut Narcisse, un sculpteur d’ascendance bretonne, âgé d’une quarantaine d’années, grand et ventru, qui habitait un atelier proche. Ses voisins l’entendaient, d’habitude, chanter en pétrissant sa glaise. Il portait une barbiche à deux pointes, blonde, dorée, de son ton naturel, mais le plus souvent couleur d’argile, par l’habitude qu’il avait de s’y essuyer les mains. Il accepta joyeusement de se joindre à François et arriva, tonitruant, son lit sur sa tête. François recruta également le docteur Fauque et sa fille Colette. Celle-ci amena au groupe un étudiant en droit, aux cheveux d’encre et au teint de pénombre, Bernard Teste. Elle, c’était une gaillarde blonde, de grosse figure, tétonnière et membrue, pas précisément belle, mais dont la puissante vitalité attirait. Le petit Teste tournait sans cesse autour d’elle. Il avait l’air d’un fétu en train de danser sous la boule d’une machine électrostatique. Elle le bousculait, ne lui laissait pas une seconde de répit. Les joues creuses, l’oeil ténébreux, il nageait dans le bonheur.

François eut l’heureuse idée de recruter également Georges Pélisson, ancien coureur cycliste, qui tenait, non loin de là, un magasin de vente et réparation de cycles. Son magasin avait été pillé. Lui-même portait à la joue une estafilade. Il fournit cependant à la bande quatre vélos, une douzaine de roues et une bonne quantité de pneus et de chambres qui se trouvaient dans sa réserve et avaient échappé aux pillards. Il était âgé d’environ trente-cinq ans. Séché par le sport cycliste, il avait de grands membres et un torse filiforme, à peine plus gros que ses cuisses.

Enfin, le petit-neveu de Mme Vélin, André Martin, manoeuvre aux Boulangeries parisiennes, étant venu voir sa grand-tante, la seule parente qu’il possédât à Paris, François le garda. Il était court et large, fort comme un taureau. Il avait tout juste vingt ans, des cheveux blonds, un bon visage rond et rose, et des yeux bleus comme le matin.

François fit nettoyer une remise. Chaque homme dut y apporter de quoi coucher. L’atelier fut réservé aux femmes. Le docteur Fauque déclara qu’il restait chez lui. Il ne se joindrait au groupe qu’au moment du départ. Il ne voulait pas, jusque-là, abandonner ses malades.

Le premier soin de François fut d’armer sa troupe. Il fit fabriquer des casse-tête. Chacun façonna ses propres armes. La masse de Narcisse pesait plus de dix kilos. Il s’entraîna, au milieu de la cour, à faire de terribles moulinets, en poussant des cris de guerre. Il adopta également un sabre de cuirassier décroché à une panoplie du docteur.

Lorsque chacun fut armé de couteaux, haches, épées, sabres, massues, François dirigea deux nouvelles expéditions contre l’usine alimentaire de Montrouge. Personne ne la gardait plus, et tout se passa sans incident. François chargea Martin de dénicher un four de boulanger. Bien que le pain fût tout fabriqué dans les usines des Boulangeries parisiennes, Martin connaissait un four clandestin qui servait, de temps en temps, à cuire en fraude du pain de farine de blé de terre. Il était l’ami du propriétaire. Il trouva tout le monde parti, enfonça la porte.

François fit abattre Mignon. Désossé, coupé en tranches, il fut porté au four et sa viande desséchée.

Pendant le même temps, Pierrot dirigeait la fabrication de deux chariots légers, mais vastes, portés chacun par deux roues de bicyclette. Narcisse et Bernard Teste, qui ne savaient pas monter à vélo, prirent des leçons sous la direction de Pélisson.

Un matin, Pélisson et Martin revenaient de la corvée d’eau de Seine. Ils poussaient devant eux la voiture d’enfant chargée de bidons pleins. Cinq cyclistes les dépassèrent en trombe et s’arrêtèrent devant le n° 20 bis de la rue Raymond-Magne.

Deux hommes restèrent près des vélos pour les garder, pendant que les trois autres entraient dans le couloir. Pélisson et Martin entendirent des bruits de portes brisées et des cris. Quelques instants plus tard, les trois hommes reparaissaient, des sacs gonflés attachés sur le dos, sautaient sur leurs vélos et s’enfuyaient en compagnie de leurs complices.

Pélisson poussa une exclamation :

— J’en connais un ! Je l’ai reconnu ! Je sais qui c’est !

— Un des cinq ?

— Oui ! Qui aurait cru ça de lui... C’est mon tailleur !

Ils s’approchèrent de l’immeuble où avait eu lieu l’attentat. Déjà le choeur des voisins se lamentait dans le couloir. À travers la fenêtre du rez-de-chaussée Pélisson aperçut une femme couchée sur le sol, la tête fendue et, jeté sur elle, le cadavre d’un garçonnet.

Le même soir, le docteur Fauque s’en fut droit à la forge et mit à bouillir une seringue hypodermique sur quelques charbons.

Après l’avoir longuement attendu, Colette avait déclaré qu’il fallait commencer de manger et avait servi le repas dans la cour, autour de deux tables rondes tirées d’un entrepôt de meubles.

Le docteur vint à son tour prendre place sur la chaise qui lui était réservée.

— Je vais vous faire à tous une piqûre de sérum, dit-il. Le choléra est à Paris.

Les fourchettes retombèrent à côté des assiettes. Mme Durillot poussa un petit cri et porta ses deux mains à son ventre.

— Il est préférable, reprit le docteur Fauque, que vous interrompiez votre repas. Cette piqûre est à peu près inoffensive, mais risque de vous donner la nausée si vous avez l’estomac plein. Elle n’est dangereuse que pour les malheureux déjà atteints par le choléra. Celui-ci n’a pas encore fait de grands ravages. Je n’ai constaté que trois cas, mais avant deux jours la maladie se sera étendue comme une inondation. C’était inévitable. Les morts pourrissent les vivants...

Il se leva, vida l’eau de la casserole, monta une aiguille sur la seringue, soupira :

— Nous allons assister à une terrible hécatombe ! Je me suis rendu immédiatement à l’autre bout de Paris, à l’Institut des sérums, où j’ai trouvé un dernier préparateur en train de manger les derniers cobayes. Il m’a donné ces boîtes d’ampoules, les seules suffisamment récentes pour être efficaces. C’est un microbe dont la culture était presque abandonnée. On croyait la maladie disparue de la surface du globe, et ses germes exterminés. Il faut croire qu’en certaines circonstances ils naissent spontanément de la pourriture... De toute façon, j’ai là de quoi préserver de leur atteinte une cinquantaine de personnes. Pas davantage. Mon cher Deschamps, si vous voulez, je vais commencer par vous.

En une heure tout le monde fut piqué, y compris le docteur Fauque lui-même, par sa fille. Pélisson et Martin racontèrent alors leur aventure du matin. François, très intéressé, chargea Pélisson de retrouver la trace de son tailleur-pillard.

— Ils ont des vélos, et certainement des provisions, c’est-à-dire exactement ce qu’il nous faut...

Le lendemain à midi, Pélisson revint avec les renseignements demandés.

— Ils sont installés chez le boucher. Ce doit être lui le chef de bande. C’est un gros massif, je le connais bien. Il ne voulait pas me consentir un franc de crédit, la brute. Ils sont là une douzaine, tous les commerçants de mon quartier. Pendant qu’une partie va en expédition, les autres restent pour garder. Ce matin je les ai vus s’en aller cinq, revenir, et six autres partir.

François se fit indiquer les lieux, s’y rendit, les inspecta discrètement et, revenu à l’atelier, donna ses instructions. Il emmènerait avec lui Narcisse, Teste et Martin. Les autres hommes resteraient à la garde du camp.

La boucherie, repaire de la bande du tailleur, se trouvait au milieu
d’une courte rue, la rue Catherine-Renon, désignée sur les vieux plans par le nom de rue Fermât. Elle aboutissait à l’une des portes du stade qui remplaça, en l’an 2021, le cimetière Montparnasse.

François exposa son plan aux autres hommes de son groupe et les envoya se coucher.

Le lendemain, avant l’aube, il éveillait tout le monde. Les quatre hommes se glissèrent dehors dans la nuit qui pâlissait. Chacun dissimulait ses armes de son mieux.

Narcisse portait sa lourde masse comme un paquet, au bout d’une ficelle, enveloppée dans de vieux journaux. Il avait glissé son sabre dans la jambe de sa combinaison.

François s’était fabriqué une arme de cavalier : une lance, formée d’un poignard fixé au sommet d’une perche solide. Il enveloppa la lame d’un innocent papier.

Martin le boulanger s’était trouvé des armes culinaires : une broche, dont il avait aiguisé la pointe, et un couteau à découper qu’il portait dans sa poitrine, la lame en l’air, ce qui l’obligeait à marcher raide, le menton haut.

Teste était devenu vert lorsqu’il avait su qu’il ferait partie de l’expédition. Il avait fendu, en grinçant des dents, l’extrémité d’une canne de jonc, avait introduit et ligoté dans la fente la lame d’un rasoir à main.

François posta Narcisse et Teste à une extrémité de la rue, et s’en fut à l’autre en compagnie de Martin.

À la première heure du jour, la grille de fer de la boucherie fut écartée, et deux cyclistes, qui portaient des arrosoirs accrochés à leur guidon, en sortirent et s’en furent. Quelques instants après, cinq hommes sortaient encore, dont trois portaient au dos des sacs vides. Ils enfourchèrent leurs vélos et disparurent à leur tour. Sur le seuil de la boucherie, un gros blond, cheveux hirsutes et combinaison dégrafée, les regarda partir, leva les yeux au ciel pour voir le temps, bâilla, s’étira. Il n’en finissait plus de chasser le sommeil.

— Vite ! souffla François.

Il tourna le coin de la rue et s’avança vers la boutique, sa perche sur l’épaule. Derrière lui, Martin arrivait. Il fouillait négligemment dans sa poitrine, semblait y chercher du doigt quelque parasite. Son coeur battait contre ses doigts serrés sur le manche du couteau.

À l’autre bout de la rue, Narcisse déboucha. Il balançait son paquet au bout de sa main droite et sifflotait. Teste suivait, deux pas plus loin, élégant, sa canne claire en main. Qui l’eut regardé de près eût vu trembler les muscles de ses mâchoires. Il avait peur. Mais il se jurait de se comporter de manière à ne pas rougir de honte devant Colette.

François marchait sur la chaussée, à deux mètres environ du trottoir. Il était décidé, sans colère, sans peur. Parvenu à la hauteur de la boucherie, il saisit la lance à pleine poigne, la pointa en avant et s’élança. L’homme eut à peine le temps de le voir venir. Comme il ouvrait la bouche pour crier, le poignard enveloppé de papier blanc s’enfonça tout entier entre ses dents et lui ressortit, nu, parmi les cheveux. François, sur son élan, entra dans la boutique avec le cadavre au bout de sa pique. Ses trois coéquipiers s’étaient précipités derrière lui. Narcisse, avec un « han » de joie et de fureur, jeta sa masse dans la poitrine d’un homme qui venait de saisir un couteau de boucher. Le bloc de fonte l’écrasa contre une cloison. Les côtes broyées, il retomba en avant, la langue entre les lèvres et les bras mous. Des exclamations fusaient dans une pièce voisine. Narcisse tira son sabre, ouvrit une porte et cria : « Rendez-vous ! »

Un grognement lui répondit. Il se trouvait dans un couloir assez étroit. À l’autre bout du couloir, une autre porte venait de s’ouvrir, un colosse roux apparaissait. Narcisse reconnut le boucher, le chef de la bande, à la description qu’en avait faite Pélisson. Il tenait de la main droite un couteau effilé, presque aussi long que le sabre du sculpteur, et de la main gauche un couvercle de machine à laver en guise de bouclier. Les deux hommes, le colosse roux et le barbu, s’examinèrent pendant une fraction de seconde et poussèrent en même temps un grognement de colère que le couloir étroit amplifia. Narcisse sentit monter en lui une fureur de corsaire. Il courut en avant, le sabre brandi jusqu’au plafond, et abattit sa lame à toute volée. Le rouquin avait levé son couvercle. Le sabre le coupa en deux, s’abattit sur l’épaule et s’arrêta à l’os. Le boucher, rugissant de rage autant que de douleur, se fendit en avant. Son couteau visait le ventre du sculpteur. Celui-ci recula d’un saut, mais se heurta à Martin, et tous deux roulèrent à terre.

Le rouquin se pencha, le visage grimaçant de haine. Il n’eut pas le temps de frapper. Teste, tremblant, la mine dégoûtée, lui avait promené le bout de sa canne sous le menton. Le colosse, surpris, se redressa, s’appuya au mur, essaya de respirer, porta les mains à son cou par où l’air entrait avec un bruit de sifflet mouillé. Le sang lui gicla entre les doigts. Il comprit qu’il était en train de mourir. Ses yeux s’agrandirent d’horreur, se voilèrent. Il glissa le long du mur sur ses genoux pliés. Narcisse et Martin étaient déjà debout lorsqu’il tomba.

Cependant, une main avait refermé la porte au bout du couloir. Narcisse jeta sa masse contre la porte, qui éclata. François et ses camarades se précipitèrent et n’eurent que le temps de rattraper deux hommes qui ouvraient une fenêtre pour s’enfuir. Ils les ficelèrent et les jetèrent dans le frigidaire. L’appartement comprenait encore trois pièces, dont deux bourrées de provisions de toutes sortes, et une autre occupée par deux rangées de matelas à même le sol.

Après s’être assuré qu’il ne restait aucun bandit à l’intérieur, François donna brièvement des ordres, fit préparer le piège pour ceux qui n’allaient pas tarder à revenir. La grille fut laissée à peine ouverte, de façon qu’ils ne pussent entrer qu’un à la fois. Derrière la grille, des rideaux rouges étaient tirés. Par un trou dans le rideau, Martin surveillait la rue...

— Voilà la corvée d’eau, dit-il.

Les deux hommes arrêtèrent leurs bicyclettes le long du trottoir et décrochèrent leurs bidons. L’un d’eux s’avança, un récipient au bout de chaque bras. Il entra dans la pénombre de la boucherie et tomba en avant, la tête cassée. Ses arrosoirs roulèrent à terre.

— Sacré bon dieu de maladroit ! jura l’homme resté dehors. Qu’est-ce que t’as encore fait ?...

Il entra à son tour et subit le même sort que le précédent. François sortit chercher les vélos.

Les membres de la bande partis en expédition arrivèrent peu après. Ils n’étaient plus que quatre, dont un portait à l’épaule le cycle de l’absent. Leurs sacs paraissaient vides. Ils avaient dû se heurter à une résistance inattendue.

Le premier qui entra fut assommé sans bruit, mais le second, mal frappé, hurla. Les deux autres bondirent sur leurs vélos. Narcisse et Teste, qui les guettaient de la fenêtre, leur sautèrent dessus. François sortit à son tour, suivi de Martin. Les deux gaillards, assommés, furent rentrés dans la boucherie avec les cinq bicyclettes.

Dans la rue, quelques fenêtres s’étaient ouvertes et vite refermées. Deux passants, témoins de la bagarre sur le trottoir, s’enfuirent. Nul ne se souciait de se mêler à ce qui semblait être une explication entre deux bandes rivales.

François fit le bilan de l’expédition : des quantités de conserves de toutes sortes, de l’argent et des bijoux qu’il dédaigna, sept bicyclettes en bon état, quatre haches et deux douzaines de gros couteaux, cinq morts, trois mourants, un blessé léger et deux prisonniers indemnes.

Enfin, enfouis dans quatre caisses de sel, d’importants quartiers de viande qui portaient les cachets des meilleures usines de Paris.

Narcisse se frottait les mains et entonnait un chant breton. François dut le faire taire.

— L’humanité nous commande d’achever les mourants plutôt que de les laisser sans soins, dit alors le sculpteur, mais qu’allons-nous faire des prisonniers et du blessé ? Je propose de les garder ici tant que nous n’aurons pas tout déménagé, puis de leur laisser courir leur chance.

— Si nous les laissons partir, répondit François, ils risquent de retrouver nos traces, de repérer notre camp et d’ameuter contre nous la populace en dénonçant nos provisions. Je sais que ce n’est pas drôle de tuer des gens sans défense, mais nous devons, avant tout, songer à assurer notre propre sécurité. Nous vivons des circonstances exceptionnelles qui réclament des actes exceptionnels. Ceux qui sortiront de cet enfer seront peu nombreux. Si nous voulons en être, nous devons nous refuser à toute pitié.

Il s’arrêta quelques secondes, reprit en regardant l’un après l’autre les trois hommes qui pâlissaient :

— Nous ne laisserons ici personne de vivant. Je pourrais moi-même faire cette besogne. Je la ferais sans remords. Mais dans l’intérêt de tous, il faut que chacun prenne l’habitude de m’obéir sans discuter, quoi que je lui commande...

Teste respira un grand coup et tendit la main. Il s’était étonné, dans le feu de la bataille, de ne plus penser à avoir peur. Sa victoire dans le couloir lui avait procuré un plaisir étrange. Maintenant il désirait cette hache. Il s’impatientait. François fit « non » et, doucement, la donna à celui qui paraissait le plus bouleversé. C’était Martin.

Le jeune homme devint livide. Il fit un geste pour repousser l’arme, mais, devant le regard de François, se reprit, empoigna le manche, essuya d’une main la sueur qui lui perlait au front et se dirigea vers la pièce où les prisonniers ficelés, les blessés et les morts gisaient sur les matelas.

Une gerbe de hurlements s’éleva derrière la cloison. Des chocs sourds coupèrent net un cri, puis un râle. Un autre coup sonna, une autre voix se tut. La dernière filait une note suraiguë, sous la pression de l’épouvante. Un coup de hache la trancha net. Un silence définitif s’établit. La porte s’ouvrit lentement. La silhouette trapue de Martin parut. La hache lui pendait au bout du bras. Il regardait ses compagnons d’un regard fixe, halluciné.

François lui dit d’un ton de léger reproche, comme à un enfant peu soigneux :

— Il faut essuyer ta hache, voyons !

Le petit boulanger se retourna, pénétra de nouveau dans la pièce. Ils l’entendirent déchirer une étoffe. Il revint avec un morceau de chemise, dont il frotta soigneusement le fer de l’arme.

Son visage reprit, à cette besogne, son expression normale. Mais son regard restait dur, il avait perdu tout reste d’enfance.

Il s’approcha de François, lui rendit la hache brillante :

— Après ça, dit-il, je suis prêt à tout...

Toutes les marchandises furent déménagées dans la même journée et dans la nuit qui suivit. Les quartiers de viande subirent la même préparation que l’infortuné Mignon. Il fallait se décider à partir. La vie dans la capitale devenait impossible.

Dans les rues, où les détritus s’amoncelaient, circulaient des gens aux joues creuses qui s’entre-regardaient comme des loups. Des vieillards, des enfants, des femmes, incapables de se procurer par la force de quoi manger, fouillaient les ordures, les épandaient sur la chaussée, y trouvaient d’immondes nourritures qu’ils dévoraient sur place. Parfois un d’eux chancelait, portait la main à sa tête, s’abattait d’une pièce et se roulait sur le sol en claquant des dents, jusqu’à ce que l’immobilité de la mort le saisît.

Les cadavres noircissaient en quelques minutes et pourrissaient activement au soleil torride. Les chiens se les disputaient en râlant. La nuit, les rats leur mangeaient la tête. Les chats en emportaient des morceaux sur les toits. Une puanteur atroce baignait la ville. Sur la rive droite, le mur roulant de flammes et de fumée s’éloignait vers le nord, poussé par le vent.

Tout ce qui pouvait marcher était parti, fuyant la mort. Les fugitifs s’imaginaient trouver dans d’autres villes plus de chances de survivre ou, dans la brousse des campagnes abandonnées, avec un air plus sain et de l’eau potable, de quoi manger.

Seuls restaient les faibles, incapables de se traîner sur les routes, et quelques optimistes qui étayaient sur des provisions de conserves et de vin l’espoir d’un retour prochain à la vie normale.

Restaient également les pillards, les escarpes professionnels et aussi d’honnêtes gens qui, ayant refoulé pendant toute une vie respectable l’envie haineuse des biens d’autrui, donnaient enfin libre cours à leurs instincts. Ils entraient dans les appartements vides, fouillaient les moindres tiroirs, lisaient les lettres, dépliaient le linge, s’emparaient des bijoux, des vêtements et des presse-purée perfectionnés, entassaient dans des pièces étroites assiégées par la mort des bric-à-brac et des fortunes inutiles sur lesquelles, un jour, le choléra les abattrait.

Vieillards, pillards, femmes, malades, tous buvaient l’eau de Seine qu’ils aseptisaient selon les moyens dont ils disposaient. Et l’eau de Seine ensemençait en eux le mal noir. De jour en jour, on rencontrait le long des trottoirs plus de morts et moins de vivants.

L’agonie de la ville venait battre sans l’entamer l’îlot formé par le camp de François et de ses compagnons. Depuis l’apparition du choléra, le docteur Fauque faisait distiller l’eau deux fois et exigeait une hygiène rigoureuse.

Le long des cadres furent accrochés une hache ou un sabre lame nue, prêts à servir à tout instant. Blanche et la femme de Pierrot tireraient une remorque, Colette et Teste tireraient la seconde. Les autres hommes formeraient autour d’eux une garde vigilante.

En ordonnant ainsi la composition de la caravane, François avait compris cette coutume des nègres d’Afrique ou des Arabes, dont parlaient les anciens récits de voyage. Leurs auteurs ne cachaient pas leur mépris pour ces hommes forts qui faisaient porter leurs fardeaux par leurs femmes, alors qu’eux-mêmes marchaient à côté d’elles, les mains libres. La nécessité avait certainement dicté cette façon d’agir. Ces peuples, guerriers autant que migrateurs, devaient se tenir sans cesse prêts au combat au cours de leurs déplacements. Les femmes, plus faibles, portaient les bagages de la tribu, pendant que les guerriers, sur leurs gardes, tenaient leurs mains à leurs armes, et réservaient leurs forces pour la bataille.

La même nécessité avait inspiré à François des mesures analogues.

La veille du départ, François décida de pousser une reconnaissance sur les chemins qu’ils allaient emprunter. Il se fit accompagner par Narcisse. Partis sur leurs vélos, armés, dès le lever du jour, ils arrivèrent bientôt à l’autostrade n° 9 qu’ils comptaient prendre pour s’éloigner vers le Sud.

Mais ils ne purent aller loin. La disparition du flux électrique avait immobilisé sur la route un énorme courant de véhicules. La mort avait ensuite frappé les fuyards qui se glissaient entre les voitures, pour tenter de s’éloigner de la ville. Des cadavres tordus par l’agonie, aux chairs fouillées par une active vermine, gisaient partout, accrochés aux autos, tombés entre leurs roues, accablés les uns sur les autres. Leur décomposition allait si bon train qu’ils paraissaient trembler dans la lumière, et le vent puant apportait aux oreilles des deux hommes le bruit du travail de leur chair, semblable à celui d’une immense chaudière bouillant à petites bulles sur un feu doux.

Toutes les autostrades, toutes les routes de grande circulation devaient être également obstruées par les cadavres d’autos et d’hommes. Il fallait fuir par des chemins secondaires, si c’était possible.

Rentré au camp, François consulta les cartes. Elles lui montrèrent le magnifique réseau d’autostrades, squelette autour duquel s’arrondissait la chair des villes soudées les unes aux autres en un seul corps. Mais entre ces villes, à part une ceinture de bois et jardins truffés de villas, qui s’étendait à cinquante kilomètres autour de Paris, à part la région méridionale coupée de nombreuses routes, à part quelques cités de loisirs au coeur de la campagne, les cartes ne montraient rien que les taches jaunes de la brousse qui avait remplacé les champs cultivés et envahi les chemins.

C’était à travers ce désert qu’il faudrait se frayer une voie.

François exposa la situation à ses compagnons.

— Nous partirons demain, dit-il, par d’anciennes routes dont j’ai retrouvé la trace sur des cartes du siècle dernier. Nous avons des vivres en abondance. Nous en laisserons quelque peu à Mme Vélin. Nous ne pouvons l’emmener. Elle succomberait aux premières étapes. Nous irons jusqu’en Provence. C’est le seul endroit où nous pouvons espérer recevoir de l’aide pour recommencer notre vie. Le voyage sera long, les obstacles nombreux. Nous arriverons. Il suffit de vouloir.

La première partie du voyage, qui devait conduire la caravane jusqu’à la lisière de la brousse, à travers cent kilomètres d’usines, cités ouvrières, jardins et parcs, s’avérait la plus dangereuse, sinon la plus pénible. La caravane mit deux semaines à franchir ces vingt-cinq lieues. Ce furent deux semaines de batailles continues contre les vivants et contre les morts. Il fallait écarter les uns du chemin, et défendre sa vie et ses provisions contre les autres. On voyageait de nuit. François et Narcisse marchaient devant, à pied, armés chacun d’une longue perche, et poussaient de côté les cadavres qui s’en allaient en morceaux. Puis venaient les deux remorques entourées des hommes qui tenaient d’une main leur vélo, de l’autre leur arme. Le jour venu, François choisissait quelque maison abandonnée où les remorques pussent entrer, et la bande s’y barricadait. Elle repartait à la nuit tombée.

Une nuit, comme le groupe s’était engagé dans la banlieue noire, celle où se trouvaient groupées toutes les industries de transformation du charbon, Martin, qui marchait en avant-garde, arriva devant une étrange maison. Depuis deux heures qu’il était parti, il n’avait vu, sinistrement éclairés par la lune, que murs sales d’usines, entassements de houille, alignements de maisons carrées, toutes semblables, suantes de suie.

Et voici qu’au coin de deux rues se dressait un édifice tarabiscoté, survivant du début du XXe siècle, villa bourgeoise de campagne rattrapée par la ville, et qui se dressait au milieu d’elle comme une île de blancheur. La lumière de la lune éclatait sur ses murs récemment crépis, rehaussait d’ombre les mille détails de sa façade, creusait les dessous des balcons, vernissait de bleu l’ardoise de ses coupoles. Ses portes et ses fenêtres closes tenaient mal enfermée la vie qui brûlait à l’intérieur. Par toutes les fentes giclaient une lumière vive, des morceaux de rire de femmes, des chants d’hommes, des plaintes d’amour.

Martin, saisi, s’arrêta, s’approcha d’une fenêtre, essaya de voir ce qui se passait dans la pièce, aperçut, par une fente, des tranches de nudités, un coin de table chargé de victuailles, un bouquet flambant de hautes bougies, une main d’homme levant un verre mousseux, des dentelles, une chevelure d’or renversée sur le dos d’un fauteuil.

Une main d’ombre se posa sur son épaule. Il se retourna, la hache levée.

— Ne frappez pas, vous ne tueriez qu’un mort, dit une voix basse. Regardez. Ai-je l’air d’un vivant ?

Les yeux de Martin, encore emplis de lumière, reprirent l’habitude de la nuit. Devant lui se tenait un vieillard au visage enfoui dans une barbe blanche. Ses manches déchirées laissaient passer les os de ses coudes. Un grand trou de son vêtement découvrait les arceaux de ses côtes. Au-dessus de ses pieds nus, ses jambes, autour desquelles flottaient des lambeaux d’étoffe, ressemblaient à des bâtons. Il s’appuyait à une arme faite d’un grand couteau courbe attaché à une perche. Il se mit à rire, doucement, d’un rire grinçant, sinistre. Martin frissonna.

— J’aurais pu vous saigner avant que vous m’ayez entendu venir, dit-il. Baissez votre hache. Vous ne frapperiez qu’un vieux sac d’os. J’aurais pu vous tuer pendant que vous regardiez à cette fenêtre. Vous ne pensiez plus à vous garder. Les gens qui s’approchent de ce lieu perdent jusqu’au souci de leur vie. Il faut vous en aller. Cette maison abrite les sept filles de l’Amiral. Je les connais. Je les ai vues arriver l’une après l’autre, quand leur père les ramenait des divers coins du monde où elles sont nées. Elles sont arrivées minuscules, chacune dans les bras d’une nourrice de leur couleur. Maintenant, l’aînée a trente ans. C’est une grasse blonde du Nord, avec des yeux couleur de miel. La plus jeune en a quinze. C’est une Jaune de l’Orient, aux cheveux vernis. Ses ongles sont couleur de sang.

« Leur père est parti pêcher des perles à l’Archipel. Il leur en envoie des pleines valises, qu’elles dissipent aussitôt en toutes sortes de joies. Il ne peut jamais revenir. Il doit toujours pêcher encore, envoyer de nouveaux trésors à ses filles qu’il n’a pas vues grandir. Les plus beaux hommes de la ville ont franchi la porte de cette maison, essuyé leurs lèvres aux draps de dentelle de l’une au moins des filles de l’Amiral.

« La peste, la faim, les catastrophes n’y ont rien changé. Si vous êtes jeune, beau, si vous arrivez les bras chargés de richesses de bouche, vous pouvez frapper, vous serez reconnu et la maison vous accueillera. Mais si vous venez les mains vides et les joues creuses, si l’âge ou les peines vous ont marqué, on n’entendra même pas le bruit de vos poings sur la porte. Dans ce cas, il vaut mieux que vous passiez votre chemin. Il ne faut pas faire comme ceux-là...

Il tendit la main vers la nuit et Martin devina, dans les coins obscurs, des silhouettes d’affamés qui cernaient la maison de leur avidité de loups maigres.

— Ceux-là n’ont pas pu repartir. Ils sont retenus ici par la soif et la faim de tout ce qui se trouve dans cette maison. Je voudrais les empêcher d’en éteindre les lumières. Ce sont les dernières lumières de joie du monde. Jusqu’à maintenant ils n’ont encore rien tenté. J’ai réussi à leur faire peur. Mais ça ne durera pas toujours. Ça ne durera même plus longtemps. Ils en arrivent à n’avoir plus peur de la mort.

Le vieillard ricana, fit un grand geste de menace vers l’ombre avec sa lame. Martin entendit craquer ses articulations et devina dans la nuit des reculs et des fuites. Mais l’obscurité se repeuplait rapidement, devenait dense. Une rumeur montait, faite de piétinements, de murmures et de grincements de dents. Le vieillard s’excitait, dansait sur place, riait, insultait les affamés, décrivait de grands cercles avec sa faux. Sa barbe blanche flottait dans la lumière de la lune. Il semblait ne plus penser à Martin. Celui-ci en profita pour s’éloigner. Il gardait dans les yeux le reflet des éclairs de chair et de flammes parvenus jusqu’à lui à travers la fente du volet, et dans les oreilles les grincements de la voix et des os du vieillard.

Il rejoignit la caravane, la fit arrêter et raconta son aventure à François. Celui-ci se mit à rire.

— Tu n’as donc pas reconnu la maison ? Tout Parisien connaît ses trois coupoles et les macaronis de sa façade. C’est le Delta, le plus fameux lupanar de la capitale. Et ton vieillard avait sans doute le cerveau dérangé par la faim. Peut-être les filles se font-elles maintenant régler en victuailles, espérant tenir ainsi jusqu’à des jours meilleurs. Mais cela risque de leur coûter cher. De toute façon, nous allons passer au large de cet endroit-là.

Martin reçut de nouveaux ordres et repartit dans une nouvelle direction. À peine s’était-il éloigné de quelques pas qu’un concert de cris sauvages s’éleva dans la nuit. Les ventres creux donnaient l’assaut à la maison blanche.

Le lendemain soir, une dizaine d’hommes armés de couteaux tombèrent à l’improviste sur les arrières de la colonne. Les sabres et les haches firent de terribles ravages, mais Pélisson fut tué. Comme les trois survivants du groupe agresseur s’enfuyaient, François les interpella et leur offrit d’entrer dans sa troupe, à condition qu’ils lui jurassent obéissance. Ce qu’ils firent aussitôt avec une grande satisfaction.

Ils se nommaient Fillon, ouvrier imprimeur, Debecker, cordonnier, et Léger, avocat.

Ils n’avaient pas mangé depuis trois jours, et pas bu depuis la veille.

Le groupe s’agrandit encore de cinq gardes nationaux à cheval, les derniers survivants d’une compagnie qui avait tenté de gagner la campagne avec ses fourgons. Le choléra, la peur et les attaques des dévorants qui se jetaient sur les chevaux le couteau à la main, et leur coupaient des tranches avant même de les abattre, avaient, en huit jours, anéanti la compagnie. Le docteur Fauque fit aux nouvelles recrues une piqûre anticholérique. Debecker et un garde succombèrent. Les survivants continuèrent la route. Ils vivaient dans une épaisse odeur de pourriture. Ils n’y prêtaient plus attention. Toute sensibilité était abolie. Les instincts primitifs et les règles premières du clan régnaient seuls : sauver sa peau, veiller à celle des compagnons, obéir au chef.

Enfin les maisons s’éclaircirent et, un matin, les premiers arbres des parcs de la ceinture de Paris apparurent. Mais sous les arbres des parcs, comme des champignons vénéneux, des cadavres encore, des cadavres noirs, en grappes, se répandaient sur l’herbe.

Le jour se levait quand la caravane parvint à proximité d’un haut mur qui semblait clore un parc très vaste. Une porte de bronze entrouverte laissait voir, au bout d’une allée semée de gravier, une grande maison de quatre étages, de style XXe siècle, qui paraissait inhabitée.

François s’assura que la porte du parc pouvait se fermer de l’intérieur et pensa que ce serait là un lieu idéal pour camper. Il fit entrer ses compagnons et les véhicules, ferma la porte, organisa une sorte de petit camp retranché, adossé au mur du parc et, une hache en main, s’approcha de la maison, accompagné du fidèle Martin.

Un escalier de ciment conduisait à un perron bas. Une petite plaque de marbre noir vissée près de la porte portait ces mots gravés : Institut d’électrothérapie mentale n° 149.

— Zut ! dit Martin, nous sommes chez les piqués !

Tout le monde, en effet, connaissait l’existence, dans la banlieue de Paris, de six cent dix-sept instituts semblables, où les fous étaient soignés d’après la méthode inventée par un aliéniste du XXe siècle. Son procédé avait été amélioré, mais le principe restait le même. Assis sur une chaise électrique, le patient recevait une série de décharges de courant à haute tension, d’intensité soigneusement calculée. Dans un grand nombre de cas, le choc rendait la mémoire aux amnésiques, l’optimisme aux déprimés, la modestie aux mégalomanes, la modération aux érotomanes et, à tous, cette façon particulière de considérer l’univers que les hommes nomment la raison. La proportion des guéris était de quatre-vingts pour cent.

Un ministre de la Médecine, qui portait le nom prédestiné de Dépiqueur, avait été séduit par l’efficacité de cette thérapeutique et l’avait nationalisée. C’était à lui que les Parisiens devaient l’édification, autour de la capitale, de cette ceinture d’instituts chargés de les défendre contre la folie par l’application de la méthode du choc électrique.

Il avait également doté d’instituts semblables toutes les autres villes. Le populaire donna à la fois aux instruments et aux instituts qui les abritaient le nom du ministre. Celui-ci, fugitif titulaire d’un portefeuille, était en passe de devenir à la fois aussi célèbre et non moins oublié que M. Quinquet ou M. Poubelle.

L’usine, la radio et l’alcool réunis détraquaient un grand nombre de cerveaux. Le carnet de santé, que chaque citoyen recevait à sa naissance, et grâce auquel il lui était impossible d’échapper aux douze vaccinations et vingt-sept piqûres obligatoires, permit de surveiller l’état mental de la communauté et de chacun de ses membres. En 2026, une vague d’énervement et de pessimisme menaça la nation et provoqua une recrudescence énorme des divorces et des suicides. Sur
avis du Grand Conseil médical, le gouvernement prit un décret d’urgence. Toute la population passa sur la chaise de choc. Hommes, femmes, enfants, vieillards, chacun reçut son coup de Dépiqueur.

Le résultat fut si probant qu’une loi institua un examen mental annuel obligatoire pour tout le monde. À la suite de cet examen, chaque printemps, un grand nombre de citoyens passaient au Dépiqueur. Les simples énervés, anxieux, tiqueurs, grimaciers, bègues, timides, ceux qui rougissent d’un rien et ceux qui dorment debout, les sans-mémoires, les parleurs nocturnes, les distraits, les avaleurs de vent, les grince-dents, les trembleurs, les vantards, les parle-toujours, les taciturnes, les bouches bées, les excités, les mous, les coléreux, les contrits, bref, les petits dérangés recevaient seulement une petite secousse qui les repoussait dans le droit chemin de l’homme moyen dont ils tendaient à s’écarter.

La santé publique y gagnait, et la qualité de la main-d’oeuvre, manuelle ou intellectuelle, également. Certaines grandes entreprises où le travail, particulièrement pénible, excitait énormément à la consommation des spiritueux, avaient fait installer des Dépiqueurs à l’usine même, entre la cantine et l’urinoir. Chaque ouvrier dont la production baissait venait y prendre un choc.

Pour guérir les grands aliénés, les obsédés, les tordus, il fallait leur en mettre un grand coup qui leur raidissait les muscles, leur bouleversait la moelle et faisait un peu bouillir leur matière grise. Beaucoup y retrouvaient la raison. Tel qui s’était assis Napoléon ou Dieu le Père se relevait tourneur sur métaux, employé de banque ou poinçonneur au métropolitain, et toujours enchanté, ce qui montre que l’homme se satisfait facilement de son sort. Il était, en tout cas, récupéré en tant que citoyen utile à la collectivité.

Les résistants, ceux qui se cramponnaient à leur rêve, se crispaient sur la chaise, la mousse aux lèvres et les yeux jaillis, qui supportaient des secousses à tuer six ânes et eussent plutôt fait péter la machine qu’accepté qu’on leur remît la cervelle à l’endroit, étaient l’objet, depuis quelques mois, d’une nouvelle tentative.

Un physicien d’Oslo venait de découvrir un nouveau « rayon ». La presse avait longuement parlé de ses travaux. Sans décrire par le détail son appareil, elle avait laissé entendre qu’il était constitué par une ampoule à paroi d’or qui contenait un filament d’un métal nouveau obtenu par désintégration partielle et dirigée d’un alliage à base de cuivre. Ce filament, qui baignait dans un gaz rare ayant subi un début de désintégration, était traversé par un courant extrêmement puissant. Le savant avait constaté que son appareil émettait alors des rayons auxquels il donna le nom de sa ville natale, et qui possédaient cette particularité d’être assimilables par les organismes malades, qui y puisaient de quoi se guérir.

Il avait ainsi nourri de rayons d’Oslo divers animaux qui avaient été soumis à des contagions ou à des traumatismes.

Un cobaye, en pleine crise de peste inoculée, avait recouvré la santé en quelques heures. Les os fracturés d’une patte de vache adulte s’étaient soudés en une nuit. Le physicien avait alors tenté de plus curieuses expériences. Il avait plumé une poule vivante et soumis le volatile au rayonnement de sa lampe. Les plumes avaient repoussé sous ses yeux pour atteindre en deux jours la taille de celles qu’il avait arrachées. Des escargots à la coquille broyée s’en étaient fait une neuve en moins d’une heure. Les plaies d’un chien dont il avait ouvert tous les muscles et le ventre s’étaient fermées et cicatrisées en quatre-vingt-dix-sept minutes. Une douzaine de harengs avaient vécu trois semaines hors de l’eau et augmenté de poids... Tout se passait comme si les rayons d’Oslo mettaient à la disposition de l’organisme une quantité considérable d’énergie que celui-ci mobilisait et employait sur les points les plus menacés, avec d’autant plus de rapidité que la menace s’avérait plus grave.

Quelques inconvénients, sur lesquels les articles vulgarisateurs ne s’étaient pas étendus, avaient jusque-là empêché le savant inventeur d’appliquer à l’homme ses rayons assimilables.

Paris, toujours à l’avant-garde du progrès et de la science, se devait d’avoir cette audace. Les instituts « dépiqueurs » étaient dotés d’une puissante installation électrique. Six d’entre eux furent équipés d’appareils d’Oslo. Le Grand Conseil médical décida d’y soumettre les aliénés incurables. Il ne doutait pas que la mystérieuse énergie n’allât dépister, au fin fond du labyrinthe cérébral de ces malheureux, la lésion à laquelle ils devaient leur folie, et ne la colmatât. Un reportage radiophonique avait annoncé, à grande sensation, le début de l’expérience, mais nul, depuis, n’en avait plus entendu parler.

Les instituts où elle se poursuivait portaient, François s’en souvenait, les n » ’’ 147 à 152. C’était dans le parc de l’un d’entre eux que la caravane venait d’entrer. Aucun bruit ne se faisait entendre à l’intérieur. L’institut paraissait abandonné. François envoya Martin chercher le docteur Fauque. Quand les deux hommes furent près de lui, il frappa à la porte. Rien ne répondit. Il tourna la poignée. La porte s’ouvrit. François entra le premier, la hache prête à frapper. Il se trouva dans un hall circulaire peint en blanc, meublé de deux canapés et d’une table ronde fixés au sol. Quatre portes donnaient sur cette entrée. Trois portaient respectivement les inscriptions : Secrétariat, Économat, Direction. Les intrus ouvrirent d’abord les deux premières et se trouvèrent dans des pièces vides où régnait un léger désordre. Dans la pièce dont la porte était marquée Direction se trouvaient un bureau et des fauteuils anciens et une grande bibliothèque garnie de reliures précieuses. Sur le bureau, un dossier semblait avoir été feuilleté par le directeur de l’institut juste avant son départ. Sa couverture portait ce titre : Rapport sur les tentatives de cure de cinq mythomanes réputés incurables, par la méthode dite des rayons d’Oslo.

Le docteur Fauque s’en empara et parcourut rapidement les quelques feuillets couverts des fins caractères du graphophone, ce merveilleux instrument qui écrivait sous la dictée.

Très intéressé par quelques lignes lues au passage, il fit signe à François de continuer sans lui sa ronde, s’assit dans un fauteuil et entreprit de lire entièrement le rapport.

Celui-ci, après avoir donné des détails précis sur les cinq malades et sur le déroulement de la cure, en arrivait à une conclusion pessimiste. Non seulement les aliénés n’avaient marqué aucune tendance à la guérison, mais ils semblaient au contraire puiser, dans l’énergie qui leur était prodiguée, un aliment nouveau pour leur folie. Cette énergie, loin de combattre le mal au sein de leur organisme, semblait se mettre à son service. Arrivé à cette conclusion, le directeur de l’Institut 149 avait cru devoir arrêter la cure. Le résultat fut catastrophique. Les malades firent des réactions extrêmement violentes qui se traduisirent, chez trois d’entre eux, par une matérialisation de l’illusion du malade, suivie de la mort de celui-ci. Il semblait que l’énergie qu’ils avaient accumulée se libérât brusquement en prenant le canal de leur folie, et donnât alors à celle-ci une telle intensité qu’elle passait dans le domaine du réel.

À l’arrêt de la cure, le fou n° 1, qui se croyait Jeanne d’Arc, avait été frappé d’une affection qui commença comme une attaque générale d’urticaire, pour prendre très rapidement un caractère plus grave. L’inflammation se transforma en plaies profondes, analogues à celles produites par de graves brûlures. Ces plaies s’enfoncèrent, en quelques heures, jusqu’au squelette, pendant que la peau prenait une teinte noire, une apparence charbonneuse, et que la chair se décomposait et répandait une odeur atroce de porc grillé. Le visage du malade, seul épargné, exprimait une félicité parfaite, le bonheur total de l’homme qui s’identifie enfin avec son rêve. Incontestablement, cet homme était mort brûlé par une flamme intérieure, par un feu que sa volonté forcenée d’illusion avait sans doute construit avec la quantité énorme d’énergie qu’il avait emmagasinée, et qui venait tout à coup de se détendre.

Le fou n° 4 mourut en une heure, d’une hémorragie nasale que rien ne put arrêter. Ses derniers mots, prononcés avec une joie qui touchait à l’extase, furent : « Je me suis renversé ! » Celui-là se croyait chopine.

Le fou n° 5, un gringalet qui se croyait Hercule, avait marqué d’un seul coup, à la pesée, une prodigieuse augmentation de poids, bien que son volume ni son aspect n’eussent subi aucune modification. Le soir même de l’arrêt de la cure, il pulvérisa la porte de sa cellule, écrasa à coups de poing les infirmiers accourus et s’enfuit. Le directeur de l’Institut apprit en pleine nuit que son pensionnaire fugitif, recommençant à l’envers les Travaux du demi-dieu, s’était introduit par effraction dans une école féminine et avait entrepris, aux dépens des pensionnaires, de rééditer sa treizième prouesse. Personne n’avait pu l’arrêter. Seule la fuite sauva quelques vertus. Mais la plupart des jeunes filles furent la proie d’une sorte d’étrange langueur qui leur ôta toute possibilité de s’en aller. Ce fut du moins ce qu’elles déclarèrent. La directrice de l’école, réveillée par une victime, appela la police qui abattit le forcené sur le chemin du succès.

Le rapport remarquait que l’intrusion de la police était regrettable et qu’il était fort dommage pour la science que le n° 5 n’eût pas été laissé en état de poursuivre la série de ses exploits.

Les deux autres malades avaient pu être sauvés par la reprise immédiate de la cure de rayons. C’étaient les n0 2 et 3, qui se croyaient respectivement Jésus-Christ et la Mort.

Le directeur de l’Institut poursuivait son rapport en demandant des instructions au ministère.

« L’expérience, ajoutait-il, n’a pas été inutile. Les résultats obtenus, s’ils sont contraires à ceux que l’on escomptait, permettront peut-être de jeter quelque lumière sur le cas de certains « miraculés ». Peut-être, d’autre part, cette méthode, appliquée avec modération à des hommes sains d’esprit, permettrait-elle d’obtenir des guérisons de malfaçons organiques, ou des capacités de travail exceptionnelles appliquées à une tâche précise. Cependant, ajoutait le directeur de l’Institut 149, je me permets d’en douter, car un des éléments de génération des « miracles » auxquels nous avons assisté fut incontestablement la prodigieuse obstination dans l’idée fixe des malades traités. Il est à craindre qu’aucun homme sain d’esprit ne soit capable d’une pareille fixation. »

Et il terminait :

« Depuis que les n  2 et 3 ont repris la cure, ils ont emmagasiné presque deux fois plus d’énergie que les n° 1, 4 et 5. Que se passera-t-il quand nous interromprons ? Dois-je arrêter brusquement dans l’intérêt de la science et aux dépens des patients, ou essayer de sauver ces derniers en les soumettant à une sorte de désélectrification progressive ? J’attends les instructions de Monsieur le Ministre. »

François et Martin revinrent comme le docteur Fauque achevait la lecture du passionnant rapport.

— Personne au rez-de-chaussée ni dans les étages, dit François. Tout le monde a dû partir après la catastrophe, malades, infirmiers et médecins. Mais le sous-sol est fermé par une porte blindée dont je n’ai pas trouvé la clé. Avant de décider si nous campons ici, je voudrais bien savoir ce qui se trouve sous nos pieds.

— Je crois le savoir, répondit le docteur Fauque.

Il lui résuma le rapport qu’il venait de lire et lui en mit sous les yeux les dernières pages.

— La porte blindée que vous n’avez pu ouvrir doit être celle des cellules d’Oslo. En voici sans doute les clés.

Il montrait du doigt, sur le bureau, près du graphophone, un trousseau de petites clés de nickel.

— Nous allons voir ‘ ?

— Allons-y ! acquiesça François, intéressé. Je suis curieux de voir cette installation.

Au bas d’un escalier envahi par la pénombre luisait la masse polie de la porte du sous-sol. Ils descendirent les quelques marches. Le glissement feutré de leurs semelles souples sur le tapis de l’escalier était le seul bruit de la maison. Le docteur Fauque promena ses doigts sur la surface froide de la porte, trouva la serrure, essaya la plus grosse clé. Le docteur pesa de tout son poids sur le lourd vantail qui s’ouvrit lentement, sans bruit. Derrière, c’était l’obscurité complète. François alluma son briquet. La faible lumière se multiplia sur les parois lisses d’un couloir aux murs de métal. Dans les deux murs, dix portes étaient percées. Elles portaient chacune un numéro. Au plafond pendaient deux diffuseurs de lumière, désormais obscurs. Sur les deux portes les plus proches, qui se faisaient face, le docteur Fauque, entré le premier, lut les n  1 et 10.

— Voilà les fameuses cellules, dit-il.

Il avait baissé la voix. Il possédait un esprit à la fois scientifique et quelque peu sceptique qui le soustrayait à bien des émotions. Dans ce sous-sol blindé, où cinq hommes avaient subi l’étrange traitement qui avait conduit trois d’entre eux au miracle, il se sentait pourtant étreint par un trouble peu habituel. Était-ce l’effet du silence total, de l’obscurité, ou de cette curieuse odeur de soufre et d’encens mêlés que les trois hommes avaient perçus aussitôt la porte ouverte ? 11 sentait, en tout cas, la curiosité scientifique qui le poussait en avant freinée par une sorte de crainte. Son coeur battait comme le jour où, jeune interne, il avait, pour la première fois, porté l’électroscalpel dans la chair d’un malade.

Derrière lui, François et Martin, moins émus, étaient cependant impressionnés, autant par les hésitations du docteur que par l’ambiance particulière du lieu. Enfin le praticien se reprit, se redressa, empoigna sa barbe de la main gauche et, de la droite, tourna la poignée de la porte 10. Elle s’ouvrit sans peine. Les trois hommes entrèrent. Le briquet à quintessence de François éclaira une pièce minuscule, de forme circulaire, dont le diamètre ne dépassait certainement pas deux mètres. Les parois et le sol étaient faits du même métal poli. Le docteur Fauque alluma à son tour son briquet et le leva à bout de bras. Le plafond, très haut, se creusait en forme de miroir concave. Au foyer de ce miroir pendait une ampoule d’or, la fameuse émettrice des radiations assimilables.

— Cette cellule n’a jamais dû servir, dit le docteur. Voyons celle du n° 1, l’homme qui mourut brûlé...

La porte en face s’ouvrit sans difficulté, mais l’intérieur de la cellule offrait un aspect bien différent. Le métal des parois et du sol avait perdu son poli. À l’examiner de près, les trois hommes virent qu’il était profondément rongé. Il était devenu poreux, cédait sous la pression du doigt qui s’y enfonçait presque d’un centimètre. Au sol, une couchette métallique, qui coupait en deux la cellule, tomba en poussière à un coup de pied que lui donna Martin. Le plafond paraissait également terne et avait dû subir la même attaque. Seule, l’ampoule d’or luisait faiblement.

— Sortons vite de là, mes enfants, dit le docteur Fauque. Il rôde encore dans cette pièce des radiations dangereuses.

François referma la porte et alla droit au bout du couloir, à la cellule 5, celle du nouvel Hercule. La porte, quand il la toucha, faillit lui choir dessus. Elle était à moitié arrachée de ses gonds et portait des traces de terrible violence. L’intérieur de la cellule offrait le même aspect que celui de la cellule 1.

Le docteur Fauque, de son côté, posa la main sur la poignée de la cellule 2, celle de l’homme qui se croyait le Fils de Dieu. Mais la poignée résista, et la porte refusa de s’ouvrir.

— La porte est fermée, dit-il d’une voix très excitée. François, venez. Il y a peut-être quelqu’un là-dedans !

— De toute façon, il ne peut y avoir qu’un mort, répondit le jeune homme, revenu sur ses pas. Depuis le temps !... Cette maison, cent indices me l’ont prouvé, est abandonnée depuis longtemps, peut-être depuis le jour même de la catastrophe...

— Chut ! coupa brusquement le père de Colette. Écoutez !...

Les trois hommes prêtèrent l’oreille, n’entendirent d’abord rien, puis perçurent enfin comme un bruit de pluie lointaine et très douce. Mais il provenait de la cellule 5 laissée ouverte par François. Il était sans doute produit par le travail de désagrégation du métal. Derrière la porte close, la cellule 2 restait silencieuse. Le docteur Fauque, brusquement, se mit à la frapper à coups de poing.

— Y a-t-il quelqu’un là-dedans ? cria-t-il.

Rien ne lui répondit.

— Voyez plutôt si vous n’avez pas une clé qui ouvre, dit calmement François.

— Vous avez raison. Où avais-je la tête ?

La première clé qu’il essaya entra et ne voulut pas tourner. La deuxième n’entra pas. La troisième se coinça. Il ne pouvait ni la faire aller plus avant ni la retirer. Il s’énervait, menaçait de la tordre. François lui prit le trousseau des mains, parvint à sortir la clé et essaya la suivante. Elle entra, tourna. La poignée céda. François tira la porte à lui.

Le docteur Fauque ne s’était pas trompé : « Il y avait quelqu’un là-dedans ! »

Les trois hommes, le souffle coupé, regardaient l’étrange spectacle qui s’offrait à leurs yeux. Sur le sol, un homme nu était étendu, parmi les débris de sa couchette. Les plantes de ses pieds, proches de la porte, portaient chacune une plaie ronde, barbouillée de sang séché. Ses mains croisées sur son ventre portaient les mêmes stigmates. Une blessure ouvrait son flanc.

— Les plaies du Christ, souffla le docteur.

— Incroyable ! répondit François à voix basse.

Martin, bouleversé, claquait des dents. Il se signa à plusieurs reprises et s’appuya à la paroi du couloir. Il ne voulut pas entrer dans la cellule.

Le docteur Fauque, tout son calme revenu, se pencha et posa sa main sur la poitrine de l’homme. Il la trouva froide. Le coeur ne battait plus. Il souleva une paupière, approcha de la pupille la flamme de son briquet, se releva. L’homme garda un oeil ouvert vers le plafond. Une très longue barbe noire pointait à son menton. Il était chauve.

— Il est incontestablement mort, dit finalement le praticien. Il a dépassé le stade de la raideur cadavérique, mais n’offre aucun symptôme de décomposition. Peut-être a-t-il été conservé par ça.

Il montrait du doigt une fine poussière grise, tombée des murs métalliques rongés jusqu’à la maçonnerie, et qui recouvrait le mort et le sol.

— Vous avez remarqué ? Il n’a pas un grain de poussière ni sur le visage ni sur ses plaies.

— Oui, c’est étrange.

— Sortons de là. Puisque nous campons ici, je reviendrai le chercher quand j’aurai dormi un peu. Je le monterai à la lumière et je me paierai le plaisir de faire son autopsie.

Il fit passer François devant lui. Comme ils atteignaient la porte de la cellule, ils s’arrêtèrent tout à coup, les jambes molles, tous les poils dressés d’épouvante.

Derrière eux, le mort avait soupiré. Ils se retournèrent lentement. Ils avaient peur de voir.

L’homme avait ouvert son deuxième oeil, s’était assis sur son séant et les regardait.

— Pourtant, dit le docteur Fauque d’une voix entrecoupée, pourtant, je ne m’étais pas trompé. Il était bien... mort !

— Depuis peut-être quinze jours qu’il est enfermé là ! acquiesça François.

La peur causée par la surprise était passée. Le plaisir de se trouver le témoin d’un événement peu ordinaire l’occupait tout entier. Ce qui se produisait devant ses yeux était logique. Il aurait dû s’y attendre, après avoir entendu le docteur lui raconter les autres cas. Le fou n° 2, soustrait brusquement à la cure par la disparition de l’électricité, avait réagi comme les autres. Il s’était créé les plaies du Christ, il s’était créé même sa mort, ou peut-être une apparence de mort, et maintenant...

Le dément lentement s’était levé, s’approchait des deux hommes. Il leva la main, il ouvrit la bouche, il parla :

— Hommes de peu de foi, dit-il d’une voix grave, pourquoi cet étonnement ? N’ai-je pas déjà ressuscité ?