DEUXIÈME PARTIE
Le beau temps de l’été fabrique l’orage
L’homme qui était à l’origine de la naissance d’Helen se nommait Henri Saint-Jean Petitbois. Il devait ce nom à un ancêtre qui avait été trouvé, âgé de quelques jours, à la lisière d’un petit bois de châtaigniers de la haute Ardèche, en France, un matin de la Saint-Jean.
En mai 68, Henri Saint-Jean Petitbois terminait sa dernière année de médecine. Il ne put aller jusqu’au bout, les examens ayant été supprimés à cause des grèves.
Il avait lancé des pavés comme tout le monde. Il avait participé à des assemblées générales d’étudiants dans le grand amphi de la rue des Saints-Pères, et jugé ces débats, comme il l’écrivit à son frère, verbeux, fumeux, inutiles, inefficaces, merdiques et chienlitesques. Il inscrivit sur un mur de l’escalier de la Sorbonne, au pistolet rouge, parmi les inscriptions poétiques et politiques qui l’ornaient, un slogan définitif : SI TU VEUX BAISER, BANDE ! Un journaliste du Monde qui lut cette injonction lui consacra trois colonnes de commentaires. Il trouvait ces cinq mots profondément symboliques, révélateurs de l’esprit résolu de la jeunesse française révoltée, en qui la nation pouvait légitimement placer tous ses espoirs. Henri Saint-Jean s’en étrangla de rire, et, n’ayant plus rien à faire dans cette foire, rentra chez lui, à Montpellier.
Il ne voulut pas perdre l’année suivante à terminer sa médecine. Le métier de médecin ne l’intéressait pas. Il n’avait pas envie de se mettre à soigner les ulcères, éponger les pus, respirer les haleines puantes, ouvrir et recoudre les ventres qui pètent d’avoir trop bouffé, lessiver les foies qui pourrissent d’avoir trop bu, soigner les dix mille maux qui affligent les humains à cause de la vie qu’ils mènent ou qu’on leur fait mener.
Au contraire, le corps humain si maltraité, cette miraculeuse machine qui continuait de fonctionner tordue, ébréchée, piétinée, nourrie de merdes et de poisons, asphyxiée, éreintée, avachie, enlisée, surchargée, cravachée, lessivée, accablée d’avanies et d’avaries, lui inspirait une admiration qui n’avait d’égale que sa curiosité. Il aurait voulu en connaître tout. Les détails, les secrets des cellules, des nerfs, des fluides, des os, des moelles, des sangs, des humeurs, des peaux, des glandes, des sens, TOUT !... Et pas comme on l’apprend en médecine, en gros pourvu que ça marche, mais de façon absolue, jusqu’au fond des mystères.
Bien entendu c’était impossible. Personne au monde n’en savait autant. Alors il décida d’étudier à fond une seule partie du corps humain, et d’y consacrer sa vie. Peut-être, ainsi, parviendrait-il à connaître, mais vraiment bien connaître, tout, d’une miette. Et cette miette, connue, pourrait peut-être l’éclairer sur l’ensemble de l’organisation de miracles qu’est le corps humain, vivant.
Ce ne fut qu’au bout de trois ans qu’il s’aperçut qu’il avait choisi un trop gros morceau : le cerveau. C’était à l’Institut de physiologie du cerveau, à Montpellier, qu’il venait de passer ces trois ans. L’endroit du monde où l’on pouvait le mieux apprendre comment est bâtie cette étrange centrale molle, laide comme une bouse, qui ne peut rien, et commande tout. Il y avait appris trop et pas assez. Il décida de se spécialiser davantage. Dans un champ plus étroit : la chimie et la physique des neurones. C’était là que se trouvait le secret des secrets, dans la danse des particules et les frissons infimes des énergies non mesurables. Il partit pour les États-Unis.
Il fit le tour de toutes les universités américaines où il savait pouvoir trouver quelques connaissances supplémentaires. Il travailla avec les équipes de recherche des grandes industries pharmaceutiques, fit des stages dans les hôpitaux, enseigna à l’université de Californie, mit au point le fameux J.P. 12 qui guérit les drogués, et le J.P. 17 qui rend l’optimisme aux dépressifs. Leurs brevets lui rapportèrent énormément d’argent, et il put fonder son propre institut de recherches, sur la côte californienne. Les services secrets du Pentagone prirent contact avec lui et il les envoya promener. Mais ce fut pour lui l’occasion de rencontrer William R. Sandows, futur ministre de la Recherche, pour qui il éprouva de la sympathie.
Quand éclata la guerre entre les U.S.A. et la Chine, il était un homme âgé, mais pas un vieil homme. Il avait respecté et entretenu son corps, qui n’accusait ni usure ni fatigue. Quant à son cerveau, sa curiosité jamais satisfaite en renouvelait sans cesse la jeunesse. Des yeux couleur d’acier, des joues creuses, une brosse de moustache blanche sous un nez aigu, un menton qui avançait un peu, « à la recherche », c’était le visage que le monde entier allait un jour vénérer.
Il n’avait pas eu le goût de se marier. À quarante ans, il avait reçu d’un bénédictin de haut rang le secret terrible de chasteté de saint Benoît. Il se le rappelait quand une femme le tentait. Alors son sang se glaçait, et il retournait à ses études.
Il aurait pu rentrer en France, pour y trouver la sécurité des pays neutres. Il resta. Il était satisfait de partager les dangers de ceux qui avaient partagé avec lui leurs connaissances. Et puisque l’Amérique était menacée, il se fit naturaliser américain.
La scène qui l’amena à mettre fin à la guerre s’était déroulée neuf ans plus tôt.
Tous les matins, quelque temps qu’il fît, il allait se baigner dans le Pacifique. Il parcourait, à bicyclette, pour parvenir à l’océan, douze kilomètres sur une route peu fréquentée, ça descendait à l’aller, ça grimpait au retour. Bonne santé...
À mi-chemin à peu près, sur la droite à l’aller, se dressait une station-service vétusté, dont les deux pompes fonctionnaient grâce à une pile solaire branlante.
L’habitation et la boutique d’accessoires étaient construites en bois, jadis peint en rouge, mais qui avait repris presque entièrement sa couleur naturelle. Le rouge lui restait par plaques, comme une maladie.
Vivaient en ce lieu un homme gras et un chien maigre.
Le chien était une bête peu ordinaire. Peut-être bâtard de terre-neuve et de lévrier, il avait la taille du premier et le poil court du second, ce qui laissait voir ses côtes saillantes. Sa tête était ronde avec de bons gros yeux et des oreilles plates qui tombaient comme celles d’un cocker. Il avait la couleur du sable. Son maître l’appelait Dog, ce qui signifie chien.
Chaque fois que le savant passait devant la station, il voyait Dog couché dans la poussière, tourné vers son maître et le regardant avec adoration. L’homme était vautré dans un rocking-chair qu’il avait renforcé avec des ressorts de voiture et des madriers, à cause de son poids. On n’apercevait de lui qu’une masse informe enveloppée d’une sorte de blouse bleue délavée qui le cachait jusqu’aux pieds. En haut de cet amas émergeait un buisson de barbe et de cheveux hérissés, couleur ficelle, à demi couvert par un chapeau de toile, bleue comme la blouse. Les yeux étaient à peine visibles entre la graisse et les poils, la bouche totalement cachée.
Sur le sol, à sa droite, à portée de sa main, était posée une glacière portative pleine de boîtes de bière. Il en prenait une, en faisait claquer la capsule, se la vidait dans la barbe, et jetait la boîte vide sur le chien en l’injuriant avec une voix de fille : « Chien ! Fous le camp ! Saloperie ! Sale chien ! Fils de pute ! Fumier ! Va-t’en ! Tu m’emmerdes ! Fous le camp !... »
Ce jour-là, Henri Saint-Jean Petitbois avait été rejoint sur la petite plage au bas de la falaise par trois de ses étudiants venus en jeep. Au retour, il se laissa tirer par eux jusqu’à la station où ils s’arrêtèrent dans l’intention de prendre de l’essence. Il s’arrêta aussi, curieux de voir ce qu’il n’avait jamais vu : l’homme gros debout.
Geignant, grognant, s’appuyant sur deux madriers, l’homme pivota sur le bas de son corps et se leva, prenant la forme d’une poire gigantesque posée sur le ciment. Sa blouse bleue tombait jusqu’à terre, donnant l’impression que son ventre par-devant, ses fesses par-derrière, arrivaient jusqu’au sol, de part et d’autre de ses pieds. Comme on ne voyait pas ceux-ci bouger, il semblait, tandis qu’il s’approchait d’une pompe, se déplacer en glissant, ou sur des roulettes. Derrière lui, le rocking-chair n’en finissait pas de grincer de soulagement.
Dog, qui était entouré d’une demi-douzaine de boîtes vides, en un bond fut près de son maître et sauta en l’air pour lui lécher la figure. Il avait une longue et large langue rose. Dans le buisson des poils, elle trouva une oreille, la lécha devant et derrière et à l’intérieur. L’homme se secouait en gueulant. Ses deux bras boudins envoyèrent promener le chien qui revint à la charge. « Ordure ! Salope ! Il me ferait tomber ! Fous le camp ! Fumier ! Je veux plus te voir !... » Un pied chaussé de cuir moisi sortit du bas de la blouse et frappa dans le flanc le chien qui gémit, roula, et revint en rampant vers son maître. Celui-ci le frappa du pied dans le museau. Dog couina et recula. Léchant sa babine qui saignait, il regardait l’homme d’un air désespéré, il ne comprenait pas. Comme son maître s’était tu, il eut un mouvement d’espoir et remua la queue.
« Regardez-le cette ordure ! Fous le camp ! Qu’est-ce qu’il te faut pour que tu comprennes, fumier ? »
Il saisit une bûche et la lui jeta. Dog hurla, s’enfuit en boitant puis revint vers lui sur trois pattes, la patte arrière gauche à la traîne, cassée, la queue basse, mais quand même agitée du bout.
« Je vais le tuer ! C’est plus possible ! Où est mon flingue ? Je vais le flinguer ! Merde où est mon flingue ? »
L’homme-poire roula vers la boutique, léger comme un ballon.
« Prenez-le », dit J.P. à ses assistants.
Le grand blond prit Dog dans ses bras et s’assit avec lui dans la jeep qui démarra. J. P. suivit en appuyant sur les pédales, songeur malgré l’effort.
Dans la nuit, la station brûla. Il n’en resta que cendres. Il n’y eut pas d’explosion. Peut-être ses cuves n’avaient-elles plus une goutte d’essence, depuis longtemps. On ne trouva pas trace de l’homme, ni de sa vieille camionnette Cadillac. Il avait dû partir avec, après avoir mis le feu à la baraque. Le shérif fit un rapport. Il connaissait par ouï-dire le nom de l’homme. C’était un nom grec, avec au moins douze lettres. Il ne savait pas l’écrire. Il mit seulement l’initiale : Monsieur G.
Plâtré, guéri, nourri, Dog devint un chien superbe. Ses côtes s’estompèrent derrière une bonne couche de chair, et, fait étonnant, dû peut-être à de fortes doses de vitamines, son poil s’allongea et frisa.
Il accompagnait J.P. dans ses déplacements à bicyclette, le suivant, le dépassant, revenant, couvrant dix fois plus de terrain que les deux roues. Il nageait avec lui, mangeait avec lui, couchait sur son lit, en travers de ses pieds. J.P. n’avait pu résister, il s’était laissé envahir, et il en était heureux. De toute sa vie, il n’avait jamais été l’objet, par aucun humain, d’une telle affection.
Quand, allant au Pacifique ou en revenant, ils passaient devant le rectangle grisâtre qui marquait l’emplacement de la station brûlée, Dog s’arrêtait, se mettait à ramper en gémissant, reniflait partout, cherchant l’absent, ne comprenant toujours pas. J.P. l’appelait, il n’entendait pas, il ne voulait pas entendre, il cherchait, et puis tout à coup, partait à toute vitesse parce que le vélo s’éloignait, devenait petit.
Ce comportement confirma J.P. dans une idée folle.
Il n’était pas homme à hésiter devant une hypothèse qui lui ouvrait un chemin nouveau. Il fit paraître dans les revues canines américaines des annonces pour se procurer des chiennes. Leur race importait peu. Il exigeait seulement une qualité particulière. Il en reçut de toutes les tailles et de toutes les formes, parmi lesquelles il fit un choix. Celles qu’il sélectionna, après plusieurs mois d’étude et de tests, devinrent les épouses de Dog.
Certaines étaient à peine plus hautes que des crapauds. Dog était vraiment haut sur pattes. Les assistants de J.P. s’amusèrent beaucoup à résoudre ces problèmes. Mais c’était un travail sérieux. Il fallut délivrer plusieurs chiennes par des césariennes. Le labo était parfaitement équipé pour cela. Les chiots étaient précieux, TRÈS précieux pour J.P.
« Qu’est-ce que vous cherchez ? demanda William R. Sandows.
— Je ne cherche plus, j’ai trouvé, dit J.P. Quand je vous dirai ce que c’est, vous rirez tellement que vous vous ferez un noeud à la rate. Puis vous réfléchirez, et vous vous rendrez compte des espoirs extraordinaires qu’on peut attacher à cette découverte. Et aussi des dangers fantastiques qu’elle recèle. Elle va changer le monde. En bien ou en mal ? Je n’en sais rien. Et je n’y peux plus rien. Ce qui est trouvé est trouvé... »
Il traversait, avec son interlocuteur, la cour du chenil qu’il avait fait construire à cinq kilomètres de son institut, pour n’être pas gêné, la nuit, par les aboiements. Il ajouta :
« Si je vous ai demandé de venir, c’est parce que c’est vous que cela concerne, maintenant. Mes assistants travaillent selon mes indications, mais n’ont pas encore compris à quoi j’ai abouti. J’ai fait mes ultimes expériences tout seul. Je ne peux pas continuer. Il faut que vous preniez le relais. Avec toute votre organisation, tous vos moyens, et tout votre secret. »
« Oui mon beau... oui, tu es très beau... Va te coucher, va !... »
Un curieux spécimen de chien, tenant du teckel par les pattes, du lévrier afghan par les poils et du fox-terrier par la queue, l’enveloppait d’une danse frénétique, lui passait entre les jambes, faisait des huit autour de ses chevilles, lui grimpait jusqu’à la ceinture, et lorsqu’il se baissa pour le flatter, réussit à lui couvrir tout le visage d’un seul coup de langue.
Ça frétillait autour des deux hommes, ça dansait, ça sautait, ça jappait, ça se bousculait, ça se roulait de bonheur sur le dos, les quatre pattes agitées vers le ciel, cinquante chiens, affreux mélanges, toutes les tailles, tous les poils, museaux pointus, gueules carrées, têtes de loups, têtes d’agneaux, oreilles pavillons, roses, moussues, frisées, serpillières, toute la masse ondulant de joie, manifestant ses sentiments par les queues dressées au-dessus d’elle, étendards, cravaches, cors de chasse, agitées sur tous les rythmes et dans tous les sens.
Derrière le grillage qui séparait le chenil en deux, les chiennes gémissaient, hululaient, grimpaient aux mailles de fer, pour dire qu’elles voulaient participer à la fête.
« Regardez-les, tous, dit J.P. Ils ont quelque chose en commun. Ça crève les yeux... Je les ai sélectionnés pour ça. C’est la dixième génération. Leur ancêtre à tous, Dog, est mort l’hiver dernier. J’ai pleuré. Oui. C’est comme ça... Regardez-les bien... »
William R. Sandows, par sa formation et ses fonctions, savait regarder mieux que quiconque. Les chiens les plus divers se pressaient autour de lui. Il flattait les têtes qui venaient à hauteur de ses mains. Perplexe. Curieux. Comprenait pas.
« Je ne vois pas... Vraiment je ne vois pas, dit-il. C’est la plus ahurissante collection hétéroclite de bâtards qu’il soit possible d’imaginer. Je ne vois pas ce qu’ils ont de commun. À part d’être des chiens...
— Ce sont les chiens les plus affectueux du monde, dit J.P. Ce qu’ils ont en commun, c’est l’amour... Prenez n’importe lequel d’entre eux, battez-le, brûlez-le, écorchez-le vif, il continuera de vous aimer... »
Il caressait la tête d’un boxer mâtiné de chow-chow.
« C’est là-dedans que j’ai cherché et trouvé le secret de l’amour », dit-il.
William Robert Sandows s’esclaffa :
« Dans la tête ? J’aurais plutôt pensé qu’il fallait chercher à l’autre bout !
— Je ne parle pas de l’amour lié au sexe, dit J.R en souriant, le seul que connaisse l’espèce humaine. Il est égoïste, possessif, souvent furieux et destructeur. C’est le contraire même de l’amour vrai, désintéressé, total. Celui-là, je crois qu’on ne le trouve que chez les chiens. C’est peut-être une aberration, une maladie, je ne sais pas. J’ai trouvé son origine. Dans le cerveau. C’est une molécule. Je l’ai isolée. Analysée. Expérimentée. Sur un crocodile. Il m’a léché ! Je ne vous cacherai pas que je suis effrayé. À vous de jouer, maintenant. »
Dans le plus grand secret, et sous la couverture d’une fabrique de biscuits pour chiens, les services dont W.R. Sandows était devenu le patron poursuivirent les expériences de J.P., et, après confirmation des étonnantes propriétés de la molécule, en entreprirent la synthèse. Au moment du Conseil des baigneurs, tout était prêt pour la fabriquer en quantité. Il n’en faudrait pas beaucoup, d’ailleurs. Elle s’était révélée aussi efficace que la toxine botulique, ou la poussière de plutonium, dont un litre suffirait à détruire toute la vie terrestre. Mais elle ne détruisait pas. Au contraire. Elle allait arrêter les destructions.
Les services qui la fabriquèrent et les militaires qui la mirent en oeuvre la connaissaient sous le nom que lui avait donné William R. Sandows au cours de l’historique Conseil des baigneurs : L.M. C’est-à-dire Love Molecule : molécule de l’amour. Les décrypteurs-espions crurent comprendre Helen. Ce nom lui resta.
Les cent mille chars russes, pivotant sur place, tournèrent le dos à l’Occident et rentrèrent au pays.
L’ordre venait du Camarade Président Nikola lui-même. Au milieu de la nuit, il était sorti de son lit, de sa chambre blindée, isolée, filtrée, aseptisée, inviolable et, accompagné des six cosaques géants qui veillaient à sa porte, était monté sur le toit pour prendre un bol d’air frais. Sorti de son cocon protecteur, il était devenu vulnérable à Helen. Effet immédiat. Pour ses cosaques aussi. Ils s’étaient mis à pousser des cris de joie, à danser sur place. Ils s’étreignirent, se donnèrent des grandes tapes dans le dos, s’embrassèrent sur la bouche. Le Président s’arracha à la joie pour courir au téléphone donner l’ordre général de faire rentrer les soldats, tous, et de les démobiliser.
Certains maréchaux, dans leurs P.C. blindés-isolés-filtrés, devinrent blêmes de stupeur, puis enragés. Ils se firent répéter l’ordre six fois, refusant de comprendre, criant trahison, buvant d’un seul coup un litre de vodka et mâchant la bouteille, et puis, d’une façon ou d’une autre, ils finissaient par respirer une bouffée de l’air nouveau, et tout à coup éclataient de rire, embrassaient sur la bouche les ordonnances, les sous-lieutenants, les dactylos et leurs machines, et répercutaient l’ordre à tous les échelons inférieurs : faire rentrer les soldats et les démobiliser. La guerre, LES guerres, c’était fini...
Les soldats, d’abord, ne comprirent pas, mais obéirent, ce qui est la condition et le comportement habituels du soldat. Mais à mesure qu’ils progressaient vers l’est ils entraient dans la zone d’influence d’Helen, ils comprenaient et se réjouissaient.
Dans le désert australien, les chars monstrueux aplatissaient les immenses dunes rouge brique surcuites par le soleil. Le roulement des canons s’entendait de l’océan Pacifique à l’océan Indien. Il cessa peu à peu. Une souris-kangourou, grosse comme une noisette, étonnée du silence, mit un oeil hors de son trou. Elle vit une montagne de fer arrêtée juste devant son domicile. Une porte s’ouvrit dans son flanc. De grands hommes blonds en sortirent, à demi nus et suant d’huile, mâchurés, sales, puants, riant, se tapant sur les cuisses. Du défilé entre deux dunes déboucha un groupe de petits hommes jaunes, en slip bleu, mitrailleur-laser pendu au cou. Ils jetèrent leurs armes, s’élancèrent dans les bras des grands hommes blonds qui les embrassèrent, les firent sauter en l’air, les rattrapèrent pour les embrasser encore.
Six souriceaux minuscules risquèrent leur nez hors de la poche maternelle pour voir cet énorme spectacle.
Il se répétait tout le long du front.
« Viens voir ça ! Mais viens voir ça ! » cria Mme Avoine, marchande de couleurs rue Régemortes à Moulins, à son mari qui se rasait avant d’aller ouvrir boutique.
Il vint voir, une joue moussue l’autre non. Il dit :
« Hé ben !... Hé ben !... »
Il n’y avait rien d’autre à dire. C’était un flash spécial de la chaîne Euro 24, ainsi nommée parce qu’elle émettait vingt-quatre heures par jour depuis le satellite stationné au-dessus de Berlin. Le speaker français lui-même ne trouvait plus ses mots pour commenter les images. Il bafouillait. Il disait :
« Je... je... Qui aurait pu croire ?... Vous voyez bien ?... Moi je... Vous vous rendez compte ?... Ici Prague en direct ! ici Prague ! »
Ce que voyait sur son écran M. Avoine, c’était un char russe à quadruple chenille et tourelles-accordéons, à l’assaut duquel montait la foule tchèque. Chaque main brandissait une fleur, un drapeau, un bouquet. En quelques instants le char en fut couvert. Le conducteur du char, les canonniers, les mitrailleurs, arrachés comme des bigorneaux, submergés par les femmes, les hommes, les enfants, disparurent dans les embrassades. Un visage surgissait parfois, hilare, puis redisparaissait, tiré par les oreilles vers une bouche qui ne l’avait pas encore goûté.
Des scènes analogues se déroulaient à Varsovie et à Budapest, et dans les campagnes les tankistes arrêtaient leurs engins pour courir embrasser les paysans qui leur emplissaient les bras de jambons et de paniers de prunes.
M. Avoine, stupéfait, se passait la main dans la mousse de sa joue, s’en mettait plein les sourcils, se suçait les doigts l’un après l’autre. Et tous les spectateurs du bout de l’Europe partageaient sa stupéfaction. Puis Helen arriva jusqu’à eux, dépassa la pointe du Raz, la Calabre et Gibraltar, et tout le monde comprit. M. Avoine planta au-dessus de sa devanture un bouquet de drapeaux, le corse, le breton, le 14 Juillet tricolore et l’écologiste vert brodé d’un fromage de chèvre, et baissa tous ses prix de 12 %. Il ne pouvait pas faire mieux.
Un printemps de fleurs et de drapeaux éclata dans Paris. Personne ne pensait encore aux conséquences de la paix. La peur avait disparu, et la joie débordait en chants et en farandoles. Des orchestres surgissaient sur les trottoirs et les piétons se mettaient à danser, les automobilistes s’arrêtaient pour se serrer la main et se complimenter.
À Notre-Dame, la P.P.P.P. avait pris fin. Deux mots la remplaçaient, clamés dans toutes les langues et d’un seul élan : « Dieu merci !... Dieu merci !... Dieu merci !... » Chacun apportait une fleur ou un bouquet, et il y en eut bientôt tant, que la façade de la cathédrale s’y enfonçait jusqu’aux genoux des saints. Alors la même ferveur changea de direction, et la foule alla porter les fleurs à la Seine. On les lui jetait du Pont-au-Double et du pont d’Arcole, du Petit-Pont et du pont Notre-Dame, en continuant de crier « Dieu merci ». On remerciait Dieu, on remerciait le fleuve, on remerciait la vie qui venait de triompher de la mort. La Seine emportait les fleurs sur son dos d’éléphant.
Valentine W. Ashfïeld était désemparé, comme d’ailleurs tout le personnel de l’ambassade. On ne recevait plus, de Washington, que des instructions contradictoires, incohérentes et sans importance. L’ambassadeur fit un aller et retour en avion pour en savoir plus long. Il revint sans en savoir davantage, mais ravi. Valentine se mit alors à se laisser vivre, comme tout le monde. Avec ses Services, pour son travail particulier, le contact était complètement rompu. Il ne restait qu’à attendre. Des choses allaient sûrement se passer, le monde allait changer. On verrait bien...
Judith changea plus vite que le monde. Elle se transforma en quelques mois, comme si le souffle de la paix avait gonflé les fruits qui étaient en elle. Après un hiver emmitouflé, quand vint avril et qu’elle vêtit pour la première fois son corps nouveau d’une blouse légère couleur tilleul et d’une jupe pomme qui dansait autour de ses cuisses, Olof fut bouleversé. En une saison, la fille raide était devenue une femme. Mieux qu’une femme : ses promesses encore intactes, et en partie déjà réalisées. Le rêve et la réalité, réunis.
Elle avait tenu Olof à l’écart jusque-là. Il continuait de venir place des Vosges, invité par Valentine, qui s’était pris d’une passion personnelle pour les mystères de la physique nouvelle, et d’une amitié amusée pour le garçon qui essayait de les lui expliquer. Judith s’arrangeait pour ne jamais se trouver seule avec Olof. La plupart des garçons partis les derniers jours de la guerre étaient restés en Amérique. Rory n’était pas revenu. Et les étudiants plus jeunes commençaient à s’en aller, rappelés par leurs parents, maintenant que le danger qui menaçait les États-Unis avait disparu. Mais il restait suffisamment de copains autour de Judith pour qu’elle pût s’en faire un rempart. Quand Olof s’approchait d’elle, elle s’arrangeait toujours pour attirer ou retenir deux ou trois garçons et filles qui rendaient impossible tout échange de vraies paroles. Elle lui parlait, mais pour ne rien dire. Elle le regardait, mais détournait son regard aussitôt. Et chaque fois il voyait, ou croyait voir, dans ses yeux, ce qu’elle ne voulait pas lui montrer. Ils étaient devenus plus grands encore, plus étranges, et il lisait, sous la gaieté qu’ils affectaient, une angoisse et une interrogation qui en glaçaient les iris d’or.
Le 16 avril fut un dimanche exceptionnel. Un vent tiède s’était mis à souffler sur Paris pendant la nuit. Au matin, toutes les fleurs des marronniers étaient ouvertes.
Judith s’était retournée cent fois dans son lit, dormant et se réveillant sans cesse. Elle rejeta la couverture, puis le drap, qui lui pesait. Olof... Maintenant elle connaissait bien son visage... Elle l’observait quand il regardait ailleurs... Elle ne le trouvait pas beau. Si, peut-être... Non !... Elle avait envie de le regarder, et de ne plus le voir jamais. Pourquoi pensait-elle à lui ? Elle se retourna sur le ventre. Ses seins la gênaient. Elle les prit dans ses mains et se rendormit.
L’après-midi fut presque aussi chaud que celui d’un jour d’été, tempéré par la douceur de la saison neuve. Paris s’était vidé, dans les forêts proches. Dans le salon aux oiseaux de l’hôtel Saint-Valentin, Mrs Ashfield, langoureuse, regardait un vieux film d’amour à la vidéo, la main dans la main de son mari, qui somnolait.
Dans la bibliothèque, Werner Bach, un étudiant allemand de Paris XX essayait sur ses copains un nouvel appareil photo que venait de lui envoyer son père. Un 9x12 instantané en relief. Cinq secondes pour voir apparaître la photo en trois dimensions.
« C’est moche ! » dit Odette Colomb en se regardant sur l’épreuve.
« C’est toi qui es moche ! dit Werner. Tu es fringuée comme un para chinois !... Enlève tout ça, tu verras si je ferai pas une belle photo !... Vous êtes trois filles : mettez-vous à poil et je fais les trois Grâces !...
— Oh ça serait marrant ! dit Thérèse, la soeur d’Odette. On le fait ?... »
Les deux grandes brunettes en avaient bien envie, mais elles n’osaient pas. Si Mr Ashfield arrivait, est-ce qu’elle serait fâchée ? On ne sait jamais, avec les Américaines... Odette interrogeait Judith du regard.
« Moi je m’en vais, dit Judith. Tu viens ?... »
C’était à Olof qu’elle posait cette question, en lui tendant la main pour le faire lever du fauteuil au fond duquel il s’était renfrogné. Étonné, heureux, il se dressa, et la suivit.
Ils marchèrent longtemps, sur le trottoir de la rue Saint-Antoine, puis sous les arcades de la rue de Rivoli. Toute gêne avait disparu entre eux, ils étaient à l’aise, ils étaient bien. Ils parlaient de n’importe quoi, et ils étaient d’accord, et ça n’avait aucune importance. Ils ne voyaient pas les gens vêtus de gris, mais cueillaient des yeux toutes les toilettes de couleur, en bouquets. Les femmes avaient, pour la première fois de l’année, sorti leurs chemisiers légers, où dominaient les jaunes, orangés, verts, avec, tout à coup, l’éclat d’un rouge.
Ils traversèrent la rue en arrivant aux Tuileries, dont les arbres et l’herbe se confondaient en une grande mousse verte légère, et tournèrent vers les jardins du Louvre. Olof, tout à coup, se mit à rire.
« Regarde où notre inconscient nous a conduits !... » dit-il.
Devant eux, à quelques pas, se dressaient sur leur piédestal Les Trois Grâces de Maillol...
« Qu’elles sont belles ! » dit Judith, enjoignant les mains de gratitude.
Elle tourna autour d’elles, admirant la douceur des épaules, les mains qui se touchent sans se joindre, les petits visages paysans, têtus et naïfs. Olof la suivait, souriant, heureux de la voir heureuse devant la beauté.
Elle répéta, à mi-voix :
« Qu’elles sont belles !... »
Olof lui prit les mains, du même geste que les Grâces, légèrement, par le bout des doigts. Il lui dit :
« Tu es belle, à toi seule, plus que toutes les trois... »
Elle haussa les épaules, mais sourit. Les mots lui tournaient, chauds, autour du coeur, et palpitaient dans ses tempes. Elle sentit ses joues rougir. Elle dit :
« Tu es bête !... »
Elle délivra ses mains et s’assit dans l’herbe, le dos contre le piédestal de pierre. Olof s’assit près d’elle. Le soleil déclinant leur chauffait le visage. Le gazon ras, qui venait de subir sa première tonte, sentait très fort le foin coupé.
« Comme ça sent bon ! dit Judith. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est l’herbe... »
Un peu partout, sur le vert des pelouses, étaient couchés des couples en couleurs vives. Une famille Scandinave pique-niquait en rond autour d’un papier paille. Les statues et les arbres se dressaient vers le ciel bleu clair. Un petit chien gris, frisé, courait après un invisible.
Judith quitta l’appui de la pierre et s’allongea entièrement. Elle eut l’impression de se coucher dans l’odeur de l’herbe coupée. Elle était vivante, présente autour d’elle comme un liquide, elle débordait au-dessus de son corps, le baignait. Les yeux clos pour échapper à la réalité, elle but le parfum lentement, longuement, jusqu’au fond de ses poumons.
Olof se pencha vers elle, écarta sa main et lui dit à voix basse :
« Ouvre tes yeux... »
Elle ouvrit les yeux et le regarda. Olof fut saisi de vertige. Ces yeux dorés, sans limites, n’étaient pas de ce monde... Ils s’ouvraient sur autre chose, l’infini, le secret de l’univers, le bonheur total de savoir et d’être, dans la lumière... Ils étaient une fenêtre, une porte, un chemin...
Une bouche qui n’était pas encore une bouche de femme, des lèvres sans fard, roses comme une rose, simplement, pleines, fraîches, fraîches...
Judith regardait Olof penché vers elle et ne reconnaissait plus très bien son visage. De nouveau, il était devenu confus... Trop près... Il s’approchait encore... Avec délicatesse, avec tendresse, avec ferveur, Olof posa ses lèvres sur les lèvres closes... Non, elles n’étaient pas fraîches, elles étaient brûlantes... Ils n’étaient pas très habiles, ni l’un ni l’autre. Elle mit ses bras autour de lui et l’attira contre elle, elle ouvrit la bouche, appelant un baiser plus précis. Sa respiration lui échappait, se précipitait, ses mains se crispaient sur les bras qui la tenaient, elle détourna sa tête, puis revint vers lui, et chercha de nouveau sa bouche. Elle gémit un peu, le serra sur elle, elle aurait voulu qu’il l’écrase, elle sentait son poids sur ses seins et son ventre, mais ce n’était pas assez, pas assez... Elle le serra plus fort, plus fort encore, et tout à coup quelque chose céda, craqua, s’écroula, la nuit s’abattit sur elle, une nuit absolue, suffocante, écrasante, le poids d’un océan de nuit. De ses deux mains à plat elle la repoussa, elle repoussa Olof, le rejeta, saisie d’une panique totale, peur, terreur, noir, noir, tout était noir : lui, autour de lui, au-dessus de lui, noir...
Elle aurait voulu hurler, mais elle n’avait plus de souffle, elle se dégagea, se releva d’un bond et courut-
Il était resté à genoux. Il la regardait s’enfuir, il ne comprenait pas.
Olof revint place des Vosges le surlendemain. Il trouva l’hôtel Saint-Valentin en effervescence et Mr Ashfield encore en robe de chambre à midi passé. Au téléphone...
« Bonjour maître... Ici Rebecca Ashfield... Ouiii !... Merci, vous êtes charmant !... J’ai besoin de vous voir de toute urgence... Cet après-midi ?... 17 heures, c’est parfait !... À tout à l’heure !... Ah ! monsieur Olof !... Je m’excuse de vous recevoir dans cet état !... Je suis submergée !....Je me noie !... Nous partons !...
— Quoi ?...
— Valentine vient d’être nommé secrétaire général de la délégation américaine à la conférence des Présidents !... Il s’est déjà envolé !... Nous le rejoignons à Washington !... Le temps de tout emballer !... Mais j’ai l’habitude... La femme d’un diplomate, vous savez !... Vous m’excusez de ne pas vous inviter... Je pense que je ne déjeunerai même pas... Je n’ai pas le temps... Et comme Judith est malade...
— Malade ? Qu’est-ce qu’elle a ?
— Je ne sais pas !... De la fièvre, un peu... Le médecin dit « Pas grave »... Antibiotiques, bien sûr...
— Puis-je la voir ?
— Elle dort... D’ailleurs elle ne veut voir personne... J’espère que nous vous reverrons avant notre départ !... À bientôt !... »
Elle le mit presque à la porte. Elle avait la certitude qu’il était pour quelque chose dans la « fièvre » de Judith, et il ne lui plaisait pas, il ne lui avait jamais plu.
Elle renonça à déménager : elle paya un an de loyer d’avance, et chargea son notaire parisien d’acheter l’appartement ou, si possible, l’hôtel tout entier. Elle l’aimait beaucoup. Ils y reviendraient. Cette solution leur permettait de partir tranquillement, rien qu’avec des valises.
Olof téléphona le lendemain pour avoir des nouvelles. Mrs Ashfield le rassura. Quand il se présenta deux jours plus tard, elles étaient parties.
Mrs Ashfield avait laissé les oiseaux. Sauf Shama.
Judith ! Partie !... Ce fut comme s’il avait reçu en travers de la poitrine la branche d’un arbre arrachée par le vent.
Un réflexe, d’abord : recouvrer sa respiration et sa pensée normales. Constater que la vie continue. Et commencer à réfléchir à ce qu’il est possible de faire pour retrouver Judith. S’il ne fait rien, il ne la reverra jamais. Inacceptable. Impossible. Il doit la rejoindre.
Il n’a pas de ressources personnelles. Son séjour en France, payé par son gouvernement, n’a plus de raison d’être : le groupe de Meudon est devenu, après la paix, comme une mayonnaise tournée. Rien ne va plus, l’intérêt des chercheurs a fondu. La plupart sont retournés chez eux. Olof est resté uniquement à cause de Judith.
Maintenant il va retourner en Pologne, pour se faire envoyer aux États-Unis.
À Varsovie, il trouva le ministère de la Culture et les bureaux de la Recherche dans une indescriptible pagaïe molle et joyeuse. À la discipline de fer avait succédé le doux bouillonnement du caramel. Derrière chaque porte il rencontrait une bonne volonté sans restrictions et des sourires jusqu’aux oreilles. Oui, oui, tout ce qu’il voulait. Les États-Unis ? Oui oui oui. Une bourse ? Oui oui oui. Il n’y avait pas d’argent, mais on lui en trouverait. Qu’il revienne demain. À quelle heure ? Quand il voudrait. À neuf heures ? Oui oui oui. Quand il revenait il trouvait les mêmes visages, ou d’autres, avec les mêmes sourires et le même désir de lui donner satisfaction, absolument, tout à fait, les États-Unis, d’accord, c’était parfait, revenez demain.
Ce fut là, à cette occasion, dans ces bureaux, qu’il se rendit compte que, lui, le souffle d’Helen ne l’avait pas changé. Réfractaire à la L.M. Immunisé. Totalement. Il prit des colères de gorille, jeta des fonctionnaires contre les murs, renversa une muraille de classeurs, brisa un bureau par le milieu. Il provoquait l’étonnement et la consternation, mais les sourires revenaient, et il n’obtenait toujours rien. S’il avait eu assez de sang-froid pour réfléchir, il aurait convenu que les nouveaux bureaux restaient dans la tradition éternelle des bureaux de tout temps et en tout lieu, que les fonctionnaires qui les occupaient comme escargot occupe la coquille devaient emplir des états, écrire des indications dans les blancs des imprimés, en tirer des photocopies, les accrocher avec des trombones, les ranger dans des chemises, établir le dossier complet en sept exemplaires plus un pour le directeur du cabinet du ministre, envoyer les exemplaires dans les bureaux concernés, les faire circuler, les recevoir avec les annotations et les visas, les rectifier, les renvoyer, les empiler à leur retour en attendant le dernier qui n’arrivait pas, les soumettre ensuite au chef de service qui les paraphait et les transmettait à un chef supérieur auquel incombait le visa final.
Il fallait du temps, pour cela !... Au moins, pendant tout ce temps qu’il fallait, le sourire avait-il remplacé la hargne.
C’était ce sourire qui, justement, exaspérait Olof. Des gens souriaient ! Alors qu’il avait le coeur lacéré...
Finalement, il razzia la pile de dossiers, les transporta lui-même d’une porte à l’autre, secoua les fonctionnaires successifs jusqu’à ce qu’ils eussent mis le nez dedans et inscrit leur accord. Et la dernière signature, qui manquait, il l’apposa de sa propre main. Personne ne vérifie jamais l’authenticité des signatures administratives. Trois mois après son retour, il partait pour les États-Unis. Quand il y arriva, Judith venait de les quitter, pour Colombo, la capitale de Sri Lanka, anciennement Ceylan.
Judith regardait la T.V. murale, assise dans un fauteuil d’osier tressé à la main, dont le dossier en dentelle et volutes débordait d’elle comme les rayons d’un soleil frisé. Le changement de climat la fatiguait. Et depuis sa scène avec Olof aux pieds des trois Grâces elle donnait mal. Elle s’éveillait plusieurs fois dans la nuit, écrasée de peur, cette même peur incompréhensible, terrible, qui l’avait arrachée aux bras d’Olof et fait s’enfuir en courant. Il lui fallait de longues minutes pour recouvrer son calme, sentir s’apaiser les battements de son coeur, et se rendormir en pensant à lui...
Elle était contente de ne pas l’avoir revu. Soulagée. Mais insatisfaite. Il lui manquait. Il y avait maintenant, dans la vie en elle et autour d’elle, un vide que sa présence seule aurait pu combler. Elle éprouvait parfois un besoin si puissant de le retrouver qu’elle tendait les bras devant elle en gémissant, pour le toucher... Et tout à coup la peur revenait, dure, noire, immense. Elle se mettait à trembler et ne se rassurait qu’à la pensée, la certitude, qu’elle ne le reverrait jamais.
Elle ne voulait plus penser à lui. Elle ne voulait plus ! Elle quitta son fauteuil et alla s’allonger sur le lit étroit au mince matelas de caoutchouc mousse. Elle était en bikini bleu à fleurs jaunes. Son soutien-gorge la serrait. Elle le dégrafa et le lança n’importe où. Olof... Non ! Elle frissonna. À cause de l’air conditionné. Dehors, il faisait trente-cinq degrés. Elle fit basculer l’image T.V. au plafond, se glissa sous le drap. Dans l’écran, Henri Saint-Jean Petitbois parlait, doublé en cinghalais. Elle aurait bien voulu comprendre. Et se comprendre elle-même. Rien n’était simple. Les gens et les choses ne sont pas ce qu’ils paraissent. Elle venait de le découvrir pour elle-même. Et ce qu’elle était en réalité elle ne le comprenait pas. Elle avait dans la poitrine un vide noir, qui attendait. Qui attendait qui ? Qui attendait quoi ? Le ronron des paroles incompréhensibles de J.P. l’endormit.
Tous les présidents du monde étaient réunis depuis cinq semaines à Colombo. Plus d’ennemis ! Plus de conflits à régler ! Rien que des accords à faire coïncider ou s’enclencher les uns dans les autres. Engrenages. Huile. Pour que ça tourne. Chaque jour un communiqué publiait les résultats des travaux. Extraordinaires. Bonne volonté universelle. Chacun donnait d’abord, et recevait en échange. Une économie mondiale fraternelle s’organisait. Il n’y aurait plus de batailles du hareng, du mouton, du pétrole ou de l’électronique. Il n’y aurait plus surabondance ici et famine là. Quand la situation se serait stabilisée. Car pour le moment...
Sri Lanka, l’île heureuse, avait été choisie comme lieu de la conférence, car c’était une nation en paix, habitée par un peuple paisible et souriant qui semblait, depuis des siècles, préfigurer l’action d’Helen. Organiser le monde, cela risquait de durer longtemps. Les présidents allaient et venaient, de leurs pays à Colombo, mais les commissions demeuraient. Valentine W. Ashfield fit venir sa femme et sa fille.
Rebecca Ashfield refusa d’habiter Colombo. Elle loua trois bungalows d’un hôtel de la côte est. C’était un peu primitif comme confort, mais cordial. Elle s’habitua vite au climat, grâce à la proximité de l’océan tiède. Et la cuisine lui donnait satisfaction : elle était si mauvaise qu’elle lui faisait perdre chaque jour une partie des kilos qu’elle avait pris à Paris sans pouvoir résister. Elle et Judith faisaient des va-et-vient perpétuels entre leurs chambres et l’océan Indien, dont les séparaient dix mètres de sable qui leur brûlait les pieds. Le vent constant de la fin de mousson poussait vers elles des vagues sans méchanceté qui leur claquaient la peau et les submergeaient de bulles pétillantes, leur faisant pousser des cris de bonheur. Valentine W. Ashfield rentrait le soir en hélico. Tous les singes de la forêt, derrière l’hôtel, se mettaient à crier en voyant arriver la grosse libellule. Ils levaient vers elle leurs petits visages aux gros sourcils, et dressaient à la verticale leurs longues queues en points d’interrogation.
« Pour bien comprendre l’action de la molécule L.M., disait J.P. dans toutes les langues du monde et par traducteurs interposés, il faut se rappeler quelle est, en gros, l’architecture du cerveau humain. Il est très compliqué, et encore plus que cela. Mais on peut dire, schématiquement, qu’il se compose de trois cerveaux superposés... »
Il dégagea, derrière lui, une table sur laquelle était posée une maquette de cerveau grosse comme une courge, en ôta des morceaux à deux mains, les posa à côté, et montra du doigt ce qui restait.
« Au centre, à la base, au commencement, se trouve le cerveau primitif, qui a un peu, comme vous le voyez, la forme d’une échalote... »
Sept traducteurs sur dix ne surent pas comment traduire échalote et dirent n’importe quoi : mangue, suppositoire, bout de banane...
« Là se trouve sans doute l’implantation des instincts primordiaux, pour la survie de l’individu et de l’espèce. Agressivité. Peur. Violence. Lutte pour la vie. C’est le cerveau du crocodile qui est en chacun de nous... »
J.P. s’arrêta une seconde, comme frappé par une idée, sourit et reprit :
« À propos de crocodile, il faut que je vous raconte une histoire : quand j’ai révélé à un membre des services secrets américains l’existence de la molécule L.M. et ses propriétés étonnantes... Oui, bon, appelons-la Helen, puisque c’est le nom que vous lui donnez dans le monde entier... Eh bien, j’ai dit à cet homme que j’avais essayé Helen sur un crocodile, et que celui-ci m’avait léché les mains ! Naturellement c’était faux ! Une image-choc, pour le convaincre... Je ne sais même pas si le crocodile peut tirer la langue... Il risquerait de se la croquer... Ha, ha !... Ce que je sais, c’est que le crocodile restera toujours crocodile. Si vous lui tendez la main, il la croque ! Cram !... Et le bras aussi... C’est sa vocation de crocodile. Helen ne peut pas le changer. Helen ne peut rien changer à la nature des êtres vivants. Elle ne supprime pas l’agressivité qui leur est nécessaire pour survivre. Le chat continue de croquer la souris, et le lion la gazelle. Cram-cram ! Ils ne vont pas se mettre à manger du blé !
« Helen n’a pas changé la nature de l’homme ! Elle a seulement supprimé une particularité artificielle, anti-naturelle, qui s’était développée depuis des millénaires dans son cerveau...
« Autour du cerveau primitif, s’est développé au cours de l’évolution un second cerveau plus compliqué, qui devint peu à peu celui des mammifères supérieurs. Celui du chimpanzé, si vous voulez... Celui-ci... »
Les mains de J.P. assemblèrent des morceaux et la maquette du cerveau reprit du volume. Il restait des morceaux sur la table.
« Mais malgré son perfectionnement considérable, il reste cerveau d’animal. Tant que le mammifère ne disposera que de ce supercerveau animal, il ne pourra devenir rien de mieux qu’un chimpanzé ou un dauphin. Alors l’évolution, autour de ce second cerveau, va en faire pousser un troisième... Le cortex !... »
Les mains de J.P. dansent sur la table, saisissant les morceaux restants, les rapprochent, les mettent en place, et voilà la maquette cerveau-potiron de nouveau complète. J.P. jubile.
« Et voilà le cerveau qui a permis à l’animal de devenir l’homme !... C’est, pour le moment, le bout de l’évolution... L’évolution ? Qu’est-ce que ça veut dire, hein ?... Pourquoi cette ascension, du crocodile à l’homme ?... Hein ? Voilà le vrai mystère... Qui a dirigé ça ?... La Nature ?... Voilà bien le mot le plus vague que j’aie jamais entendu... Dieu ?... Hein ?... Qui c’est, Dieu ?... Qu’est-ce que c’est ?... Qu’est-ce qu’il veut ? Qu’est-ce qu’il nous veut ?... C’est facile, de dire Dieu ! Dieu !... On explique tout avec ce mot !... Moi je suis un savant... Je cherche... Toute ma vie j’ai cherché... Je trouve partout la preuve que quelqu’un dirige, quelqu’un c’est pas assez dire, c’est misérable... Quelque chose, un Grand Machin très simple, essentiel... Qui dirige tout... Mais je ne le trouve nulle part... Il est évident, et on ne le trouve jamais. Où es-tu, Machin ? Montre-toi !...
« Machin ne se montre pas !... Machin ne dit rien !... Je crois qu’il ne fait rien non plus... Il a donné l’élan au début... Et les règles... Le programme... À l’évolution... À la création... Une fois pour toutes... Ça avance... Ça tourne... Ça se casse la figure... Tout craque... Tout flambe... Ça recommence... Ça continue... Plus de grands reptiles ? Les petits mammifères prennent le relais... Ils iront plus loin... Jusqu’à l’homme... Ça a bien failli craquer de nouveau, avec lui..., flamber totalement cette fois..., il aurait fallu tout recommencer à partir de l’amibe... Machin s’en fout... Il a tout le temps... L’éternité... Mais nous ?... L’homme et ses bestiaux, ses petites fleurs, tout ce qu’il aime, ce pauvre crétin d’homme génial, il a bien failli faire flamber tout ça !... Il n’aurait pas recommencé, lui. Il était cuit... « À cause d’une anomalie là-dedans ! »
J.P. frappa d’un grand coup de sa main à plat sur la maquette du cerveau. Des morceaux s’envolèrent puis retombèrent en place en faisant caracacrash dans les micros, ce qui réveilla Judith.
Elle ouvrit lentement les yeux et vit J.P. qui, du plafond, tendait le doigt vers elle, en l’apostrophant. Elle aurait bien voulu comprendre ce qu’il lui disait...
« Je suis bête ! Je n’ai qu’à changer de chaîne !... » Sur la petite console posée près de son lit, elle promena son doigt sur la rampe des stations. Sri Lanka était loin de tout, on n’y recevait qu’une centaine d’émetteurs. Mais J.P. parlait sur tous. Elle le reçut d’abord en suédois, en allemand, en portugais-brésilien, en esquimau, en oxford qu’elle comprenait, mais qui l’agaçait, en turc, en finlandais, en papou, qu’elle prit pour du polonais, ce qui la fît penser à Olof. Où était-il ? Toujours à Paris ? « Est-ce qu’il regarde les étoiles ? Je vais aller les regarder... »
Elle allait éteindre la T.V., mais un dernier effleurement lui avait donné J.P. au naturel, en américain avec l’accent de Montpellier. Elle aimait. Elle écouta.
Il avait la main posée sur le crâne-citrouille. Il disait : « Là-dedans, au fond, tapi derrière les deux autres cerveaux, le cerveau primitif assume sa tâche... Essentielle !... Assurer la survie du bonhomme !... Agressivité !... Lutte pour la vie !... Mais attention !... Agressivité limitée à l’indispensable !... Agressivité envers la laitue et la pomme de terre et, s’il le faut, contre la vache et l’agneau... Le boucher, le maraîcher, le cultivateur, voilà les hommes du premier cerveau, armés par lui pour conquérir le casse-croûte quotidien sur les autres espèces vivantes. Naturellement, cela s’étend aux autres travailleurs. Gagner de l’argent pour se nourrir, c’est aussi tuer le boeuf. C’est naturel !... C’est crocodile !...
« Mais que se passe-t-il à l’autre extrémité ? Dans le cortex, le sublime cortex ? Celui-ci, comme vous le voyez, est divisé en deux, la gauche et la droite. La gauche commande la moitié droite du corps, la droite commande la moitié gauche. C’est comme ça... La gauche, c’est la raison raisonnante raisonnable rationnelle. C’est l’écriture, la logique, l’architecture, la technique... La droite, c’est l’invention, c’est le rêve, la poésie, la musique. La gauche a les pieds par terre. La droite ça plane. En gros tout ça, bien sûr, en gros... Je simplifie, je schématise énormément, mais en gros c’est ça... La droite regarde les étoiles, rêve d’y aller, et écrit de la science-fiction. Et la gauche, à toute vitesse, conçoit et construit les vaisseaux de l’espace... Le cerveau de gauche et celui de droite s’entendent parfaitement, se complètent et agissent de concert. Ce n’est pas comme en politique ! Ha, ha !...
« Mais voilà que le crocodile s’en mêle !... Au cours des civilisations, pendant des millions d’années, il a empoisonné le cortex de ses pulsions primitives. À la moitié droite, il dit : « Ça serait formidable si nous agrandissions notre territoire. On craindrait plus rien ! Dominer ! Être le plus fort pour avoir le plus gros bifteck et le manger tranquillement... » Et la droite rêve : nationalisme, hégémonie, impérialisme, idéalisme... Tout le monde heureux dans ma paix : avec mes idées.
« Et le crocodile dit à la gauche : « Fabrique ! Plus gros ! Plus fort ! Cram-cram ! Boum-boum ! » Et la moitié gauche fabrique l’arbalète et le mousquet. La moitié droite rêve de découvrir les secrets de la constitution de la matière, s’étonne et s’émerveille devant le monde de l’atome. Et la moitié gauche fabrique la bombe atomique.
« Et l’intelligence du cortex, dominée par la férocité imbécile du crocodile, multiplie les moyens et les prétextes de tout détruire, dans un cram-cram universel... Il s’en est fallu de peu... Heureusement il y a eu Helen...
« Comment l’ai-je découverte ?... Qu’est-ce qui m’a fait, un certain jour, m’arrêter devant une station-service pour regarder un homme battre son chien ? Instinct ? Divination ?... C’était écrit ?... Le Grand Machin ?... Allez savoir...
« Excusez-moi... J’ai beaucoup digressé... J’étais venu simplement vous dire comment Helen avait changé le sort du monde... C’est bien simple : l’homme a respiré L.M., Love Molecule, la molécule de l’amour, son sang l’a transportée de ses poumons à son cerveau, et là, par sa seule présence, elle a neutralisé, asséché, fait disparaître le lien artificiel que le premier cerveau avait, au cours des millénaires, tissé entre lui et le cortex. Le crocodile est rentré chez lui. Il a un travail à faire. Il doit le faire. À sa place. Il ne doit pas devenir le maître... »
Judith rejeta son drap et sortit de sa chambre. Elle reçut la chaleur nocturne avec bonheur. L’océan faisait un bruit de grand journal qu’on froisse. Elle ne voyait dans le noir que les franges claires des vagues qui tombaient et rampaient vers elle. Le reste était sombre, jusqu’à l’horizon où commençaient les étoiles. Elle suivit la courbe du ciel, jusqu’à avoir la tête renversée en arrière et à perdre presque l’équilibre. Les étoiles... Olof... L’angoisse au fond de la poitrine-
Un gros crabe de sable passa sur son pied nu en courant de travers.
Elle poussa un cri. Ils eurent très peur tous les deux. Il fonça dans son trou. Elle courut vers sa chambre. Une lune écornée commençait à sortir de la mer.
« Croaaa ! » dit Shama.
Il ouvrit un bec énorme. Il était assis sur le sable, aux pieds de Judith en train de prendre son petit déjeuner, devant sa chambre à deux pas de la mer, sous un arbre dont elle ne connaissait pas le nom et dont les feuilles en éventail semblaient avoir été inventées exprès pour faire une ombre ronde.
Elle posa dans le bec ouvert un gros morceau de papaye.
« Glouf ! » fit Shama.
Et il rouvrit le bec.
« Croaaa ! »
Il avalerait tout le déjeuner, si elle l’écoutait. Ne pouvant plus picorer, il avait repris l’attitude de l’oisillon et ouvrait son bec. Croaaa...
À la lisière de l’ombre, une douzaine de corbeaux noirs attendaient, piétinaient, et regardaient avec réprobation. Judith s’était aperçue avec étonnement que les corbeaux, à Sri Lanka, étaient aussi nombreux, curieux, familiers et impertinents que les moineaux à Paris. Ils arrivaient aussitôt que le serveur cinghalais, beau comme un jeune dieu grec qu’on eût teint au café, avait posé sur la table basse, sous l’arbre rond, le plateau supportant la théière d’argent et ses accessoires, les toasts croquants et un assortiment exubérant de fruits exotiques, merveilleusement mûrs et parfumés.
Elle avait essayé le café. Il était infect. Elle avait dû se remettre au thé. Ils le faisaient très fort. Elle y ajoutait du lait, du sucre, de la cannelle, de la cardamome, du citron vert, ce qu’elle trouvait sur le plateau. Le résultat était curieux. Elle trouvait la vie à Sri Lanka agréable. Avoir chaud, toujours... Ne plus s’inquiéter... Et ce vent qui ne s’arrêtait jamais, qui ne soufflait jamais plus fort ni moins fort, qui imposait sa présence perpétuelle, sans excès, qui vous poussait, poussait, poussait... Parfois, brusquement exaspérée, elle se jetait contre lui, en criant de colère et de plaisir, et allait se plonger dans la mer...
Les corbeaux noirs s’approchaient de la table désertée, nettoyaient ce qui restait, les miettes, les écorces, le beurre qui fondait, le sucre. Shama les laissait faire. Il était plein.
Puis il poussait un grincement qui était un ordre et ils venaient s’installer devant lui, à la lisière de l’ombre et de la lumière. Il avait entrepris leur éducation.
« Craaoo !... »
Cela signifiait : « Vous êtes des paysans ! » Il leur apprit d’abord à s’asseoir, comme lui, en relevant la queue.
Puis à ces barbares qui ne connaissaient que l’anglais, il enseigna le français :
« Craxk ! »
C’était du français corbeau.
Du haut de l’arbre rond, quelque chose qui devait être un croisement de caméléon et d’écureuil jaillit le long du tronc jusqu’au sol, ramassa une miette de pain et remonta comme un éclair.
Allongée dans les franges de l’océan, les yeux pleins d’eau, l’eau pleine de bulles, les bulles pleines d’air chaud, Judith vit se pencher vers elle une flamme rouge. Elle la reconnut.
« Rory ! »
Elle voulut se relever, une courte vague vive lui faucha les jarrets, la renversa, la roula, lui emplit la bouche et le nez d’eau et de sable. Elle toussa, cracha, rit. Elle était debout.
« Qu’est-ce que tu fais ici ? Quand es-tu arrivé ?
— Cette nuit, avec ton père... Il m’a fait nommer à la conférence... Je le lui avais demandé. Il ne te l’a pas dit ?
— Non... Tes études, c’est fini ?
— Non !... On ne peut rien finir, en ce moment... C’est le merdier total... C’est sympa, mais ça tourne à vide. Comme une voiture, si tu appuies sur l’accélérateur quand tu as débrayé. En attendant que ça rembraye, j’avais téléphoné à ton père quand j’ai appris qu’il ferait partie de la délégation... S’il pouvait me prendre avec lui... Pas de nouvelles... Et puis tu vois c’est arrivé...
— Tu vas travailler avec lui à Colombo ?
— Ouais !... Il m’a loué un bungalow ici. Et pour commencer, il m’a donné deux jours de congé ! C’est un mec au poil !
— Oui ! » dit Judith.
Elle se sentait tout à coup soulagée, joyeuse, redevenue la Judith des réunions entre copains, avant la soirée de ses quinze ans.
Elle éclata de rire et cria « Rory ! », en le poussant des deux mains. Il tomba à la renverse dans une vague. Il était en slip. Il ne se méfiait pas du soleil tropical. Le lendemain sa peau de rouquin était cuite, rouge vif, avec des archipels de cloques. Judith le massa longuement, doucement, avec de l’huile de coco. Il la prit dans ses bras et l’embrassa. Elle fut réconfortée, rassurée. Elle recommença. Ils avaient de l’huile partout.
Les vents avaient transporté Helen dans le monde entier, et tout le monde l’avait respirée. Elle était très active, une seule molécule suffisait à transformer un individu. Il se trouva, de-ci, de-là, un homme, une femme, une famille, qui respirèrent Helen à pleins poumons et ne furent en rien changés. On ne savait pas pourquoi. Réfractaires. Blindés. C’était le cas d’Olof. Leur agressivité restait intacte. Mais elle s’émoussait peu à peu, car elle ne rencontrait pas de quoi s’exercer. Un crocodile peut croquer une cuisse, pas un oreiller. La douceur l’étouffé.
La paix tomba sur les nations et ce fut le désastre. Toute leur vie, leur économie, leur organisation, étaient tendues vers un but unique : la guerre. Le but disparu, la corde de l’arc, en un instant, se ramollit, et les nations n’eurent plus en main qu’une quenouille. Des millions d’usines consacrées à la fabrication des armes, des véhicules guerriers rampants, nageants et volants, et de leurs milliards de pièces subdivisionnaires et détachées, et beaucoup d’usines qui ne travaillaient pas pour les combats, fermèrent leurs portes sur-le-champ ou firent faillite après une courte agonie... Par exemple les fabriques françaises de couches « Dodo » pour bébés virent leurs commandes fondre brusquement parce que leurs clientes travaillant pour la guerre n’eurent du jour au lendemain plus d’argent et durent se résigner à langer leurs enfants avec les vieilles couches de coton qu’elles retrouvèrent au fond des armoires. Il fallait, bien sûr, les décrotter et les laver, mais cela s’était fait pendant des siècles. Et les usines « Dodo », éminemment pacifiques, fermèrent.
Les pays neutres souffrirent plus que les ex-pays en guerre. La population de ces derniers savait déjà se nourrir de restrictions. Aujourd’hui pas de sucre, demain pas de beurre, après-demain rien du tout. On s’habitue... Les neutres, eux, étaient habitués aux grasses abondances. Quand les usines fermèrent, ils durent cesser de mettre une deuxième couche de beurre sur la confiture, et, bientôt, se contenter de manger sec leur croûton, qui de blanc devint noir. De l’est à l’ouest et du sud au nord, tous les pays étaient touchés par la crise de la paix universelle.
Grâce à la bonne volonté générale qui remplaçait l’habituelle agressivité des individus et des collectivités, et au fait que les budgets nationaux étaient libérés des charges écrasantes de l’armement, la crise fut rapidement maîtrisée. Il n’y eut nulle part d’émeutes ni de révolutions sanglantes. Des régimes changèrent sans effusion de sang. Des pays socialistes devinrent capitalistes et inversement. L’Angleterre changea sa dénomination. Le Royaume-Uni devint le Royaume soviétique : Sovietic Kingdom. Les communistes étaient au pouvoir, mais avaient gardé le roi. Le carrosse du couronnement et les Rolls royales furent peints en rouge.
Comme toujours, la guerre avait fait faire un bond en avant à un certain nombre de techniques. Depuis un demi-siècle, les équipes de physiciens cherchaient à mettre au point la formule d’un générateur atomique à fusion, qui eût fabriqué indéfiniment une énergie bon marché et sans déchets dangereux. Ils tournaient autour des solutions, ils y étaient presque, ils n’y arrivaient pas. Ça piétinait dans les labos.
Le problème consistait à utiliser l’énergie du plasma. Le plasma est un état particulier de l’hydrogène dans lequel ses atomes, ses particules et sous-particules, tout le bazar infernal, deviennent enragés et s’agitent tellement que leur température atteint plusieurs millions de degrés. Alors tout pète et ça fait la joyeuse bombe H.
En pleine guerre, parce qu’il fallait trouver une nouvelle source d’énergie, le pétrole n’arrivant plus, un savant américain et un chinois émirent en même temps la même idée très simple : puisque la chaleur du plasma faisait disparaître tous les récipients dans lesquels on essayait de le maîtriser, au lieu de chercher en vain un récipient résistant impossible, pourquoi ne pas, tout simplement, refroidir le plasma ?
C’était idiot. Mettre la flamme du gaz au congélateur. Éteindre le feu pour qu’il ne brûle pas la casserole dans laquelle on a l’intention de faire bouillir la soupe. Burlesque. Ce fut pourtant à partir de cette proposition naïve que la solution fut trouvée, dans les derniers mois de la guerre, par cinq pays différents.
Et, dans la paix générale, poussèrent sur la planète, comme une éruption de boutons, les générateurs atomiques à fusion, les G.A.F., qui se mirent à fabriquer de l’électricité pour tous les besoins, et au-delà.
En même temps sortait de l’obscurité entretenue par l’opposition des compagnies pétrolières le moteur fonctionnant à l’hydrogène liquide, qui équipa bientôt tous les véhicules, terrestres, marins et aériens. On le nommait H.Y.M. : Hydrogène Motor.
Les G.A.F. et les H.Y.M. utilisaient comme matière première l’eau de mer, inépuisable et toujours renouvelée. Les G.A.F. ne fabriquaient aucun déchet atomique. Les millions de voitures équipées de H.Y.M. répandaient dans l’atmosphère, au lieu de gaz brûlés nocifs, de la vapeur d’eau. Celle-ci se condensait à la sortie des pots d’échappement. Les rues des villes étaient en permanence lavées à l’eau chaude...
Ces deux techniques mirent à la disposition de l’humanité un océan d’énergie peu coûteuse, qui donna une impulsion irrésistible à l’économie de paix et à ses nouvelles industries. La consommation fut multipliée par dix, par cent, et la production suivit.
L’épuisement des matières premières n’était pas un obstacle. La transformation de l’énergie en matière était passée du stade du laboratoire au stade industriel. On tirait du néant tous les minéraux dont on avait besoin. Il n’y eut plus de nations ni d’individus pauvres. L’abondance atteignait tout le monde, et chacun désirait en profiter encore davantage. C’était à qui produirait le plus pour qu’on pût consommer davantage.
Chaque jour voyait les zones industrielles s’étendre, des villes naître et bourgeonner. Tout se passait dans la joie, et du fait de celle-ci, la plupart des maladies avaient régressé ou disparu. Une maladie du corps est presque toujours, avant tout, une maladie du coeur, au sens émotionnel du mot. Le coeur allait bien : l’industrie pharmaceutique dut se reconvertir. Elle fabriqua des crèmes de beauté, et des fromages sans lait.
Sur la terre tant éprouvée venait de commencer enfin, pour la première fois de son histoire, ce qu’on ne tarda pas à appeler le T.H.A.B. : Total happiness and boom : Bonheur et prospérité totaux.
Mais les Présidents, dès les premiers jours de la conférence, s’étaient posé une question terrible :
Comment se débarrasser des Bombes ?
Ils nommèrent une commission, dont Valentine W. Ashfield fut le rapporteur.
« Il n’y a qu’à les dévisser, dit le délégué irlandais, leur retirer leur sacrée foutue saloperie de plutonium et d’uranium, les revisser et les laisser où elles sont. Elles ne gênent pas, dans leurs trous. »
Et il remit le bec de sa pipe entre ses dents.
« Et ce plutonium et cet uranium, qu’en ferons-nous ? » demanda le délégué anglais avec un mince sourire.
L’Irlandais retira sa pipe de sa bouche et fit avec le tuyau un geste vague dans l’air.
« Nous n’avons pas à nous occuper de ça !... Nous sommes la commission des Bombes. Une fois sortis des Bombes, l’uranium et le plutonium ne nous concernent plus.
— Il faudra nommer une autre commission », dit le délégué égyptien.
Ils furent tous d’accord.
Le sort des Bombes enterrées fut ainsi réglé en moins d’une journée.
Restaient les Bombes terrestres mobiles, dont étaient truffés les chars et autres engins. Une solution analogue leur fut réservée. Dévisser, vider, revisser. Les engins ? Une autre commission...
Restaient les Bombes sous-marines.
Et les Bombes sur orbite.
Les Bombes sous-marines, qui grouillaient dans les océans, à la rigueur, on pouvait envisager de les faire rentrer au port, un ou plusieurs ports construits spécialement pour, dans des atolls déserts, loin de tout, avec mille précautions, une à une, très doucement... Et quand on les tiendrait : dévisser, vider, revisser...
D’abord constituer une commission des Ports. D’accord. Réglé...
Mais les Bombes sur orbite ? Elles n’avaient pas été conçues pour revenir un jour se poser gentiment au sol comme des pigeons. Elles étaient construites pour tomber. Uniquement. En accélérant...
Il y eut un moment de grand silence dans la salle de la commission des Bombes. Les délégués venaient de prendre conscience, tous ensemble, de la présence, au-dessus de leurs têtes et des têtes de tous les êtres vivants, de ce réseau de tueurs en mouvement, attentifs, efficaces, à l’écoute, en attente...
« Est-ce qu’on sait combien il y en a ? » demanda le délégué coréen, après s’être raclé la gorge.
Un secrétaire aux cheveux rouges, assis devant un bureau annexe, tapota le clavier de son terminal. C’était Rory. Le terminal répondit directement dans les écouteurs des délégués, à chacun dans sa langue.
Le nombre des Bombes en l’air repérées et répertoriées était exactement de douze mille trois cent quarante-sept. Les plus petites pouvaient détruire une ville, les plus grosses un territoire.
Rory entendit la réponse en anglais. Il ne fut pas tellement impressionné. Il n’avait jamais vu de Bombe en action. Rien que de vieux films sur Hiroshima. Avant le déluge. Ces douze mille Bombes étaient si haut, si loin. Douze mille, c’était de la statistique.
À sa droite, la paroi de verre donnait sur le vide. La commission siégeait au trente-deuxième étage de la tour du Riz, un hôtel moderne que le gouvernement de Sri Lanka avait réquisitionné et mis à la disposition de la conférence. En bas, sur l’esplanade devant l’océan, des centaines d’enfants nus couleur caramel avaient lancé leurs cerfs-volants dans le vent de la mousson. C’était le jeu national des enfants de Ceylan. Ils les fabriquaient eux-mêmes, ils étaient de toutes formes et de toutes couleurs, ils palpitaient des ailes, agitaient la queue, il y avait des fleurs et des dragons, des oiseaux, des tourbillons, des poissons, des visages, tous dansant et nageant dans le vent. Ils donnèrent à Rory l’impression d’être assis au-dessus d’un jardin fleuri agité par la brise, image même de la vie dans la joie, telle qu’il la concevait.
La conférence des Présidents se termina par une séance solennelle qui se tint à Kandy, l’ancienne capitale de Ceylan, dans les montagnes, où il fait un peu plus frais. Des milliers de journalistes avaient rejoint la foule innombrable de fidèles qui venaient célébrer, à la pleine lune d’août, la fête de la Dent du Bouddha. Ce jour-là, on sort cette Dent vénérée du temple qui l’abrite, au bord du lac, et on la promène solennellement sur le dos d’un éléphant fardé, peint, vêtu de robes somptueuses brodées d’or et de pierreries. D’autres éléphants pareillement parés le précèdent et le suivent, lentement, sûrs de leur poids et de leur majesté. Des bouddhistes venus de tout l’Orient participent à la procession avec des chants et des cris, des orchestres, des tambourins, des danseurs masqués, des pétards, dans l’exaltation et l’amour.
Ce fut au Président de Sri Lanka qu’échut, en tant que Président invitant, l’honneur de lire la déclaration qui clôturait les travaux de la conférence. La séance s’ouvrit au lever de la lune, dans la salle principale du Palais Blanc, récemment érigé de l’autre côté du lac. Quand le président de Sri Lanka, un petit homme au teint presque clair, monta à la tribune, toute l’assemblée se leva et fit silence. La feuille de papier tremblait un peu dans sa main. La déclaration était très courte. Il la lut en cinghalais et en tamil, qui sont les deux langues de Sri Lanka. Et chacun des Présidents, des ministres, des journalistes, l’ententit en sa propre langue dans son écouteur. Jamais une phrase officielle aussi brève n’avait contenu autant d’espoir :
TOUTES LES NATIONS DU MONDE SE DÉCLARENT UNE PAIX PERPÉTUELLE ET PRENNENT L’ENGAGEMENT DE TRAVAILLER AU BONHEUR DES PEUPLES.
Un gigantesque bouquet de fusées éclata au-dessus du lac, éclaboussant de ses couleurs la foule en délire qui accompagnait les éléphants autour du temple de la Dent. Les explosions des bombes de lumière vinrent hacher de leurs crépitements les acclamations qui rebondissaient d’un mur à l’autre de la salle des séances. Les Présidents et les ministres, et les journalistes eux-mêmes, pleuraient d’émotion, s’étreignaient les mains, s’embrassaient.
Les Présidents retournèrent chacun dans son pays, et les commissions allèrent se fixer dans les grandes villes des nations où elles enfantèrent des sous-commissions desquelles naquirent des sous-sous-commissions. Toutes ces bonnes volontés se trouvaient devant un travail considérable : elles avaient à organiser le bonheur des peuples.
Valentine W. Ashfield quitta la commission des Bombes pour devenir secrétaire général de la commission de coordination. Sur ses épaules minces reposait la responsabilité de faire coïncider entre eux les effets des bonnes volontés de toutes les commissions, y compris la sienne. Il se déplaçait sans cesse, d’un continent à l’autre, à bord de son avion spécial bourré d’émetteurs, de récepteurs, d’enregistreurs qui bourdonnaient sous les doigts d’une équipe sans cesse accrue de secrétaires des deux sexes. Il lui fallut s’adjoindre pour les contenir un deuxième puis un troisième avion superjumbo. Il avait beaucoup apprécié le travail de Rory à Sri Lanka. Il le fit nommer chef de son secrétariat particulier et l’emmena partout. Rory ne chantait plus. Il n’en avait plus le temps, plus guère l’envie. Quand il empoignait un micro, ce n’était pas pour l’enchanter de musique, mais pour le bourrer de chiffres, d’instructions, de rectifications, d’interrogations. Ce travail le passionnait.
Rebecca Ashfield déclara que ce n’était plus une vie. Non seulement son mari n’était jamais là, mais à aucun moment elle ne savait même où il se trouvait, entre deux capitales ou deux couches de nuages. Elle fit équiper, avec la fortune des Mormons, un quatrième avion, qui devint un appartement de quatorze pièces avec salles de bains, et suivit son mari partout. Elle emmenait naturellement Judith, qu’elle fit accompagner des professeurs indispensables. Elle emmenait aussi son cuisinier français, son chocolatier belge, sa gouvernante anglaise et quelques serveurs cinghalais. Et des invités, bien sûr, plus ou moins, selon les destinations et les escales.
Ce fut à Bruges que Judith devint la maîtresse de Rory. La caravane volante de Valentine s’était posée le samedi soir à Bruxelles, où siégeait la commission des Métaux lourds. Rebecca déclara qu’elle voulait voir les champs de tulipes de Hollande. Un hélico emporta la famille, et Rory qui ne la quittait plus. Mais on était en janvier : il n’y avait pas de tulipes. Rebecca se décida alors pour les carillons. Il fallait coucher à Bruges pour entendre ceux du matin. On coucha dans un vieil hôtel très confortablement et respectueusement entretenu. Rory et Judith allèrent le soir faire une promenade le long des canaux. Ils étaient gelés...
Ils rentrèrent avec le nez rouge. Rory accompagna Judith jusqu’à sa chambre et y entra. Judith ferma la porte derrière lui. Il fallait bien que ça arrive, un jour ou l’autre... Elle aimait bien Rory. Il était gai, solide, sans ombre. À côté de lui elle se sentait à l’abri des dangers et des mystères.
Les carillons la réveillèrent. Elle entendit d’abord le plus proche, puis d’autres et d’autres encore, plus ou moins estompés et adoucis par la distance. C’était extraordinaire, toute la ville chantait, comme une forêt dont les oiseaux saluent le jour. Elle écoutait sans ouvrir les yeux, et il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte que sa main gauche était posée sur la cuisse nue de Rory, couché à côté d’elle.
Elle se souvint. Cela avait d’abord été plutôt déplaisant. Et comme c’était bizarre !... La deuxième fois avait été moins déplaisante. Mais pas plaisante non plus. La troisième fois, elle s’était rendu compte qu’elle pourrait y prendre goût. Elle réveilla Rory...
Dans les semaines et les mois qui suivirent, elle apprit à y prendre plaisir. Il n’y avait pas de quoi délirer, mais c’était un moment agréable. Quand Rory ne se pressait pas trop.
Son angoisse avait disparu. Il lui arrivait encore de penser à Olof, mais comme à n’importe qui. Elle fit couper ses longs cheveux et se coiffa selon les changements de la mode.
Arrivé aux États-Unis, à Houston, Olof avait eu deux soucis : se faire accepter de la N.A.S.A. pour y poursuivre ses recherches, et retrouver Judith.
Il lui fallut deux ans pour parvenir, avec ses faibles moyens financiers, à joindre une des trajectoires de la famille volante, et à revoir enfin Judith, pendant un de ses courts séjours à Washington.
Elle revenait, avec toute la caravane, qui comprenait maintenant onze avions, de Cork, en Irlande, où siégeait la sous-commission du Plancton.
Elle avait profité de son escale dans ce pays pour épouser, selon le rite catholique dans lequel il avait été élevé, Rohr O’Callaghan, dit Rory.
Olof regardait Judith avec stupéfaction. Mariée ! Comment était-ce possible ? Elle était assise sur un haut tabouret, devant le bar en acajou de son salon, style XXe siècle européen, dans l’appartement-abri que sa mère lui avait offert en cadeau de noce.
La guerre finie, ces abris inutiles étaient devenus très à la mode. On en faisait des garçonnières, des folies. Celui de Judith s’étageait en triplex du 8e au 10e sous-sol blindés. Entièrement meublé de meubles anciens authentiques des années 80. Des fauteuils d’acier. Des divans vastes comme des lacs, en vrai cuir de bête. Quand on s’enfonçait dedans, on ne pouvait plus en émerger. Olof avait posé son derrière juste au bord. Il était bien loin de se laisser aller. Il serrait son verre à deux mains, comme une perche. Et mariée à qui ? Ce rouquin !... Debout appuyé au bar, près d’elle... Lourdaud !...
Elle regardait Olof par instants, rapide, sans s’arrêter sur lui, elle revenait toujours au rouquin... Son mari !... Qu’est-ce qu’il faisait déjà, celui-là ?... Il l’avait connu... Ah ! Il se rappelait... Il demanda, avec agressivité :
« Tu chantes toujours ?
— Non ! dit Rory en souriant. Pas le temps...
— C’est dommage... » dit Judith.
Et elle appuya sa joue contre la poitrine de son mari, vêtue d’un pull léger vert pâle.
Tout à coup elle se pencha vers Olof, ouvrit ses yeux immenses et lui offrit tout son regard... Sans fond, sans ombre, la lumière du monde !...
« Tu as toujours envie d’aller dans les étoiles ? Tu m’avais promis de m’y emmener, tu te rappelles ? »
Il posa brusquement son verre par terre, près de son pied droit, se leva et s’en alla, sans un mot. L’ascenseur le posa dehors en trois secondes.
S’il était resté il se serait mis à hurler. C’était horrible. Judith et ce... N’importe qui, n’importe qui, cela aurait été horrible. Ce n’était pas possible. Elle n’était pas faite pour ça... C’était monstrueux...
Toute nue avec... Des mains sur elle... Il cria. Aaaaah !... Un taxi crut qu’il l’appelait et s’arrêta. IL y monta. « Où allons-nous ? — Tout droit !... — Jusqu’où ? — Plus loin !... — Mais... — Y a pas de, mais !... »
Judith dit d’une voix basse, un peu altérée :
« Qu’est-ce qui lui a pris ? »
Sans se la formuler, elle connaissait la réponse. Et au fond d’elle-même venait de renaître son angoisse, en forme de vide, d’absence, d’attente... Elle chercha la présence solide de Rory, s’appuya contre lui. Il disait :
« Tu l’as blessé !... Ce n’était pas une question à lui poser !... Tu sais qu’il a dû abandonner ses recherches ?...
— Non !... Je ne savais pas...
— À la paix, le Groupe de Meudon s’est dispersé. Il a essayé d’en reconstituer un à Houston, au sein de la N.A.S.A. Mais ça n’a pas collé. Il s’est fait plus ou moins éjecter. Je crois à cause de son caractère. Tu as pu en juger...
— Comment sais-tu tout ça ?
— La sous-commission de l’Espace s’est intéressée à lui, un moment. J’ai vu passer son nom sur un terminal. J’ai parcouru son dossier. Il accusait le G.P.D...
— Le quoi ?...
— Le Groupe Propulsion et Déplacement... C’est un secteur de la N.A.S.A... Il disait qu’on lui avait pris ses idées, puis qu’on l’avait rejeté... La sous-commission a fait une enquête... Ça ne tenait pas debout... Ses idées n’ont rien de personnel. Tout le monde cherche dans cette direction...
— Qu’est-ce qu’il est devenu ? Qu’est-ce qu’il fait maintenant ?
— Il est toujours à la N.A.S.A., mais plus à la recherche. Il s’entraîne comme pilote des navettes. Je veux dire il s’entraînait au moment de l’enquête. Maintenant, je ne sais pas. Ou bien on l’a viré ou bien il vole... »
Il sourit :
« Tu avais envie d’y aller, dans les étoiles ? »
Elle sourit à son tour, avec effort.
« Je ne suis pas folle... Mais les étoiles, ça fait rêver, non ? »
Ça fait rêver... Pourquoi était-il revenu ? Elle sentait de nouveau monter en elle ce besoin qui appelait, monter cette peur qui repoussait...
Ça se calmerait... Ça allait se calmer... Olof s’était fâché, il ne reviendrait pas.
Elle prit la main de Rory posée sur sa hanche et la serra contre sa joue.
De toutes les commissions, celle des Bombes avait le travail le plus urgent. Elle obtint tout le personnel voulu et des crédits sans limites, qu’elle mit à la disposition de ses sous-commissions d’exécution. Et son programme fut appliqué dans les plus courts délais. D’abord les bombes terrestres. Dévisser, vider, revisser. Pendant qu’on construisait des ports automatiques indestructibles dans cent sept atolls du Pacifique. Les Bombes sous-marines furent dirigées vers eux avec mille précautions. Elles arrivaient en file indienne, sortaient leur museau une à une. Prisonnière !... Dévisser, vider, revisser... Et la carcasse récupérée. Pour utilisation pacifique des composants et des métaux. Il y eut quelques accidents, mais qui ne tuèrent que des poissons.
Restaient les Bombes sur orbite. La première mesure, immédiate, avait été de les désamorcer, par ordre radio. Les états-majors concernés s’y étaient appliqués rapidement. Mais on ne pouvait pas être certain qu’elles avaient toutes obéi. On eut la preuve du contraire quand une vieille B.H. primitive, essoufflée, une des premières mises en l’air, prise tout à coup de frénésie, fonça sur son objectif, par bonheur au pôle Nord, une base sous-glaciaire américaine, par plus de bonheur encore évacuée depuis des mois.
La vieille B.H. fit son devoir d’aïeule : un trou de deux kilomètres de diamètre, et des millions de tonnes de glace et d’eau volatilisées. Ça regela aussitôt. C’est la commodité du pôle.
Et même celles qui avaient été désamorcées, quand elles tomberaient — et elles finiraient toutes par tomber — seraient pulvérisées par le choc et projetteraient autour d’elles de la poussière d’uranium et de plutonium, ce métal diabolique qui, sans combustion, sans explosion, en totale benoîte inertie, répandrait la mort pendant mille siècles par le moindre de ses milligrammes. Comment avait-on pu mettre ces choses-là en l’air ? Il fallait être totalement fou ! Nous étions fous ! Le monde était fou !...
On ne pouvait pas les ramener à terre. On ne pouvait pas les laisser où elles étaient en attendant passivement leur chute. La conclusion s’imposait : il fallait les envoyer plus loin... Dans l’espace.
Mais placer ces bombes errantes entre les planètes, c’était truffer de mines les chemins de l’avenir. On n’avait pas le droit de barrer la route aux futurs vaisseaux avec ces pièges monstrueux.
Et les envoyer hors du système solaire, c’était bombarder des innocents. Un jour ou l’autre, dans des siècles, chacune finirait par rencontrer un corps céleste, peut-être une planète, où peut-être des formes de vie se seraient épanouies, et y sèmerait la mort, de la plus horrible façon, sans raison, sans haine, la fatalité tombant du ciel... On ne pouvait pas envisager cela quand on avait respiré Helen.
Alors ? Que faire ? N’y avait-il pas de solution ?
Ce fut le délégué japonais qui la trouva. Un physicien. Il se leva, brandit de sa main droite un petit drapeau de papier. Grand comme la moitié d’un mouchoir. Le drapeau de son pays. Il posa dessus l’index de sa main gauche et dit :
« Ici ! »
En japonais.
Au centre du drapeau du Japon, un grand cercle orangé représente le Soleil.
Envoyer les Bombes dans le Soleil !...
Ce fut ce qu’il proposa. La grande fournaise primordiale les avalerait et les flamberait comme brins de paille. Elles pourraient bien exploser sur ses joues ou dans son ventre, ça ne ferait même pas une étincelle. Anéanties. Et elles ne pourraient plus nuire à personne.
On discuta pendant des semaines le pour et le contre. Elles seraient volatilisées par la chaleur avant d’arriver au but, et le vent solaire risquait de renvoyer vers la Terre les radiations nocives.
Négligeables ! Dispersées ! Détruites !
Et si les Bombes faisaient sauter le Soleil ? Ha, ha ! Rions !... Des crottes de puces sur un volcan...
On hésita, on avait peur, mais c’était la seule voie.
On décida d’essayer.
On en choisit une. On lui envoya un astronaute dans une navette. Il lui colla au flanc un émetteur « bip-bip » en porcelaine réfractaire, vint placer son engin derrière elle et la poussa. Accélérant, accélérant... Orbite après orbite, la Bombe et la navette s’éloignèrent de la Terre jusqu’au point où l’attraction solaire devint plus forte que l’attraction terrestre. L’astronaute freina son propre engin avec ses moteurs rétro, et la fusée continua toute seule, vers le Soleil.
Des radars la suivaient. Elle devint petite, toute petite sur leurs écrans, disparut. On continua d’entendre son « bip-bip ». Puis elle se tut. On calcula qu’elle était à ce moment à proximité de l’astre. Fini.
On mesura pendant un an la radioactivité de la haute atmosphère. Aucun changement inhabituel. Alors le feu vert fut donné au programme. Et il fut décidé de se débarrasser de la même façon de toutes les horreurs qu’on avait extraites du ventre des Bombes terrestres et navales. On les placerait en orbite dans des containers. Des wagons du ciel. Des navettes les accrocheraient les uns aux autres. Des trains ! des convois ! Une « locomotive » les pousserait toujours plus loin... Jusqu’à ce que le Soleil les attire et les avale, gloup ! Cher Soleil, père magnanime et tout-puissant...
C’était un programme considérable, qui allait demander beaucoup d’argent et d’énergie. Ni l’un ni l’autre ne manquaient.
Vingt ans plus tard, la Terre était presque entièrement débarrassée de ses bombes.
Mais les hommes, ses enfants, lui avaient créé d’autres ennuis...
Après huit années de mariage, Judith et Rory décidèrent d’avoir un enfant. Fille ou garçon ? Ils en discutèrent. La fille l’emporta. Elle naquit à Greenmill, une petite ville résidentielle au sud-est de San Francisco, au milieu d’une campagne encore presque intacte. Mrs Ashfield leur avait acheté dans le plus beau quartier une adorable maison de style imitation colonial. Rory rentrait tous les soirs en hélico. Il travaillait à San Francisco, à la commission internationale permanente, qui y siégeait. Il espérait bien en devenir un jour le secrétaire général.
Quand ils emménagèrent dans l’adorable maison, où tout se faisait tout seul grâce à l’électronique, où il était si facile de vivre dans le silence ou le murmure de la musique et l’air conditionné, Judith en était à son septième mois. Les déménageurs emménagèrent, mirent tout en place, elle disait « là..., ici..., là... », et c’était fait, avec efficacité et bonne humeur.
Elle planta elle-même, dans la cuisine, au-dessus du tableau général de commande de la maison, avec le marteau de bronze qu’un des déménageurs portait à sa ceinture, un clou inoxydable auquel elle accrocha un cadeau que lui avait offert Rory au lendemain de leur mariage : la vraie recette du vrai Ketchup, écrite de la propre main de Méré, une aïeule canadienne de Rory. Méré, c’était le prénom Mary, prononcé à l’anglaise et écrit à la française. Elle avait vécu à Montréal entre 1831 où elle s’était installée avec son mari Castule Bergeron, et 1892 où elle était morte à septante-neuf ans, ayant reçu en toute conscience les derniers sacrements et dit Amen. Elle avait mis au monde dix-sept enfants dont quatre étaient morts en bas âge, les autres ayant donné la vie à soixante-deux filles et soixante et un garçons. Quand on enterra Méré Bergeron, l’église Sainte-Marie était pleine de ses enfants, petits-enfants, neveux et petits-neveux. Les cousins avaient dû rester dans la rue.
Judith avait fait plastifier et encadrer la recette et l’avait toujours gardée sous les yeux dans ses différentes résidences. Elle aurait bien voulu, au lieu d’acheter du Ketchup dans ces stupides petites bouteilles, essayer d’en faire à la manière de Méré :
Prendre 2 paniers de 6 pintes de grosses tomates rouges, 1 pied de céleri, 4 tasses de sucre d’érable, 6pêches, 6pommes...
Mais la suite de la recette était effacée, jusqu’aux mots : Déposer dans une grande marmite...
Les marmites, ça ne fonctionnait pas sur la cuisine électronique. D’ailleurs ça n’existait plus. Et il n’y avait plus de tomates. Les pêches, elle ne les connaissait qu’en conserve. Le céleri, elle ne savait pas si c’était de la race des poulets ou des lapins : un « pied » de céleri...
Elle transmettrait la recette incomplète à sa Fille. Une relique inestimable.
Au neuvième mois, elle commença à trouver le temps long et son fardeau encombrant. Elle décida, malgré les objections de sa mère, d’avancer son accouchement. Elle obtint une place à la clinique du Dr Tcherno pour le deuxième vendredi, malgré l’encombrement, la majorité des femmes choisissant d’accoucher pendant le week-end pour que leur mari soit là.
Elle entra à la clinique le matin, se coucha dans le lit berceur, avala une pilule rose, et se réveilla une heure plus tard avec sa fille dans les bras et le visage de Rory, souriant et bouleversé, penché vers elles deux.
Ils avaient choisi de la nommer Mary-Judith. Mais cela devint rapidement Fillilly, puis Filly.
Elle avait les yeux dorés de sa mère, et les cheveux rouges de son père.
Rebecca en devint folle. Elle l’accapara, l’absorba, l’emporta, la garda des journées entières chez elle, dans la maison qu’elle avait louée à proximité. Elle ne se comportait pas en grand-mère, mais comme si c’était elle qui avait mis l’enfant au monde.
Judith, peu à peu dépossédée de sa fille, finit par se rebeller, l’arracha un jour aux bras de sa mère, et mit presque celle-ci à la porte.
Rebecca, bouleversée, frisa la dépression. Mais elle avait du caractère. Elle réfléchit à ce qui lui arrivait et fit part à son mari de ses conclusions :
« Valy, nous devrions avoir un enfant !...
— Mais...
— Oui ! Je sais... Je n’ai plus l’âge... Mais avec les progrès de la médecine, aujourd’hui, l’âge ne doit plus être un obstacle ?... »
Valentine n’était pas très sûr qu’on pût rendre de nouveau fécond un organisme féminin qui avait cessé d’ovuler. Il proposa à Rebecca d’adopter un bébé. Ainsi elle pourrait le choisir... Mais elle voulait un bébé à elle ! Un bébé qu’elle aurait fait elle-même ! Son bébé !... Et cette fois ce serait un garçon !...
Ses yeux s’emplissaient de larmes en pensant à lui, et parfois elle se mettait même à sangloter.
Grâce à ses relations internationales, Valentine put se mettre en rapport avec les meilleurs gynécologues mondiaux, et les plus extravagants. Ayant soigneusement vérifié les résultats obtenus, ce fut à un vieux médecin népalais qu’il confia finalement sa femme.
Elle suivit un traitement à base d’onguents de fruits râpés qu’elle se passait sur le ventre, de breuvages d’herbes, de riz germé mangé cru, de fumigations qui sentaient le pipi de chat, de lait de chèvres vivant à 4 000 mètres d’altitude, d’exercices de yoga, et de prières qu’elle ne comprenait pas et qu’elle devait chanter chaque matin, tournée vers le soleil levant.
Et un beau jour, bouleversée, elle s’aperçut qu’elle avait recommencé sa fonction féminine. Elle était de nouveau capable de concevoir. Elle conçut.
Elle déclara à son mari qu’elle n’avait jamais été aussi heureuse. Valentine donna sa démission de tous les postes qu’il occupait encore et emmena Rebecca faire un nouveau voyage de noces, tout autour du monde. Il lui fit visiter des lieux pittoresques qu’ils n’avaient fait jusqu’alors que survoler, dans leurs nombreux déplacements de nation à nation. Elle avait parcouru des millions de kilomètres, mais n’avait encore jamais vu les Pyramides, ni Angkor ni même Venise !... Elle fut émerveillée. Ils s’attardèrent partout longuement. D’étape en étape elle se sentait rajeunir, emplie d’une grande et naïve joie. Elle joignait les mains d’admiration, et parlait à son enfant. Elle lui disait : « Regarde ! Regarde comme c’est beau ! Regarde comme le monde est beau ! Comme les hommes sont intelligents ! Ce sont eux qui ont fait ça, tu vois ? Tu peux être fier d’être un homme !... »
Elle était persuadée que son fils l’entendait et qu’il voyait ce qu’elle regardait. C’était peut-être vrai.
Ils se trouvaient tous les trois, son mari, elle, et leur enfant en elle, en train de visiter la très belle, très sainte, très vénérable ville de Kyoto, au Japon, que la dernière guerre avait, comme les précédentes, miraculeusement épargnée, quand elle ressentit les premiers symptômes de la délivrance. C’était un mois avant la date prévue, mais il n’était pas illogique d’envisager une issue un peu prématurée pour une grossesse aussi exceptionnelle. Mrs Ashfield avait décidé depuis toujours que son fils naîtrait à Paris, place des Vosges, en l’hôtel Saint-Valentin, où elle avait fait aménager, sous la surveillance de son médecin gynécologue parisien, une salle de parturition ultra-moderne, avec baignoire à degrés, pour accouchement vertical dans l’eau. C’était la technique la plus récente, inspirée des méthodes les plus anciennes, celles des dauphins et des baleines.
Avec leur avion personnel, qui était plus confortable que performant, il aurait fallu cinq heures pour aller du Japon à Paris. Mais le super-Concorde d’Air France ne mettait que trois heures. Il y avait un départ imminent. Mrs Ashfield et son mari eurent le temps de le prendre. Valentine aurait voulu qu’elle se fit faire d’abord une piqûre retardatrice. Elle refusa. Elle voulait que son fils naquît à l’heure et la minute qui lui étaient fixées par la nature et le destin. Ils s’envolèrent à 13 h 50 pour Paris, via le pôle, dans le super-Concorde à quatre moteurs H.Y.M. fonctionnant à l’hydrogène liquide. Il portait sur son flanc blanc son nom inscrit en lettres italiques bleues : Rue Royale.
Au moment où il survolait l’extrême Sibérie à 55 000 pieds, peut-être fut-ce l’influence de l’altitude, Mr Ashfield ressentit de fortes contractions dans son système maternel et se cramponna à deux mains à l’avant-bras de son mari qui, un écouteur aux oreilles et un écran-lunettes devant les yeux, regardait un film et ne s’était aperçu de rien.
« Valy, murmura-t-elle, je crains de ne pouvoir me retenir jusqu’à Paris !... »
Diplomate, il avait l’habitude d’affronter avec calme les situations difficiles. Il lui dit en souriant :
« Eh bien, le cher garçon a choisi son heure et son lieu de naissance ! Ce sera un original, semble-t-il... Ne vous faites aucun souci. Tout ira bien. No problem... »
Sans cesser de sourire, il mit au courant des faits une hôtesse de l’air qui, souriant également, conduisit Mr Ashfield à l’infirmerie. Mr. Ashfield suivit.
Puis l’hôtesse chercha un médecin sur la liste des 917 passagers. Il y en avait trois, un Américain, un Chinois et un Français. Elle prit d’abord contact avec celui-ci. Il était oto-rhino-laryngologiste, mais il accepta d’assister la parturiente si ses collègues n’étaient pas mieux qualifiés. L’Américain était néopsychanalyste-zen. Quant au Chinois, l’hôtesse ne parvint pas à comprendre quelle était sa spécialité.
Elle alla se décharger de sa perplexité sur les épaules du chef de bord, le commandant Mollet. Celui-ci, qui semblait, lui aussi, avoir des inquiétudes, mais d’un autre ordre, sans quitter des yeux la ligne de vol optimal sur le petit écran verdâtre de l’ordinateur de bord, la pria d’aller dire à Mme Machin de serrer les fesses jusqu’à Paris. L’hôtesse attendit la suite. Le commandant ajouta :
« Qu’ils y aillent tous les trois ! S’il y en a un qui s’évanouit, les deux autres le soigneront... »
Au moment où le Rue Royale survolait le pôle Nord, Mrs. Ashfield poussa un cri qu’elle retint de son mieux et quand elle retrouva son souffle pria son mari de sortir. Sa présence lui était d’un grand réconfort, mais la pensée qu’il la regardait en train de montrer son sexe ouvert à trois inconnus la gênait énormément. Bien sûr, à de tels moments, un sexe n’est plus un sexe, et devient une voie glorieuse. Mais, glorieuse, elle n’en reste pas moins intime. Valentine ne protesta pas et sortit rapidement. Il avait un peu mal au coeur.
Le médecin chinois dit à Rebecca quelques mots qui devaient être encourageants, prit une épingle au revers de son veston de soie bleue, la suça un peu pour la rendre plus glissante et la lui enfonça d’un coup sec à l’extrémité du deuxième orteil du pied gauche. Elle poussa un second cri plus fort que le premier, mais, la surprise passée, se trouva extraordinairement soulagée en son ventre.
Tout est prévu à bord d’un long-courrier. Il y avait un lit d’accouchement à l’infirmerie du Rue Royale, avec une barre et des poignées pour se cramponner, et des arçons pour les pieds. Mais ce n’était pas du tout à cette méthode que s’était entraînée Rebecca Ashfield. Désorientée, elle s’efforça de son mieux, avec l’aide des trois médecins. L’oto-rhino, à tout hasard, lui dit : « Faites aaah ! » et lui examina la gorge. Le psychanalyste-zen lui inscrivit sur une feuille de papier une sentence qu’il lui recommanda de répéter sans arrêt mentalement, pour obtenir le calme intérieur et le communiquer à son enfant :
On ne doit pas penser
En avant, en arrière
Seulement le point du milieu.
Mais elle eut des doutes. Il fallait que son fils, au contraire, pensât vigoureusement « En avant ! », sans quoi il aurait des ennuis. Le Chinois lui piqua l’un après l’autre tous les orteils, et les deux oreilles. Son enfant, qui n’était heureusement pas au courant de cette triple assistance, se frayait peu à peu son chemin de la façon la plus naturelle.
Au moment où l’avion commençait à longer le Spitzberg, ses quatre moteurs se mirent à tousser, puis s’arrêtèrent tous ensemble. Le Rue Royale courut un moment sur son erre, rencontra un trou d’air, et tomba comme un fer à repasser. Le fils de Mr Ashfield, qui venait de mettre le nez dehors, remonta comme un suppositoire. Les 917 passagers et les 32 hôtesses et stewards furent projetés au plafond puis retombèrent de-ci, de-là.
Le commandant Mollet avait déjà fait deux rapports sur le mauvais fonctionnement des moteurs H.Y.M. à haute altitude. D’autres pilotes de supersoniques avaient également signalé le phénomène : la combustion, au-dessus de 45 000 pieds, devenait de plus en plus mauvaise : les moteurs manquaient d’oxygène. Les techniciens au sol et les ingénieurs bureaucrates répondaient que c’était impossible. Mais le Rue Royale tombait.
À 38 000 pieds, les deux moteurs de droite se rallumèrent, et le bel avion continua de tomber, mais en tournant. Quand il percuta la glace, les réservoirs d’hydrogène liquide explosèrent avec une violence superbe, fissurant la banquise sur mille mètres de profondeur, et dispersant les débris de l’appareil jusqu’au Groenland et à l’archipel du Svalbard.
C’est ainsi que Judith perdit en même temps ses parents et son petit frère, qui n’avait même pas eu le temps d’ouvrir un oeil sur le monde extérieur.
La grande chute du Rue Royale marqua le début de l’automne de l’aviation. Et l’hiver suivit aussitôt. Les moteurs H.Y.M. sont des ogres d’oxygène. La haute atmosphère n’en contenait plus assez pour leur appétit. Et puis il n’y en eut plus assez non plus à 30 000 pieds, puis à 10 000, puis au ras des pissenlits. Cela paraissait invraisemblable, avec les énormes quantités d’oxygène que rejetaient dans l’atmosphère les milliers d’usines qui traitaient l’eau des fleuves et l’eau de mer pour en extraire l’hydrogène et le liquéfier. L’hydrogène des moteurs ne pouvait pas en consommer plus qu’il n’en avait laissé échapper ! La véritable cause du manque d’O, tous les présidents la connaissaient, et ils durent finir par l’admettre, sous peine de voir l’espèce humaine périr asphyxiée, comme commençaient à périr les animaux en liberté. Il fallait faire quelque chose. La commission internationale permanente fut chargée de trouver une solution.