TROISIÈME PARTIE
Ciel ardent au-dessus des nuées

« Judy, Judy, tu m’entends ?

— Oui, oui, je t’entends, où es-tu ?

— Judy réponds-moi ! Judy tu m’entends ?

— Oui, oui je t’entends, Rory ! Je t’entends, où es-tu ?

— Ah, je te reçois ! Judy tu m’entends bien ?

— Oui, oui, très bien, je t’entends très bien...

— Moi je t’entends mal, ça ne fait rien, écoute-moi : je vais me poser dans un quart d’heure, il faut que tu sois prête à embarquer avec Filly, nous repartirons aussitôt... Judy tu as bien entendu ?

— Oui, j’ai entendu. Tu nous emmènes où ?

— Je ne sais pas... Ce qu’il faut c’est partir...

— Mais... mais... Pourquoi ? Pour combien de temps ?...

— Je t’entends mieux, c’est meilleur... Je t’expliquerai... Maintenant pas le temps... Sois au bout du jardin dans dix minutes avec Filly, je ne sortirai pas de l’appareil... Pas le temps...

— Mais... les valises ?... Dix minutes ! Comment veux-tu ?... Qu’est-ce que je dois emporter ?...

— N’importe quoi... Rien, rien, Judy...

— Nous reviendrons bientôt ?

— Peut-être jamais... Sans doute jamais... Prends Filly par la main, viens avec elle au bout du jardin et ne la lâche plus pour l’amour du ciel, Judy, ne la lâche plus !

— Mais elle n’est pas là ! Elle est à l’école !

— Seigneur ! J’avais oublié l’école ! Cours la chercher, cours !

— Mais qu’est-ce que je vais dire à miss Thomson ? Elle va me demander des explications !...

— Tu ne dis rien, Judy, tu prends Filly et tu l’emmènes ! Dépêche-toi !

— Mais au moins dis-moi pourquoi tu... Allô ! Allô Rory ! Allô !... »

Rory ne répondait plus. Judith courut vers la pièce de sortie de la maison, enfila ses caoutchoucs sur ses pieds nus, mit rapidement son ciré orange, en rabattit le masque sur son visage, et se jeta dans la tourmente de neige qui balayait la rue.

À peine avait-elle fait trois pas qu’elle s’arrêta pile, rentra en courant dans sa maison et en ressortit presque aussitôt, portant la cage de Shama, avec Shama à l’intérieur, une cage étanche transparente avec son petit générateur d’oxygène, car le corbeau blanc ne pouvait pas respirer avec un masque. Il aurait sans doute pu, s’il avait voulu, Judith lui en avait fait faire un sur mesure, pour qu’il puisse voler à l’extérieur, mais il était allé se regarder dans la grande glace du salon, d’un oeil puis de l’autre, s’était trouvé horrible et avait poussé des clameurs jusqu’à ce que Judith lui enlevât ce déguisement humiliant. Alors Filly le sortait une fois par jour dans sa cage étanche pour qu’il « prenne l’air » au moins par les yeux. Mais ce qu’il voyait le rendait si triste que presque toujours, pendant la promenade, il se cachait la tête sous une aile.

Judith courait, Shama secoué protestait : « Croa ! croa ! En voilà des manières ! Tu ne peux pas faire attention ? Où allons-nous ? Tu n’as pas besoin de tant courir ! C’est aussi moche là-bas qu’ici ! » Judith courait dans la neige grise. Née dans les nuages pourris, elle avait traversé dix mille pieds d’air pourri avant d’atteindre le sol où elle fondait en déposant sa crasse. Elle coulait en grandes traînées sales le long de murs contre lesquels le vent la jetait. Judith pensa qu’il faudrait repeindre encore la maison au printemps. Peut-être en rouge, cette fois-ci, ou canari. Toutes les maisons de la petite ville étaient peintes de couleurs vives. C’était la façon de lutter contre l’air gris. Mais les couleurs ne duraient pas. On profitait d’un ou deux jours sans pluie pour repeindre. Ils étaient rares.

Tandis que la double porte se fermait derrière elle avec un soupir, Judith avait réalisé qu’elle ne la rouvrirait peut-être jamais, que peut-être elle ne rentrerait plus jamais dans cette maison, dans sa maison. Elle ne comprenait pas, elle ne savait pas pourquoi, mais il fallait courir... Elle était sortie avec seulement ce qu’elle portait sur elle, son pyjama sous son ciré, elle n’avait même pas de soutien-gorge, et ses seins dansaient un peu tandis qu’elle courait dans la neige grise, elle n’avait même pas pris un mouchoir, ni un dollar, ni son rouge à lèvres, elle regrettait ses pantoufles jaunes, elles étaient affreuses, elle le savait bien, elle ne les mettait jamais quand Rory était là, il ne les avait jamais vues, elles étaient si pratiques, est-ce qu’elle pourrait trouver les mêmes là où il les emmenait, les emmenait où, pourquoi ?... Comment pouvait-elle regretter des pantoufles alors qu’elle abandonnait tout ?

De la folie, c’était de la folie, mais c’était ainsi, elle avait épousé Rory — quinze ans déjà ! quinze ans, mon Dieu c’était hier, déjà quinze ans ! — et depuis le premier jour elle ne lui avait jamais entendu prononcer une parole insensée, c’était l’homme le plus raisonnable du monde, il savait toujours ce qu’il disait, il venait de dire qu’il fallait courir et partir, il avait sûrement une raison pour cela, et elle était sortie de la maison, elle laissait tout, elle courait, elle allait aussi vite que les quelques voitures qui roulaient avec précaution sur la boue de neige grise, elle courait sans s’essouffler, son masque lui donnait de l’oxygène, de l’oxygène fabriqué, l’air pourri du dehors n’en contenait plus assez, l’école était à cinq cents mètres, du même côté de la rue...

La classe de miss Thomson comptait vingt-sept filles de huit à dix ans, des Blanches et des Noires et des mélangées.

On séparait de nouveau les filles et les garçons à l’école. Il y avait des classes pour les unes et des classes pour les autres. C’était la nouvelle pédagogie. On s’était aperçu qu’il valait mieux ne pas enseigner exactement les mêmes choses, ni de la même façon, aux enfants des deux sexes. Et qu’un garçon et une fille, après tout, c’était différent.

Miss Thomson était une institutrice noire, d’un noir noir, haute et large comme un champion, avec une voix d’homme, une bouche grande et rose comme la moitié d’une pastèque, et des cheveux très blancs en mille boucles presque rases. Elle était vêtue d’un collant orange, qui moulait les muscles ronds de ses épaules et sa poitrine presque plate. Elle dit à ses élèves :

« Prenez votre cahier de joies. Aujourd’hui c’est un jour qu’il faut marquer d’une grande croix, c’est un grand jour pour tous les enfants de Dieu. Tout à l’heure, va commencer à accélérer le dernier convoi qui tourne en ce moment au-dessus de nos têtes, et qui va emporter vers notre cher soleil, pour qu’il les mange et les détruise, les dernières vieilles saloperies de Bombes...

« Le soleil, mes pauvres filles, vous ne l’avez jamais vu, sauf peut-être un peu les plus grandes quand vous étiez des petits bébés, et qu’il vous tapait dans l’oeil entre deux nuages, mais un jour vous le verrez toutes, je vous le promets, ce n’est pas possible qu’on continue de vivre comme ça, toute la terre toute ronde enveloppée dans une saloperie de couverture grise de nuages. Les Présidents ont promis qu’ils allaient faire quelque chose, et vous le verrez, le vieux soleil, je vous le promets, il est toujours là-haut au-dessus du Nuage, il est notre père et notre grand-père, il est l’oeil droit du Seigneur, et les hommes impies, tous ceux qui ne pensent jamais au Seigneur, qui ne pensent qu’à fabriquer, fabriquer, fabriquer, ont tellement fait cracher de saloperies par leurs usines dans les eaux et dans les airs que les eaux sont mortes et que l’air s’est pourri, et toute la terre s’est couverte d’un Nuage de honte qui nous cache l’oeil de Dieu. Nous ne le voyons plus, mais IL nous voit. Jésus ! Tu nous vois ! Nous sommes Tes brebis ! Un jour nous reverrons Ton oeil rond qui nous regarde et nous donne la lumière ! Alléluia ! Alléluia ! »

Elle se mit à chanter de sa voix de contrebasse et les vitres tremblèrent. Les filles se levèrent et chantèrent avec elle, alléluia, et hosanna, et le Soleil et le Seigneur et la Joie. Et quand elles eurent chanté, elles se rassirent, prirent leurs cahiers et dessinèrent une grande croix rouge sur une page neuve.

Cela se passait juste au moment où Judith, qui s’apprêtait à prendre son bain, avait entendu le signal « tut-tuut, tut-tuut... » du téléphone. Grâce au poste qu’il occupait à la conférence internationale permanente, Rohr O’Callaghan avait eu droit à une ligne privée, fonctionnant sur ondes dirigées, que les voisines ne pouvaient pas entendre, les autres lignes en faisceaux desservaient chacune dix ou douze abonnés ou même plus et tout le monde écoutait tout le monde, on n’osait même plus commander une caisse de boîtes de bière, parce que Mme Swann ne se gênait pas pour intervenir dans la conversation : « Est-ce possible, Judith ? Vous en avez déjà commandé une vendredi dernier !... Est-ce Rohr qui boit ainsi, ou est-ce vous ? » Dans une petite ville résidentielle comme Greenmill, toutes les familles d’un même quartier se connaissaient forcément. La ligne dirigée avait apporté un peu plus d’intimité, mais Mme Swann avait fait la tête pendant deux mois. Mon Dieu, pourvu qu’il nous emmène quelque part où il ne neige pas, cette horreur de neige molle sale, peut-être quelque part où on peut encore voir le soleil... Il dit que ça n’existe pas, nulle part sur la terre entière, mais il a peut-être trouvé un endroit où on peut encore le voir, encore un peu, encore quelque temps, quelques jours, c’est pour ça qu’il est si pressé, au sommet d’une montagne ou une île au milieu d’un océan, très loin des usines et il nous y emmène, vite, vite, ça vaut la peine de courir... Mon Dieu, peut-être un endroit où on pourrait voir le soleil.

« Croa ! croa ! dit Shama. Qu’est-ce que tu crois ? »

Le Nuage a poussé très vite, à cause des moteurs à hydrogène si pratiques, si économiques, au carburant inépuisable. Ils ne crachent plus de gaz empoisonnés dans l’air, mais de la vapeur d’eau. Par millions, par dizaines de millions, par centaines de millions ils se sont mis à cracher de la vapeur d’eau au ras du sol et en l’air, et celui-ci est devenu saturé, plein de brumes et de brouillards que le soleil a pompés pour en faire des nuages, le Nuage, qui s’est rejoint partout et soudé à lui-même tout autour de la terre. Et l’air chaud montant des usines, des centaines de millions d’usines, lui a apporté leurs déchets gazeux, leurs poussières, tous leurs poisons. La terre est enfermée dans une boîte ronde molle empoisonnée.

La situation est grave. Les Présidents, qui se consultent constamment par téléphone, ont décidé qu’il fallait faire quelque chose. Il faudrait d’abord, évidemment, supprimer les moteurs à hydrogène. Mais les remplacer par quoi ? Il faudrait réduire l’activité et le nombre des usines, mais cette mesure mettrait fin à la merveilleuse croissance production-consommation, qui rend tous les consommateurs et les gouvernements si satisfaits. Il faudrait trouver un moyen de condenser le Nuage, le résoudre en pluies pour qu’il dégage le ciel, c’est techniquement possible, mais il pleut et neige déjà beaucoup, ce serait le déluge, c’est un gros risque, il faut pourtant faire quelque chose, absolument quelque chose...

La commission internationale permanente travaille depuis trois ans sur ce problème. Elle n’a pas encore trouvé le moyen de concilier les besoins de la consommation avec le besoin de revoir le ciel. Rohr O’Callaghan en est devenu, comme il l’espérait, le secrétaire général.

Ce matin on a failli voir le soleil à Madagascar. Toutes les radios l’ont annoncé, les caméras T.V. ont visé l’endroit du ciel un peu plus clair que le reste de la voûte grise. Elles ont fait des panoramiques pour montrer la différence entre le gris très gris et le gris un peu moins gris. C’était un cyclone venu de l’océan Indien qui brassait et déchirait avec fureur les kilomètres d’épaisseur du Nuage, mais il n’a pas réussi à faire un trou, il s’est entortillé, étouffé, il est mort, du coton sale plein la bouche.

Tous les écrans du monde ont diffusé ce morceau d’espoir blême, et en voyant cette espèce de lueur difforme essayer de se faire une place dans les épaisseurs du gris, lancer des pseudopodes pâles puis les rétracter, lutter avant d’être submergée et avalée, les peuples ont senti grandir leur confiance dans l’avenir. Un jour viendra, oui, un jour... La commission travaille.

En courant vers l’école, Judith pensait aux montagnes de nourriture que Méré Bergeron avait dû faire cuire pour ses dix-sept enfants. Elle revit la recette aux lignes effacées, pendue au-dessus des boutons à pousser, des boutons à effleurer, des boutons à tirer, des boutons à tourner, et ce fut un déchirement. Elle retrouverait une autre cuisine, peut-être plus perfectionnée, et des fauteuils à bercer et des lits à  dormir, et des télés partout. Mais le Ketchup de Méré Bergeron, jamais... Elle poussa la première porte de l’école, puis la deuxième, et se trouva dans la salle d’entrée où étaient pendus les cirés des filles, de toutes couleurs. Elle reconnut celui de Filly, vert bourgeon avec un capuchon bouton-d'or et un masque bleu, le décrocha, entra dans la classe avec la cage et le ciré, toutes les têtes se tournèrent vers elle, Filly se leva et tendit les bras vers elle en criant « Maman ! ».

Judith posa la cage, dit « Je m’excuse miss Thomson », mais à cause du masque miss Thomson et les fillettes n’entendirent que vra-vra-vra-vri-vron-vron, et Judith prit Filly par la main, la tira vers elle, lui enfila son manteau et son masque, lui reprit la main dans sa main droite, ramassa la cage de la main gauche et sortit de l’école en courant. Filly tout excitée courait en danseuse comme quand on fait la ronde, et parfois Judith tirait pendant que Filly avait les deux pieds en l’air et Filly se mettait presque à planer et poussait un cri de peur et de plaisir. La neige sale les frappait et coulait sur leurs manteaux et Shama criait d’indignation.

« Calmez-vous mes filles, calmez-vous ! disait miss Thomson. Si Mr O’Callaghan est venue chercher Filly comme une mère chatte qui emporte son chaton, c’est qu’il se passe sûrement un événement, et aujourd’hui c’est forcément un événement très bon, parce qu’aujourd’hui est un jour de joie... Peut-être le papa de Filly vient les chercher pour les emmener chez le Président pour boire la goutte ensemble, parce que le papa de Filly, vous le savez, c’est quelqu’un de très important, c’est le secrétaire général de la C.I.P, la grande commission qui travaille pour nous rendre le ciel bleu. Pour ça, il faut d’abord commencer à remplacer les moteurs à hydrogène par des moteurs à gravitation. La grande commission est en train d’examiner tous les projets de gravitation, je vous ai déjà expliqué ce que c’est. C’est la même chose que la pesanteur. Qui se rappelle ce que c’est ?

— Moi moi moi ! dit une fillette blonde très excitée, qui se leva. C’est Newton qui l’a inventée. C’est quand tu lâches une pomme elle tombe...

— Très bien, ma poule, dit miss Thomson, c’est ça la gravitation. Eh bien, avec le projet, quand tu lâches une pomme, au lieu de tomber elle reste en l’air là où tu l’as mise. Et si tu lui souffles dessus elle s’en va tout droit, c’est ça qui serait commode pour les automobiles ! Ah, ah, ah ! »

Miss Thomson se mit à rire et à ronfler de joie et recommença à chanter et les vitres tremblèrent et toutes les filles chantèrent hosanna et alléluia, hourra pour la commission et la gravitation et pour M. O’Callaghan.

Et quand elles eurent fini de chanter, miss Thomson leur dit : « Maintenant prenez votre crayon bleu et dessinez un grand ciel bleu sur une page neuve, vous ne savez pas ce que c’est le ciel bleu, eh bien imaginez quand vous êtes dans la rue et que vous regardez en l’air à travers votre masque, au lieu de voir toute cette saloperie de gris, vous voyez comme un grand couvercle rond très haut, et bleu et bleu et bleu partout et transparent, comme un grand verre d’eau claire avec un peu de sirop de menthe verte qui serait bleu... »

Judith et Filly n’avaient plus que cent mètres à courir avant d’arriver au jardin devant la maison. Elles couraient, tache orange et tache verte couronnée de jaune, derrière les rideaux gris de la neige. Judith tirait Filly d’une main, et de l’autre brandissait la cage pour écarter les pans de neige molle qui tombaient, et elle commençait à voir, au coin du jardin, à travers la neige, le grand sapin mort qui se dressait comme une arête noire dans le gris.

Filly se demandait où c’est qu’on va, pourquoi tu es venue me chercher, elle ne pouvait pas poser les questions à cause du masque, et c’était encore plus excitant de ne pas savoir. Elles avaient encore quelques mètres à courir, elles n’étaient pas du tout essoufflées, leur masque leur fabriquait de l’oxygène synthétique, avec une usine-pastille pas plus grosse qu’un haricot. De l’oxygène tout neuf, tout propre, fabriqué à partir de rien, et qui donnait de la vigueur et de l’optimisme. Bientôt il y aurait partout des grandes usines qui en fabriqueraient assez pour que l’air tout entier redevienne normal. Bientôt. Un jour...

Filly lâcha la main de sa mère et s’arrêta pile, en montrant le ciel, ce qu’elle croyait être le ciel : le plafond du Nuage, imprécis et fondu dans la neige fondante qui tombait de lui. Judith leva la tête et s’arrêta à son tour : ce n’était pas l’appareil de Rory qui sortait du Nuage, le petit hélico électrique avec ses quatre pales rouges et sa cabine pendue au-dessous, en forme d’oeuf blanc couché, peint de mille fleurs gaies, que Filly nommait familièrement « Coco », mais un oeuf énorme, plus grand que la maison de la Banque, et ses pales tournaient au-dessus de lui comme une grande roue jaune qui faisait gicler la neige en tourbillons. Il n’avait pas une fleur, il sortait du Nuage comme un oeuf pondu de travers par un énorme derrière de poule grise pas très propre. Filly savait ce que c’était une poule, elle en avait vu quand miss Thomson les avait emmenées voir l’usine à poules. C’était une bête un peu idiote, avec des plumes, enfermée dans une petite cage, il y en avait des milliers et des milliers, chacune coincée dans sa cage, le derrière juste au-dessus d’un entonnoir. Et elle pondait un oeuf qui avait la forme d’un oeuf et qui tombait dans l’entonnoir. Et quand il en sortait, au-dessous, il était carré. C’était pour que ce soit plus facile à emballer, avait dit miss Thomson.

Le gros oeuf couché sorti des nuages se posa avec douceur sur le cercle d’atterrissage, une porte s’ouvrit dans sa coquille, et Rory se montra en haut de l’escalier qui se déroulait. Il n’y avait pas d’erreur, c’était bien lui à travers la neige avec ses cheveux rouges ébouriffés. Il faisait signe à Judith et à Filly de se dépêcher. Judith donna la cage à Filly et les poussa toutes les deux sur l’escalier. Rory vit la cage et dit : « Ah celui-là ! Il nous aurait manqué ! » Mais il l’aimait bien. Il saisit la cage et Filly et les souleva, Judith suivit, l’escalier se replia et l’oeuf repartit en brassant le Nuage qui l’avala.

Et toutes les sirènes de la ville se mirent à hurler, et tous les haut-parleurs à crier.

« Et voilà pourquoi, mes petites poules, disait miss Thomson, notre chère belle terre toute ronde est en train de pourrir comme une pêche oubliée dans un coin. Vous ne savez pas ce que c’est une vraie pêche, vous croyez que ça naît dans des boîtes qu’on ouvre avec un zip, il y a du jus autour et quand on la mange ça ressemble à du coton trempé dans du sirop. Eh bien ce n’est pas ça du tout, ça pousse sur des arbres presque aussi grands que moi, dans les gratte-ciel du ministre agricole, des rangées et des rangées d’arbres, peut-être deux mille arbres dans chaque rangée, sur cinq cents étages, les pieds dans l’eau et les branches accrochées par des épingles à linge. Et les arbres fleurissent et chaque fleur devient une pêche, oui mes petites poules dorées, c’est comme ça, et les pêches mûrissent, on leur donne pour ça l’air conditionné, la lumière qu’il faut et la musique top. La musique classique c’est pas bon pour les pêches, ça fait venir le vert, c’est bon pour les poireaux. Et quand les pêches sont mûres, clic on les coupe, et elles roulent sur un tapis, et elles passent dans l’ébouillanteuse, dans l’éplucheuse, l’ouvreuse-en-deux, la dénoyauteuse, l’emboîteuse, la gicleuse et la soudeuse, et quand elles sortent au rez-de-chaussée elles sont prêtes pour le supermarket.

« Tout ça c’est pour vous dire qu’une pêche en dehors de la boîte ça ne se conserve pas comme dans la boîte. Si tu l’oublies dans un coin de la cuisine, il lui vient sur sa joue une petite tache, tu regardes en passant, tu lui dis « Oh ma belle, toi il va falloir que je te mange ! Demain... » Et le lendemain la petite tache a tout envahi, toute la pêche a pourri en rond.

« Voilà, c’est ce qui est en train d’arriver à notre terre, notre tendre belle pêche mûrie au soleil de Dieu. Elle pourrit parce que toutes les usines et tous les égouts envoient leurs saletés dans les rivières et dans la mer, et parce que tous les moteurs ont mangé l’oxygène, et  qu’il n’en pousse plus assez pour le remplacer. Qui peut me dire qui c’est qui fabrique l’oxygène ?

— C’est les usines !

— C’est les oiseaux !

— C’est les forêts !

— C’est ma maman !

— Oui mes poules, non mes poules, les usines oui, les forêts oui aussi, mais pas les oiseaux pas les mamans, et ce qui en fabriquait le plus, mes petites prunes, c’était le plancton, ces minuscules créatures du Seigneur qui vivaient à la surface de toutes les mers et des grands océans, et qui étaient si petites que dans une goutte d’eau il y a des foules, des forêts, des troupeaux d’éléphants, toute une nation, et si tous les êtres humains de l’humanité étaient des planctons, ils tiendraient tout entiers dans la bassine jaune de Mr Flower, la femme de ménage, cette pauvre négresse à qui vous donnez tant de mal avec vos chaussures sales. Eh bien voilà que ce saint plancton créé par le bon Dieu pour nourrir les petits poissons et faire respirer les hommes, les hommes l’ont empoisonné avec toutes les saletés qu’ils ont rejetées dans l’eau. Il a commencé par mourir le long des rivages, et puis il a reculé reculé, mais les saloperies l’ont suivi, et l’ont cerné et l’ont assassiné et la dernière goutte de plancton a bel et bien été ratatinée, avec ses forêts et ses troupeaux d’éléphants, et elle est tombée comme une goutte de plomb au fond des eaux de la mer, là où il fait si noir et où c’est si profond qu’on y sent déjà la chaleur de l’enfer, qui est juste au-dessous.

« Mais bientôt, mes petits agneaux, un jour, bientôt, c’est promis, vous pourrez respirer dehors sans masque et vous verrez le soleil ! Et quand il neigera la neige sera blanche ! Oui ! Blanche ! Vous pouvez imaginer ça ? Blanche comme le blanc de vos yeux ! »

La sirène d’incendie plantée au-dessus de l’école se mit à hurler, et les haut-parleurs des postes de T.V., dans toutes les classes, crièrent les mêmes phrases :

« Sortez de vos maisons ! Quittez la ville ! Par tous les moyens ! Ne perdez pas de temps ! Fuyez vers l’est ou le sud ! Courez ! Courez ! Dépêchez-vous ! Ne perdez pas une seconde ! Danger ! Danger ! Partez tout de suite ! Partez ! Courez ! Le plus loin possible ! Danger ! Danger de mort !

« Mais enfin qu’est-ce qui se passe ? demanda Judith.

— T’expliquerai... Pas le temps maintenant !... » Rory était aux commandes, les mâchoires crispées, presque tétanisées. Il avait coupé les liaisons automatiques avec la terre, et mobilisait toute son intelligence et tous ses réflexes pour tirer de l’appareil le maximum de vitesse. Pas de destination. Seulement une  direction : le sud-est. Et un impératif : l’altitude. L’appareil grimpait à 45°, ce qui réduisait son déplacement à l’horizontale à 800 kilomètres à l’heure. Les moteurs électriques n’avaient pas la même efficacité que les anciens moteurs H.Y.M., mais, au moins, ils fonctionnaient...

Le gros hélico était l’appareil de fonction qui servait pour les rares déplacements lointains du secrétaire général. Les soutes contenaient les générateurs qui produisaient l’électricité nécessaire aux moteurs. La partie habitable de l’oeuf était divisée en quatre : le poste de pilotage, la cabine presque entièrement transparente, avec ses larges fauteuils dodus, le bureau, et les compartiments-lits.

Filly, le feu de ses courts cheveux rouges bouclés dansant sur sa tête, courait dans la cabine et sautait sur les fauteuils en criant de joie.

« Bon Dieu ! Fais-la asseoir et mets-lui la ceinture ! cria Rory. Et toi aussi ! Vite ! Et serre les ceintures à fond ! »

Il regardait droit devant lui comme s’il cherchait à deviner un obstacle, mais il savait qu’il n’y avait rien à voir, que la purée grise du Nuage qui plaquait une humidité sale et fuyante sur la coque transparente du poste. Ce gros engin n’était pas plus difficile à piloter qu’une bicyclette. Mais Dieu qu’il était lent ! Qu’il était mou ! Quel veau ! Quand même plus rapide que « Coco », et plus costaud. J’ai bien fait de le prendre. Il tiendra mieux le coup si je ne suis pas assez loin... Si...

« Ah !... »

Ils crièrent tous les trois ensemble. Une lumière fantastique avait enveloppé l’appareil. Chaque mini-goutte du Nuage était devenue un brasier. Un incendie blanc puis rouge fer, puis rouge sang, devant, derrière, au-dessus, partout. La lumière de l’enfer. L’appareil enfoncé dedans.

Elle s’éteignit aussitôt. Elle avait été si vive que le gris revenu leur parut noir. Filly se frottait les yeux.

« Blottissez-vous au fond des fauteuils ! cria Rory. Cramponnez-vous ! On va être secoué !...

— Mais qu’est-ce que c’est ? Tu vas me le dire, enfin ?...

— Une S.B.M. !

— Quoi ?

— Une Bombe ! Une super... À têtes multiples...

— Une Bombe ? dit Judith stupéfaite. Je croyais qu’il n’y en avait plus !... »

Il y eut un nouveau brutal paroxysme de lumière, puis trois autres en rafales, et encore deux, espacés. Et un dernier, tardif, qui dépassa l’intensité des autres dont il semblait avoir rassemblé en lui toute l’énergie.

« Enfoncez vos doigts dans vos oreilles ! cria Rory. Et ouvrez la bouche ! Toute grande ! Cramponnez-vous !

 — Quelle Bombe ? cria Judith. D’où elle vient ?

— Du convoi ! Au-dessus de nos têtes... Le dernier...

— Elle s’est décrochée ?

— Non... Elle a été lancée, volontairement !...

— Quoi ?... Qui a fait ça ?

— Un salaud ! Un fou... Bouche tes oreilles, bon Dieu ! »

Rory regardait se succéder les chiffres lumineux des secondes sur l’écran du chrono de bord. Chaque instant passé augmentait les chances de survie. L’onde de choc était longue à les rattraper, il avait peut-être réussi à fuir assez loin, ils étaient peut-être sauvés... Au moment où il commençait à se détendre, Shama poussa un cri sauvage, « Krouaaa ! » et une gifle formidable frappa l’appareil à l’arrière et par-dessous, plia les pales vers le haut comme un parapluie retroussé par le vent. L’appareil fut projeté comme une balle par une raquette, exactement dans la direction qu’il suivait déjà, vers le sud-est et vers le haut. Les autres chocs l’atteignirent dans le même axe, augmentant sa vitesse déjà acquise. Ce fut celle-ci qui le sauva. Les accélérations successives collaient les trois passagers contre leurs sièges. La dernière fut la plus violente, mais l’appareil l’encaissa sans dommages. Un grondement formidable avait suivi le premier impact et il n’en finissait plus, s’atténuait puis redoublait, s’amplifiait dans toutes les directions. C’était le bruit de mille chariots de fer sur des pavés de granit. Des chariots grands comme des montagnes.

Le bruit et la vitesse de l’hélico s’amortirent peu à peu. Les pales élastiques, incassables, du rotor, reprirent leur place dans un « dzing » qui secoua toute la carcasse de l’appareil. Filly, éberluée, ses deux index dans ses oreilles, la bouche grande ouverte et les yeux encore plus grands, cherchait quelque chose à dire et ne trouvait rien, elle n’avait pas eu peur, c’était bien trop étonnant. Shama, réfugié sous un fauteuil, fit savoir doucement qu’il était toujours vivant. « Crrroua... » Rory essayait de reprendre la maîtrise des commandes, mais aucune ne répondait. L’appareil n’était plus qu’un projectile. Ses pales tournaient à l’envers.

Et tout à coup il perça le sommet du Nuage...

Filly arracha ses doigts de ses oreilles et cria :

« Oooh !...

— Le soleil... » dit Judith.

« Hommes, dit l’homme, je vais vous détruire. Tous... » Il était assis sur le siège de commande de la navette, face à la caméra qui transmettait à la terre les images du poste de pilotage. Il était calme... Il était beau comme un dieu maudit. Un bref collier de barbe grise encadrait son visage maigre. Un grand front lisse, dominant des yeux bleu clair, se prolongeait aux dépens de ses cheveux couleur de fer, courts et en désordre. Il portait une combinaison d’ouvrier, bleu pâle, pas très propre, usagée, avec beaucoup de poches, dont certaines gonflées.

« J’aurais voulu vous parler en direct, mais je sais bien qu’à Houston on va court-circuiter mon message, on va le communiquer d’abord à toutes les autorités, qui n’oseront pas vous dire la vérité, qui vont s’affoler, m’appeler, me parler, essayer de me convaincre, de trouver une solution... »

Il prit un temps, soupira, continua :

« Il n’y a pas de solution... Ou plutôt il n’y en a qu’une : celle que j’ai commencé d’appliquer, à regret, mais avec une détermination définitive et absolue. Et si je vous adresse ce message, c’est parce qu’on sera bien obligé de vous le faire entendre sans tarder. Vous savez déjà qu’un désastre s’est abattu sur San Francisco. L’explosion d’une Bombe S.B.M. a mis en mouvement les plaques tectoniques de la faille de San José. Un tremblement de terre et un raz de marée ont multiplié par cent les effets de la Bombe et les ont prolongés tout le long de la côte, jusqu’au Mexique et au Canada. Et les vents commencent à diffuser les radiations mortelles sur tout l’ouest des États-Unis. Il y a déjà des millions de morts. Ce sont les premiers. Cette Bombe, c’est moi qui l’ai lancée. »

L’appareil filait vers l’est au maximum de sa vitesse, au-dessus du Nuage vers lequel il tombait peu à peu, l’air, à cette altitude, le portant mal. Tout fonctionnait de nouveau normalement. Rory avait enclenché le stabilisateur automatique. Il ne pouvait rien de plus.

Il se tourna brusquement vers Judith assise à côté de lui et s’écria :

« Tu le connais, ce cinglé ! Il était venu nous voir à Washington, tu te rappelles ? Et il était parti brusquement sans dire au revoir, parce que tu lui avais parlé des étoiles !

— Olof ? C’est Olof ?

— Oui ! Il était ingénieur pilote au programme de déminage, il en est devenu le directeur depuis trois ans. C’est lui qui fixe la composition des convois, qui décide de prendre telle Bombe plutôt que telle autre. Il y en avait pas mal qu’on n’avait pas pu désamorcer. On les connaissait. On avait la liste de leurs orbites... Il a gardé les plus puissantes, les plus mauvaises, pour le dernier convoi, pour maintenant ! Il nous a expliqué tout ça ce matin, pendant un quart d’heure, en direct avec la commission, qui tenait séance. Pour convaincre Houston de le brancher sur nous, il leur a montré, dans le vide, les débris des deux autres navettes qui travaillaient avec lui et qu’il venait de faire sauter. Il est armé, le salaud ! Et rien ne le retient ! Il est réfractaire à Helen. Il nous a dit qu’il lancerait toutes ses Bombes, et que la première serait pour San Francisco, justement à cause de la commission, qu’il a qualifiée de dérisoire et misérable, et pourtant dangereuse. Et puis il a coupé... À la commission c’était la folie ! Tout le monde était debout et criait.

— Il est fou !

— Il va le faire !

— Il ne le fera pas !

— Il faut donner l’alerte !

— Évacuer la ville !

— S’il le fait, c’est trop tard !...

— S’il ne le fait pas, inutile de créer la panique !...

« Le président de la séance essayait de ramener le calme, il criait dans son micro, on ne le comprenait pas : c’était le délégué esquimau ! Les traducteurs débordés ne traduisaient plus. Personne ne comprenait plus son voisin. Moi j’ai pensé à vous, rien qu’à vous, je ne pouvais rien pour les autres. Je me suis dit que s’il n’y avait qu’une « chance » contre un million qu’il lance la Bombe, je ne vous laisserais pas courir le risque. J’ai bondi au parking, et voilà... Juste à temps ! Juste à temps...O God ! God ! Thank you !... »

Il se mit à trembler et se cacha le visage dans les mains.

Judith ne parvenait pas à croire ce qu’il avait dit, ce qu’elle avait vu. C’était monstrueux, inimaginable, cela ne pouvait pas être vrai ! Et pourtant c’était arrivé... Elle prit les mains de Rory dans lesquelles il cachait son visage, et les embrassa. Elle lui dit doucement :

« Merci, Rory, merci... »

Filly était à l’autre extrémité de l’appareil, dans le compartiment-lits. Par la grande baie arrière, elle regardait l’horizon fantastique, là-bas, au loin, à l’ouest. Des bourgeonnements de feu s’élevaient lentement au-dessus du Nuage, en champignons, en coupoles, en anneaux, se chevauchaient, se pénétraient, montaient toujours plus haut tandis que d’autres surgissaient en montagnes ardentes. C’était un bouillonnement muet, gigantesque, de toutes les couleurs du feu, roulées dans les gris de la cendre. Au-dessus, le ciel était d’un bleu absolu.

Son nez et ses deux mains ouvertes collés à la cloison transparente, ses yeux dévorant son visage jusqu’à ses cheveux incendiés, Filly emplissait son âme de la fantastique beauté du cataclysme.

Le haut front nu d’Olof, sa courte barbe et ses yeux bleus emplissaient les écrans du monde. Il parlait calmement, sans exaltation, avec une résolution triste et implacable.

« Ce que je viens de commencer, je l’ai préparé pendant des années. Je sais quels seront les effets directs et indirects des Bombes. Ceux qui les avaient fabriquées espéraient que s’ils les employaient pour leur guerre ils seraient vainqueurs et vivants. C’était grotesque. Il ne pouvait pas y avoir de vainqueurs, seulement des victimes... Ceux d’entre vous qui ne seront pas tués sur le coup mourront par l’effet des radiations. Ceux qui ne seront pas tués par les radiations mourront de faim car ils ne trouveront plus un animal, plus un végétal pour les nourrir. Quand j’aurai terminé ma tâche, je me tuerai à mon tour. Il ne doit pas y avoir de survivant...

— C’est incroyable ! murmura Rory. Il n’a pas l’air d’un fou !...

— Il n’est pas fou, dit Judith à voix basse. Je suis sûre qu’il n’est pas fou...

— Mais enfin ! Pour faire ce qu’il fait...

— Chut ! Écoute ! Écoute ce qu’il dit... »

Ils étaient blottis, serrés l’un contre l’autre, sur le divan de cuir du salon de leur appartement-abri, à Washington. C’était là que Rory s’était finalement décidé à conduire les siens. Il pensait qu’Olof n’attaquerait pas deux fois de suite les États-Unis. Il frapperait d’abord, sans doute, les autres nations. Cela leur laissait un certain délai. Dans le triplex blindé, hermétique, avec sa centrale et ses provisions, ils pouvaient survivre pendant des mois. Mais il n’était pas question de s’y attarder. Quelques jours, au plus, le temps de penser à un asile permanent, et de s’y rendre...

Un asile ? Un abri ?

Où ?

Où ?...

NULLE PART !

Il n’y a pas d’abri possible ! La mort prendra son temps, mais elle frappera tout le monde... Il n’y aura pas de rescapés !

Judith !... Filly, mon trésor, mon miracle !...

Le désespoir éclata dans la tête de Rory. Il se leva en hurlant :

« Salaud ! Fumier de dingue ! Ordure !...

— Chuut ! dit Judith. Tais-toi, écoute-le. »

Elle tremblait imperceptiblement, par petits coups. Il lui semblait que le milieu de son corps était devenu un bloc de glace qui lui envoyait des vagues de froid dans les épaules, dans les bras, dans les reins. Sa mâchoire aussi se mit à trembler. Elle serra les dents.

Elle était arrivée à la même conclusion que Rory. Il n’y a pas d’abri. Et elle pensait à Rory et à Filly. Filly, son trésor, son miracle...

Filly dormait, dans la paix et le grand silence de l’appartement douillet. Si confortable. Moquette, tapis, meubles anciens, lumière douce, plafonds capitonnés de soie.

« Je dispose de 713 Bombes, disait Olof. Je les utiliserai toutes. C’est beaucoup plus qu’il n’est nécessaire, mais j’ai voulu être certain que la terre serait bien saturée, partout... Elles sont de provenance chinoise, russe, européenne, africaine, américaine, et diverses... Sauf pour quelques-unes, je ne connais pas leurs objectifs. Mais elles les connaissent. Il suffit de les mettre en route. Elles trouveront leur chemin. Elles font comme les pigeons : un petit tour pour s’orienter, puis droit vers leur but... »

Charmants pigeons...

Il devint pathétique :

« Je vous en supplie, ne fuyez pas les villes, rassemblez-vous au contraire aux endroits où les Bombes tomberont à coup sûr. C’est la meilleure mort. Immédiate. Sans souffrances. Les radiations, c’est terrible. J’aurais voulu vous épargner ça, mais ce n’est pas possible... »

Il s’arrêta un instant, il semblait chercher ses mots, hésiter. Comment convaincre ? Il dit, avec une sincérité évidente :

« Je ne vous hais pas... »

« Ça c’est la meilleure ! » dit Rory.

«... Mais vous venez de faire la démonstration que l’espèce humaine était inguérissable. Un homme de génie a trouvé le moyen de mettre fin à toutes les formes de violence, mais la façon dont vous avez, depuis, utilisé toute votre énergie et ce que vous nommez votre intelligence, a prouvé qu’elles étaient aussi dangereuses dans la paix que dans la guerre, dans la fraternité que dans la haine. Par leur efficacité néfaste, l’oxygène, dont le symbole, O, est rond comme la terre qu’il animait, est devenu un gaz rare ! Et la terre suffoque ! Les excréments monstrueux de vos villes et de vos usines ont tué le plancton. Les petits poissons qui s’en nourrissaient sont morts à leur tour, et les poissons plus gros qui mangeaient les petits sont en train de mourir ! Et la terre vivante à son tour va mourir... Excusez-moi : j’ai dit vous avez, je dois dire nous avons : je ne me place pas à part, hors de la culpabilité générale. Je suis un homme, comme vous, votre frère, coupable, comme vous...

« La preuve est faite... L’espèce humaine est malfaisante, destructrice, et rien ne peut la corriger. Plus elle accroît ses connaissances et ses techniques, plus elle se montre incapable de les maîtriser. Il semble qu’une imbécillité collective perverse se développe en elle, dans la même mesure où s’y révèlent les intelligences individuelles. Celles-ci lui donnent des moyens de création, et celle-là les transforme aussitôt en moyens d’anéantissement. Cette stupidité funeste a failli conduire l’espèce humaine à l’autodestruction par le moyen des Bombes. La molécule L l’a sauvée. Mais elle se précipite de nouveau vers sa perte, par les voies pacifiques. Les masques et les mini générateurs d’oxygène ne la soustrairont pas longtemps à l’asphyxie générale. Elle périra : elle va périr, victime de son extravagante idiotie...

« Alors, pensez-vous, pourquoi ce massacre que je viens d’entreprendre ? De quoi je me mêle ? Je n’ai qu’à laisser la race détestable dont je fais partie achever sa propre destruction... Oui, oui ! Vous avez raison ! Ce serait logique, si un élément nouveau, terrible, ne venait de surgir !... »

Sur les écrans, le visage d’Olof se marquait de rouge aux pommettes, la sueur perlait sur son front, formait des gouttes rondes, parfaitement sphériques, qui se détachaient au moindre mouvement de sa tête et flottaient en apesanteur devant elle, formant des mini constellations brillantes qui tournaient et voguaient dans les remous de l’air.

Il tira un mouchoir d’une poche de sa combinaison, épongea son front, souffla sur les gouttes vagabondes qui s’éparpillèrent, hocha la tête, affirma :

« Ce que je fais est très pénible... »

Il sécha avec le mouchoir les paumes moites de ses mains et le posa sur rien, en l’air, à sa portée.

« C’est horrible... Pour vous aussi, bien sûr... Mais croyez-moi, je souffre de toutes vos souffrances... Si j’ai entrepris cette action effroyable, c’est parce que les hommes, vous, moi, nous tous, notre race maudite, sommes sur le point d’aller porter notre épouvantable malfaisance hors de la terre, dans les étoiles !... »

Il se frappa la poitrine de son poing fermé, et des gouttes jaillirent de son front et dansèrent autour de sa tête agitée. À chaque coup de poing on entendait « boum ! boum ! » comme s’il avait frappé sur une caisse à la peau mal tendue.

« Et je suis coupable ! Plus que la plupart d’entre vous ! Je me suis passionné pour le voyage spatial. C’était au temps de la guerre. Je croyais que lorsque celle-ci prendrait fin, les hommes auraient tant souffert qu’ils seraient devenus raisonnables, sages, prudents, avisés... Et j’avais presque trouvé la technique du voyage instantané, qui abolit totalement les distances. Je me disais : Les étoiles, c’est chez nous, c’est notre monde, c’est l’infini offert par Dieu à l’espèce humaine. Quel envol ! Quelle gloire ! Quel avenir !... Quand j’ai vu que les hommes en paix étaient aussi stupides, aussi malfaisants que les hommes en guerre, avec peut-être encore plus d’efficacité, tout à coup j’ai eu peur. Lâcher l’espèce humaine dans l’univers c’était injecter le pus de la peste dans les veines d’un corps vivant. J’ai aussitôt arrêté mes recherches, détruit les résultats de mes travaux. Mais d’autres les ont continués ! Les instruments sont au point ! Le voyage instantané vers les lieux les plus lointains de la galaxie et même au-delà est pour demain !... Et même si l’humanité asphyxiée devait recommencer toute son histoire à l’âge des cavernes, avec une poignée de rescapés, pendant que la terre recommencerait à verdir et à fabriquer le bienfaisant oxygène, même dans ce cas, un million ou un milliard d’années plus tard, l’homme redécouvrirait le moyen de  quitter sa demeure natale et de s’envoler vers les étoiles pour aller leur porter son poison. Cela ne doit pas se produire ! JAMAIS ! Et le seul moyen de l’empêcher est d’éliminer l’espèce humaine. Totalement. Radicalement. Sans aucune possibilité de renaissance...

« NOUS DEVONS TUER LHOMME POUR SAUVER LUNIVERS ! »

Vous m’avez compris, j’en suis sûr !... Je vous demande de m’aider, au lieu de vous affoler... Rassemblez-vous dans les grandes villes avec vos familles... C’est là que tomberont les plus grosses Bombes, les plus efficaces. Vous n’aurez le temps de rien voir, de rien sentir... Et vous aurez fait votre devoir envers la Création... »

Il cueillit le mouchoir en l’air, se tamponna le front et reprit d’une voix un peu enrouée :

« Il est 9 h 55, Greenwich. Je dois vous quitter... Il faut que j’aille lancer une Bombe... Je ne sais pas où celle-là tombera... Quand je connaîtrai leur destination, je vous le dirai... Ce n’est pas facile, ce que je fais... Je suis tout seul... Mais j’en viendrai à bout... »

« Je veux lui parler ! cria Judith. Il faut que je lui parle ! »

Elle se leva brusquement. Elle était en larmes, elle pressait ses mains l’une contre l’autre.

« Filly ! Notre Filly ! Il ne va pas la tuer, Rory ? Dis, il ne va pas la tuer ?... »

Rory se leva et la prit dans ses bras. Elle se serra contre lui en sanglotant.

« Rory, dis, Rory, on ne va pas le laisser faire ! Il faut lui montrer Filly ! On ne peut pas la lui montrer ? Il ne reçoit pas les images ? Dis, Rory ?...

— Il y a des centaines de millions d’enfants qui vont mourir, s’il lance toutes ses bombes. Il le sait. Et il s’en fout ! Tu l’as entendu ?

— Mais ce n’est pas Filly ! Notre Filly, Rory ! Il nous connaît, c’est notre fille, il faut la lui montrer, dis Rory, on ne peut pas ? Il ne voudra pas tuer notre fille !... Il faut que je lui parle ! Je suis sûre !... Ce n’est pas possible, dis Rory ? »

Le désespoir et l’espoir insensé de sa femme brisèrent la logique de Rory. Dans une situation folle, pourquoi ne pas essayer des moyens fous ?

« À Houston, dit-il, ils sont en liaison images avec lui, dans les deux sens... Je vais appeler le Centre. »

Il alla vers le téléphone, effleura le bouton d’appel, donna à haute voix le numéro du Centre, auquel il ajouta son numéro de priorité. Au bout de quelques secondes, l’écran se mit à palpiter en rouge.

« Occupé... soupira Rory. On doit les appeler du monde entier. À moins que leurs lignes ne soient coupées...

— Il faut y aller ! dit Judith. Il faut aller à Houston, vite ! Tout de suite ! »

Elle ne pleurait plus, elle était droite, raide, décidée.

« D’accord ! dit Rory, va réveiller Filly... »

L’appartement-abri fut secoué par un coup gigantesque, toutes les lumières s’éteignirent, et dans l’obscurité retentirent les chocs et les bris des meubles bousculés et des objets projetés. Judith et Rory tombèrent sur le divan. Des bouteilles cassées du bar giclèrent les odeurs mélangées des alcools.

Filly criait :

« Maman ! Maman ! Où tu es ?

— Ma chérie ! je suis là ! J’arrive ! Ne bouge pas !... »

La lumière revint, plus faible. Le générateur de secours s’était automatiquement mis en marche. Judith jeta le vase qu’elle avait reçu sur les genoux et courut vers la chambre de Filly, en slalom à travers les meubles renversés.

« Salaud ! gronda Rory. J’espère qu’on va trouver le moyen de te détruire avant que tu aies fait plus de mal ! »

Mais il était sceptique. Il n’existait plus, nulle part au monde, de fusées pouvant atteindre un tel objectif. Il n’existait plus d’armes d’aucune sorte, même d’armes de chasse. Sauf peut-être dans des musées. Il faudrait les remettre en état de servir, les embarquer dans des navettes... Et qui les utiliserait ? Il faudrait trouver des réfractaires à L.M., ayant gardé leur agressivité... Comment les repérer dans le grand désordre qui allait régner ?

Il regarda son appartement saccagé. Ce n’était pas un coup direct sur Washington : l’abri aurait été volatilisé. Sans doute la Bombe était-elle programmée sur un objectif militaire, qu’il ignorait. Au moins à cinquante kilomètres. Peut-être plus. Il se frappa les tempes avec les deux poings. Comment, comment se débarrasser de ce fou ?

Malheur ! Malheur ! Le pape n’est plus dans Rome ! La prophétie de saint Malachie s’accomplit ! C’est la fin des temps !...

À la terreur causée par les Bombes et les paroles tombées du ciel s’ajoutait un effroi mystique qui étreignait même les non-catholiques et les non-croyants fuyants sur les routes. Le pape avait quitté Rome. Contre sa volonté, un commando de jeunes cardinaux, ceux qu’on nommait sa « garde rouge », l’avait arraché au Vatican pour le mettre à l’abri. Kidnappé. Pour le sauver. La radio du Vatican l’avait annoncé aux fidèles sans dire où il était. C’était un pape français. Il avait pris le nom d’Innocent XV. Aucune « devise » ne s’appliquait à lui dans la prophétie, car le nombre réel des papes avait dépassé le nombre prévu. Mais saint Malachie disait que le dernier pape avant le  Jugement quitterait Rome. Et que son nom serait Pierre. Or le nom civil d’Innocent XV était Emmanuel Persil. Persil vient du latin petroselinum dans lequel il y a petro, petra, qui signifie pierre... Personne ne savait plus ce qu’était le persil, n’en avait jamais vu, jamais touché, jamais mangé... Petroselinum, une plante qui pousse sur les pierres... Bien avant les temps maudits, le persil ne poussait plus sur les cailloux, mais dans les plates-bandes des jardins et dans des pots sur les fenêtres et balcons. Persil, concentré de vitamines, on l’avait fait friser, on en mettait dans les salades et sur la tête cuite des veaux, on le faisait frire avec les poissons, c’était au temps heureux où les hommes se croyaient malheureux. Persil... Pierre... Et il avait quitté Rome…

Juste à temps.

La quatrième Bombe percuta exactement le sommet de la croix qui dominait le dôme de Saint-Pierre.

Rome, la superbe, l’ancienne, la joyeuse grand-mère de toutes les villes du monde, Rome avec ses palais, ses mille églises, ses colonnes, ses arcs de triomphe et ses fontaines, et tous ses souvenirs enfouis sur lesquels elle riait et dansait, Rome disparut. En un dix millième de seconde.

À deux cent cinquante kilomètres de là, le Vésuve, furieux d’être réveillé, fit sauter son bouchon, et jeta vers le ciel un nuage de cendres que le Nuage absorba comme celui qui montait de Rome. Un fleuve de lave rouge grilla Naples et coula dans la baie. La Sicile s’enfonça de dix mètres en Méditerranée et ressortit de trente. L’Etna se mit à fondre de tous les côtés.

La Bombe suivante tomba sur Pékin, et de la Ville Carrée fit un trou rond.

Il restait trois Bombes dans le container de tête. Trois Bombes japonaises marquées du signe de l’ancêtre soleil. Surpuissantes. Miniaturisées. Elles avaient la dimension d’une baguette de pain parisien. Longues, minces. Capables d’écorner un continent. Une était blanche, une verte, une jaune.

Olof les sortit « à la main » du container et les stabilisa dans l’espace libre. Revêtu de son scaphandre spatial doré bardé de microfusées directionnelles, il évoluait dans le vide avec l’aisance d’un poisson dans une mer calme. Il s’était parfaitement habitué à l’absence de verticalité. Pour un astronaute débutant, ce qui est le plus déroutant, lui fait tourner les méninges et le rend malade, est le fait qu’en apesanteur n’existe plus ni haut ni bas, ni dessus ni dessous. Les choses et les objets célestes sont seulement « autour » de lui, sans que pour autant il soit à leur centre, car le moindre de ses mouvements change à ses yeux leur position. Il se trouve au sein de directions fluides. Il faut qu’il s’y habitue. Olof, qui avait travaillé dans l’espace depuis des années, évoluait autour du convoi comme une mouche, s’y posait, repartait, regagnait la navette avec une aisance totale. Il transporta les trois Bombes à une bonne distance du convoi. Chacune comportait, outre son système de mise à feu par radio, un système manuel avec retard réglable. Il les actionna tous les trois, retourna à la navette, quitta son scaphandre dans le sas, et vint se poster derrière un hublot pour voir partir les trois « baguettes ».

Devant lui se trouvaient deux gros cylindres peints en blanc : les premiers « wagons » du convoi. Plus loin, sur sa gauche, les fusées qu’il venait d’en extraire brillaient dans la lumière éclatante du soleil. À l’arrière-plan, défilant à toute allure, la surface extérieure du Nuage bouchait toute la vue. Dans la position qu’avait prise Olof, le Nuage lui donnait l’impression d’être « devant » lui alors que, bien sûr, en se référant à la gravitation, il était au-dessous. Puis venait le convoi. Et, au-dessus du convoi, la navette, détachée. Pour l’instant à une distance de cent mètres. Et ce n’étaient pas la terre et son Nuage qui défilaient si vite, mais le convoi et la navette qui tournaient autour d’eux. Le Nuage était un peu moins gris à l’extérieur qu’à l’intérieur, la lumière exaltante du soleil le parait même par endroits d’une sorte de blancheur blême. La terre avait l’air d’être enveloppée dans une serpillière boursouflée, décolorée par les lessives.

Le convoi et la navette entrèrent brusquement dans l’ombre de la terre : la nuit. Les trois fusées disparurent aux yeux d’Olof mais il vit, quelques minutes plus tard, une courte flamme bleue s’allumer, décrire un cercle, la moitié d’un second, puis s’allonger brusquement en un blanc éclatant et s’enfoncer dans le noir à la vitesse de l’éclair. Le Nuage s’illumina quand elle pénétra dans son étoupe.

Olof assista au départ des deux autres fusées. Pour être sûr... Puis il soupira, se propulsa du bout des doigts vers la couchette, qui lui paraissait pour l’instant verticale, s’allongea contre elle et boucla autour de sa poitrine, de son ventre et de ses cuisses, les ceintures qui l’empêcheraient d’aller flotter au milieu de l’habitacle à la suite de quelque mouvement involontaire. Il avait besoin de dormir. Il était nerveusement épuisé. Il avait entrepris une tâche énorme. Bouleversante. Il devait l’accomplir. Mais pendant les moments où il n’avait rien à faire il ne pouvait s’empêcher de penser à ce qui se passait sous le Nuage, et cela le ravageait. Il prit dans un alvéole de la cloison une sucette somnifère et l’introduisit entre sa langue et son palais. Elle avait le goût de la banane. Il avait coupé le contact avec Houston. Ils devaient chercher là-bas, en vain, le moyen de le détruire. Ils n’avaient pas d’armes. Tout ce qu’ils pouvaient faire était de lui envoyer des navettes pour l’éperonner. Mais ils ne trouveraient personne parmi les pilotes de ces engins qui fût capable d’une action aussi agressive.

Et si, sous le coup du désespoir, un ou plusieurs parvenaient à surmonter leur phobie de la violence, ils auraient à le vaincre : lui, il était armé.

Il éteignit la lumière, enclencha le signal d’alerte qui, couplé au radar, lui signalerait toute approche, estima qu’il avait avalé assez de drogue pour dormir deux heures et écarta les lèvres. La sucette, fixée à un caoutchouc lent, sortit de sa bouche et regagna son trou.

Sous le Nuage. Neige. Pluie. Vapeurs équatoriales. Atmosphère de frigo ou de machine à laver, baignant partout la terreur et le désespoir. Sous le ciel gris, parfois presque noir quand arrive une tornade, l’humanité tout entière s’enfuit. Elle fuit les villes et ne sait où aller, car il n’y a plus de campagnes. Fruits, légumes, céréales, viandes, poussent en usines, dans les villes. Tous les moyens de vivre sont dans les villes. Et sur les villes, venue du ciel, tombe la mort.

Vingt et une Bombes, déjà. Quatre en Europe, trois en Russie, cinq en Chine, sept en Amérique du Nord, deux en Amérique du Sud. Après Rome, Marseille a disparu. Dans son échancrure, la Méditerranée monte maintenant jusqu’à Tarascon. Lyon a laissé un trou dans lequel le Rhône et la Saône tombent en cataractes. L’eau s’échappe par une crevasse qui rejoint le magma. Une explosion de vapeur a fait sauter le mont Pilât. Les volcans d’Auvergne grognent. Le puy de Dôme a fondu par sa base et coule sur Clermont-Ferrand.

Un vent gris et rouge pousse vers l’Irlande du Nord les poussières radioactives qui sont tout ce qui reste de Londres.

La Bombe destinée à New York était spécialement programmée : elle s’est immergée dans l’Atlantique, a remonté l’Hudson puis les égouts et a sauté sous Manhattan. Les gratte-ciel ont jailli droit vers le Nuage, l’ont traversé et se sont épanouis en un bouquet de débris de béton et de ferraille qui sont retombés avec des trombes d’eau sur les New-Yorkais en fuite. La statue de la Liberté a plongé en morceaux dans l’océan. Son bras a ricoché jusqu’à Boston.

Le monde entier est pareil à une fourmilière qui reçoit des coups de pied. Les fourmis affolées quittent leur abri, mais n’ont d’autre endroit où aller que leur abri...

Les foules américaines, asiatiques, européennes, australiennes, les habitants des grandes villes et des moindres cités sont partis en courant, en roulant, en volant, en marchant, en criant, en tremblant, en pleurant, sans savoir où aller. Les T.V-bracelets les informent de ce qui se passe. Il y a toujours une station émettrice qui fonctionne, et qui occupe automatiquement les écrans de poignet. Ce ne sont plus musiques ni chansons, mais les nouvelles, rien que les nouvelles. La vingt-deuxième Bombe est tombée sur Moscou, la vingt-troisième au coeur du complexe pétrolier de la République judéo-arabe unie. Le pétrole, c’est fini depuis les moteurs H. Ça ne sert plus qu’à fabriquer des produits chimiques. Une pompe sur cent reste en fonctionnement. Mais la Bombe ne le savait pas, elle avait été fabriquée et programmée au commencement de la guerre, peut-être même avant. Précieux ou pas, le pétrole flambe... La vingt-quatrième est tombée sur Sydney, la vingt-cinquième sur Canton. Et personne ne sait où tombera la prochaine... De l’autre côté du monde, ou sur ma tête ?

La pluie sale, la neige grise, s’écrasent sur les foules en marche et les imbibent. Les foules fondent, laissent des morceaux d’elles partout le long des routes. Les voitures ont été abandonnées les unes après les autres, accidents, pannes, obstacles, bouchons. On les a quittées et on marche. On porte des paquets, on traîne des valises. On pousse des voitures d’enfants, véhicules-providences de tous les exodes, surchargées de conserves, vêtements, casseroles, pendules, baluchons. Et aussi, quelquefois, bébés sous leur cloche étanche. On marche seul, ou par couples ou par familles, on est fatigué, on n’a pas l’habitude de marcher, on ne sortait plus guère des maisons. On s’arrête, on s’assied n’importe où, dans la boue, on est déjà trempé et sale, on a trop chaud et on grelotte, on décapsule une conserve ou une boîte d’eau, mais pour manger ou boire on doit soulever le masque, on ne peut s’empêcher de respirer l’air puant, on respire mal, on suffoque, on se hâte d’avaler et de rabattre le masque, avant de repartir. Repartir pour aller où ?

On s’allonge, à bout de courage, à bout de force. Le masque glisse, on halète, on le remet en place, on est épuisé, on tombe dans le sommeil, le masque glisse de nouveau...

Paris s’est vidé par toutes les routes et les autoroutes qui partent de la capitale comme les pétales d’une marguerite. Mais Paris n’en finit pas. On marche, on marche, il pleut, des kilomètres, des dizaines de kilomètres, et c’est toujours la ville, il pleut. De chaque côté de la route se dressent sous la pluie les prolongements de la ville ininterrompue, maisons, usines, tours, fabriques, hypermagasins, ateliers, stations-service H, entrepôts, usines, tours, maisons... Des murs, des murs, des vitrines, des portes, des murs, un mur, un seul mur sans fin... Où est l’espace libre ? Où aller ? Où est la liberté ?

Un étroit passage entre deux immeubles, un portail béant, une rue perpendiculaire, on se risque, on va voir, et c’est toujours pareil, des murs, des entrepôts, des usines, abandonnés, vides, noyés de pluie, et si on continue, obstiné, accroché à ses pieds, on finit par déboucher dans des terrains vagues, des collines de déchets, de ferraille, rouillées, croulantes, et si on continue encore on parvient enfin à l’espace non occupé, étendue grise, terre boueuse, mares verdâtres, par-ci, par-là un squelette d’arbre qui fait des signes immobiles dans la brume de pluie avec ses bras noirs. Il n’y a pas d’horizon. Il y a le Nuage qui fond. On n’a pas le courage d’aller plus loin. On s’allonge dans la boue...

Les tilleuls géants de la place des Vosges, plantés à la fin des années 70, sont morts depuis trois ans. On leur a collé des feuilles de plastique. Elles ont l’avantage de ne pas tomber à l’automne. Et la nuit elles sont luminescentes, éclairant la place d’une pâle lueur verte. Les soirs de fête, elles deviennent rouges, ou dorées, ou changeantes, chaque tilleul mort éclatant comme une fusée de feu d’artifice. Elles ont perdu très vite leur éclat, l’air sale et la neige et la pluie grise les ont couvertes d’un dépôt gris qui les éteint à moitié. Il n’y a plus personne pour les regarder. Les maisons Henri IV sont désertes. L’hôtel Saint-Valentin est encore occupé, ses habitants ne sont pas partis, mais ils ne sortent plus du tout. Ce sont de très vieux vieillards, pensionnaires d’une maison de retraite du cinquième âge, à laquelle Judith a fait don de l’hôtel à la mort de ses parents. Ils ont tous plus de cent ans. Ils sont quatorze, ratatinés, mais gaillards, bien soignés bien nourris. La belle vie dans une maison de luxe depuis qu’ils ont la chance d’être vieux. Ils ont décidé de rester là. Les routes leur font peur. La Sécurité vieillesse a voulu les emmener dans des ambulances électriques climatisées. Ils ont refusé. Ils ne veulent pas quitter leur petit paradis. S’ils doivent mourir, au moins que ce soit confortablement. Le personnel est resté avec eux. Ils ont ouvert les réserves des jours de gala. Caviar et Champagne. Ils font jouer la musique de leur jeunesse, rock et pop, ils dansottent en trébuchant. Ils font la bombe en attendant la Bombe.

Le plafond blindé du garage souterrain commença à s’ouvrir en grinçant, puis s’arrêta. Malgré son épaisseur il avait été légèrement faussé par l’onde de choc. Une telle éventualité était prévue. Il se referma, et recommença à glisser dans une direction perpendiculaire. À mi-parcours il couina et ralentit, les lampes rouges s’allumèrent, les trois moteurs d’alerte surpuissants se mirent en marche en rugissant et dans une gerbe d’étincelles la plaque d’acier de trente centimètres d’épaisseur s’escamota en entier.

Rory soulagé soupira, poussa le bouton up, l’hélicoptère sorti de terre à la verticale, continua de s’élever et pénétra dans le Nuage.

Direction Houston... Rory appela la tour de guidage de Washington Airport IV, et ne reçut en réponse que des crachements.

« Zut ! C’est l’aéroport qui a pris la châtaigne !... Je m’en doutais... Eh bien on va y aller à la boussole ! Comme au temps de la marine à voiles ! »

Il plaisantait pour détendre Judith, mais celle-ci, à la place du copilote, Filly endormie sur ses genoux, serrée contre elle dans ses deux bras, gardait son visage tragique. Le regard fixe, elle pensait à ce qu’elle dirait à Olof. Elle lui dirait... Elle ne savait pas... Mais elle trouverait... Elle était sûre qu’ils allaient arriver à Houston, elle était sûre qu’elle pourrait parler à Olof, elle était sûre qu’elle saurait ce qu’il fallait lui dire... Elle ne pensait pas aux autres enfants du monde, à l’extermination, elle ne pensait qu’à Filly, elle la protégeait de ses deux bras, bien serrée contre elle, on ne la lui prendrait pas, elle allait la sauver.

À la boussole... Direction sud-ouest... Environ 2 000 kilomètres... Ensuite descendre au-dessous du Nuage et essayer de trouver Houston... Si Houston existait encore…

Mais aux deux tiers du chemin, il put prendre contact avec la tour de guidage. Houston était intact. Rory l’avait espéré, car le Centre était le seul lien qu’Olof gardait avec la terre, et il ne le détruirait sans doute pas, ce fou sanglant avait besoin d’être tenu au courant des résultats de son action, il voudrait savoir, il voudrait voir, pour se réjouir, et il ferait encore des discours, certainement, il fallait que ses victimes l’écoutent, et l’admirent ! et l’aiment ! Il était le justicier ! Le sauveur de la Création ! À genoux pour l’adorer !... Non, il ne détruirait pas sa seule possibilité de contact avec ses victimes... Il pouvait, bien sûr, sans le savoir, expédier une bombe programmée sur Houston. Mais peut-être n’y en avait-il pas... Au temps de la guerre, le Centre spatial était en sommeil, et sans grand intérêt militaire...

Rory n’avait pas été le seul à faire ce raisonnement. Il atterrit à Houston au milieu d’une cohue aérienne. Beaucoup de gens arrivaient, ceux qui espéraient trouver ici un lieu de survie momentanée, et ceux qu’amenait leur devoir ou leur fonction. Tels les Présidents, dont quatorze étaient déjà réunis en conseil d’urgence. On en attendait d’autres. Des équipes de T.V., fébriles, énervées, pressées, atterrissaient ou s’envolaient, apportant des reportages du massacre, ou allant en filmer.

Le Pape, lui aussi, était là. Avec dix-neuf cardinaux en robe rouge.

À l’aéroport et dans la ville, tout fonctionnait avec efficacité, comme avant, malgré l’afflux de population. La chaleur humide était atroce. Le Nuage se dissolvait en vapeurs tourbillonnantes qui donnaient à celui qui s’y trouvait momentanément plongé l’impression de traverser un autocuiseur. Nul ne s’y attardait, et tous les véhicules étaient parfaitement climatisés.

Dans les marécages tropicaux autour du Centre, les crocodiles agonisaient. Ils avaient résisté plus longtemps que les autres espèces à la raréfaction de l’oxygène, mais ils ne trouvaient plus rien à manger. Ils se desséchaient, ils s’aplatissaient, ils n’avaient plus d’épaisseur. Les uns après les autres, ils coulaient et s’incrustaient dans la vase. Déjà fossiles.

La commission internationale permanente possédait une antenne à Houston, un petit immeuble de bureaux avec deux appartements pour les membres de la commission en déplacement. Au bord d’une grande avenue, entre un parking et ce qui avait été un bosquet. Des langues de lichens jaunâtres pendaient aux squelettes des arbres. Les appartements étaient vacants, tous les membres de la commission ayant péri à San Francisco...

Le délégué permanent, ses deux assistants, et leurs trois dactylos étaient présents, tous occupés au téléphone à recevoir des condoléances. C’était le seul travail qui leur restait à faire. Ils furent bouleversés par l’arrivée du secrétaire général et de sa famille. Ils les croyaient morts, comme les autres. Rory installa Judith et Filly dans l’appartement du second étage, qui donnait sur l’arrière de l’immeuble, il y avait moins de bruit. Il demanda au premier assistant adjoint de leur procurer un repas. Puis il se mit à téléphoner.

Le container de tête était vide. Olof lui appliqua des pétards de séparation, et le cylindre blanc se détacha du convoi et s’éloigna en tournant et basculant lentement sur sa nouvelle orbite, comme un éléphant ivre.

Olof pénétra dans le second container, libéra de leurs supports deux grosses fusées dont il connaissait la destination, et à l’aide de son petit moteur auxiliaire, les fit sortir et les stabilisa à l’écart du convoi. Restait à déclencher leur mise à feu. Elles n’avaient pas de système manuel. Elles ne partiraient que sur un signal radio. Olof avait tout ce qu’il fallait à l’intérieur de la navette, un poste émetteur à longueur d’onde variable et un répertoire des signaux « secrets » de mise à feu pour toutes les fusées du convoi. Au cours des années précédentes il avait eu plein accès, pour faciliter son travail, aux archives des états-majors de toutes les armées. Il n’y avait plus d’armées, il n’y avait plus d’états-majors, il ne restait que des paperasses et des mémoires d’ordinateurs. Il les avait patiemment explorés, et c’est d’après les « tops » qu’il avait pu trouver qu’il avait sélectionné les fusées du dernier convoi.

De retour dans la navette, il prit d’abord une douche. Les heures passées dans son scaphandre le mettaient en sueur. L’appareil à douche était aussi une sorte de scaphandre, rigide, fixé à une paroi, et qui s’ouvrait en deux. Il y prenait place, refermait sur lui la seconde moitié, se pinçait le nez et déclenchait la douche en appuyant son coude sur un gros bouton noir. L’eau jaillissait de partout, sous pression, était aussitôt aspirée, filtrée, aseptisée et reprojetée sur toutes les parties du corps. Une seconde pression du coude mettait fin au cycle. L’eau était aspirée jusqu’à la dernière goutte et un courant d’air chaud séchait le douché...

Olof resta nu en sortant de la douche. La température était agréable. Il aimait bien sa navette, qu’il avait peu à peu aménagée confortablement. C’était un énorme véhicule, très différent de celles des années 80. Conçue pour de gros travaux et de longs séjours en orbite, elle disposait, grâce à un générateur à fusion, de la puissance considérable nécessaire pour ébranler la masse totale des convois. À l’avant, une pièce d’habitation avait été aménagée avec tout le confort possible en apesanteur : parois capitonnées, couchette douillette ressemblant à un vrai lit, écran-plafond pour projection de livres et de spectacles sur microfilms, musique à relief total enregistrée sur sphérules et lues au laser.

Olof, au moment d’envoyer le top pour lancer la première fusée, se rappela ce que son subconscient s’efforçait de lui faire oublier : il « leur » avait promis que lorsqu’il connaîtrait l’objectif des bombes, il le leur communiquerait. Il devait appeler Houston avant d’expédier les engins.

Depuis plus d’une semaine il n’avait eu aucun contact avec la Terre, et l’horreur de ce qu’il était en train de faire l’avait moins ravagé. Il avait cessé d’imaginer les scènes qui se passaient sous le Nuage. En quelques jours, les êtres humains s’étaient éloignés de lui, étaient devenus minuscules. Il avait trouvé une sorte de calme. On ne se tracasse pas pour les bactéries d’une eau qu’on stérilise au chlore...

Il soupira, éteignit son émetteur et alluma la caméra T.V. Il se rappela alors qu’il était nu. Il coupa l’émission-images. Ils n’avaient pas besoin de le voir. Et lui ne voulait pas les regarder : il mit le son de retour, mais ne brancha pas l’écran. Il appela :

« Allô Houston P.G.4 !... Ici navette 212... N. 212 appelle H. P.G.4....Me recevez-vous ? Répondez !... N. 212 appelle H.P.G.4... »

Il y eut un concert de crachements avec une voix perdue au fond, comme cachée derrière un brouillard sonore dû sans doute aux poussières radioactives. Il régla la réception, parvint à estomper les bruits, à amplifier la voix qui répéta :

« Ici H. P.G.4. Nous vous recevons, N. 212. Nous vous recevons, 4 sur 5. Nombreux parasites. Nous filtrons. Parlez N. 212... Nous vous recevons 4 sur 5...

— Ici N. 212... Ici N. 212... Je vais vous passer un message... Enregistrez-le...

— Nous sommes prêts... Mais nous ne recevons pas l’image... Le son est maintenant 5 sur 5... Nous ne recevons pas l’image. Vérifiez votre caméra...

— Je ne l’ai pas branchée. Je n’ai pas branché non plus mon récepteur-images. Êtes-vous prêts ?

— Nous sommes prêts. Ça tourne ! Parlez !

— Enregistrez ceci et faites-le savoir : la prochaine Bombe tombera sur la capitale de la République noire sud-africaine : Cape  Town. Et la suivante sur la capitale de la République soviétique du Brésil : Rio Lénino. Elles vont partir dans quelques instants. Terminé. Faites-moi entendre l’enregistrement. »

Il écouta. C’était bon. Il allait couper quand une voix implorante se fit entendre. Elle parlait anglais avec un terrible accent catalan.

« Monsieur Olof ! Monsieur Olof ! Je vous en supplie écoutez-moi ! Je suis Salvador Bisbal, président du Conseil des Présidents réuni à Houston, je suis délégué pour vous parler, mais les autres viendront vous parler aussi si vous le voulez, nous vous supplions, à genoux, avec notre sang et nos larmes, d’arrêter le massacre ! Ne jetez pas ces deux Bombes, monsieur Olof, n’en jetez plus d’autres ! Votre action n’est plus nécessaire ! Tout ce qui l’avait justifiée a été déjà détruit ou va disparaître. La moitié de l’humanité est morte ou mourante sur les routes. La moitié au moins, monsieur Olof, vous m’entendez ! Je vous le jure ! Nous pouvons vous le montrer si vous voulez, les cadavres tout le long des routes dans le monde entier, asphyxiés, morts de fatigue, morts de peur, enlisés dans la boue... Et ceux qui ont résisté ne seront plus assez nombreux pour faire tourner les usines. On peut considérer que les usines sont déjà mortes ! C’est la fin de la pollution ! Monsieur Olof vous avez bouleversé l’humanité, détruit notre civilisation, et nous reconnaissons que vous aviez raison, elle était malfaisante, nous avons compris ! Nous ne recommencerons jamais ! Nous allons fabriquer de l’oxygène, planter des forêts, rendre la vie aux océans. Et nous détruirons tous les projets de voyages dans l’espace ! Monsieur Olof, pitié ! Ayez pitié des survivants ! Épargnez-les !... Ils sont changés ! »

Il se mit à sangloter. Olof tremblait. Il avala sa salive. Il dit d’une voix basse :

« Je vous crois... Mais ça recommencera... Dans cent ans, ou mille ans, ou dix mille... Une autre malfaisance... Peut-être pire !... Je regrette... Je regrette... Je dois continuer...

— Olof ! cria une voix, ici le Pape ! »

Olof fut secoué comme par une décharge électrique.

« Olof, tu es polonais, tu dois être catholique ? Réponds-moi !

— Oui, souffla Olof.

— Es-tu croyant ?

— Oui, dit Olof.

— Regarde-moi !... Ne peux-tu avoir le courage de me regarder, et de me montrer ton visage ? Montre-toi ! Et regarde-moi !

— Oui », dit Olof.

Il effleura deux boutons.

Et le petit homme nerveux qui était le Pape Innocent XV vit surgir devant lui, dans l’épaisseur du grand écran du studio du Centre, le buste géant en trois dimensions d’Olof, nu comme à sa naissance.

Et Olof vit dans le petit écran du tableau de bord, à peine quatre fois comme sa main, le petit homme vêtu de blanc assis dans un grand fauteuil, muet, la tête un peu levée, le regard fixé sur lui, son visage exprimant l’angoisse et la pitié.

Il dit doucement :

« Mon fils, comme tu as souffert !... Comme tu souffres encore !... »

Olof fit « oui » de la tête, il ne cessait pas de hocher la tête, il n’arrivait pas au bout de sa souffrance, il n’arriverait jamais au bout...

Le Pape ferma les yeux. Ces traits ravagés, ce buste aux côtes apparentes, aux muscles tendus comme des câbles, lui rappelaient le Dévot Christ de Perpignan, pendu à sa croix...

Il s’était fait projeter vingt fois le premier message d’Olof. Il avait trouvé des arguments, de quoi discuter, convaincre, mais rien ne tenait devant cette passion. La pitié, peut-être ?

« Tu souffres, mais as-tu pensé aux souffrances abominables que tu as infligées à des millions d’innocents ? Aux enfants ? Aux mères ? À n’importe qui ? Même aux pires coupables ? Aucun d’entre eux n’a mérité cela ! Aucun !

— Aucun, non... Je sais... Aucun... Mais tous, oui ! Je regrette cette horreur..., mais je n’avais pas d’autre moyen... Je souffre de toutes leurs souffrances... Je souffre comme chacun et comme tous !... J’ai hâte d’en avoir fini, pour pouvoir mourir...

— Insensé ! cria le Pape en se dressant, crois-tu en finir en mourant ? N’as-tu jamais entendu parler de l’enfer ? »

Dans le grand écran, le visage géant d’Olof blêmit.

« Non seulement tu es un assassin, mais tu as commis un péché d’orgueil tel qu’il n’y en a jamais eu depuis le commencement du monde terrestre ! Tu DÉCIDES du sort de l’homme à la place de Dieu ! Satan, pour moins que cela, a été précipité hors de la Présence. Repens-toi, Olof, repens-toi ! Arrête ton action insensée et repens-toi ! Tu n’es pas le bras droit de Dieu ! Demande pardon à ton Créateur et à tes victimes ! Repens-toi ! Il est encore temps !... »

Olof avait caché son visage dans ses longues mains maigres qu’on voyait trembler. U.n silence absolu régnait dans le studio. Quand il écarta ses mains, on vit que ses yeux étaient pleins de larmes. Au lieu de couler sur ses joues, elles s’amassaient au coin de l’oeil en perles brillantes, comme des oeufs de poisson. C’était tragique et répugnant. Quand il bougea la tête elles s’éparpillèrent. Il les chassa d’un geste, comme des mouches. Sa voix était sourde, épuisée. Il disait :

« J’agis pour le bien... La terre est un grain de poussière infime dans l’univers. Mais elle porte un poison qui va se répandre partout. Ce mal doit être détruit... Je vais continuer... Dieu me pardonnera peut-être tant de crimes, s’il voit mon intention. Sinon, tant pis pour moi... J’accepte l’enfer. Je suis sans importance. Je ne suis rien... Je demande pardon à ceux qui sont morts et à ceux qui vont mourir... »

Le Pape comprit qu’il avait perdu. Il se signa et murmura :

« Que Dieu nous pardonne à tous ! »

Une femme haletante, tirant par la main une fillette aux cheveux rouges, surgit de l’obscurité, se précipita en courant au milieu du studio, se campa sans respect devant le Pape, face au visage géant d’Olof et l’interpella :

« Olof ! Regarde-moi ! Tu me reconnais ? »

Un cameraman inspiré, frappé par le regard extraordinaire de celle qui venait de se dresser hors d’haleine au milieu des lumières, emplit son écran de contrôle de l’image de ces yeux et les envoya vers le ciel.

Olof hurla :

« JUDITH ! »

Et il disparut. Il avait coupé.

Il avait coupé son image, mais pas celle de Judith. Elle ne le voyait plus, mais lui la regardait, halluciné, et l’entendait...

« Olof, écoute-moi ! Je t’en supplie écoute-moi ! Dis quelque chose ! Dis que tu m’entends ! Olof !... »

Qu’elle est belle !... Tragique... Malheureuse... Pourquoi ?... Peur de mourir ? Ses cheveux sont longs, de nouveau... Moins qu’en ses quinze ans... Elle paraît encore si jeune... Quel âge, maintenant ?... Ce n’est pas possible !... Elle a l’air d’avoir vingt ans... Si jeune... Toujours pareille... Différente... Une femme... Une enfant... Judith... Judith...

« Olof ! Olof ! Ecoute-moi, Olof ! » Judith, je t’écoute... je t’entends... je te regarde... Judith ! « Olof je t’en supplie ! Ce n’est pas possible, tu ne vas pas tuer Filly ! C’est ma fille ! Regarde-la !... Tu ne vas pas tuer ma fille ! Dis un mot ! Dis que tu m’entends ! Dis que tu la vois !... »

Il vit Judith pousser devant elle une fillette ahurie, bousculée, qui tout à coup regarda vers la caméra, et il vit ses yeux bien en face, des yeux d’or immenses. Les yeux de Judith... Et des cheveux rouges ! Les cheveux du rouquin... Il coupa l’image...

Il était environné de gouttes de sueur. Il saisit une serviette attachée à la paroi et se la passa sur le visage et sur le torse. Il entendait toujours Judith qui le suppliait. Il coupa le son. Il répétait à voix basse : « Judith !... Judith !... » Il envoya le top de départ de la première fusée, la regarda partir, et dès qu’elle eut disparu fit partir la seconde. Il rétablit le contact son avec Houston.

« Allô Houston, vous m’entendez ? — Nous vous entendons ! Nous vous recevons 5 sur 5.

— Olof ! cria Judith.

— Les deux fusées annoncées viennent de partir, dit la voix d’Olof. Terminé... »

Et ce fut le silence, ce silence en forme de bruit infime, grésillant, infini, qui est la voix de l’espace.

Judith s’était écroulée sur le sol du studio et sanglotait. Et Filly debout, effrayée, lui tenait la tête dans ses deux bras et lui disait :

« Maman, ne pleure pas ! Maman !... Ne pleure pas, Maman !... »

Et parce qu’elle continuait de pleurer, Filly se mit à pleurer aussi.

Rory sortit de l’obscurité derrière les caméras, releva doucement Judith, l’embrassa, sécha ses larmes, et emmena sa femme et sa fille.

Olof était en train de remettre son scaphandre. Il allait tout de suite envoyer d’autres fusées, accélérer tout le travail. Il continuait sa litanie : « Judith... Judith... Judith... » Il sortit de la navette et se propulsa vers le second container du convoi, devenu wagon de tête. Il le rata, passa à côté. Il s’arrêta dans le vide, cessa de répéter le nom de Judith, prit une longue aspiration qui fit siffler les tuyaux de son casque, souffla, s’obligea à compter calmement jusqu’à vingt, et repartit vers son objectif. Il ne pouvait se permettre aucune erreur. Il devait aller jusqu’au bout. Vite. Puis mourir. Mourir.

« Qui est cette femme ? demanda le Pape.

— Je ne sais pas ! gémit le président Bisbal. Je ne sais plus rien ! Nous sommes au coeur de la folie !...

— Ne vous laissez pas aller, Président ! Reprenez-vous ! Nous la retrouverons ! J’ai envoyé les cardinaux à sa recherche.

— Pour quoi faire ? » soupira le Président.

Ils étaient assis, seuls, dans une petite pièce du Centre, de part et d’autre d’un étroit bureau plat métallique incrusté de commandes à enregistrer, à copier, à effacer, à corriger, à imprimer, tout un équipement électronique ultra-efficace qui remplaçait le crayon et la gomme.

Dans l’agitation qui avait suivi le dialogue avec Olof, le Pape avait envoyé ses meilleurs cardinaux sur la piste de Judith, puis avait saisi par le bras le Président des Présidents, avait cherché un bureau désert pour s’y enfermer avec lui, examiner la situation, il n’y avait pas une minute à perdre. Deux cardinaux montaient la garde aux portes pour empêcher qui que ce fût de les déranger.

« Ce que nous pouvons faire de cette femme ? Je ne sais pas, dit le Pape. Mais je suis sûr qu’il y a quelque chose à faire. Elle doit pouvoir le toucher... Elle lui tient à coeur, c’est indiscutable. Vous avez vu comme il a été bouleversé ! »

Un cardinal frappa, entra. Il se nommait Stevenson. Il n’avait pas trente ans. Deux mètres moins deux centimètres de haut. Pilier droit de l’équipe de rugby de la République irlandaise. Il avait retrouvé Judith. Il l’avait ramenée, avec son mari et sa fille.

« Faites-la entrer seule, dit le Pape. Nous voulons la voir seule. Faites patienter sa famille. Et puis trouvez-moi le chef du Centre... Pas l’administratif... Le technicien, l’ingénieur, je ne sais qui, celui qui sait comment ça fonctionne ici, comment TOUT fonctionne ! Et amenez-le en vitesse ! Vite ! Allez ! »

Le cardinal Stevenson sortit en un éclair rouge. Judith entra.

« Asseyez-vous mon enfant, calmez-vous... C’est terrible... C’est terrible pour tous... Il y a beaucoup de mères comme vous... »

Elle s’assit sur la chaise qu’il lui montrait, elle tremblait. Elle dit, d’une petite voix :

« C’est ma fille...

— Oui... oui... Votre fille... Vous pouvez peut-être la sauver... Et sauver toutes les autres... Vous êtes le seul espoir... Dites-moi... Dites-nous... Comment le connaissez-vous, ce malheureux ? Depuis quand ?... Qu’est-ce qu’il est pour vous ?

— Rien... dit Judith étonnée. Il n’est rien...

— Président, dit le Pape, vous ne voudriez pas aller voir si mes cardinaux le trouvent, ce chef du Centre ? Ça traîne, ça traîne...

— Mais... » dit le Président.

Puis il comprit et sortit. Le Pape approcha sa chaise de celle de Judith.

« Nous voilà seuls, mon enfant. Maintenant vous pouvez tout me dire, comme si j’étais le simple curé de votre paroisse...

— Je ne suis pas catholique...

— Ça ne fait rien, vous êtes mon enfant, nous sommes tous les enfants de Dieu, et IL est en train de nous punir tous, pour nos péchés. Mais les tout-petits n’ont rien fait, ils sont innocents, nous devons les sauver, ceux que nous pourrons, il y en a déjà tellement qui ont péri, vous pouvez peut-être les sauver, il faut que je sache tout, dites-moi tout, la vérité, la simple vérité de votre coeur...

— Il n’y a rien à dire..., dit Judith d’une voix lasse. J’ai connu Olof le soir de mes quinze ans... »

Et elle raconta la soirée de l’hôtel Saint-Valentin, le départ dans la nuit de Paris, l’arrivée dans la prière des chants et des lumières, la montée dans la tour, le bain d’étoiles. Elle raconta tout. Elle revivait la scène, dans tous ses détails.

Le Pape, le petit homme mince aux yeux brillants d’intelligence, la regardait et l’écoutait en hochant imperceptiblement la tête, comme pour l’approuver : « Oui, oui, c’est ça, c’est bien ça... » Il comprenait ce qu’elle n’avait pas encore compris jusqu’à ce jour, ce qu’elle était peut-être en train de comprendre car elle se rendit compte à ses derniers mots : « Voilà c’est tout... », qu’elle avait pendant un moment oublié l’horreur du présent, pour l’éblouissement du souvenir.

Le Pape ne la laissa pas se reprendre. Une question, une autre, sans appuyer, mais sans renoncer. Et l’envie de revivre le passé la submergea. Elle refit le chemin d’avril avec Olof, rue Saint-Antoine, rue de Rivoli, le jardin du Louvre, le soleil et l’herbe qui sentait si bon...

« Du soleil !... Il y avait du soleil, mon père... Excusez-moi, je ne sais pas comment on doit vous appeler... »

Elle répéta :

« Je ne suis pas catholique...

— Ça ne fait rien, appelez-moi comme vous voulez... Continuez, continuez... IL y avait du soleil... »

Elle oubliait, de nouveau, le présent. Elle racontait, longuement, en paix, en joie, en angoisse.

« Je l’ai repoussé... Je ne savais pas pourquoi... J’avais envie qu’il m’embrassât encore... J’avais envie de... de tout, quoi !... Et en même temps j’avais une peur affreuse !... Il y avait quelque chose d’horrible derrière !...

— Derrière lui ?

— Je ne sais pas... Ce n’était pas lui... Mais c’était avec lui... Oh mon père, est-ce que c’était ce qui se passe maintenant ? Ce qu’il est en train de faire ? Est-ce que je pouvais déjà le sentir ? le deviner ?

— Qui sait ? » dit doucement le Pape.

Lui en savait assez. Il la raccompagna affectueusement à la porte, la rendit à Rory, les confia tous les trois au cardinal Belhomme, le gros joufflu.

« Occupez-vous d’eux, qu’ils se reposent, qu’ils se restaurent... Nous allons avoir besoin d’eux. Vous avez bien emporté quelques bouteilles de votre sublime petit bordeaux, dans toute cette aventure ? Bon... Donnez-leur une bouteille... Et faites-m’en apporter une... »

Il conféra pendant deux heures avec le Président et l’ingénieur en chef Clarck. Ils vidèrent la bouteille précieuse au goulot, en mangeant d’horribles sandwiches. Ils prirent leur décision, arrêtèrent toutes les dispositions, et firent commencer l’action. Sans rien dire à personne. Ce n’était pas la peine d’en parler. Il y avait une chance sur mille pour que ça réussît.

Puis le Pape Innocent XV renvoya les deux hommes, et quand il fut seul toute son énergie tomba. Il pensait à Judith, à sa grande peur prémonitoire aux pieds des trois Grâces. Elle avait eu bien raison d’avoir peur... Oui, quelque chose de terrible accompagnait Olof. Et cela la concernait...

Il s’agenouilla sur le sol de plastique et pria. Il disait : « Mon Dieu j’ai peut-être agi sans réflexion, ce qui arrive c’est peut-être Vous qui l’avez voulu, cet homme est peut-être Votre envoyé, Votre ange exterminateur, et voilà que j’essaie de me mettre en travers de son glaive, d’arrêter Votre apocalypse, de retarder Votre Jugement !...

Mais je ne peux pas croire que cette colère soit la Vôtre ! Vous savez bien, Vous, que les hommes ne sont pas coupables, ils sont seulement stupides, Vous ne pouvez pas les punir si cruellement de leur bêtise !... Ils ont mordu trop tôt aux fruits de la science, ils n’étaient pas en état de les digérer... Ils auraient dû attendre qu’un nouvel estomac leur soit poussé...

« Un quatrième cerveau, peut-être... Celui de la sagesse ?

« Oh ! mon Dieu, ils sont innocents, pardonnez-leur ! Pardonnez aux morts et aux vivants !... Prenez-moi dans Votre main et broyez-moi, mais ayez pitié d’eux !... Ayez pitié d’elle, ayez pitié de lui, ayez pitié de tous... »

Il posa sur le sol sa petite croix pectorale intime, celle qu’il portait sous ses vêtements, se coucha devant elle, les bras étendus, et répéta inlassablement sa prière, appelant le martyre, offrant de prendre sur lui, pendant l’éternité, toutes les souffrances des hommes, pour les leur épargner. Puis il se rendit compte qu’il était en train de commettre le péché d’orgueil. Que croyait-il être pour se proposer en échange de l’humanité ?

Épuisé, il s’endormit, le nez écrasé dans la poussière mouillée de ses larmes.

Le cardinal rugbyman entra sans bruit dans la pièce, ramassa doucement et respectueusement le Pape, et l’emporta comme une plume, blotti sur sa poitrine rouge.

Le petit homme blanc se réveilla une heure plus tard. Il était couché sur le divan de la salle de contrôle, celui qu’utilisaient les techniciens pour prendre quelques instants de repos. Trois cardinaux veillaient sur lui. Il se leva vivement. Il avait recouvré toute sa vitalité. Il devait maintenant revoir Judith.

Le rythme de la chute des Bombes s’était accéléré. Entre le Nuage et le sol et les eaux, l’espace du monde » n’était plus qu’une soupe remuée par les explosions. L’exode s’était arrêté au bout des forces des foules en fuite. Les morts jonchaient les routes. Les survivants exténués retournaient vers les villes. Ceux qui y parvenaient retrouvaient parfois leurs conditions de vie presque normales, des usines automatiques ayant continué de fonctionner seules. Mais plus souvent la ville n’était qu’un squelette sombre et moisissant. Et parfois il n’y avait plus de villes, mais le feu, et les cendres qui brûlaient plus que lui.

Le convoi et la navette bouclaient le tour de la terre en un peu plus d’une heure et demie. La moitié de ce temps au soleil, l’autre moitié dans l’ombre. Pendant les cinquante minutes de nuit, Olof ne pouvait pas travailler dans l’espace. Il s’arrimait à l’intérieur d’un container et parfois dormait sur place, dans son scaphandre. Il ne retournait à la navette que pour se doucher, se nourrir et évacuer, ou se reposer plus longtemps quand il sentait monter la fatigue. Il ne s’habillait plus en sortant du scaphandre et du sas, ou de la douche. Il vivait nu comme aux premiers âges, loin des regards, toutes liaisons coupées avec le monde terrestre. IL était devenu un habitant de l’espace dans lequel il évoluait avec l’aisance d’un poisson dans une mer calme et totalement transparente. Les tranches étroites de lumière et d’obscurité rythmaient son temps nouveau. Sa montre-poignet d’astronaute, réglée sur son orbite, comptait ces jours brefs, lui permettant de garder une certaine idée de l’écoulement du temps. Pour garder ses moyens physiques, il s’obligeait à faire, toutes les quinze nuits brèves, une demi-heure de culture physique, aux agrès fixes prévus à cet effet dans son engin. Il se rasait régulièrement un « matin » sur vingt, et taillait son collier, il se soignait même les ongles, il ne voulait pas devenir à ses propres yeux le clochard de l’espace.

Il avait déjà vidé neuf containers. Il en restait cinquante-deux. Ce serait long... La monotonie du mur gris du Nuage défilant devant lui commençait à lui peser. Il ne voulait pas regarder les étoiles. Il ne pouvait pas s’empêcher de les voir, mais il avait détaché d’elles son attention et sa pensée, pour éviter d’être saisi par l’atroce regret de la prodigieuse aventure perdue. Elles n’étaient plus, il ne voulait plus qu’elles soient, autre chose qu’un décor.

Il n’avait plus écouté Houston depuis que Judith lui était apparue. Pas une seule fois. Il rayait de sa mémoire cet incident. Judith n’existait pas. Pas plus que les étoiles.

Un « soir », il rentra dans la navette pour se reposer. La courte nuit venait de commencer. Il lava l’intérieur de son scaphandre qui puait, et le remit dans le sas. Il se doucha lui-même, et quand il sortit de la douche c’était déjà le « matin »...

Il entra dans sa chambre, s’attacha à la couchette et leva les bras pour appuyer sur le bouton qui commandait l’occultation du hublot afin de dormir dans l’obscurité. Pendant que celui-ci se fermait lentement, il vit, dans son cadre rectangulaire qui devenait de plus en plus étroit, défiler les étoiles, brillantes, superbes, impeccables. Et puis ce fut le noir...

Il sentit alors, tout à coup, l’immensité de sa solitude, et l’ampleur démesurée, cosmique, de ce qu’il avait entrepris. Bientôt, dans la vie grouillante de l’univers, parmi les astres qui naissent, s’éteignent, explosent, tournent, en s’enfonçant à des vitesses inimaginables dans toutes les directions de l’espace, parmi les milliards de planètes qui les accompagnent, emportant et nourrissant d’innombrables formes de vie, une espèce manquerait. Il n’y aurait plus l’homme...

IL sentit le picotement des larmes poindre au coin de ses yeux. Il les écrasa de ses pouces... L’homme fragile, tendre, génial... L’homme stupide, destructeur, nuisible... L’homme grotesque et merveilleux...

 L’homme... Il voulut entendre sa voix encore une fois, la dernière. Il se refuserait d’autres accès de faiblesse...

Appeler Houston ? Non : écouter sans se faire entendre. Et si Houston ne parlait plus ? Si une Bombe... ? Parmi toutes celles qu’il avait expédiées sans connaître leur objectif...

Ayant tout à coup hâte de savoir, il regagna son poste de commande, posa son doigt sur le bouton d’admission du son... Il n’obtiendrait peut-être que le silence !... Il appuya. Et il entendit :

... c’est que je suis encore en orbite...

Judith !

La voix de Judith !

Elle répétait :

... Si tu entends ceci c’est que je suis encore en orbite... Tu peux encore m’appeler... Tu peux encore m’appeler... Il est encore temps... Il est encore temps... Fin de l’enregistrement... Il va se répéter... Il va se répéter...

Il frappa du poing le tableau de bord, coupant le son. Furieux. Quel tour étaient-ils en train de lui jouer ? Judith en orbite ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Qu’est-ce qu’ils lui avaient fait ?...

Il remit le son.

... tends est un message enregistré... Olof, si tu es à l’écoute, ce que tu entends est un message enregistré ! Il sera répété. Je suis en train de l’enregistrer à Cap Kennedy, avant de prendre place dans la navette automatique NA 47. Ils m’ont dit que tu la connaissais. Ceci est un message enregistré. Si tu n‘as pas entendu le début tu pourras l’entendre plus tard, le message sera répété sans cesse pendant que je serai en orbite. Puisque tu es en train de m’entendre, c ‘est que je suis arrivée sur l’orbite d’attente qu’ils ont calculée. La diffusion du message ne doit commencer qu’à ce moment-là, et continuera pendant les trois semaines que je dois rester ici si je ne t’ai pas rejoint avant.

Trois semaines, ils disent que je ne pourrai pas en supporter davantage. Alors ils me rappelleront. Mais j’espère que tu m’auras appelée avant. Olof IL FAUT que tu m’appelles ! IL FAUT que je te parle ! Ceci est un message enregistré qui sera répété. Je suis en orbite d’attente de l’autre côté de la Terre. Je tourne autour d’elle à la même vitesse que toi, de façon qu’elle t’empêche toujours de me voir. Ils ont fait cela pour éviter que ton radar ne capte la NA 47 et que tu la détruises sans savoir que je suis dedans. Peut-être la détruirais-tu quand même si tu le savais. Mais je ne le crois pas. J’en cours le risque. Puisque tu m’entends, tu sais que tu peux maintenant faire venir la NA 47 jusqu’à ta navette. Ils m’ont dit que tu savais comment, que tu avais l’habitude, mais lorsque je viendrais, que nous ne serions plus séparés par la Terre et que ton radar verrait la NA 47, peut-être tu la détruirais, si tu croyais que c’est un piège.

Ce n’est pas un piège, Olof, je te le jure ! Je t’en supplie, appelle — moi ! Fais-moi venir près de toi ! IL FAUT que je te parle ! Ceci est un enregistrement... Ceci est un enregistrement... Si tu m’entends c’est que je suis encore en orbite... Si tu m’entends c’est que je suis encore en orbite... Fin de l’enregistrement... Fin de l’enregistrement...

Il coupa le son. Bien sûr, c’était un piège ! De toute évidence ! Qu’est-ce qu’ils avaient machiné ? Pourquoi entendait-il ce message sur la fréquence du Centre ?... Oui, forcément... Si la NA 47 était réellement de l’autre côté de la Terre, son émission ne pouvait pas lui parvenir. Mais Houston la recevait et la renvoyait par tous ses relais autour du globe.

Et l’image ? Envoyaient-ils aussi une image ? Il y avait une caméra émettrice à bord de la 47...

Il appuya. Et il vit-

Judith...

Elle dormait. Sanglée à la couchette. En scaphandre sauf le casque. Les traits tirés... Fatiguée... Fatiguée... Ses cheveux blonds avaient été coupés plus court, pour éviter qu’ils ne lui entrent dans la bouche ou dans les narines. Ils flottaient autour de sa tête en une sphère légère, lumineuse... Olof reconnut la coupe d’Antoine Deux, le coiffeur des astronautes à Cap Kennedy : pour les femmes dix centimètres devant et quinze sur les côtés. Et la tondeuse pour les hommes, s’ils se laissaient faire...

Qu’elle était belle ! Et faible ! Si fatiguée !... Trois semaines dans la 47 ! Ce n’était pas possible ! Ils étaient complètement fous !...

La NA 47 était un engin minuscule, automatique, commandé du sol ou de l’espace, qui servait uniquement à expédier vers un engin plus important un ou deux passagers ou une quantité minime de marchandises. Une sorte d’ascenseur. À peine plus grand...

Depuis combien de temps la tiennent-ils enfermée là-dedans ? Misérables !

Il faillit appuyer sur le bouton du son pour leur crier des injures. Il se retint, respira, se désangla, alla s’enfermer dans la douche pendant deux minutes, revint calmé, enclencha l’émetteur, demanda :

« Depuis combien de temps est-elle dans la 47 ?

— Ah ! Enfin ! Olof ! Vous avez entendu le message ? »

C’était la voix du Président Bisbal.

Olof reprit d’une voix glacée :

« Je vous demande : depuis combien de temps est-elle enfermée dans la 47 ?

« Seize jours... Vous pouvez... »

Coupé.

Seize jours ! Elle a résisté seize jours ! Seize jours dans une cabine d’ascenseur !... Judith ! Judith !... Pourquoi ? Pour me dire quoi ? Tu  sais bien que tu ne pourras pas me convaincre ! Que je dois aller jusqu’au bout !... Judith... Judith...

Bouton.

« Mettez-moi en relation avec elle.

— Oui, tout de suite...

— Naturellement vous écouterez et regarderez tout ?

— Nous pourrions vous promettre le contraire, mais nous croiriez-vous ?

— Non. J’attends...

— Vous êtes branché. Parlez-lui... »

Le Président avait d’urgence envoyé réveiller le Pape. Depuis seize jours et seize nuits ils se relayaient toutes les quatre heures dans la salle de contrôle du Centre, entourés de techniciens, suivant sur les écrans la révolution des deux navettes qui tournaient autour de la Terre, l’une entrant dans l’ombre quand l’autre en sortait. Le Centre avait mobilisé ses meilleurs hommes et tous ses moyens autour de cette tentative. La NA 47, là-haut, était l’extrême pointe de l’espoir de l’humanité.

Le Pape prit place à côté du Président, en se frottant les yeux.

Deux grands écrans leur donnaient deux images, Olof en relief, Judith à plat. Il n’y avait pas d’émetteur trois dimensions à bord de la NA 47.

Judith dormait. Olof la regardait. Dans l’écran du Centre il faisait face à la salle de contrôle et semblait regarder le Président, le Pape, et chacun des techniciens. Mais c’était à Judith que son regard s’adressait. Et c’était un regard plein d’inquiétude. Plein d’amour. Olof savait que tout le Centre avait les yeux fixés sur lui, et que tout ce qu’il allait dire serait entendu. Cela lui était égal. Totalement.

« Il l’aime ! chuchota le Pape. Regardez-le ! Il l’aime !... »

Il jubilait.

« Chuut ! » dit le Président.

Olof appelait si doucement qu’on ne l’entendait pas. Il reprit un peu plus fort :

« Judith !... »

Elle ne bougea pas.

Un peu plus fort :

« Judith ! »

Elle gémit, tourna la tête, ouvrit les yeux.

« Judith !

— Olof ! Enfin ! Tu m’as entendue !... »

Elle voulut s’asseoir, oubliant qu’elle était sanglée et qu’elle ne pesait rien. Son buste bascula, ses cheveux s’envolèrent.

« Regardez ! Regardez ! dit le Pape, elle lui sourit ! Elle ne s’en rend pas compte, mais elle sourit ! Elle est heureuse de l’entendre ! Heureuse ! Premier réflexe ! Du plus profond d’elle-même ! Dès  qu’elle va se remettre à penser... Vous voyez, c’est fini... Mais elle a souri ! Nous allons gagner !

— C’est pas encore joué... » dit le Président.

« Judith ! disait Olof, pourquoi as-tu fait ça ? Tu sais bien que je ne t’écouterai pas ! Je ne peux pas, je ne veux pas te faire venir ici ! Je dois faire ce que j’ai à faire ! Toi tu vas retourner tout de suite sur terre et te soigner ! Seize jours dans cette boîte ! Tu dois être dans un état épouvantable ! Tu ne dois pas rester là une heure de plus ! Tu entends ? »

Judith ramassa ses cheveux au sommet de sa tête et les maintint avec un élastique qu’elle décrocha de la cloison. Dans son visage dégagé, ses yeux d’or flambaient de colère.

« Oh, oh ! elle n’est pas tellement fatiguée ! » dit le Pape.

« Tu veux bien me tuer ! dit Judith. Comme tous les autres ! Mais tu ne supportes pas que je sois fatiguée ! Tu es idiot, ou quoi ? »

Olof disparut.

Coupé.

« Ah ! Vous voyez que ce n’est pas joué ! dit le Président. Elle n’aurait pas dû l’engueuler !

— Ne vous inquiétez pas ! dit le Pape. C’est bon, ça ! C’est très bon !...

— Olof ! Olof ! appelait Judith, inquiète. Olof tu m’entends ? Olof parle-moi ! Reviens !... »

Il revint. Muet. Il la regardait, sans rien dire. Elle parla, gravement.

« Écoute ! Je resterai ici tant que tu ne m’auras pas appelée près de toi. Je ne retournerai pas en bas au bout des trois semaines. Si tu ne m’appelles pas je mourrai ici, ça m’est égal. J’aime mieux ça que retourner près de Filly pour la voir mourir... Puisque tu as décidé de la tuer... Cesse de me regarder de cette façon ! Je sais que je suis sale, que je suis fatiguée, que je suis laide !... Ça m’est égal !... Je veux te parler, c’est tout... Je ne peux pas te parler à travers l’espace ! Il faut que je sois avec toi et que tu m’écoutes ! Qu’est-ce que tu risques ? Alors appelle-moi ou laisse-moi mourir... Je n’en peux plus... »

Elle ferma les yeux, et sa tête se mit à se balancer doucement dans l’apesanteur, avec quelques cheveux fous qui brillaient autour de son visage abandonné à la fatigue.

« Vous qui m’écoutez, en bas, dit Olof, envoyez la 47 jusqu’à ce que je l’aie dans mon radar, puis arrêtez-la ou je la détruis...

— Compris... Exécution immédiate. »

Il coupa.

Judith avait entendu, mais n’avait pas bougé. Elle n’avait plus la force de réagir. La longue attente horrible avait pris fin. Elle serait suivie par quoi ? Elle ne savait plus ce qu’elle avait décidé de dire à Olof, ce qu’elle serait capable, encore, de lui dire... Le convaincre... Le convaincre de quoi ?... Elle ne savait plus, elle ne pensait plus...

Elle sentit une douce accélération la coller contre sa couchette. Elle retrouvait un peu de son poids, elle se sentait peser, légère... C’était agréable... Si légère... Les techniciens s’occupaient d’elle, elle n’avait qu’à laisser faire, elle était bien, elle somnolait, elle était comme un nourrisson malade, qui a fait dans ses couches, et qu’on berce...

« Saint-Père, dit le Président, c’est le moment de prier !...

— Tout mon être prie sans arrêt, dit le Pape, mais Dieu a tellement l’habitude de m’entendre, qu’il ne doit plus beaucoup prêter attention à ma voix. Peut-être même l’importune-t-elle. Ce serait beaucoup plus efficace si vous vous mettiez à prier.

— Moi ? Je suis franc-maçon, dit le Président.

— Justement ! Justement...

— Laissons ces balivernes, dit le Président.

— Balivernes !... Mon pauvre ami... »

Le Pape hochait la tête et faisait une petite grimace à demi amusée, à demi empreinte de compassion.

« Ce que je veux vous dire, dit le Président irrité, c’est que ça ne serait pas le moment que le mari vienne nous casser les pieds... C’est un bonheur qu’il n’ait pas été là maintenant. Il doit dormir. Il était resté là toute la journée et une partie de la nuit... Qui s’occupe de la fillette ?

— Le cardinal Boho. C’est un Noir d’Afrique, adorable. Elle l’aime beaucoup. Elle lui a dit que quand elle retournera à San Francisco — la pauvre enfant... — elle l’emmènera et qu’il se mariera avec miss Thomson. C’était son institutrice... »

Profitant du répit laissé par la manoeuvre de la NA 47, les deux hommes s’étaient isolés dans le petit bureau habituel, et y avaient trouvé, comme toujours, de quoi boire et manger. C’était en général de la bière, et des saucisses chaudes dans d’horribles petits pains mous. Mais aujourd’hui il y avait une bouteille de bordeaux, et, miracle, du jambon ! D’épaisses tranches de jambon, coupées au couteau. Du vrai Parme !

Cochon élevé en usine, évidemment, mais quand même, les charcutiers italiens n’ont pas perdu la main, pensait le Pape en dégustant sa deuxième tranche. Lequel de mes trois cardinaux romains a eu la pensée merveilleuse d’emporter un jambon ?... Vous disiez ?

« Si une solution intervient, que ce soit la mienne ou la vôtre, il vaudrait mieux que le mari n’en soit pas le témoin... Mais dès qu’il va se réveiller il saura que la petite navette est en route, il va courir à la salle de contrôle et il ne la quittera plus ! Comment faire pour l’éloigner ? Nous pourrions le charger d’une mission ? Quelque part ?... Il refusera de partir, bien sûr...

— Ne vous inquiétez pas. Président ! Il dort, et il va dormir longtemps !... Mon cardinal-pharmacien-médecin s’est chargé de lui... Il ne le réveillera que lorsque nous le lui dirons...

— Vous, alors !... Un Borgia !...

— Oh ! Président !... »

À l’arrière de sa navette, Olof avait mis en batterie huit mini missiles à tête chercheuse empruntés à un satellite antisatellite américain. Il en avait d’autres en réserve. Il pouvait en commander le départ, un par un, vers quatre directions de l’espace. Avant de leur donner le top, on leur envoyait la photo-radar de l’objectif. Leur microradar prenait le relais. Ils ne manquaient jamais leur cible.

Il restait convaincu qu’il s’agissait d’un piège. D’abord, rien ne lui prouvait que la 47 était en orbite. Les images qu’il avait reçues pouvaient venir de la navette restée au sol. Judith aurait joué la comédie ? Non, il ne le pensait pas. Mais elle pouvait elle-même croire qu’elle était en orbite... Un lancement bidon, hublot fermé... Elle n’était pas obligée de savoir qu’on pouvait faire glisser le volet extérieur, devant l’habitacle...

Non, je suis idiot... Elle a raison, je suis idiot, elle était en apesanteur quand je l’ai vue, vraiment en apesanteur, ça ne trompe pas ! En orbite !... Et elle vient ! Judith ! Judith ! Judith !

S’il avait été sur terre, il se serait mis à danser de joie ! Il empoigna les anneaux fixes de la gym, matelassés de caoutchouc-mousse, et se balança dans tous les sens, se rassembla, se détendit, se tortilla, se détortilla, en criant le nom de Judith.

Calme ! Calme ! Il devait rester calme !...

Ils ont peut-être collé une arme à l’extérieur de la 47... Qui partira dès que son radar me verra... Et Judith n’en sait rien, bien sûr-

Non. Ils n’ont pas d’armes. Pas une seule sur toute la terre. Impossible à fabriquer. Il faut des usines. Des techniciens. Des années.

Dans les musées ? Elles sont incomplètes. Inutilisables. Aucune n’a plus de système détonateur ni de charge explosive... Des sucettes !... Et il faudrait aussi la volonté d’agression. Ils ne l’ont pas...

Les choses sont sans doute telles que je les ai vues, telles que Judith me les a dites... Judith !... Judith !...

Il ne parvenait pas à y croire. Il y avait sûrement un piège quelque part. Ce n’était pas possible autrement. À leur place, lui, il aurait sûrement trouvé un moyen...

Le radar émit son signal d’alerte. Olof se propulsa vers les commandes, et fit claquer autour de sa taille la ceinture automatique de maintien. Les doigts au-dessus des boutons de départ des antimissiles. Tout allait aller très vite maintenant. S’ils avaient triché il allait le savoir à l’instant.

À l’extrême bord de l’écran du radar, un cercle rouge entourait un point vert minuscule.

La 47...

Loin ! Si loin !...

Il aurait le temps de voir arriver l’arme, s’il y en avait une, et de la détruire. S’ils étaient intelligents, ils ne tireraient qu’à la limite de la visibilité directe. Il coupla son télémètre avec le radar et mit les yeux aux oculaires. Il ne vit qu’un grain de poussière grise qui, à cause de la distance, dansait, et sortait parfois du champ.

Il appela le Centre.

« Houston vous m’entendez ?

— Nous vous entendons.

— J’ai la 47 au radar. Continuez à l’amener vers moi... Quand je vous dirai « Stop ! », arrêtez-la ! Pile ! Ou je la détruis.

— Vous savez bien qu’on ne peut pas l’arrêter pile ! Il faut...

— Vous n’allez pas m’apprendre mon métier ! Vous savez ce que je veux dire. Exécutez la manoeuvre. Correctement. Je le verrai. »

Dans le télémètre, le grain de poussière ne semblait pas grossir, mais sur l’écran du radar, imperceptiblement, il avançait.

Olof entra le premier dans la nuit. Puis il vit s’éteindre dans le télémètre le grain de poussière qui brillait. Quand il l’eut de nouveau dans la lumière, c’était devenu un objet minuscule. Au troisième tour de la Terre, la NA 47 s’était suffisamment rapprochée pour qu’il pût se rendre compte, grâce au puissant grossissement du télé, qu’apparemment aucune arme n’était accrochée à l’extérieur.

Il n’avait pas confiance... Cette approche normale lui paraissait absolument anormale.

« Houston, stoppez !

— Nous stoppons... »

Il vit, au télé, les fusées de freinage s’allumer, s’éteindre, se rallumer, s’éteindre...

« Bon. Coupez votre guidage... Je la prends en charge...

— Nous coupons. À vous... »

Olof soupira profondément, et enclencha le dispositif d’appel automatique de la petite navette. Il avait accompli cette manoeuvre cent fois depuis des années. C’était sans histoire. Parce qu’elle avait accéléré, la 47 se trouvait maintenant sur une orbite un peu plus basse que lui par rapport à la Terre. Des fusées allaient automatiquement rectifier et l’amener juste à l’endroit où la grande navette l’appelait, c’est-à-dire à toucher la porte circulaire du compartiment des soutes. Sans qu’il ait, jusque-là, à s’en occuper. Alors seulement il interviendrait. Il ouvrirait la porte et Judith entrerait...

« Judith ! »

Il était maintenant en liaison avec elle...

« Judith ! »

Elle ne répondait pas. Il ouvrit l’image, vit l’intérieur de la 47. Judith était toujours sanglée à la couchette, dans la même position que des heures auparavant, quand il avait coupé l’émission du centre. Les yeux fermés. Endormie ? Ou sans connaissance ?

Il cria :

« Judith ! »

Elle tressaillit. Il répéta, très tendrement :

« Judith... »

Il la vit sourire, sans ouvrir les yeux. Elle dit :

« Olof... C’est toi ?... Tu es là ?...

— Oui, Judith... Oui mon amour... Je suis là, tout près... Et tu viens vers moi... Et je t’aime, et tu m’aimes, et nous allons être enfin réunis !... »

Elle ouvrit les yeux avec une expression effarée.

« Qu’est-ce que tu dis ?

— Tu n’a pas encore compris que tu m’aimes ? Que si tu as tant fait pour me rejoindre c’est parce que tu m’aimes ?

— Olof ! Mais...

— Chut ! Reste calme ! Tout n’est pas fini... Tout se passe trop simplement... Je n’ai pas confiance... Qu’est-ce qu’ils t’ont dit de faire quand tu arriverais ?

— Rien... Rien... D’obéir à tes instructions...

— Pas de bouton à pousser, de manette à tirer, quelque chose à toucher ou à déplacer dans ton tableau de bord ou à côté ?

— Non, rien... Je dois faire ce que tu me diras...

— Hum... C’est trop simple, trop simple...

— Mais qu’est-ce que tu crains ?

— Qu’ils aient déniché un réfractaire comme moi, un ingénieur, un technicien, un type qui a peur de mourir et qui me hait, et dont toute l’agressivité s’est réveillée. Il y en a des dizaines de milliers qu’Helen n’a pas changés. Ils ont dû accourir vers Houston, s’ils ont pu, pour offrir leurs services, pour me tuer. Mais si j’avais vu arriver une navette, je l’aurais détruite. Ils le savaient, en bas. Alors ils t’ont mise dedans, et je n’ai pas tiré, et tu es là, tu t’approches, et tu apportes peut-être la mort pour nous deux...

— Comment peux-tu croire ça ? C’est le Pape qui m’envoie !

— Avec le respect infini que j’ai pour lui, je le crois parfaitement capable de sacrifier une de ses brebis pour sauver ce qui reste du troupeau... »

Il n’était plus question, en bas, de prendre des tours de garde. Tous ceux qui étaient au courant de l’aventure de la NA 47 et qui avaient participé à son lancement étaient présents devant les écrans à l’instant où approchait le dénouement. Les gardes du Centre et les cardinaux veillaient à ce que personne d’autre n’approchât. Les Présidents savaient tout juste ce que leur avait dit leur Président : qu’une tentative était en cours... Un espoir... Fragile... Très fragile... On ne peut encore rien en dire-

Mais quelque chose d’extraordinaire était déjà en train de se produire, et tout le monde s’en était rendu compte, presque sans oser y croire : depuis plusieurs heures, aucune chute de Bombe n’était signalée nulle part dans le monde... Était-ce seulement une accalmie, ou bien... ?

Le Pape et le Président savaient qu’Olof avait été trop occupé, pendant tout ce temps, pour lâcher ses Bombes, mais qu’il recommencerait, à moins que la mission de la NA 47 ne mette fin à sa folie...

Ils étaient assis côte à côte, le Président épuisé et excité en même temps, le teint verdâtre, les yeux rouges, le visage rongé de barbe, le Pape impeccable, calme, blanc. Devant eux, plusieurs écrans répétaient la même image, en provenance du radar d’un satellite de surveillance mis en orbite loin au-dessus de l’altitude du lieu où était en train de se jouer le sort du monde.

L’image, d’un rose pâle, montrait, au milieu des écrans, une sorte de ver marron épais, qui était le convoi, et, à côté, une olive à l’extrémité aplatie, qui était la grande navette. Et une puce, la NA 47, qui s’en rapprochait, s’en rapprochait-

Lé Pape, silencieux, serrait les dents, devenait blême sous sa pâleur. Il s’était arrêté de prier. Il ne savait plus s’il devait demander à Dieu que la manoeuvre réussît ou qu’elle échouât...

L’image de la puce n’était plus qu’à un millimètre de l’image de l’olive.

« Pape ! chuchota le Président, tu me donneras un coup de poing si ça réussit ! Je ne veux pas le voir ! Cette innocente était trop mignonne ! C’est affreux !... »

Et il ferma les yeux, ses mains crispées sur les accoudoirs.

Les techniciens ne pensaient qu’à la réussite de l’accostage. Ils n’étaient pas au courant de tout...

Sur l’écran il ne restait plus qu’un dixième de millimètre entre l’olive et la puce...

Cela correspondait, dans l’espace, à cinq mètres...

C’était juste assez près, juste, pour qu’Olof vit.

Le piège !

Il ne pouvait plus y échapper !

Essayer !...

Trop tard pour prendre les commandes de la 47 et la stopper.

En un instant sans durée, son cerveau vit l’esquive possible, en déduisit les conséquences, commanda...

Il hurla, à l’adresse de Judith :

« Mets ton casque ! Mets ton casque ! Tout de suite ! Tout de suite ! Mets ton casque ! Mets ton casque ! »

En même temps il commandait l’allumage des énormes fusées principales de sa propre navette. Toutes les quatre. Comme pour lancer le convoi tout entier. C’était la seule chance de faire démarrer son engin assez vite pour éviter la 47 qui continuait d’avancer lentement vers lui. S’il n’arrivait pas à se dérober, si la conjonction s’opérait, le piège qu’il avait décelé fonctionnerait, et les deux navettes voleraient en poussière dans l’espace.

Le piège, c’était un G.V., un disque explosif de contact, tel qu’on en utilisait dans les Travaux publics, collé sur la face avant de la NA 47, camouflé à la peinture et au mastic. En s’écrasant contre la porte de la soute, il aurait fait sauter les deux navettes. Un choc avec n’importe quelle partie de la 212 produirait le même effet. Ils avaient dû trouver un réfractaire pour l’installer.

Tout l’intérieur de la grande navette vibrait et tremblait, dans le grondement terrible des quatre moteurs déchaînés, transmis par les parois. Et, lentement, l’engin s’ébranlait, accélérait, filait comme l’éclair, passait à deux centimètres du nez de la 47... Et les moteurs se turent.

Olof, écrasé contre une cloison, un bras coincé dans son dos, sut qu’il avait réussi. Mais avait-il coupé les fusées à temps ? Avait-il empêché leurs flammes d’envelopper la petite navette et de la transformer en cercueil ardent ?

Il était déjà trop loin pour voir la NA 47 laissée derrière lui. Les fusées avaient lancé la 212 comme une balle sur une nouvelle trajectoire. Il ne pouvait pas, bien sûr, revenir en arrière. Il ne se retrouverait approximativement dans la même région de l’espace qu’après avoir bouclé le tour complet de la Terre. À condition qu’il puisse faire le point de son engin et en reprendre la maîtrise. La 212 était maintenant sur une nouvelle orbite. Olof, de nouveau en apesanteur, s’installa aux commandes et la navette entra dans la nuit.

« C’est raté, dit le Pape en soupirant de bonheur.

— Merde ! » dit le Président.

Avant même de l’avoir de nouveau au radar, Olof, le coeur serré d’angoisse, enclencha l’appel permanent de la NA 47 en radio. Mais quand sa tache minuscule apparut au bord de l’écran, aucune voix ne l’accompagna. Judith ne répondait pas.

Son tour de la Terre entièrement accompli, Olof se retrouva à une centaine de kilomètres de son point de départ, à gauche et en dessous. Au télé, il voyait la NA 47, une de ses fusées latérales allumées, tourner lentement, effectuant sur place un cercle de quelques dizaines de mètres, assez loin du convoi.

Judith ne répondait toujours pas. Et l’écran-images n’était occupé que par un fourmillement de points de couleur.

Le petit engin semblait intact. Mais il pouvait avoir chauffé assez pour cuire tout ce qui se trouvait à l’intérieur. Par bonheur, aucune chaleur ne pouvait faire exploser le disque G.V., qui n’était sensible qu’au choc ou à la compression.

Déjà la 212 s’éloignait, continuant sa ronde. C’était la seule chose à faire : de nouveau le tour de la Terre, en rectifiant...

Il faisait nuit quand Olof eut accompli sa deuxième révolution. Et il se trouva encore plus éloigné. Il jura, furieux. Quelle erreur avait-il faite dans ses calculs ou ses manoeuvres ? Judith, si elle était encore vivante, avait besoin de lui d’urgence. Au télé, il vit briller la petite vedette sous la lumière de la Lune. Sa fusée latérale s’était éteinte, à bout de carburant, mais l’engin continuait de tourner doucement...

Il recommença ses calculs et entama son troisième tour. Le jour venait vers lui.

À la fin du quatrième tour, il s’était encore éloigné...

Effrayée par l’ordre brusque d’Olof crié par le diffuseur, Judith avait obéi aussitôt. Le casque était coincé dans un logement juste au-dessus de sa tête. Elle le tira brusquement et il vint presque de lui-même se mettre en place, et se verrouilla. Un astronaute de la base lui avait fait répéter la manoeuvre plusieurs fois. Dans ce genre de petit rafiot, on pouvait toujours avoir besoin de se mettre à l’abri d’urgence. On ne quittait jamais le scaphandre. Mais, généralement, on ne restait dans une NA que trois ou quatre jours, au maximum...

Son volet de hublot avait été fermé et bloqué au départ, pour lui éviter l’agoraphobie provoquée par le défilé incessant des étoiles.

Pour la défendre contre la claustrophobie, on ne l’avait jamais laissée seule. Il y avait toujours eu un technicien du Centre avec elle, sur l’écran. Et le Pape lui avait longtemps tenu compagnie, lutin blanc bienveillant, minuscule dans le petit rectangle lumineux.

Elle n’avait pas vu la 212 quand elle s’en était approchée, mais elle avait vu Olof, tout de suite, et il ne l’avait plus quittée. Sauf à l’instant...

« Olof ! Olof ! Qu’est-ce qui se passe ? »

Elle appelait dans le micro de bouche. Mais Olof ne répondit pas. Et il n’y avait personne dans l’écran minuscule qui palpitait à gauche à l’intérieur du casque.

Elle n’avait pas vu la flamme éblouissante des tuyères, elle n’avait, bien sûr, pas entendu leur rugissement, le vide ne transmettant pas les sons, elle n’avait pu savoir qu’elle avait échappé de justesse à leur flamme totale, Olof les ayant coupées, à un centième de seconde près, avant qu’elles flambent sa navette.

Protégée par le scaphandre et le casque isolants, elle eut quand même très chaud, tout à coup. Mais cela se dissipa...

Elle appela « Olof ! Olof ! », pendant ce qui lui sembla une éternité.

Et Olof ne répondit pas ni ne se montra. Ne comprenant rien à ce qui avait pu se produire, bouleversée d’inquiétude, elle se décida alors à appeler le Centre.

Et le Centre lui aussi, resta muet...

La panique la submergea d’un seul coup. Elle perçut, presque visuellement, sa situation : on l’avait enfermée dans une boîte de fer qu’on avait lancée dans le vide, et maintenant elle se trouvait seule dans l’espace, loin de tout, loin de tous, enfermée, sans recours, sans aide possible, une boîte lancée et abandonnée dans le vide sans limites, et elle dedans... Perdue...

Elle allait mourir... Cette pensée l’apaisa... Elle n’avait aucun moyen matériel de hâter sa mort, mais elle pouvait cesser de résister à l’épuisement, de se cramponner à la vie. Elle n’avait pas mangé depuis longtemps parce que les déchets de son organisme débordaient du sac étanche trop plein et suintaient le long de son corps. Elle avait conscience d’être plongée dans l’horreur. L’horreur et l’absurde. Qu’avait-elle espéré ? Pourquoi avait-elle tenté cette aventure folle ? Était-ce vraiment pour Filly, ou pour elle-même, comme il le lui avait affirmé ? Où était-il ? Pourquoi avait-il disparu ? Elle appela encore une fois « Olof ! »... Silence... Mais peut-être parlait-il dans le diffuseur de la cabine, le casque l’empêchait de l’entendre ?... En hâte, maladroite, épuisée, elle le déverrouilla, le repoussa dans son logement, écouta...

Silence... Silence...

À bout de souffle, elle appela : « Olof !... » Écouta encore... Silence. Elle ne pouvait plus faire l’effort d’écouter. Elle renonça, se laissa glisser dans l’absence de tout.

Ce ne fut que vers la fin du septième jour, en voyant le convoi et la NA 47 entrer au bord de son radar à la place où il les espérait, qu’Olof jugea que cette fois il était enfin assez bien placé pour effectuer les manoeuvres d’approche.

Il lui fallut toute la « nuit » pour conduire son énorme engin à proximité de la 47 et l’immobiliser à une trentaine de mètres au-dessus du cercle que la petite vedette décrivait lentement. Il appela Judith et n’obtint de nouveau que le silence. Il entra dans le sas, revêtit son scaphandre, ceignit sa ceinture d’outils, y accrocha son moteur auxiliaire, et sortit.

Le jour arrivait brutalement. Après des années de travail dans l’espace, Olof n’avait plus besoin de penser aux gestes à faire pour animer ses petits propulseurs de poussée et de direction, pas plus qu’un poisson ne pense à ses nageoires. En quelques secondes il fut au contact de la NA 47, et vit qu’elle avait subi des dégâts extérieurs : au moment où les tuyères éteintes l’avaient frôlée, leur chaleur était telle qu’elle avait grillé les antennes et en partie soudé la porte d’accès. La 47 ne pouvait plus émettre ni recevoir de message. Le silence de Judith était peut-être seulement un silence technique...

Son espoir ranimé, il prit un marteau à sa ceinture et en frappa la coque. Trois coups longs : ---, intervalle, puis de nouveau trois coups longs : --- . Encore une fois... Elle connaissait peut-être le morse... C’était la lettre O : Olof...

Il colla son casque contre la navette pour percevoir la réponse. Silence. Il attendit, recommença. Sans plus de succès.

Le silence de Judith n’était pas seulement technique. Elle était hors d’état de répondre. Evanouie. Ou morte... Il devait agir vite.

Il lui fallait découper la porte. Ces petits engins n’avaient pas de sas : au premier trou, l’air intérieur s’échapperait. Si Judith vivait, si elle avait mis son casque, elle serait sauvée. Sans casque, elle mourrait.

Une chance sur deux...

S’il n’ouvrait pas la porte, elle mourrait sûrement.

Zéro chance...

Il fallait savoir. Voir... Le hublot !

Il se propulsa vers le haut de la navette, en prenant garde de ne pas heurter le G.V. au passage.

Ces salauds ont bloqué le volet de l’extérieur... Facile... Facile... En quelques minutes il eut libéré la plaque de métal, la repoussa dans son logement, découvrant la surface transparente. La lumière crue du soleil s’y réfléchissait, faisant paraître totalement obscure la cabine à peine éclairée par la lampe de bord. Gêné par son casque, Olof ne voyait rien. Enragé, il dut retourner à sa navette, prendre dans le sas un sac de plastique sombre et, revenu à la 47, en faire autour de sa tête un abri contre la lumière, comme le voile noir des anciens photographes.

Alors il vit... Judith... Liée à sa couchette. Sans casque. La tête un peu tordue. Les yeux clos.

Elle est au fond du noir. Sans poids. Ni sensations. Ni émotions. Ni pensées. Elle est bien...

Elle continue, lentement, de s’enfoncer. Plus loin. Plus noir. Vers le rien. La paix...

Brusquement, la déchirure horrible de la lumière. Comme une scie qui arrache et ouvre la chair de sa conscience.

Ses yeux... Les ouvre... Les referme... Fait mal... Soleil...

Le soleil ? Où... Je suis où ?...

Je suis dans la navette... Soleil ?... Jamais... Navette... Boîte close... Horreur...

Rouvre les yeux... Une main pour les protéger... Cligne... Regarde... Un rectangle de lumière... Fenêtre... Il n’y a pas de fenêtre dans la navette. Je ne suis pas...

Si !... Elle reconnaît l’intérieur de son engin de fer, avec maintenant une fenêtre par laquelle entre le soleil éblouissant — Comment... ? Qu’est-ce que... ?

Une énorme chose ronde, obscure, vient s’inscrire dans le rectangle de lumière. Le casque d’un scaphandre. À l’extérieur.

Qui est dans le casque ? Elle ne peut pas voir. Qui est là ?

Le casque recule. Un gant écrit sur la vitre, en grandes lettres rouges, à l’envers pour qu’elle puisse la lire à l’endroit, la réponse :

OLOF
JE VIENS TE CHERCHER
METS TON CASQUE

Et le gant souligne « mets ton casque » une fois, deux fois, trois fois. C’est très important. Elle obéit. Encore assez de forces... Elle tire le casque, verrouille, vérifie... Elle ne voit plus rien. Plus du tout de forces. Olof. Heureuse. Fini.

Dans la pureté totale du vide, Olof entraînait Judith arrimée par sa ceinture au bout d’un filin de trois mètres. Ils montaient lentement vers la grande navette, en direction du ciel criblé d’étoiles. Le ciel était noir, les étoiles éclatantes. Le soleil absolu flambait sur les scaphandres métallisés, d’or pour Olof, et d’argent pour Judith. Sans connaissance, elle flottait au bout du fil, tournait un peu, molle, membres à l’abandon, comme une fleur tombée d’un arbre sur le courant d’un fleuve endormi. Olof était droit comme une flèche lancée en direction de son vaisseau, filmée au ralenti. D’argent et d’or, nimbés d’étoiles, ils montaient vers le ciel noir, dans le feu du soleil.

Il arriva droit devant la porte du sas qu’il avait laissée ouverte, y pénétra, attira à lui Judith, ferma la porte, ouvrit l’admission d’air. Quand le sifflement s’arrêta, il se libéra de son scaphandre qu’il rangea avec ses outils dans le placard étanche. Il disposait de peu de place pour s’occuper d’elle. Ils étaient serrés l’un contre l’autre comme dans le goulot d’une bouteille. Il lui ôta d’abord son casque, dégageant son visage blême, torturé.

Malheureuse !... Mon amour... Ce que tu as subi !...

Il prit tendrement entre ses mains la chère tête qui émergeait à peine du grand col béant du scaphandre, en baisa les yeux clos, les joues maculées, les lèvres sèches.

Avec de grandes difficultés, il parvint à lui retirer son scaphandre, lui ôta aussi sa combinaison et son sous-vêtement pourris, en fit une boule qu’il enferma dans un sac à éjecter. Judith nue, réduite à l’état d’un objet misérable, était coincée entre lui et la paroi. Bouleversé de pitié, il la fit tourner doucement pour l’examiner. Sa peau était marbrée de rouge aux endroits attaqués par les acides de la transpiration et de la saleté. Ses coudes et ses fesses saignaient. La laver, la soigner...

IL ouvrit la séparation intérieure du sas et, époux dérisoire, franchit le seuil en portant dans ses bras l’épouse sans conscience. Ils entraient nus dans la maison de l’espace.

Il vola jusqu’à la couchette, y fixa Judith, et put alors lui administrer, par piqûres, ce qui était le plus urgent : un tonicardiaque, un anti-infectieux, et un somnifère non barbiturique pour substituer le sommeil réparateur à l’évanouissement. Il n’était pas médecin, mais dans l’espace il faut savoir se soigner tout seul, et la pharmacie de bord contenait plus que le nécessaire.

La laver... Ce n’est pas facile, en apesanteur, avec l’eau qui fait ce qu’elle veut, et qu’on doit tenir enfermée... Il existe une crème de toilette inventée spécialement pour les astronautes, mais dans l’état où se trouvait l’épiderme de Judith, il n’osa pas l’employer. Il n’y a rien de mieux que l’eau... La douche, bien sûr... Mais Judith, inconsciente, respirerait de l’eau et se noierait... Finalement, il lui enferma la tête dans un grand sac imperméable serré au cou, la boucla dans la douche, fit jaillir l’eau, et la délivra avant qu’elle ait pu souffrir du manque d’air.

Il put alors soigner ses plaies, et, l’ayant de nouveau sanglée à la couchette, lui brancha un goutte à goutte de sérum nutritif. Sur terre, le liquide passe de la grosse ampoule dans les veines sous le simple effet de la pesanteur. Faute de celle-ci, on avait recours, dans l’espace, à des ampoules molles, dont l’enveloppe, en plastique élastique, se contractait progressivement, pressant le sérum vers la veine. Celle qu’il utilisa était une sphère rose, d’un demi-litre. Elle flottait au bout de son court tuyau, comme une méduse. Elle allait se réduire peu à peu à la taille d’une bille. Rouge.

Olof soupira et eut un léger sourire de soulagement. Il avait fait tout le nécessaire. Tout ce qu’il pouvait. Maintenant il fallait attendre. Mais tout irait bien, il en était certain. Elle avait eu tant de courage... Son visage, qu’il avait nettoyé avec tendresse, était détendu et commençait à retrouver des couleurs. Elle reprendrait vite ses forces...

Il sentit alors sa propre fatigue le noyer. Il s’arrima à la cloison, face à Judith, et s’endormit aussitôt, heureux. Il avait complètement oublié les Bombes.

Un jour... Deux jours... Trois jours depuis que les techniciens, le Président et le Pape avaient assisté, sur les images radar, à l’arrivée de la 47 près de la 212, et à leur conjonction manquée.

« Vous êtes un sacré lapin, Saint-Père ! dit le Président. Vous aviez raison ! Vous avez gagné ! Je voudrais bien savoir ce qui se passe là-haut ! Heureusement que le mari a le sommeil solide ! Vous êtes sûr que votre empoisonneur veille bien sur lui, au moins ?

— Ce n’est pas un empoisonneur..., soupira le Pape C’est un très consciencieux toxicologue... Il connaît très bien les doses... »

Il soupira de nouveau. Il ne parvenait pas à se soulager du poids d’une anxiété qui ressemblait à du remords.

« C’est peut-être Olof qui avait raison, dit-il. Nous n’aurions peut-être pas dû essayer de sauver les hommes...

— Vous êtes complètement tordu ! dit le Président. Allez dormir un peu !... Et tâchez de vous raser ! Une vieille barbe, ça vaut rien pour le moral ! Et c’est pas beau pour un pape !... Allez dodo !... Si ça bouge, je vous secouerai...

— Tu as raison, Salva », dit le Pape.

Il se leva de son fauteuil avec une grimace, se fit une place sur le divan parmi trois techniciens endormis en tas, les poussa un peu, s’insinua, s’allongea de son mieux, les pieds coincés derrière un dos, la tête sur une cuisse, et commença de se passer sur les joues un rasoir électronique, doux et silencieux, tout en priant Dieu, avec toute sa ferveur, de l’éclairer, et de lui pardonner s’il s’était trompé. Il s’endormit alors qu’il en était au menton.

Le Président bâilla, mais tint bon. Des techniciens dormaient dans leurs sièges. D’autres surveillaient l’image du radar, la 212 immobile et la 47 qui continuait de tourner sur place. Le Président fermait ses yeux brûlants, les frottait un bon coup, regardait sa montre... Puis de nouveau l’écran. Qu’espérait-il y voir enfin ? IL ne savait pas, il n’imaginait pas comment pouvait se passer la suite. Les techniciens étaient prêts à assurer le retour de Judith, soit en guidant sa navette, soit en lui en envoyant une autre. Mais il faudrait d’abord qu’elle se fasse entendre. Qu’annoncerait-elle ? La vie ? Ou la mort ?...

Le Pape continuait de prier en dormant, sa conscience assoupie répétant la formule par laquelle elle espérait se libérer des tourments de la culpabilité. La formule de l’acceptation totale, qui accorde enfin la paix :

« Mon Dieu, que Votre volonté soit faite... »

Elle était nourrisson. Une main bienveillante — ma... ma... maman... lui donnait le biberon. Bon, bon... Chaud, doux, épais. Bon dans la bouche. Bon dans la gorge. Bon, chaud, doux dans l’estomac...

L’estomac ?

Un nourrisson ne sait pas qu’il a un estomac... Moi je le sais ! Alors je ne suis pas...

Elle s’éveilla.

Elle tétait.

« Continue, continue..., lui dit doucement Olof. Tu en as besoin... »

En apesanteur, on ne peut pas se nourrir autrement. Tablettes, tubes, gros biberons de diverses bouillies. C’était le cinquième qu’elle avalait depuis vingt-sept heures qu’elle dormait. Son visage avait repris des formes et des couleurs.

Bon... bon... doux... chaud... Elle ferma les yeux de plaisir et continua. Puis elle les rouvrit, et comme tous les bébés qui tètent, elle sourit de gratitude à celui qui la nourrissait. Olof en fut illuminé de bonheur. Mais il la vit tout à coup détourner sa bouche de la tétine et jeter autour d’elle des regards affolés. Il comprit, la détacha rapidement, se projeta avec elle vers sa chambre, lui montra la cuvette W.C aspirante, lui indiqua son fonctionnement, et la laissa.

Une femme ne peut pas résister à l’attrait d’une salle de bains. Elle trouva la baignoire hermétique, comprit comment l’utiliser, ainsi que le shampouineur étanche, se baigna et se lava les cheveux, se frotta le visage à la crème de toilette. Le parfum de celle-ci lui sembla étrange, à la fois familier et oublié. Nostalgique, attirant, déchirant. Il lui donnait envie de se rouler dedans, et de sangloter. Et brusquement elle le reconnut : c’était l’odeur merveilleuse de l’herbe coupée, qu’elle avait sentie pour la première et la seule fois aux pieds des trois Grâces, dans le jardin du Louvre. Avec Olof...

Olof ?... Oui, j’y vais... Je vais lui parler... Je suis venue pour ça... Les Bombes... Il ne pourra pas me refuser. Je suis venue pour ça. Comment m’a-t-il amenée ici ? J’étais en train de mourir. Il m’a sauvée... Olof... Filly... Elle est bien, avec son père. Les filles aiment plus leur père que leur mère. Je vais la sauver... Olof... Je vais lui parler. Je suis venue pour ça... Où sont mes vêtements ? Qu’est-ce qu’il en a fait ?

Elle venait seulement de réaliser qu’elle était nue. Et Olof... Oui... Elle n’avait pas eu le temps de le voir beaucoup... Oui... Il était nu, lui aussi...

Eh bien, c’était comme ça... ça ne la gênait pas... On n’était pas dans des conditions ordinaires, ici... Comme des poissons dans un aquarium... Les poissons sont nus. On ne peut pas habiller des poissons...

Elle chercha quand même, par habitude, à se couvrir. Elle trouva une grande serviette éponge de couleur corail. Elle réussit à s’envelopper dedans et la fixa autour de sa poitrine par un noeud. Et elle sortit de la chambre en volant.

Faute de pesanteur, le frottement de l’air écarta d’elle la serviette, qui se dégagea et la quitta pour continuer son chemin toute seule. Judith fit pour la rattraper un geste un peu trop brusque, et partit à travers la cabine en amorçant un tire-bouchon amorti.

Olof la saisit par le poignet alors qu’elle passait près de ses épaules, se donna un peu d’élan du bout d’un orteil, et l’accompagna dans son lent tourbillon.

Il ferma ses bras autour d’elle. Elle réussit à pivoter pour lui faire face, et à son tour l’entoura de ses bras. Il lui dit très bas : « Mon amour !... Enfin !... » Elle le regardait avec gravité, comme un enfant qui vient d’entrer tout éveillé dans un conte et qui sait à la fois que c’est impossible et que pourtant c’est vrai.

Elle lui répondit simplement, dans un souffle : « Oui... », ferma les yeux sur son rêve, et de toute la longueur de son corps, pour en assurer la réalité, se serra contre lui.

Oui. C’était cela. C’était oui. Il n’y avait que oui. C’était la réponse à tout. Elle était arrivée au bout. C’était la fin de l’attente, de la peur, de l’ennui, du besoin, la fin des gens et des choses sans importance, de l’entremêlement des vies, de ce qui est informe, de ce qui tire et de ce qui pousse, des mots qui ne disent rien et qui font des bruits, des gestes inutiles, de la multitude des événements légers ou graves, de tous les jours et de toujours. La peur était remplacée par la pleine certitude. C’était oui. Elle rouvrit les yeux. Il était là...

Il était là. Elle était avec lui. Ils étaient l’un contre l’autre, l’un dans les bras de l’autre serré, sans poids, tournant lentement autour de l’axe du monde qui passait entre leurs chevilles, entre leurs genoux et leurs sexes, entre leurs ventres joints, entre les seins de Judith unis à la poitrine d’Olof, entre leurs visages et leurs regards.

C’était l’instant où ils venaient enfin de se trouver, et il durait depuis l’éternité.

Elle appuya sa joue contre la sienne, il tourna un peu la tête et leurs lèvres furent ensemble. Les cloisons et leurs objets tournaient lentement autour d’eux et la serviette corail planait à leur côté. Ils flottaient allongés au centre de tout, délivrés, intouchables. Les jambes de Judith s’ouvraient peu à peu, légères comme des pétales. Elle les referma doucement autour de lui. Alors il entra dans le chemin qui venait de lui être ouvert, et elle reçut ce qu’elle avait si longtemps attendu, le ciel avec ses étoiles, toutes les étoiles brûlantes et douces... qui se balançaient, se balançaient... Et d’où coulait, partout, partout en elle, la joie inimaginable, pour laquelle aucun mot n’a jamais pu être inventé.

Le temps s’écoula. Ils ne savaient plus ce que c’était. Il y avait le soleil qui passait d’un hublot à l’autre et la nuit qui lui courait après, et le soleil qui revenait, et puis la nuit, et puis le soleil. C’était le jeu du soleil avec la nuit. Cela n’avait aucun lien avec le temps qui passe. Il n’y avait plus de temps, il n’y avait plus de poids, il n’y avait plus de monde.

Ils s’aimaient comme des papillons, comme des hirondelles, ils étaient duvets couchés sur le vent.

Ils s’aimaient avec une passion brûlante et fraîche, avec tendresse, avec amitié, avec complicité. Chaque fois ils se redécouvraient et découvraient de nouveau, avec un étonnement toujours neuf, l’immensité du bonheur de l’amour...

Il n’y avait plus de temps. Ils s’aimaient, ils riaient, ils avalaient avec appétit des nourritures bizarres et sans attrait, ils se racontaient leur vie passée — qu’elle appelait « ma vie absente » — elle lui disait que pendant ces années qu’elle avait crues normales elle ne savait pas qu’elle l’aimait et que rien d’autre que lui n’avait la moindre importance. Elle croyait avoir oublié même son visage, et pendant toutes ces années il avait été présent au fond d’elle-même, présent, lourd, intact, lui, la seule réalité...

Il lui disait qu’il n’avait jamais cessé de penser à elle, et que sans elle il était comme un amputé qui saigne, comme un écorché, une plaie vivante. Et c’était sans doute sa souffrance qui l’avait lancé dans cette grande action de justice contre les hommes.

Elle lui disait : « Pardonne-leur, nous sommes si heureux... Quand on est heureux, on comprend tout et on pardonne... Et l’univers est peut-être plein d’êtres plus dangereux que les hommes... Tu ne peux pas tout nettoyer !... »

Il se mettait à rire et elle riait aussi. Il y avait dans leur amour, en plus de la joie, une gaieté absolue. Ils riaient en se regardant. Ils riaient de la joie d’être heureux. Ils avaient effacé de leur esprit les souffrances du monde. Ils n’étaient qu’eux. Ils étaient tout.

Ils s’endormaient dans les bras l’un de l’autre, sans peser l’un sur l’autre, sans s’attacher nulle part, en l’air, ne formant plus qu’un, dérivant doucement d’une cloison à l’autre, ensemble, délivrés du poids de la Terre, rêvant d’eux-mêmes et se réveillant pour retrouver, tenue dans leurs bras, leur réalité plus belle que le rêve.

Il n’y avait pas d’avenir. Ils n’y pensaient pas. Il y avait le présent, loin de tout, loin de tous, le présent qui durait hors de la durée.

Depuis plus de trois semaines — quatre semaines dans quarante-huit heures ! — l’image radar restait immuable, les autres écrans vides et la radio muette... Dans la salle de contrôle, la tension avait fait place à la lassitude, presque toutes les joues portaient des barbes de plusieurs jours, l’air sentait le linge douteux et le mégot froid.

Le Pape se laissait pousser la barbe. Elle commençait à dessiner autour de son visage mince une fine auréole blanche. D’un geste nouveau, qui trahissait son anxiété, il passait sur ses joues les doigts écartés de sa main gauche, puis se tortillait les poils du menton...

L’espoir commençait à vivre dans le coeur des rescapés du monde entier. Ils voulaient croire que c’était fini. Et chaque jour les confirmait dans cette certitude. À la suite d’une fuite ou d’une intuition, une T.V, puis toutes, avaient annoncé qu’un « messager avait été envoyé à Olof, et que les négociations se poursuivaient ».

Un lent, morne mouvement de reflux s’était ensuivi, qui ramenait les débris des foules vers leurs points de départ, ou, quand ceux-ci n’existaient plus, vers des villes apparemment intactes. Certains restaient sur place, hébétés, attendant la fin. D’eux-mêmes. De tout.

« Je vous parie une chose, dit le Président : si ça bouge pas là-haut, c’est qu’il a tué la petite, puis il s’est suicidé.

— Ne dites pas des choses atroces ! dit le Pape.

— Ça expliquerait tout !... Et quelle autre solution vous voyez pour lui ? Il sait bien qu’il peut pas revenir sur terre ! Il est coincé. Il n’a pas d’issue... »

Il se frappa le front de son poing fermé.

« Pas d’issue ! C’est évident î Coincé ! Il faut lui ouvrir une porte ! Monsieur Clarck !... »

L’ingénieur en chef du Centre se tourna vers lui, et le Président s’étonna une fois de plus de le trouver si correct, rasé de frais, ses cheveux blonds bien lissés, chemisette blanche, short brique, impeccable, le visage impassible. Il avait traversé toute l’aventure avec un sang-froid total, sans manifester d’émotion. Il était né de parents anglais.

« Oui ? dit-il.

— Vous n’avez vraiment aucun moyen de savoir s’il écoute parfois vos appels ?

— Aucun.

— Eh bien ! nous devons espérer qu’il écoutera... Vous allez lui envoyer le message suivant : La conférence des Présidents a décidé de vous accorder l’immunité totale si vous regagnez la Terre immédiatement. »

Le Pape sursauta.

« Quoi ? Vous avez décidé ça et vous ne me l’aviez pas dit !

— Ce n’est pas encore décidé, mais comptez sur moi, ça le sera ! Disons que j’anticipe, mais je le prends sur moi !... Monsieur Clarck, vous ajouterez : Vous pourrez vous retirer dans un lieu où votre sécurité sera assurée, en compagnie de qui vous aurez choisi. Allez-y ! Envoyez ça sans cesse, en continu !... »

Et s’adressant au Pape :

« Qui vous aurez choisi », vous voyez qui je veux dire ? Je compte sur vous pour mettre le mari en hibernation... »

Le Pape eut un sourire un peu triste, et demanda :

« Vous pensez vraiment que vos collègues vont pardonner à un criminel de cette dimension ? »

— Et qu’est-ce que vous voulez que nous en fassions ? Que nous le passions à la moulinette ? La peine de mort n’est plus appliquée nulle part, depuis Helen. Alors, l’enfermer comme fou ? Qu’il soit dans un asile ou quelque part ailleurs, « protégé » et surveillé par une police internationale, quelle différence ?... Et c’est la seule façon que nous ayons de sauver cette jeune femme qui a peut-être sauvé l’humanité !... Vous n’avez pas l’air convaincu... Je n’ai pas raison ?

— Que Dieu et Olof vous entendent ! dit le Pape.

À la troisième heure du trente-troisième jour, Alan Clarck, qui regardait l’écran central, dit de son ton sérieux habituel, sans élever la voix :

« Elle bouge... »

L’ingénieur assis à sa gauche dormait. Celui de droite l’entendit et ne le crut pas. Il vérifia en projetant sur un écran secondaire une image rémanente du radar, et, trois secondes plus tard, une seconde image. Tous les détails coïncidaient, sauf la 47, qui tournait, comme toujours. Et la 212 avait légèrement « bavé » vers l’avant... À peine...

Une troisième image : le décalage augmentait...

« Quels yeux vous avez ! » dit-il au chef du Centre. Puis il cria : « ELLE BOUGE ! »

Ce fut comme une explosion dans la salle de contrôle. Exclamations. Gestes extravagants ou inutiles. On se dressait, on se rasseyait, on jurait, c’était fini d’attendre, ce salaud avait enfin bougé !... Tous les regards convergeaient vers la petite olive camuse, au centre de l’écran. C’était là que quelque chose se passait...

Tout à coup, la tache qui représentait la petite navette sur l’écran devint beaucoup plus grande, puis s’effaça. Plus de navette...

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda le Président.

— Il a fait sauter la 47, dit Clarck. Probablement avec un missile.

— Mais pourquoi ?

— Il ne voulait sans doute pas s’en servir pour renvoyer Mr O’Callaghan, à cause du G.V... Et il a voulu débarrasser le ciel de ce danger... Il est devenu bien scrupuleux... Allô 212 me recevez-vous ? N. 212 me recevez-vous ? Faites-nous savoir sur quelle piste vous désirez vous poser. N. 212 nous recevez-vous ? »

Clarck brancha l’écoute sur les haut-parleurs, pour que tous pussent entendre la réponse. Mais il n’y eut rien à entendre que le souffle de l’espace, pareil à une pluie légère de grains de sable sur des milliers de tambours.

Le déplacement de la 212 restait à peine sensible. Elle n’accélérait pratiquement pas.

« Est-ce qu’il a l’air d’amorcer une descente ? demanda le Président.

— Non... non. De toute façon il ne peut pas descendre sans nous demander une piste.

— Mais alors que fait-il ?

— Il semble... on dirait qu’il a décidé de faire ce pourquoi il était là-haut primitivement... Nous allons le savoir... Regardez... »

Et tous les occupants de la salle de contrôle purent voir l’image de la 212 s’approcher lentement de l’image du convoi, et après une manoeuvre longue et délicate, coller son museau plat à l’emplacement prévu pour effectuer sa poussée à l’arrière du dernier wagon.

« Bon sang ! dit le Président. Il va nous expédier tout le fourbi sur la tête.

— Non, dit Clarck. C’est impossible... Le convoi est orienté vers l’espace. Il va l’envoyer vers le Soleil. »

IL y eut une courte attente, et par la superposition des images rémanentes, on put s’apercevoir que le convoi commençait à s’ébranler lentement, lentement...

« Incroyable ! dit le Président. Il recommence à zéro. Jusqu’où va-t-il le pousser ?

— Jusqu’au point de non-retour, où le convoi sera attiré par le Soleil. Alors la navette s’en détachera et reviendra à terre... C’est sans doute à ce moment-là qu’il a décidé de reprendre contact avec nous. C’est normal. Les trois pistes sont prêtes. Il choisira celle qu’il voudra. Allô 212, nous recevez-vous ? »

Seul le bruit du sable de l’espace coulait des haut-parleurs.

Quand il fut établi, de façon indiscutable, que la 212 accomplissait sa vraie mission, et que désormais plus aucune menace ne serait suspendue au-dessus de la tête des hommes, le Président Salvador Bisbal convoqua les journalistes et annonça devant les caméras la nouvelle miraculeuse.

« Ce miracle, dit-il, nous le devons à une jeune femme héroïque, Judith O’Callaghan, qui a été volontaire pour rejoindre Olof et tenter de le convaincre d’arrêter son action épouvantable. C’est le seul messager qu’il ait accepté de recevoir, car ils étaient amis de jeunesse. Elle a réussi ! Mais depuis son arrivée dans la navette nous ne savons plus rien d’elle. Sans nouvelles... Nous sommes à la fois pleins d’inquiétude et d’espoir, et d’une immense gratitude. D’ores et déjà nous pouvons vénérer le nom de celle dont le mari et la fille attendent le retour avec angoisse et avec fierté... »

En réalité, Rory donnait toujours. Et Filly s’amusait beaucoup avec le cardinal Boho. Elle ne savait pas du tout ce qui se passait. Le cardinal lui avait dit que sa maman était en voyage, ce qui n’était pas un mensonge, et que son papa ne se réveillait pas parce qu’il valait mieux pour lui qu’il dormît, ce qui était également une manière de vérité. Seul Shama insistait parfois pour en savoir davantage :

« Coua ? Coua ? »

Le cardinal lui répondait en langage corbeau d’Afrique, et il se calmait en grommelant.

Il semblait physiquement tracassé, il se grattait l’arrière du cou aux coins des meubles et des cloisons, en poussant des petits cris de tourterelle.

« Qu’est-ce que tu as à te gratter comme ça ? lui dit un matin Filly. Viens que je te gratte !... »

Shama s’approcha en marchant un peu de travers, il avait un air honteux, il regardait Filly de côté, toujours du même oeil, et quand il fut près d’elle, il baissa la tête comme pour un aveu. Et elle vit...

« Oh ! Boho ! Boho ! viens voir ! Viens voir ce qui arrive à Shama !... »

Elle avait pris l’oiseau sur ses genoux et, du bout d’un petit doigt fin, montrait à Boho l’arrière de la tête de Shama : tranchant sur son plumage d’un blanc immaculé, une fine collerette foncée commençait à se dessiner, l’extrémité de petites plumes d’un bleu profond, moiré, qui émergeaient entre deux rangs de plumes blanches.

« Croa ! croa ! dit Shama, eh bien croa ? Je suis un corbeau, croa ! j’ai bien le droit d’être bleu ! »

« Il rajeunit ! dit le cardinal... C’est peut-être l’effet des radiations... Il a dû recevoir des neutrons... Nous en avons tous reçu, plus ou moins. Ils vont provoquer beaucoup de mutations...

— Qu’est-ce que c’est des neutrons ? demanda Filly.

— C’est des petits machins qui traversent tout. Quand il y en a beaucoup, ça tue. Quand il y en a très peu, ça fait des changements qui n’étaient pas prévus. Comme Shama. Et parfois ça ne fait rien du tout...

— Tu crois qu’il a avalé des neutrons, Shama ?

— Sûrement...

— Ça m’étonne pas ! C’est un goulu !... Tu crois que moi je pourrais avoir un changement, moi, dis, Boho ?

— Tu as envie de changer ?

— Oh oui ! Oh oui ! Je voudrais devenir bleue comme Shama ! Je suis sûre que je peux ! J’ai avalé des neutrons, moi aussi ! Je les ai sentis passer dans le fond de ma bouche, ça faisait glouf-glouf !

— On ne les sent pas passer, tu sais ! C’est bien trop petit !

— C’est petit, petit ?

— Oui, oui, oui...

— Petit comme ça ?

— Bien plus petit ! Encore bien plus petit !...

— Oh, mais... Ecoute... Je suis sûre que j’en ai avalé. La preuve c’est que ça me gratte derrière la tête, comme Shama ! Regarde ! Regarde ! J’ai des cheveux bleus qui me poussent ! Regarde ! »

Le cardinal promena en souriant ses gros doigts solides dans les folles boucles couleur de cuivre.

« Non, ma petite rouquine ! Tu ne deviens pas bleue... Tu resteras rousse, et tu es bien plus jolie comme ça !...

— Mais c’est à l’intérieur que ça me gratte ! Tu crois qu’il me pousse des cheveux bleus à l’intérieur, dis ? Ou bien peut-être c’est des plumes ! On peut pas regarder pour voir ? Tu veux pas regarder, par les trous de mes oreilles ? Avec une lampe électrique !...

— Non, on ne peut pas, ma petite carotte ! Mais tu n’as sûrement pas des plumes qui poussent à l’intérieur.

— Mais ça me gratte ! Ça me gratte ! Et toi, où c’est que ça te gratte, toi ? Dehors ou dedans ?

— Entre les deux, dit Boho avec un grand rire.

— Oh ! alors peut-être que tu vas devenir blanc !

— Que Dieu m’en préserve ! dit le cardinal.

— Oh je t’aime ! dit Filly en lui passant ses bras autour du cou. Tu es mon Boho ! Tu es mon cardino ! »

Et elle l’embrassa avec beaucoup de bruit.

« Crouaa ! dit Shama, vous avez vu ça ? »

Il faisait la roue, comme un paon et, la tête tordue, il montrait avec son bec, qui en quelques jours s’était totalement redressé, le bout de la plus longue plume de sa queue, qui virait au bleu.

Peur évanouie, confiance revenue, les peuples commençaient à regrouper leurs restes. Le nom de Judith était prononcé par toutes les lèvres, dans toutes les langues, et présent dans tous les coeurs. Les survivants savaient qu’ils vivaient grâce à elle, et, se voyant enfin au bout de l’abominable, pensaient que, pour elle, ce n’était pas fini... Et chacun, à un moment ou l’autre, sous la pluie ou la neige, levait les yeux vers le Nuage, vers « elle », qui était au-dessus, partie là-haut risquer sa vie pour eux, pour les hommes.

Et ils se demandaient comment cela se terminerait, en supposant qu’elle fût encore vivante. Si le fou la gardait comme otage, il faudrait lui accorder tout ce qu’il exigerait, tout faire pour sauver celle qui avait sauvé le monde. On connaîtrait bientôt st ^ conditions. Quand il commencerait à redescendre.

Cela n’allait pas tarder. Sur l’écran central de la salle de contrôle, un fragment de courbe rouge figurait la frontière virtuelle que le  convoi allait franchir et au-delà de laquelle il serait irrésistiblement emporté par l’attraction solaire. Un minuscule vermisseau s’en approchait, à une vitesse qui paraissait modérée, mais qui était en réalité considérable.

Tous les techniciens se trouvaient de nouveau là, à leur poste. Olof allait peut-être reprendre contact avec la base dès la séparation. Il fallait être prêt.

Le signal d’appel enregistré diffusait sans cesse :

« N.212 nous entendez-vous ? N.212 répondez... Olof, nous vous répétons que l’immunité totale vous est accordée, et qu’un asile vous sera assuré, seul ou en compagnie de qui vous aurez choisi, pour la durée de votre vie. N.212 nous recevez-vous ? »

Mais on n’attendait pas de réponse en ce moment, où toute l’attention d’Olof devait être accaparée par la manoeuvre de son engin.

La tête du convoi s’approchait de la ligne rouge.

Elle l’aborda. Et la franchit...

IL y eut dans la salle de contrôle une sorte de bref souffle rauque collectif, à peine audible. Les muscles des poitrines se crispaient.

« Séparation dans les trois minutes ! » dit la voix technique de Clarck.

Il ajouta, d’un ton plus explicatif :

« Nous allons voir un point blanc se détacher de la queue du convoi. Ce sera la 212... »

On n’entendit plus que le murmure des haut-parleurs. Le ciel endormi rêvait en pointillés.

Tous les assistants se taisaient, les yeux fixés sur l’écran. La moitié du convoi avait déjà traversé la frontière imaginaire...

« Qu’est-ce qu’il attend ? » marmonna Clarck.

Pour la première fois il perdit son sang-froid, et cria un appel direct qu’il savait inutile, mais il ne pouvait plus se contenir :

« Olof ? Qu’est-ce que vous foutez, bon sang ? Vous allez vous faire coincer ! »

La queue du convoi se rapprochait de la ligne rouge, comme l’extrémité d’un spaghetti lentement aspiré...

Elle y arriva.

Elle la franchit.

Tout le convoi était passé.

Rien ne s’en était détaché...

Clarck avait la gorge sèche. Il avala un peu de salive, et annonça de sa voix redevenue froide :

« La séparation n’a pas eu lieu au point prévu. Le pilote dispose encore de trente secondes pour une manoeuvre de dernier recours... »

La demi-minute s’écoula dans un silence d’acier. Une minute... Une minute et demie, deux, trois minutes...

Sur l’écran, l’image du convoi s’éloignait, de l’autre côté de la ligne rouge. Et rien ne s’en détachait...

Clarck se racla la gorge et annonça : « Séparation non réussie. Navette 212 perdue... » Le Président s’écria : « Ils ne peuvent plus rien faire ?

— Non, dit Clarck.

— Et ils vont tomber comme ça, avec le convoi, dans le Soleil ?

— Oui... dit le Pape. Oui, bien sûr... »

Il regardait l’image du convoi qui s’en allait, s’en allait... Il répétait doucement :

« Bien sûr... Bien sûr... »

Une ferveur extraordinaire monta de la Terre vers celle qui était morte ou en train de mourir pour l’humanité. La réussite de sa mission et sa fin fulgurante, le mystère total qui enveloppait à jamais les circonstances de son action et de sa mort, si loin, si haut au-dessus de la boue du Nuage et des foules, firent de Judith, instantanément, un personnage surhumain, un martyr, une sainte, un archange...

Des groupes d’adoration naquirent un peu partout. Les difficultés du retour à la vie étaient terribles, et semblaient même, en certains endroits, impossibles à surmonter. Mais Judith, elle, avait réussi l’impossible ! Son exemple regonflait les courages. La ferveur qui montait vers elle redonnait de l’espoir.

Il avait été officiellement annoncé par Houston qu’il faudrait soixante-quatre jours au convoi, et à la navette qui faisait corps avec lui, pour atteindre le Soleil. C’était un long délai. On ne savait pas quand Judith mourrait. On ne voulait pas se représenter la façon atroce dont elle allait mourir. On souhaitait qu’elle fût déjà morte, mais en même temps on commença à murmurer qu’elle ne mourrait pas, qu’elle ne pouvait pas mourir, qu’elle allait revenir !...

On n’avait aucune preuve de sa mort ! Les scientifiques qui assuraient que la navette ne pouvait plus s’arracher à l’attraction solaire étaient-ils certains de leurs calculs ? Il y a toujours des savants qui se trompent, souvent les plus grands...

Il y eut, inévitablement, des hallucinés, qui l’entendirent, qui la virent. Elle était venue leur parler, la nuit, elle leur avait dit : « Courage ! Je serai bientôt de retour, avec vous. Reprenez espoir ! Tout va s’arranger... »

Les hommes avaient grand besoin de ces messages. Tout au long des routes et des autoroutes montaient jour et nuit vers le Nuage les fumées noires, puantes, des brasiers arrosés de pétrole où brûlaient des millions de morts. Il fallait entretenir les feux à l’oxygène naissant, l’air n’en contenant pas assez pour leur combustion. On continuait de mourir dans les villes, de faim, d’épuisement, ou à cause des radiations reçues. Du Nuage tombaient des pluies empoisonnées qui corrodaient les vêtements et la peau. Seul un petit nombre d’usines avaient pu être remises en route, pour assurer le minimum de nourriture aux rescapés, et parmi les groupes d’adoration de Judith commençait à naître un mouvement qui demandait la fermeture définitive de toutes les usines, et le retour à la terre pour une nouvelle civilisation. Mais la terre n’était plus qu’une boue stérile...

Les journalistes émettaient sans cesse des hypothèses quant à ce qui s’était passé au moment de la « séparation » ratée. La plupart, appuyés par des techniciens du Centre, penchaient vers la thèse de l’accident : la navette était restée accrochée au convoi, le mauvais fonctionnement d’une rétrofusée ayant soudé l’avant de la 212 à l’arrière du dernier « wagon ». Ou bien, sur une poussée trop forte de ses fusées arrière, l’avant de la navette avait défoncé le wagon, s’y était enfoncé, et s’était coincé dans sa charpente...

D’autres disaient qu’il était plus probable qu’Olof, après avoir tué Judith, avait choisi cette façon spectaculaire de se suicider. C’était bien dans la manière d’un fou paranoïaque.

La thèse de l’accident finit par l’emporter. Parce qu’elle était un peu moins pénible que l’autre à supporter.

Rory se réveilla, croyant avoir dormi quelques heures. Un petit homme blanc était assis à son chevet, avec une barbe blanche.

Le Pape ! Qu’il avait vu hier imberbe !...

Cette barbe... ?

Il se passa une main sur les joues. Lui aussi était devenu barbu... ?

Il voulut s’asseoir dans son lit, mais dut se rallonger, la tête lui tournait.

« J’ai... dormi ? Combien de temps ?... Qu’est-ce qu’il y a ? Je suis malade ?

— Non, dit le Pape. C’est moi qui vous ai fait dormir, avec l’aide de mon médecin. Pour votre bien et celui de tous, il était préférable que vous dormiez pendant que votre femme jouait sa partie...

— Judith ! cria Rory. Où est-elle ?

— Votre femme est morte, dit le Pape. Grâce à son sacrifice, les hommes sont vivants... »

Il le mit au courant de ce qui s’était passé : ce qu’on avait vu, ce qu’on ignorait, et ce qu’on supposait. Judith ayant convaincu Olof de cesser le massacre. Olof la gardant en otage pour assurer son impunité. Et l’accident... C’était la version maintenant adoptée, personne ne pouvait en savoir davantage, et Rory ne saurait jamais rien de plus.

Houston se vidait. Les Présidents se hâtaient de rentrer chez eux, pour faire face aux misères de leurs peuples déchirés, au désordre, aux dangers divers qui succédaient au danger universel. Il fallait bâtir un monde nouveau, retrouver pour l’espèce humaine un mode d’existence en harmonie avec l’équilibre naturel recouvré. Alors le Nuage se dissiperait et les hommes reverraient le bleu du ciel. Ils avaient été terriblement punis. Cette leçon et le sacrifice de Judith ne devaient pas rester inutiles. Ne pas recommencer les erreurs. N’oublier jamais...

Salvador Bisbal fit ses adieux au Pape et lui annonça que les Présidents se réuniraient solennellement le 64e jour...

« Le lieu de la réunion n’est pas encore fixé, mais nous vous prions d’ores et déjà de vous joindre à nous, avec les chefs de toutes les croyances. Nous devons être tous ensemble, ce jour-là, pour élever nos pensées vers « elle ».

— Je n’irai pas, dit le Pape. Je ne serai plus rien. Je vais abdiquer, aujourd’hui même.

— Abdiquer ?...

— Je ne me sens plus capable, ni digne, d’assurer la charge du pontificat. Je vais chercher un couvent à peu près intact, quelque part, m’y enfermer, et prier pour eux deux, et pour tous, jusqu’au bout de ma vie. Adieu, Salvador. Je vous souhaite du courage. Vous allez en avoir besoin...

— Adieu, Innocent... Mais ne craignez-vous pas que votre démission en un tel moment... alors que Rome n’existe plus, ne secoue dangereusement votre Église ?

— Elle s’en remettra. Elle en a vu d’autres... Et, si elle devait disparaître, l’univers continuerait de tourner. Dieu n’en est pas à une Église près. »

Ils avaient entendu le message...

Deux jours terrestres avant que les écrans du Centre aient montré la 212 en train de rejoindre le convoi, Olof avait par mégarde effleuré le bouton du son...

«... décidé de vous accorder l’immunité totale si vous regagnez la Terre immédiatement. Vous pourrez vous retirer... »

La voix venue d’un autre monde promettait l’impunité pour lui, la vie et la sécurité pour tous les deux...

La vie... Ensemble... Quelque part... en un lieu que vous aurez choisi... « Un lieu »... Une maison, tranquillité, confort... Tiédeur... La vie... Ordinaire... Qui durerait...

La voix plate, la voix d’ailleurs, répétait le message absurde. Avec une grimace, Judith avait fait signe à Olof de couper. Le silence, leur silence, était revenu. Judith avait ouvert ses bras, et l’élan léger l’avait portée contre la poitrine d’Olof. Elle s’y était posée doucement et  avait refermé ses bras autour de lui. Avec tendresse. Avec son accord absolu : ils ne pouvaient pas REDESCENDRE.

Le hublot, à côté d’eux, découpait dans le ciel noir un écrin d’étoiles. Le soir de ses quinze ans, Olof lui avait dit : « Je t’emmènerai !... »

Il faisait déjà très chaud quand ils dépassèrent le point de non-retour. Et la température augmenta de plus en plus vite.

Olof ralluma les fusées arrière, à leur minimum, juste assez pour ajouter à l’attraction du Soleil l’accélération nécessaire à la création, dans la navette, d’une légère pesanteur. Il y eut de nouveau un haut et un bas. En bas, derrière eux, se trouvait ce qu’ils abandonnaient. En haut, ce vers quoi ils allaient. Ils ne « tombaient » pas vers la lumière. Ils montaient.

Olof ferma les volets des hublots qui, malgré leur dispositif anti-thermique, laissaient entrer trop de rayonnement brûlant. Ainsi devinrent-ils coupés de tout, même de l’image des étoiles et de la clarté du soleil, réunis dans le ventre de la navette, au milieu de l’espace éblouissant et noir, seuls, ensemble.

Elle s’était allongée sur l’étroite couchette de la chambre capitonnée. Elle le regardait en souriant aller et venir, faire ce qui devait être fait. Elle l’attendait. En trois longues enjambées légères il la rejoignit, se coucha à son côté, et lui prit la main. Ils étaient nus, serrés l’un contre l’autre, ils transpiraient, chacun sentait contre son flanc la chaleur de l’autre, humide, brûlante. Elle soupira, heureuse, serra doucement la main d’Olof. Ils n’avaient plus besoin de se parler pour tout se dire, de se regarder pour être pleins de leur image. Ils étaient confondus, accordés, deux, et un.

De sa main libre, Olof brisa l’ampoule de gaz qui permettait à un astronaute, dans un cas désespéré, d’éviter les souffrances et l’agonie. Il murmura :

« Respire... Bien... »

Elle dit :

« Oui... »

Ils emplirent profondément leurs poumons. Ils furent envahis par l’odeur du printemps, du genêt et du tilleul, du chèvrefeuille et des azalées dorées, et de toutes les fleurs qu’ils ne connaissaient pas et qu’ils reconnaissaient. La fraîcheur de la rosée se posa sur leurs visages. Ils entendirent les chants des oiseaux heureux et le bourdonnement des abeilles. Des abeilles ? Des abeilles ?... Judith se demandait... Se demandait quoi ?... Elle était si bien... Elle soupira :

« Toi... »

Et ce fut fini.

Ils poursuivirent leur voyage. Les parois de la navette rougirent, et ils furent transformés en cendres légères. Le convoi explosa, la navette et ce qu’elle contenait devinrent un nuage tourbillonnant de molécules ardentes. Les molécules se divisèrent en atomes, les atomes en particules et en sous-particules, jusqu’à ces impondérables immortels qui existent depuis la première seconde de la Création, et qui sont la matière, l’énergie et l’essence de tout ce qui existe dans l’univers, chacun d’eux possédant la mémoire de tout le passé du monde et la semence de tous ses avenirs. La multitude de ceux qui venaient d’être momentanément un homme et une femme s’enfoncèrent en une gerbe d’or dans le soleil, radieux et vivants de leurs vies anciennes et futures, se souvenant de l’amour, séparés et réunis, ensemble pour l’éternité.

Rory O’Callaghan se rendait, en compagnie de sa fille Filly, à la grande réunion du 64e jour. Présidents, chefs d’Églises, notabilités de toutes sortes, tous ceux qui avaient une responsabilité collective, et qui avaient survécu et pouvaient se déplacer, étaient en train de se réunir sur l’île Samosir, au centre du lac intérieur de Sumatra. C’était un lieu qui n’avait pas souffert. De là, à la seconde S de l’heure H calculée par les ordinateurs de Houston, un signal partirait vers le monde entier, pour que tous les habitants de la Terre, ensemble, prononcent le nom de Judith. Il avait été décidé que la même cérémonie serait célébrée chaque année, et que ce jour anniversaire du grand sacrifice deviendrait une fête internationale. Le jour de Judith. Le jour J...

Rory avait été prié de prendre la tête du « Mouvement pour une nouvelle nature » qui allait être officiellement créé au cours de la réunion. Il avait accepté. Son hélico venait de décoller. Assise à côté de lui, Filly se grattait furieusement l’arrière de la tête. Elle demanda :

« Où c’est qu’on va ? On va rejoindre maman ?

— Non...

— Où c’est qu’elle est partie, maman ? »

Incapable de répondre, Rory fit un geste vague vers le haut, de la main et de l’index...

« Dans le Nuage ? demanda Filly.

— Plus haut... Beaucoup... »

Il enchaîna rapidement, pour éviter d’autres questions :

« Qu’est-ce que tu as à te gratter comme ça ?

— Ça me gratte en dedans, dit Filly. Mon cardinobobo, il a dit que j’avais des plumes qui me poussaient dans la tête... »

Rory sourit avec mélancolie et passa sa main sur la tête de Filly, dont les démangeaisons se calmèrent.

Les lampes s’allumèrent : l’hélico venait de pénétrer dans le Nuage.

Au moment de l’explosion de la bombe de San Francisco, l’hélico avait reçu des neutrons, mais grâce à la distance que Rory avait réussi à mettre entre son engin et le lieu de l’explosion, ils étaient peu nombreux, et dispersés. Un d’eux avait vibrionné le foie de Shama. Un autre avait traversé la tête de Filly, de la nuque au front, en un milliardième de seconde.

À son point d’entrée dans le cortex, ce n’était pas des plumes qui poussaient, mais des cellules toutes neuves, à la cadence de vingt à trente mille à la minute. Il en faudrait des milliards pour constituer ce qui allait devenir, dans la petite tête rousse, l’embryon du quatrième cerveau de l’homme. Il lui faudrait des milliers de générations pour se répandre dans l’espèce humaine et commencer à en modifier le comportement.

Cerveau de la sagesse, ou d’une plus grande folie ?

« Croua ! dit Shama. Qui peut savoir ? »

Il s’était perché sur le dossier d’un fauteuil. Sa transformation continuait. Ses plumes, par-ci, par-là, devenaient bleues à leur extrémité.

Il avait l’air d’un corbeau à pois.

Paris, 16 juillet 1982