´vie ordinaireª, mais qu'à l'instant o˘ il avait vu le contrefort nord du Puits Chinois, depuis la route, il s'était mis à baragouiner comme un fou, en montrant tout le temps la levée de terre.
Ón a tout d'abord commencé par le laisser s'ex-citeretj'aipoursuivimaroute,aditGarin.D'ordinaire, Seth est calme, mais des manifestations de ce genre s'étaient déjà produites. June les appelle ses sermons. Cependant, quand il a vu que jene faisaispasdemi-tour, quejene ralentissais mêmepas, il a commencé àparler. Pas seulement des mots, mais des phrases. ~eviens, s~il te pla~t, Seth veut voirla mine, Seth veut voir Hoss etAdam etLittle Joe.ª
J'ai quelques notions sur l'autisme; mon meilleur ami aun frère soigné à SierraFour, l'hôpital psychiatrique de Boulder City. Je l'ai accompagné
là-basàplusieursreprises etj'aivu desautistes de près; je n'aurais peut-être pas cru Garin sije n'avais pas fait cette expérience moi-même. A Sierra, beaucoup de types ne parlent pas, certains ne bougent même pas. Les pires ont l'air d'être morts, le regard vitreux, et c'est à peine si l'on voit leur poitrine se soulever.
Íl adore les westerns et les séries télé, acon-tinué Garin, et j'imagine que ce déblai lui a rappelé quelque chose qu'il a vu dans Bonanza.ª
J'ai pensé qu'il l'avait peut-être vu dans un épisodedeBonanza,maisjenecroispasl'avoirdit àGarin.Danscesvieillesséries, on filmaitbeau-coup de paysages (pour le ´remplissageª) et le Puits Chinois est en activité depuis 1957; ça n'a donc rien d'impossible.
´Bref, dit-il, c'est une étape décisive pour Seth, mais je crois que le mot juste serait plutôt un "miracle". Parce qu'il n'y a pas seulement le fait qu'il s'est mis à parler.
- oui, ai-je dit, pour une fois, il s'intéresse vraiment au monde qui l'entoure, n'est-cepas?ª
JepensaisàtouscestypesdeSierra;ilsdonnent toujours l'impression d'être ailleurs. Même lorsqu'ils pleurent, qu'ils rient ou font d'autres bruits, ils ont l'air d'être absents.
Óui,eneffet,aréponduGarin.Commesidespro-jecteurss'étaientallumés danssatête.Jenesais pas ce qui a provoqué ça, je ne sais pas combien de temps cela durera, mais...nepouvez-vous pas nous emmener voir les opérations de minage, monsieur Symes?Je sais que c'est interdit, en principe, et jepariequevotreassureurauraituneattaques'il l'apprenait; pourtant, cela signifierait telle-mentpourSeth...Celasignifieraittellementpour nous tous! Nous avons un budget plutôt serré, mais je pourrais vous donner quarante dollars pour votre peine.
- Même pour quatre cents, je ne le ferais pas.
C'est le genre de chose qu'on fait pour rien ou qu'on ne fait pas. Venez. On va prendre un des ATV.
Votreaînépourraleconduire,sivousn'yvoyezpas d'objection. «a aussi, c'est interdit par le règlement, mais tant qu'à se faire pendre, que ce soit au moins pour un boeuf et pas pour un oeuf.ª
A tous ceux qui, en lisant ceci, me trouveront peut-être bien peu raisonnable sinon carrément dément, je dirai : si seulement vous aviez vu la manière dont le visage de Garin s'est illuminé! Je suis désolé au-delà de tout pour ce qui lui est arrivé en Californie, à lui et à sa famille, et que je n'ai appris que par la lettre de sa soeur, mais croyez-moi si je vous dis que ce jour-là il était heureux, et que je suis content d'avoir pu y contribuer.
Nous avons passé de bons moments, avant notre duire jusqu'à la levée - le gosse était excité au point qu'il m'aurait élu Dieu, si je m'étais présenté pour le poste.C'était une famille charmante et entièrement dévouée au petit Seth. Tous.
C'étaitsansdoutestupéfiantpourluidesemettre toutd'uncoupàparlercommeill~lafait, maiscom-bien de gens bouleverseraient pour cela leurs plans de voyage, sans hésiter un instant?C'est ce qu'ontfaitcesgens,etsansquequiconqueytrouve à redire.
Le petit morpion n'a pas cessé de babiller à cent àl'heurependanttoutletrajetjusqu'aupuits.Du charabia, la plupart du temps, mais pas toujours.
Il n'arrêtait pas de parler des personnages de Bonanza, du ranch Ponderosa, des hors-la-loi et des mines d'argent. Il pensait aussi à un dessin animé.LesMotorCops,jecrois. Il m'enamontréun des personnages, une femme rousse armée d'un pulvérisateur qu'on pouvait placer dans sa main. Il tapotait mon tout-terrain et l'appelait le Dream Floater Justice. Sur quoi Grand Frère s'est mis à
faire son important, derrière le volant (on devait bien rouler à quinze à l'heure) et a dit : Óuais, et moije suis le colonel Henry. Attention, Corri-dordeForce droit devant!ªEt ilsont tous ri.Moi aussi, parce que je m'étais laissé gagner par leur excitation.
Au point, d'ailleurs, que l'une des choses qu'a dites lepetitnem'afrappé queplustard.Iln'ar-rêtait pas de parler de ´la vieille mineª. Sur le coup, j'ai d˚ penser que c'était sorti de Bonanza, ouj'ai rien pensé du tout. Il ne m'estjamais venu à l'esprit, en tout cas, qu'il pouvait parler de Rattlesnake n∞l : impossible qu'il en ait entendu parler. Même les gens de Désolation ignoraient que nous l'avions découvert à la suite d'un tir, la semaine précédente. C'était d'ailleurs à cause de cela que j'avais toute cette paperasse à me taper un dimanche après-midi, en particulier le rapport au siège socialsur ce que nous avions trouvé, avec des suggestions sur la manière d'en disposer.
Lorsque l'idée que Seth Garin parlait en fait de Rattlesnake n∞l me vint à l'esprit,je mesuis sou-venu de la façon dont il avait couru directement jusqu'au tableau d'affichage, dans le bureau, comme sic'étaitpour la millième fois. «a m'a fait un sale effet, mais il y avait un autre détail, quelque chose que j'ai remarqué après leur départ pour Carson, et qui m'a fait un effet encore plus désagréable. J'y viendrai dans une minute.
Une foisaupieddela´montagneª,j'aireprisle volant pour emprunter la route d'accès, une excellente route en gravier, plus large que certaines nationales.Une fois del'autrecôtédusommet, ils se sont tous mis à pousser des oh! et des ah! car comme trou dans le sol, il n'est tout de même pas banal : il descend pratiquement jusqu'à trois cents mètres et présente une coupe de terrains qui remontent au paléozoÔque, il y a trois cent vingt-cinq millions d'années. On y trouve de très belles strates de porphyre, dans lesquelles on voit des cristaux violets et verts que nous appelons des grenats skarn. D'en haut, nos véhicules de chantier ont l'air de jouets. Mme Garin a dit en plaisantant que les hauteurs lui donnaient le tournis et qu'elle allait peut-être vomir, mais ce n'est pasdelablague,c'estunechosequiarriveparfois à certaines personnes, tellement la pente est abrupte.
C'est alors que Grande Soeur (désolé, j'ai oublié
sonprénom,untruccommeLouise,jecrois) amontré
quelque chose de l'autre côté, tout en bas, et m'a demandé : Ć'est quoi ce trou entouré de bandes jaunes? On dirait un gros oeil noir.
- «a, c'est la découverte de l'année. Tellement importante que c'est encore un secret. Je vous le dirai si vous êtes capables de tenir votre langue.
Je compte sur vous, n'est-ce pas? Sans quoi, je pourrais avoir des ennuis avec la compagnie.ª
Ils me l'ont promis; je me disais que de toute façon, comme ils n'étaient que de passage, je ne risquais pas grand-chose; et aussi que le petit garçon aimerait cette histoire, lui qui était fou de Bonanza et de trucs comme ça. Et, comme je l'ai dit, il ne m'est venu à l'esprit que bien plus tard qu'il la connaissait déjà . Mais par quel miracle?
Će trou, c'est le vieux Rattlesnake n∞ 1, le puits du Serpent à Sonnettes, ai-je dit. Du moins, c'est ce que nous croyons. Nous l'avons découvert après le dernier dynamitage. Le creusement du Rattlesnake remonte à 1858.ª
Jack Garin m'a demandé ce qui se trouvait à l'intérieur. J'ai dit que nous l'ignorions, que personne n'y était entré; le règlement l'interdit.
Mme Garin, elle, a voulu savoir si la compagnie allait explorer la galerie, plus tard, et j'ai dit que peut-être, si elle obtenait le permis. Je ne leur ai pas menti, sinon par omission. La découverte a été purement accidentelle; on venait de faire sauter une partie de la face sud, et lorsque lesrochersontarrêtéderouleretquelapoussière s'est déposée, le trou était là; personne, dans la compagnie, ne pense que c'est le genre d'accident dont on doit se vanter.
De puissants intérêts seraient entrés en jeu si la nouvelle s'était répandue, c'est certain.
L'histoire veut que quarante à cinquante mineurs chinoisaientétéemmurésvivantslà-dedans, quand leur galerie s'est effondrée; si c'est exact, ils s'y trouvent toujours, comme des momies au fond d'une pyramide. Les fous d'histoire voudraient tout savoir de leurs vêtements et de leur outil-lage, sans parler de l'intérêt que pourraientpré-senter les cadavres eux-mêmes. Nous étions nombreux, ici, à être intéressés, mais il n'était pas question de se livrer à une exploration appro-fondie sans l'aval des gros bonnets de la compagnie, à Phoenix; personne, cependant, ne croit qu'ils nous le donneront. Deep Earth n'est pas une organisation charitable, comme le lecteur l'aura évidemment compris, et l'exploitation minière est devenue, à notre époque, une entreprise à hauts risques. Le Puits Chinois ne rapporte de l'argent quedepuis1992 et, ici, les gensselèventlematin sans être tout à fait s˚rs d'avoirencore leur travail en arrivant sur le site. Beaucoup dépend du prix du cuivre sur le marché (l'exploitation par lessivage revient cher), mais le danger vient surtout des écologistes. Les choses vont un peu mieux depuis quelque temps; les politiciens actuels sontunpeumoinsbêtes, maisilyaencoreunebonne douzaine deplaintes déposées devant la Cour fédé-rale, la plupart par des Verts qui voudraient nous voir fermer. Pas mal de gens, dont moi, autant le dire, pensent que la direction ne tient pas à com-pliquer les choses en criant sur les toits que nous avons découvert un ancien site minier, probablement d'un grand intérêt historique. Comme l'a dit Yvonne Bateman, une de mes collègues : Će serait bien le genre de ces bisouilleurs d'arbres de demanderleclassementdélaminecommesitehisto-rique national, au niveau fédéral ou de la Commission historique du Nevada. Ce serait un excellent moyen d'obtenir une fermeture définitive.ª Appelez ça de la parano si vous voulez (certains ne se gênent pas pour le faire), mais pour un type comme moi, qui sait qu'il y a une centaine de bonshommes quidépendentdelaminepournourrirleur famille, le point de vue n'est pas le même et cela vous rend prudent.
Grande Soeur a dit que ce trou lui fichait la frousse, et j'ai dit qu'à moi aussi. Elle m'a demandésij'y étais entréou sij'oserais le faire et j'ai répondu : certainement pas. Elle a alors voulu savoirsij'avais peur des fantômes; non,je luiaidit,maisdeseffondrements,oui.Ileststu-péfiant que la galerie n'ait pas été entièrement aplatie. Elle avait été ouverte dans de la cornéenne et de la rhyolite cristalline - reste de l'activité volcanique du Grand Bassin - et c'est déjà un matériau fichtrement instable, même quand onnedéclenchepas des explosionsàcôté.Jeluiai dit que je n'y pénétrerais que lorsqu'elle serait renforcée d'une structure en béton armé tous les deuxmètres-sanssavoir quej'allaism'yenfoncer si loin queje ne reverrais le soleil que le lende-main matin!
Je les ai conduits dans le baraquement etje leur ai donné des casques de chantier, puis je leur ai montré tous nos engins de terrassement, pelleteu-ses, broyeuses, et leur ai expliqué comment nous procédions pour le lessivage du minerai. Une vraie visite guidée. Le petit Seth avait presque arrêté
de parler, mais il avait les yeux aussi brillants que les grenats que l'on trouve toujours dans les déblais!
Bon. C'est le moment de parler de la ´petite frousseª à laquelle je dois tant de doutes et de mauvais rêves (sans parler d'un sacré problème de conscience, et ce n'est pas une plaisanterie, quand on est mormon et qu'on prend la religion au sérieux). Elle ne nous a d'ailleurs pas paru si petite que ça, sur le coup, et ne me le paraît toujours pas, pour dire la vérité. J'y ai repensé un million de fois etpendant quej'étais au Pérou, o˘
j'inspectais des dépôts de bauxite, j'en ai rêvé
une bonne douzaine de fois. A cause de la chaleur, peut-être. Il régnait en effet une chaleur écra-sante, à l'intérieur de Rattlesnake n∞l. J'ai été
dans plus d'un puits de mine, et d'habitude il y fait frais, quandon ne s'y gèle pas! J'ai lu quelque part qu'il fait chaud dans quelques-unes des mines d'or d'Afrique du Sud les plus profondes, maisjen'yaijamaisété.Etlà, enplus, ils'agis-sait d'une chaleur intense; et humide, aussi, comme dans une serre.
Mais j'anticipe, et il ne faut pas. Je dois essayer de dire les choses sans tourner autour du pot, d'unboutàl'autre; Dieusoitloué, ellesont bientourné.JepeuxaussiremercierDieuparce que cela ne risque plus de se reproduire. Début ao˚t, même pas deux semaines plus tard, tout le machin s'est effondré. Il y a peut-être eu une faible secousse dans le dévonien, ou bien l'airextérieur a eu un effet corrosif sur l'appareil de bois restant. On ne le saura jamais exactement : toujours est-il quetouts'estécroulé, desmillionsdeton-nes de schiste, d'argile et de calcaire. quand je pense que M. Garin et sonpetit garçon (sans parler d'un certain Allen Symes, géologue émérite) ont bien faillise retrouver là-dessous, ça me hérisse encore le poil.
Grand Frère, Jack, voulait voir Mo, notre plus grosse excavatrice. Elle se déplace sur des chenilles et s'attaque aux pentes intérieures, ouvrant des tranchées à des intervalles d'un peu moinsdevingtmètres.Auneépoque(danslesannées soixante-dix) Mo était la plus grande excavatrice existant sur laplanète Terreet c'estun engin qui fascine la plupart des enfants, surtout les gar-
çons. Les grands garçons aussi! Garin voulait ´la voir de prèsª tout autant que son fils, et je pensais qu'il en allait de même pour Seth - ce en quoi je me trompais.
Je leur ai montré l'échelle qui permet de monter jusqu'à la cabine du machiniste, laquelle se trouve à vingt-cinq mètres du sol. Jack a demandé
s'ilpouvait y monter, etje lui ai dit que non, que c'était trop dangereux, mais qu'il pouvait se balader sur la chenille, s'il voulait. Ce qui est une expérience étonnante, vu que chacune de ces chenillesestaussilargequ'unerueetquelespla-ques qui les composent font un mètre sur un mètre.
M.Garinaposé Sethausol, etluietJacksont donc montésparl'échellesurl'une deschenilles de Mo .
Je les ai suivis, redoutant que quelqu'un se fiche par terre. Parce que, en cas d'accident, c'est moi qui aurais été en première ligne dans le procès.
June Garin s'est reculée pour pouvoir prendre des photos; nous nous tenions par les épaules, on riait, on faisait les clowns devant l'objectif et on s'en payait une tranche commejamais - jusqu'au momento˘Grande Soeur acrié :´Hé! Reviens, Seth!
Il ne faut pas aller par là!ª
D'o˘ j'étais, je ne pouvais pas l'apercevoir à
causedel'excavatrice, maisjevoyaistrèsbiensa mère, et son air effrayé quand elle l'aperçut.
Śeth! cria-t-elle à son tour, reviens tout de suite!ª Elle recommença deux ou trois fois, puis laissatomberl'appareilphotosurlesol, commeun vieux paquet de cigarettes, et se mit à courir. Je n'avais pas besoin d'en savoir davantage. La voir flanquerparterreunappareilaussico˚teux quece Nikon me suffisait. En trois bonds, j'avais regagné l'échelle. Un miracle que je ne me sois rien cassé. Encore plus miraculeux que Garin et Jack ne se soient rien cassé non plus, je suppose, mais sur le moment, je n'y ai pas pensé. Je n'ai même pas pensé à eux, pour tout dire.
Lepetitgarçonescaladaitdéjàlapenteaboutis-sant à la vieille galerie, qui ne se trouvait qu'à
six ou sept mètres au-dessus du fond de la mine.
J'aitoutdesuitevu quesamèrenepourraitlerat-traper à temps. que personnen'allait le rattraper à temps, si son intention était bien de pénétrer à
l'intérieur.J'avaislecoeurquivoulaitdégringoler dans les bottes, mais je ne le laissai pas faire. Je me mis à courir aussi vite queje pus. Je rattrapai Mme Garin au moment o˘ Seth arrivait à
l'entréedelagalerie.Ils'arrêtauneseconde, et je me pris à prier pour qu'il n'avance pas davantage. Me disant que si l'obscurité ne lui faisait pas peur, il seraitpeut-être repoussépar l'odeur
- une odeur de vieux feu de camp, cendres, café
br˚lé, bouts de viande et d'os, le tout mélangé.
Puis il est entré, sans même un regard pour moi qui lui criais après.
Je dépassaisa mère, lui disant de rester dehors, pour l'amour du Ciel, que j'allais entrer et le ramener.Je luidemandai dedirelamêmechoseàson mari, mais évidemment, Garin n'a pas écouté. Je crois que j'aurais fait comme lui, dans les mêmes circonstances.
J'escaladailapenteetpassaiau milieu des ban-desjaunes - le morpion étaitpetitet s'était faufilédessous.J'entendaislefaiblegrondementqui monte toujours des vieilles galeries de mine. On dirait le bruit du vent, ou d'une chute d'eau lointaine. J'ignore d'o˘ il provient, mais c'est un bruit qui ne m'a jamais plu; il a quelque chose de surnaturel.
Ce jour-là, cependant, j'ai entendu un autre son qui m'a encore moins plu. Un grondement sourd, comme murmuré. Je ne l'avais pas entendu, les autres fois o˘ j'étais venu inspecter l'entrée de la galerie, mais je savais très bien de quoi il s'agissait : la cornéenne et la rhyolite qui frot-taientl'unecontrel'autre.Ondiraitquelaterre parle. C'est un bruit qui provoquait toujours l'évacuation des mineurs, dans l'ancien temps, parce qu'il signifiait que la galerie pouvait s'effondrer d'un instant à l'autre. Je crois que les Chinois qui ont creusé le Rattlesnake n∞l, en 1858, ne devaient pas savoir ce que signifiait ce crissement - ou qu'on ne leur permettait pas d'y prêter attention.
Je glissai juste après avoir franchi les rubans et tombai sur un genou, ce qui me permit d'aperce-voirquelquechosesurlesol:sonpetitpersonnage en plastique, la rouquine avec le désintégrateur.
Elle avait d˚ tomber de la poche du gosse au moment o˘ il s'était engagé dans la galerie, et de la voir au milieu de ces débris rocheux que nous appelons la roche mère me parut de mauvais augure. Je la ramassai, la mis dans ma poche et n'y pensai plus jusqu'au moment o˘, l'excitation retombée après l'issue heureuse de l'aventure, je la rendis à son propriétaire. J'en ai parlé à mon petit-neveu, et il m'a dit qu'il s'agit de Cassie Stiles (orth.?) du feuilleton des Motor Cops dont le petit morpion ne cessait de parler.
J'entendis des cailloux rouler et des halètements dansmon dos,jemeretournaietvisGarin qui escaladait la pente. La mère et les deux aînés étaient restés en bas, serrés les uns contre les autres.
´Vous, retournez là-bas! Cette galerie peut s'effondreràtoutmoment!Elleapresquecentcin-quante ans!
- Elle pourrait en avoir mille, je m'en fous!
C'estmon fils quiestlà-dedansetjevais allerle chercher.ª
Il n'était pas question que nous restions là à
nous disputer; il y a parfois des cas o˘ l'on doit agiretnepass'arrêter,enespérantqueDieutien-dra le toit en place. C'est ce que nous avons fait.
Je me suis retrouvé plusieurs fois dans des endroits sinistres, au cours de ma carrière d'ingénieur géologue, mais les dix minutes (peut-être plus, peut-être moins, j'avais perdu la notion du temps) que j'ai passées dans le Rattlesnake restent de loin les plus terrifiantes. La galerie s'enfonçait en pente raide et nous avons commencé
à courir, éclairés par la lumière du jour, sur les premiers vingt à trente mètres. L'odeur - cendre froide, café br˚lé, viande avariée - devint très vite puissante, et cela aussi était étrange. Les vieilles mines dégagent parfois une odeur ´miné-raleª, mais en général c'est à peu près tout. Nous marchions sur des déblais et il fallait faire attention, caron risquait detrébucheràtoutins-tant. Les poteaux et entretoises étaient couverts de caractères chinois, certains gravés dans le bois, d'autres tracés à la suie de bougie. Remar-quercegenre dedétailsvousfaitbrusquementsai-sir que ce que vous avez lu dans vos livres d'histoire est vraiment arrivé. N'a nullement été
inventé. Le passé, soudain, prendun poids réel.
Garin appelait son fils à pleins poumons, lui disant de revenir, que c'était dangereux. J'eus envie de lui faire remarquer que le son de sa voix pouvait suffire à provoquer l'effondrement général, comme les cris peuvent déclencherune avalanche, en montagne, mais je ne dis rien. Il n'aurait pas été capable de se taire. Il ne pensait qu'à son garçon.
Sur mon trousseau de clés, j'ai aussi un petit canif, une loupe et une lampe-crayon. J'ai décroché la lampe et nous avons continué en nous éclai-rant avec, nous enfonçant toujours plus loin dans la galerie, dans les crissements de la rhyolite et le ronronnement lointain de la galerie, et avec cette odeur dans les narines. Elle se réchauffait au fur et à mesure que nous avancions, et plus elle se réchauffait, plus elle paraissait récente
- sauf qu'à la fin ce n'étaitplus du toutune odeur defeudecamp.Maisunremugledepourriture,comme celui d'une carcasse en décomposition.
Nous sommes alors arrivés aux premiers ossements. Avec mes collègues, nous avions éclairé la galerie avec des projecteurs, mais nous n'avions pas vu grand-chose. Les discussions étaient ensuite allées bon train, pour savoir s'il y avait ou non quelque chose là-dedans. Yvonne estimait qu'il n'y avait rien, que personne ne se serait aventuré dans une galerie creusée de cette manière, pas même une bande de Chinois mis aux fers; qu'il s'agissait de boniments, d'une légende. Mais après avoir parcouru environ deux cents mètres, ma petite lumière a suffi pour nous montrer, à Garin et à moi, qu'Yvonne se trompait.
Les os étaient partout; cr‚nes, bassins, tibias ethumérusfendus tapissaientlesoldelagalerie.
Les plus hideux étaient les cages thoraciques, qui avaient l'air de sourire comme le chat d'Alice.
quand on marchait dessus, elles ne craquaient pas, comme on aurait pu s'y attendre, mais tombaient en poussière. L'odeur étaitplus forte quejamais, et je sentais la sueur qui me dégoulinait sur la figure. J'avais l'impression d'être dans la salle des machines d'un bateau, pas dans une mine. Et les parois!Ilsn'avaientpasseulementmisleurs initiales ou leurs noms ici et là : il y avait des caractères partout, tracées à la fumée de bougie.
Comme si l'accès s'était bouché et que, prisonniers ici, ils avaient tous décidé d'écrire leur testament sur les poteaux de soutènement.
J'aipris Garin par l'épaule. Ńous sommes allés trop loin. Il doitse trouver quelquepart, dans un recoin, et nous l'avons manqué.
- Je ne crois pas, dit-il.
- Etpourquoi?
- Parce queje sens qu'il est là devant . Seth !Je t'en prie, mon chéri! Si tu es là, fais demi-tour et reviens!ª
Laréponsemehérissalescheveuxsurlanuque.Un chant. Pas des mots,juste lapetite voix du garçon qui faisait la-la-la et dum-diddle-dum. Une ébauche d'air, mais assez pour qu'on puisse reconnaître le thème de Bonanza.
Garin me regarda, je voyais le blanc de ses yeux écarquillés dans l'obscurité, et il me demanda si jecroyaistoujours qu'onl'avaitdépassé.qu'est-ce que je pouvais répondre à ça? Nous avons donc continué.
Nous sommes alors tombés sur du matériel, des tasses, despics rouillés, decurieuxoutilsà manche très court, et des petites boites en tôle attachées à des sangles que je reconnus pour en avoir vu au musée des Mineurs, à Ely : des lampes que les mineurss'attachaientau frontcommedesphylactè-res,par-dessusunfoulardpournepasêtrebr˚lés.
Il y avait aussi des dessins exécutés à la bougie, en plus des caractères chinois, des créatures horribles, coyotes à mufle d'araignée, pumas avec des scorpions sur le dos, chauves-souris à tête de bébé. Je me suis demandé, depuis, sij'avais réellement vu ces choses ou bien si ce n'était pas des hallucinations, tant l'air était vicié, là en bas.
Je n'ai pas demandé à Garin, ensortant, s'il avait c'estunoubliousic'estparce quejeredoutais de poser la question.
Il s'est arrêté pour ramasser un objet. Une petite botte de cow-boy noire restée coincée entre deux roches. Sans doute le petit morpion n'avait-il pas été capable de dégager sa jambe autrement qu'en abandonnant la chaussure. Garin la brandit dans le rayon de la lampe, pour queje lavoie, puis la mit dans sa chemise. On entendait toujours les la-la-la et les dum-diddle-dum, et on savait donc qu'il se trouvait toujours devant. Au bruit, j'avaisl'mpressionquenousnousrapprochionsde lui, mais je ne me laissais pas trop gagner par l'espoir. Sous terre, on ne peut jamais dire. Les sons portent curieusement, des fois.
On a continué, continué, je ne sais sur quelle distance, mais la galerie descendait toujours, et l'air devenait de plus en plus br˚lant. Il y avait moins d'ossements sur le sol, mais davantage de pierres effondrées. J'aurais pu braquer le rayon de la lampe sur le plafond pour voir comment il était étayé, mais je n'ai pas osé. Je n'ai même pas osé estimer à quelle distance de l'entrée nous étions; sans doute devions-nous nous trouver à au moins quatre cents mètres. Probablement davantage. Je commençais à me dire que nous n'en ressor-tirionsjamais. Leplafond allait s'écrouler et la question serait réglée. Ce serait rapide, au moins, plusrapide quepourlesChinois quiétaient morts d'asphyxie ou de soif dans cette même galerie.Jen'arrêtaispas dem'inquiéterpourlescinq ousixlivres quej'avais empruntésàlabibliothè-que, me demandantsi quelqu'unpenseraitàlesrap-porter et à payer l'amende sur mes maigres économies. C'est marrant, ce qui peut nous passer dans la tête quand on est dans une situation critique.
Juste avant que le rayon de lumière ne tombe sur lepetit morpion, il changea d'air.Je ne le recon-nuspas, maissonpèreme ditensuite quec'était le thème des Motor Cops. Je n'en parle que parce que, pendant une ou deux secondes, on aurait dit que quelqu'un d'autre chantait les la-la-la avec lui, genre seconde voix. C'était certainement ce ronronnement sourd et distant dont j'ai déjà parlé, maisçam~atoutdemêmefichuunsacrécoup,jevous le dis. Garin l'a aussi entendu; je ne le distinguais qu'à peine, dans la lumière de ma petite lampe, mais il avait l~air d~avoir presque aussi peur que moi. Son visage ruisselait de sueur et sa chemise lui collait à lapeau.
´Jecrois quejelevois,jecrois quejelevois!
dit-il soudain avec un geste. Il est là, il est là!
Seth! Seth!ª Il courut vers son fils, trébuchant surlescaillouxettitubantcommeun ivrogne, mais réussissant cependant à garder l'équilibre. Je ne pouvais que prier Dieu qu'il ne tombe pas contre l'un de ces vieux étais. Il se serait sans doute pulvérisé comme les ossements, et l'histoire aurait fini ici.
Puis moi aussi j~ai vu le gosse - avec sa chemise rougeetsonjean, ilétaitdifficile àrater.Ilse tenaitdevantlaparoisurlaquelleseterminaitla galerie. A l'aspect lisse de la roche, on voyait clairement que ce n'était pas un autre effondrement; sinon, il y aurait eu un amoncellement rocheux. La paroi en question présentait une fissure et, un instant, j'ai eu l'impression que le gossecherchaitàsefaufilerparlà.«am'aflanqué
une belle frousse, d'autant qu'avec sa petite taille il y serait parvenu et que jamais les deux adultes que nous étions n'auraient pu le suivre.
Mais je m'étais trompé. Une fois plus près, je vis qu'il se tenait devant, parfaitement immobile.
Sans doute avais-je été victime des ombres dansantes projetées par la petite lampe-crayon - je ne vois pas d'autre explication.
Son père le prit dans ses bras. I~l appuyait le visage contre le buste de l'enfant, si bien qu'il ne vit pas ce que j'ai vu, et qui n'a duré qu'une seconde. Le gosse souriait, mais ce n'était pas un beau sourire. Il avait les lèvres retroussées presque jusqu'aux oreilles, et on voyait toutes ses dents. Il avait les yeux tellement exorbités qu'on aurait dit qu'ils allaient lui sortir de la tête. Puis son père a changé de position pour pouvoir l'embrasser, et l'expression a disparu.
J'étais bien content. Le temps qu'elle a duré, le petitgarçon quejevenais derencontrerfutmécon-naissable.
´Mais qu'est-ce que tu faisais?ª lui demanda sonpère.Ilcriait, sanssef‚chervraiment, parce qu'il embrassait l'enfant pratiquement à chaque mot.´Tuas faitaffreusementpeuràtamère!Pour-quoi as-tufaitça?Pourquoi, aunom duCiel, es-tu entré ici?ª
Ce fut la dernière fois qu'il s'exprima de manière intelligible, et c'est pourquoi j'ai retenuce qu'ilarépondu :Ć'est lecolonelHenry et le major Pike qui me l'ont dit. Ils m'ont dit que je verrais le Ponderosa. Ici.ª Il montra du doigt la fente, au milieu de la veine. ´Maisj'aipas pu.
Ponderosa, il y estplus.ª Puis il posa la tête sur l'épaule de son père et ferma les yeux, comme s'il était épuisé.
´Repartons, ai-je dit. Je marcherai derrière vous, sur votre droite, pour vous éclairer. Ne traînez pas, mais ne courez pas non plus. Et pour l~amour du Ciel, ne vous cognez surtout pas contre la camelote quisoutient tout ce machin en l'air.ª
Dès que nous avons eu le gosse, le grondement sourd qui montait du sol parut s'amplifier.
J'avais même l'impression d'entendre les poutres craquer. Je ne suis pas du genre imaginatif, d'habitude, mais on aurait dit qu'elles essayaient de parler. De nous dire de ficher le camp tant qu'il était encore temps.
Je n'ai cependant pas pu résister à l'envie d'éclairer une dernière fois cette fente dans la paroi.Enmepenchantdessus,j'aisentiuncourant d'air.Cen'étaitdoncpasunesimplefissure;elle communiquait avec une faille, de l'autre côté.
Peut-être avec une grotte. L'air qui en provenait étaitaussichaud ques'ilsortaitd'unfourneauet dégageait une odeur féroce. Une seule bouffée, et je dus retenir ma respiration pour ne pas vomir.
C~était l'odeur de feu de camp abandonné, en cent fois plus fort. Je me suis creusé la cervelle pour comprendre ce qui, àune telleprofondeur, pouvait sentir aussi mauvais, mais en vain. Il n'y a que l~air frais qui peut faire puer les choses ainsi; cela signifie cependant qu~il y aurait une cheminée quelque part; or Deep Earth exploite ce site depuis 1957, et s'il y avait eu une cheminée naturelle pour produire une telle puanteur, on l'aurait trouvée et explorée ou bouchée.
La fissure présentait l'aspect d'un zigzag ou d'un éclair et il semblait qu'il n~y avait pas grand-chose à voir derrière, sinon la masse rocheuseàunmètretoutauplus.Pourtant,j'avais l'impression d'un espace plus grand, et il y avait cet air br˚lant qui en sortait. J'ai cru un instant voir danser des sortes d'escarbilles rougeoyan-tes, mais c'était sans doute mon imagination car j~ai cligné des yeux et elles disparurent.
Je me tournai vers Garin et lui dis d'avancer.
Úne seconde, donnez-moi une secondeª, dit-il.
Il avait sorti la petite botte de sa chemise et l'enfilaitaupieddesonfils.C'étaitleplusten-dre des spectacles, qui disait tout ce qu'on a besoin ~desavoirsurlamourpaternel.´Trèsbien allons-y.
- Bon. Et faites attention à ne pas trébucher.ª
Nous avons marché aussi vite que nous avons pu, mais ça n'en finissait pas. Dans les cauchemars dont j'ai parlé, je voyais toujours le rond lumineux demapetitelampe-crayonglissersurlescr‚-nes. Je n'en ai pas vu tellement, en réalité, pendant que nous étions au fond, et beaucoup étaient en morceaux, mais dans mes rêves il y en avaitdesmilliers quitapissaientlesolcomme des oeufs dans un carton; tous affichaient le sourire quelepetitm'avaitadressé quandsonpèrel'avait pris dans ses bras, et dans leurs orbites vides je voyais danser de petites escarbilles rouges semblables à celles qui s'élèvent d'un incendie de forêt.
Ce fut une marche assez épouvantable, dans l'ensemble. Je cherchais constamment des yeux la lumière du jour, devant nous, et je restai longtemps sans rien voir. Puis, lorsque je l'aperçus enfin - rien qu'un point minuscule quej'aurais pu cacher avec le gras du pouce, au début -, le bruit de broyage de la rhyolite parut brusquementenfler et je ne pus m'empêcher de me dire que la galerie allaitattendrequenoussoyonstoutprèsdelasor-tie pour s'effondrer et nous écraser, telle une mainénormes'abattantsurdes mouches.Commesiun trou dans la terre pouvait penser! Cependant, quand on se retrouve dans un endroit pareil, notre imagination a tendance à battre la campagne. Les bruits sont étranges, nos idées aussi.
Autant ajouter tout de suite que je nourris encore quelques idées étranges sur Rattlesnake n~ol. Je n'irais pas jusqu'à écrire que la galerie était hantée, pas même dans un rapport confiden-tiel comme celui-ci, un rapport que personne ne lira jamais, peut-être, mais je n'irais pas non plus jusqu'à dire qu'elle ne l'était pas. Après tout, une ancienne mine pleine de cadavres n'est-elle pas l'endroit idéal pour y trouver des fantô-
mes? quant à ce qu'il y avait de l'autre côté de la paroi, derrière la fissure, et en admettant que j'aie réellement aperçu quelque chose - les escarbilles rouges -, ce n'était pas des fantômes.
Les trente derniers mètres furent les plus durs.
Il me fallut déployer les plus grands efforts pour nepaspasser devantGarinetcourir;je merendais compte qu'ilpartageait la même envie. Nous continu‚mes cependant d'avancer comme si de rien n~était, probablement en pensant l'un et l'autre que nous ne ferions que terroriser un peu plus le restedelafamillesinousjaillissionsdelàcomme poursuivis par tous les démons de l'enfer. Nous sortîmes d'un pas normal; Seth dormait dans les bras de son père.
Telle a été notre ´petite frousseª.
June Garin et les deux aînés pleuraient et tous les trois se mirent à couvrir le petit de caresses et de baisers, comme s'ils n'arrivaient pas à
croire qu'il était Ià. Il se réveilla et leur sourit, maiss'ilbredouillabien quelquechose, onne distinguapas un seul mot cohérent. Garin s'avança jusqu'au petit hangar métallique qui nous sert de dépôt d'explosifs et s'assit, adossé à la paroi, lesmainscroiséessurlesgenouxetlatêteappuyée dessus. Je comprenais très bien ce qu'il ressentait. Sa femme lui demanda s'il allait bien, et il répondit que oui, qu'il avait seulement besoin de se reposer un peu et de reprendre son souffle.J'ai ajouté que moi aussi, j'avais besoin de souffler.
J'ai demandé à June Garin de ramener les enfants jusqu'à l'ATV et j'ai dit que Jack voudrait peut-
être montrer Mo à son petit frère. Elle a ri comme on le fait quand il n'y a rien de drôle et m~a répondu : ´Je crois que nous avons eu notre compte d'aventurespourlajournée,monsieurSymes.J'espère que vous ne m'en voudrez pas de vous le dire, mais je n'ai plus qu'une envie, ficher le camp d'ici. ª
J~ai répondu que je comprenais et je crois qu'elle s'est rendu compte que j'avais quelque chose à dire en privé à son mari avant que chacun ne reprenne ses billes et qu'un point final ne soit mis à l'affaire. J'avais en plus fichtrement besoin de me remettre, moi aussi ! J'avais les jambes en coton. J'allai m'asseoir à côté de Garin.
Śi nous en parlons, dis-je, on risque d'avoir un sacré paquet de problèmes. L'entreprise et moi. I1
n'est même pas impossible que je me fasse mettre à
la porte.
-Je n'en soufflerai mot à personneª, dit-il, relevant la tête pour me regarder droit dans les yeux. Et je pense qu'on ne m'en voudra pas d'ajouter qu'il pleurait. N'importe quel père aurait pleuré, je crois, après avoir eu une telle frousse à cause de son fils. J'étais moi-même au bord des larmes, alors que c'était lapremière fois que jevoyais ces gens. Depuis, chaque fois que je pense à la tendresse avec laquelle Garin remettait la minuscule botte au pied de son fils, j'en ai la gorge serrée.
´ Je vous en serai éternellement reconnaissant, dis-je.
-Absurde. Je ne sais pas comment vous remercier.
Je ne sais même pas par o˘ commencer. ª
Je me sentis un peu gêné. Állons, ai-je alors dit, nous l'avons fait ensemble, et tout est bien qui finit bien. ª
Je l'ai aidé à se relever et nous sommes allés rejoindre les autres. Nous y étions presque lorsqu'il m'a arrêté en me prenant par le bras.
Íl ne faut laisser personne entrer là-dedans.
Pas même les ingénieurs qui voudraient renforcer l'étayage. Il y a quelque chose de très malsain, dans cette galerie.
- Je le sais, ai-je dit. Moi aussi, je m'en suis rendu compte. ª J'ai pensé au sourire du gosse
-mêmemaintenant, biendesmoisplus tard, je frissonne à sa seule évocation-et j'ai failli ajouter que Seth aussi l'avait senti; finalement, je m'en suis abstenu. qu'est-ce que cela lui aurait apporté de plus ?
Śiçanetenaitqu'àmoi, reprit-il, jebalance-rais une charge de dynamite là-dedans pour faire tout dégringoler. C'est une tombe. Laissons les morts reposer en paix.
-C~est pas une mauvaise idée. ª Dieu doit avoir pensé la même chose, car Il y procéda de Lui-Même moins de deux semaines plus tard. Il y eut une explosion. Pas un simple effondrement, une explosion. Et, pour autant que je sache, on n'en a jamais découvert l'origine.
Garinpartit soudaind'unpetit rire, secouant la tête. ´ Deux heures à rouler sur la route, et je ne réussirai même plus à croire que c'est vraiment arrivé. ª
Je lui répondis que ce ne serait peut-être pas plus mal.
Íl y a cependant une chose que je n'oublierai pas, c'est que Seth a parlé, aujourd'hui. Et pas seulement quelques mots ou des phrases que seule la famille peut comprendre, mais vraiment parlé. Vous ne pouvez pas savoir à quel point c'est fantastique. Et s'il l'a fait une fois, il pourra le refaire. ª
Et c'est peut-être arrivé; du moins je l'espère.
J'aimerais le savoir. Ce petit garçon a éveillé ma curiosité, à plus d'un titre. quand je lui ai donné
son petit personnage, il m'a souri et m'a déposé un bécot sur la joue. Un bécot très doux.
Nous avons fait des adieux déchirants au Puits Chinois et nous sommes retournés jusqu'aux remorques faisant office de bureau, o˘ les attendait leur véhicule. J'ai bien l'impression que personne ne nous a remarqués, alors que nous avons remonté
toute la rue principale. Par une telle température, un dimanche après-midi, Désolation est quasiment une ville fantôme.
Nous nous sommes tous serré la main et c'est là
que j'ai remis son jouet au petit bonhomme et qu'il m~a embrassé. June Garin m'a aussi fait la bise (en me serrant fort dans ses bras, en prime) et m~a dit qu'ils ne m'oublieraient jamais. J'ai répondu que moi non plus je ne les oublierais jamais et c'est resté vrai, au moins jusqu'à ce jour. Ce dont je me souviens le mieux, c'est du sourire de Seth lorsque je lui ai rendu son jouet, et de son gros bécot; d'autant qu~il y avait quelque chose de moins agréable dans ce dernier: comme une bouffée lointaine de l'odeur qui régnait dans la galerie, ce remugle de vieux feu de camp, cendres, café froid, Je restai au pied des quelques marches de la remorque, pour les saluer de la main, et ils partirent vers l'affreux destin qui, d~après ce que m'a expliqué la soeur de Garin, les attendait à la fin de ce voyage, la mort dans une absurde fusillade. Tous m'ont répondu, sauf Seth. Je ne sais ce qu~il y avait de tapi au fond de cette mine, mais je crois que nous avons eu de la chance d'en sortir... et que lui en a eu d'être le seul survivant du massacre de San Jose. Il est placé sous une bonne étoile, comme on dit. En un certain sens, Garin avait raison. La poussière soulevée par leurs roues n~était pas encore retombée que je commençais à avoir du mal à
croire à tout ce qui était arrivé. Peut-être en vat-il toujours ainsi quand on échappe de justesse à
la mort.
J'en ai rêvé au Pérou, je l'ai dit-surtout des cr‚nes et du faisceau de ma lampe dans cette fissure-,mais j'étais loin d'y penser tous les jours, jusqu'à ce que je reçoive la lettre d'Audrey Garin, celle qui était punaisée au tableau de service, quand je suis revenu d'Amérique du Sud. Sally avait perdu l'enveloppe, mais il paraît qu'elle était adressée simplement à ´ la compagnie minière de Désolationª. Sa lecture m'a renforcé dans l'opinion que quelque chose est arrivé quand Seth était én bas ª (comme nous disons entre nous); ce n'était peut-être pas bien de mentir à ce sujet, mais j'ai tout de même menti. Cependant, qu'aurais-je pu dire, n'ayant aucune idée de ce qu'était ce quelque chose ?
Reste ce sourire.
Ah, ce sourire...
C'était un petit garçon adorable, et je suis heureux qu'il ne soit pas mort dans le Rattlesnake n∞ 1
(ce qui aurait pu lui arriver, nous arriver), et qu'il n'ait pas été tué avec les autres dans la fusillade de San Jose, mais...
Ce sourire ne paraissait absolument pas lui appartenir. J'aimerais pouvoir être plus clair, sauf que je ne vois pas comment. On aurait dit que je voyais non pas Seth Garin, mais quelque chose à
l'intérieur de Seth Garin, quelque chose qui s'y cachait. Une telle aberration est-elle possible ?
Je l'ignore. J'y ai bien souvent pensé, et je ne le sais toujours pas.
Avant de mettre le point final, il me reste une dernière chose à dire. Vous vous souvenez peut-
être que Seth parlait de ´ la vieille mine ª et que je n'avais pas fait le rapprochement avec le Rattlesnake n∞ 1, pour la bonne raison que pratiquement personne n'était au courant en ville, et encore moins des voyageurs débarquant de l'Ohio.
J'ai commencé à repenser à ce détail, pendant que je regardais le break s'éloigner et la poussière qui retombait. Et aussi au fait qu'il avait traversé le bureau en courant pour aller jusqu'aux photos du Puits Chinois, sur le tableau, comme s'il connaissait les lieux depuis toujours. Comme s'il savait.
Une idée m'est alors venue, qui m'a fait froid dans le dos. Je suis entré pour aller examiner les photos, sachant que c'était la seule manière de me débarrasser de cette impression.
Il y avait six photos aériennes en tout, prises au printemps sur ordre de la compagnie. J'ai pris ma loupe et je les ai examinées les unes après les autres. J'en avais les intestins noués, sachant ce que j'allais découvrir avant même de l'avoir vu.
Ces photos avaient été prises longtemps avant le tir de mine qui avait mis au jour le Rattlesnake, si bien que rien n'aurait d˚ en indiquer la présence.
Et pourtant, quelque chose l'indiquait. Vous vous souvenez peut-être que j'ai écrit qu'il tapotait les photos en disant: Ć'est là, papa, c'est là !
C'est la mine... ª Nous avons pensé qu'il voulait parler de la mine à ciel ouvert (qui a gardé ce nom de ´ Puits Chinois ª), puisque c'était ce que représentaient les photos. Mais avec la loupe j'ai pu voir ses empreintes digitales, là o˘ il avait touché la surface brillante des clichés. Toutes étaient sur la face sud, là o˘ nous venions de découvrir la galerie. Et c'était cela qu'il voulait voir: non pas le trou de la mine à ciel ouvert, mais la galerie qu'on ne distinguait même pas sur les photos. Je sais que tout cela doit paraître dément, mais je n'en ai jamais douté. Il savait que c'était là. Pour moi, ces empreintes, non pas sur une, mais sur les six photos, en étaient la preuve irréfutable. Preuve qui ne tiendrait pas devant un tribunal, je le sais, mais pour moi cela n'y change rien. A croire que quelque chose, au fond de cette galerie, l'avait senti qui passait sur la nationale et l'avait appelé. Et parmi toutes les ques-
tions que je me pose, il n'y en a qu'une qui compte vraiment: est-ce que Seth Garin, indépendamment de son autisme, est normal ? J'aurais bien écrit à
la soeur de Garin pour le savoir, et j'ai même une ou deux fois pris mon stylo pour commencer une lettre; mais à chaque fois, je me souvenais que j'avais menti, et j'ai du mal à l'admettre. En plus, je n'ai pas trop envie d'asticoter un chien endormi qui a peut-être de grandes dents... Je n'y crois pas trop, cependant...
Il y aurait peut-être d'autres choses à dire, mais je ne vois pas lesquelles. Tout se ramène au sourire.
Je n'ai pas du tout aimé ce sourire.
Telle est ma version des faits, rapportée en toute bonne foi. Seigneur, si seulement je savais ce que j'ai vu !
Allen Symes Chapitre 11
Billingsley franchit le premier la barrière des Carver. Il surprit tout le monde (y compris lui-même) par son aisance; Johnny n'eut besoin que de le pousser une fois sur les fesses. Il resta un instant à
califourchon sur le faîte, cherchant une meilleure prise pour ses mains. Au clair de lune, Brad trouva qu'il avait tout d'un singe maigrichon. Puis le véto se laissa retomber de l'autre côté. Il y eut un faible grognement.
«a va bien, Toubib ? demanda Audrey.
-Ouais, c'est la grande forme. Pas vrai, Susi ?
-Et comment ª, admit Susi Geller nerveusement, ajoutant, à travers la barrière: Ć'est vous, madame Wyler ? Mais d'o˘ vous venez ?
-Aucune importance, pour le moment, à mon avis. Nous devons...
-qu'est-ce qui s'est passé ? Tout le monde va bien ? Ma mère pique sa crise. Une sacrée crise. ª
Tout le monde va bien... Voilà une question à
laquelle Brad Josephson n'avait aucune envie de répondre. Ni les autres, à voir leur tête.
´ Madame Reed ? demanda Johnny. On fait passer David, puis vous ? ª
Cammie lui adressa un regard froid, puis se tourna vers Dave. Elle lui murmura une fois de plus à l'oreille, lui caressant les cheveux. Dave l'écouta, l'air troublé, puis répondit sur le même ton et Brad n'entendit que la dernière phrase. ´ Je ne veux pas. ª
Elle murmura à nouveau, de manière plus véhé-mente, et Brad entendit ton frère, vers la fin. Cette fois, Dave obtempéra; il attrapa le haut de la barrière et sauta légèrement de l'autre côté. Il agit sans que son visage se départe de son expression de léger malaise, sembla-t-il à Brad. Cammie le suivit, poussée par Audrey et Cynthia. Lorsqu'elle fut à cheval sur le faîte, Dave tendit les bras pour l'aider à redescendre et elle se laissa tomber entre eux, sans chercher à se retenir à la barrière. Brad eut l'impression qu'elle aurait été contente de tomber, voire même de se rompre le cou. Pourquoi tu nous as envoyés ici, m'man ? avait crié l'ado, sentant peut-être intuitivement que son impatience (et celle de son frère) à tenter l'aventure ne pourrait jamais tenir lieu de circonstance atténuante dans l'esprit de sa mère.
Cammie s'en voudrait toute sa vie et il ne ferait probablement rien pour l'en empêcher.
´ Brad ? ª Voilà une voix que le Noir était content d'entendre, bien qu'il l'e˚t rarement sentie aussi retenue et inquiète. ´ Tu es là, mon chéri ?
-Oui, je suis là, Bee.
-«ava?
-«a va. …coute, Bee, et reste calme. Jim Reed est mort. Et Entragian, du bas de la rue. ª
Il y eut le soupir d'une respiration coupée, et Susi Geller se mit à hurler le nom de Jim. Ces cris provoquèrent chez Brad, autant épuisé physiquement que sur le plan des émotions, plus d'ennui que de pitié...
sans parler de la peur qu'ils n'attirent quelque chose d'encore plus déplaisant que le félin ou le coyote aux doigts humains.
Śusi ? ª fit la voix inquiète de Kim Geller, depuis la maison. Puis elle aussi se mit à hurler à pleins poumons le nom de sa fille: Śou-ziiiiii, Sou-ziiiii ª
-cri qui fendit le ciel crépusculaire comme une lame tournoyante.
´ La ferme ! lança Johnny, de toutes ses forces.
Pour l'amour du Ciel, Kim, fermez-la ! ª
Par on ne sait quel miracle elle lui obéit, mais la gamine continuait, pour sa part, à aboyer le nom de son Roméo comme une Juliette tarée au cinquième acte.
´ Dieux du Ciel ª, murmura Audrey. Les mains sur les oreilles, elle se massait le cuir chevelu du bout des doigts.
´ Bee, dit Brad à travers la barrière, fais-moi taire cette gourde, et peu importe comment.
-Jim ! hurla Susi. O mon Dieu, Jiiiim ! O mon Dieu, Jiiim ! ª
Il y eut une claque retentissante, et le silence se fit sur-le-champ. Puis une autre voix: ´ Je vous interdis de gifler ma fille ! Je vous interdis de gifler ma fille, salope ! Je me fous pas mal de vos... de vos conceptions de l'éducation, grosse salope noire !
-Oh, manquait plus que ce genre de conneries ! ª s'exclama Cynthia en empoignant sa tignasse bicolore à deux mains, les yeux fermés, comme si elle ne voulait pas voir les dernières minutes d'un film d'épouvante.
Brad garda les yeux ouverts, lui, et retint sa respiration, en attendant l'explosion de son épouse. Mais Belinda ignora les insultes et appela doucement son mari à travers la barrière. ´ Vous allez faire passer le corps par-dessus, Bradley ? ª Elle paraissait parfaitement maîtresse d'elle-même, et Brad se sentit éperdu de reconnaissance.
Óuais. Vous allez l'attraper, toi, sa mère et son frère, d'accord ?
-D'accord. ª Toujours aussi flegmatique.
´ Kim ? appela alors Brad. Madame Geller ? Si vous rentriez dans la maison ?
-C'est ça, répondit Kim avec un ricanement.
Voilà une très bonne idée. On va rentrer dans la maison, hein, Susi ? On s'aspergera la figure d'eau et on se sentira beaucoup mieux. ª
Il y eut des bruits de pas. Les reniflements se mirent à diminuer, ce qui était bien, mais les coyotes reprirent leurs hurlements, ce qui ne l'était pas. Brad regarda par-dessus son épaule et vit de petites étincelles argentées qui se déplaçaient par paires dans les broussailles du sous-bois. Des yeux.
´ Faut qu'on se grouille, dit Cynthia.
-C'est rien de le dire ª, remarqua Audrey.
Brad pensa: ça va être le moment pénible. Il se tourna et prit Jim Reed par les épaules. Il sentait, presque imperceptible, l'odeur du shampooing et de l'après-rasage dont l'adolescent s'était aspergé le matin même. Il devait probablement penser aux filles, à cet instant-là. Johnny jeta un coup d'oeil inquiet derrière eux-sans doute à ces paires de points lumineux, pensa Brad-puis se plaça de manière à passer un bras autour de la taille de Jim, mettant l'autre main sous les fesses. Audrey et Cynthia le prirent par les jambes.
´ Prêts ? ª demanda Johnny.
Tous acquiescèrent.
Áttention... un... deux... trois ! ª
Ils soulevèrent le corps comme une équipe de sport fêtant son capitaine. Pendant un bref instant de panique, Brad pensa que son dos, qui avait pourtant vaillamment soutenu une bedaine d'une taille considérable pendant des années, allait déclarer forfait. Puis le corps de l'adolescent se retrouva sur le faîte étroit de la palissade, un bras pendant de chaque côté, tel un acrobate de cirque attendant les applaudissements après un tour particulièrement spectaculaire. Ses paumes ouvertes recueillaient la lumière de la lune.
Johnny paraissait sur le point d'avoir une crise cardiaque. La tête de Jim retomba mollement sur le côté et une goutte de sang à demi caillé coula sur le cou de Brad. Pour quelque raison absurde, elle lui fit l'effet de gelée à la menthe, et son estomac se serra.
Aidez-nous ! haleta Cynthia. Nom de Dieu, aidez-nous ! ª
Des mains apparurent, se déployèrent et saisirent Jim par son T-shirt et la ceinture de son pantalon.
Et, juste au moment o˘ Brad se disait qu'il ne pourrait maintenir l'équilibre instable du corps une seconde de plus (comprenant pour la première fois ce que l'on voulait dire quand on parlait de poids mort), le cadavre bascula de l'autre côté. Il y eut un bruit mou et, d'un peu plus loin, leur parvint un cri bref, émis par Susi Geller.
Johnny regarda Brad, et ce dernier eut l'impression que l'écrivain souriait. Ón dirait qu'ils l'ont laissé tomber ª, dit-il à voix basse. Puis il essuya la sueur de son visage du revers du bras. quand il regarda de nouveau Brad, le sourire avait disparu.
En admettant qu'il ait jamais souri.
´ Hou là, dit Brad.
-Ouais, comme vous dites, hou là...
-Hé, Toubib ! dit Cynthia, retenant sa voix.
Attrapez ça ! Et ne vous inquiétez pas, j'ai mis la sécurité. ª
Elle fit passer le 30.06 par-dessus la barrière, crosse la première, elle-même debout sur la pointe des pieds.
´ Je l'ai ª, fit Billingsley. Puis il ajouta, à voix plus basse: ´ Bonne nouvelle. Cette bonne femme et sa gourde de fille sont finalement rentrées dans la maison. ª
Cynthia escalada la barrière et n'eut pas de mal à atteindre le haut; Audrey eut besoin d'une petite poussée et d'être tenue à la hanche, puis elle aussi franchit l'obstacle. Steve la suivit, se servant des mains entrelacées de Brad et de Johnny comme marchepied; il fut obligé de rester quelques instants à califourchon sur le faîte, attendant que la douleur de son épaule s'atténue un peu. quand il se sentit mieux, il sauta chez les Carver plutôt qu'il ne se laissa tomber.
´ Jamais je ne vais pouvoir passer par là-dessus, murmura Johnny. Jamais. S'il y avait une échelle dans le garage... ª
Hou-ou-ou-ou-ou-ou-ou... ! Hou-ou-ou !
Derrière eux ou presque, maintenant. Les deux hommes se jetèrent dans les bras l'un de l'autre aussi spontanément que s'ils avaient eu six ans. Le Noir tourna la tête et vit des silhouettes qui se rap-prochaient. Des masses sombres, chacune derrière une paire de ces éclats de lune semi-circulaires et brillants.
´ Tirez, Cynthia, tirez ! ª cria Johnny.
Elle répondit d'un ton effrayé et incertain. ´ Vous voulez que je revienne et que...
-Non, non ! tirez en l'air ! ª
Elle appuya deux fois sur la détente. Les détonations étaient assourdissantes et l'odeur de la poudre filtra entre les poteaux de la barrière. Les silhouettes s'immobilisèrent dans les broussailles; elles ne reculèrent pas, mais arrêtèrent au moins leur progression.
Toujours essoufflé, John ? ª demanda Brad à
voix basse.
L'écrivain surveillait les silhouettes massées dans l'ombre. Il arborait un étrange sourire hésitant.
Ńon. J'ai attrapé mon second souffle. Je... mais qu'est-ce que vous fabriquez ?
-D'après vous ? demanda Brad, qui s'était mis à
quatre pattes contre la clôture. Allez, grouillez-vous, mon vieux. ª
Johnny lui monta sur le dos. ´ Bon Dieu, j'ai l'impression d'être le président de l'Afrique du Sud. ª
Brad parut ne pas comprendre, tout d'abord. Puis il se mit à pouffer. Son dos en compote lui faisait horriblement mal, Johnny Marinville donnait l'im-
pression de peser au moins deux quintaux et ses talons lui perforaient la colonne vertébrale, mais il ne put refréner le fou rire qui s'emparait de lui.
Incroyable. Voilà qu'il se retrouvait avec un intellec-tuel blanc américain qui avait reçu une formation politique impeccable, avec un écrivain ayant jadis frayé avec les Black Panthers, et qui se servait de lui comme d'un escabeau ! Si ce n'était pas là l'idée qu'un type de gauche se fait de l'enfer, alors autant rendre son tablier ! Il fut pris de l'envie de gémir dans le style G'ouillez, Bwana, moi y'en avol' le dos tout cassé ! mais cela eut pour effet de le faire éclater carrément de rire. Terrifié, en même temps, à
l'idée que les saloperies qui rôdaient dans le bois pourraient lui enlever une bonne portion de son tendre arrière-train tourné vers le ciel, il ne s'en esclaf-fait pas moins. Je vais lui chanter le refrain de Old Black Joe, pensa-t-il, se mettant aussitôt à hululer comme un coyote. Les larmes lui coulaient des yeux, il tapa du poing sur le sol.
´ Hé, Brad, qu'est-ce qui vous arrive ? murmura Johnny.
-Peux pas vous dire ! répondit-il, toujours au comble de l'hilarité, tirez-vous de mon dos ! Sainte merde, vous faites ressemeler vos chaussures avec des planches de fakir ! ª
Enfin, à son grand soulagement, le poids écrasant disparut. Il y eut des grognements: Johnny en plein effort pour passer la jambe par-dessus la barrière.
Brad se redressa, eut un nouvel instant de panique lorsque son dos menaça de se bloquer, puis vint planter son épaule rebondie contre les fesses de l'écrivain. Et finalement, dans un dernier ahanement étouffé, Johnny dégringola de l'autre côté.
Si bien que Brad se retrouva tout seul. Et sans escabeau.
Il regarda le haut de la palissade et eut l'impression qu'elle mesurait dix mètres de haut. Puis il se tourna. Les silhouettes s'étaient remises en mouvement, leur formation se refermant sur lui en demi-cercle.
Au moment o˘ il saisissait le haut de la barrière, il y eut un grondement menaçant derrière lui, suivi d'un bruissement de feuillage. Il se tourna de nou-
veau et vit une créature qui ressemblait davantage à un sanglier qu'à un coyote-si ce n'est qu'elle évoquait surtout un dessin d'enfant b‚clé qui, par on ne sait quel miracle, se serait soudain animé. Les pattes étaient toutes de longueurs différentes et se terminaient en gourdins, pas comme des sabots ou des doigts. La queue semblait plantée au milieu du dos. Les yeux étaient des cercles argentés vides; le mufle, un groin camard. Seules les dents paraissaient réelles, bataillon désordonné d'énormes crocs jaillissant de part et d'autre de la gueule.
L'adrénaline se déversa dans le système nerveux de Brad à des doses qui n'auraient pas tenu dans la seringue à chevaux du vieux véto. Il oublia tout de son dos et se hissa comme il put, ramenant les genoux contre la poitrine quand il entendit la chose charger. Puis Johnny l'attrapa par l'un des poignets, Dave Reed par l'autre, et le Noir parvint à se jucher à demi sur le haut de la barrière, non sans y laisser une certaine quantité de peau. Il se cogna une cheville en voulant lancer la jambe par-dessus l'obstacle. Et finalement il retomba, se déchirant la chemise de haut en bas dans un effort inutile pour se retenir au faîte de la palissade. Il l‚cha à temps, ce qui lui évita de se casser le bras, mais lorsqu'il atterrit (en partie sur Johnny, en partie sur le corps admirablement rembourré de sa compagne), il sentit du sang couler de son aisselle.
´ Pourrais pas envisager de te sortir de là, beau brun ? lui demanda la femme admirablement rembourrée, hors d'haleine. Si, du moins, cela t'était possible ? ª
Brad se dégagea en rampant, s'effondra en un tas puis roula sur le dos. Il regarda les étoiles inconnues, bulles enflées qui clignotaient comme les lumières dont on enguirlande la rue principale des petites villes, après Thanksgiving. Ce qu'il voyait était autant des étoiles qu'il était roi de Prusse...
n'empêche qu'elles étaient là-haut. Oui, là haut, juste au-dessus de sa tête, et comment qualifier votre situation, sinon comme catastrophique, lorsque le ciel lui-même fait partie de la bon Dieu de conspiration ?
Brad ferma les yeux pour ne plus les voir. Dans son esprit-o˘ s'ouvrait un oeil d'autant plus grand que les autres étaient fermés-il vit Cary Ripton lui lancer son journal. Vit sa main, celle qui ne tenait pas le tuyau, s'élever et l'attraper. Bien joué, monsieur Josephson ! lui avait dit Cary, sincèrement admiratif. Elle venait de loin, cette voix, écho atténué montant d'un canyon. Plus près, des hurlements s'élevèrent de la ceinture verte (la ceinture désertique, à l'heure actuelle), de l'autre côté de la barrière contre laquelle les sangliers-coyotes se jetèrent alors brutalement.
Bordel.
´ Brad ? fit Johnny à voix basse, sans doute penché sur lui.
-Oui ?
-«ava?
-Aux p'tits oignons. ª Il n'ouvrait toujours pas les yeux.
´ Brad !
-quoi, encore ?
-J'ai une idée. Pour un film.
-Vraiment ? C'est bien, ça.
-C'est la meilleure idée que j'aie eu depuis le jour o˘ j'ai inventé un nom de voiture-la Chrysler Cervix. Vous jouez dedans.
-Vous êtes cinglé, John. ª Il gardait toujours les yeux fermés. C'était mieux, ainsi. ´ Je vais tout de même mordre à l'hameçon. C'est quoi, ce film dans lequel je serai ?
-Un Noir dodu sur une palissade br˚lante ª, répondit Johnny, se mettant à s'esclaffer de manière hystérique. Un rire qui trahissait l'épuisement, presque la folie. Ón confiera la mise en scène à Mario Ducon Van Peebles, et c'est Larry Fishburne qui tiendra votre rôle.
-Tiens pardi, répondit Brad, se remettant laborieusement sur son séant et ouvrant les yeux.
J'adore Fishburne. Un acteur qui se donne à fond.
Proposez-lui un million et une Chrysler Cervix en prime. Il ne pourra pas résister.
-C'est ça... tout à fait ª, dit l'écrivain, qui riait à
présent si fort qu'il avait du mal à parler. Mais des larmes lui coulaient sur les joues et, pensa Brad, ce n'était pas des larmes de joie. Moins de dix minutes auparavant, il s'en était fallu d'un cheveu que Cammie Reed ne lui explose la tête et il ne l'avait certainement pas oublié. Brad le soupçonnait même de ne pas oublier grand-chose. Un talent dont il se serait sans doute bien passé, s'il avait pu.
Le Noir se remit debout, prit la main de sa femme et l'aida à se relever. Il y eut d'autres coups sourds contre la palissade, d'autres hurlements, puis des bruits de m‚choires, à croire que ces sous-produits de fausse couche essayaient de se frayer un passage en bouffant les pieux.
Álors, qu'est-ce que vous en pensez ? ª demanda Johnny, que Brad aidait à son tour. Il tituba, retrouva l'équilibre et s'essuya les yeux.
´ qu'en fin de compte, je l'ai très bien franchie, cette palissade ª, répondit le Noir. Il passa un bras autour des épaules de sa femme, puis regarda Johnny. Állez, venez, visage p‚le. Vous venez de vous préparer un triomphe en montant sur le dos d'un Noir, vous devez être tout retourné, non ? Rentrons. ª
La chose qui bondit maladroitement par-dessus le portail, pour atterrir dans le jardin de Tom Billingsley, était la version enfantine du monstre de Gila que John Murdock abat pendant le concours de tir qu'il fait avec Candy, dans Les Régulateurs. Sa tête, en revanche, était celle d'un échappé de Juras-sic Park.
Il franchit les marches en deux sauts et s'avança jusqu'à la porte-moustiquaire, qu'il poussa de son museau. Comme elle ouvrait vers l'extérieur, elle ne bougea pas. Le Gila tendit sa tête de saurien et entreprit de croquer la partie inférieure du battant.
Trois coups de dents lui suffirent; il se retrouva dans la cuisine du vieux véto.
Gary Soderson prit vaguement conscience qu'on lui soufflait une haleine pestilentielle au visage. Il essaya de la chasser de la main, mais elle ne fit que devenir plus forte. Il tendit la main et toucha quelque chose qui lui fit l'impression d'être une chaussure en croco. Une très grande chaussure en croco.
Il ouvrit les yeux. Ce qu'il vit alors, penché sur lui à
le faire loucher tant il était près, le fixant d'un regard à la curiosité presque humaine, était tellement grotesque qu'il ne put même pas crier. L'espèce de grand lézard avait des yeux d'un orange éclatant.
«a y est, pensa Gary, ma première attaque sérieuse de delirium tremens. Hé, les potes des Alcooliques Anonymes, écoutez un peu ça !
Il ferma les yeux. Il essaya de se persuader qu'il ne sentait pas l'odeur marécageuse de l'haleine, qu'il n'entendait pas le cliquetis d'ongles démesurés sur le lino. Il s'accrochait à la main de sa femme morte.
Il n'y a rien. Rien du tout...
Avant qu'il ait pu se le répéter une troisième fois (et comme chacun sait, c'est à la troisième que le charme se rompt), le monstre avait plongé ses dents dans la gorge de Gary.
Johnny Marinville aperçut les petits pieds, par l'entreb‚illement de la porte du placard, et jeta un coup d'oeil. Ellie et Ralphie étaient allongés, serrés l'un contre l'autre, sur quelque chose qui faisait penser à un futon. Ils dormaient à poings fermés, en dépit des coups de feu qui venaient d'être tirés, mais même dans leur sommeil ils n'échappaient pas entièrement aux événements; p‚les, ils avaient les traits tendus et leur respiration émettait un bruit aqueux qui faisait penser à des sanglots rentrés.
L'un des pieds de Ralphie était agité de tremblements, comme s'il rêvait qu'il courait.
Johnny supposa que la fillette avait trouvé le futon quelque part et l'avait traîné dans le placard; ce n'était certainement pas Kim Geller qui l'avait aidée. Kim et sa fille avaient repris leur ancienne place, contre le mur, mais assises sur des chaises et non plus par terre.
´ Jim est vraiment mort ? demanda Susi, les yeux brillants, comme l'écrivain entrait dans la pièce derrière Brad et Belinda. Je n'arrive pas à y croire, on jouait au frisbee, comme d'habitude, et on devait aller au cinéma, ce soir... ª
Johnny était excédé. ´ Va donc derrière, sur le porche, et vérifie toi-même !
-Vous êtes vraiment dégueulasse, lui lança Kim, en colère. Ma fille risque de ne jamais surmonter un tel traumatisme. Elle est en état de choc !
-Elle n'est pas la seule, rétorqua Johnny. Et pendant qu'on y est...
-Laissez tomber, vieux, intervint Steve Ames.
On n'a vraiment pas besoin d'une bagarre. ª
L'homme avait incontestablement raison, mais Johnny s'en fichait. Il tendit un doigt accusateur vers Kim, qui le regardait avec une expression de haine br˚lante. Ét pendant qu'on y est, que je ne vous entende plus jamais traiter Belinda de grosse salope noire. Sans quoi, je vous fais avaler votre dentier !
-Arrêtez ça, John, dit Belinda en le prenant par le bras. Tout de suite. On a des problèmes fichtrement plus importants à régler que...
-Grosse salope noire ª, dit Kim Geller. Non pas en regardant Belinda, mais Marinville. Ses yeux flamboyaient toujours, mais en plus elle souriait. Il eut l'impression de n'avoir jamais vu de sourire aussi venimeux de toute sa vie. ´ Grosse salope de négresse. ª Sur quoi elle indiqua les dents que révé-lait son sourire, comme si elle mimait suicide dans une charade. Sa fille la contemplait, une expression de stupéfaction sur le visage. ´ D'accord ? Vous avez bien entendu ? Alors allez-y. Faites-moi avaler mon dentier. On va voir si vous osez essayer. ª
Johnny se précipita, avec l'intention de faire exactement cela. Mais Brad l'agrippa par un bras et Steve par l'autre.
´ Disparaissez d'ici, espèce d'idiote. ª C'était Billingsley. Il avait parlé d'un ton sec, dur. Kim reçut le message, car elle lui adressa un regard surpris, songeur. Śortez tout de suite d'ici. ª
Kim se leva, tirant sa fille par un bras. Un instant, on aurait pu croire qu'elles allaient se rendre ensem-
ble dans le séjour, mais Susi s'écarta de sa mère.
Celle-ci tendit la main, mais l'adolescente s'éloigna un peu plus.
´ Mais qu'est-ce que tu fais ? demanda Kim. On va de l'autre côté. Loin de ces...
-Pas moi, la coupa Susi, secouant vivement la tête. Toi, peut-être, mais pas moi. Voilà. ª
Kim la scruta un instant, puis se tourna vers Marinville. Elle arborait une expression malsaine, haine et confusion mêlées.
Śortez d'ici ª, dit Johnny. Il se voyait encore lui flanquer son poing dans la figure, mais le moment de folie était passé et il avait parlé d'un ton presque calme. ´ Vous n'êtes pas vous-même.
-Viens ici, Susi ! Je ne veux pas rester avec des gens aussi méchants. ª
L'adolescente tourna le dos à sa mère, tremblant de tout son corps. Johnny se dit que ça ne changeait pas fondamentalement l'opinion qu'il avait d'elle
-une créature frivole, écervelée-mais elle semblait tout de même se situer à un ou deux degrés au-dessus de sa mère dans la hiérarchie de la bêtise.
Lentement, comme un robot rouillé, Dave Reed prit Susi dans ses bras. Cammie parut sur le point de s'interposer, mais finalement y renonça.
´ Parfait ª, dit Kim, d'une voix claire, maîtrisée, la voix de quelqu'un qui s'exprime dans un état somnambulique. Śi vous avez besoin de moi, je suis à
côté. ª Ses yeux revinrent sur Marinville, comme si elle le considérait comme la source de tous ses malheurs. ´ quant à vous...
-La ferme ª, la coupa sèchement Audrey.
La surprise fit se tourner tout le monde, sauf Kim, qui s'éclipsa dans la pénombre de la salle de séjour.
Ón n'a pas de temps à perdre avec ces conneries, reprit la nouvelle venue. On a peut-être une chance de s'en sortir, une petite chance, mais si vous passez votre temps à vous engueuler, on y passera s˚rement tous.
-qui êtes-vous, madame ? demanda Steve.
-Audrey Wyler. ª Elle était grande, avec de longues jambes nerveuses et plutôt sexy dépassant de son short bleu, mais son visage était p‚le, hagard.
Ce visage rappela à Johnny celui des petits Carver, dormant dans les bras l'un de l'autre et, soudain, il se prit à se demander quand il avait vu Audrey pour la dernière fois, quand il avait passé un moment avec elle. Impossible. Comme si elle avait complètement disparu de la vie quotidienne du quartier.
Petit morpion-mordeur Smitty, j't'ai vu mordre les nénés de ta maman, pensa-t-il brusquement, puis l'image des vans miniatures éparpillés sur le sol, chez les Wyler, l'après-midi o˘ il avait regardé
Bonanza avec Seth, lui vint aussitôt à l'esprit. Cette image déclencha un grand ramdam dans sa tête.
Des hors-la-loi qui ressemblent à des vedettes de cinéma. Le major Pike, un extraterrestre sympathique transformé en méchant. Le cadre western
-cela plus que tout. Il adore les anciens westerns, avait déclaré Audrey, ce jour-là. Elle s'était mise à
tripoter l'un des jouets en disant cela, comme font les gens quand ils sont nerveux. Bonanza et le Rifleman sont ses préférés, mais il regarde tout ce qui passe sur le c‚ble. Pourvu qu'il y ait des chevaux dedans.
Ć'est votre neveu, Audrey, n'est-ce pas ? C'est Seth qui fait ça...
-Non. ª Elle s'essuya les yeux du revers de la main. ´ Pas Seth. Mais ce qui est en lui. ª
´ Je vais vous dire tout ce que je pourrai, mais nous n'avons pas beaucoup de temps. Les VACES ne vont pas tarder à revenir.
-Mais qu'est-ce qui agit, Audrey ? demanda Toubib. Est-ce que vous le savez ?
-Les régulateurs. Des hors-la-loi. Et le quartier est devenu en partie l'Ouest mythique des westerns de cinéma, en partie un endroit qui s'appelle un Corridor de Force, un truc qu'on trouve dans un dessin animé de science-fiction pour la télé, et qui se déroule dans deux siècles. ª Elle prit une pro-
fonde inspiration et se passa la main dans les cheveux. ´ Je ne connais pas tous les détails, mais...
-Il faut nous dire tout ce que vous savez ª, l'en-couragea Johnny.
Elle consulta sa montre et fit la grimace. Árrêtée.
-La mienne aussi, intervint Steve. Comme pour tout le monde, je suppose.
-Je crois que nous disposons d'un peu de temps, reprit Audrey. C'est-à-dire... je crois qu'il est encore trop tôt pour une... une nouvelle manifestation. ª Elle éclata soudain de rire, surprenant Johnny. Les surprenant tous, à voir leur expression.
Non pas tellement à cause de l'hystérie sousjacente que de la réelle gaieté de son hilarité. Elle vit leur stupéfaction et reprit le contrôle d'elle-même. ´ Désolée, c'est une sorte de jeu de mots involontaire que vous ne pouvez pas comprendre. Pour le moment, en tout cas. Il faut attendre. S'il ramène les régulateurs, il nous faudra juste... faire avec, j'en ai peur.
-Deviennent-ils plus puissants ? demanda brusquement Cammie. Ces régulateurs... rassemblent-ils leurs forces ?
-Oui. Et si la chose qui fait cela s'est emparée de l'énergie des gens qui sont morts dans le bois, la prochaine manifestation devrait être la pire. Je prie pour qu'elle ne se produise pas, mais je crains qu'elle ne soit probable. ª
Elle prit une nouvelle et profonde inspiration, et commença son récit.
´ La chose qui est à l'intérieur de Seth s'appelle Tak.
-C'est un démon, Audrey ? demanda le vieux véto. Une sorte de démon ?
-Non... «a n'a aucune religion. A moins que vous ne mettiez la télé au rang des religions. C'est plutôt comme une tumeur, il me semble. Une tumeur consciente, qui se complairait dans la cruauté et la violence. Cela fait maintenant presque deux ans qu'elle habite Seth. Vous avez sans doute entendu parler de cette femme, au Vermont, qui aurait retrouvé une veuve noire dans son évier.
L'araignée aurait apparemment été introduite dans la maison dans un carton vide ramené du supermarché par son mari. Un carton qui avait contenu des bananes d'Amérique du Sud. L'araignée aurait été
empaquetée avec les bananes. C'est tout à fait la façon dont Tak est arrivé sur Poplar Street, je crois.
Sauf que nous parlons d'une veuve noire dotée d'une voix. Elle a appelé Seth quand il a traversé le désert, avec sa famille. Le désert du Nevada. Elle a senti qu'elle pouvait l'utiliser quand il est passé près d'elle, et elle l'a appelé. ª
Elle regarda ses mains, qu'elle tenait serrées sur les genoux. Kim Geller s'était avancée sur le pas de la porte donnant sur le salon, attirée par le récit d'Audrey. Celle-ci releva la tête. Elle s'adressait à
tout le monde, mais c'était sur Johnny qu'elle ne cessait de revenir.
´ Je crois que la chose était faible, au début. Mais tout de même capable de comprendre que la famille de Seth constituait une menace pour elle. J'ignore comment ils ont compris ou ont eu des soupçons, mais je sais en revanche que la dernière conversation que j'ai eue avec mon frère, par téléphone, a été
très étrange. Je pense que Bill aurait pu m'appren-dre beaucoup de choses... si Tak l'avait laissé parler.
-Il peut faire un truc pareil ? Imposer ainsi son contrôle sur les gens ? ª demanda Steve.
Elle porta un doigt à ses lèvres enflées. Ć'est ma main qui a fait ça. Je ne la commandais plus.
-Bordel ! s'exclama Cynthia, avec un coup d'oeil pour le r‚telier à couteaux de cuisine, au-dessus du comptoir. Voilà qui est malsain. Fichtrement malsain.
-«a pourrait être encore pire, pourtant, enchaîna Audrey. Tak ne peut exercer un contrôle physique qu'à très petite distance.
-C'est-à-dire ? voulut savoir Cammie.
-Tout au plus huit ou dix mètres. Au-delà, son emprise physique décline très rapidement. D'habitude. Mais à l'heure actuelle, on ne peut plus compter là-dessus. Jamais il n'a été autant chargé
d'énergie.
-Laissez-la raconter son histoire ª, intervint Johnny, qui avait l'impression de sentir le temps leur échapper comme quelque chose de tangible qu'ils n'auraient pu retenir. Il ignorait si cela venait d'Audrey ou de lui-même et s'en fichait. Le temps leur manquait, et jamais il n'avait ressenti aussi fortement une intuition de toute sa vie. Le temps leur manquait.
Íl y a aussi le petit garçon, reprit-elle, lentement, en insistant bien. Un garçon adorable, un peu particulier, du nom de Seth Garin. Et le plus ignoble est que Tak se sert de ce qu'aime l'enfant pour accom-plir ses meurtres. Dans le cas de mon frère et de sa famille, c'était le Tracker Arrow, l'un des VACES des MotoKops. Ils se trouvaient en Californie, à la fin d'un voyage qui les avait fait passer par le Nevada, quand c'est arrivé. Je ne sais pas o˘ Tak a puisé
l'énergie pour créer le Tracker Arrow à partir des pensées et des rêves de Seth, à ce stade de son développement. Seth est son fournisseur de base, mais il ne lui suffit pas. Il a besoin de davantage pour se fortifier.
-C'est un vampire, n'est-ce pas ? observa Johnny. Sauf qu'il puise de l'énergie psychique au lieu de sang. ª
Elle acquiesça. Óui. Et l'énergie dont il a besoin est disponible avec d'autant plus d'abondance que la personne souffre. Dans le cas de Bill et de sa famille, peut-être quelqu'un du voisinage venait-il de mourir ou souffrait-il de quelque chose. Ou bien...
-Ou bien il y avait quelqu'un qu'il pouvait lui-même faire souffrir, dit Steve. Un clodo par exemple. Un vieil ivrogne poussant son caddie. Je parie que le type est mort le sourire aux lèvres. ª
Audrey tourna vers lui un visage triste, écoeuré.
´ Vous savez...
-Pas grand-chose, mais cela concorde avec ce que vous dites. Il y a un gars comme ça par là-bas, ajouta-t-il avec un geste du pouce dans la direction générale du bois. Entragian l'a reconnu. Il a dit qu'il l'avait vu deux ou trois fois qui traînait dans le quartier, depuis le début de l'été. Il a d˚ passer à portée du rayon d'action psychique de votre neveu, sans doute. Mais comment ?
-Je ne sais pas. Peut-être à un moment o˘ je n'étais pas là.
-Et o˘ étiez-vous ? demanda Cynthia, qui soup-
çonnait Audrey de vivre en recluse.
-Peu importe. Juste un endroit o˘ je vais. Vous ne comprendriez pas. Ce qui compte, c'est que Tak a tué mon frère, ma belle-soeur et mes deux neveux.
Et pour cela, il s'est servi de l'un des VACES.
-Peut-être qu'à l'époque il ne pouvait jouer que du violon solo mais qu'il a constitué tout l'orchestre, à présent ? ª s'interrogea Marinville.
Audrey, le regard perdu, se mordillait les lèvres; elles paraissaient desséchées et gercées. ´ Herb et moi nous l'avons pris à la maison, et à certains égards-à bien des égards, même-je ne l'ai jamais regretté. Nous ne pouvions pas avoir d'enfant. C'était un petit garçon aimant, un bout de chou absolument délicieux...
-Il y a bien quelqu'un qui a d˚ aimer Adolf Hit-ler, aussi ª, intervint Cammie Reed d'une voix sèche, rauque.
Audrey la regarda, se mordillant toujours les lèvres, puis revint sur Johnny, cherchant chez lui un peu de compréhension. Mais il refusait de comprendre tout ce qui était arrivé, en particulier après avoir vu le visage de Jim Reed se déformer monstrueusement sous l'impact de la balle qu'il s'était tirée dans la tête. Cependant, il pensait qu'il comprenait, au moins un peu, que cela lui plaise ou non.
´ Les premiers six mois ne se sont pas trop mal passés, même si, déjà, nous savions que quelque chose n'allait pas, bien entendu.
-Avez-vous consulté un médecin ? demanda Johnny.
-«a n'aurait servi à rien. Tak se serait caché.
Les analyses n'auraient rien révélé, j'en suis à peu près convaincue. Et ensuite... une fois de retour à la maison... ª
L'écrivain regarda la bouche enflée et dit: Íl vous aurait punie.
-Oui. Moi et... ª Sa voix hésita, se brisa et reprit, dans un murmure: Moi et Herb.
-Herb ne s'est pas suicidé, n'est-ce pas ? voulut savoir Tom Billingsley. C'est ce machin, Tak, qui l'a assassiné. ª
De nouveau, elle acquiesça. ´ Herb voulait l'élimi-ner, et Tak l'a senti. Tak s'était rendu compte qu'il ne pouvait utiliser Herb pour avoir... pour quelque chose qu'il voulait faire. Avoir des... des relations sexuelles avec moi... faire des expériences sexuelles.
Herb ne l'a pas laissé faire. C'est ce qui a mis Tak en colère.
-Seigneur Dieu, murmura Brad.
-Il a tué Herb et a fait le plein de forces. Après quoi, Seth est devenu son seul otage... mais il n'en avait pas besoin de davantage pour me tenir en respect.
-Parce que vous l'aimez, dit Marinville.
-Oui, c'est vrai, parce que je l'aime. ª Ce n'était pas du défi que Johnny détectait dans son ton de voix, mais une honte étrange, affreuse. Cynthia tendit une serviette en papier à Audrey, mais celle-ci la garda simplement à la main, comme si elle ignorait comment s'en servir. Śi bien que, d'une certaine manière, mon amour pour cet enfant est responsable de ce qui est arrivé. C'est épouvantable, mais probablement vrai. ª Elle tourna son visage dégoulinant de larmes vers Cammie Reed, assise sur le sol, qui tenait son fils survivant par les épaules. ´ Je n'aurais jamais pensé que les choses en arriveraient là. Vous devez me croire. Même après qu'il avait chassé les Hobart et tué Herb, je n'avais aucune idée de ses pouvoirs. De l'étendue que ces pouvoirs allaient atteindre. ª
Cammie lui rendit son regard, sans rien dire, res-
tant de marbre.
´ Depuis la mort de Herb, nous avons mené une vie tranquille, Seth et moi ª, reprit Audrey. L'écrivain se dit que c'était là le premier gros mensonge qu'elle leur sortait, même si elle avait sans doute pris auparavant de petites libertés avec la vérité.
Śeth a huit ans, mais l'école n'est pas un problème.
Je satisfais aux exigences de l'éducation à domicile définies par les services d'éducation de l'Ohio, auxquels j'envoie un questionnaire rempli tous les mois.
C'est une farce, à vrai dire. Seth regarde sans fin ses films et ses feuilletons télévisés. Voilà sa véritable éducation. Il joue dans son bac à sable. Il mange
-des hamburgers et des spaghettis, surtout. Et il boit tout le lait chocolaté que je lui prépare. Pour l'essentiel, il s'agissait de Seth. ª Elle les regarda, une expression suppliante dans les yeux. ´ Pour l'essentiel... Sauf que, tout ce temps-là... Tak était à l'intérieur. Et poussait. Enfonçait ses racines de plus en plus profondément. L'envahissait.
-Et vous ne vous êtes pas doutée une seconde de ce qui se passait ? lui lança Kim, depuis la porte.
Oh, attendez, j'oubliais. Il a tué votre mari. Mais bon, c'était un détail, n'est-ce pas ? Un accident, probab...
-Vous ne comprenez rien ! s'exclama Audrey, hurlant presque. Vous n'avez aucune idée de ce que c'est que de vivre avec Seth et avec ça en lui ! Je crois avoir affaire à Seth, j'ai une pensée que je ne dissimule pas suffisamment, et je me retrouve à me projeter sur le mur, une fois, dix fois, vingt fois, comme si j'étais un jouet mécanique remonté à fond qu'un gosse essaie de fracasser ! Ou je me donne à
moi-même des coups de poing dans le nez, ou je...
je me pince... je... ª
Elle se servit alors de la serviette en papier, non pour sécher ses larmes mais pour essuyer la sueur de son front.
Íl m'a fait tomber dans l'escalier, une fois.
C'était à l'époque de NoÎl, l'an dernier. Je lui ai dit d'arrêter de secouer les paquets que j'avais mis sous l'arbre. Je croyais m'adresser à Seth, vous comprenez, supposant que Tak était tout au fond. Endormi.
En hibernation-ce qu'il fait quand il n'est pas là.
Puis j'ai vu que les yeux de Seth étaient presque noirs, ce n'était plus du tout les yeux de Seth, mais c'était trop tard. Je me suis levée et j'ai monté l'escalier. Je ne peux pas vous dire l'effet que cela fait, à
quel point c'est horrible; comme d'être passager dans une voiture conduite par un fou furieux. Une fois en haut, j'ai fait demi-tour et j'ai... j'ai sauté
dans le vide. Comme d'un plongeoir. Je ne me suis rien cassé, parce qu'il a amorti la chute au dernier moment; à moins que ce ne soit Seth. D'une manière ou d'une autre, c'est un miracle que je ne me sois pas cassé un bras ou une jambe.
-Ou le cou, observa Belinda.
-Oui, ou le cou. J'essaie simplement de vous dire que oui je l'aimais, ce gosse, mais que ça me terrifiait.
-Seth était la carotte et Tak le b‚ton, remarqua Marinville.
-Tout juste. Et j'avais aussi un endroit o˘ me réfugier. quand les choses devenaient trop démentes. Seth m'a aidé en cela, j'en suis certaine. Et comme ça, le temps passait... Comme il passe, sans doute, pour les gens qui ont un cancer. On s'habitue à un certain niveau de douleur et de peur et on pense que les choses vont en rester là, qu'elles ne peuvent pas aller plus loin. Je n'ai jamais imaginé
qu'il avait un plan. Un projet comme celui-ci. Vous devez me croire. La plupart du temps, je parvenais à lui cacher mes pensées. Il ne m'est jamais venu à
l'esprit que Tak avait des pensées, autrement dit un plan, que lui me cachait. Il attendait... Je suppose donc que ce clochard s'est présenté à la maison pendant que j'étais ailleurs... avec Jan... mon amie... et alors... alors... ª
Elle s'arrêta, faisant visiblement un gros effort pour se contrôler, se calmer.
Će cauchemar que nous vivons est une combinaison des Régulateurs, son western préféré, et de MotoKops 2200, son dessin animé préféré. D'un épisode en particulier, celui qui met en scène le Corridor de Force. Je l'ai vu très souvent. Seth en possède non pas un, mais trois enregistrements. C'est extrêmement effrayant, pour un dessin animé. Très intense. Il terrifiait Seth-il a fait pipi au lit pendant trois nuits d'affilée après l'avoir vu pour la pre-
mière fois-mais il lui plaisait au-delà de tout.
Essentiellement parce que, dans l'histoire, les bons se liguent avec les méchants afin de détruire les redoutables extraterrestres cachés dans le Corridor de Force. Ces extraterrestres se trouvent dans des cocons que le colonel Henry prend tout d'abord pour des générateurs d'énergie, et le passage au cours duquel ils en jaillissent pour attaquer les MotoKops ferait peur à n'importe qui. Dans la version du Couloir de Force que nous vivons, j'ai bien l'impression que les cocons sont nos maisons. Et que nous...
-Nous, nous sommes les redoutables extraterrestres ª, acheva Johnny, hochant la tête. Tout cela se tenait, affreusement. Ét je suppose que ce qui les séduit le plus, l'un comme l'autre, c'est l'idée de coopération forcée. Entendez-vous, sinon... Les enfants y sont sensibles parce que cela les dispense de juger, ce que la plupart d'entre eux, de toute façon, ont du mal à faire. ª
Audrey acquiesça à son tour. ´ La coopération forcée. Oui, ça sonne juste. D'ailleurs, les personnages tirés des Régulateurs, les bons comme les méchants, se sont toujours entendus avec ceux des MotoKops, quand il jouait à se raconter des histoires dans son bac à sable. Même le shérif Streeter et Jeb Murdock collaboraient, alors que ce sont des ennemis mortels dans le film.
-Ce qui se passe en ce moment... est-ce une histoire que se raconte Seth ? demanda Marinville.
qu'en pensez-vous, Audrey ?
-Je ne saurais dire, car il est difficile de déterminer quand Tak laisse la place à Seth. C'est quelque chose qu'il faut percevoir intuitivement. A un certain niveau, vous comprenez, il sait très bien que c'est imaginaire, tout comme les enfants savent très bien, à partir de sept ou huit ans, que le Père NoÎl est un personnage imaginaire... Mais nous n'aimons pas renoncer à ces inventions, n'est-ce pas ? Elles ont... ª Elle s'interrompit un instant. Sa lèvre inférieure trembla, puis elle se ressaisit. ´ Les meilleures ont une douceur, quelque chose qui nous aide à
surmonter les difficultés de la vie. Tak permet à
Seth de déployer les histoires qu'il se raconte sur un écran plus vaste que celui de la plupart des gens, c'est tout.
-Et comment ! Il arrive à leur donner une réalité virtuelle, fit remarquer Steve. Ce que vous nous décrivez, c'est un jeu de réalité virtuelle poussé à
son extrême limite.
-Il y a une autre possibilité, cependant, dit Audrey. Il se peut que Seth ne soit plus capable d'arrêter Tak, ou même de le freiner. Tak a peut-être ficelé, b‚illonné Seth, et l'a jeté dans un coin.
-Si Seth pouvait arrêter Tak, le ferait-il ?
demanda Johnny. qu'en pensez-vous ? que ressentez-vous ?
-quelque chose me dit qu'il le ferait, répondit-elle sur-le-champ. Je sens qu'au fond de lui il est terrifié. Comme Mickey dans Fantasia, quand il perd le contrôle des balais...
-Admettons. Disons que Tak est seul aux commandes du phénomène qui se produit en ce moment ici. Pourquoi l'a-t-il déclenché ? qu'y gagne-t-il ? quels bénéfices en retire-t-il ?
-J'ai du mal à parler de ça comme d'une personne, remarqua Audrey avec une moue de dégo˚t totalement inconsciente.
-Très bien, ça. Pour Seth, Poplar Street est le Corridor de Force, les maisons sont des cocons et nous sommes les méchants extraterrestres qui y vivent. C'est Règlement de comptes à OK Corral, version interstellaire. Mais qu'est-ce que Tak y gagne ?
-quelque chose qui n'est qu'à lui ª, répondit Audrey. Marinville pensa aussitôt à une vieille chanson des Beatles, celle qui dit: que vois-tu quand tu éteins la lumière ? Je ne peux pas te le dire, mais c'est à moi. ´ Les histoires ont toujours strictement appartenu à Seth, je crois; elles sont le moyen par lequel Tak puise dans les pouvoirs de Seth, complé-mentaires des siens. Tak... je crois tout simplement que Tak aime ce qui nous arrive. ª
Silence dans la pièce.
Íl aime ça ª, répéta Belinda au bout d'un moment. Elle s'exprimait à voix basse, d'un ton réfléchi. ´ que voulez-vous dire, il aime ça ?
-Nous faire mal. Nous libérons quelque chose quand nous souffrons, quelque chose qu'il lèche, comme... une crème glacée. Et quand nous mou-rons, c'est encore mieux. Il n'a pas besoin de lécher, il lui suffit de tout avaler.
-Nous sommes son casse-cro˚te, en somme, dit Cynthia. C'est bien ce que vous dites ? Pour Seth, nous sommes un jeu vidéo et pour Tak... un casse-cro˚te.
-Plus que cela. Pensez à ce qu'est pour nous la nourriture: une source d'énergie. Tak fabrique, Tak construit, c'est ce que m'a dit Seth. Fabriquer, construire... A mon avis, le désert o˘ il attendait avant de se jeter sur Seth n'était pas son lieu d'origine, mais sa prison. Et c'est peut-être son lieu d'origine qu'il essaie de recréer ici.
-Sur la base de ce que j'ai vu jusqu'ici, je n'ai même pas envie de traîner dans les faubourgs, dit Steve; quant à y vivre...
-Fermez-la, lança sèchement Cammie, d'un ton dur et impatient. Comment va-t-on le tuer ? Vous dites qu'il y a un moyen, peut-être. ª
Audrey la regarda, scandalisée. ´ Vous ne tuerez pas Seth ! Personne ne le tuera. Mettez-vous bien ça dans la tête ! Ce n'est qu'un petit garçon inoffensif... ª
Cammie bondit sur la jeune femme et l'attrapa par les épaules avant même que Johnny réagisse.
Ses pouces s'enfonçaient profondément dans le haut des seins d'Audrey. Állez raconter ça à Jimmy ! lui cria-t-elle en plein visage. Il est mort, mon fils est mort, alors ne venez pas raconter que votre neveu est inoffensif ! Je vous l'interdis ! Cette chose est en lui comme un ver solitaire dans le ventre d'un cheval ! En lui ! Et si elle ne veut pas sortir...
-Mais elle en sortira ! rétorqua Audrey qui, d'abord décontenancée, retrouvait à présent son calme. Elle en sortira. ª
Cammie rel‚cha lentement son emprise, une expression méfiante dans le regard. Ćomment ? Et quand ? ª
Kim intervint avant que Audrey ait eu le temps de répondre. ´ J'entends un bourdonnement... Comme des moteurs électriques. ª Sa voix s'éleva, chevrotante. Ó mon Dieu, ils reviennent ! ª
Marinville le perçut à son tour. Ce même bourdonnement électrique qu'il avait déjà entendu, mais plus fort encore. Comme animé d'une vie plus intense. Plus menaçant. Il regarda en direction de la porte de la cave et arriva à la conclusion qu'il était probablement trop tard pour tenter une évacuation vers le sous-sol, en particulier avec les deux enfants endormis dans le placard.
´ Par terre ! lança-t-il. Couchez-vous tous par terre ! ª Il vit Cynthia prendre la main de Steve et lui indiquer, d'un doigt tremblant, la porte entrouverte du placard. Le hippie acquiesça et ils y entrèrent, pour couvrir les enfants de leur corps.
Le bourdonnement enfla.
´ Priez, dit soudain Belinda. que tout le monde prie. ª
Johnny Marinville avait trop peur pour cela.
Journal d'Audrey Wyler:
31 octobre 1995
Remarqué un truc intéressant, peut-être un moyen de savoir lequel est aux commandes, à n'importe quel moment. Tous les deux sont très entichés de Cassandra Styles, mais de la part de Tak, c'est presque uniquement sexuel. Il caresse ses seins et ses jambes de plastique. Il y a deux jours, je l'ai vu assis sur les marches qui léchait l'entrejambe de son short bleu et qui avait une érection en bonne et due forme (difficile à ne pas remarquer, vu qu'il est presque tout le temps en sous-vêtements). Le fait qu'il m'oblige à m'habiller dans le style de Cassie et à me teindre les cheveux en roux, ce dont j'ai horreur, ne m'a pas échappé.
Seth, par ailleurs, quand il est Seth, se contente de serrer le personnage contre lui, de caresser sa crinière raide ou de l'embrasser sur les joues. Il joue à se dire que c'est sa mère. J'ignore comment je le sais, mais j'en suis s˚re.
Faut arrêter. Pleure encore.
Chapitre 12
Main Street, Désolation, temps des régulateurs Comme lors de leur précédente incursion, les vans font irruption tels des fantômes surgissant non seulement de la brume mais de la poussière en mouvement du désert, qui scintille, semblable à du lamé, dans la lumière de cette vieille lune à tête de cow-boy.
Le Dream Floater de Cassandra est en tête, Candy aux commandes avec son chapeau de cavalerie à
bord relevé, Cassie assise à côté de lui. Sur le toit, la parabole en forme de coeur tournoie vivement.
Comme une enseigne de bordel, aurait sans doute songé Marinville s'il l'avait vue, ce qui n'est pas le cas. Allongé sur le sol de la cuisine des Carver, à
côté de Billingsley, il se tient les mains croisées sur la tête et ferme les yeux de toutes ses forces; il arbore l'expression d'un homme qui attend l'Apocalypse-et pour tout de suite.
Le Dream Floater ne s'engage pas sur la rue principale poussiéreuse de Désolation depuis Hyacinth Street: Hyacinth Street est réduite à néant. A sa place, il n'y a plus que la latérite d'un désert presque dépourvu de toute caractéristique... de même que le ciel, au-dessus, est pratiquement vide d'étoiles. A croire que, lorsque Son oeil s'est tourné vers les terres qui s'étendent au-delà de ce minuscule hameau, le Créateur avait perdu toute Sa divine inspiration.
Les ailes tronquées du Dream Floater sont déployées, ses roues partiellement rentrées; il fend l'air à environ un mètre des ornières de la rue. Son moteur ronronne régulièrement. Au moment o˘ il passe à la hauteur du Lady Day, à l'angle de la rue, son écoutille de tir s'ouvre. Laura DeMott-des Régulateurs-y apparaît. Dans ses mains délicates elle tient non pas son Derringer mais un fusil de chasse. Un simple fusil à deux canons, mais lorsqu'elle tire, la détonation est aussi forte que si elle venait de lancer un missile. Détonation suivie d'une sorte de gémissement suraigu, bref, avant que n'ex-
plose la façade du saloon. Les portes battantes volent en l'air, virevoltant follement pendant quelques instants et donnant l'impression d'être des ailes véritables. Il se produit un instant de flottement, derrière les restes de la façade, un peu comme une vague de chaleur, et, à cet instant, on voit (mais il n'y a personne pour le voir) la silhouette du E-Z Stop derrière le Lady Day en flammes, tel un b‚timent fantôme ou une photo exposée deux fois; le magasin est également démoli et en flammes.
Derrière le Dream Floater arrive le Tracker Arrow, et derrière le Tracker Arrow, le Freedom. Le pare-brise polarisé du Freedom s'abaisse à nouveau.
Le major Pike, un bon Canopalien devenu méchant, est au volant, mais il ne porte plus l'uniforme des Confédérés (c'est Candy qui a le chapeau; les régulateurs échangent régulièrement leurs accessoires et des éléments de leur tenue, ça fait partie du jeu). Le major a retrouvé son uniforme iridescent de MotoKop et, sans chapeau, sa crête d'Indien blonde est tout à son avantage. A côté de lui, dans l'habitacle, se tient le personnage du vieux trappeur grisonnant que Johnny avait déjà remarqué: le sergent Mathis, devenu premier adjoint de Jeb Murdock après la capture du capitaine Candell.
La maison de Collie Entragian a été remplacée par une boutique de mode, celle des Deux Soeurs.
Le sergent se penche, vise un bijou dans la vitrine et appuie sur la détente de son fusil. Une nouvelle double et assourdissante détonation retentit, suivie d'un bref gémissement suraigu qui fait penser à une bombe plongeant en ligne droite vers sa cible.
´ Faites que ça s'arrête ! hurle Susi. Je vous en supplie, faites que ça s'arrête ! ª
La moitié supérieure du magasin de nouveautés paraît se soulever au milieu d'un tourbillon de planches, de bardeaux, de verre et de clous. De nouveau ce flottement se produit, vibration presque aussi rapide que celle des ailes d'un oiseau-mouche; on peut apercevoir un instant la maison de l'ex-flic et même la bicyclette de Cary Ripton, qui ondoient comme les mirages qu'elles sont maintenant devenues. Puis leur image disparaît et c'est de nouveau les Deux Soeurs (o˘, dans Les Régulateurs, on voit pour la première fois Laura DeMott, poule de saloon au coeur d'or, achetant en cachette de quoi se faire une robe pour aller à l'église), sa moitié
supérieure en moins, toutes ses vitres pulvérisées.
Du désert (plantes hirsutes et énormes amas rocheux de dessin animé) au nord de Poplar Street, o˘ Bear Street a disparu, le VACE Rooty-Toot surgit à
son tour. Rooty est au volant, et ses yeux clignotent comme des feux de signalisation. Le petit Joe Cartwright est à son côté, un sourire insolent sur le visage, tenant dans les mains un fusil chromé
hérissé d'accessoires futuristes. Tout de suite après arrive le VACE Justice et, derrière Justice, un cauchemar au bourdonnement électrique. Dans la lumière d'une blancheur d'os de la lune, le VACE Meatwagon semble enveloppé de soie noire. Sans-Visage pilote.
La comtesse Lili est dans la cabine de navigation, ses yeux noirs sexy brillent dans son visage blême de vampiresse. Jeb Murdock se tient au-dessus d'eux, dans la tourelle de l'Apocalypse, la tourelle de tir la meilleure.
Parce qu'il est le pire de tous.
Et ainsi commence l'ultime assaut des véhicules à champ d'énergie, trois vans entrant dans le Corridor de Force par le nord, trois autres par le sud. Des détonations abominablement amplifiées font tout trembler; le sifflement des obus qui jaillissent de la gueule de ces armes est plus effrayant que le passage d'une troupe de banshees, ces fantômes hur-leurs des légendes irlandaises. Le Cattlemen Hotel (ex-maison Soderson) est arraché à ses fondations; le côté gauche ploie le premier, puis s'effondre complètement, recrachant des planches sèches et des bardeaux. La maison située au nord-une construction en torchis dans laquelle Brad Josephson n'aurait jamais reconnu sa demeure, si amoureusement entretenue-paraît exploser dans toutes les directions, expédiant des fragments de bois fendus et des pans de boue séchée dans les airs.
De l'autre côté de la rue, le faux fronton du magasin général, Worrell's Market & Mercantile (ancienne maison de Tom Billingsley, dans laquelle gisent les cadavres des Soderson entre de gros sacs ronds marqués semences), se désintègre sous le feu nourri du Justice, chaque décharge aussi puissante qu'un tir de mortier. Le colonel Henry conduit; c'est Chuck Connors, alias Rifleman, qui est dans la tourelle de tir. Son fils se tient à son côté, souriant d'une oreille à l'autre. ´ Joli coup, p'pa ! ª s'exclame-t-il lorsque les planches fumantes du fronton com-muniquent le feu aux saletés et à la poussière accumulées derrière depuis des décennies. Bientôt, c'est tout le b‚timent qui est en flammes.
´ Merci, fiston ª, répond Lucas McCain, dirigeant sa Winchester lanceuse de missiles sur la blanchisserie Lushan. L'ancien domicile de Peter et Mary Jackson a déjà sérieusement souffert des assauts de Rooty-Toot, mais cela ne gêne pas Rifleman. Son fils se joint à lui avec son pistolet; un petit pistolet, mais chaque coup fait tout autant d'effet qu'un tir de bazooka.
A la fin, la fumée de la poudre recouvre Main Street d'une brume opaque. Plusieurs des maisons du côté ouest de la rue-la cantina en adobe, ex-maison des Geller, la cabane en rondins o˘ les Reed accrochaient leurs chapeaux assortis, l'hacienda en torchis o˘ Brad et Belinda croyaient avoir leur foyer
-sont presque totalement détruites. Deux Soeurs est encore debout (plus ou moins) ainsi que l'hôtel, mais le magasin général ne va pas tarder à se retrouver dans le même état que la maison Hobart, un tas de cendres.
Un seul édifice, sur le côté est, est resté dans l'état o˘ il se trouvait avant l'arrivée des régulateurs: la maison Carver. Ses flancs criblés de balles et ses vitres cassées datent du premier assaut; mais la dernière vague l'a laissée intacte.
Dream Floater, Tracker Arrow et Freedom ont atteint l'extrémité nord de Poplar Street; Rooty-Toot, Justice et Meatwagon, l'extrémité sud. La fusillade diminue d'intensité, puis cesse complètement. Les réfugiés, dans la maison Carver, entendent les craquements de l'incendie, de l'autre côté
de la barrière-le magasin général qui est encore pour eux le bungalow de Billingsley-, mais sinon, pour leurs oreilles encore carillonnantes, c'est un calme apaisant comme un baume qui règne. Les survivants relèvent timidement la tête.
´ Vous croyez que c'est fini ? ª demande Steve, d'un ton qui semble se retenir de dire que ce n'était pas aussi terrible qu'on l'avait craint... mais qui le pense.
Ón devrait... commence Johnny.
-Je les entends ! Je les entends ! ª hurle Kim Geller depuis le salon, d'une voix suraiguÎ et chevrotante qui flirte avec l'hystérie; mais les autres n'ont aucune raison de ne pas la croire, puisque c'est elle qui se trouve le plus près de la rue. Ćet affreux bourdonnement ! Faites-les cesser ! Faites-les cesser ! ª Elle se précipite dans la cuisine, les yeux exorbités, l'air dément.
Ćouche-toi, m'man ! ª lui lance Susi sans faire elle-même le moindre mouvement; elle est allongée à côté de Dave Reed, qui a passé un bras autour des épaules de la jeune fille et dont une main (celle que la mère ne peut voir d'o˘ elle est) s'arrondit autour d'un sein juvénile. Cette main ne gêne nullement Susi; ce qui la gênerait, en vérité, serait qu'il la retire. Sa terreur et son inquiétude quasi maternelle pour le jumeau survivant se sont combinées et, pour la première fois de sa vie, elle se sent sexuellement excitée. Elle n'a plus qu'une envie, se retrouver dans un endroit tranquille avec David, un endroit o˘ ils puissent retirer leurs pantalons sans se faire remarquer.
Kim ignore sa fille. Elle se jette sur Audrey qu'elle prend par les cheveux pour lui redresser la tête.
Árrêtez-le ! Tout de suite ! crie-t-elle. Il est votre parent, c'est vous qui l'avez amené ici, alors faites-le cesser tout de suite ! ª
Belinda Josephson fonce; elle s'est levée, traverse maintenant la pièce et empoigne le bras de Kim Geller qu'elle lui tord dans le dos; c'est à peine si Brad a eu le temps de ciller.
Áie ! crie Kim, l‚chant immédiatement les cheveux d'Audrey. Aie ! L‚che-moi, salope noi... ª
Sans doute Belinda a-t-elle eu son content d'injures racistes pour la journée. Elle remonte encore plus le bras de Kim, ne lui laissant pas le temps de terminer sa phrase. La mère de Susi, qui donne de l'argent aux scouts et aux associations contre le cancer, hurle comme une sirène d'usine à l'heure de la sortie. Belinda la retourne, présente la hanche et l'envoie valdinguer dans la pièce d'o˘ elle vient. La femme s'effondre contre un mur. D'autres figurines en porcelaine dégringolent autour d'elle.
´ Voilà. qu'elle ne dise pas qu'elle ne l'a pas cherché, remarque Belinda d'un ton calme. Je ne vais tout de même pas supporter ce genre de...
-Vous en faites pas ª, lui dit Johnny. Le bourdonnement est plus fort, n'a jamais été aussi fort: une pulsation régulière semblable au grondement d'un énorme transformateur électrique. Ćouchez-vous, Bee ! Tout de suite ! Tout le monde à terre !
Steve, Cynthia ? Couvrez bien les petits ! ª Puis il regarde la tante de Seth Garin, l'air de s'excuser ou presque. ´ Pouvez-vous le faire cesser, Audrey ? ª
La jeune femme secoue la tête. Će n'est pas lui, pas en ce moment. C'est Tak. ª Avant de baisser de nouveau la tête, elle voit Cammie Reed qui la regarde, et il y a dans ce regard glacial quelque chose qui lui fait encore plus peur que les cris et les horions de Kim Geller. C'est un regard sérieux. Non pas hystérique, mais simplement mortel.
qui Cammie voudrait-elle assassiner, cependant ?
Elle-même ? Seth ? Les deux ? Audrey l'ignore. Elle sait seulement qu'elle ne peut dire aux autres ce qu'elle a fait avant de partir, cette petite chose qui pourrait tout résoudre, à condition que... A condition que s'ouvre la fenêtre temporelle en laquelle elle a mis tous ses espoirs; à condition qu'elle fasse ce qu'il convient de faire à cet instant-là. Elle ne peut leur dire qu'il demeure un espoir, car si jamais Tak est capable de détecter leurs pensées, cet espoir serait définitivement compromis.
Le bourdonnement s'amplifie encore. Sur Main Street, les VACES roulent de nouveau. Dream Floater, Tracker Arrow et Freedom sont les plus proches de la maison Carver et l'atteignent les premiers. Ils se rangent devant, le Tracker Arrow rouge avec Snake Hunter au volant au milieu, bloquant l'allée sur laquelle git (dans un état de plus en plus pitoyable) le cadavre du maître des lieux. Les trois autres, Rooty-Toot, Justice et Meatwagon, remontent de l'extrémité sud de la rue et complètent l'alignement des VACES.
La maison Carver (laquelle, non sans ironie, est construite dans le style ranch) est maintenant entiè-
rement cernée, côté rue, par les VACES. Depuis la nacelle de tir du Dream Floater, Laura DeMott braque son fusil sur la baie vitrée fracassée; de celle du Tracker Arrow, Hoss Cartwright et un Clint East-wood dans sa prime jeunesse-Rowdy Yates de Rawhide, en réalité-visent aussi la maison. Jeb Murdock se tient dans la tourelle d'Apocalypse du Meatwagon avec deux fusils à canons sciés à dix centimètres de la détente, les crosses appuyées contre les os iliaques. Il affiche un large sourire sur sa tête de Rory Calhoun (quand ce dernier était jeune).
Des écoutilles se soulèvent bruyamment des toits.
Cow-boys et extraterrestres occupent les derniers postes de tir.
´ Bon Dieu, p'pa, c'est un vrai stand de tir au pigeon ! s'exclame McCain, avec un rire suraigu.
-Root-Root-Root-Root !
-La ferme, Rooty ! ª crient-ils tous en choeur.
L'hilarité devient générale.
Au bruit de ce rire, quelque chose-quelque chose qui n'était jusqu'ici que sérieusement entamé-finit par casser tout au fond de Kim. Elle se lève et s'avance jusqu'à la moustiquaire, de l'autre côté de laquelle gît toujours Debbie Ross. Ses tennis font craquer les fragments de porcelaine des pré-cieux Hummel, orgueil de Pie Carver. Le ronronnement des moteurs, dehors - cet étrange bruit cyclique, comme un coeur électrique-la rend folle.
Il est cependant plus facile de s'en prendre à cela que de penser à la façon dont cette négresse préten-tieuse a failli lui casser le bras puis l'a balancée dans l'autre pièce comme un vulgaire paquet de linge sale.
Les autres ne se rendent compte de ce qu'elle fait que lorsqu'ils entendent s'élever sa voix, querelleuse et stridente: ´ Vous, là ! Barrez-vous d'ici ! Arrêtez tout ça et barrez-vous d'ici ! Tout de suite ! La police va arriver ! ª
Du coup, Susi oublie à quel point c'est agréable de sentir la main de Dave contre son sein, et à quel point elle aimerait l'aider à oublier la mort de son frère en l'entrainant au premier et en s'envoyant en l'air avec lui jusqu'à ce qu'il en ait l'estomac qui éclate. ´ Maman ! ª s'écrie-t-elle. Et elle commence à se relever.
Dave l'aplatit au sol et la maintient clouée au lino en passant un bras autour de sa taille, afin d'être bien s˚r qu'elle ne remette pas ça. Il a déjà perdu son frère, et il trouve que cela suffit pour la journée.
Allez, allez, allez, allez, pense Audrey, qui se dit que ce n'est qu'une forme de prière. Elle ferme les yeux tellement fort qu'elle voit des points rouges exploser derrière ses paupières; elle a les poings serrés et ce qui reste de ses ongles déchiquetés s'enfonce dans ses paumes. Allez, fais ton boulot, fais ce que tu es supposé faire, qu'est-ce que t'attends...
´ Vas-y ª, dit-elle sans se rendre compte qu'elle a parlé à haute voix. Johnny, qui a levé la tête au son de la voix de Kim, se tourne vers Audrey. ´ Vas-y, t'entends ? Pour l'amour du Ciel, vas-y !
-qu'est-ce que vous racontez ? demande-t-il.
Mais elle ne répond pas.
Dehors, Kim s'avance lentement vers les VACES
rangés le long du trottoir. Le seul endroit de tout feu Poplar Street o˘ il reste encore un trottoir.
´ Je vous accorde une chance ª, dit-elle, son regard passant d'un de ces êtres bizarroÔdes à l'autre. Certains portent des casques ridicules de cos-monaute, et celui qui est aux commandes de l'espèce de machin noir sinistre est déguisé en robot de pied en cap. On dirait la version géante du D2R2
de La Guerre des étoiles. D'autres ont l'air de réfugiés venus d'un cours de quadrille western. Certains lui paraissent même vaguement familiers... mais elle n'a pas le temps de se laisser distraire par des idées aussi insensées.
´ Je vous accorde une chance ª, répète-t-elle, s'arrêtant à l'endroit o˘ l'allée des Carver donne sur ce qui reste du trottoir. Partez tant qu'il est temps.
Sinon... ª
La porte coulissante du Freedom s'ouvre, et le shérif Streeter en descend. Sur le revers gauche de sa veste, son étoile luit faiblement au clair de lune.
Il lève les yeux vers Jeb Murdock-ancien ennemi, nouvel allié-dans la tourelle de l'Apocalypse du Meatwagon.
Álors, Streeter, qu'est-ce que t'en penses ?
-J'en pense que tu devrais t'occuper de cette grande gueule de pute ª, répond le shérif avec un sourire. Les canons sciés de Murdock explosent-vacarme, flamme blanche. L'instant d'avant, Kim Geller se tenait à l'extrémité de l'allée; le suivant, elle a entièrement disparu. Non, pas entièrement.
Ses tennis sont encore au bord du trottoir. Avec ses pieds dedans.
Une fraction de seconde plus tard, quelque chose que l'on pourrait prendre pour un plein baquet d'une eau sale et bourbeuse-mais ce n'est pas ça-s'abat sur la façade de la maison. Puis, alors que l'écho de la double détonation roule encore, Streeter s'écrie: ´ Tirez, tirez ! Bon Dieu de Dieu !
Rayez-moi tout ça de la carte ! ª
Áplatissez-vous ! ª crie Johnny, sachant que cela ne servira à rien; la maison va disparaitre comme un ch‚teau de sable sous une lame de fond, et eux avec.
Les régulateurs ouvrent le feu, et ce que l'écrivain a connu au Viêt Nam n'est rien à côté. Voilà, pense-t-il, à quoi un bombardement devait ressembler dans les tranchées de Verdun, ou à Dresde, une trentaine d'années plus tard. Le vacarme est inimaginable, un concentré de KA-POW et de KA-BAM au point zéro; cependant, alors qu'il se dit qu'il aurait d˚ immédiatement perdre l'ouÔe (sinon être carrément tué par cette avalanche de décibels), il parvient encore à distinguer les différents bruits de destruction, autour de lui: les planches qui éclatent, les vitres qui se brisent, les porcelaines qui explosent comme les cibles d'un stand de tir forain, le craquement sec des tasseaux. Il entend même, faiblement, les autres crier. L'odeur ‚cre de la poudre lui emplit les narines. quelque chose d'invisible mais de grande taille traverse la cuisine au-dessus de leurs têtes, dans un glapissement suraigu, et soudain, la plus grande partie du mur du fond n'est plus que gravats éparpillés dans le jardin ou flottant sur la piscine en plastique.
Oui, pense Johnny. «a y est. C'est la fin. Et c'est peut-être aussi bien.
Une chose bizarre, alors, commence à se produire. La fusillade ne s'arrête pas, mais se met à
diminuer; à diminuer comme si une main baissait le volume du son. C'est vrai des détonations elles-mêmes, mais aussi du glapissement des obus qui passent au-dessus d'eux. Le phénomène, en plus, est rapide. Moins de dix secondes après-peut-être même seulement cinq-le vacarme s'arrête complètement. De même que les pulsations bourdon-nantes des VACES.
Tous relèvent la tête et se regardent les uns les autres. Dans le placard, Cynthia se rend compte qu'elle et Steve sont blancs comme des fantômes.
Elle lève un bras et souffle; une poudre blanche s'envole.
´ De la farine ª, dit-elle.
Steve passe une main dans ses cheveux et tend l'autre à la jeune fille. Elle contient de petites choses noires et brillantes. Ć'est pas si mal, la farine. Moi, j'ai eu les olives. ª
Elle a l'impression qu'elle va se mettre à rire, mais elle n'en a pas le temps; quelque chose de totalement stupéfiant et inattendu est en train de se produire.
Espace-temps de Seth
De tous les souterrains qu'il s'est creusés durant le règne de Tak-Tak le Voleur, Tak le Cruel, Tak le Despote-, celui-ci est le plus long. Il a, d'une certaine façon, reconstitué sa version personnelle du Rattlesnake n∞ 1. Le boyau s'enfonce dans une sorte de terre noire qu'il suppose être lui-même, puis remonte vers la surface comme un espoir. Il débouche sur une porte bardée de fer. Il n'essaie pas de l'ouvrir, mais pas parce qu'il craint qu'elle ne soit verrouillée. Tout au contraire. Il ne doit pas la toucher tant qu'il n'est pas parfaitement prêt; une fois cette porte franchie, il ne pourra plus battre en retraite.
Il prie pour qu'elle donne sur ce qu'il croit qu'elle donne.
Suffisamment de lumière lui parvient, entre les barres métalliques, pour éclairer le lieu o˘ il se tient. Des tableaux sont accrochés sur les étranges murs charnus. L'un est un portrait de famille; il est assis entre son frère et sa soeur. Sur un autre, il se tient entre tante Audrey et oncle Herb, devant la maison. Les adultes sourient. Seth, comme toujours, est solennel, distant, un peu absent. Il y a aussi une photo d'Allen Symes, debout devant l'une des chenilles de Miss Mo; il a l'air d'un lilliputien à
côté, porte un casque de mineur et sourit. Cette photo n'existe pas, mais c'est sans importance. On se trouve dans l'espace-temps de Seth, dans l'esprit de Seth, et il le décore à sa guise. Il n'y a pas si longtemps, il s'y serait trouvé des photos des MotoKops et des personnages des Régulateurs; et pas seulement ici, mais sur toute la longueur du tunnel.
Plus maintenant. Ils ont perdu leur charme.
J'ai dépassé ça, pense-t-il, et rien n'est plus vrai.
Autiste ou non, encore petit garçon de huit ans ou non, il n'a plus l'‚ge des westerns de série B et des dessins animés du samedi matin. Il comprend brusquement que là est le fond des choses, un fond des choses que Tak ne pourra jamais comprendre: il a dépassé cela. Le personnage de Cassie Styles est dans sa poche (quand il a besoin d'une poche, il lui suffit de l'imaginer; c'est pratique) parce qu'il l'aime encore un peu, mais sinon ? Non. La seule question qui demeure est: peut-il leur échapper ? N'a-t-on pas instillé du poison dans ces rêves sucrés, pendant tout ce temps ?
Le moment est venu de le découvrir.
A côté de la photo d'Allen Symes figure une petite étagère. Seth a vu et admiré les étagères disposées dans le couloir, chez les Carver, chacune portant une porcelaine de Hummel, et il a créé celle-là en pensant à celles-ci. Par la lumière qui tombe des fentes de la porte, on distingue ce qui est posé dessus, non pas un berger ou une trayeuse de lait en porcelaine, mais un téléphone PlaySkool rouge.
Il décroche et compose le deux-quatre-huit. Dans son oreille, le téléphone sonne, sonne, sonne. Mais sonne-t-il à l'autre bout ? Est-ce qu'elle l'entend ?
Est-ce que l'un d'eux l'entend ?
Állez ª, murmure-t-il. Il est parfaitement cons-
cient, parfaitement éveillé- dans ce puits profond au fond de lui-même, il n'ést pas plus autiste que Steve Ames, ou Belinda Josephson, ou Johnny Marinville... en réalité, il a quelque chose d'un génie.
Un génie effrayé, pour le moment.
Állez... je t'en prie, tante Audrey, réponds, tante Audrey... ª
Car le temps manque et c'est maintenant le moment.
Main Street, Désolation, temps des régulateurs Dans la salle de séjour des Carver, le téléphone se met à sonner; comme si c'était un signal qui l'attei-gnait directement au plus profond de son délicat système nerveux, le talent exceptionnel de Johnny Marinville pour tout voir en même temps lui fait brusquement défaut, pour la première fois de sa vie.
Sa perspective se fragmente comme dans un kaléi-doscope qu'on fait tourner, et dégringole en prismes et éclats brillants. Si c'est ainsi que les autres voient le monde pendant les moments de grande tension, songe-t-il, pas étonnant qu'ils prennent alors d'aussi mauvaises décisions. Il n'apprécie pas du tout de voir les choses ainsi. Impression d'avoir une forte fièvre et de constater qu'une demi-douzaine de personnes entourent votre lit. Or vous savez qu'elles ne sont que quatre... mais lesquelles ? Susi Geller pleure en hurlant le nom de sa mère. Les deux petits Carver sont évidemment réveillés; Ellen, dont le stoÔcisme relatif n'est plus qu'un souvenir, semble prise de convulsions; elle pousse des cris stridents et martèle de coups de poing le dos de Steve, qui s'efforce de la tenir dans ses bras pour la consoler.
quant à Ralphie, il a décidé de s'en prendre à sa grande soeur: Árrêtez d'embrasser Margaretasse !
crie-t-il en se jetant sur Steve, tandis que Cynthia essaie de le retenir. Arrêtez d'embrasser Margaretasse la Bêtasse ! Elle aurait d˚ me donner tout le chocolat ! Si elle me l'avait donné, tout ça ne serait pas arrivé ! ª
Brad se dirige vers la salle de séjour-sans doute pour répondre au téléphone - mais Audrey le retient par un bras. Ńon, dit-elle, ajoutant avec une sorte de politesse surréaliste, c'est pour moi. ª
quant à Susi, elle s'est relevée et court jusqu'à la porte d'entrée pour voir ce qui est arrivé à sa mère; une très mauvaise idée, de l'humble avis de Johnny.
Dave Reed essaie une fois de plus de la retenir, mais sans y parvenir ce coup-ci; il se résout à la suivre, sans cesser de dire: Śusi ! Susi ! ª L'écrivain s'attend à ce que la mère de l'adolescent intervienne, mais Cammie le laisse aller, alors que de là-bas, derrière, des coyotes comme il n'en existe nulle part sur la terre du bon Dieu redressent leur museau déformé et hululent des chants d'amour délirants à
la lune.
Et tout cela en même temps, comme des débris tourbillonnant dans un cyclone.
Il se retrouve debout sans même s'en rendre compte, suit Brad et Belinda dans la salle de séjour, qui fait l'effet d'avoir été piétinée par un troupeau d'éléphants. Les enfants hurlent toujours dans le placard, Susi en fait autant dans l'entrée. Bienvenue dans l'univers merveilleux de l'hystérie en stéréo, pense Johnny.
Audrey, entre-temps, cherche le téléphone, qui a disparu de la tablette, au coin du canapé. De fait, la tablette n'y est pas non plus; elle gît dans un coin, cassée en deux. Le téléphone est à côté, au milieu d'un tapis de verre brisé. Il s'est décroché et le combiné est aussi loin du socle que le permet le cordon qui les relie. Néanmoins, il sonne toujours.
Áttention au verre, Audrey ! ª lance Marinville.
Tom Billingsley s'avance vers le trou déchiqueté
de ce qui était auparavant la baie vitrée, enjambant pour cela les débris fumants de la télé implosée.
Íls ont disparu... Les vans. ª Il marque un temps d'arrêt, puis ajoute: ´ Malheureusement, Poplar Street a aussi disparu. On se croirait à Deadwood, dans le Dakota, à peu près à l'époque o˘ Jack Caven-dish a tué Wild Bill Hicock d'une balle dans le dos. ª
Audrey récupère le combiné. Derrière eux, Ralphie Carver s'égosille: ´ Je te déteste, Margaretasse la Bêtasse ! Fais revenir maman et papa tout de suite, ou je te détesterai toujours ! Je te déteste, Margaretasse la Bêtasse ! ª
A l'opposé, Johnny voit Susi se débattre de moins en moins dans les bras de Dave Reed; il la serre contre lui pour l'arracher à l'horreur et l'amener aux larmes avec une patience que, étant donné les circonstances, l'écrivain ne peut qu'admirer.
Állô ? ª dit Audrey. Elle écoute, une expression sérieuse et tendue sur le visage. Óui, dit-elle, d'accord. Tout de suite. Je... ª Elle écoute encore quelques instants et, cette fois-ci, elle se tourne vers Johnny Marinville. Óui, entendu. Seulement lui.
Seth ? Je t'aime. ª
Elle ne raccroche pas le téléphone, se contentant de le laisser tomber. Pourquoi l'aurait-elle reposé
sur le socle ? Du regard, Johnny suit le fil et constate qu'il a été arraché à la prise, dans la tourmente.
´ Venez, lui dit Audrey. Nous devons aller de l'autre côté de la rue, monsieur Marinville. Seulement nous deux.
-Mais... commence Brad.
-Pas le temps de discuter, le coupe-t-elle. Il faut y aller tout de suite. Vous êtes prêt, Johnny ?
-Faut-il prendre le fusil ? On l'a laissé dans la cuisine.
-Non, il ne servirait à rien. Venez. ª
Elle lui tend la main. Son visage est calme, composé. Sauf les yeux. Ils sont terrifiés, et le supplient de ne pas la laisser faire seule ce qu'il y a à faire.
Johnny prend la main tendue, ses pieds écrasent les débris et les morceaux de verre. Elle a la peau froide et, sous ses doigts, il sent des articulations qui lui paraissent légèrement enflées. C'est sans doute la main avec laquelle le petit monstre l'a obligée à se frapper elle-même, pense-t-il.
Ils passent dans l'entrée, o˘ les deux adolescents se tiennent dans les bras l'un de l'autre, silencieux.
Johnny ouvre la moustiquaire et laisse Audrey le précéder; elle doit pour cela enjamber le cadavre de Debbie Ross. La façade de la maison, le perron et le dos de la morte sont maculés de ce qui reste de Kim Geller-des traînées, des cro˚tes et des débris qui paraissent noirs dans la lumière de la lune-mais ni l'un ni l'autre n'y font allusion. Devant eux, au-delà de l'allée et du bout de trottoir devant lequel ne sont plus stationnés les VACES, s'étend une large rue, creusée d'ornières. Un souffle d'air vient caresser la joue de Johnny-il arrive du nord, chargé de la fumée qui vient de la maison voisine, en train de br˚ler - et un tumbleweed passe en sautillant comme s'il était muni d'un ressort invisible. Aux yeux de l'écrivain, la scène paraît sortir tout droit d'un dessin animé de Max Fleischer, mais ça ne le surprend pas. C'est bien là qu'ils sont, non ? Dans une sorte de dessin animé ? Donnez-moi un levier, et je soulèverai le monde, a déclaré Archimède; la chose, de l'autre côté de la rue, lui aurait sans doute donné raison. Bien entendu, ce n'était qu'une partie de Poplar Street qu'elle avait déplacée, et elle y était parvenue sans trop de peine, avec le levier que lui avaient procuré les histoires que se racontait Seth Garin.
Peu importe ce qui les attend: le seul fait d'être hors de la maison et loin du bruit est déjà un soulagement.
Le perron de la maison Wyler n'a pas l'air d'avoir changé, mais c'est tout; le reste est un long b‚timent bas, construit en rondins. Plusieurs barres à
attacher les chevaux sont alignées devant. De la fumée sort de la cheminée de pierre, en dépit de la chaleur de la nuit. On dirait un de ces dortoirs de cow-boys ª, remarque-t-il.
Audrey acquiesce. Ć'est effectivement celui du ranch Ponderosa.
-Pourquoi sont-ils partis-les régulateurs de Seth et les flics futuristes ? qu'est-ce qui les a fait partir ?
-A au moins un titre, Tak ressemble tout à fait au méchant d'un conte de Grimm ª, répond Audrey en l'entraînant dans la rue. Leurs pas soulèvent la poussière. Les ornières sont sèches, dures comme du fer. Íl a son talon d'Achille, quelque chose que l'on ne peut soupçonner qu'après avoir vécu avec ça aussi longtemps que moi. Il a en horreur d'être avec Seth quand mon neveu se soulage les boyaux. Est-ce pour lui une question d'esthétique bizarre, ou bien une phobie d'ordre psychologique, ou encore un phénomène physique lié à son existence
-comme la grimace que l'on ne peut retenir quand quelqu'un fait mine de nous donner un coup de poing-je l'ignore, et je m'en fiche.
-Vous en êtes bien certaine ? ª Ils ont atteint l'autre côté de la rue. Johnny regarde dans les deux sens; aucune trace des vans. Rien qu'une terre aride et rocheuse à droite et le vide-une sorte de non-création-à gauche.
´ Tout à fait ª, répond-elle sans hésiter. L'allée en béton qui conduit au 247 Poplar Street est à présent dallée de galets. A mi-chemin, Johnny aperçoit la roulette cassée d'un éperon, qui brille à la clarté de la lune. Śeth me l'a dit; il me parle parfois directement dans la tête.
-Télépathie ?
-C'est ce que je me dis. Et quand il s'exprime à
ce niveau, il n'a pas le moindre problème psychologique. Il est même tellement intelligent, alors, qu'il fait peur.
-Mais qu'est-ce qui vous permet d'être s˚re que c'était Seth qui vous parlait ? Et même si c'était lui, comment être s˚re que Tak lui laissait dire la vérité ? ª
Elle s'arrête à quelques pas de la porte. Elle tient encore sa main; elle lui prend l'autre, l'obligeant à
se tourner pour lui faire face.
´ …coutez bien, car j'ai tout juste le temps de vous dire ceci une fois, et vous n'en aurez pas pour poser d'autres questions. Parfois, quand Seth me parle, il laisse Tak écouter... afin de lui laisser croire qu'il suit toutes nos conversations mentales, je suppose.
Mais ce n'est pas vrai. ª Elle voit qu'il s'apprête à
dire quelque chose et lui presse les mains plus fort.
Ét je sais que Tak le quitte quand il se vide les intestins. Il ne se contente pas de se retirer tout au fond, il sort de lui. Je l'ai vu faire. Il passe par ses yeux.
-Par ses yeux, murmure Johnny, fasciné, horrifié et quelque peu subjugué.
-Je vous le dis pour que vous compreniez ce qui se passe, éventuellement. De petits points rouges dansants, comme les escarbilles d'un feu de camp.
D'accord ?
-Bordel... oui, d'accord.
-Seth adore le lait chocolaté, reprend Audrey, l'entraînant à nouveau. Celui qu'on fabrique avec du Hershey's. Et Tak adore ce qu'adore Seth... un peu trop, pourrait-on dire.
-Vous y avez mis du laxatif, n'est-ce pas ? Vous avez mis du laxatif dans son lait chocolaté ! ª Il se sent presque l'envie de se joindre aux coyotes et de hurler à la lune, lui aussi. Si ce n'est qu'il hurlerait de rire. Les possibilités les plus surréalistes de la vie sont inépuisables, dirait-on; leur seule chance de survivre dépend d'une blague de collégien du niveau de la chasse au dahut ou d'un lit fait en portefeuille.
Śeth m'a dit comment m'y prendre et je l'ai fait, répond Audrey. Maintenant, venez, pendant qu'il est en train de chier tripes et boyaux. Nous devons l'attraper et courir. Le mettre hors de portée de Tak avant que ça ait le temps de revenir prendre sa place. C'est faisable. Son rayon d'action est faible.
On descendra la rue. Vous le porterez. Et je vous parie que le temps qu'on arrive à l'emplacement du E-Z Stop, on va assister à une sacrée transformation de l'environnement. N'oubliez pas: l'essentiel, c'est la vitesse. Une fois qu'on aura commencé, plus d'hésitation, on ne traîne plus. ª
Elle tend la main vers la porte, mais Johnny la retient. Elle lui adresse un regard o˘ la peur le dispute à la colère.
´ J'ai dit tout de suite !
-Oui, mais il reste une question à laquelle vous devez répondre, Audrey. ª
Depuis l'autre côté de la rue, on les regarde avec anxiété. Belinda Josephson s'éloigne du petit groupe et regagne la cuisine pour voir comment Steve et Cynthia s'en sortent avec les enfants. Pas trop mal, dirait-on. Ellen est encore secouée de sanglots espacés mais paraît avoir retrouvé son calme, et la colère de Ralphie s'est dégonflée comme un cyclone au-dessus des eaux froides du nord. Belinda jette un bref coup d'oeil circulaire à la cuisine, qui donne maintenant directement sur le jardin, puis fait demi-tour pour rejoindre les autres, dans l'entrée.
Elle ne fait cependant qu'un pas, et s'arrête. Un pli vertical unique-le pensomètre de Bee, comme l'appelle Brad-se forme au milieu de son front.
L'obscurité est loin d'être totale, avec le clair de lune, et ces gens, massés auprès de la porte, sont ses voisins. Elle n'a aucun mal à les distinguer. Brad, parce qu'il est le plus proche de tous et que cela fait vingt-cinq ans qu'elle le coudoie dans leur lit. Dave et Susi parce qu'ils se tiennent toujours étroitement embrassés. Toubib, tellement il est mince. Mais pour Cammie c'est plus dur. D'autant plus dur que Cammie n'est pas là. Ni dans la cuisine. Ou bien elle est montée au premier, ou bien elle est sortie dans le jardin... peut-être. Et...
´ Dites, tous les deux ? lance-t-elle en direction du placard, soudain prise de peur.
-quoi ? ª demande Steve, une pointe d'impatience dans le ton. A la vérité, il éprouve une pointe d'impatience. Ils ont enfin réussi à calmer les enfants, et si cette bonne femme fiche tout en l'air, il se dit qu'il va l'assommer avec la première casserole venue.
´ Mme Reed est partie. Et elle a pris le fusil. …tait-il chargé ? Allez, faites-moi plaisir. Dites-moi qu'il ne l'était pas.
-Je crois bien que si, répond Steve à con-trecoeur.
-Crotte de bique et botte de crique ! ª grom-melle Belinda.
Cynthia la regarde par-dessus l'épaule affaissée de Ralphie, les yeux agrandis par l'inquiétude. ´ Vous croyez que c'est un problème ?
-J'en ai peur ª, répond Bee.
Espace-temps de Tak
Dans l'alcôve o˘ il a passé tant d'heures heureuses
-à se nourrir de l'imagination captive de Seth, pourrait-on dire-Tak attend et écoute. Sur l'écran, des cow-boys en noir et blanc, portant des tenues fantomatiques, chevauchent dans un paysage de désert. En silence. Désincarné maintenant qu'il est hors de Seth, il a coupé le volume avec la meilleure des télécommandes-son esprit.
Dans les toilettes adjacentes à la cuisine, il entend le garçon. Le garçon émet les grognements porcins que Tak en est venu à associer avec la fonction d'excrétion; pour lui, même ces bruits sont révoltants et l'acte lui-même, avec ses contractions et ses sensations de glissement, d'expulsion incontrôlable, est hideux. Même vomir est moins désagréable. Au moins est-ce rapide: dans la gorge et hop ! fini.
Il a compris ce que la femme lui a fait: elle a mélangé une drogue au lait pour provoquer non pas un seul acte d'excrétion, mais de longues convulsions. Combien en a-t-elle mis ? Une énorme quantité, à en juger par ce que ressentait Seth juste avant que Tak ne s'échappe de lui. Et maintenant, il comprend tout.
Il clignote dans le coin le plus sombre de la pièce, sous le plafond-Tak le Cruel, Tak le Despote-, comme un amas de feux arrière de bicyclette sans bicyclette qui pulseraient et tourbillonneraient les uns autour des autres. Il ne peut entendre tante Audrey et Marinville, même avec le son de la télé
coupé, mais il sait qu'ils se tiennent juste devant la porte d'entrée. quand ils s'arrêteront finalement de parler et entreront, il les tuera-l'homme d'abord, ne serait-ce que pour refaire le plein d'énergie après tout ce qu'il a dépensé (et il en dépense d'autant plus qu'il est hors du corps de l'enfant) et ensuite la tante de Seth, pour ce qu'elle a tenté de faire. Il se nour-rira aussi d'elle et elle mourra lentement, de ses propres mains.
quant à la punition du garçon, pour avoir essayé
de se dresser contre Tak, elle consistera à assister à
la scène.
Tak, cependant, respecte Seth; le garçon s'est montré un adversaire valeureux (et comment un être capable de contenir Tak pourrait-il ne pas l'être ?). Depuis que l'ivrogne est passé, hier, Tak et Seth jouent une partie de poker retourné, exactement comme Laura et Jeb Murdock dans Les Régulateurs. Maintenant, seules les deux dernières cartes sont encore à l'envers sur la table. quand elles seront retournées, Tak sait qu'il aura gagné. Bien entendu. Son adversaire n'est qu'un enfant, après tout, si brillants que soient les niveaux inférieurs de son intellect, et il a fini par se croire un peu plus savant qu'il n'était prudent pour lui. Tak sait que Seth a prévu de le chasser temporairement de son corps; et même si la méthode employée a été une surprise (très désagréable), Seth ignore que Tak s'y attendait. D'autant qu'il y a encore autre chose.
Seth croit que Tak ne peut se réintroduire dans son corps pendant qu'il se livre à l'acte dégo˚tant pour lequel a été conçue la petite pièce contiguÎ à
la cuisine.
Seth se trompe. Tak peut se réintroduire. Ce sera pénible, voire même douloureux, mais il en est capable. Et comment sait-il que Seth ne soupçonne pas l'existence de cette dernière carte, alors qu'il en a vu d'autres que détenait Tak, en dépit de tous les efforts qu'il déployait pour les cacher ?
Parce que le garçon a appelé sa bien-aimée Tatie pour qu'elle l'aide à s'enfuir.
Et lorsque la bien-aimée Tatie aura fini d'hésiter, sur le perron, et entrera, son sort sera... sera...
Réglé.
Définitivement réglé.
Dans la pénombre, les lumières rouges tourbillon-nent encore plus vite, excitées à cette idée.
Mairz Street, Désolation, temps des régulateurs
´ ... Je viens de vous dire tout de suite ! ª
Johnny acquiesce. Aucun des deux ne voit Cammie Reed qui traverse la rue, depuis l'église en adobe, anciennement retraite banlieusarde de Johnny Marinville, pour gagner ce qui reste de l'hacienda en torchis, ex-demeure de Brad et Belinda Josephson. Elle a la tête baissée et tient le 30.06 à
la main.
Óui, mais il me reste tout de même une question.
-quoi ? Pour l'amour du Ciel, quoi ? ª Elle hurle presque.
Ńe peut-il pas sauter sur quelqu'un d'autre ? Sur vous, ou sur moi, par exemple ? ª
Elle a, fugitivement, une expression qui semble du soulagement. Ńon.
-Vous en êtes s˚re ? C'est Seth qui vous l'a dit ? ª
Il croit un instant qu'elle ne va pas répondre, et pas simplement parce qu'elle veut absolument rejoindre l'enfant pendant qu'il est encore aux chiottes. Il prend tout d'abord son expression pour de l'embarras puis se rend compte que c'est plus profond, qu'il s'agit de honte.
Śeth ne m'a rien dit. Je le sais parce qu'il a essayé d'entrer en Herb. Pour pouvoir... vous savez... m'avoir.
-Il voulait faire l'amour avec vous ª, dit-il. Tout, maintenant, y compris ce qui n'avait fait l'objet que d'allusions, jusqu'ici, se met en place dans l'esprit de l'écrivain.
´ L'amour ? ª reprend-elle. Elle a du mal à contrôler sa voix. Ńon, oh, non ! Tak ne connaît rien de l'amour, Tak se fiche pas mal de l'amour. «a voulait me baiser, point final. quand ça s'est rendu compte qu'il ne pouvait se servir de Herb pour cela, ça l'a tué. Je crois que ça n'avait pas le choix à ce moment-là. ª Les larmes lui coulaient sur le visage. ´ «a ne renonce pas facilement quand ça veut quelque chose, voyez-vous. «a procède à sa façon; ça n'arrête pas de pousser. «a essayait d'entrer dans les pensées de Herb, dans ses émotions, dans ses nerfs.
Ce que ça lui a fait... imaginez simplement ce qui arriverait si vous tentiez d'enfiler l'un des souliers du petit Ralphie Carver sur votre pied d'adulte. Si vous vous acharniez, opini‚trement, poussant, poussant, sans tenir compte de la douleur, sans tenir compte de ce que vous faites à la chaussure tellement vous êtes obsédé à l'idée de l'enfiler, de marcher avec...
-Très bien ª, répond-il. Il se tourne vers le bas de la rue, s'attendant presque à voir revenir les vans, mais il n'y a rien. Puis vers le haut. Rien non plus.
Cammie Reed est invisible dans l'ombre des décom-bres branlants du Cattlemen Hotel. Aurait-il commencé par regarder vers le nord que les choses auraient pu tourner différemment pour tous. ´ Message bien reçu.
-On peut y aller, alors ? Avez-vous seulement l'intention d'entrer ? Vous n'en avez peut-être pas le courage ?
-Si ª, dit-il avec un soupir.
La porte du dortoir comporte un loquet à l'ancienne, mais lorsqu'il veut le saisir, ses doigts passent au travers. Dessous, l'air de flotter dans une eau bourbeuse, se profile un bon vieux bouton de porte banlieusard. Johnny s'en empare et une bonne vieille porte banlieusarde apparaît alors autour, tout d'abord en surimpression des planches et des ferrures, puis les remplaçant. Le bouton tourne et le battant s'ouvre sur une pièce sombre d'o˘ émane une odeur de renfermé et de moisi, celle d'une blanchisserie mal entretenue. Le clair de lune vient inonder l'intérieur et le spectacle que l'écrivain a sous les yeux lui fait penser à ces articles qu'on lit de temps en temps dans les journaux, à propos de millionnaires ‚gés vivant en reclus dans une seule pièce pendant les dernières années de leur vie, au milieu de piles de livres, de revues, entourés d'animaux de compagnie, se shootant au Démerol et se nourrissant de boîtes de conserve.
´ Vite, pressons, dit-elle. Il doit se trouver dans les toilettes du rez-de-chaussée, à côté de la cuisine. ª
Elle passe devant lui, lui prenant la main au passage, et le conduit dans le séjour. Il n'y voit ni livres ni revues entassés, mais l'impression de réclusion et de folie ne fait que croître au fur et à mesure qu'ils avancent. Le plancher est gluant d'aliments et de boissons sucrées renversés; une odeur aigre de lait tourné domine le tout; les murs sont couverts de dessins au marqueur, effrayants par leur obsession du sang versé et de la mort. Ils lui rappellent un roman qu'il a lu peu avant et qui s'intitule Blood Meridian.
Une sorte d'ondoiement, sur sa gauche. Il se tour-
ne; son coeur bat soudain plus vite, l'adrénaline envahit sa circulation sanguine, mais il n'y a aucun cow-boy brandissant son pistolet, pas de sinistres extraterrestres, pas même un petit garçon se jetant sur lui avec un couteau. Rien qu'un scintillement lumineux, un reflet-venant sans doute de la télé, suppose-t-il, même s'il n'entend pas le son.
Ńon, murmure-t-elle, pas par là. ª
Elle l'entraîne vers la porte qui leur fait face. Un rai de lumière passe par-dessous, dessinant un ovale brillant sur la moquette maculée de nourriture.
L'électricité n'est peut-être pas inventée pour le reste de ce qui était naguère Poplar Street, mais elle ne manque pas iCi.
Johnny distingue alors une respiration laborieuse entrecoupée de grognements. Des bruits tout aussi humains-et sur le-champ reconnaissables-que des ronflements, des éternuements, des halètements ou des sifflements. Une personne sur les toilettes pour la grosse commission, comme on dit aux enfants.
Au moment o˘ ils entrent dans la cuisine et regardent autour d'eux, Marinville se dit que les bonnes gens de Poplar Street méritent peut-être ce qu'il leur arrive. Audrey vit ainsi depuis Dieu seul sait combien de temps et nous ne nous en sommes jamais doutés, se dit-il. Nous sommes ses voisins, nous lui avons tous envoyé des fleurs quand son mari a croqué le canon de son revolver, la plupart d'entre nous avons assisté aux funérailles (Johnny se trouvait lui-même à une convention de bibliothécaires pour enfants en Californie, à ce moment-là), mais nous ne nous sommes doutés de rien.
Le comptoir est encombré de pots, d'emballages déchirés, de verres vides, de bouteilles de soda.
Nombre de ces dernières se sont transformées en fourmilières. Il aperçoit le pichet contenant un fond de lait chocolaté et la cro˚te qui reste du sandwich au saucisson et au fromage que s'était préparé Tak.
La vaisselle sale s'empile dans l'évier. A côté de l'égouttoir gît, renversée, une boîte de détergent achetée peut-être alors que Herb Wyler était encore en vie. Un magma verd‚tre s'est accumulé à hauteur du bec-verseur, solidifié depuis longtemps. D'autres assiettes sales s'entassent sur la table, avec un tube de moutarde tout plat, une bombe de crème fouettée, deux bouteilles de ketchup, l'une presque vide, l'autre presque pleine, des cartons à pizza remplis de débris, des emballages de pain, des emballages de Twinkie et un sac de Doritos enfilé sur une bouteille vide de Pepsi comme un condom surréaliste; il y a des miettes partout et des piles et des piles de bandes dessinées. Johnny ne voit que des numéros de la série MotoKops 2200. Des Sugar Pops constel-lent la couverture de l'un d'eux; on y distingue Cassie Styles et Snake Hunter embourbés dans un marécage jusqu'à la taille et faisant feu de leur paralyseur en direction de la comtesse Lili Marsh, laquelle les attaque depuis une espèce de scooter à
réaction. LE BAYOU EN FEU ! proclame le titre. Au fond de la pièce s'entassent des sacs-poubelle ven-trus; aucun n'a été fermé et la plupart régurgitent des déchets infestés de fourmis. Toutes les boîtes donnent l'impression d'arborer le visage souriant du Chef Boy-Ar-Dee. Le fourneau est couvert de casseroles encro˚tées de la sauce orange du Chef. Sur le frigo, manière de couronnement bizarre, est posée une vieille statuette en plastique de Roy Rogers monté sur son fidèle Trigger. Sans avoir besoin de le demander, Johnny sait que c'est un cadeau de Herb à son neveu, datant peut-être de la propre enfance de l'oncle, et patiemment recherché dans la poussière du grenier.
A côté du frigo, une porte entrouverte jette son angle de lumière sur le lino encrassé. Un panneau y est apposé, sur lequel on lit:
LES EMPLOY…S DOIVENT OBLIGATOIREMENT SE LAVER
LES MAINS APRES ETRE ALL…S AUX TOILETTES
(Et les clients feraient bien de les imiter) Śeth ! ª lance Audrey; elle a l‚ché la main de Johnny et se précipite vers la salle de bains. Il la suit.
Derrière eux, des particules d'une lumière rouge dansante fusent depuis l'alcôve comme les débris d'une météorite et traversent en un éclair la salle de séjour. Au même instant, Cammie Reed entre par la porte côté rue. Elle tient le fusil à deux mains et parcourt la pièce obscure des yeux tandis que son doigt glisse sous le pontet pour venir se caler contre la détente. Elle hésite, ne sachant trop vers o˘ se diriger. Son regard est attiré par les reflets mouvants de la télé, mais son ouie l'entraînerait plutôt vers la cuisine, car elle entend qu'on s'y déplace. La voix dans sa tête, celle qui crie vengeance pour Jimmy, cette voix s'est tue, et elle ne sait plus quoi faire. Son oeil enregistre bien un bref scintillement de lumière rouge, mais son esprit ne tire rien de cette information; il est totalement pris par la question de savoir o˘ elle doit aller. Marinville et Wyler sont dans la cuisine, elle en est s˚re, mais le morveux assassin est-il avec eux ? Elle jette un nouveau coup d'oeil, dubitative, vers les reflets de la télé. Pas de son. Peut-être que le petit autiste la regarde sans le mettre ?
Il faut qu'elle soit s˚re, c'est là le problème. Il ne doit rester qu'une ou deux cartouches dans son fusil... et de toute façon, ils ne lui laisseront s˚rement pas le temps de tirer davantage. Elle aimerait que la voix lui parle à nouveau, lui dise ce qu'il faut faire.
Et la voix parle.
Depuis l'autre côté de la rue, Cynthia a vu Cammie entrer dans la maison Wyler. Ses yeux s'agran-dissent. Avant qu'elle puisse dire quoi que ce soit, Steve lui enfonce sèchement le coude dans les côtes.
Elle le regarde; il a porté un doigt à ses lèvres. Dans son autre main, il tient l'un des couteaux de cuisine qu'il a pris au r‚telier.
´ Venez, murmure-t-il.
-Vous... ne comptez pas vous en servir, n'est-ce pas ?
-J'espère que non... Vous venez ou non ? ª
Elle acquiesce et le suit. Au moment o˘ ils quittent le trottoir de Poplar Street pour s'avancer dans la rue creusée d'ornières, version takienne de l'ancien Ouest, des cris et des hurlements retentissent dans la maison Wyler. Śors de lui ! ª croit entendre Cynthia, ou un truc dans ce genre, puis encore autre chose qu'elle ne saisit pas. Il semble que ce soit surtout Audrey Wyler qui crie, mais elle pense aussi reconnaître la voix de Cammie Reed (´ Posez-le ! ª croit-elle distinguer) et un timbre rauque, vraisemblablement celui de Marinville. Puis deux déto-
nations retentissent, suivies d'un cri d'angoisse ou d'extrême horreur. Elle ne saurait dire et n'a pas trop envie de le savoir.
N'empêche: c'est en courant que Steve et elle arrivent de l'autre côté de Main Street.
Espace-temps de Seth
Maintenant. C'est maintenant ou jamais.
Il tourne le dos à l'étagère sur laquelle est posé le petit téléphone PlaySkool. De l'autre côté du tunnel, il y a un tableau de commandes, très semblable à
ceux des postes de pilotage, dans les VACES. Il comporte une rangée de sept commutateurs, tous en position marche. Au-dessus de chacun luit dans la pénombre un petit témoin vert. Ce panneau n'était pas là lorsque Seth est arrivé à l'extrémité du boyau: on ne voyait alors que les deux photos de famille, celle d'Allen Symes et le téléphone. Mais nous sommes dans l'espace et le temps de Seth, et c'est comme les poches de son short: il peut ajouter à peu près tout ce qu'il veut quand il veut.
Il tend vers le panneau une main qui tremble légèrement. Dans les films et à la télé, les personnages paraissent ne jamais avoir peur et lorsque P'pa Cartwright doit agir pour sauver le Ponderosa, il sait exactement ce qu'il faut faire. Lucas McCain, Rowdy Yates et le shérif Streeter sont toujours s˚rs d'eux. Seth n'est pas du tout s˚r de lui, vraiment pas du tout. La fin de la partie est imminente, et il est terrifié à l'idée de commettre une erreur irréparable.
Pour l'instant, il sait ce qui se passe en haut (c'est ainsi qu'il pense à l'univers de Tak, en haut), mais s'il abaisse ces commutateurs...
Il n'a pas le temps de se poser de questions.
Audrey est dans les toilettes. Elle se précipite vers le petit garçon installé sur le siège, caleçon pendant à
l'une de ses chevilles sales, le petit garçon réduit
-pour l'instant, du moins-à l'état de pantin de cire doté de poumons qui respirent et d'un coeur qui bat, une machine humaine désertée par ses deux fantômes. Elle s'agenouille et le prend dans ses bras.
Elle se met à lui couvrir le visage de baisers, oublieuse de tout le reste-la pièce, les circonstances, Marinville qui se tient dans l'embrasure, der-
rière elle.
Seth sent alors Tak qui fonce à travers la cuisine comme un essaim rouge d'abeilles surnaturelles et il faut que ce soit maintenant. Plus le choix.
Ses mains commencent à abaisser les manettes.
Les témoins verts, au-dessus, clignotent et s'éteignent. Les témoins rouges, au-dessous, s'allument.
A chaque coupure, ce qui se passe en haut devient plus obscur pour lui. Il ne rompt pas définitivement ses contacts avec l'extérieur, avec le mannequin que sa tante couvre en ce moment de baisers; le voudrait-il qu'il ne pourrait sans doute pas y parvenir.
Mais il peut les bloquer, et il les met hors circuit.
Finalement il ne reste plus que son esprit. Il faudra que cela suffise. Comprimant d'une main les manettes pour qu'elles ne se relèvent pas spontanément, il tend l'autre vers tante Audrey, priant pour qu'il puisse la trouver dans ces ténèbres.
Maison Wyler, temps des régulateurs
A l'instant o˘ Audrey arrache Seth au siège des toilettes, quelque chose explose à côté de Johnny Marinville, quelque chose qui est à la fois br˚lant comme une fièvre et glacé comme l'Arctique. Un tourbillon d'une lumière rouge criarde lui remplit la tête-il se croirait au milieu des néons d'un bar o˘
l'on joue de la musique country. quand son esprit s'éclaircit, il a retrouvé sa capacité d'enregistrer et classer les événements, même lorsqu'ils sont simultanés. Comme s'il avait reçu de la chose, quand elle est passée, une sorte d'électrochoc. Et comme si elle avait répandu un mucus visqueux sur ses pensées, aussi.
Tandis que Audrey se relève, Seth dans les bras (il a perdu son caleçon et se retrouve tout nu), Johnny voit le tourbillon de lumière avide danser autour de la tête du garçon, semblable à l'auréole que les peintres anciens mettaient autour de celle de l'Enfant Jésus. Puis, tel un essaim de termites, elle se pose sur ses joues, ses oreilles, ses cheveux collés par la sueur. Elle grouille particulièrement autour de ses yeux ouverts et vitreux, lui fait les dents écarlates.
Ńon ! hurle Audrey ! Sors de là ! quitte-le ! Tire-
toi, ordure ! ª
Elle bondit vers la porte, l'enfant dans les bras.
Celui-ci paraît avoir la tête en feu. Johnny tend une main-vers elle ? Vers Seth ? Vers les deux ? Il l'ignore et c'est sans importance car elle le bouscule et fonce dans la cuisine, hurlant et griffant l'essaim dansant de lumière qui emmaillote la tête de Seth.
Impuissante, sa main traverse la matière rouge comme si c'était de la fumée. Au moment o˘ elle passe à côté de lui, Johnny sent son cr‚ne se remplir d'un affreux bourdonnement de machine. Il pousse à son tour un cri, portant les mains à ses oreilles.
Cela ne dure qu'un instant, tant que la jeune femme est à proximité de lui, mais un instant qui lui paraît s'éterniser. qu'est-ce qui peut rester du garçon, dans ce vacarme ? se demande-t-il. Au nom du Ciel, comment peut-on résister à un tel bruit ?
´ Laisse-le ! hurle-t-elle. Laisse-le, sale con, laisse-le ! ª
C'est alors qu'apparaît une silhouette dans l'embrasure de la porte donnant sur la cuisine. Cammie Reed, le 30.06 à la main.
Espace-temps de Tak
Lorsqu'il atteint Seth et constate que les accès habituels lui sont interdits, son respect indulgent pour les capacités de l'enfant l'abandonne, pour la première fois depuis qu'il a senti cet esprit extraordinaire passer non loin et qu'il l'a appelé à lui de toutes ses forces. A la place, il y a tout d'abord une prise de conscience, bientôt suivie de colère.
Tak s'était donc manifestement trompé. Depuis toujours, Seth savait qu'il pouvait revenir, même pendant que l'enfant se soulageait. Il l'avait su et avait dissimulé ce savoir, de même qu'un joueur habile dissimule un as dans sa manche. Enfin de compte, cependant, même ce détail est sans importance; il entrera, de toute façon. Le garçon n'a aucun moyen de l'en empêcher. Il n'aura pas à l'as-siéger; Seth Garin est son foyer, et on ne pourra pas l'en chasser.
Pendant que la femme emporte le corps de Seth dans la cuisine, Tak assaille les yeux, les accès les plus proches de ce merveilleux cerveau, et commence à pousser comme un flic corpulent donnant de l'épaule contre une porte retenue par une mau-viette. Un instant, il éprouve une panique tout à fait inhabituelle quand, tout d'abord, rien ne se produit: il a l'impression de pousser contre un mur de briques. Puis les briques se mettent à prendre du jeu et à s'enfoncer. Un éclair de triomphe traverse cet esprit froid.
Bientôt... encore quelques instants...
Espace-temps de Seth
Sous sa main, deux des manettes cherchent à se redresser. Il a beau redoubler d'efforts pour les maintenir abaissées, il les sent qui pèsent contre sa paume comme si elles étaient vivantes. Les témoins sont toujours au rouge, mais pas pour longtemps.
Tak a raison sur un point: s'ils sont à égalité en matière d'astuce, Seth n'est plus de taille en matière de force physique brute. Autrefois, peut-être. Au début. Plus maintenant. Néanmoins, s'il a raison, c'est peut-être sans importance. S'il a raison et s'il a de la chance.
Il regarde un instant, avec envie, le téléphone PlaySkool, que tante Audrey appelle le Tak-phone; mais bien entendu il n'en a pas besoin, pas réellement. Il n'a jamais été qu'un symbole, une représentation concrète pour faciliter le flot télépathique entre eux, tout comme les interrupteurs et les témoins lumineux ne sont que de simples moyens qui l'aident à concentrer sa volonté. De toute façon ce n'est pas de télépathie qu'il est question, pour le moment. S'ils ne partageaient que ce don, ce serait futile.
Sous sa main, les manettes s'entêtent à vouloir se redresser, poussées par la force primitive de Tak, la volonté primitive de Tak. Un instant, les voyants rouges s'éteignent et les verts se mettent à clignoter.
Seth entend un effroyable bourdonnement de machine lui emplir la tête et chercher à submerger ses pensées; un instant, sa vision intérieure est brouillée par une lumière écarlate tourbillonnante dans laquelle des escarbilles pétillent et bégaient.
Il pèse de toutes ses forces sur les interrupteurs.
Les voyants verts s'éteignent. Les rouges se rallument. Pour l'instant.
C'est maintenant le moment, il ne reste plus qu'une carte à retourner dans la partie. Et Seth Garin la retourne.
Maison Wyler, temps de Johnny
Il a l'impression d'être pris dans un nouveau tir de barrage des régulateurs, si ce n'est qu'il est bombardé non pas de balles, mais de pensées. Mais les balles elles-mêmes n'ont-elles pas toujours été aussi des pensées ?
La première est adressée à Cammie Reed, debout dans l'embrasure de la porte, le fusil à la main: Tout de suite ! Fais-le tout de suite ! La deuxième est pour Audrey Wyler, qui a un mouvement de recul comme si elle avait reçu une gifle et qui arrête de griffer les miasmes rouges fantomatiques: Maintenant, tante Audrey, c'est maintenant ! Et la dernière est un terrible rugissement inhumain qui remplit la tête de l'écrivain et en chasse toute autre pensée: Non, petit salopard, non, tu ne peux pas !
Non, pense Johnny, il ne peut pas. Il n'a jamais pu. Puis il se tourne vers Cammie Reed. Elle a les yeux exorbités et ses lèvres s'étirent sur un sourire épouvantable.
Mais elle, elle peut.
Espace-temps de Tak
Il dispose peut-être de trois secondes, pendant que la femme au fusil crie, pour se rendre compte qu'il a été floué. Comment il a été floué. quelques secondes d'incrédulité. Comment une chose pareille est-elle possible, après des millénaires passés empri-sonné dans les ténèbres, à réfléchir, à prévoir ? C'est alors, au moment o˘ il commence à comprendre que Seth n'est plus réellement dans le corps qu'il cherche à réintégrer, que la femme ouvre le feu.
Maison Wyler, temps de Johnny
Cammie ne sait plus très bien si elle agit de son propre chef, mais ça ne fait rien; libre de ses actes, elle ferait exactement la même chose. La Wyler tient son monstrueux morpion dans ses bras, o˘ il se recroqueville, nu, tel un bébé géant, les pattes pleines de merde et non pas du sang de l'accouchement.
Elle le tient comme un bouclier ! Cammie en a presque envie de rire.
Posez-le ! ª crie-t-elle. Au lieu de cela, Audrey le soulève de plus en plus haut contre elle, comme si elle la défiait. Le sourire mauvais lui défigurant toujours les traits, rigides comme un masque, les yeux ayant l'air sur le point de jaillir de leur orbite (Johnny se dira plus tard que c'était une illusion d'optique, mais oui, bien s˚r), Cammie braque l'arme sur l'enfant.
Non, Cammie, non ! ª crie Johnny à l'instant o˘
elle fait feu. La première balle atteint le petit Seth Garin (que secouent toujours les crampes de la diar-rhée) à la tempe et lui fait sauter le haut du cr‚ne, aspergeant de sang, de cheveux et de fragments de cuir chevelu le visage étrangement serein de sa tante. La balle traverse toute la tête et ressort de l'autre côté, o˘ elle pénètre dans le sein gauche d'Audrey. Mais elle est trop ralentie, à ce stade, pour y faire des dég‚ts importants. C'est la deuxième qui obtient ce résultat: le plomb l'atteint à la gorge alors qu'elle titube sous l'impact précédent. Ses fesses viennent heurter le bord de la table surchargée. Des piles d'assiettes dégringolent au sol et se fracassent.
Audrey se tourne vers Marinville, l'enfant ensanglanté toujours serré contre elle, et l'écrivain est témoin d'une chose étonnante: elle paraît heureuse.
Pendant qu'Audrey s'affaisse, Cammie se met à hurler de triomphe ou d'horreur devant ce qu'elle vient de faire.
Même en mourant, Audrey ne rel‚che pas l'enfant. Et dans sa chute, la masse rouge agitée s'élève de ce qui reste du visage de Seth comme une vapeur. Elle tourbillonne dans l'air au-dessus du lino couvert de crasse, escarbilles d'un rouge brillant aux orbites entrecroisées d'électrons.
Johnny et Cammie Reed se retrouvent face à face de part et d'autre de ce nuage écarlate pendant il ne sait combien de temps-pétrifiés, dirait-on-jusqu'au moment o˘ s'élève un hurlement: Óh, merde, oh merde ! qu'est-ce que vous avez fait, espèce de demeurée ? ª
L'écrivain voit Steve et la jeune fille s'avancer dans la pénombre du séjour, dans le dos de Cammie. Cynthia bondit, saisit Cammie par un bras et se met à la secouer. Śalope ! Espèce de conne !
Meurtrière ! quelle gourde ! qu'est-ce que vous avez cru ? que cela allait vous ramener votre fils ? Vous êtes débile ou quoi ? ª
La femme ne paraît pas entendre. Elle regarde le nuage tourbillonnant d'escarbilles, les yeux grands ouverts, sans ciller, comme hypnotisée... et ça lui rend son regard. Marinville ne comprend pas comment il peut le savoir: mais le fait est qu'il le sait.
Et soudain, ça se lance sur elle comme une comète...
ou comme un assaut du Tracker Arrow de Snake Hunter.
Il avait demandé à Audrey si Tak ne pouvait pas sauter sur quelqu'un d'autre. Elle avait répondu que non, qu'elle en était s˚re. Et si elle s'était trompée ?
Si Tak le lui avait laissé croire ? Si ça...
Áttention ! crie-t-il à Cynthia. …cartez-vous d'elle ! ª
La petite miss bicolore se contente de le regarder d'un air d'incompréhension, par-dessus l'épaule de Cammie. Steve ne paraît pas avoir davantage compris, mais, réagissant à la note de panique que trahit la voix de l'écrivain, il tire Cynthia à lui.
L'essaim de points rouges se divise en deux. Un instant, la manifestation extérieure de Tak adopte la forme de ces fourchettes à deux dents avec lesquelles le jeune Johnny faisait griller des guimauves avec ses copains, sur la plage, autour d'un feu de bois. Les pointes de celle-ci, cependant, plongent directement dans les yeux de Cammie Reed qui se mettent à briller, deviennent d'un rouge éclatant, puis explosent de leur orbite. Le sourire de la malheureuse s'étire tellement que les commissures de ses lèvres se fendent et se mettent à saigner. Aveugle, elle vacille sur quelques pas, laissant tomber le fusil, mains tendues devant elle comme pour agrip-
per l'air. Marinville n'a jamais rien vu qui donne autant cette impression simultanée de faiblesse et de rapacité.
´ Tak ! proclame une voix gutturale qui n'a rien à
voir avec celle de Cammie. Tak ah wan ! Tak ah lah !
Mi him, en tow ! ª «a marque un silence; puis la voix inhumaine, r‚peuse, que Johnny se sait con-damné à entendre jusqu'à la fin de ses jours, s'élève à nouveau: ´ Je vous connais tous. Je vous retrouve-rai tous. Je vous pourchasserai. Tak Mi him, en tow ! ª
Le cr‚ne commence alors à enfler; ce qui reste de la tête de Cammie se met à ressembler au chapeau d'un champignon monstrueux. Johnny entend un craquement de papier qui se déchire et il se rend compte que c'est la peau fine du cuir chevelu qui se rompt. Les orbites déchiquetées de ses yeux s'étirent et se transforment en deux fentes; le gonflement du cr‚ne entraîne son nez vers le haut et en fait un groin aux narines étirées en losanges.
Ainsi donc, pense Johnny, Audrey avait raison.
Seul Seth était capable de le contenir. Seth ou quelqu'un comme lui. quelqu'un de très particulier.
Parce que...
Comme pour illustrer cette pensée de la manière la plus spectaculaire possible, la tête de Cammie Reed explose alors. Des fragments br˚lants, dont certains pulsent encore de vie, bombardent le visage de l'écrivain.
Il pousse un hurlement, révolté à en devenir fou, et s'efforce de s'essuyer, se servant des pouces pour se nettoyer les yeux. Faiblement, de très loin-de même qu'on peut suivre une conversation lorsque son correspondant a déposé un instant le combiné
sur la table-, il entend Steve et Cynthia qui hurlent à l'unisson. Une lumière aveuglante remplit alors la pièce, aussi soudaine et brutale qu'une gifle. Johnny pense tout d'abord que quelque chose a explosé et que c'est la fin pour eux tous. Mais tandis que ses yeux (qui le br˚lent toujours, salés du sang de Cammie Reed) commencent à accommoder, il se rend compte que ce n'est pas une explosion, mais la lumière du jour, la lumière forte et brumeuse d'une fin d'après-midi d'été. A l'est, le tonnerre gronde, un roulement sourd qui ne contient aucune menace réelle. L'orage est passé; la foudre a mis le feu à la maison Hobart (de ça, il est s˚r: il sent l'odeur), avant d'aller jouer plus loin avec la vie d'autres innocents. Un nouveau son lui parvient, cependant, celui qu'il a attendu avec tant d'impatience un peu plus tôt: le gémissement entremêlé des sirènes. La police, les pompiers, des ambulances, peut-être même la putain de Garde nationale pour ce qu'il en sait.
Mais il s'en fout. Le bruit des sirènes a perdu tout intérêt, à ce stade.
L'orage est passé.
Le temps des régulateurs aussi, pense-t-il.
Il s'assoit lourdement sur l'une des chaises de cuisine et regarde les corps de Seth et d'Audrey. Ils lui rappellent ces morts stupides à Jonestown, au Guyana.
Elle tient encore l'enfant dans ses bras tandis que ceux de Seth-pauvres petits bras qui ne portent aucune marque de ces jeux brutaux qu'adorent d'ordinaire les garçons de son ‚ge-entourent le cou de sa tante.
Johnny Marinville essuie, de ses paumes gluantes, les fragments de cervelle, de sang et d'os de ses joues, et se met à pleurer.
Journal d'Audrey Wyler
7 février 1996
Jamais je n'aurais cru revenir à ce journal. Je n'y écrirai sans doute pas régulièrement; mais ça peut faire tellement de bien...
Ce matin, Seth est venu me demander, combinant laborieusement mots et grognements, s'il pouvait sortir faire le tour des maisons, pour Halloween, comme les autres enfants du quartier. Pas trace de Tak et quand Seth est lui-même, il m'est impossible de lui refuser quoi que ce soit. Je n'ai pas de mal à me souvenir qu'il n'est pas responsable de tout ce qui est arri-
vé; en fait, c'est tout à fait facile-et d'autant plus horrible. Car, du coup, je n'ai aucune issue. Je suppose que personne ne comprendrait ce que je veux dire. Je ne suis même pas s˚re de me comprendre moi-même. Mais je le sens, oh oui, je le sens !
Je lui ai dit d'accord, que j'allais l'emmener faire la tournée des maisons voisines, que ce serait amusant; que j'allais lui fabriquer une tenue de cow-boy, s'il voulait, mais que s'il préférait se déguiser en MotoKop, il faudrait aller en acheter une au magasin.
Il secouait la tête avant même que j'aie fini, à
grands mouvements. Il ne voulait se déguiser ni en cow-boy ni en MotoKop. Sa tête allait et venait de droite à gauche avec une violence qui faisait penser à
de l'horreur. Il ne va peut-être pas tarder à en avoir assez des cow-boys et de la police, ai-je pensé.
Je me demande si l'autre le sait.
Bref, j'ai voulu savoir comment il souhaitait se déguiser. Agitant un bras il s'est mis à bondir dans la pièce. Au bout de quelques instants, j'ai compris qu'il mimait un duel à l'épée.
En pirate ? ª ai-je demandé. Tout son visage s'est éclairé et il m'a fait l'un de ses inimitables sourires.
´ Pi-at ! ª a-t-il dit. Puis il a essayé de nouveau, et cette fois est parvenu à prononcer correctement le mot.
J'ai trouvé un vieux foulard de soie à lui nouer sur la tête, je lui ai donné une boucle d'oreille en or et j'ai déterré un vieux pyjama de Herb en guise de pantalon.
Je lui ai attaché les jambes du pyjama aux chevilles à
l'aide d'élastiques et elles gonflaient de manière satisfaisante. Je lui ai fait une barbe au mascara, une cica-trice à l'eye-liner et Cammie Reed m'a prêté une épée, un jouet doré datant de l'époque o˘ ses jumeaux étaient petits; tout cela lui donnait un air parfaitement féroce. Lorsque je l'ai emmené ´ faire le tour du quartier ª, vers quatre heures, soit Poplar Street et une partie de Hyacinth Street, il n'avait rien de différent des autres petits lutins, sorcières, pirates et cow-boys. Au retour, il a étalé tous ses bonbons par terre (il n'a pas été regarder la télé de toute la journée, Tak doit être profondément endormi-si seulement ce salopard était crevé ! mais c'est trop demander...) et s'est mis à faire le fier comme si c'était un vrai trésor de pirate. Puis il m'a serré dans ses bras et m'a embrassé dans le cou.
Je t'emmerde, Tak, je t'emmerde, ordure !
Crève, ordure !
16 mars 1996
Je viens de vivre une semaine épouvantable, absolument épouvantable, Tak aux commandes ne ces-sant de faire le pas de l'oie. Des assiettes sales partout, des verres avec des fonds de lait chocolaté, la maison est dans un état ! Des fourmis ! Bon Dieu, des fourmis en mars ! On dirait une maison habitée par des fous-mais n'est-ce pas un peu le cas ?
J'ai le bout des seins en feu, tellement ça m'a forcée à me pincer. J'en connais la raison, bien s˚r; ça est en colère parce qu'il ne peut faire ce qu'il veut avec sa version de Cassandra Styles. Je le nourris, je lui achète les nouveaux jouets MotoKops qu'il désire (et les bandes dessinées, que je dois lui lire, Seth n'en étant pas capable), mais pour cette autre chose je ne suis bonne à rien.
J'ai passé autant de temps que j'ai pu avec Jan.
Puis, aujourd'hui, alors que j'essayais de nettoyer un peu (la plupart du temps, je suis trop épuisée et démoralisée pour m'y mettre), j'ai cassé le plat préféré
de ma mère, celui avec une scène de traîneau à neige de Currier & Ives dessus. Tak n'y est pour rien; le plat était posé sur le manteau de la cheminée, o˘ je l'ai pris pour le dépoussiérer. Et il m'a tout bêtement glissé des mains. J'ai cru que mon coeur aussi allait se briser, sur le coup. Pas à cause du plat, bien s˚r, même si je l'ai toujours aimé. On aurait dit que, tout d'un coup, c'était ma vie que je voyais au lieu d'une vieille porcelaine brisée en mille morceaux sur le sol.
Symbolisme de midinette, dirait certainement Peter Jackson, notre universitaire, sentimentalisme de quatre sous. Il aurait sans doute raison, mais quand on souffre, on n'est guère créatif.
J'ai été chercher un sac-poubelle et j'ai commencé
à ramasser les morceaux, pleurant comme une Madeleine. Je n'ai même pas entendu la télé qui s'arrêtait
-Tak et Seth s Îtaient offert un festival MotoKops pendant l'essentiel de la journée-puis une ombre est tombée sur moi; j'ai relevé la tête, et il était là.
J'ai tout d'abord cru que c'était Tak-Seth s'était éclipsé pendant presque toute la semaine-mais j'ai vu ses yeux. Ils utilisent tous les deux la même paire, et on pourrait croire qu'ils ne changent pas, qu'ils sont dans l'impossibilité de changer; cependant, ceux de Seth sont plus clairs et disposent d'une gamme d'émotions hors de portée de Tak.
´ J'ai cassé le plat de grand-mère, ai-je dit. C'est tout ce qui me restait d'elle. Il m'a glissé des mains. ª
Ce fut encore pire. Je me suis pris les genoux, j'ai posé la tête dessus et me suis mise à sangloter. Seth s'est approché, a passé les bras autour de mon cou et m'a serrée contre lui. Il s'est alors passé quelque chose de merveilleux. Je ne saurais l'expliquer exactement, mais c'était si bon que mes visites à Mohonk, avec Jan, paraissaient ordinaires en comparaison. Tak arrive à me faire sentir très mal-horriblement mal, comme si le monde entier n'était qu'un tas de boue sur lequel rampent de misérables vers comme moi.
Tak adore que je me sente mal. Il me lèche ces mauvaises vibrations directement sur la peau, comme un gosse suce un sucre d'orge. Je le sais.
Avec Seth, c'était le contraire... et davantage. Mes larmes se sont arrêtées, mon sentiment de tristesse a été remplacé par une sensation de joie et... non pas d'extase, mais de quelque chose d'avoisinant. Sérénité
et optimisme confondus comme si les choses, en fin de compte, ne pouvaient que bien tourner. Comme si tout était déjà pour le mieux et que je ne pouvais le voir dans mon état d'esprit ordinaire. Je me remplissais-comme la bonne nourriture nous remplit lorsqu'on meurt de faim. J'étais renouvelée.
C'est l'oeuvre de Seth. quand il m'a serrée dans ses bras. Et il s'y est pris exactement comme Tak, je crois, quand il veut que je me sente mal, que je me sente abandonnée, en état de déréliction. Il n'y parvient que parce qu'il dispose du pouvoir de Seth et je pense que lorsque Seth a remplacé ma tristesse par de la joie, cet après-midi, il n'a pu y parvenir que parce qu'il s'est servi des pouvoirs de Tak. Et sans doute Tak ne le savait-il pas, car il l'aurait obligé à s'arrêter.
Voilà une chose qui ne m'Îtait encore jamais venue à l'esprit: que Seth était peut-être plus fort que Tak ne s'en doutait.
Beaucoup plus fort.
Chapitre 13
Johnny Marinville ignorait depuis combien de temps il se trouvait assis dans la cuisine, la tête basse, secoué de sanglots plus forts que des frissons, le visage baigné de larmes, quand une main délicate se posa sur sa nuque; il leva la tête et vit la vendeuse du E-Z Stop, la fille aux cheveux schizo. Steve n'était plus là. L'écrivain regarda par la baie vitrée
-d'o˘ il était, c'était possible-et vit le hippie qui se tenait au milieu de la pelouse étique de la maison Wyler; il regardait vers le bas de la rue. Les sirènes des véhicules déjà sur place s'étaient tues, mais d'autres hululaient encore au loin comme des Indiens sur le sentier de la guerre.
´ «a va, monsieur Marinville ?
-Ouais. ª Il aurait voulu ajouter quelque chose, mais il hoqueta un sanglot à la place. Il se moucha d'un revers de la main et essaya de sourire. Ćyn-thia, c'est bien ça ?
-Cynthia, ouais.
-Appelez-moi donc Johnny.
-OK. ª Elle regarda les corps emmêlés. Audrey avait la tête renversée en arrière, les yeux fermés, le visage calme et serein comme un masque mor-tuaire. quant au garçon, il avait encore quelque chose du bébé dans sa frêle nudité-du bébé mort-né.
´ Regardez-les, dit doucement Cynthia. La manière dont il lui a passé les bras autour du cou. Il devait l'aimer énormément.
-Il l'a pourtant tuée, observa-t-il froidement.
-C'est impossible ! ª Elle paraissait scandalisée.
Il éprouvait de la sympathie pour ce qu'elle ressentait, mais cela ne changeait rien à ce qu'il savait.
Ć'est pourtant vrai. C'est lui qui l'a appelée et l'a dirigée-sur lui comme sur Audrey, en fait. Je l'ai entendu le faire. ª Il se tapota la tempe.
´ Vous prétendez que Seth a ordonné à Cammie de les tuer ? ª
Il acquiesça.
Ć'est peut-être l'autre. Vous l'avez peut-être entendu... entendu,ca... ª
Il secoua la tête. ´ Pas du tout. Il s'agissait bien de Seth, pas de Tak. J'ai reconnu sa voix. ª Il se tut un instant, regardant le petit garçon mort, puis revint à Cynthia. ´ Même dans ma tête, il avait une haleine épouvantable. ª
Les maisons étaient redevenues ce qu'elles étaient réellement, constata Steve, ce qui ne signifiait pas qu'elles étaient restaurées dans leur ancien état; elles avaient manifestement subi de furieux assauts.
La maison Hobart ne br˚lait plus, au moins; la violente averse avait étouffé les flammes et il n'en montait plus qu'un nuage sinistre, comme d'un volcan après l'éruption principale. Le bungalow du vieux vétérinaire était plus gravement touché; les flammes sortaient par les fenêtres et des taches charbon-neuses s'étiraient sous les chéneaux et faisaient cloquer la peinture. quant à la maison de Peter et de Mary Jackson, entre les deux, elle n'était plus qu'une ruine dévastée.
Deux voitures de pompiers étaient déjà dans la rue et d'autres arrivaient; des tuyaux jonchaient les pelouses, encore emmêlés, l'air de gros pythons beiges. Il y avait également des voitures de police. Elles s'étaient garées devant la maison d'Entragian, o˘ le corps de Cary Ripton (sans oublier celui d'Hannibal) gisait sous une b‚che en plastique sur laquelle s'étaient formées des flaques. Les lumières rouges tournoyaient et lançaient leurs éclairs. Deux autres véhicules s'étaient rangés en haut de la rue, bloquant complètement le passage du côté de Bear Street.
«a ne servira à rien s'ils reviennent, pensa Steve.
Si les régulateurs se pointent encore, mes gaillards, ils auront vite fait de pulvériser votre petit barrage à la noix.
Mais ils n'allaient pas revenir; c'était ce que signifiait le retour du soleil, le tonnerre qui battait en retraite. Tout était réellement arrivé-il suffisait de regarder les maisons en feu et les autres, criblées de trous, pour s'en convaincre-mais le phénomène s'était produit dans une délirante fistule de temps dont ces flics n'auraient jamais connaissance et dont ils ne voudraient jamais entendre parler. Il consulta sa montre et ne fut pas étonné de constater qu'elle fonctionnait à nouveau. Dix-sept heures dix-huit, affichait-elle. S˚rement l'heure la plus exacte que la Timex pourrait jamais lui donner.
Il regarda de nouveau vers les flics, en bas de la rue. Certains avaient leur arme à la main; d'autres non. Aucun d'eux ne paraissait savoir précisément comment ils devaient se comporter. C'était compréhensible. Ils débarquaient dans un stand de tir grand format, après tout, et probablement personne, dans les quartiers voisins, n'avait entendu le moindre coup de feu. Le tonnerre peut-être, mais des détonations ressemblant à dés explosions de mortier ? S˚rement pas.
Ils le virent, sur sa pelouse, et l'un d'eux lui adressa un geste de la main. En même temps, deux autres lui firent signe de retourner dans la maison Wyler. Ils avaient l'air bougrement embêtés, toute la bande, ce que Steve pouvait aussi comprendre.
Il s'était passé quelque chose ici, visiblement: mais quoi ?
Vous allez mettre un moment avant de piger, pensa Steve, mais vous finirez par trouver une explication qui vous satisfera. Vous y arrivez toujours, vous les flics. que ce soit une soucoupe volante qui s'écrase à Rosewell, au Nouveau-Mexique, ou un bateau retrouvé sans personne à bord en plein Atlantique, ou une rue de banlieue de l'Ohio transformée en champ de bataille, vous trouvez toujours quelque chose. Vous n'allez jamais attraper personne, je suis prêt à parier mes maigres économies là-dessus, et vous ne croirez pas un traître mot de ce que nous allons vous dire (en fait, nous avons intérêt à en dire le moins possible), mais à la fin, vous allez trouver quelque chose qui vous permettra de rengainer vos pétards... et de dormir la nuit. Et vous savez ce que j'en pense, les gars ?
PAS DE PROBLEME, voilà ce que j'en pense ! PAS LE
MOINDRE PUTAIN DE PROBLEME !
L'un des flics dirigea un porte-voix vers lui. «a ne l'enchantait pas, mais il valait mieux un porte-voix qu'un revolver, se consola-t-il.
Étes-vous un otage ? glapit M. Porte-Voix. Etes-vous un preneur d'otages ? ª
Steve sourit, mit les mains devant la bouche et leur lança: ´ Je suis Balance ! Amical avec les inconnus, aime la bonne conversation ! ª
Il y eut un silence. M. Porte-Voix conféra avec plusieurs de ses collègues. Il y eut force hochements de tête, puis l'homme se tourna de nouveau vers Steve, soulevant son appareil. ŃOUS n'avons pas compris. Pouvez-vous répéter ? ª
Steve s'en abstint. Il avait passé l'essentiel de sa vie dans le show-business-enfin, plus ou moins-et il savait qu'on ne répète pas une bonne blague; ça fait réchauffé. D'autres flics arrivaient; un vrai convoi de voitures pie, clignotant de tous leurs feux.
D'autres véhicules de pompiers, aussi. Deux ambulances. Et même un engin qui avait tout l'air d'un blindé léger. Les flics ne laissaient passer que les pompiers, au moins pour le moment, même si, gr‚ce à la pluie, aucun des deux incendies ne paraissait très menaçant.
De l'autre côté de la rue, Dave Reed et Susi Geller sortirent de la maison Carver, serrés l'un contre l'autre. Ils enjambèrent avec précaution le cadavre de Debbie et s'avancèrent jusqu'au trottoir. Brad et Belinda Josephson se présentèrent derrière eux, cor-naquant les petits Carver et s'arrangeant pour leur épargner la vue de leur père, toujours allongé sur l'allée et plus mort que jamais. Tom Billingsley fermait la marche. Dans ses mains arthritiques, il tenait ce qui semblait être une nappe. Il la deploya sur la jeune morte, sans s'occuper du type, en bas de la rue, qui l'interpellait via son porte-voix.
Ó˘ est maman ? ª demanda Dave à Steve. Il y avait à la fois de la folie et de l'épuisement dans les yeux de l'adolescent. ´ Vous n'avez pas vu maman ? ª
Steve Ames, dont la devise était depuis toujours NULLO IMPEDIMENTUM, Il eut pas la moindre idée de ce qu'il devait lui répondre.
Johnny passa dans la salle de séjour sur la pointe des pieds, évitant autant que possible de marcher sur ce qui restait de Cammie. Une fois cet obstacle franchi, il continua d'un pas plus vif et mieux assuré. Il avait réussi à arrêter de pleurer, au moins pour le moment, et se disait que c'était déjà une bonne chose. Pourquoi ? Allez savoir. C'était comme ça. Il jeta un coup d'oeil en passant à l'horloge, sur la cheminée. Dix-sept heures vingt et un: ce devait être à peu près ça.
Cynthia le prit par le bras. Il se tourna vers elle, légèrement impatienté. Par la baie vitrée, on voyait les autres survivants de Poplar Street se rassembler au milieu de la rue. Jusqu'ici, ils avaient ignoré les appels des policiers, lesquels paraissaient ne pas trop savoir s'ils devaient rester sur leur position ou s'avancer; Johnny souhaitait rejoindre ses voisins avant que la maréchaussée n'ait pris sa décision.
Ést-ce que c'est parti ? demanda-t-elle. Tak... ce truc rouge... cette chose... c'est parti ? ª
Il se tourna vers la cuisine. Cela lui faisait presque physiquement mal, mais il se contraignit néanmoins à le faire. Le rouge y était la couleur domi-nante, du rouge avait éclaboussé les murs, et jusqu'au plafond; mais on ne voyait aucune trace du tournoiement d'escarbilles luisantes qui avait tenté de se réfugier dans Cammie Reed, après la mort de son hôte précédent.
Ć'est mort avec elle, vous croyez ? reprit la jeune fille, le regardant avec des yeux suppliants. Dites-moi que c'est vrai, d'accord ? Dites-le-moi, que je me sente un peu mieux.
-Forcément, répondit l'écrivain. Sinon, ça serait en train de s'attaquer à l'un de nous pour voir s'il fait la bonne pointure. ª
Cynthia poussa un profond soupir. Óuais, ça se tient. ª
Cela se tenait, certes, mais Johnny n'y croyait pas.
Pas un instant. Je vous connais tous. Je vous retrou-verai tous. Je vous pourchasserai, avait-il dit. Et ça aurait peut-être à se bagarrer un peu plus sérieusement que ça le croyait... De toute façon, il était absurde de s'en inquiéter pour l'instant.
Tak ah wan ! Tak ah lah ! Mi him en tow !
´ qu'est-ce qui vous arrive ? quelque chose ne va pas ? demanda Cynthia.
-que voulez-vous dire ?
-Vous frissonnez. ª
Johnny sourit. ´ Je crois qu'une oie vient de marcher sur ma tombe ª, comme dit le proverbe. Il souleva la main qui lui tenait le bras et entrecroisa ses doigts avec ceux de la jeune fille. ´ Venez. Allons voir comment s'en sortent les autres. ª
Ils avaient presque rejoint le groupe lorsque Cynthia s'immobilisa. Ó mon Dieu, murmura-t-elle d'une voix exténuée. O mon Dieu, regardez ! ª
Marinville se tourna. La tempête s'était éloignée, mais un cumulus isolé s'étageait encore à l'ouest, suspendu au-dessus du centre de Columbus, relié à
la rivière Ohio par un cordon vaporeux de pluie; il présentait la forme d'un cow-boy gigantesque lancé
au galop sur un étalon couleur d'orage. Le museau ridiculement allongé du cheval pointait vers l'est, vers les Grands Lacs; sa queue ondulait vers les prairies et les déserts. Le cow-boy paraissait tenir son chapeau à la main, comme pour un dernier salut, et sous les yeux de Johnny, bouche bée, pétrifié sur place, un éclair lui zébra la tête.
Ún cavalier fantôme, dit Brad. Sainte merde, un bon Dieu de cavalier dans le ciel... Tu vois ça, Bee ? ª
Cynthia gémit entre ses mains, qu'elle tenait pressées sur sa bouche. Fascinée par le nuage, les yeux exorbités, sa tête oscillait de droite à gauche en un geste inutile de dénégation. Les autres regardaient aussi, à présent, mais seulement les survivants de Poplar Street, pas les pompiers ni les flics; ces derniers étaient sur le point de mettre un terme à leur indécision et de rejoindre leur groupe.
Steve prit le bras délicat de Cynthia et l'écarta doucement de Johnny. Ćalmez-vous, dit-il. «a ne peut pas nous faire de mal. Ce n'est qu'un nuage et il ne peut rien nous faire. Il s'éloigne. Vous voyez ? ª
C'était vrai. Les flancs du cheval céleste se déchi-raient par endroits, se dissipaient à d'autres, et de longs rayons de soleil embrumés le transperçaient.
Un après-midi d'été comme un autre, un sacré beau temps, un été de rêve, melons d'eau et boissons fraîches et coups de batte ratés.
Steve vit une première voiture de police commencer à remonter vers eux, très lentement, cahotant au passage des tuyaux des pompiers. Il se tourna vers Johnny. ´ Dites...
-Dites quoi ?
-Il s'est suicidé, ce gosse ?
-Je ne vois pas comment appeler cela autrement ª, répondit l'écrivain; il se doutait cependant pour quelle raison Steve lui avait posé la question; ils n'avaient pas ressenti une impression de suicide.
La voiture de police s'arrêta. Il en sortit un homme en uniforme kaki chamarré d'au moins une tonne de passementerie dorée. Ses yeux, d'un bleu intense, se perdaient presque dans le réseau de ses rides. Il tenait un revolver à la main. Un gros revolver. Il ressemblait à quelqu'un que Johnny avait déjà
vu et, au bout d'un instant, le souvenir lui revint: Ben Johnson, l'acteur qui avait joué les fermiers au grand coeur (pères, en général, de ravissantes jeunes filles) et les hors-la-loi sataniques avec autant de verve que de talent.
Ést-ce que quelqu'un pourrait me dire, au nom du Seigneur tout-puissant, ce qui s'est passé ici ? ª
demanda-t-il.
Personne ne répondit et, au bout de quelques secondes, Johnny Marinville se rendit compte que tous le regardaient. L'écrivain avança d'un pas, lut la petite plaque que l'homme portait agrafée à la chemise impeccable de son uniforme, et dit: ´ Des hors-la-loi, capitaine Richardson.
-Vous dites ?
-Des hors-la-loi. Des régulateurs. Des renégats surgis du désert.
-Mon ami, si vous trouvez quelque chose de drôle là-dedans...
-Je n'y trouve rien de drôle, monsieur. Absolument rien de drôle. Et vous allez trouver que c'est encore moins drôle quand vous aurez jeté un coup d'oeil là-dedans ª, répondit Johnny avec un geste en direction de la maison Wyler. A cet instant précis, il se mit à penser à sa guitare. Même effet que de penser à un verre de thé glacé quand on a chaud et soif et qu'on est épuisé. Il songea que ce serait génial de pouvoir s'asseoir sur les marches de son porche et de s'accompagner, en ré, sur la Ballade de Jesse James. Celle dont les paroles disent: Oh, Jesse laissait une veuve en larmes, et trois enfants courageux...
Il songea aussi que sa bonne vieille Gibson était peut-être bien trouée, vu que sa maison n'était pas dans un état brillant (à vrai dire, elle n'avait plus l'air d'être posée exactement sur ses fondations), mais elle était peut-être aussi intacte. Plusieurs d'entre eux en étaient sortis intacts, après tout.
Marinville partit donc dans la direction de son foyer, entendant déjà la chanson telle qu'elle allait sortir de sa bouche: Oh, Robert Ford, Robert Ford, j'me demande comment tu te sens ? Car t'as dormi dans le lit de Jesse, t'as mangé le pain de Jesse et t'as envoyé Jesse James dans sa tombe.
´ Hé ! l'interpella d'un ton agressif le flic qui ressemblait à Ben Johnson. O˘ vous allez comme ça, nom d'un chien ?
-Chanter une chanson o˘ il est question de bons et de méchants ª, répondit Johnny. Tête baissée, sentant la chaleur du soleil d'été embrumé sur sa nuque, il poursuivit son chemin.
Lettre de Patricia Allen à Katherine Anne Goodlowe de Montpelier, dans le Vermont
Mohonk Mountain House, le 19 juin 1986
Chère Kathi,
C'est le plus bel endroit au monde, j'en suis convaincue. Ces huit jours de voyage de noces auront été les plus délicieux de toute ma vie, sans parler des nuits !
J'ai été élevée dans la croyance qu 'il y a certaines choses dont on ne parle pas, alors laisse-moi te dire tout de suite que ma crainte de découvrir trop tard qu'.. attendre le mariage ª avait été l'erreur de ma vie-cette crainte n'était pas fondée ! J'ai l'impression d'être un gosse installé dans une usine de bonbons ! N'insistons pas là-dessus, cependant; je ne t'écris pas pour te détailler la vie sexuelle de la nouvelle Mme Allen (bien qu'elle soit superbe), ni même pour te parler de la beauté des Catskill, mais parce que je voudrais profiter du fait que Tom est en bas, en train de faire des carambolages dans la salle de billard, pour te raconter une histoire de fantômes-car je sais que tu adores ça, en particulier si elles se déroulent dans un vieil hôteL Tu es la seule personne que je connaisse à avoir mis en pièces, à force de les relire, non pas un, mais deux exemplaires de Shining! S'il ne s'agissait que de cela, j'aurais probablement attendu notre retour pour te raconter mon histoire de vive voix. Mais j'aurais peut-
être envie, plus tard, d 'avoir des traces de ce ćonte de l'au-delà ª un peu particulier, et c'est la raison pour laquelle je prends la plume, par cette belle soirée de pleine lune. L'établissement a été ouvert en 1869 et mérite sans aucun doute le nom de vieil hôtel; même s'il ne ressemble probablement pas à celui de Stephen King, il n'en compte pas moins bon nombre de recoins biscornus et de corridors angoissants. Les histoires de fantômes n'y manquent pas, non plus, mais celle qui m'a poussée à t'écrire est une curiosité dans le genre: pas de dame blanche en robe victorienne, pas de suicidé
du krach de 1929. Ces deux fantômes-exact, deux pour le prix d 'un-ne hantent activement les lieux que depuis environ quatre ans, d'après ce que j'ai découvert, et j'ai découvert pas mal de choses. Le personnel aide volontiers les clients qui ont envie de se livrer, accessoirement, à la ćhasse aux fantômes ª. C'est pourentretenirl'ambiance, sansdoute !
Bref, on trouve plus d'une centaine de petits abris dans le secteur, sortes de huttes en bois excentriques, dont certaines sont parfois appelées ´ folies ª par les hôtes et que les brochures du Mohonk désignent sous le nom de ´ gloriettes . Elles sont placées partout o˘
il y a un beau point de vue. Il y en a notamment une située à l'extrémité d'une prairie, sur les hauteurs, à
environ cinq kilomètres du Mohonk. L'endroit ne porte pas de nom, sur la carte (j'ai consulté les relevés topographiques au bureau ce matin même), mais le personnel l'a baptisé à sa façon: le pré Mère-et-Fils.
C'est pendant l'été de 1982 que l'on a vu pour la première fois les fantômes éponymes en cet endroit: toujours à proximité de cette gloriette qui, du haut de sa colline, domine une paroi rocheuse, en contrebas, presque entièrement noyée sous le chèvrefeuille et les roses sauvages. Ce n'est pas l'endroit le plus spectaculaire de la station, mais il n'est pas impossible que ce soit celui dont je conserverai le souvenir le plus attendri, dans quelques années, lorsque je penserai à notre lune de miel. Il y règne une sérénité qui dépasse sans aucun doute ma capacité de description. Cela tient en partie au parfum des fleurs et au bourdonnement régulier et endormi des abeilles, je suppose. Mais qu 'importent les abeilles, les ~eurs et le rocher pittoresque ? Je connais ma Kath, ce sont les fantômes qui la fascinent. Ils n'ont rien de terrifiants, inutile que tu t'excites là-dessus, mais on dispose en revanche d'étonnantes précisions sur eux. D'après Adrian Givens, le concierge de l 'hôtel, ils auraient été vus par trois bonnes douzaines de clients, depuis quatre ans, et toujours à peu près à cet endroit. Et alors qu'aucun de ces témoins ne se con-naissaient, ce qui semble exclure toute entente ou col-lusion préalable, les descriptions présentent une remarquable similarité. La femme aurait une trentaine d'années, serait jolie, aurait de longues jambes, des cheveux ch‚tain clair. Son fils (plusieurs témoins ont fait état d'une ressemblance) est petit, très mince, ‚gé
d'environ six ans. On a décrit son visage comme ín-telligent ª, ´ vivant ª et même ´ beau ª. Bien qu'ayant été vus parbon nombre de personnes depuis ces quatre ans, ils seraient toujours habillés des mêmes vêtements: un short blanc, une blouse sans manches et des tennis pour elle, un gilet de peau sans manches, un short de basket et des bottes de cow-boy pour lui. Ce sont ces bottes de cow-boy qui m'intriguent le plus: comment croire que tous ces gens iraient chercher un détail pareil, si c'était une histoire inventée ? La conclusion s'impose, non ?
Plusieurs ont échafaudé une théorie voulant qu'il s'agisse de personnes réelles, voire même d'une employée du Mohonk avec son enfant, pour la bonne raison qu'ils ont abandonné derrière eux quantité de traces matérielles, pour des fantômes (lesquels, en règle générale, ne laissent qu'une bouffée d'air froid ou, tout au plus, un fragment d'ectoplasme après leur passage, comme je sais que tu le sais). On a trouvé
toutes sortes de choses dans cette fameuse gloriette.
Devine quelle est la plus bizarre ? Des plats à demi consommés de spaghettis ! Oui ! Je sais que ça paraît fou, ridicule, mais réfléchis une seconde: le hot dog mis à part, y a-t-il une chose que les enfants aiment plus au monde que les spaghettis ?
On a fait aussi d'autres découvertes: des jouets, un livre à colorier, un petit nécessaire à maquillage en argent qui pourrait fort bien appartenir à la jolie maman d'un petit garçon; mais je dois admettre que ce sont ces restes de spaghettis qui me turlupinent. At-on jamais entendu parler de fantômes amateurs de spaghettis ? De spaghettis en boîte ? Et ceci, encore: à l'automne 1984, un groupe de randonneurs a trouvé
un mange-disque de gosse, dans cette gloriette, avec un quarante-cinq tours dedans-Strawber~y Field Forever, des Beatles. «a cadre, non ?
Mon copain de la réception, Adrian, sourit avec un air entendu quand on lui dit que toute cette histoire est un canular, que les fantômes ne laissent jamais de traces matérielles (pas plus que des empreintes de pas qui écrasent l'herbe). ´ Pas les fantômes ordinaires, certes, mais ceux-ci ne sont peut-être pas des fantômes ordinaires. Tout d'abord, tous ceux qui les ont vus disent qu'ils sont solides. On ne peut pas voir au travers, comme pour ceux de Ghostbusters. Il ne s'agit pas forcément de fantômes, y avez-vous pensé ? Mais peut-
être de gens vivant dans un plan légèrement différent du nôtre. ª Voilà ce qu 'il m 'a dit. J'ai l 'impression qu 'il suffit de travailler à Mohonk pour devenir plus ou moins occultiste, il n'y a pas que la clientèle... Adrian m'a aussi dit que des gens, estimant que toute l'affaire était une supercherie, ont monté à au moins trois reprises une embuscade pour essayer de capturer la mère et le fils, sans aboutir à rien (une fois, ils sont revenus avec encore un bol de spaghettis). En plus-et je trouve ce détail bien plus instructif-ces apparitions se mani-festent autour de la gloriette depuis quatre ans. S'il s'agissait de personnes réelles, de farceurs ou de mysti-ficateurs, comment le petit garçon pourrait-il avoir toujours six ou sept ans ?
D'accord, on en est maintenant au stade, dans une histoire de revenants traditionnelle, o˘ le conteur révèle qu'il a lui-même vu les fantômes ou la Char-
rette de l'Ankou, ce qui explique l'intérêt qu'il porte à
l'affaire. Sauf que pas du tout. Je n'ai jamais vu le moindre fantôme de toute ma vie. Je peux cependant affirmer que ce lieu présente une atmosphère très spéciale; il y règne une sorte de sérénité calme qui-je t'interdis de rire-a quelque chose de mystique. Je n'y ai pas vu de fantôme, mais on y sent incontestablement une présence. Tom ne m'accompagnait pas et j'admets volontiers que cela m'a probablement rendue plus sensible à l'ambiance; mais en dépit de cela, j'ai compris sur le moment (et je crois toujours) m'être trouvée en un lieu tout à fait extraordinaire. La nuque me picotait et j'avais la sensation, claire et précise, d'être observée.
Puis, lorsque je me suis assise dans la gloriette pour me reposer un peu avant la marche de retour, j'ai trouvé les objets ci-joints. Ils sont parfaitement matériels, comme tu peux le constater, nullement śpec-traux ª, et ils présentent pourtant un aspect très étrange, non ?
La petite bonne femme en short bleu est le plus intéressant des deux. C'est évidemment un personnage tiré d'un jeu, mais cela fait trois ans que je travaille dans une maternelle et il me semble bien tous les connaître. Ce qui n'est pas le cas de celui-ci. J'ai tout d'abord pensé qu'il s'agissait de Scarlet, de l'équipe du GI Joe, mais ses cheveux sont d'un roux très différent, bien plus brillants. D'habitude, les enfants tiennent beaucoup à leurs trésors et vont jusqu'à se battre pour eux. Celui-ci était abandonné dans un coin, à croire qu'il avait été jeté. Mets-le-moi de côté, Kath, et je le montrerai à ma classe, à la rentrée. Je suis cependant prête à parier, dès maintenant, qu'aucun des enfants ne le reconnaîtra mais que tous le voudront ! Je pense aussi à ce qu'a dit Adrian, à savoir que la mère et l'enfant vivent peut-être dans un plan différent, astral ou temporel, et je me demande parfois (souvent, en fait !) si la petite rouquine ne viendrait pas de ce plan.
Cette idée ne te fait-elle pas frissonner ? Moi, si ! D'accord, d'accord; mets tout ça sur le compte de la rafale de vent qui vient de secouer les rideaux et des lumières qui vacillent, si tu veux. Puis il y a le dessin. C'est toi la diplômée en arts plastiques, ma cocotte, alors dis-moi ce que tu en penses. Est-ce que c'est un gag
-ou la blague d'un gosse du pays qui s'amuse aux dépens des touristes ? Ou bien ai-je trouvé un dessin exécuté par un fantôme ? «a laisse rêveuse, non ? OK, ma cocotte, c'est mon histoire de revenants pour la soirée. Je vais placer tout ce bazar dans une enveloppe matelassée spéciale (ils en vendent à la boutique de cadeaux) et voir si je peux convaincre Tom d'arrêter ses carambolages pour venir au lit. Franchement, je ne pense pas avoir trop de mal à y parvenir.
J'adore être mariée, j'adore tout, dans cet endroit
-jusqu'à ses fantômes !
Ta vieille copine, Pat
P.-S.: Ne jette pas le dessin. Je tiens à le conserver.
Canular ou pas, je lui trouve quelque chose de touchant; une impression de foyer retrouvé.