Sa main était presque sous le nez du docteur. Dans la plaie ouverte de la paume, celui-ci vit les tendons et les os. Il poussa François dans le couloir, y sortit à son tour. L’homme marchait sur leurs traces. Il tourna la tête, regarda autour de lui :
— Comme il fait sombre ici, remarqua-t-il.
Puis, levant les bras, il ajouta :
— Que la lumière soit !
— Je vous demande pardon, fit remarquer François, mais vous empiétez. Ça, c’est le rôle de Dieu le Père.
— Ne sommes-nous pas qu’un, lui et moi ? répliqua, d’un ton de doux reproche, le relevé.
Il tendit de nouveau ses mains trouées, et les trois hommes, bouleversés, se trouvèrent tout à coup inondés d’une lumière bleue comme le bleu d’un ciel printanier, qui ne sortait de nulle part et ne laissait subsister aucune ombre. Les parois des couloirs se mirent à s’éloigner l’une de l’autre jusqu’à l’infini, le sol s’enfonça, rejoignit le ciel de l’autre côté de la terre, le plafond monta plus haut que le soleil. L’espace avait disparu, la matière n’existait plus, les pieds ne reposaient nulle part, l’oeil ne voyait aucune forme, la peau ne touchait rien de palpable, l’oreille enfin entendait la musique du silence absolu, la lumière avait pénétré et bu les chairs.
Cela dura le temps d’une seconde d’éternité. La lumière faiblit. Les hommes sentirent de nouveau la présence de leur corps. L’obscurité revint, tout entière, alors que le talon du ressuscité disparaissait en haut de la dernière marche de l’escalier.
Martin tomba à genoux et se mit à sangloter, le visage dans les mains, bouleversé du regret de la félicité perdue.
François se sentait comme exilé. À mesure que les fragments de seconde passaient, il perdait le souvenir précis de l’illumination, comme celui d’un rêve dont on sent, au réveil, la présence rayonnante derrière la porte refermée de la conscience. Mais il lui en restait la nostalgie. Elle suffisait à l’emplir de la conviction qu’il était lourd, imparfait, bête, maladroit, grossier, malodorant. Il était certain qu’il ne pourrait plus avoir, dans la vie, d’autre but que d’essayer de retrouver ce monde de lumière qu’il venait de traverser. Mais où ? Mais comment ? Ses pieds étaient soudés au sol.
— Je pèse une tonne, dit-il.
Et sa voix grinça à ses oreilles comme celle d’un crapaud. Si pesantes que fussent ses pensées, elles le conduisirent cependant à l’idée qu’il existait peut-être un chemin. Il s’était déjà trouvé sur la voie de la lumière. Il en avait eu la prescience. Il avait approché, avant ce jour, du pays de toute gloire. Et le visage de Blanche apparut à l’intérieur de sa mémoire. Le bleu de ses yeux était celui-là même de la clarté miraculeuse. Une onde de bonheur gonfla son coeur. Il savait où trouver son paradis.
— Eh bien, mes enfants, qu’est-ce que vous en dites ? fit la voix émerveillée du docteur Fauque. Vous rendez-vous compte de l’énergie fabuleuse dont cet être-là dispose ? Dès qu’il l’aura dissipée, il tombera mort, cette fois réellement. Mais je voudrais bien savoir jusqu’où elle va le mener. Nous allons jeter un coup d’oeil rapide sur la cellule 3 et je vais courir après ce sacré faux fils de Dieu...
Il exultait. Son esprit critique l’avait immédiatement ramené au pays des réalités. Il ne voyait dans l’aventure que des échanges de forces, des manifestations extraordinaires, mais qui pouvaient être soumises à l’examen de la raison, d’une nouvelle forme d’énergie.
Il avait déjà essayé deux clés à la porte 3. François se précipita et lui prit la main.
— Docteur, réfléchissez avant d’ouvrir. Ce que nous venons de subir nous montre que des forces dangereuses jouent ici. Qu’allons-nous trouver dans la cellule de celui qui se croyait la Mort ?
— Bah ! Je ne crains rien. L’aventure est trop belle pour que je ne la pousse pas jusqu’au bout. Il ne sera pas dit que j’aurai eu peur, alors que l’occasion m’en était offerte, de regarder la Mort en face !
François, lui-même en proie à une intense curiosité, n’insista pas. Tout en parlant, le docteur continuait d’essayer ses clés. Il se trompait, reprenait les mêmes. François s’éloigna d’un pas, prit par les épaules Martin toujours sanglotant, mais qui semblait se calmer un peu, et le releva. Le docteur Fauque levait son briquet, ouvrait la porte.
Un froid atroce envahit d’un seul coup le couloir. Les deux hommes voient le docteur reculer, tourner vers eux son visage convulsé d’horreur, ses yeux presque arrachés des orbites par l’épouvante regardant par l’entrebâillement de la porte ce qu’ils ne peuvent voir et qui doit être l’Abominable... Le froid leur a déjà gelé tous les muscles superficiels. Ils ont la peau dure comme de la glace. Ils ne peuvent plus bouger. Le froid s’enfonce en eux, atteint les côtes, les poumons. Le docteur tombe contre la porte. La porte se referme en claquant.
Le froid disparaît. A-t-il seulement fait froid ? François sent ses épaules un peu raides, et sa peau sensible au toucher comme après un coup de soleil. Mais le docteur Fauque ne se relève pas. François le ramasse, l’emporte, remonte l’escalier en courant, suivi de Martin, couche le docteur sur le sol, à la lumière. Le visage du docteur garde la marque d’une abominable stupeur. Son coeur ne bat plus. Il est mort, et déjà froid, atrocement froid, comme une pièce de viande sortie de la glacière.
François se redresse. Une idée lui est venue, une idée folle. Mais ne sont-ils pas en pleine folie depuis qu’ils ont franchi la porte blindée ?
Il prend de nouveau dans ses bras le cadavre, et le voilà qui se met à suivre des traces de pieds sanglants. Il va retrouver le faux Christ, il va lui demander de relever ce mort de parmi les morts, il va lui demander ce miracle.
Les pas tragiques le conduisent à une porte qui s’ouvre derrière la maison. Ils se continuent au-dehors. Partout où les pieds se sont posés, l’herbe tordue et jaunie par la sécheresse s’est relevée, a verdi, s’est peuplée de fleurs et de papillons. François voit dans le parc, à deux cents mètres, la silhouette blanche qui se promène parmi les arbres. Il court. Il serre contre lui le cadavre qui lui gèle la poitrine. Martin le suit, essoufflé par l’émotion. Ils arrivent devant l’homme. Sans mot dire, François met un genou à terre, pose dans l’herbe le corps du docteur.
L’homme tourne vers eux un visage baigné de sérénité. Une colombe s’est posée sur son épaule gauche. Un enfant moineau accroché des deux pattes à sa barbe pépie et bat de ses petites ailes.
Des geais, des merles, des rossignols, des fauvettes, des moineaux, des hochequeues, des corbeaux, des rouges-gorges, des pies, des chardonnerets, et même des chouettes et des hiboux tournent autour de lui, et chacun pousse son cri de joie. Il voit les deux jeunes hommes agenouillés à ses pieds, près de ce mort. Il comprend. N’a-t-il pas déjà ressuscité Lazare ? Il sourit. Il est heureux de faire un miracle. Il esquisse un geste. Il va lever la main, l’étendre vers le corps du malheureux.
Martin se bouche les yeux. François voudrait ouvrir les siens encore plus grands. Il entend ses tempes ronfler, son coeur galoper...
Comme il levait la main, l’homme fit une grimace. Lever la main, c’est une chose difficile. Il y faut énormément de force.
Il n’en aurait jamais assez. Il ne lui en restait plus du tout. Sa main, à peine soulevée, retomba près de sa cuisse. Ses jambes mollirent. Il s’écroula sur l’herbe. Les oiseaux regagnèrent les hautes branches.
François bondit par-dessus le corps du docteur, se pencha vers l’insensé, voulut le secouer. Ses mains s’enfoncèrent dans la charogne. La puanteur le fit reculer. Déjà la chair gluante quittait les os, coulait vers la terre. La peau du crâne se fendit et glissa. Les os des orteils pointaient vers les feuillages.
Du haut des arbres, trois corbeaux redescendirent.
Narcisse, qui gardait la caravane, commençait à s’inquiéter. Il allait partir à son tour vers la maison au milieu du parc, quand François déboucha d’une allée qui s’enfonçait entre les arbres. Il arrivait lentement. Il portait sur une épaule le docteur Fauque mort et, sur l’autre, Martin évanoui.
Colette se jeta en sanglotant sur le corps de son père. François raconta succinctement ce qui s’était passé. Martin, revenu à lui, confirma ses dires. Il s’était évanoui lorsqu’il avait vu le fou fondre en pourriture. Il était encore bouleversé.
Aussitôt les derniers devoirs rendus au docteur, la caravane repartit et s’installa pour camper sous un bouquet d’arbres auxquels la canicule avait laissé quelques feuilles. Le soir, elle reprit sa route vers le Sud. Il lui fallut couvrir encore deux étapes avant qu’elle pût avancer de quelques mètres sans trouver un mort sous ses roues.
La première étape de brousse fut franchie sans incident. Au jour levé. Pierrot ayant terminé ses deux heures d’avant-garde, François confia le tour suivant à Léger, qu’il n’eût pas voulu charger de cette tâche en pleine nuit. L’avocat était en effet un peu myope, et se montrait très naïf dans ses rapports avec le monde réel, bien qu’il fût d’une intelligence vive et d’une culture étendue. Il monta à son tour sur le cheval d’un des gardes. La bête paisible, à laquelle il se cramponnait de son mieux, emporta dans le petit jour sa haute et maigre silhouette. Il précédait la caravane sur une ancienne route envahie par l’herbe folle, où les vélos et les remorques pouvaient encore rouler sans trop de mal.
Après une heure de marche, ses camarades virent l’avocat revenir au galop. Arrivé à leur hauteur, il tira trop fort sur les rênes pour arrêter le cheval, qui se cabra. Léger roula à terre et sa monture faillit lui tomber dessus. Déjà le cavalier improvisé se relevait en se frottant les côtes. Son long visage blanc, encore allongé par une barbe filasse de trois semaines, reflétait une excitation anormale. Il agitait ses grands bras. Il n’arrivait pas à dire exactement ce qu’il avait vu : « Des arbres extraordinaires, sans tronc, régulièrement disposés dans une plaine nue et, autour d’un de ces arbres, d’étranges oiseaux, des sortes de moineaux énormes qui grattaient des pattes et piquaient du bec. »
Il se calma enfin et prit un ton d’avocat d’affaires qui expose à un client l’état d’un procès :
— La régularité d’espacement de ces végétaux m’a induit à penser que la main de l’homme n’était pas étrangère à leur disposition. De même, la plaine n’offre pas l’aspect désordonné des lieux inhabités. J’ai pensé, dit-il à François, qu’il conviendrait que vous vinssiez jeter un coup d’oeil sur ces lieux avant que la caravane les traversât.
François suivit l’avocat pendant cinq cents mètres. À un tournant de la route, il aperçut à son tour le spectacle qui avait provoqué le retour de l’avocat, et il se mit à rire comme il ne l’avait plus fait depuis longtemps.
— Savez-vous ce que sont vos fameux arbres, mon cher maître ?
— Non, fit Léger, un peu vexé.
— Ce sont des meules de blé ! Et vos moineaux, vos gros moineaux... ce sont des poules.
— Des poules ? Ah ! par exemple ! J’aimerais les voir de plus près. N’est-ce pas là cet animal que le roi Henri IV voulait que chaque Français mît dans un pot chaque dimanche ?
— Justement.
— Drôle d’idée ! murmura l’avocat.
François voulait absolument éviter un conflit avec des paysans. Il savait que ceux-ci, leurs tracteurs immobilisés, risqueraient beaucoup pour s’emparer des chevaux de la caravane. Il fallait donc s’éloigner de la ferme dont ce champ de blé dénonçait l’existence. Mais les poules faisaient grande envie au jeune homme. Il décida de tenter l’aventure. De toute façon, les bâtiments de la ferme devaient être assez éloignés, puisqu’il ne les apercevait nulle part. Il se tailla une trique à un arbre voisin et, bâton en main, s’approcha doucement de la meule autour de laquelle la gent caquetante picorait. Il tomba comme l’ouragan au milieu des volatiles et en assomma six pendant que les autres s’enfuyaient à grand vacarme.
Il attacha les six victimes par le cou au bout de son bâton et revint en courant, tout joyeux de sa chasse.
Une heure après, la caravane, qui avait bifurqué, s’arrêtait près des bâtiments d’une ferme depuis longtemps abandonnée.
— Je vais éclaircir pour vous le mystère de la poule au pot, dit François à Léger, après avoir inspecté les lieux.
Il dénicha une immense marmite qui avait servi à faire cuire les pommes de terre pour les porcs. Il la fit nettoyer, pendant que Blanche trouvait, dans l’enceinte de ce qui avait été le jardin, des légumes retournés à l’état sauvage, et à demi desséchés par le soleil, mais qui suffiraient, faute de mieux, à donner du goût au bouillon.
— En somme, demanda Mme Durillot, qui avait d’abord regardé avec une vive méfiance ces bêtes à plumes que François prétendait leur faire manger, en somme, vous faites cuire ça comme le « pot-au-feu familial » que fabriquait l’usine du boulevard Saint-Jacques, près de chez nous ?
— Exactement !
— Eh bien, je m’en charge, fit la jeune femme qui ajouta, avec un orgueil de bonne ménagère : C’était ma spécialité à la maison. Pierrot s’en léchait les doigts.
Elle s’activait, heureuse de prouver ses qualités de maîtresse de maison.
François avait décidé de faire là une halte de deux jours. Il posta des sentinelles, prit un petit rouleau de fil de laiton et une pince qu’il avait eu la précaution d’emporter de Paris, et s’éloigna du camp. Il voulait poser des collets, pour améliorer l’ordinaire du lendemain. Blanche l’accompagna.
Ils furent peut-être plus longtemps absents que ne le nécessitait la pose de quelques lacets. Quand ils revinrent, le premier souci de François fut pour ses poules au pot. Colette et Mme Durillot entretenaient le feu sous la marmite. De petits jets de vapeur fusaient sous le couvercle. Mais cette vapeur ne sentait pas très bon. François regarda Mme Durillot d’un air inquiet. La jeune femme ne semblait pas rassurée. Elle haussa à la fois les épaules et les sourcils.
— J’ai fait de mon mieux, dit-elle, mais j’avoue que ça n’a pas l’air très réussi. Quelle drôle d’idée, aussi, de vouloir manger des bêtes pareilles...
François fit glisser le couvercle. Une exclamation horrifiée lui échappa.
Parmi les glouglous d’un bouillon verdâtre flottaient les cadavres hérissés des poules, que Mme Durillot avait mises à cuire sans les vider ni les plumer.