Le visage de la jeune fille apparut-ou plutôt non, pas vraiment, car elle n'avait plus de visage. On ne voyait qu'un magma autour d'un trou noir qui avait d˚ être sa bouche. Dessous, il y avait des débris qu'il prit un instant pour du riz, avant de comprendre qu'il s'agissait de ses dents, ou du moins de ce qu'il en restait. Les deux hommes hurlèrent en même temps, dans un duo de sopranos parfait, Brad directement dans l'oreille encore bour-donnante de Johnny; le son lui donna l'impression de s'enfoncer douloureusement jusqu'au tréfonds de son être.
´ qu'est-ce qu'il y a ? ª C'était la voix de Cammie, qui leur parvenait depuis l'autre côté de la porte battante conduisant à la cuisine. ´ qu'est-ce qu'il y a encore ?
-Rien ª, répondirent les deux hommes, toujours à l'unisson, avant d'échanger un regard. La peau de Brad Josephson avait pris une bizarre couleur cendrée.
´ Restez o˘ vous êtes ! ª lança Marinville. Il aurait voulu parler plus fort, mais il n'arrivait pas à donner du volume à sa voix. Ńe bougez pas de la cuisine ! ª
Il se rendit compte qu'il tenait toujours la jeune fille par les cheveux. Ils étaient crêpelés, et faisaient penser à ces éponges synthétiques effilochées...
Non, pensa-t-il froidement. Pas à cela. L'impres-
sion qu'il ressentait, en réalité, était celle de tenir un scalp. Un scalp humain.
Cette idée le fit grimacer et il ouvrit la main. La tête retomba contre le béton du perron avec un bruit mat qu'il se serait bien passé d'entendre. Brad poussa un gémissement et enfonça la bouche dans le creux de son coude pour l'étouffer.
Johnny ramena sa main à lui et, tandis que la porte-moustiquaire revenait en place, il crut voir un mouvement de l'autre côté de la rue, à l'intérieur de la maison des Wyler, derrière la baie vitrée. Mais il n'était pas en mesure de s'occuper des problèmes que pouvaient avoir les gens, là-bas. Il était pour l'instant trop paniqué pour s'occuper de qui que ce soit, y compris de lui-même. Son seul désir-la seule chose au monde dont il avait réellement envie, aurait-on dit-était d'entendre le hululement des voitures de police et la sirène des pompiers qui rap-pliquaient.
Mais seuls le tonnerre, les craquements de l'incendie et le chuintement de la pluie lui parvenaient.
Íl faut... ª, commença Brad, s'interrompant pour émettre un son entre haut-le-coeur et déglutition. Le spasme passa et il fit une nouvelle tentative.
Íl faut la laisser... ª
Oui. que faire d'autre, du moins pour le moment ?
Ils battirent en retraite dans le vestibule, à quatre pattes. Johnny commença à reculons, puis fit demi-tour, balayant les débris de la figurine Hummel de ses mocassins. Brad avait déjà franchi la porte donnant dans la salle à manger des Carver et était sur le point d'atteindre la cuisine o˘ l'attendait sa femme, également à genoux. L'arrière-train considérable du Noir ballottait d'un côté et de l'autre d'une manière que Johnny aurait sans doute trouvée comique en d'autres circonstances.
quelque chose attira son oeil et il s'arrêta. Il y avait une petite table décorative, à droite de l'entrée de la salle à manger o˘ David Carver ne présiderait plus jamais au découpage de la dinde de Thanksgiving ou de l'oie de NoÎl. Une tablette encombrée
-de quoi donc, à votre avis ?-de figurines Hum-
mel, une bonne douzaine. La tablette n'était plus en position horizontale, mais inclinée contre le mur qui en fait la retenait, telle une poivrote assoupie contre un réverbère. Le petit meuble avait un pied arraché. Les bergers et bergères Hummel étaient renversés dans tous les sens, et des débris de porcelaine, sur le plancher, indiquaient qu'une ou deux autres avaient dégringolé du plateau. Au milieu des figurines peintes il y avait autre chose, un objet noir. Dans la pénombre, Johnny le prit tout d'abord pour le cadavre d'un énorme insecte. Un pas-à
quatre pattes-dans la direction de la tablette le détrompa.
Il regarda, derrière lui, le trou de la taille d'un poing, dans le haut de la porte-moustiquaire. Si une balle l'avait fait, en fin de trajectoire descendante...
Il imagina quelle pouvait être cette trajectoire hypothétique et constata qu'en effet elle pouvait s'être terminée contre le pied de la table, la renversant dans son attitude d'ivrogne pris par surprise.
Sur ce, elle se serait arrêtée ?
Johnny écarta les débris de porcelaine, espérant ne pas se couper (sa main tremblait de façon incontrôlable, en dépit de ses efforts de concentration), et ramassa l'objet noir.
´ qu'est-ce que vous avez trouvé ? demanda Brad, arrivant à son tour, toujours à quatre pattes.
-Reviens ici, Brad ! siffla entre ses dents Belinda.
-Tais-toi, à la fin, lui répliqua Brad. Alors, c'est quoi, John ?
-Aucune idée ª, répondit l'écrivain, soulevant la chose. Il savait cependant qu'en réalité il en avait une, d'idée, et qu'elle lui était même venue à l'esprit dès l'instant o˘ il avait compris qu'il ne s'agissait pas des restes d'un monstrueux scarabée de l'été.
Mais cela ne ressemblait en rien à une balle qui venait d'être tirée. Ce n'était pas celle qui avait enlevé la vie à l'adolescente, on pouvait en être à
peu près certain; elle aurait été écrasée, tordue, déformée. Cet objet ne paraissait pas non plus avoir la moindre éraflure, alors qu'il avait jailli violemment d'une arme à feu, avait crevé une mousti-
quaire et fracassé un pied de table.
´ Faites voir ª, demanda Brad. Sa femme les avait rejoints-à quatre pattes-et regardait par-dessus son épaule.
Johnny laissa tomber la chose dans la paume de sa main; un objet conique, mesurant un peu moins de vingt centimètres de long, à la pointe acérée, à la base circulaire. Il devait faire environ cinq centimètres, estima-t-il, à l'endroit le plus large. Il était en métal noir, dense, et dépourvu de toute marque, pour autant que Johnny pouvait en juger. Aucune rainure concentrique à la base aucune trace d'échauffement en dessous, pas de nom de fabricant, pas d'estampille de calibre.
Brad regarda l'écrivain. ´ que diable... ? commença-t-il, l'air aussi décontenancé que l'était lui-même Johnny.
-Laisse-moi voir, dit à son tour Belinda à voix basse. Mon père m'emmenait avec lui quand il faisait du tir, et je l'aidais à recharger. Passe-la-moi. ª
Brad lui tendit la balle. Elle fit rouler le cône métallique entre ses doigts, puis le leva à hauteur des yeux. Il y eut un coup de tonnerre, à l'extérieur, le plus fort depuis quelques minutes, et ils sursautè-rent tous les trois.
Ó˘ l'avez-vous trouvée ? ª demanda-t-elle à
Johnny.
Il lui indiqua les débris de porcelaine sous la tablette inclinée.
Áh bon ? Et comment se fait-il qu'elle ne se soit pas enfoncée dans le mur ? ª
Marinville se rendit compte que c'était une bonne question, maintenant qu'elle était posée. La balle n'avait fait que traverser un grillage de moustiquaire et briser un fragile pied de table. Comment se faisait-il qu'elle n'ait pas pénétré dans le mur, laissant un trou derrière elle ?
´ Je n'ai jamais rien vu de pareil, reprit Belinda.
Evidemment, je n'ai pas tout vu, question munitions, loin de là, mais je peux vous dire que ce truc-
là n'est pas sorti d'un pistolet ou d'un fusil de chasse.
-Pourtant, objecta Johnny, c'est avec des fusils de chasse qu'ils tiraient. Des fusils de chasse à
canons superposés. Vous êtes bien s˚re que...
-Je n'ai même pas la moindre idée de l'arme qui a pu expédier ça. Elle ne comporte pas la plus petite striure ou marque d'échauffement; et qu'est-ce qu'elle est lourde ! On dirait une balle comme se l'imaginent les enfants. ª
La porte battante qui donnait sur la cuisine s'ouvrit brusquement et alla heurter le mur, les effrayants encore plus que le coup de tonnerre.
C'était Susi Geller. D'une p‚leur mortelle, elle fit à
Johnny l'effet d'être redevenue une petite fille. Íl y a quelqu'un qui crie à côté, chez Billingsley. On dirait une femme, mais c'est difficile à dire. «a fait peur aux petits.
-D'accord, ma chérie, lui répondit Belinda, d'un ton parfaitement calme qui fit l'admiration de Marinville. Retourne dans la cuisine. On arrive dans un instant.
-O˘ est Debbie ? ª demanda l'adolescente. Du fait de leur corpulence, les Josephson l'empêchaient de voir le perron, d'o˘ elle se tenait. Ést-ce qu'elle est allée à côté ? J'avais l'impression qu'elle était juste derrière moi... Et si c'était elle qui criait ?
-Non, je suis s˚r que ce n'est pas elle, répondit Johnny, terrifié de se rendre compte qu'il était sur le point de s'esclaffer une fois de plus de manière démente. Va vite, maintenant, Susi. ª
La jeune fille retourna dans la cuisine, laissant le battant se refermer derrière elle. Les trois adultes se regardèrent un instant avec des mines tragiques de conspirateurs. Aucun ne parla. Puis Belinda rendit le cône noir à Johnny et passa en canard devant lui pour regagner la cuisine; Brad la suivit à quatre pattes. Marinville étudia le pélot encore quelques instants, réfléchissant à ce qu'avait dit la femme: une balle comme se l'imaginent les enfants. Elle avait raison. Il avait souvent rendu visite à des classes de cours élémentaire, depuis qu'il avait commencé la chronique de Kitty-Kat, et il avait eu son content de papas et de mamans affichant de grands sourires sous un soleil jaune dessinés aux crayons de couleur, de paysages délirants bien verts, feston-nés d'arbres bien marron, et l'objet avait l'air d'être tombé tel quel de l'une de ces oeuvres.
Petit morpion-mordeur Smitty, dit une voix au fond de sa tête; mais lorsqu'il voulut s'y intéresser pour lui demander si elle savait quelque chose ou se contentait seulement de faire son numéro, elle avait disparu.
Il glissa la balle dans sa poche, avec ses clés de voiture, et suivit les Josephson dans la cuisine.
Steven Jay Ames, pas vraiment arrivé classé dans la grande course au rêve américain, avait une devise, et cette devise était: PAS DE PROBLEME, MEC.
Il n'avait pu décrocher la moyenne lors de son premier semestre au MIT, en dépit des notes stra-tosphériques qu'il avait obtenues à l'examen d'entrée, mais que voulez-vous: PAS DE PROBLEME, MEC.
Il était passé d'ingénieur en électricité à ingénieur tout court, mais comme ses notes n'atteignaient toujours pas la moyenne fatidique, il avait fait sa valise pour rejoindre l'université de Boston, ayant décidé de renoncer aux terres stériles de la science pour les champs verdoyants de la littérature anglaise-Coleridge, Keats, Hardy, T.S. Eliot-, une vraie paire de guêtres qui traînait sur le plancher de l'univers et faisait le tour de l'épineuse question, bref, la grande angoisse métaphysique du xxe siècle, vieux. Il avait assez bien réussi pendant quelque temps, puis avait complètement raté sa deuxième année, victime d'une passion effrénée pour le bridge, tout autant que pour l'alcool et l'herbe rouge de Panama. Mais PAS DE PROBLEME, mec.
Il avait traîné dans le secteur de Cambridge, jouant de la guitare et draguant les filles. Il n'était pas fameux comme joueur de guitare et s'en sortait mieux au paddock, mais PAS DE PROBLEME, MEC, vraiment. Il avait simplement rangé sa guitare et gagné
New York en stop.
Depuis, il avait traîné ses guêtres dans divers bou-
lots de vendeur, fait le tour de la question épineuse comme discjockey dans une station de radio heavy-metal qui n'avait pas longtemps tenu la route à Fish-kill (New York), rempilé comme ingénieur du son dans une autre station, fait de la promo de concerts rock (six bons spectacles suivis d'un décrochage cauchemardesque de Providence en pleine nuit, en laissant une ardoise de soixante mille dollars à quelques citoyens peu commodes), mais PAS (VRAIMENT) DE PROBLEME, MEC; il était devenu gourou-chiroman-cien sur les trottoirs de Palisades Park, puis technicien de guitare. Là, il s'était senti à l'aise et il louait ses services dans tout le nord de l'…tat de New York et en Pennsylvanie. Il aimait régler et réparer les guitares, un boulot peinard. De plus, il était bien meilleur comme réparateur que comme joueur.
Pendant cette période, il arrêta aussi de fumer son gazon de Panama et de jouer au bridge, ce qui lui simplifia encore plus la vie.
Deux ans auparavant, à Albany, il s'était lié d'ami-tié avec Deke Ableson, le gérant du Club Smile, une boîte o˘ l'on pouvait se faire une bonne ventrée de blues pratiquement tous les soirs. Steve avait d'abord débarqué au Smile en tant que technicien de guitare indépendant, puis il y avait installé ses pénates lorsque le type qui tenait le bar avait eu une petite crise cardiaque. Sur le coup, ce fut un problème, peut-être le premier vrai problème de sa vie d'adulte, mais, contrairement à ce que l'on aurait pu croire, il s'accrocha en dépit de sa peur de faire une connerie et de se faire lyncher par une bande de motards ivres. Cela tenait en partie à Deke, qui ne ressemblait à aucun des tenanciers de boîte que Steve avait rencontrés jusqu'ici; car Deke n'était ni un voleur, ni un débauché, ni le genre de type à terroriser et humilier les autres pour s'affirmer. En plus, il aimait vraiment le rock and roll, alors que la plupart des propriétaires de club le détestaient, préférant Yanni, ou Zamfir et sa fl˚te de pan, quand ils étaient seuls dans leur caisse. Deke était exactement le genre de type que Steve, qui se souvenait de n'avoir rempli qu'une seule déclaration de revenus de toute sa vie, aimait vraiment: un type à Z…RO
PROBLEME.
Deke avait en plus une femme dans son genre, décontractée et douce, ayant le sens de l'humour, une poitrine splendide et pas la moindre tendance à l'infidélité, pour autant que Steve pouvait en juger.
Par-dessus le marché, Sandy était comme lui une ancienne accro des cartes; ils avaient eu de grandes conversations sur la pulsion pratiquement incontrôlable qui vous poussait à surenchérir, en particulier s'il y avait de l'argent en jeu.
En mai de cette année, on avait offert à Deke la gestion d'un club très important-genre Maison du Blues-à San Francisco, et il avait accepté. Lui et sa femme étaient partis depuis trois semaines. Il avait promis à Steve une bonne place, si celui-ci voulait bien empaqueter tout leur bordel (des albums, surtout, plus de deux mille, avec des anachronismes comme Hot Tuna, quicksilver Mes-senger Service et Canned Heat) et le convoyer jusqu'à San Francisco. Réaction de Steve: PAS DE
PROBLEME, DEKE. Hé, cela faisait près de sept ans qu'il n'avait pas été faire une virée sur la côte Ouest, et il se disait qu'un peu de changement ne lui ferait pas de mal. Histoire de recharger ces bonnes vieilles Duracell.
Il lui avait fallu un peu plus longtemps que prévu pour régler le bordel d'Albany, se procurer le bahut, le charger et prendre la route. Il y avait eu plusieurs coups de téléphone de Deke, le dernier sur un ton quelque peu tendu; et lorsque Steve le lui avait fait remarquer, Deke avait répondu: que veux-tu, c'est le résultat de trois semaines à dormir dans un sac de couchage et à tenir avec la même demi-douzaine de T-shirts. Tu rappliques ou non ?-Je rapplique, je rapplique, avait répondu Steve.-T'énerve pas, mon vieux. ª Et Steve ne s'était pas énervé. Il était parti depuis trois jours, en fait. Au début, tout bai-gnait. Puis il avait d˚ péter une Durit ou un truc comme ça, cet après-midi, et il avait pris la sortie de Wentworth, à la recherche de la Grande Station-Service Américaine; sur quoi, hou là ! une forte détonation s'était produite sous le capot, et tous les voyants du tableau de bord s'étaient mis à signaler que les nouvelles n'étaient pas bonnes. Il espérait que ce n'était qu'un joint de culasse, mais le bruit lui avait plutôt fait penser à un piston en rideau.
Toujours est-il que le petit camion Ryder, un vrai bijou depuis qu'il avait quitté New York, s'était soudain transformé en vrai catastrophe. Néanmoins, PAS DE PROBLEME, suffisait de trouver Mister Mécano soi-même et de le mettre au boulot.
Mais Steve avait pris le mauvais tournant et s'était éloigné de la zone industrielle pour se retrouver dans un quartier beaucoup plus résidentiel, pas le genre de coin o˘ traînait Mister Mécano pendant les heures de boulot. Il conduisait son bahut du bout des doigts et avec un pied de danseuse, tandis que la vapeur fusait de la calandre, que la pression d'huile tombait, que la température montait et qu'une désagréable odeur de br˚lé commençait à
s'échapper du système de ventilation... cela dit, PAS
DE PROBLEME, MEC. OU alors, un tout petit problème, disons. Vrai pour les gens de Ryder, mais Steve se doutait bien qu'ils ne seraient pas écrasés par la t‚che. C'est alors-hé, super, les gars-qu'il avait vu un petit magasin de quartier avec le panneau bleu indiquant la présence d'un taxiphone; quant au numéro à appeler en cas de pépin avec le moteur, il était coincé dans le pare-soleil, côté conducteur.
ABSOLUMENT AUCUN PROBLEME, histoire de sa vie.
Sauf que, maintenant, il en avait un. Un problème à côté duquel la maîtrise de la table de mixage, au Club Smile, était un jeu d'enfant.
Il se retrouvait dans une petite maison o˘ régnait une odeur de pipe froide, au milieu d'une salle de séjour avec, au mur, des photos d'animaux-plutôt spéciaux, d'après les légendes-, une salle de séjour o˘ seul l'énorme fauteuil informe, en face de la télé, paraissait vraiment servir, et il venait de nouer son bandana autour de sa jambe, là o˘ il avait été blessé
par balle-blessure légère, mais néanmoins blessure par balle en bonne et due forme, et les gens hurlaient, morts de frousse, et la maigrichonne en blouse sans manches était blessée elle aussi (pas légèrement, dans son cas), et dehors il y avait des cadavres, et si tout cela n'était pas un problème, alors la notion de problème, se disait Steve, dubitatif, n'avait aucun sens.
Une main lui empoigna le bras au-dessus du poignet, l'étreignant douloureusement. L'étreignant ?
Le pinçant, oui. C'était la fille en blouse bleue, celle avec les cheveux pas possibles. Ć'est pas le moment de paniquer, dit-elle d'une voix hachée.
Cette bonne femme a besoin d'aide, sinon elle va claquer, alors ne me piquez pas une crise.
-Pas de problème, ma choute ª, répondit-il. Le seul fait d'entendre des mots - n'importe lesquels-sortir de sa bouche le fit se sentir un peu plus solide.
´ M'appelle pas ma choute si tu ne veux pas que je t'appelle mon lapin ª, rétorqua-t-elle du ton sec de quelqu'un qui ne se laisse pas marcher sur les pieds.
Il éclata de rire. Cela produisait un effet extrêmement bizarre, dans cette pièce, mais il s'en fichait.
Elle aussi avait l'air de s'en moquer, le regardant avec à peine une esquisse de sourire au coin des lèvres. ´ D'accord, dit-il, je ne t'appellerai pas ma choute, tu ne m'appelleras pas mon lapin et on pani-quera pas. «a te va ?
-Ouais. Et ta jambe ?
-Ce n'est rien. Davantage une égratignure qu'une vraie blessure par balle.
-Coup de bol.
-Ouais. Je mettrais bien un peu de désinfectant dessus, si j'en trouve, mais à côté d'elle...
-Gary ! ª larmoya l'objet de cette comparaison.
Le bras, vit-il, ne tenait pratiquement plus au reste du corps, auquel il semblait n'être rattaché que par une bande de peau. Son mari, aussi maigre qu'elle (mais avec une bedaine banlieusarde en cours de développement), se démenait dans une sorte de danse frénétique. On aurait dit, songea Steve, un índigène ª dans un vieux film faisant la danse de la pluie autour d'une idole de pierre à la mine farouche.
´ Gary ! ª gémit-elle à nouveau. Un flot de sang dégoulinait régulièrement de son épaule, et tout le côté gauche de son corsage rose avait pris une nuance orange bourbeuse. Blanche comme un linge, elle avait la figure inondée de sueur et les cheveux collés en mèches sur le cr‚ne. a Arrête de jouer au clébard qui cherche un coin pour pisser et aide-moi, Gary ! ª
Hors d'haleine, elle s'adossa lourdement contre le mur qui séparait le séjour de la kitchenette. Steve s'attendait à ce que ses genoux la trahissent, mais ils tinrent bon. Elle agrippa son poignet gauche de sa main droite et tendit son bras blessé, avec pré-
caution, en direction de Steve et de Cynthia. Le bout de cartilage, luisant de sang, qui le reliait encore à
son épaule émit un gargouillis de torchon que l'on essore et Steven aurait bien voulu lui dire de ne pas toucher à son bras, d'arrêter de faire l'idiote avec car elle risquait de se l'arracher comme une aile à
un poulet trop cuit.
Gary se remit à sautiller sur place comme s'il était monté sur ressorts; deux taches rouges malsaines fleurissaient sur ses joues, tandis que le reste de son visage demeurait d'une blancheur cadavérique. Un peu plus de basse, dans l'accompagnement du piano, songea Steve.
Íl faut l'aider ! couinait Gary. Faut faire quelque chose pour ma femme ! Elle va perdre tout son sang !
-Je peux pas... ª, commença Steve.
Gary saisit Steve par le devant de son T-shirt.
quand il n'y aura plus de place en enfer, lisait-on dessus, les morts envahiront la Terre. Il tendit sa figure mince et fiévreuse vers son interlocuteur, avec dans l'oeil un éclat qui tenait autant du gin que de la panique. ´ Vous êtes de leur côté, hein ? Vous êtes avec eux ?
-Je...
-Vous êtes avec les tueurs, c'est ça ? Dites-moi la vérité ! ª
Plus en colère qu'il ne l'aurait cru possible-la colère n'étant vraiment pas son genre, d'habitude-, Steve assena un bon coup sur les mains qui s'agrippaient à son vieux T-shirt préféré et repoussa l'homme. Gary trébucha sans tomber; ses yeux s'écarquillèrent, puis se plissèrent de nouveau.
´ D'accord, dit-il. Ouais, c'est ça, d'accord. Tu l'auras voulu et tu vas l'avoir. ª Sur quoi, il essaya de se jeter sur Steve.
Cynthia s'élança entre eux, après avoir jeté un coup d'oeil à Steve-sans doute pour s'assurer qu'il n'était pas d'humeur combative-, et adressa un regard courroucé à Gary. ´ Vous avez pas fini de déconner ? ª
Gary eut un sourire entendu. Íl n'est pas d'ici, n'est-ce pas ?
-Mais bordel, moi non plus ! Je suis de Bakersfield, Californie ! C'est pas pour ça que j'en fais partie !
-Gary ! ª On aurait dit le jappement d'un chien qui vient de courir longtemps sur une route poussiéreuse et a aboyé jusqu'à l'extinction de voix. Árrête de faire le con et aide-moi ! Mon bras... ª Elle continuait de le tendre et Steve, à cet instant-là, pensa soudain à la boucherie Mucci de Newton. Un type en chemise blanche, bonnet blanc, tablier ensanglanté, tendant une pièce de viande à sa mère. A servir pas trop cuit, avec un peu de gelée à la menthe, madame Ames, et je vous garantis que plus jamais vos gosses ne vous réclameront de poulet rôti !
´ Gary ! ª
Le maigrichon à l'haleine parfumée au gin fit un pas vers sa femme, puis se tourna à nouveau vers Cynthia et Steve. Le petit sourire entendu avait disparu. Il paraissait simplement malade. ´ Je sais pas ce qu'il faut faire, avoua-t-il.
-Espèce de cervelle de piaf, demeuré, gronda Marielle d'une voix basse, exténuée. T'es vraiment le roi des crétins. ª Elle était de plus en plus blême, avait atteint ce stade légendaire de la p‚leur mortelle. Des cernes bruns se dessinaient sous ses yeux, se déplaçant comme des ailes, et son tennis gauche était d'un rouge bien franc et non plus blanc.
Elle va mourir si on ne l'aide pas tout de suite, pensa Steve. Cette idée le frappait tout à la fois de stupeur et de stupidité. C'était sans doute à une aide professionnelle qu'il pensait, à une équipe de types en blouse verte, échangeant des phrases comme:
´ 10 cc de plasma; électro, OK ? ª Mais on n'en voyait pas un seul dans le secteur, et ils n'avaient pas l'air d'arriver. On n'entendait toujours pas les sirènes, seulement les grondements du tonnerre qui battait lentement en retraite vers l'est.
Sur le mur, à la gauche de Steve, il y avait la photo encadrée d'un petit chien brun au regard extraordi-
nairement intelligent. Dessous, soigneusement écrit en caractères d'imprimerie, on lisait: DAISY, RACE
CORGI, 9 ANS. CAPABLE DE COMPTER ET D'ADDITIONNER DE
PETITES qUANTIT…S. A la gauche de Daisy, sous la vitre eclaboussée du sang de Marielle, on voyait un autre chien qui avait tout à fait l'air de sourire à
l'objectif. CHARLOTTE, RACE COLLEY, 6 ANS. CAPABLE DE
TRIER DES PHOTOS ET DE CHOISIR CELLES DES GENS
qU'ELLE CONNAIT.
Encore plus à gauche, on voyait un perroquet qui, apparemment, fumait une Camel.
´ Rien de tout cela n'arrive, déclara Steve d'un ton calme, presque joyeux, sans savoir s'il s'adressait à
Cynthia ou s'il parlait pour lui-même. Je dois être quelque part dans un hôpital. J'ai d˚ foutre le bahut contre un arbre, sur l'autoroute. C'est comme dans Alice au pays des merveilles. Version hard. ª
Cynthia ouvrait la bouche pour répondre, quand le vieux type-celui, sans doute, qui avait observé
Daisy, la chienne corgi, en train d'ajouter deux à six pour trouver huit, PAS DE PROBLEME, POUR DAISY...-
entra, un vieux sac noir à la main. Le flic-au fait, est-ce qu'il ne s'appelait pas Collie, se demanda Steve, ou bien suisje sous l'influence délirante de ces bon Dieu de photos ?-le suivait; il défaisait sa ceinture. Peter Machintruc, le mari de la femme morte à côté de la voiture, fermait la marche d'un pas mal assuré, l'air hébété.
Áidez-la ! gémit Gary, oubliant Steve et sa théorie du complot, au moins pour le moment. Aidez-la, elle est en train de saigner comme un porc !
-Vous savez bien que je ne suis pas médecin, Gary ! Rien qu'un vieux soigneur de chevaux, et...
-Je t'interdis... de me traiter de porc ª, les interrompit Marielle. Elle avait parlé d'une voix à peine audible, mais une vie sinistre brillait encore dans ses yeux, qu'elle gardait fixés sur son mari. Elle voulut se redresser, n'y parvint pas, glissant au contraire un peu plus bas le long du mur. ´ Pourquoi pas dire que je suis une truie, tant que tu y es ? ª
Le vieux soigneur de chevaux se tourna vers le flic, qui se tenait sur le seuil de la cuisine, torse nu, la ceinture tendue entre ses deux mains. Il rappelait à Steve le fouetteur, dans un bar sadomaso o˘ il avait jadis tenu les manettes pour un groupe qui s'appelait les Trous Chromés.
´ Je dois vraiment ? ª demanda le flic. Il avait lui-même pas mal perdu ses couleurs, mais donnait l'impression de bien tenir le coup, au moins jusqu'iCi.
Billingsley acquiesça et posa la sacoche sur le grand fauteuil de télé. Il fit sauter les fermoirs et commença à fouiller dedans. Ét vite. Plus elle perd de sang, plus sa situation devient critique. ª Il leva les yeux, une bobine de fil chirurgical dans l'une de ses mains déformées, des ciseaux à bout recourbé
dans l'autre. ´ Moi non plus, ça ne m'amuse pas. La dernière fois que je me suis trouvé dans une situation de ce genre, il s'agissait d'un poney qu'un chas-seur avait pris pour un daim. Il lui avait démoli un antérieur. Mettez-la aussi haut que possible sur son épaule. La boucle à hauteur de sa poitrine et serrez autant que vous pouvez.
-O˘ est Mary ? demanda Peter. O˘ est Mary ?
O˘ est Mary ? O˘ est Mary ? ª Sa voix se faisait de plus en plus plaintive. La quatrième fois qu'il répéta sa question, on aurait dit un couinement de fausset.
Il se prit brusquement le visage dans les mains, tourna le dos à tout le monde et s'appuya le front contre le mur, entre Baron, un labrador qui composait son nom à l'aide de cubes, et Dirtyface, un bouc à l'expression morose qui était soi-disant capable de jouer un certain nombre d'airs simples à l'harmo-nica. Steve se dit que si jamais il entendait un bouc lui jouer The Yellow Rose of Texas sur un Hohner, il ne lui resterait plus qu'à se flinguer.
Marielle Soderson, de son côté, observait Billingsley avec l'intensité d'un vampire regardant un type qui vient de s'entailler avec son rasoir. ´ Fait mal, coassa-t-elle. Donnez-moi quelque chose...
-Oui, répondit Billingsley, mais le tourniquet, pour commencer. ª
Il adressa au flic un signe impatient de la tête.
Entragian avança, le passant déjà pris dans la boucle de la ceinture. La maigrichonne, devenue blond foncé, tant la sueur lui imbibait les cheveux, tendit son bon bras et le repoussa avec une force surpre-
nante. Le flic ne s'y attendait pas. Il recula de deux pas, heurta le bras du vieux fauteuil et tomba dedans. Il avait l'air d'un comique qui vient de glisser sur une peau de banane dans un film.
Marielle n'eut même pas un coup d'oeil pour lui.
Toute son attention était concentrée sur le vieux véto et sa sacoche noire.
´ Tout de suite ! ª On aurait littéralement dit qu'elle aboyait. ´ Donnez-moi quelque chose tout de suite, espèce de vieux chnoque, sinon je vais crever ! ª
Le flic réussit à s'extraire du fauteuil et croisa le regard de Steve. Ce dernier comprit, acquiesça et commença à se diriger vers la femme qui s'appelait Marielle, la contournant par la droite. Fais gaffe, se disait-il, elle flippe complètement, elle est capable de te griffer ou de te mordre, n'importe quoi, alors fais gaffe.
D'une poussée contre le mur, elle se redressa, oscilla sur place, reprit son équilibre et s'avança vers le vieux véto. Elle tendait une fois de plus son bras devant elle, comme si c'était la pièce à conviction numéro un dans un procès. Billingsley recula d'un pas, et jeta un coup d'oeil nerveux au flic et à
Steve.
´ File-moi du Démerol, chameau ! aboya-t-elle de sa voix épuisée. File-m'en ou je t'étrangle jusqu'à ce que tu en chies dans ton froc ! Je... ª
Le flic, après un nouveau mouvement de la tête adressé à Steve, bondit sur la gauche; Steve en fit autant de son côté et passa un bras autour du cou de la femme. Il ne tenait pas à l'étouffer, mais redoutait de passer trop loin derrière elle, de prendre son bras blessé par erreur et de lui faire encore plus mal. ´ Restez tranquille ! ª cria-t-il. Il n'avait pas eu l'intention de crier, simplement de parler d'un ton normal, mais c'était sorti comme ça. En même temps, le flic passait la boucle par la main gauche de la femme et la faisait remonter le long de son bras.
´ Tenez-la bien, mon vieux. Empêchez-la de bouger ! ª
Ce que fit Steve, pendant deux ou trois secondes; puis une goutte de transpiration, chaude et piquante, lui tomba dans l'oeil et il rel‚cha son étreinte au moment o˘ Collie Entragian commen-
çait à resserrer son garrot improvisé. Marielle s'arc-bouta vers la droite, sans quitter le vieux véto de son sinistre regard de rapace, et son bras se retrouva entre les mains du flic. Steve remarqua la montre toujours en place, une Indiglo dont l'aiguille des secondes était arrêtée entre quatre et cinq. La ceinture resta accrochée à l'épaule un instant, puis tomba au sol, la boucle ne contenant plus rien. Cynthia hurla, les yeux écarquillés. Le flic contemplait, bouche bée, le membre qu'il tenait entre ses mains.
´ Mettez-le sur de la glace ! rugit Gary. Sur de la glace, tout de suite ! Tout de s... ª Puis, d'un seul coup, il parut se rendre compte de ce qui était arrivé. De ce que le flic tenait à la main. Il ouvrit la bouche, tourna la tête d'une manière curieuse et dégobilla sur la photo du perroquet fumeur.
Marielle ne remarqua rien de tout cela. Elle tituba vers le vétérinaire, lequel était manifestement terrifié, tendant la main qui lui restait. ´ Faites-moi une piq˚re ! Tout de suite, vous m'entendez ? Espèce de vieux débris ! Une putain de pi... piq˚... ª
Elle tomba à genoux, la tête pendante. Puis, avec un immense effort, redressa le menton. Un instant, son regard vrilla les yeux de Steve. Ét vous, bordel, d'o˘ vous sortez ? ª demanda-t-elle d'une voix claire, parfaitement compréhensible, avant de s'effondrer doucement au sol. Son cr‚ne se retrouva à
quelques centimètres des pieds de Peter, l'homme qui avait perdu sa femme. Jackson, se dit soudain Steve. Ouais, c'est son nom, Jackson. Peter Jackson se tenait toujours le front appuyé au mur, le visage dans les mains. S'il recule d'un seul pas, songea Steve, il va lui marcher dessus.
´ Bordel de merde ª, murmura le flic, stupéfait. Il eut l'air de se rendre compte qu'il tenait toujours le bras de la femme à la main. La démarche raide, il passa dans la cuisine, tenant le membre loin devant lui. Le chuintement sibilant de la pluie faisait à
Steve l'effet d'être très fort.
Állons-y, dit alors le vieux débris, comme s'il se réveillait. On n'en a pas encore fini. Passez-lui cette ceinture, fiston, serrez-la contre sa poitrine. «a ira ?
-Je crois ª, répondit Steve, qui fut néanmoins très soulagé lorsque Cynthia, la petite vendeuse, ramassa la ceinture et s'agenouilla à côté de la femme inconsciente.
Extrait du Ćorridor de Force ª, épisode 55 de MotoKops 2200, téléfilm original d'Allen Smithee: ACTE II
FONDUSUR:
INT.CENTRE DECR~SE, qG DE ~MoToKoPs
La pièce est comme toujours dominée par l'énorme
´ écran de situation ª. Debout sur son flotteur, le colonel Henry a l'air grave. Assis au fer à cheval, le reste de l'escouade: Snake Hunter, Bounty, le major Pike, Rooty et Cassie.
Sur l'écran de situation: vue de l'espace. Au loin, la Terre, réduite à une piécette vert-bleu, l'air SNAKE HUNTER (avec son ton méprisant habituel) Alors c'est quoi, la grande affaire ? Je ne vois rien de spécialement... qu'est-ce que ? ? ?
Soudain, le Corridor de Force apparaît sur l'écran, le remplissant presque, effaçant les étoiles des deux côtés. C'est comme de voir arriver le vaisseau de Darth Vader au début de La Guerre des étoiles: en un mot, effrayant !
Le Corridor de Force est constitué de deux longues plaques de métal sur lesquelles sont disposées, à
intervalles réguliers, de grosses pièces cubi-ques. Le Corridor de Force bourdonne de manière menaçante, et on voit crépiter des flammes bleues entre les cubes.
Cassie étouffe un cri et regarde, effondrée, l'écran de situation. Le colonel Henry appuie sur un bouton et l'écran passe en arrêt sur image. On voit toujours la Terre, encadrée par le corridor, paraissant prise dans un maillage électrique potentiellement mortel !
LE COLONEL HENRY (à Snake Hunter) La voilà, la grande affaire ! Le Corridor de Force, oeuvre d'une race d'extraterrestres dis-parue depuis longtemps ! Un système destruc-teur, et qui se dirige droit sur la Terre !
O mon Dieu !
CASSIE (désespérée)
LE COLONEL HENRY
Détendez-vous, Cassie, il est encore à cent cinquante mille années-lumière. La mise en place s'effectue en deux fois.
LE MAJOR PIKE
oui, mais à quelle vitesse se déplace-t-il ?
LE COLONEL HENRY
C'est le problème. Disons que si nous ne réglons pas cette crise au cours des prochaines soixante-douze heures, vous feriez mieux de changer de projets pour le week-end.
ROOTY
Root-Root-Root-Root !
SNAKE HUNTER
La ferme, Rooty. (Au colonel Henry :) quel est notre plan ?
Le colonel Henry s'élève sur son flotteur, afin de pouvoir explorer quelques-uns des cubes en relief sur la partie interne du corridor.
LE COLONEL HENRY
Les mesures de la sonde télémétrique donnent une longueur de plus de trois cent mille kilo-
mètres sur quatre-vingt mille de large pour le Corridor de Force-un couloir de la mort dans lequel rien ne peut survivre ! Il a cependant peut-être un point faible ! Je crois que ces cubes sont des générateurs. si nous pouvions les détacher. . .
BOUNTY
Est-il question d'un assaut avec les véhicules à champ d'énergie, patron ?
Gros plan sur le visage fermé du colonel Henry.
LE COLONEL HENRY
Les VACES sont la seule chance de la Terre.
INT. CENTRE DE CRISE, AVEC LES ~MOTOKOPS
SNAKE HUNTER
Un assaut au champ d'énergie ? «a pourrait nous mener tout droit au paradis, un truc pareil !
Roo~Y
Root-Root-Root-Root !
TOUS
La ferme, Rooty !
INT COULOIR DANS LE CENTRE DE CRISE
Le colonel Henry et Cassie Styles en tête, les autres MotoKops sur les talons. Rooty, comme d'habitude, est à la traîne.
LE COLONEL HENRY
vous êtes soucieuse, ma petite.
CASSIE
Evidemment ! Snake Hunter a raison ! ~Les véhi-
cules à champ d ~ énergie Il ~ ont j amais été conçus pour subir les efforts d'un assaut en espace prof ond !
LE COLONEL HENRY
Pourtant, ~vous avez autre chose en tête.
CASSIE
~vos dons de télépathie sont détestables, parfois, Hank.
LE COLONEL HENRY
Allez... dites-moi tout.
CASSIE
quelque chose m'inquiète dans la forme de ces cubes. Et si ce n'étaient pas des générateurs ?
LE COLONEL HENRY
Et que pourraient-ils bien être d'autre ?
Ils ont atteint la porte coulissante donnant dans le hangar à VACES. Le colonel Henry colle sa main contre la serrure et la porte s'ouvre.
CASSIE
Je ne sais pas, mais...
INT.HANGARAVACES, LES ~MOTOKOPS
Cassie a le souffle coupé, ses yeux s'agrandis-sent. Le colonel ~Henry, la mine toujours sévère, la prend par l'épaule. Les autres membres de l'escouade se rassemblent autour d'eux.
SNAKE HUNTER
Ouais, Rooty, absolument d'accord !
I1 regarde, l'air furieux, le sinistre visiteur qui s'est glissé entre son Tracker Arrow et le
~lso
Rooty-Toot de Rooty, le Meatwagon, qui bourdonne faiblement.
LE COLONEL HENRY
MotoKops, préparez-vous au combat !
SNAKE HUNTER (son pistolet paralyseur déjà à la main) J'vous ai pris de vitesse, patron.
Les autres s'arment.
INT.VACE MEATWAGON
La tourelle recule, révélant Sans-~visage, toujours aussi sinistre dans son uniforme noir. Derrière lui, devant le tableau de bord, est assise la comtesse Lili, toujours aussi hautaine et sexy.
L'hypno-joyau scintille fébrilement à son Cou, passant par toutes les couleurs du spectre.
SANS- VI SAGE
Elotteur, comtesse. Tout ~de suite !
LA COMTESSE LILI
~Oui, excellence.
~La comtesse tire sur une manette. ~Un flotteur apparaît. Sans-~visage y monte et rejoint le sol ~du hangar enun clin d'oeil. I1 n'est pas armé et le colonel Henry s'avance vers lui en rengainant son propre paralyseur.
LECOLONEL HENRY
Pas un peu loin de la maison, Sans-~visage ?
SANS-VISAGE
Notre maison est là o˘ se trouve notre coeur, mon cher Hank.
BOUNTY
~C'est pas le moment de faire de l'esprit.
SANS-VISAGE
Tout à fait d'accord, en effet. Le Corridor de Force approche. Vous prévoyez, colonel Henry, un assaut par VACE...
LE NAJOR PIKE
SANS-VISAGE (glacial ~)
Parce que c'est ce que je ferais, idiot ! (Au colonel Henry :) Un assaut par VACE est terriblement risqué, mais c'est peut-être la dernière chance de la Terre. Vous allez avoir besoin d'un maximum de champs et vous ne disposez d'aucun véhicule aussi puissant que mon Meatwagon.
SNAKE HUNTER
question d'opinion, pauv' cloche. Mon Tracker Arrow...
LECOLONEL HENRY
Arrêtez ces bêtises ! (A Sans-Visage : ) que m'offrez-vous ?
SANS-VISAGE
que nous mettions nos forces en commun jusqu'à
la fin de la crise. qu'on laisse tomber les vieilles querelles, au moins temporairement.
Une attaque conjointe du Corridor de Force.
Il tend sa main gantée de noir. Le colonel Henry tend la sienne, mais le major Pike s'avance entre eux. Ses yeux en amande sont écarquillés, et sa corne buccale frissonne d'inc~luiétude.
MAJOR PIKE
Ne faites pas ça, Hank ! On ne peut lui faire confiance ! C'estunpiège !
SANS- VISAGE
Je comprends ce que vous ressentez, major...
nous le ressentons tous les deux, n'est-ce pas, comtesse ?
LA COMTESSE LILI Oui, Excellence.
SANS- VISAGE
Mais cette fois il n'y a pas de piège, pas de cartes dans les manches.
LE COLONEL HENRY (au major Pike) Et nous n'avons pas le choix.
SANS- VISAGE
En effet, nous ne l'avons pas. Les minutes nous sont comptées.
Le colonel Henry serre la main de Sans-Visage.
Associés ?
Pour le moment.
SANS- VISAGE
T E COLONEL HENRY
.
Root-Root-Root-Root !
FONDU AU NOIR. FIN ACTE I I .
(Pas corrigé le passage précédent)
Chapitre 6
Adoptant les intonations de Ben Cartwright, le patriarche de Ponderosa, Tak dit: ´ Ma'am, vous me donnez l'impression de vouloir prendre la poudre d'escampette.
-Non, je... ª C'était bien sa voix, mais faible et lointaine, comme une transmission radio venue de la côte Ouest par temps de pluie. ´ J'allais juste au magasin. On commence à manquer de... ª De quoi, au fait ? De quoi pourrait-on manquer qui présente un intérêt quelconque pour ce monstre ? Gr‚ce au Ciel, quelque chose lui vint à l'esprit. ´ De sirop de chocolat ! De Hershey's ! ª
Il franchit le seuil et se dirigea vers elle, Seth Garin dans son caleçon MotoKops, et elle vit alors une chose stupéfiante, horrible: les orteils du gar-
çon traînaient sur la moquette mais, sinon, il flottait comme un ballon qui aurait eu la forme d'un enfant.
C'était bien le corps de Seth, émouvant avec ses poignets et ses chevilles crasseux, mais dans ses yeux ce n'était pas lui. Pas du tout lui. Rien que la chose qui paraissait sortie tout droit des marécages.
Élle a dit qu'elle allait juste faire un tour au magasin en bas d'la rue ª, fit la voix de Ben Cartwright. Tak pouvait bien être un monstre, il avait d'indéniables dons d'imitateur. Fallait le reconnaître. ´ qu'est-ce t'en penses, Adam ?
-qu'elle ment, Paw ª, répondit la voix de Per-nell Roberts, l'acteur qui tenait le rôle d'Adam Cartwright. Roberts avait fini par perdre ses cheveux, mais il était le meilleur du lot; ceux qui avaient tenu les rôles de son père et de ses frères étaient tous morts, depuis que Bonanza s'était enfoncé dans le crépuscule des redifs et de la télé c‚blée.
Retour à la voix de Ben tandis qu'il se rapproche; il est suffisamment près pour que lui parvienne l'odeur amère de la transpiration, occultant presque les derniers effluves du shampooing No More Tears.
Et toi, qu'est-ce t'en penses, Hoss ?
-Elle ment, Paw ª, fit la voix de Dan Blocker...
et un instant le petit garçon qui flottait presque eut vraiment l'air d'être Blocker.
Ét toi, Little Joe ?
-Elle ment, Paw.
-Root-Root-Root-Root !
-La ferme, Rooty. ª (Voix de Snake Hunter.) On aurait dit qu'une bande invisible de fous pleins de talent faisait tout un numéro pour elle. quand la chose devant elle reprit la parole, Snake Hunter avait disparu et Ben Cartwright, ce MoÔse sévère de la Sierra Nevada, était revenu. Ón n'est pas très tendre avec les menteurs et les menteuses, ma'am.
Ni avec ceux qui prennent la poudre d'escampette.
D'après vous, qu'est-ce que vous méritez ? ª
Ne me faites pas de mal, essaya-t-elle de dire, mais pas un mot ne sortit de sa bouche, pas même un balbutiement. Elle tenta de brancher une sorte de circuit interne, visualisant le petit téléphone rouge, sauf qu'il y avait maintenant le nom de SETH
imprimé dessus. Elle eut peur de chercher à joindre directement l'enfant, mais elle ne s'était jamais trouvée dans une situation comme celle-ci. Si la chose décidait de la tuer...
Elle voyait le téléphone dans sa tête, se voyait parler dedans, et ce qu'elle avait à dire était d'une douloureuse simplicité: Ne le laisse pas me faire de mal, Seth. Tu avais un certain pouvoir sur lui, au début, je le sais. Pas beaucoup, peut-être, mais un peu. S'il t'en reste encore, si tu as encore la moindre influence sur lui, je t'en prie, ne le laisse pas me faire du mal, je t'en prie, empêche-le de me tuer. Pas tout de suite.
Elle chercha quelque signe d'humanité dans les yeux de la chose qui flottait, une trace de la présence de Seth, mais elle ne vit rien.
Soudain, sa main gauche s'éleva et retomba brutalement contre sa joue droite, avec un bruit de petit bois que l'on brise. La chaleur l'envahit, comme si l'on venait d'allumer une lampe à W de ce côté-ci de son visage. Son oeil gauche se remplit de larmes.
C'est sa main droite qui s'élevait maintenant, comme un serpent de fakir de son panier. Elle s'immobilisa à hauteur de sa figure, puis se replia lentement en poing.
Non, essaya-t-elle de dire, non, je t'en prie, Seth, non, ne le laisse pas faire; mais rien ne se passa cette fois non plus, et le poing lui dégringola dessus, les phalanges très blanches dans la pénombre de la pièce, et son nez lui fit l'effet d'exploser, envoyant en l'air des nuées de points blancs comme des papillons. Ils dansèrent frénétiquement devant ses yeux tandis qu'un sang tiède se mettait à lui couler sur les lèvres et le menton. Elle vacilla et fit un pas en arrière.
Ćette femme est un affront à la justice du XXIII~e siècle ª, dit le colonel Henry de sa voix sévère
-une voix qu'elle trouvait plus détestable et plus imbue d'elle-même à chaque fois que passait un épisode du foutu dessin animé. Élle a besoin d'être sévèrement corrigée. ª
Hoss: Éxact, colonel ! Faut montrer à cette salope qui c'est qui commande ici !
-Root-Root-Root-Root ! ª
Cassie Styles: ´ Je suis d'accord avec Rooty ! Et une petite séance adoucissante serait une bonne manière de commencer ! ª
Elle s'était remise à marcher-ou plutôt, ça la faisait marcher. Le séjour défila devant ses yeux comme un paysage par les fenêtres d'un wagon. Sa joue la br˚lait. Son nez lui faisait mal. Elle sentait le go˚t du sang sur ses dents. Elle se représentait maintenant le visiophone MotoKops, se voyait parlant face à face avec Seth sur cet appareil de science-fiction. Je t'en prie, Seth, c'est ta tante Audrey; tu devrais me reconnaître, même avec la couleur de mes cheveux qui a changé. C'est Tak qui m'a obligée à les teindre pour qu'ils ressemblent à ceux de Cassie, mais c'est toujours moi, tante Audrey, celle qui t'a pris avec elle, qui s'occupe de toi, qui essaie, en tout cas, et c'est à ton tour de t'occuper de moi, empêche-le de me faire trop de mal, Seth, je t'en prie, empeche-le
L'éclairage n'était pas mis dans la cuisine, réduite à un chaudron d'ombres grouillantes. Tandis qu'elle était propulsée au-dessus du lino (d'une couleur gaie quand il était propre, mais encrassé et jaun‚tre, pour l'instant), une pensée lui vint à l'esprit, une pensée à la logique effrayante: pourquoi Seth devrait-il l'aider ? Même s'il recevait ses messages et même s'il était capable d'intervenir, pour quelle raison le ferait-il ? Fuir Tak revenait à abandonner Seth à son sort, et c'était précisément ce qu'elle venait de tenter. Si le garçon était encore là, il devait le savoir aussi bien que Tak.
Un sanglot lui échappa, aussi faible et lointain que le souffle d'un invalide; les doigts ensanglantés de sa main droite cherchèrent l'interrupteur à
t‚tons, le trouvèrent. Elle alluma.
´ Faut l'adoucir, Paw ! s'écria Little Joe Cartwright. Faut l'adoucir, par le diable ! ª La voix dérapa soudain pour devenir le rire haut perché de Rooty le Robot. Audrey se prit à regretter de ne pas être folle. Ce serait toujours mieux que ça, non ?
Forcément.
Au lieu de cela, passagère impuissante dans son propre corps, elle ne put que subir ce que Tak lui faisait faire: tourner, se diriger vers l'étagère à épices et tendre la main droite pour ouvrir le placard situé au-dessus. La main gauche bouscula un Tupperware qui dégringola au sol en répandant des macaronis un peu partout sur le lino; ce fut ensuite le tour de la farine, qui atterrit à côté de son pied et dont un nuage vint lui blanchir les jambes. La main gauche s'enfonça dans l'espace vide et saisit un pot de miel en plastique souple, en forme d'ours. La main droite dévissa le couvercle et le balança. Et l'ours se retrouva la tête à l'envers au-dessus de sa bouche grande ouverte.
La main gauche, celle qui entourait le ventre rond de l'ours, se mit à le presser rythmiquement, à la manière dont elle pressait jadis la poire de la trompe montée sur sa bicyclette Schwinn. Le sang qui coulait de son nez glissa au fond de sa gorge.
Puis le miel lui remplit la bouche, épais et d'une douceur écoeurante.
Ávale ! cria Tak, en n'empruntant cette fois la voix de personne. Avale ça, salope ! ª
Elle avala. Une fois, deux fois, trois fois. A la troisième, sa gorge lui fit l'impression de se fermer complètement. Elle essayait de respirer et n'y parvenait pas. Le passage était obstrué par une colle douce‚tre, cauchemardesque. Elle tomba à genoux et commença à avancer à quatre pattes dans la cuisine, sa chevelure d'un roux sombre lui pendant devant les yeux, éructant d'épais caillots de miel ensanglantés. Elle en avait jusque dans le nez, et il dégoulinait aussi de ses narines.
Elle crut pendant quelques instants qu'elle n'allait plus jamais pouvoir respirer, et les papillons blancs qui dansaient devant ses yeux devinrent noirs. Je vais me noyer, pensa-t-elle, je vais me noyer dans du miel Sue Bee.
Puis le passage se dégagea, du moins un peu, suffisamment pour lui permettre d'inhaler, hoque-tante, un peu d'air, qu'elle fit descendre laborieusement dans sa gorge engluée, tandis qu'elle pleurait de terreur et de douleur.
Tak se laissa tomber sur les genoux écorchés de Seth Garin, devant elle, et se mit à lui hurler sous le nez. Ńe recommence jamais à vouloir ficher le camp ! Jamais ! Jamais ! Tu comprends ? Hoche ce qui te sert de tête, grosse vache, pour me montrer que tu as compris ! ª
Les mains de Tak-les mains qu'elle ne pouvait voir, celles qui étaient dans ce qui lui servait de tête-l'agrippèrent et, d'un seul coup, elle se mit à
branler furieusement du chef, au point que son front heurtait le sol à chaque descente tandis que Tak riait. «a riait ! Elle se dit qu'il allait lui cogner la tête ainsi jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse; alors, il la laisserait au milieu du magma-macaronis, farine, miel-qui tapissait le sol.
Puis tout s'arrêta aussi soudainement que cela avait commencé. Les mains avaient disparu. La sensation de sa présence mentale aussi. Elle leva les yeux craintivement, s'essuyant le nez d'un revers de main, la respiration encore laborieuse, secouée de hoquets qui étaient presque des haut-le-coeur. Son front pulsait douloureusement et elle le sentait qui enflait déjà.
Le garçon la regardait. Elle pensa que c'était bien son neveu. Elle n'en était pas tout à fait s˚re, mais...
Śeth ? ª
Il resta un instant accroupi devant elle, sans broncher, sans hocher la tête. Puis il tendit une patte sale et essuya le miel qui lui coulait sur le menton avec des doigts qu'elle sentait à peine.
Ó˘ est-il passé ? O˘ est Tak ? ª
Il fit un effort. Elle le voyait se débattre. Contre sa peur, peut-être, mais elle n'était pas s˚re que c'était ce qu'il éprouvait. Même s'il en ressentait, c'était plutôt avec son système défectueux de communication qu'il luttait en ce moment. Il émit un gargouillis, un bruit d'air dans des canalisations, et elle se dit que c'était sans doute les seuls sons qu'il parviendrait à émettre. Mais, à l'instant o˘ elle était sur le point de se remettre debout, deux mots sortirent de la bouche de Seth.
´ Parti. Construit... ª
Elle le regarda, respirant encore par des voies aériennes engluées de miel, mais l'ayant oublié. Elle sentit son coeur se mettre à battre un peu plus vite au mot ´ parti ª. Elle n'aurait pourtant pas d˚ se faire d'illusions, surtout après ce qui venait de se passer. Cependant...
Íl est quelque part, mon chéri ? Dans une construction ? C'est ce que tu veux dire ? quelle construction ?
-Construit ª, répéta Seth, secouant la tête de droite à gauche sous l'effort. Pour ajouter finalement: ´ Fabrique. ª
Il avait bien dit un verbe, et non une partie de nom. Tak construisait. Tak fabriquait. Mais que fabriquait-il... en dehors de les terroriser ?
Íl, reprit Seth, il... il... il ! ª
Le garçon se donna un coup de poing sur la cuisse, frustré comme elle ne l'avait encore jamais vu. Elle lui saisit la main et lui déplia doucement les doigts.
Ńon, Seth. ª Elle sentit son diaphragme se contracter à nouveau, comme pour vomir le miel qui lui pesait encore sur l'estomac, mais elle se contrôla.
Ńon, mon chéri, il ne faut pas. Détends-toi. Dis-le-moi si tu peux. Sinon, ça ne fait rien. ª Un mensonge, mais si elle le poussait dans ses derniers retranchements, il n'arriverait jamais à sortir quelque chose. Pis, il risquait de fuir-et, en fuyant, de laisser la place bien chaude et d'accès facile pour Tak.
Íl... ! ª Seth toucha les oreilles d'Audrey, puis porta les mains aux siennes et les repoussa vers l'avant. Elle se rendit compte qu'elles étaient sales également, à la suite des longues heures qu'il avait passées dans le bac à sable; crasseuses, même, et elle acquiesça. Oui, elle avait compris. quand Seth essayait vraiment, il s'en sortait très bien, aussi bien qu'il le fallait, en tout cas.
Il t'écoute, lui avait dit le garçon. Tak t'écoute avec mes oreilles. Bien entendu. «a l'écoutait. Tak le Magnifique, la créature aux mille voix (la plupart du temps avec l'accent traînant du Sud) dotée d'une paire d'oreilles.
C'était Tak qui s'était mis à genoux devant elle, mais ce fut Seth qui se releva, un petit garçon maigrichon en sous-vêtements sales. Il se dirigea vers la porte, puis fit demi-tour. Audrey était toujours à quatre pattes, en train de calculer si elle pouvait s'appuyer sur le comptoir ou s'il valait mieux s'en rapprocher un peu avant.
Elle eut tout d'abord un mouvement de recul en le voyant revenir sur ses pas, pensant que Tak était de retour, croyant apercevoir l'éclat de son intelligence dans l'oeil de Seth. Mais lorsqu'il fut près d'elle, elle vit qu'elle avait commis une erreur bien compréhensible. Seth pleurait. Elle ne l'avait jamais vu pleurer auparavant, même pas quand il arrivait après s'être écorché les genoux ou cogné la tête. Jusqu'à cet instant, elle avait même douté qu'il puisse pleurer.
Il passa un bras autour du cou de sa tante et appuya son front contre elle. Cela lui fit mal, mais elle ne se retira pas. L'espace d'une seconde, il lui vint à l'esprit l'image brouillée mais très intense du téléphone rouge; l'appareil avait pris des proportions gigantesques. Puis l'image disparut, et la voix de Seth s'éleva dans sa tête. Elle avait eu à plusieurs reprises l'impression de l'entendre, comme s'il essayait d'entrer en contact avec elle par télépathie.
Impression qui se produisait la plupart du temps quand elle sombrait dans le sommeil ou au moment du réveil; impression également toujours lointaine, comme une voix qui appelle à travers un épais brouillard. Là, en revanche, la voix était étonnamment proche; c'était celle d'un enfant très intelligent et nullement handicapé.
Je ne t'en veux pas parce que tu voulais t'enfuir, dit la voix. Il parlait vite, furtivement. Comme un écolier qui chuchote quelque chose à l'oreille de son voisin pendant que le maître tourne le dos. Tu dois rejoindre les autres, ceux qui sont de l'autre côté de la rue. Il va falloir que tu attendes un peu, mais ce ne sera pas long. Parce qu'il..
Plus de paroles; une autre image brouillée lui remplit complètement le cerveau, chassant temporairement toute pensée. Seth, habillé en fou, chapeau à clochettes compris. Il jonglait, mais pas avec des balles: avec des poupées. Des petites poupées en porcelaine. Des Hummel. Mais ce n'est qu'au moment o˘ il en laissa tomber une qui se brisa et o˘ elle vit le visage défiguré de Mary Jackson gisant à côté de l'une des babouches rouge et blanc du fou qu'elle réalisa que les poupées étaient celles de ses voisins. Elle supposa qu'elle était en partie responsable de cette image, car elle avait vu les figurines Hummel de Kirstie Carver un millier de fois-un passe-temps fastidieux s'était-elle dit-mais elle comprit que rien de ce qu'elle pourrait bien ajouter ne changerait quoi que ce soit à ce que Seth essayait de lui faire saisir. Peu importait à quelle t‚che délirante Tak s'adonnait-ce qu'il construisait, fabriquait: cette t‚che le tenait très occupé.
Pas au point de ne pas me voir quand j'ai foncé
vers la porte, il y a dix minutes, pensa-t-elle. Pas au point de l'empêcher de m'arrêter. Pas au point de l'empêcher de me punir non plus. Ce sera peut-être du sel, la prochaine fois, et non du miel, qu'il m'obli-gera à ingurgiter.
Ou de l'eau de Javel.
Je t'avertirai, le moment venu reprit la voix de l'enfant. …coute-moi, tante Audrey. Après le prochain passage des VACES. …coute-moi bien. C'est important que tu t'en ailles, parce que...
Cette fois-ci, de nombreuses images se succédè-rent. Certaines étaient trop fugitives, impossibles à
identifier, mais elle en saisit quelques-unes: une boîte de conserve Chef Boy-Ar-Dee vide dans la poubelle, un vieux siège de toilettes cassé et renversé, à
la décharge publique, une voiture sur cales, sans roues ni vitres. Des objets cassés. Des objets hors d'usage.
La dernière chose qu'elle vit, avant la rupture du contact, fut le portrait d'elle-même posé sur la table, dans l'entrée. Les yeux avaient disparu, arrachés.
Seth la rel‚cha et se recula, la regardant pendant qu'elle s'agrippait au comptoir et se remettait péniblement debout. Son estomac, alourdi de tout le miel que Tak l'avait forcée à avaler, lui faisait l'effet d'un contrepoids. Seth avait repris son aspect habituel, distant, coupé du reste du monde, aussi dépourvu d'émotions qu'un rocher. Il y avait cependant ces traces claires sous ses yeux. Oui, il y avait cela.
Áh-oh ª, dit-il de sa voix sans timbre-elle s'était demandé, avec Herb, si cela ne voulait pas dire Audrey hello-, avant de sortir de la cuisine. Il retourna dans l'alcôve, o˘ la fusillade battait son plein. Et lorsque le film serait terminé ? Il le rembo-binerait, selon toute vraisemblance, pour le faire défiler à nouveau.
Mais il m'a parlé, pensa-t-elle. Fort, dans ma tête.
Sur son téléphone PlaySkool. Sauf que son modèle est fichtrement gros !
Elle sortit le balai du placard et entreprit de ramasser les macaronis et la farine. Dans l'alcôve, Rory Calhoun rugissait: ´ Tu ne vas nulle part, espèce de dégonflé de Yankee !
-Il y a peut-être moyen de faire autrement, Jeb, murmura Audrey tout en balayant.
-Il y a peut-être moyen de faire autrement, Jeb ª, dit Ty Hardin, le shérif adjoint Laine dans le film, sur quoi le méchant colonel Murdock l'abattit.
Son dernier crime; dans trente secondes, il allait lui-même se faire descendre.
Audrey sentit son diaphragme se contracter de nouveau. Fort. Elle alla jusqu'à l'évier, sans l‚cher son balai, et se pencha. Elle fut secouée de hoquets, mais rien ne vint. Au bout de quelques instants, les contractions s'arrêtèrent. Elle ouvrit le robinet d'eau froide et but directement dessous, puis s'aspergea délicatement le front, o˘ elle sentait toujours battre le sang. «a faisait du bien. Merveilleux.
Elle referma le robinet et alla chercher la pelle dans le placard. Tak construisait, avait dit Seth, fabriquait quelque chose. Mais quoi ? Et tandis qu'elle s'agenouillait péniblement près du tas de débris, tenant le balai d'une main et la pelle de l'autre, une question plus angoissante lui vint à
l'esprit: si elle parvenait à s'enfuir, qu'est-ce que ça ferait à son neveu ? qu'est-ce que ça ferait à
Seth ?
Belinda Josephson tint la porte ouverte pour son mari puis se redressa et regarda autour d'elle. La suspension, au milieu de la pièce, n'était pas allumée, mais on y voyait un peu mieux. Les nuages se dissipaient et elle se dit que dans une heure ou deux il ferait de nouveau chaud et beau.
Elle consulta l'horloge murale, au-dessus de la table, et éprouva un léger sentiment d'irréalité.
Seize heures trois ? …tait-il possible que si peu de temps se soit écoulé ? Elle regarda plus attentivement, et constata que l'aiguille des minutes ne bougeait pas. Elle tendit la main vers l'interrupteur au moment o˘ Johnny entrait à son tour dans la cuisine à quatre pattes.
Ć'est pas la peine ª, dit Jim Reed, assis sur le sol, entre le frigo et la cuisinière, le petit Ralph Carver sur les genoux. Ce dernier suçait son pouce; il avait le regard vide, apathique. Belinda ne l'avait jamais beaucoup aimé et, à sa connaissance, personne dans la rue ne l'appréciait-mis à part, supposait-elle, son père et sa mère-, mais elle ne s'en apitoya pas moins sur son sort.
´ Pas la peine de quoi ? demanda Johnny.
-D'allumer. Il n'y a plus de courant. ª
Belinda le crut mais n'en manipula pas moins l'interrupteur à plusieurs reprises. Rien.
Il y avait du monde dans la pièce, onze personnes, elle-même comprise, mais le silence hébété qui régnait donnait l'impression qu'ils y étaient moins nombreux. Ellie Carver reniflait de
temps en temps, mais elle avait le visage enfoui contre le sein de sa mère et dormait peut-être. David Reed tenait Susi Geller par les épaules; la mère de l'adolescente en faisait autant de l'autre côté (la vei-narde, tout ce réconfort, pensa Belinda). Cammie Reed, la mère des jumeaux, était adossée à une porte sur laquelle un panneau indiquait CE BON
vieux PLACARD A BALAIS. Belinda se dit que Cammie n'était pas autant sonnée que les autres; elle avait une expression froide et songeuse dans le regard.
´ Tu as dit que tu avais entendu crier, mais je n'entends rien, observa Johnny à l'intention de Susi.
-«a s'est arrêté, répondit l'adolescente, morose.
C'était peut-être Mme Soderson.
-Oui, c'était bien elle ª, intervint Jim. Il déplaça Ralphie sur ses genoux et fit la grimace. ´ Je l'ai reconnue. On l'entend gueuler après son mari depuis qu'on est nés ou presque. N'est-ce pas, Dave ? ª
Le garçon acquiesça. ´ Moi, il y a longtemps que je l'aurais étranglée. Vraiment.
-Ah, mais tu ne picoles pas, toi, mon garçon ª, répliqua Johnny dans sa meilleure imitation de W.C. Fields. Il décrocha le téléphone, écouta, manipula la touche 0 deux ou trois fois, puis raccrocha.
´ Debbie est morte, non ? demanda Susi à
Belinda.
-Chut, ma chérie, tais-toi ª, dit Kim Geller, d'un ton inquiet.
Sa fille n'y fit pas attention. Élle n'est pas du tout allée dans l'autre maison, n'est-ce pas ? Ce n'est pas la peine de mentir. ª
C'était précisément ce que Belinda envisageait de faire. Susi lui rappelait un peu Frère Lapin demandant à ce qu'on ne le jette pas dans les ronces, mais cela ne lui semblait pas pour autant la bonne méthode. Elle savait d'expérience que les mensonges, même avec les meilleures intentions du monde, ne font en général qu'aggraver les choses. Les rendre encore plus délirantes. Et Belinda Josephson estimait qu'elles l'étaient déjà suffisamment comme ça.
Óui, ma chérie ª, répondit-elle, étonnée, une fois de plus, d'entendre l'accent du Sud reprendre le dessus dans sa voix, comme à chaque fois qu'elle avait une mauvaise nouvelle à annoncer. Cela faisait peut-être partie de la culture noire, une caractéristique que personne n'avait encore songé à étudier à
l'université. Ce qui était le plus curieux, dans son cas, c'est qu'elle n'avait jamais mis les pieds de toute sa vie en dessous de la ligne Mason-Dixon, le Sud métaphorique. Óui, ma chérie, j'ai bien peur qu'elle ne soit morte. ª
Susi porta les mains à son visage et se mit à pleurer. Dave Reed l'attira à lui et elle se nicha contre son épaule. Lorsque Kim voulut la reprendre, elle lui résista en raidissant son corps. La mère adressa un regard furieux à Jim, lequel n'en tint absolument aucun compte, et elle se tourna alors vers Belinda.
´ Pourquoi lui avez-vous dit ça ?
-La petite est sur le perron, juste là devant, avec tous ses cheveux roux étalés; difficile de ne pas la voir.
-Tais-toi, maintenant ª, intervint Brad. Il prit sa femme par le poignet et l'entraîna jusqu'à l'évier.
Ć'est pas la peine de la bouleverser. ª
Un peu tard, non ? pensa-t-elle, s'abstenant prudemment de formuler la remarque à voix haute.
Derrière l'évier, il y avait une fenêtre avec son grillage anti-moustiques. En regardant sur la droite, elle vit la palissade qui séparait le terrain des Carver de celui de Toubib. On apercevait aussi le toit de la maison de Billingsley; au-dessus, les nuages parais-
saient se dissiper.
Elle se tourna et se hissa de manière à s'asseoir en amazone sur le bord de l'évier, puis se pencha contre la moustiquaire; l'odeur de métal du grillage et les senteurs d'herbe mouillée de l'été la submergè-rent. Cette combinaison d'effluves provoqua une bouffée de nostalgie pour son enfance, un sentiment à la fois délicat et violent. …trange, songea-t-elle, comme ce sont presque toujours les odeurs qui évo-quent le plus puissamment le passé.
´ Helloooo ! ª cria-t-elle, les mains en porte-voix.
Brad la prit par l'épaule, donnant l'impression de vouloir l'arrêter, mais elle se dégagea énergiquement. ´ Hellooo, Billingsley !
-N'appelez pas comme ça, dit Cammie Reed. Ce n'est pas très judicieux. ª
Et qu'est-ce qui serait judicieux ? pensa Belinda.
Rester assis sur son derrière en attendant l'arrivée de la cavalerie ?
´ Hé, allez-y, bon Dieu, intervint Johnny. qu'est-ce qu'on risque ? Si les types qui nous ont canardés sont encore dans le secteur, l'endroit o˘ nous sommes n'est certainement plus un secret pour eux. ª
Une idée sembla alors lui traverser l'esprit, et il se laissa tomber à quatre pattes en face de la veuve du postier. Ést-ce que David avait un revolver, Kirsten ? Ou un fusil de chasse, ou encore...
-Il y a un pistolet dans son bureau, répondit-elle. Deuxième tiroir à gauche. Ce tiroir est fermé à
clé, mais la clé est dans le tiroir du milieu. Sur un morceau de tissu vert. ª
Johnny acquiesça. Ét le bureau ? Il est o˘, le bureau ?
-Oh... dans sa petite pièce. Au premier, au fond du couloir. ª Elle avait répondu en paraissant perdue dans la contemplation de ses genoux; elle leva sur lui des yeux dans lesquels il lut une expression désemparée, désespérée. Íl est dehors, sous la pluie, Johnny. Comme l'amie de Susi. On ne devrait pas les laisser sous la pluie.
-Elle s'est arrêtée ª, répondit Johnny, dont le visage laissait voir à quel point il trouvait cette réponse stupide. Celle-ci parut cependant satisfaire Pie, du moins pour le moment, et Belinda estima que c'était ça le plus important. Peut-être était-ce d˚
au ton de voix de l'écrivain; les mots étaient sans doute stupides, mais jamais elle ne l'avait entendu parler avec autant de douceur. Óccupez-vous seulement de vos gosses, Kirstie, et laissez tomber le reste, pour l'instant. ª
Il se leva et prit la direction de la porte battante, courbé en deux comme s'il donnait l'assaut.
´ Monsieur Marinville ? demanda Jim. Est-ce que je peux vous accompagner ? ª
Cependant, quand l'adolescent voulut se débarrasser de Ralphie, une expression paniquée envahit les yeux du garçonnet. Son pouce lui sortit de la bouche avec un bruit de bouchon et il s'accrocha à
Jim comme une huître à son rocher, marmonnant tout bas: Ńon, Jim, non, Jim... ª, d'une manière qui fit frissonner Belinda. C'était probablement ainsi, pensa-t-elle, que les fous devaient marmonner quand ils se retrouvaient seuls dans leur cellule, la nuit.
´ Reste o˘ tu es, Jim, lui dit Johnny. Brad ? que diriez-vous d'une petite expédition dans les hauteurs ? Histoire de se nettoyer les bronches ?
-Pas de problème. ª Brad adressa à sa femme ce regard chargé d'une expression d'amour et d'exaspération mêlés, que seuls peuvent avoir les gens mariés depuis plus de dix ans. ´ Vous pensez vraiment que ma tendre moitié a raison de crier à
tue-tête comme elle le fait ?
-Je vous l'ai dit, qu'est-ce qu'on risque ?
-Fais attention, dit Belinda, effleurant brièvement de la main la poitrine de son mari. Garde la tête baissée. Promets-le-moi.
-Je te le promets.
-A vous, maintenant, ajouta-t-elle en se tournant vers Johnny.
-Hein ? Ah, oui. ª Il lui adressa un sourire char-
mant, et Belinda eut une intuition soudaine: John Edward Marinville souriait toujours ainsi quand il faisait une promesse à une femme. ´ Promis. ª
Ils sortirent, se mettant consciencieusement à
quatre pattes pour franchir la porte battante.
Belinda se pencha de nouveau contre la moustiquaire. Outre la pluie et l'herbe mouillée, elle sentait l'odeur de la maison Hobart en train de br˚ler. Elle se rendit compte qu'elle l'entendait également: un ronflement rauque, ponctué de crépitements.
L'averse allait probablement empêcher l'incendie de se propager, mais qu'est-ce que fabriquaient les pompiers, pour l'amour du Ciel ? Ils servaient à
quoi, les impôts locaux ? ´ Hellooo ! Billingsley ?
qui est là ? ª
Au bout d'un moment, une voix d'homme qu'elle ne reconnut pas lui répondit. Ńous sommes sept, ici ! Le couple de la maison un peu plus haut, sur le même trottoir (sans doute les Soderson, pensa Belinda), plus le flic, et le mari de la femme qui a été tuée. Il y a aussi M. Billingsley et Cynthia, du magasin !
-Et vous, qui êtes-vous ? cria Belinda.
-Je m'appelle Steve Ames ! Je suis de New York ! J'avais des problèmes avec mon bahut, je suis sorti de l'autoroute et je me suis perdu ! Je m'étais arrêté au magasin en bas pour téléphoner !
-Le pauvre, observa Dave Reed. Il a gagné le gros lot...
-qu'est-ce qui se passe, reprit la voix, de l'autre côté de la palissade. Est-ce que vous savez ce qui se passe ?
-Non ! ª répondit Belinda, qui se mit à réfléchir furieusement: il devait bien y avoir quelque chose à dire, d'autres questions à poser, mais rien ne lui venait à l'esprit.
-qu'est-ce ça donne, en haut de la rue ? lança Steve Ames. C'est dégagé ? ª
Belinda ouvrit la bouche pour répondre, puis fut distraite, un instant, par la toile d'araignée suspen-due à l'extérieur de la moustiquaire. L'avant-toit l'avait protégée du gros de l'averse, mais des gouttes de pluie restaient accrochées aux fils arachnéens comme autant de diamants minuscules, agités de frissons. La maîtresse des lieux se tenait au centre de la toile. Immobile. Peut-être morte.
´ Madame ? Je vous demandais...
-Je ne sais pas. Johnny Marinville et mon mari ont regardé, mais ils sont montés au premier pour... ª Elle préféra ne pas mentionner l'arme. Stupide peut-être, complètement parano, mais ça n'y changeait rien. ´ ... Pour mieux voir ! Et vous ?
-On a eu pas mal à faire, ici ! La femme de l'autre maison... votre téléphone fonctionne ?
-Non ! Pas de téléphone, pas d'électricité ! ª
Steve Ames marqua une autre pause. Puis, à peine audible par-dessus le chuintement de plus en plus faible de la pluie, elle l'entendit dire ´ merde ª. Une autre voix s'éleva ensuite, une voix qu'elle reconnut, mais sans pouvoir mettre un nom dessus. Ć'est vous, Belinda ?
-Oui ! répondit-elle, se tournant vers les autres d'un air interrogateur.
-C'est M. Jackson ª, lui lança Jim par-dessus l'épaule de Ralphie. Le petit garçon n'avait pas encore tout à fait réussi à rejoindre sa soeur dans le sommeil, mais ça n'allait pas tarder; ses lèvres ne serraient plus autant son pouce, qui avait commencé à glisser.
´ Je suis sorti sur le perron ! cria Peter. La rue est déserte jusqu'au carrefour ! Complètement déserte !
Aucun curieux, aucun touriste venu de Hyacinth Street ou du reste de Poplar. Vous y comprenez quelque chose, vous ? ª
Belinda réfléchit, sourcils froncés, puis regarda autour d'elle. Elle ne vit qu'expressions perplexes et têtes inclinées. Elle revint à la fenêtre. Ńon ! ª
Peter répondit par un rire qui la fit frissonner comme l'avaient fait frissonner les balbutiements désespérés de Ralphie Carver. ´ Bienvenue au club, Bee ! J'y comprends rien non plus !
-Mais qui voulez-vous qui vienne dans le coin ?
Il faudrait être complètement cinglé, avec ces coups de feu qui partent dans tous les sens ! ª observa Kim Geller d'un ton sarcastique.
Belinda ne voyait pas ce qu'on pouvait objecter à
cette observation logique qui, pourtant, ne tenait pas la route... parce que les gens ne se comportent pas logiquement quand il se passe des trucs de ce genre. Ils viennent, et matent. En général, à une distance qu'ils estiment suffisante pour leur sécurité, mais ils viennent tout de même.
´ Vous êtes s˚r qu'il n'y a personne en bas ? ª
lança Belinda.
Cette fois-ci, le silence dura tellement longtemps qu'elle était sur le point de répéter sa question, lorsqu'une troisième voix intervint. Elle n'eut pas de mal à reconnaître celle du vieux véto. ´ Personne n'a rien vu, mais la pluie s'est transformée en brume au niveau du sol ! Tant qu'elle ne se sera pas dissipée, on ne pourra rien dire avec certitude !
-Cependant, il n'y a pas de sirènes. ª Voix de Peter. ´ Vous en entendez venir du nord, vous ?
-Non ! C'est sans doute la tempête !
-Je ne crois pas ª, dit Cammie Reed. Elle parlait pour elle-même, elle ne s'adressait nullement au groupe; si CE BOn VIEUX PLACARD A BALAIS n'avait pas été à côté de l'évier, Belinda ne l'aurait pas entendue. Ńon, certainement pas la tempête.
-Je vais sortir chercher ma femme ! ª lança Peter Jackson. D'autres voix s'élevèrent immédiatement pour protester contre cette idée. Belinda ne distingua pas ce qu'elles disaient, mais on ne pouvait se tromper sur le ton.
Soudain, l'araignée qu'elle avait crue morte déguerpit du centre de sa toile, escalada un fil de soie et disparut dans l'ombre de l'avant-toit. Pas si morte que ça, en fin de compte, pensa Belinda. Faisait simplement semblant.
Puis Kirsten Carver déboula à côté d'elle, la bous-culant si brutalement que Belinda serait tombée dans l'évier si elle ne s'était rattrapée à un placard.
Pie était p‚le comme un linge, et la peur faisait briller ses yeux.
Ńe sortez surtout pas de là ! hurla-t-elle. Sinon, ils vont revenir et vous tuer ! Ils vont revenir et nous tuer tous ! ª
Il n'y eut pas de réponse en provenance de l'autre maison pendant quelques instants, puis Collie Entragian prit la parole d'un ton à la fois désolé et amusé. ´ Vous fatiguez pas, ma'am ! Il est déjà
parti !
-Vous auriez d˚ l'en empêcher ! ª hurla Kirsten. Belinda passa un bras autour des épaules de la femme et fut effrayée de la sentir vibrer comme si elle était sur le point d'exploser. ´ Vous parlez d'un policier !
-Il ne l'est pas, intervint Kim, d'un ton toujours aussi sarcastique. Il a été viré. Il était mêlé à un tra-fic de voitures volées. ª
Susi leva la tête. Ć'est pas vrai.
-qu'est-ce que t'en sais, à ton ‚ge ? ª lui demanda sa mère.
Belinda était sur le point de se laisser descendre de l'évier lorsqu'elle aperçut quelque chose, sur la pelouse de derrière, qui la pétrifia. Coincé contre un montant de la balançoire des enfants et, comme la toile d'araignée, diapré de gouttes de pluie scintil-lantes.
Ćammie ?
-Oui ?
-Venez voir. ª
S'il y avait quelqu'un qui saurait, ce serait bien Cammie; elle avait un jardin dans son arrière-cour, une jungle de plantes en pots dans la maison, et une bibliothèque imposante sur le jardinage.
Cammie abandonna la porte du placard et vint rejoindre Belinda, suivie de Susi et de Kim Geller, puis de Dave Reed.
-qu'est-ce qu'il y a ? ª demanda Pie Carver, regardant Belinda d'un oeil affolé. Sa fille lui étreignait la jambe comme si c'était un tronc d'arbre et essayait encore de cacher son visage contre la taille de sa mère. ´ qu'est-ce qu'il y a ? ª répéta-t-elle.
Belinda l'ignora et s'adressa à Cammie. ´ Regardez par là, à côté de la balançoire. Vous voyez ? ª
Cammie commença à dire qu'elle ne voyait rien, mais Belinda fit un geste-et elle vit. A l'est, le tonnerre gronda et il y eut une courte rafale de vent.
La toile d'araignée frissonna et laissa tomber de minuscules gouttelettes. La chose qu'avait aperçue Belinda se dégagea du montant de la balançoire et roula à travers la pelouse des Carver, en direction de la palissade.
Ć'est impossible, déclara Cammie d'un ton péremptoire. Le chardon russe ne pousse pas dans l'Ohio. Et même s'il en poussait... nous sommes en été. Et en été, il s'enracine.
-C'est quoi, le chardon russe, m'man?
demanda Dave, qui tenait Susi par la taille. Jamais entendu parler de ça.
-Ces buissons qui roulent, poussés par le vent et qu'on trouve dans l'Ouest. Là-bas, on appelle ça tumbleweed. ª
Brad passa une tête par la porte du bureau des Carver juste au moment o˘ Johnny retirait une boîte de cartouches vert et blanc d'un tiroir. Le revolver de David se trouvait dans l'autre main de l'écrivain. Il avait éjecté le cylindre pour vérifier qu'il n'était pas chargé, mais il tenait l'arme maladroitement, les doigts à l'extérieur du pontet. Il donnait l'impression de ces types qui, sur la télé c‚blée, font la promo d'articles douteux: Hé, les gars, ce petit bijou vous débarrassera des visiteurs nocturnes qui auraient la mauvaise idée de vouloir forcer votre porte, ça c'est s˚r, mais il y a plus ! Il tranche, coupe, débite ! que diriez-vous de carottes r‚pées faites maison, pour une fois ?
´ Johnny ? ª
Marinville leva la tête et, pour la première fois, Brad se rendit compte à quel point son voisin avait peur. Du coup, il l'en aima davantage; il n'aurait su expliquer pourquoi, mais c'était bien ce qu'il ressentait.
´ Y a un cinglé qui se balade sur la pelouse de Toubib. Jackson, je crois.
-Merde. C'est pas très malin, n'est-ce pas ?
-Pas très. Ne vous tirez pas dans le pied avec ce machin... ª Il commença à sortir de la pièce, puis se retourna. Ést-ce qu'on ne serait pas tous fous ?
C'est l'impression que ça fait. ª
Johnny leva les mains, paumes ouvertes, du geste de celui qui ne sait pas.
Johnny Marinville examina une fois de plus les six alvéoles, des fois qu'une cartouche y aurait miraculeusement poussé pendant qu'il regardait ailleurs, puis referma le cylindre. Il glissa le revolver dans sa ceinture et la boîte de cartouches dans une poche.
Le couloir était un vrai champ de mines: tous les jouets de Ralphie Carver étaient éparpillés par terre.
Ses parents, dans leur admiration béate, n'avaient apparemment pas envisagé de lui expliquer l'art de ranger ses affaires. Brad, suivi de Johnny, passa dans ce qui devait être la chambre de la fillette et fit un geste en direction de la fenêtre.
L'écrivain regarda; c'était bien Peter Jackson, agenouillé à côté de sa femme sur la pelouse de Billingsley. Après l'avoir remise en position assise, il avait passé un bras derrière son dos et essayait de glisser l'autre sous les genoux de la morte. La jupe remontait très haut sur les cuisses, et Johnny repensa à la culotte. Bon, et alors ? Ce n'était pas une affaire. Pour l'instant, il voyait le dos de Peter s'agiter, secoué de sanglots.
Une lumière argentée se profila au loin.
Il leva la tête et aperçut ce qui ressemblait à une espèce de vieille caravane Airstream (ou à ces rou-lottes à pizzas, sur le bord des routes) qui, venant de Hyacinth Street, s'engageait sur Poplar Street.
Suivie du van rouge qui avait réglé leur compte au chien et au livreur de journaux, et de l'engin bleu métallisé. Il se tourna alors dans l'autre direction, vers Bear Street, et découvrit le van rose avec la parabole en forme de coeur, puis le jaune, celui qui avait commencé par emboutir la voiture de Mary, et enfin le noir à tourelle.
Six en tout. Six engins qui convergeaient en deux groupes de trois. Il avait vu des blindés américains adopter la même formation, longtemps auparavant, au Viêt Nam.
Ils créaient un corridor de tir.
Il resta un instant paralysé. Ses mains lui faisaient l'impression de pendre au bout de ses bras, comme coulées dans du béton. C'est pas possible, pensa-t-il, incrédule, pris d'une fureur écoeurée.
C'est pas possible que vous reveniez, bande de salopards, c'est pas possible que vous reveniez comme ça...
Brad ne les avait pas vus, fasciné qu'il était par les efforts que déployait Peter pour se relever avec le poids de sa femme morte dans les bras. Et Peter...
La main droite de Johnny finit par se mouvoir.
Un geste au ralenti, alors qu'il l'aurait voulu vif. Ses doigts se refermèrent laborieusement sur la crosse du revolver, et il retira l'arme de sa ceinture. Pouvait pas tirer: il ne l'avait pas chargé. Pouvait pas le charger: il n'était pas en état de le faire. Il le prit donc par le canon et abattit la crosse contre la vitre.
´ Rentrez ! ª cria-t-il à Peter. Il eut cependant l'impression que sa voix, sans force, ne portait pas.
Mon Dieu, qu'est-ce que c'est que ce cauchemar, comment nous sommes-nous retrouvés là-dedans ?
´ Rentrez vite ! Ils rappliquent ! Ils reviennent ! ª
Dessin trouvé dans un cahier sans titre, apparemment le journal d'Audrey Wyler. Il est sans doute l'oeuvre de Seth Garin. Si l'on suppose que sa place, dans le journal, correspond à l'époque à laquelle il a été
exécuté, il date alors de l'été 1995, après la mort de Herb Wyler et le brusque départ des Hobart de Poplar Street.
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Chapitre 7
Poplar Street, 15 juillet 1996, 16 h 44
Ils paraissent surgir de la brume qui monte de la rue comme des dinosaures de métal qui se matéria-liseraient. Les vitres coulissent, l'iris du hublot se déploie sur le côté du Dream Floater et, à l'avant du van bleu métallisé, le pare-brise se rétracte sur des ténèbres lisses d'o˘ émergent trois canons de fusil de chasse gris‚tres.
Le tonnerre gronde et un oiseau pousse un cri rauque. quelques instants de silence, et la fusillade démarre.
C'est comme si la tempête recommençait, mais en pire, parce que, cette fois, c'est à eux qu'on s'en prend. Personnellement. Et les détonations sont plus fortes qu'avant. Collie Entragian, à plat ventre sur le seuil entre la cuisine et le séjour de Billingsley, est le premier à le remarquer, mais les autres ne mettent pas longtemps à s'en rendre compte.
Chacune d'elles est presque comme l'explosion d'une grenade, suivie d'un long gémissement qui tient du bourdonnement et du sifflement.
Deux coups partent du Tracker Arrow-le van rouge-et la cheminée, sur le toit de la maison de l'ex-flic, est réduite à l'état de poussière marron, tandis que des débris de briques gros comme des cailloux dégringolent sur le toit. Une balle atteint le plastique qui recouvre le corps de Cary Ripton et le fait onduler comme un parachute, une autre pulvérise la roue arrière de sa bicyclette. Le van qui ressemble à une pizzeria ambulante précède le Tracker Arrow; une partie de son toit s'élève en triangle et une silhouette argentée-disons un robot en tenue de sudiste-s'y profile. Elle balance trois pélots spécial express dans la maison Hobart, toujours en feu; les détonations font penser à des explosions de dynamite.
Arrivant du carrefour de Bear Street, le VACE rose et le VACE Justice canardent le 251 et le 249, soit les maisons Josephson et Soderson. Les fenêtres sont pulvérisées. Les portes sont pulvérisées. Un pélot qui donne l'impression de sortir d'un petit canon antiaérien atteint l'arrière d'une vieille Saab-celle de Gary. Le coffre est écrabouillé, les feux de position volent en éclats, et il y a une détonation sourde lorsque explose le réservoir d'essence; la petite voiture disparaît dans une boule de feu orange dégageant une fumée noire. Les autocollants du pare-chocs-J'ME TRAINE MAIS JE SUIS DEVANT et V…HICULE
DE SERVICE DE LA MAFIA-ondoient dans la chaleur comme des mirages. Le trio venant du sud et celui venant du nord se croisent et viennent s'arrêter, l'un à la hauteur de la palissade qui sépare le terrain de Billingsley de celui des Carver, l'autre à hauteur de la barrière entre les maisons de Billingsley et des Jackson.
Audrey Wyler, qui mangeait un sandwich accompagné d'une bière sans alcool dans sa cuisine, est passée dans son séjour quand la fusillade a commencé, et regarde vers la rue, les yeux écarquillés, ayant complètement oublié qu'elle tient à la main deux tranches de pain de seigle avec du salami et de la salade au milieu. La fusillade s'est transformée en un roulement continu, une canonnade assourdissante digne de la troisième guerre mondiale, mais elle ne court aucun danger; les tirs convergent tous sur les maisons situées de l'autre côté de la rue.
Elle voit Buster, le chariot rouge de Ralphie, propulsé comme une fusée, ses flancs complètement déformés. Il rebondit sur le cadavre détrempé de David Carver, retombe les roues en l'air, et une autre balle le plie pratiquement en deux, l'expédiant au milieu des fleurs, à gauche de l'allée. La porte-moustiquaire des Carver saute hors de ses gonds et dégringole dans le vestibule. Deux décharges venues du Bounty Freedom pulvérisent les précieuses figurines Hummel de Pie.
Des trous apparaissent sur l'arrière écrasé de la Lumina de Mary, qui explose à son tour, crachant des flammes qui n'en font qu'une bouchée. Des balles arrachent deux des volets de Toubib. Un trou plus gros qu'une balle de tennis s'ouvre dans sa boîte aux lettres, qui s'écroule sur le paillasson, toute fumante. A l'intérieur br˚lent une publicité
pour K-Mart et une lettre de la Société vétérinaire de l'Ohio. Un nouveau ka-bam ! et le marteau de porte (une tête de saint-bernard en argent) disparaît aussi totalement qu'une pièce dans la main d'un magicien. L'air de n'y prêter aucune attention, Peter Jackson réussit à se mettre péniblement debout, le cadavre de sa femme dans les bras. Ses lunettes rondes sans monture, dégoulinantes de pluie, brillent dans la lumière de plus en plus forte. Son visage blême est plus que désemparé: c'est celui d'un homme qui vient de péter les plombs. Tous les plombs. Et pourtant il est là, debout et, comme le voit Audrey, miraculeusement intact, miraculeusement...
Tante Audrey !
La voix de Seth. Très lointaine, mais la sienne, sans conteste.
Tu m'entends, tante Audrey ?
Oui, Seth, qu'y a-t-il ?
Peu importe ! On détecte une note de panique dans sa voix. Tu as bien l'endroit o˘ tu vas ? Ton refuge ?
Mohonk ? Voulait-il parler de Mohonk ? Certainement.
Oui, je...
Vas-y ! crie la voix ténue. Vas-y tout de suite, parce que...
Seth n'achève pas; il n'en a pas besoin. Elle s'est détournée de la fusillade dans la rue et fait face à
l'alcôve o˘ le film-le Film-passe une nouvelle fois. Le volume a été poussé à fond, bien au-delà
des possibilités normale de l'appareil. L'ombre de Seth s'agite sur le mur, distendue, horrible; elle lui rappelle ce qui l'avait le plus effrayée étant enfant: le démon cornu de la Nuit sur le mont Chauve, dans Fantasia de Walt Disney. Comme si Tak se tortillait dans le corps de Seth, le tordait, l'étirait, au-delà de ses limites et capacités habituelles.
Mais ce n'est pas tout. Elle retourne à la fenêtre et regarde dehors. Tout d'abord, elle pense que c'est sa vue, qu'il y a quelque chose qui ne va pas avec ses yeux; que Tak les a opacifiés, ou a déformé son cristallin; mais quand elle lève les mains à hauteur de sa figure, elles présentent un aspect normal. Non, c'est Poplar Street qui cloche. On dirait que la rue est gauchie, sa perspective déformée, d'une manière qu'elle n'arrive pas à définir; les axes ont changé, les angles ont gonflé, les couleurs se brouillent.
Comme si la réalité était sur le point de se liquéfier, et elle pense savoir pourquoi: la longue période de préparation et de croissance de Tak est terminée. Le moment d'agir est arrivé. Tak construit, Tak fabrique. Seth lui a dit de partir, au moins pour un moment, mais lui, o˘ va-t-il aller ?
Seth ! Elle essaie de se concentrer aussi fort que possible. Viens avec moi, Seth !
Je ne peux pas ! Pars, tante Audrey ! Tout de suite !
L'angoisse qu'il y a dans cette voix est insoutenable. Elle se tourne de nouveau vers l'arche, mais au lieu de l'alcôve, elle voit une prairie s'élevant en pente douce vers une paroi rocheuse; les roses sauvages embaument et elle sent la chaleur sensuelle et subtile du printemps subissant les assauts de l'été.
Puis Janice est à ses côtés et lui demande quel est son air préféré de Simon et Garfunkel; bientôt, les voilà plongées dans une grande discussion sur les mérites comparés de Homeward Bound et de I Am a Rock, la chanson qui dit: Si je n'avais jamais aimé, je n'aurais jamais pleuré.
Dans la cuisine des Carver, les réfugiés sont allongés au sol, mains croisées sur la nuque, le nez écrasé
contre le plancher; on dirait que le monde, autour d'eux, est pris d'une frénésie d'autodestruction. Les vitres se fracassent, les meubles s'effondrent, quelque chose explose, les pélots font un bruit horrible en crevant les murs.
Soudain, Pie Carver ne supporte plus qu'Ellie s'accroche ainsi à elle. Elle aime sa fille, évidemment qu'elle l'aime, mais c'est Ralphie qu'elle veut, c'est Ralphie qu'elle doit avoir; ce petit bandit culotté de Ralphie, qui ressemble tellement à son père. Elle repousse rudement Ellie, ignorant son gémissement de stupéfaction et d'épouvante, et se précipite vers le recoin, entre la cuisinière et le frigo, o˘ Jim se tient penché sur Ralphie en train de hurler comme un fou, la main posée sur la tête du gamin comme pour le protéger.
a Mamaaannnn ! ª s'écrie Ellen, se jetant sur sa mère. Cammie Reed, d'une poussée, s'écarte de la porte du placard, agrippe la fillette par la taille et la plaque au sol juste au moment o˘ une sauterelle géante (ou quelque chose qui y ressemble) traverse la cuisine en bourdonnant et vient heurter le robinet, l'envoyant valser d'une chiquenaude, tel un b‚ton de majorette. Il déchire au passage la moustiquaire et la toile d'araignée. L'eau gicle jusqu'au plafond.
Rends-le-moi, crie Pie. Rends-moi mon fils, Rends-le... ª
Nouveau bourdonnement de sauterelle géante suivi, cette fois, d'un violent tintamarre bien peu musical à l'instant o˘ l'une des casseroles de cuivre accrochées à côté de la cuisinière est réduite en une masse informe d'o˘ jaillissent des shrapnels. Et soudain, Pie hurle, pas des mots, non, juste un hurlement. Elle a porté brusquement les mains à sa figure. Du sang coule entre ses doigts et dans son cou. Des filaments de cuivre sont accrochés à sa blouse mal boutonnée; elle a aussi du cuivre dans les cheveux, et un morceau plus gros vibre au milieu de son front comme une lame de couteau qu'on lui aurait lancée.
´ Je ny vois plus rien ! ª crie-t-elle, abaissant les mains. Evidemment qu'elle ne voit plus rien: elle n'a plus d'yeux. Et pratiquement plus de visage. Des éclats de cuivre hérissent ses joues, ses lèvres, son menton. Áidez-moi, je vois plus rien ! Aidez-moi !
O˘ tu es, David ? ª
Johnny, allongé à plat ventre à côté de Brad dans la chambre d'Ellen, au premier, entend hurler Pie Carver et comprend que quelque chose de terrible vient de se produire. Les balles s'entrecroisent au-dessus de leurs têtes. Un poster d'Eddie Vedder est punaisé sur le mur opposé; au moment o˘ Johnny rampe en direction du couloir, une balle apparaît au milieu de la poitrine d'Eddie. Une autre atteint un petit miroir d'enfant posé sur la commode et le réduit en mille morceaux. quelque part dans la rue retentit une alarme de voiture, ajoutant au vacarme ambiant et aux vociférations de Pie. Le mitraillage continue.
Tandis que, plaqué au sol, il se fraie un passage au milieu des jouets, il entend Brad, juste derrière lui, qui halète péniblement. Sacrée séance de gym-nastique, aujourd'hui, pour un type avec une bedaine comme la sienne, pense Johnny... mais cette observation, les hurlements de la femme et le fracas de la fusillade, tout cela est brusquement chassé de son esprit. Il a l'impression, un instant, d'être broyé dans la main droite de Mike Tyson.
C'est le même type, murmure-t-il. Oh, bon Dieu de bon de Dieu, c'est le même fumier de type !
-Couchez-vous, espèce de cinglé ! ª dit Brad, qui le prend par le bras et tire. Johnny s'effondre comme une voiture placée sur un cric mal monté, et ne se rend compte qu'il s'était mis à quatre pattes qu'après avoir repris brutalement contact avec le plancher. Des balles invisibles cinglent dans l'air au-dessus d'eux. Le verre d'une photo de mariage encadrée explose à hauteur de l'escalier; la photo ellemême tombe à l'envers sur la moquette avec un bruit sourd. Une seconde après, la boule de bois en bas de la rampe se désintègre, dans une gerbe mortelle d'éclats. Brad se colle au sol, se protégeant la tête; Johnny, en revanche, a le regard fixé sur un objet posé sur la moquette, l'air d'avoir oublié tout le reste.
´ Mais qu'est-ce qui vous arrive ? Vous tenez tant que ça à vous faire descendre ? lui demande Brad.
-C'est lui, Brad ª, répète Johnny. Il se prend une poignée de cheveux dans la main et tire d'un coup sec, comme pour s'assurer que tout cela n'est pas un mirage. ´ Le... ª Il y a un méchant ronflement au-dessus de leur tête, évoquant vaguement une corde de guitare pincée, et la suspension du couloir explose, les bombardant de débris de verre.
´ Le type qui conduisait le van bleu, poursuit-il.
C'est l'autre qui a tué Mary, l'humain; mais celui-ci, c'est le type qui conduisait. ª
Il tend une main et prend l'un des personnages de Ralphie; le sol du couloir est maintenant jonché
d'éclats de verre et d'échardes de bois, en plus des jouets. Il s'agit d'un extraterrestre au front bombé
et aux yeux en amande, sombres, énormes; à la place de la bouche, il a une sorte de corne charnue.
Il est habillé d'un uniforme vert iridescent. Il n'a sur la tête qu'une étroite mèche de cheveux blonds.
Comme le cimier d'un casque de centurion romain, pense Johnny. O˘ est ton chapeau ? s'adresse-t-il en pensée au petit personnage, pendant que les balles sifflent, trouant le papier peint et fracassant les lattes de bois, en dessous. Le personnage fait un peu penser au E.T. de Spielberg. O˘ est ton chapeau de cavalier à bord relevé ?
´ qu'est-ce que vous racontez ? ª demande Brad, toujours à plat ventre. Il prend le personnage, qui mesure un peu moins de vingt centimètres, des mains de Johnny. Le Noir a une entaille sur l'une de ses joues rebondies. Sans doute un éclat de verre tombé de la suspension, suppose Johnny. Au rez-de-chaussée, les cris de femme ont cessé. Brad examine l'extraterrestre puis regarde l'écrivain d'un oeil tellement rond qu'il en est comique.
´ Vous déconnez complètement.
-Non, réplique Johnny. Absolument pas. Je prends Dieu à témoin que je vous dis la vérité. Je n'oublie jamais un visage.
-Mais enfin, qu'est-ce que vous racontez ? que les types qui font ça portent des masques pour que les survivants ne puissent pas les identifier plus tard ? ª
L'idée ne lui en était pas venue, mais il la trouve bonne. ´ Vous avez sans doute raison. Cependant...
-Cependant quoi ?
-On n'aurait pas dit un masque, c'est tout. «a ne donnait pas l'impression d'un masque. ª
Brad le regarde encore un instant, puis jette le personnage et entreprend de ramper jusqu'à l'escalier. Johnny ramasse l'objet, l'étudie quelques secondes, et grimace au bruit d'une balle qui pénètre par la fenêtre au bout du couloir située côté rue et lui passe juste au-dessus de la tête. Il fourre le jouet dans la poche qui ne contient pas l'invraisemblable pélot et se met dans le sillage du Noir.
Sur la pelouse de Billingsley se tient Peter Jackson, sa femme dans les bras, indemne au milieu du déluge de feu. Il voit les vans aux formes futuristes et aux vitrages opaques, il voit les armes dépasser, il voit les canons vomir des flammes et, entre le véhicule argenté et le rouge, il aperçoit la Saab poubelle des Soderson qui br˚le, sur leur allée. Rien de tout cela ne l'impressionne beaucoup. Il pense qu'il venait juste de rentrer chez lui, après le travail. Pour une raison inconnue, cela lui semble être la grande affaire de sa vie. Il se dit qu'il commencera son récit, chaque fois qu'il racontera ce terrible après-midi (il ne lui vient pas à l'esprit qu'il n'y survivra peut-être pas, qu'il n'est pas terminé), en disant: Je revenais juste du travail... Cette phrase est déjà devenue une sorte de structure magique dans son esprit, un pont le reliant à l'univers normal et ordonné que, encore une heure auparavant, il tenait pour acquis jusqu'à
la fin des temps.
Il pense aussi au père de Mary, professeur à
l'école dentaire Meermont, à Brooklyn. Henry Kaepner l'a toujours passablement terrifié, lui et son inté-grité morale intimidante; au fond de lui-même, Peter a toujours su que Henry Kaepner le considérait comme indigne de sa fille (et au fond de lui-même, Peter Jackson est d'accord avec ça). Et voici qu'il est debout au milieu de la tourmente, les pieds dans l'herbe mouillée, à se demander comment expliquer au professeur que ce qu'il avait toujours redouté sans le formuler vient de se réaliser: son indigne gendre est responsable de la mort de sa fille unique.
Ce n'est pas ma faute, pourtant, pense Peter. Je pourrais peut-être le lui faire comprendre si je commence par dire que je revenais du...
´ Jackson ! ª
L'appel balaie ses inquiétudes, le fait osciller sur lui-même, lui donne envie de hurler. Comme si une bouche étrangère à lui s'était ouverte dans son esprit, y avait creusé un trou. Mary glisse dans ses bras, essaie de lui échapper, mais il la serre de nouveau de toutes ses forces, sans tenir compte de ses muscles douloureux. En même temps, il commence à reprendre un peu conscience de la réalité. Presque tous les vans roulent, maintenant, mais très lentement, et sans cesser de tirer. Le rose et le jaune s'acharnent sur la résidence des Reed et sur celle des Geller, pulvérisant les fontaines, les cols-de-cygne des robinets, les fenêtres des sous-sols, déchi-
quetant fleurs et buissons, fendant les gouttières qui dégringolent en travers de la pelouse.
L'un des véhicules, cependant, est toujours immobile. Le noir. Il est garé de l'autre côté de la rue, empêchant presque totalement de voir la maison des Wyler. La tourelle s'est reculée et un personnage scintillant, tout en gris et noir, en surgit comme un fantôme sortant par la fenêtre d'une maison hantée.
Si ce n'est, observe Peter, qu'il se tient sur quelque chose. Une sorte de coussin flottant qui semble bourdonner.
Est-ce un homme ? Il n'en est pas tout à fait s˚r.
On dirait qu'il porte un uniforme nazi, en tissu noir et breloques argentées, mais il n'y a pas de visage humain au-dessus de son col. En fait, il n'y a aucun visage.
Juste des ténèbres.
´ Jackson ? Venez donc un peu par ici, collègue. ª
Il essaie de résister, de tenir tête, mais lorsque la voix s'élève de nouveau, ce n'est plus à un son qu'il a affaire, mais à un crochet, à un hameçon fiché
dans sa tête et qui exhume ses pensées. Il sait maintenant ce que ressent une truite au bout d'un fil.
´ Bouge-toi le cul, collègue ! ª
Peter s'avance sur les restes, délavés par la pluie, d'une marelle (dessinée sur le trottoir le matin même par Ellen Carver et son amie Mindy, qui habite juste après le carrefour), puis met un pied dans le caniveau. L'eau remplit aussitôt sa chaussure, mais il ne sent rien. Dans sa tête, il entend quelque chose de très étrange; on dirait une bande-son. Une guitare nasillarde, rappelant vaguement le style du vieux Duane Eddy. Un air qu'il connaît mais ne peut identifier. C'est la touche finale, celle qui rend fou.
Le personnage scintillant descend jusqu'au niveau de la rue sur son coussin flottant. Tandis qu'il s'approche, Peter s'attend à distinguer le tissu noir (nylon ou soie ?) qui recouvre le visage de l'homme et lui donne cet aspect inquiétant, mais il ne voit rien et, alors qu'explose la vitrine du E-Z Stop, en bas de la rue, il comprend cette affreuse chose: il ne voit rien parce qu'il n'y a rien à voir. L'homme du van noir n'a pas de visage.
O mon Dieu, gémit-il d'une voix si basse qu'il s'entend à peine lui-même. O mon Dieu, je vous en prie... ª
Deux autres personnages suivent la scène depuis la tourelle du van noir. L'un est un barbu portant des haillons de ce qui paraît être un uniforme datant de la guerre de Sécession. L'autre est une femme à la chevelure noire et raide et aux traits aigus et cruels. Elle est aussi p‚le qu'un vampire de bande dessinée. Sa tenue, comme celle de l'homme sans visage, est noir et argent, pseudo-nazi. Une sorte de faux joyau, de la taille d'un oeuf de pigeon, pend à une chaîne passée autour de son cou, lan-
çant des éclairs comme un vestige psychédélique des années soixante.
Elle sort d'une bande dessinée, pense Peter. Le premier fantasme maladroit d'un adolescent en proie aux affres de la puberté.
En se rapprochant de l'homme sans visage, il prend conscience de quelque chose d'encore plus terrible: celui-ci n'est pas là du tout. Pas plus que les deux autres, pas plus que le van noir. Il se sou-vient d'une séance de cinéma, un samedi en matinée; il ne devait pas avoir plus de six ou sept ans.
Il s'était avancé jusqu'à l'écran pour le regarder de près, et avait compris, pour la première fois, à quel point le subterfuge était nul. A cinquante centimètres, les images n'étaient plus qu'un voile; la seule réalité était l'écran fortement réfléchissant, aussi totalement dépourvu de relief qu'un champ enneigé.
Il le fallait bien, pour que l'illusion réussisse. C'est exactement pareil, se dit Peter, qui éprouve aujourd'hui le même sentiment de surprise idiote que jadis. Je peux même voir la maison des Wyler. Je vois à travers le van.
´ Jackson ! ª
Oui, mais ça, cette voix, c'est bien réel, comme la balle qui a enlevé la vie à Mary était réelle. Il hurle à travers une grimace de douleur, étreint le corps inerte plus étroitement contre lui, puis le laisse tomber dans la rue sans même s'en rendre compte.
Comme si on lui avait collé un mégaphone contre l'oreille, mis le volume à fond et gueulé son nom dedans. Du sang jaillit de son nez et coule au coin de ses yeux.
´ Par ici collègue ! ª Le personnage noir et argent, dépourvu de substance mais toujours aussi mena-
çant, lui montre la maison des Wyler. La voix est la seule réalite, mais Peter n'a pas besoin de davantage de réalité; elle est comme la lame d'une tronçon-neuse. Sa tête part si violemment en arrière que ses lunettes retombent de travers sur son nez. Ón a pas mal de boulot à faire ! Faudrait pas traîner ! ª
Il ne marche pas vers la maison des Wyler; il est tiré à elle, remonté comme par une canne à pêche.
Pendant qu'il traverse le fantôme noir sans visage, une image démente lui emplit un instant la tête: des spaghettis, de ce rouge artificiel de ceux qui sont en boîte, et un hamburger. Le tout mélangé dans un bol orné de personnages de dessins animés-Bugs, Elmer, Daffy-dansant en cercle. La seule évocation de ce genre de nourriture suffit en général à
lui donner la nausée; mais pendant cet instant o˘
l'image occupe son esprit, il se sent absolument affamé, pris d'un désir insoutenable pour ces filaments de p‚tes blêmes et leur sauce rouge synthétique. Pendant cet instant, même la douleur dans sa tête cesse d'exister.
Il traverse l'image projetée du van noir au moment o˘ celui-ci redémarre, puis il emprunte l'allée de ciment qui mène jusqu'à la maison. Ses lunettes finissent par se décrocher complètement et tomber au sol; il ne s'en aperçoit pas. Il entend encore des coups de feu isolés, mais ils sont loin, dans un autre monde. La guitare nasillarde joue toujours dans sa tête et, alors que la porte s'ouvre d'elle-même, des cuivres se joignent à elle ® il reconnaît l'air. Le thème de cette bonne vieille série télé, Bonanza.
Je revenais juste du travail, pense-t-il, s'avançant dans les relents fétides de sueur et de vieil hamburger d'une pièce obscure. Je revenais juste du travail, et la porte se ferme derrière lui. Je revenais juste du travail, il traverse la salle de séjour et se dirige vers l'arche et le son de la télé. ´ Pourquoi portes-tu cet uniforme ? dit une voix. La guerre est finie depuis près de trois ans. T'es pas au courant ? ª
Je revenais juste du travail, pense Peter, comme si cela expliquait tout, la mort de sa femme, la fusillade, l'homme sans visage, le remugle de cette petite pièce; et c'est alors que la chose assise devant la télé
se tourne pour lui faire face, et Peter ne pense plus rien du tout.
Dans la rue, les vans accélèrent, le noir rattrapant le Dream Floater et Justice. Le barbu de la tourelle l‚che une dernière salve. Une balle atteint la boîte aux lettres bleue des postes américaines, devant le E-Z Stop, y ouvrant un trou de la taille d'un poing.
Puis le commando tourne dans Hyacinth Street et disparaît. De leur côté, les trois autres vans futuristes repartent par Bear Street, s'enfonçant dans la brume qui peu à peu les engloutit.
Maison Carver, Ralphie et Ellen hurlent à la vue de leur mère, qui s'est effondrée sur le seuil, entre cuisine et entrée. Elle n'est cependant pas inconsciente; son corps, secoué de convulsions, se cambre sauvagement, comme si son système nerveux était balayé de rafales violentes. Du sang gicle de son visage massacré et elle émet un son complexe, une sorte de grognement chanté.
´ Mamaaan ! Mamaaan ! ª vocifère Ralphie
-Jim Reed est en train de perdre la bataille pour essayer de l'empêcher, après s'être débattu comme un beau diable, de courir jusqu'à la femme qui se meurt sur le seuil de la porte.
Johnny et Brad descendent l'escalier sur les fesses, une marche à la fois, comme des gamins qui jouent; mais lorsque l'écrivain arrive en bas et comprend ce qui s'est passé, ce qui se passe encore, il se lève et se précipite, donnant au passage un coup de pied à la moustiquaire et écrasant ce qui reste des Hummel tant chéris par Kirsten.
Ńon ! Baissez-vous ! ª lui crie Brad, mais Johnny n'en a cure. Il ne pense qu'à une chose, séparer la mourante des enfants aussi vite que possible.
Ils n'ont pas besoin d'assister à ses ultimes souffrances.
´ Mamaaan ! ª s'égosille Ellen, essayant de se dégager de Cammie. La fillette saigne du nez. Elle a les yeux écarquillés, mais on y lit qu'elle est parfaite-
ment consciente de ce qui arrive.
´ Mamaaan ! ª
Sans rien entendre, son temps achevé - elle n'aura plus à s'occuper de son mari, de ses enfants, ne pourra plus s'adonner à son rêve secret, fabriquer un jour elle-même des Hummels, dont la plupart auraient ressemblé, s'était-elle dit, à son superbe fils-, Kirsten Carver gigote mécaniquement, donne des coups de pied, lance les mains en tous sens; ses doigts tambourinent brièvement contre son ventre puis s'élèvent comme des oiseaux effarouchés. Elle grogne et chante, grogne et chante, émet des sons qui sont presque des mots.
Śortez-la d'ici ! ª crie Cammie à Johnny. Elle regarde Pie avec terreur et pitié. ´ Pour l'amour du Ciel, éloignez-la des enfants ! ª
Il se penche, soulève le corps secoué de soubre-sauts-et Belinda est là, qui l'aide. Ils portent la malheureuse dans le séjour et l'installent sur le canapé (il lui a fallu des semaines avant de se décider à l'acheter) qui régurgite maintenant son rem-bourrage par un trou béant. Brad part à reculons pour leur laisser la place, jetant des coups d'oeil nerveux en direction de la rue qui paraît de nouveau déserte.
Ńe me demandez pas, à moi, de recoudre ça, dit Pie d'un ton espiègle, avant d'émettre un horrible rire étranglé.
-Kirsten ? demande Belinda en se penchant sur elle et en lui prenant les mains. Vous allez vous en sortir. Vous verrez, ça va aller.
-Ne me demandez pas, à moi, de recoudre ça ª, répète la femme, du ton de quelqu'un qui sermonne, cette fois. Une auréole sombre se déploie sur le coussin, sous sa tête; la tache s'agrandit à vue d'oeil.
Pour Johnny, elle évoque effectivement le cercle dont les peintres de la Renaissance entouraient la tête de leurs madones. Puis les convulsions reprennent.
Belinda pèse aussitôt sur les épaules de Kirsten.
Áidez-moi, tous les deux ! lance-t-elle, furieuse, à
son mari et à Johnny. Je ne peux pas y arriver toute seule, aidez-moi, imbéciles ! ª
Dans la maison voisine, Tom Billingsley a continué d'essayer de sauver la vie de Marielle même au plus fort de l'attaque, travaillant avec l'aplomb d'un chirurgien de champ de bataille aguerri. Elle est recousue, et le saignement réduit à un suintement bourbeux au milieu d'une triple épaisseur de gaze; mais lorsque le vieux véto lève les yeux vers Collie, il secoue la tête. Il est en fait davantage bouleversé
par les cris qui proviennent de la maison voisine que par l'opération qu'il vient de pratiquer. Il n'éprouve rien de particulier pour Marielle, ni dans un sens ni dans un autre, mais il est à peu près s˚r de reconnaître la voix de Kirstie Carver, et il aime beaucoup Kirstie. ´ Bon Dieu, O bon Dieu ! ª
Collie regarde vers Gary, vérifiant qu'il est bien hors de portée d'oreille, et le voit qui fourrage dans la kitchenette, sans se soucier des cris et des sanglots en provenance de la maison voisine, sans se rendre compte que l'opération est terminée; il ouvre et referme tiroirs et placards avec la détermination d'un alcoolique irréductible à la recherche de gnôle. Pas étonnant que le coup d'oeil qu'il jette à
l'intérieur du frigo, sans doute à la recherche d'une bière ou d'une vodka bien frappée, soit des plus brefs: le bras de sa femme s'y trouve, sur la deuxième étagère. Collie l'y a lui-même placé, après avoir repoussé des pots de vinaigrette, de corni-chons, de mayonnaise et des restes de porc en tranche. Il ne pensait pas qu'on pourrait le lui recoudre, même en cette époque de miracles et de merveilles, mais il n'avait pu se résoudre à le mettre dans le débarras de Toubib. Trop chaud. «a allait attirer les mouches.
Élle va mourir ? demande Collie.
-Je ne sais pas. ª Billingsley marque un temps d'arrêt, regarde à son tour Gary, soupire et passe une main dans sa crinière blanche à la Einstein.
´ Probablement. A coup s˚r, si elle n'est pas très rapidement hospitalisée. Elle a besoin de soins intensifs. Avant tout, d'une transfusion. Et, à en juger par le bruit, il y a un autre blessé à côté. Kirsten, je crois. Peut-être pas la seule, en plus. ª
Collie acquiesce.
´ D'après vous, monsieur Entragian, qu'est-ce qui se passe, ici ?
-Je n'en ai pas la moindre idée. ª
Cynthia s'empare d'un journal (le Columbus Dispatch, pas le Wentworth Shopper) tombé au sol pendant le pandémonium, le roule et s'avance en rampant lentement vers la porte. Elle utilise le journal pour balayer le verre brisé-c'est fou ce qu'il y en a-et s'ouvrir un passage.
Steve est tenté de faire des objections, de lui demander si elle est suicidaire ou quoi, puis y renonce. Parfois, les choses lui donnent des idées.
Des idées d'une grande force, en vérité. Un jour, alors qu'il lisait tranquillement dans les lignes de la main de quelqu'un, à Palisades Park, il en eut une si puissante qu'il mit fin à sa carrière le soir même.-
La main appartenait à une jeune fille rieuse de dix-sept ans, et l'idée était qu'elle avait une tumeur des ovaires. Maligne, à un stade avancé et qui avait dépassé d'un mois le moment o˘ l'on aurait pu encore espérer la soigner. Pas le genre d'idée qu'on aime avoir à propos d'une jolie étudiante aux yeux verts, quand la devise de sa vie est PAS DE PROBLEME.
L'idée qui lui vient à l'esprit maintenant est tout aussi puissante mais infiniment plus optimiste: les flingueurs sont partis, au moins pour le moment. Il n'a aucun moyen de le savoir, mais il en est convaincu.
Au lieu d'appeler Cynthia, il la rejoint. La porte intérieure a été soufflée à coups de fusil et est tellement déformée qu'on ne pourra sans doute jamais la refermer; la brise qui passe à travers la moustiquaire en lambeaux est fraîche et d'une douceur céleste sur son visage en sueur. Les enfants crient toujours, dans la maison voisine, mais les hurlements atroces ont cessé, pour l'instant, et c'est un soulagement.
Ó˘ est-il passé ? demande Cynthia, de la stupéfaction dans la voix. Regardez, sa femme est là... ª
Elle indique le corps de Mary, qui gît à présent dans la rue, à proximité du trottoir d'en face; les mèches les plus longues de ses cheveux baignent dans l'eau qui s'écoule dans le caniveau, côté ouest. ´ Mais lui ? M. Jackson ? ª
Steve montre à son tour quelque chose à travers la partie arrachée du grillage. ´ Dans cette maison.
S˚rement. Ses lunettes sont sur l'allée. ª
Cynthia plisse les yeux et acquiesce.
´ qui habite là ? demande Steve.
-Je ne sais pas. Il y a trop peu de temps que je travaille ici...
-Mme Wyler et son neveu ª, dit Collie, dans leur dos. Ils se retournent et le voient accroupi, en train de regarder vers la rue. ´ Le petit garçon est autiste, ou catatonique ou dyslexique... l'un de ces foutus noms en iste ou ique, je ne m'en souviens jamais. Son mari est mort l'an dernier, si bien qu'ils ne sont que tous les deux. Jackson a sans doute d˚...
sans doute d˚... ª Il ne s'interrompt pas d'un seul coup, mais au contraire progressivement, sa voix faiblissant jusqu'au moment o˘ il se tait complètement. quand il reprend la parole, c'est encore à voix basse... et sur un ton étrangement songeur. ´ qu'est-ce que c'est que ça, encore ?
-quoi ? demande Cynthia, mal à l'aise. quoi ?
-Vous vous fichez de moi ? Vous ne voyez pas ?
-Voir quoi ? Je vois bien la femme, je vois les lunettes de son ma... ª C'est à son tour de finir en roue libre.
Steve est lui aussi sur le point de s'étonner, puis il comprend-enfin, si l'on veut. Il suppose qu'il l'aurait remarqué un peu plus tôt, alors même qu'il n'est pas du quartier, si son attention n'avait pas été
concentrée sur le cadavre, les lunettes au sol et le sort des Soderson. Il sait ce qu'il doit faire-et avant tout qu'il devra se blinder pour le faire.
Pour l'instant, il se contente de regarder de l'autre côté de la rue; il passe lentement du E-Z Stop à la maison suivante, puis à celle devant laquelle les deux ados jouaient au frisbee quand il s'est engagé
dans la rue, et enfin à celle située juste en face, o˘
Jackson a d˚ aller se planquer quand la fusillade a atteint son paroxysme.
Une transformation s'est produite depuis l'arrivée des tueurs dans leurs vans.
Il ne saurait dire exactement dans quelle mesure les choses ont changé, avant tout parce qu'il n'est pas du quartier et ne connaît pas la rue, mais aussi parce que la fumée qui monte de la maison incendiée et la brume qui s'élève toujours de la rue mouillée donnent à ces maisons un aspect presque spectral, comme dans un mirage... mais il y a bien eu une transformation.
Sur la maison Wyler, les planches à clins ont été
remplacées par des rondins grossièrement écorcés et, à la place de la grande baie vitrée, on voit maintenant trois fenêtres d'un modèle conventionnel-on pourrait presque dire démodé à petits carreaux.
La porte est renforcée de montants en bois formant un Z. quant à la maison de gauche...
´ Dites-moi, demande Collie, fasciné par la même chose qu'eux, depuis quand les Reed habitent-ils une bon Dieu de cabane de b˚cheron ?
-Et depuis quand les Geller habitent-ils dans une hacienda mexicaine ? réplique Cynthia, regardant un peu plus bas.
-Eh, vous blaguez tous les deux ª, dit Steve, qui ajoute sans conviction: Ń'est-ce pas ? ª
Ni Collie ni Cynthia ne répondent. Ils paraissent hypnotisés.
´ Je ne suis même pas s˚r de voir ce que je vois ª, déclare enfin l'ex-flic. Il parle d'un ton hésitant qui lui ressemble peu.
Ć'est...
-«a ondule ª, observe la fille.
Il se tourne vers elle. Óuais. Comme dans l'air chaud au-dessus d'un incinérateur, ou bien...
-Faut qu'on aide ma femme ! ª leur lance Gary depuis la pénombre de la salle de séjour. Il a trouvé
une bouteille de quelque chose-Steve ne distingue pas ce que c'est-et il se tient près de la photo de Hester, un pigeon qui aimait peindre avec les doigts.
En fait, songe Steve, les pigeons n'ont pas exactement des doigts. Gary paraît mal assuré sur ses jambes et il a la voix emp‚tée. ´ Faut qu'on aide Ma'ielle ! L'a perdu son bon Dieu d'bras !
-On doit absolument faire quelque chose pour elle, admet Collie avec un hochement de tête. Et...
-... et pour tout le monde ª, achève Steve. Il se sent en fait soulagé de savoir que quelqu'un d'autre a compris cela, de ne pas être tout seul dans son coin. Le garçon a cessé ses pleurs, dans la maison voisine, mais on entend encore les gros sanglots lar-moyants de la fillette. Margaretasse la Bêtasse, pense-t-il. C'est comme ça que l'appelait son frère.
Margaretasse la Bêtasse est amoureuse d'Ethan Hawke.
Steve se sent soudain pris du besoin, aussi fort qu'inattendu, d'aller retrouver la fillette dans la maison voisine. De s'agenouiller devant elle et de la prendre dans ses bras, de la serrer bien fort, de lui dire qu'elle peut aimer qui elle veut. Ethan Hawke ou même Newt Gingrich-n'importe qui. Au lieu de cela, il étudie le bas de la rue. Le E-Z Stop, pour autant qu'il peut en juger, n'a pas changé; il est toujours dans le plus pur style épicerie de quartier fin XXe, genre ´ Tas de béton ros‚tre ª, genre Ńature morte avec poubelle ª. Pas beau, loin de là, mais un truc familier et, étant donné les circonstances, c'est un soulagement. Le Ryder, son bahut, est toujours garé devant, le panneau bleu du téléphone pend toujours de son crochet, le cow-boy Marlboro est toujours planté sur le pas de la porte, et...
Le r‚telier à bicyclettes a disparu.
Disparu ? Non, pas exactement. Il a été remplacé.
Par quelque chose qui ressemble furieusement aux barres d'attache des chevaux, dans les westerns.
Il lui faut faire un effort pour s'arracher à ce spectacle et s'intéresser au flic, en train de dire que Steve a raison, qu'ils ont tous besoin qu'on les aide. Chez les Carver aussi bien que chez Toubib, à en croire les cris.
´ De ce côté-ci de la rue, continue Collie, les maisons donnent sur une ceinture verte que traverse un sentier. Ce sont surtout les gosses qui utilisent ce chemin, mais je l'aime bien moi aussi. Il se divise en deux derrière la maison des Jackson. L'un des bras rejoint Hyacinth Street, à côté de l'abribus.
L'autre part vers l'est et débouche sur Anderson Avenue. Si c'est aussi le bordel sur Anderson-excusez mon langage-il...
-Mais pourquoi ? objecta Cynthia. On n'a pas entendu de coups de feu en provenance de cette direction. ª
Il lui jette un regard patient et un peu étrange.
Áucune aide non plus n'est venue de cette direction. Et c'est le bordel, dans notre rue, d'une manière qui n'a rien à voir avec la fusillade, au cas o˘ vous ne l'auriez pas remarqué.
-Oh, fait-elle d'une petite voix.
-Bref, si les choses sont aussi démentes sur Anderson Avenue que sur Poplar Street, ce que je n'espère pas, il y a une conduite d'égout qui fait toute la longueur de l'artère et qui va même peut-
être plus loin. Jusqu'à Columbus Broad, si ça se trouve. Il y aura s˚rement des gens, là-bas. ª Il n'a cependant pas l'air de croire lui-même à ce qu'il dit.
´ Je vous accompagne ª, dit Steve.
Le flic paraît surpris par cette proposition, puis il réfléchit. ´ Vous croyez que c'est une bonne idée ?
-Oui, tout à fait. Je crois que les salopards sont partis, au moins pour le moment.
-Et qu'est-ce qui vous le fait penser ? ª
Steve, qui n'a nullement l'intention de parler de sa brève carrière de chiromancien dans un parc d'attractions, répond que c'est juste une intuition. Il voit Collie Entragian poursuivre sa réflexion et sait avant même qu'il ouvre la bouche que celui-ci va donner son accord. Rien de bien sorcier là-dedans.
Trois personnes ont été abattues sur Poplar Street cet après-midi (sans parler d'Hannibal, le chien sub-tiliseur de frisbee), plusieurs autres ont été blessées, une maison est en train de br˚ler jusqu'aux fondations sans un seul pompier pour s'en occuper, des cinglés patrouillent les rues-des cinglés crimi-nels-et il faudrait que le type soit lui-même barjot pour s'aventurer tout seul dans les bois qui séparent la rue des quartiers environnants.
Ét lui ? demande Cynthia ? ª montrant Gary du pouce.
Collie grimace. ´ Vu l'état dans lequel il est, je n'irais même pas au cinéma avec lui. Alors dans les bois, avec toutes ces conneries... Mais si vous parlez sérieusement, monsieur... Ames ?
-Appelez-moi plutôt Steve. Oui, je suis sérieux.
-Très bien. Allons voir si Toubib n'aurait pas un ou deux flingues qui traîneraient dans son sous-sol.
Je suis prêt à parier que si. ª
Ils repartent vers la salle de séjour, pliés en deux.
Au moment de leur emboîter le pas, Cynthia aper-
çoit un mouvement. Elle se tourne et reste bouche bée. La surprise laisse place à l'écoeurement et elle doit porter une main à sa bouche pour s'empêcher de crier. Elle songe à rappeler les deux hommes, puis y renonce. qu'est-ce que cela changerait ?
Un vautour-il doit bien s'agir d'un vautour, même si la bestiole ne ressemble à rien de ce qu'elle a vu dans un livre ou dans un film-a surgi, ailes déployées, des tourbillons de fumée qui montent toujours de la maison Hobart et vient d'atterrir dans la rue à côté du corps de Mary Jackson. C'est une espèce d'énorme lourdaud, l'air d'une anomalie, avec une affreuse tête pelée. Il fait le tour du cadavre, on dirait un goinfre qui inspecte le buffet avant de s'emparer du meilleur morceau; puis, d'un coup de bec incisif, il arrache l'essentiel du nez de la femme.
Cynthia ferme les yeux et essaie de se dire que c'est un cauchemar, qu'elle ne fait que rêver. Ce serait chouette, si elle pouvait y croire.
Tiré du journal d'Audrey Wyler:
Le 10 juin 1995
La frousse, cette nuit, une sacrée frousse. C'était tranquille depuis quelque temps avec Seth, mais tout a changé.
Tout d'abord, on n'a pas su ce qui clochait. Herb était aussi perplexe que moi. Nous sommes allés manger des crèmes glacées au Milly's On The Square, ce qui fait partie de notre rituel du samedi quand Seth a été ´ gentil ª (autrement dit, quand Seth est lui-même), et tout s'est bien passé. Puis, au moment o˘
Herb se garait dans l'allée, il a commencé à renifler comme il le fait parfois; il lève le nez et hume l'air comme un chien. Je déteste le voir faire ça. Herb aussi. Comme les fermiers détestent entendre un avis de tornade à la radio, je suppose. J'ai lu quelque part que les parents d'épileptiques apprennent à détecter ainsi les signes avant-coureurs d'une crise: grattements de tête compulsifs, jurons, doigts dans le nez.
Avec Seth, c'est cette façon de renifler. Mais ce ne sont pas des crises d'épilepsie qui suivent. Dommage.
Herb lui a demandé aussitôt ce qui n'allait pas et, macache, rien du tout. Pareil avec moi. Pas un mot, pas un bredouillis. Juste ces reniflements. Et une fois à la maison, il s'est mis à prendre sa démarche raide, comme s'il ne pouvait plus plier les genoux; allant de son bac à sable, dehors, jusqu'à sa chambre, au premier, puis en bas dans la cave, toujours dans ce silence menaçant. Herb l'a suivi pendant un moment, lui demandant ce qui n'allait pas, puis il y a renoncé.
Pendant que je vidais le lave-vaisselle, Herb est arrivé
avec un prospectus religieux qu'il avait trouvé coincé
dans le casier à bouteilles de lait, près de la porte latérale, en criant: Álléluia ! Ouais, Jésus ! ª Il est adorable, il essaie toujours de me faire rire, alors qu'il ne va pas très bien lui-même. Sa peau est devenue très p‚le et il a beaucoup maigri, ce qui m'inquiète. Surtout depuis janvier. Il a perdu au moins huit kilos, et peut-être même douze, mais à chaque fois que je lui en parle, il se contente de rire.
Bref, le prospectus était rempli des conneries habituelles des baptistes. On voyait l'image d 'un type souf-frant le martyre, la langue tirée, la sueur lui coulant sur la figure, les yeux révulsés. IMAGINEZ UN MILLION
D'ANN…ES SANS UNE GOUTTE D'EAU ! lisait-on au-dessus; et au-dessous: BIENVENUE EN ENFER ! Jai vérifié au dos pour en être s˚re, mais c'était bien la Zion's Cove-nant Baptist Church. ´ Regarde, m'a dit Herb, on dirait mon père au saut du lit. ª
J'aurais bien voulu rire-je sais qu'il est heureux quand il parvient à m'amuser-mais je n'y suis pas arrivée. Je sentais trop la présence de Seth qui rôdait, nous étreignait au point d'en avoir la peau hérissée.
Comme lorsqu'on sent monter l'orage.
C'est alors qu'il est entré-de sa démarche raide-avec cet horrible froncement de ses traits qu'il affiche toujours quand les choses ne cadrent pas avec sa conception générale de la vie. Sauf que ce n'est pas lui, pas lui du tout. Seth est l'enfant le plus doux, le plus gentil, le plus tolérant qu'on puisse imaginer. Mais il y a cette autre personnalité qui se manifeste de plus en plus souvent. Celle à la démarche raide. Celle qui renifle l'air comme un chien.
Herb lui demanda ce qui n'allait pas, ce qui le tra-cassait, et tout d'un coup, le voilà-Herb, je veux dire-qui s'attrape la lèvre inférieure. Il la tire comme si c'était un store vénitien et commence à la tordre. Jusqu'à ce qu'elle saigne. Et pendant tout ce temps, ses pauvres yeux, exorbités par la peur, se remplissaient de larmes tandis que Seth le regardait avec ce froncement horrible de tous ses traits, comme s'il disait: Je fais ce que je veux, c'est pas toi qui vas m'en empêcher. Et nous ne le pouvons peut-être pas, mais il me semble, au moins de temps en temps, que Seth, lui, le peut.
Árrête de l'obliger à faire ça ! ai-je crié. Arrête tout de suite ! ª
quand l'autre, le non-Seth, est vraiment furieux, ses yeux donnent l'impression de passer du brun au noir. Il a tourné son regard vers moi et tout d 'un coup ma main s'est élevée et est venue me gifler. Si durement que les larmes me sont aussi montées aux yeux.
´ Fais-le arrêter, Seth, ce n'est pas juste. S'il y a quelque chose qui ne va pas, il n'en est pas responsable. On ne sait même pas de quoi il s'agit. ª
Sur le coup, rien. Seulement ces yeux noirs. Ma main commença de nouveau à s'élever; à cet instant, cependant, le regard haineux qu'il me jetait changea légèrement; pas beaucoup, mais assez. Ma main retomba, Seth se retourna et se mit à regarder dans le placard, au-dessus de l'évier, o˘ sont rangés les verres.
Ceux de ma mère sont sur l'étagère la plus haute; ce sont de superbes Waterford en cristal que je ne sors que pour les grandes occasions. Ils étaient rangés là, du moins. Ils se mirent à exploser sous le regard de Seth, les uns après les autres, comme des pipes d'argile sur un stand de tir. Lorsque le onzième et dernier fut brisé, il se tourna vers moi avec ce sourire de joie méchante qu'il a parfois quand on le met en colère et qu'il se venge en vous faisant mal. Des yeux si noirs, paraissant si ‚gés, dans le visage de cet enfant...
Je me suis mise à pleurer. Je n'ai pas pu m'en empêcher. Je l'ai traité de méchant garçon et je lui ai dit de s'en aller. Son sourire a vacillé. Il n'aime pas qu'on lui ordonne quoi que ce soit, et cela moins que tout.
J'ai cru qu'il allait encore me contraindre à me faire mal, mais Herb s'est avancé entre lui et moi et lui a dit la même chose, de s'en aller et de se calmer; qu'il revienne après, et peut-être qu'on pourrait l'aider à
arranger ce qui n'allait pas.
Seth est sorti, et rien qu'à sa démarche j'ai compris que l'autre était parti ou en train de partir. Il n'avait plus ce ´ pas de Rooty le Robot ª, comme dit Herb.
Plus tard, nous l'avons entendu qui pleurait dans sa chambre.
Herb m'a aidée à balayer les débris de verre-pen-dant ce temps je n'arrêtais pas de pleurer comme une Madeleine. Il n'essaya pas de me réconforter ou de me sortir une de ses plaisanteries; il peut être très fin, parfois. Cela terminé, et sans la moindre coupure, un vrai miracle, il a dit que Seth avait ´ perdu quelque chose ª.
Tu parles ! Pas possible, Sherlock, à quoi tu t'en es aperçu ? Puis j'ai eu honte et je l'ai pris dans mes bras en disant que j'étais désolée, que je n'avais pas voulu faire ma salope. Herb m'a répondu qu'il le savait, puis il a pris ce stupide prospectus baptiste et a écrit au dos:
´ qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ? ª
J'ai secoué la tête. Très souvent, nous n'osons même pas dire les choses à voix haute, de peur que l'autre écoute (c'est-à-dire le non-Seth). Herbie a roulé
le prospectus en boule et l'a jeté dans la poubelle, mais ça ne m'a pas suffi. Je l'ai repris et je l'ai déchiré en mille morceaux; mais avant, je me suis surprise a étudier le visage torturé et en sueur, sur avers. BIENVENUE EN ENFER !
Est-ce Herb ? Est-ce moi ? J'aimerais dire non, mais parfois, j'ai vraiment l'impression d'être en enfer. Souvent, même. Sinon, pourquoi tiendrais-je ce journal ?
Seth dort. …puisé, peut-être. Herbie dehors, dans la cour, regardant partout. Je crois cependant que Seth a déjà cherché. On sait au moins maintenant ce qui lui manque: son véhicule à champ je ne sais quoi, le Dream Floater. Il possède toutes les conneries MotoKops: les personnages, le Centre de Crise, le Dream Floater de Cassie, le hangar à VACES, deux pistolets paralyseurs, jusqu'à des draps ´ flotteurs ª pour son lit. Ce sont des vans à piles, de grande taille, tout à
fait futuristes. La plupart ont des ailes qui se déploient quand on appuie sur un bouton, des paraboles de radar qui tournent réellement sur le toit (celle du Dream Floater de Cassie est en forme de coeur, et cela après trente ans passés à discuter de l'égalité des sexes-ça me donne envie de gerber), des lumières qui clignotent, des bruits de sirènes et d'explosion, et tout le toutim.
Bref, Seth est revenu de Californie avec les six vans actuellement sur le marché: le rouge (Tracker Arrow), le jaune (Justice), le bleu (Freedom), le noir (Meatwagon, qui appartient au méchant), l'argenté (Rooty-Toot-et dire que des mecs sont payés pour inventer des cochonneries pareilles !) et le rose, le plus stupide, piloté par Cassie Styles, le grand amour de notre jeune neveu. Il y a en fait quelque chose de touchant et de marrant dans son béguin, mais ce qui se passe en ce moment n'a rien de drôle: le Dream Floater de Miss Nunuche a disparu et c'est carrément la crise.
Herb m'a réveillée à six heures, ce matin, pour me tirer du lit. Sa main était glacée. Je lui ai demandé ce qui se passait, ce qui n'allait pas, mais il n'a rien voulu dire. Il m'a entrainée jusqu'à la fenêtre et m'a demandé si je ne voyais pas quelque chose. J'ai compris qu'il voulait savoir, en fait, si je voyais la même chose que lui.
Pas de doute, j'ai vu. Le Dream Floater, qui présente un aspect vaguement Arts déco avec son air de sortir d'une vieille BD de Batman. Mais ce n'était pas celui de Seth, pas le jouet, lequel mesure en gros soixante centimètres de long sur trente de haut. L'engin qu'on voyait n'Îtait pas un modèle réduit et faisait bien qua-
tre mètres de long et plus de deux mètres de haut.
L'écoutille du toit était partiellement soulevée et l'antenne radar en forme de coeur tournait, comme dans le feuilleton.
´ Bordel de Dieu, mais d'o˘ ça sort, ce truc ? ª ai-je dit. Je n'arrivais pas à l'imaginer arrivant autrement que sur ses ailes raccourcies. Impression de se réveiller à moitié et de découvrir une soucoupe volante sur sa pelouse. J'en avais la respiration coupée, comme si j'avais reçu un coup de poing à l'estomac !
Tout d'abord, quand il m'a dit que l'engin n'était pas là, je n'ai pas compris, puis le soleil s'est levé et je me suis rendu compte que j'apercevais, à travers, les sapins qui se dressent au-delà de notre barrière. Il n'était pas réellement là, mais en même temps il y était.
Íl nous montre ce qu'il n'a pas pu nous dire ª, observa Herb.
Je lui demandai si Seth était réveillé et il me répondit que non, qu'il était allé vérifier et que le gosse dormait à poings fermés. J'en frissonnai, de manière indescriptible. Parce que cela signifiait que, debout en pyjama devant la fenêtre de notre chambre, nous contemplions le rêve de notre neveu. Il occupait une bonne partie de la cour comme une bulle de savon géante-et rose.
Nous rest‚mes ainsi en contemplation une ving-taine de minutes. Je ne sais si nous nous attendions à voir Cassie Styles en sortir ou quoi, mais il ne se passa rien de tel. Le van rose ne bougea pas d'o˘ il était, radar tournant, puis il commença à s'estomper jusqu'à se réduire à un vague miroitement; à la fin, on n'aurait su dire de quoi il s'agissait si on ne l'avait vu auparavant dans tout son éclat. Puis nous avons entendu Seth se lever et s'avancer dans le couloir.
quand la chasse d'eau fonctionna, il n'y avait plus rien.
Au petit déjeuner, Herb est allé s'asseoir à côté de Seth, comme il le fait quand il veut vraiment lui parler. D'une certaine manière, je trouve qu'il est plus courageux que je ne pourrai jamais l'être. En particulier dans la mesure o˘ c'est Herb qui...
Non, pas ça.
Bref, il s'est mis tout contre Seth, pour que le gosse soit obligé de le regarder, et il lui a parlé gentiment, à
voix basse. Il lui a dit qu'il savait ce qui n'allait pas, ce qui le bouleversait, mais qu'il ne fallait pas s'in-quiéter parce que le VACE de Cassie devait être quelque part dans la maison ou dans la cour de derrière. On le trouvera, lui a-t-il dit.
Seth était très bien, pendant tout ce temps. Il a continué à manger ses céréales et son expression n'a pas changé, mais il arrive qu'on sache tout de même que c'est bien lui qui écoute et comprend, au moins un peu. Puis Herb a dit: Ét si on ne le trouve vraiment pas, on en achètera un neuf ª, déclenchant le pandémonium.
Le bol de céréales valsa à travers la pièce en répandant son contenu sur le sol. Le placard des casseroles s'ouvrit et les ustensiles, poêles et moules à tarte, se sont mis à voler dans tous les sens. Les robinets s'ouvrirent tout seuls dans l'évier. Le lave-vaisselle, qui en principe ne peut pas fonctionner la porte ouverte, se mit en marche et l'eau déborda sur le plancher. Un vase traversa la pièce et alla s'écraser sur le mur opposé. Ce fut le grille-pain le plus effrayant. Il était branché et contenait deux tranches; tout d'un coup, il est devenu rouge sous l'effet de la chaleur, comme si c'était un poêle et non une petite résistance de rien du tout. Les deux tranches de pain voltigèrent au plafond, complètement calcinées. C'était hallucinant.
Elles sont retombées dans l'évier, tellement chaudes qu'elles sifflèrent sous l'eau.
Seth s'est levé et est sorti de la cuisine. La démarche raide. Avec Herb nous sommes restés quelques instants à nous regarder, puis il a dit: Ćes toasts devraient être mangeables avec un peu de beurre de cacahuète. ª Je l'ai tout d'abord regardé sans comprendre, puis j'ai éclaté de rire. Il S'y est mis à son tour. Nous avons ri, ri, la tête dans les bras, sur la table de la cuisine, pour qu'il n'entende pas. C'est pourtant stupide: Seth n'a pas toujours besoin d'entendre pour savoir. Je ne suis pas s˚re qu'il soit vraiment capable de lire dans les esprits, mais cela y ressemble un peu.
quand j'ai finalement pu maitriser mon fou rire, Herb était déjà en train de passer une serpillière sous le lave-vaisselle. Il pouffait encore un peu et s'essuyait les yeux. C'est une bénédiction, cet homme. J'ai pris la pelle et je me suis mise à ramasser les débris du vase et du bol.
´ J'ai l'impression qu'il tient particulièrement au Dream Floaterª, dit simplement Herb. Inutile d'en rajouter: il avait tout dit.
Il est quinze heures et nous avons fait tout le tour de la fichue maison, comme dirait ma vieille copine de classe Jan. Seth a essayé de nous aider, à sa manière; ça me brisait le coeur de le voir retourner les coussins du canapé, comme si le van était de la taille d'une pièce de monnaie ou d'un bout de pizza. Herb était optimiste, au début, disant qu'étant donné ses dimensions et sa couleur, il était difficile de ne pas voir le van, et j'étais tout à fait d'accord. Je pense d'ailleurs toujours qu'il a raison; mais alors, comment se fait-il que nous ne l'ayons pas trouvé ? D'o˘ j'écris, installée à la table de la cuisine, je vois Herb à genoux le long de la haie, au fond de la cour, qui explore la végétation avec le manche du r‚teau. J'ai envie de lui dire d'arrêter-c'est la troisième fois qu'il y revient-mais je n'en ai pas le coeur.
Des bruits, au premier. Seth a fini sa sieste, et il faut donc que j'achève ceci. Il ne faut pas qu'il voie même ce journal. Il ne faut pas que j'y pense. Mais ça devrait aller; je crois que Seth réussit mieux à lire dans les pensées de Herb que dans les miennes. Je n'en ai aucune preuve, mais l'impression est forte. Et j'ai pris soin de ne pas dire à Herb que je tenais ce journal.
Je sais ce qu'un éventuel lecteur dirait: que nous sommes cinglés. Cinglés de garder ce gosse. Il va mal, très mal, même, et nous ignorons ce qu'il a. Nous savons cependant que c'est dangereux. Alors pourquoi continuer ? Pourquoi nous acharner ? Je me le demande... Parce que nous l'aimons ? Parce qu'il nous contrôle ? Non. Il y a bien ces incidents, Herb qui se tord la lèvre, moi qui me gifle, une sorte d'hyp-nose puissante, mais ils sont rares. La plupart du temps, il est tout simplement Seth, un enfant enfermé
dans la prison de son esprit. Il est aussi tout ce qui me reste de mon frère.
Mais en dehors de tout cela, bien entendu (et bien au-delà) c'est juste de l'amour. Et chaque soir, quand nous nous couchons, je lis dans les yeux de mon mari ce qu'il doit lire dans les miens: que nous avons tenu le coup une fois de plus, et que si on a tenu une journée, on doit pouvoir tenir la suivante. Le soir, c'est facile de se dire que c'est simplement l'un des aspects de l'autisme de Seth, qu'il ne faut pas en faire un drame.
J'entends ses pas, au premier. Il va aux toilettes.
quand il aura fini, il va descendre, espérant que nous avons trouvé le jouet manquant. Mais qui va apprendre la mauvaise nouvelle ? Seth, qui prendra alors un air déçu (et pleurera peut-être un peu) ? Ou l'autre ?
Le gosse à la démarche d'échassier qui balance tout quand il n'a pas ce qu'il veut ? J'ai évidemment envisagé de retourner voir le médecin, pour être s˚re. Herb aussi, sans aucun doute... mais pas sérieusement.
Pas après la dernière fois. Nous étions présents tous les deux et nous avons tous les deux vu la manière dont l'autre, le non-Seth, se cache. Comment Seth rend possible le fait qu'il se cache: l'autisme est un sacré bouclier. Mais le véritable problème n'est pas l'autisme, et peu importe ce que les docteurs du monde entier verraient ou ne verraient pas. Lorsque j'y réfléchis sans faux-semblant, en mettant de côté
tout ce que j'espère, tout ce que je souhaite, je sais cela. Et lorsque nous avons voulu tenter d'expliquer au médecin pour quelle raison nous étions venus, ca n'a pas été possible. Si jamais ce journal tombe entre les mains de quelqu'un, je me demande s'il pourra comprendre à quel point c'était horrible d'avoir comme une main qui vous b‚illonne de l'intérieur de la bouche, qui vous bloque la langue et les cordes vocales. Nous N'AVONS MEME PAS PU PARLER !
J'ai tellement peur...
Peur de l'échassier, oui, mais peur aussi du reste.
Des choses que je ne suis même pas capable d'expri-mer, d'autres que je ne peux que trop bien exprimer.
Pour l'instant, cependant, ce que je redoute le plus est ce qui risque d'arriver si nous ne retrouvons pas le VACE. Ce stupide van rose. O˘ diable est-il donc passé ? Si seulement nous pouvions le retrouver...
Chapitre 8
Au moment o˘ Kirsten Carver mourut, Johnny pensait à son agent littéraire, Bill Harris, et à la réaction de ce dernier en arrivant à Poplar Street: l'horreur à l'état pur. En excellent agent qu'il était, il avait réussi à conserver un sourire neutre, quoique légèrement figé, pendant le trajet depuis l'aéroport; mais ce sourire avait commencé à se désagréger lorsqu'ils avaient abordé la banlieue de Wentworth (VILLE DE LA BONNE HUMEUR ! à en croire un panneau à l'entrée) pour s'évanouir complètement lorsque son client, lequel avait eu naguère des conversations avec John Steinbeck, Sinclair Lewis et Vladimir Nabokov, s'était engagé dans l'allée d'une petite maison de banlieue parfaitement banale et ano-nyme, au coin de Poplar Street et de Bear Street.
Bill avait regardé d'un oeil rond et incrédule le tourniquet d'arrosage, la porte-moustiquaire en aluminium frappée d'un ´ M ª en son milieu, et ce symbole incontournable de la vie banlieusarde, une tondeuse à gazon tachée de vert, dressée dans l'allée comme le dieu du pétrole attendant d'être honoré.
Bill avait tourné la tête pour voir, sur le trottoir, débouler un gamin en planche à roulettes, un baladeur sur les oreilles, un Esquimau en train de fondre à la main, un grand rictus idiot et béat sur son visage boutonneux. Visite qui datait déjà de six ans, pendant l'été 1990; lorsque Bill Harris avait de nouveau regardé Johnny, non seulement il ne souriait plus, mais son visage était légèrement crispé.
´ Vous n'êtes pas sérieux, avait dit Bill d'un ton de froide incrédulité.
-Oh, Bill, au contraire, je suis très sérieux ª, lui avait répliqué Johnny. Sans doute y avait-il eu quelque chose dans sa voix qui était parvenu jusqu'à Bill
-suffisamment, en tout cas, pour que son ton passe de l'incrédulité à la plainte. ´ Mais pourquoi ?
avait-il demandé, pourquoi précisément ici, bon Dieu ? Mon q I a chuté de trois points, et je viens à
peine d'arriver. Je me sens irrésistiblement poussé
à m'abonner au Reader's Digest et à écouter les infos locales. Alors, il faut que vous m'expliquiez. Vous me devez bien ça, il me semble. Tout d'abord ce bon Dieu de détective cucul la praline, et maintenant un environnement o˘ le comble du raffinement est d'avoir des nains de jardin. C'est quoi, le truc ?
-Le truc, avait répondu Johnny, c'est que tout ce binz est terminé. ª
Non, bien s˚r que non. C'était Belinda qui avait dit ça. Pas Bill Harris mais Belinda Josephson. A l'instant même.
Johnny dut faire un effort pour s'éclaircir l'esprit et regarder autour de lui. Assis sur le sol du séjour, il serrait l'une des mains de Kirsten dans les siennes.
Une main froide, inerte, Belinda était penchée sur le corps de la femme, tenant un torchon; elle avait une sorte de napperon blanc-du genre qu'on met sur une table, avec un vase dessus-posé sur l'épaule. Si Belinda ne pleurait pas, elle avait une expression de tendresse et de chagrin qui émut Johnny et lui fit penser à la scène au cours de laquelle les deux Marie-Marie Madeleine et celle que Matthieu appelle simplement ´ l'autre Marie ª-préparent le corps de Jésus pour son enterrement dans la tombe de Joseph d'Arimathie. Avec le torchon, la femme de Brad essuya le masque ensanglanté à quoi était réduit le visage de Kirstie, révélant ce qui restait de ses traits.
Ést-ce que vous avez dit... commença Johnny.
-Vous avez bien entendu ª, répondit Belinda, lui tendant le torchon plein de sang sans le regarder.
Elle prit le napperon posé sur son épaule, le déplia et l'étendit sur le visage de la morte. ´ Dieu ait pitié
de son ‚me.
-Dieu ait pitié de son ‚me ª, murmura Johnny.
Il y avait quelque chose de fascinant à voir fleurir les coquelicots sur la blancheur du tissu de lin, trois d'un côté de ce qui avait été le nez de Kirsten, deux de l'autre et peut-être une demi-douzaine à son front. Johnny porta la main au sien, qui était couvert de sueur. ´ Bon Dieu, c'est épouvantable. ª
Belinda le regarda, puis regarda son mari. ´ Je crois qu'on trouve tous cela épouvantable... La bonne question, c'est de se demander ce que nous réserve la suite du programme. ª
Avant que l'un ou l'autre ait pu répondre, Cammie Reed entra dans la pièce, p‚le, mais l'air maîtresse d'elle-même. ´ Monsieur Marinville ?
-Johnny ª, répondit-il en se tournant vers elle.
Il fallut à Cammie un certain temps-autre cas classique de pensée ralentie pour cause de traumatisme psychologique-pour comprendre qu'il lui demandait simplement de l'appeler par son prénom.
Elle acquiesça. ´ Johnny-oui, d'accord. Vous avez trouvé le pistolet ? Avec des balles ?
-Oui aux deux questions.
-Je peux l'avoir ? Mes fils veulent aller chercher de l'aide. J'ai réfléchi et j'ai décidé de leur donner la permission. A condition que vous leur laissiez le pistolet de David.
-Je ne vois aucun inconvénient à prêter l'arme à quelqu'un, répondit Johnny, sans trop savoir s'il parlait ou non franchement, mais il pourrait être extrêmement dangereux de quitter l'abri de la maison, vous ne croyez pas ? ª
Elle lui adressa un regard neutre, sans aucune trace d'impatience, mais elle tripotait sa blouse à
l'emplacement d'une tache de sang, souvenir du nez ensanglanté d'Ellen Carver. ´Je suis bien consciente du danger, et s'il s'agissait de passer par la rue, je dirais non. Mais d'après les garçons, il y a un sentier dans le petit bois, derrière les maisons qui sont de ce côté-ci de la rue. Il donne sur Anderson Avenue. Là-bas se trouve un b‚timent abandonné, l'ancien entrepôt d'une société de déménagement...
-Veedon Brothers, intervint Brad.
-... et il y a aussi un égout, un grand collecteur, qui traverse tout le secteur jusqu'à Columbus Broad, o˘ il se déverse dans la rivière. Ils pourraient au moins trouver un téléphone en état de marche et donner l'alerte.
-Est-ce que l'un de vos fils sait se servir d'une arme à feu, Cam ? ª demanda Brad.
Encore le regard neutre-un regard qui ne disait pas tout à fait Vous me prenez vraiment pour une gourde mais presque. Íls ont tous les deux suivi un stage d'entraînement avec leur père, il y a deux ans.
Il y était surtout question des fusils, mais on leur a aussi parlé des armes de poing.
-Si Jim et Dave connaissent ce sentier, nos agresseurs le connaissent peut-être aussi, observa Johnny. Vous y avez pensé ?
-Oui. ª Son impatience commençait à se manifester, mais à peine. Johnny admira son self-control.
´ Mais ces... ces forcenés sont des étrangers. Ce ne peut être que des étrangers. Avez-vous jamais vu ces vans, avant aujourd'hui ? ª
Ce n'est pas impossible, pensa l'écrivain. O˘ ? je n'en sais rien pour le moment, mais si je pouvais réfléchir un peu...
Ńon, mais je crois... commença Brad.
-Nous avons emménagé ici en 1982, quand les jumeaux avaient trois ans. Ils disent que presque personne ne connaît ce sentier, que seuls les enfants l'utilisent. Et qu'il y a ce collecteur. Je les crois. ª
Tiens, pardi, bien s˚r que vous les croyez, pensa Johnny, mais c'est secondaire. Comme est secondaire votre espoir de les voir ramener de l'aide. Vous souhaitez avant tout les éloigner d'ici, n'est-ce pas ?
Bien entendu, et je vous comprends.
´ Johnny, reprit-elle, prenant peut-être son silence pour un refus, il n'y a pas si longtemps que cela, des garçons à peine plus ‚gés qu'eux se bat-taient au Viêt Nam.
-On en trouvait même de plus jeunes, répondit-il. J'y étais, et j'en ai vu. ª Il se leva, retira le pistolet de sa ceinture et la boîte de cartouches de sa poche.
´ Je ne vois aucun inconvénient à le remettre à vos fils... mais j'aimerais les accompagner. ª
Brad parut surpris. Pas Belinda.
Cammie jeta un oeil à la bedaine de Johnny; si elle ne valait pas celle de Brad, elle n'en était pas moins de belle taille. Elle ne lui demanda pas pour quelle raison il voulait les accompagner, ni pourquoi il pensait que ce serait mieux. Elle réfléchis-sait, du moins pour le moment, plus froidement que cela. ´ Les garçons jouent au foot et font de l'athlé-tisme. Pensez-vous que vous serez capable de les suivre ? voulut-elle savoir.
-Pas dans le quatre cents ou le quinze cents mètres, évidemment, répondit-il. Mais sur un sentier à travers bois et dans un collecteur d'égout, il me semble que oui.
-Vous vous racontez des histoires, ou quoi ? ª
intervint abruptement Belinda. Elle ne s'adressait pas à Johnny, mais à Cammie. ´ Parce que enfin, s'il y avait un téléphone en état de marche dans le secteur, est-ce que vous croyez qu'on serait encore en train de se terrer ici, avec des cadavres en pleine rue et une maison en train de br˚ler jusqu'au toit ? ª
Cammie lui jeta un coup d'oeil, toucha la tache de sang sur sa blouse et revint à Johnny. Derrière elle, Ellie Carver passait le bout de son museau par la porte pour regarder dans le séjour. En état de choc, folle de chagrin, ses yeux lui dévoraient le visage; le sang qui lui coulait du nez ensanglantait sa bouche et son menton.
Śi les garçons sont d'accord, je le suis aussi ª, déclara Cammie, sans tenir compte de la question de Belinda. Les spéculations, pour l'instant, ne l'intéressaient pas. Plus tard, peut-être. On verrait.
Pour l'instant, une seule chose comptait: faire rouler les dés pendant qu'elle estimait que les chances étaient encore largement en sa faveur. Et faire s'es-quiver ses fils par la porte de derrière.
Íls le seront ª, dit-il en lui tendant l'arme et les cartouches avant de retourner dans la cuisine.
C'étaient de gentils garçons, ce qui était bien, et qui en plus avaient été élevés de manière à faire, neuf fois sur dix, ce que voulaient leurs aînés. Ce qui, dans leur situation, était encore mieux. Johnny t‚ta l'objet qu'il avait mis dans la poche de son pantalon.
´ Mais avant de partir, j'ai quelque chose d'impor-tant à demander à quelqu'un. De très important.
-Aqui?ª
Johnny souleva Ellie Carver et la serra dans ses bras, déposant un baiser sur la joue tachée de sang; il fut content de sentir les bras de la fillette se refermer autour de son cou et le serrer à son tour de toutes leurs forces. Des étreintes pareilles ne s'achè-tent pas. Á Ralphie Carver ª, répondit-il à
Cammie.
Effectivement, Tom Billingsley possédait deux ou trois armes à feu, mais il commença par trouver un vêtement pour Collie. Pas grand-chose, un simple T-shirt aux armes des Cleveland Browns déchiré
sous un bras, mais il était de taille XL; c'était tout de même mieux que de rester torse nu pour tenter l'expédition par le bois. Collie, qui était un habitué
du sentier, savait qu'il s'y trouvait des ronces et pas mal d'arbustes hérissés de piquants.
´ Merci, dit-il en l'enfilant, pendant que le vieux véto contournait une table de ping-pong et l'entraî-nait vers le fond du sous-sol.
-Y a vraiment pas de quoi ª, répondit Billingsley. Il alluma une lampe à gaz. ´ Je me rappelle même pas d'o˘ il vient. Moi, j'ai toujours été un fan des Bengals. ª
Dans l'angle, tout au fond, c'était la pagaille: des cannes à pêche, des vestes de chasse orange, un arc détendu. Toubib s'accroupit avec une grimace, déplaça les vestes et fit apparaître un couvre-pied roulé et ficelé. Il contenait quatre fusils, mais deux d'entre eux étaient démontés. Billingsley dégagea ceux qui ne l'étaient pas. ´ Devraient faire l'affaire ª, dit-il.
Collie prit le calibre 30.06, qui serait probablement plus utile que son pistolet de service pour une patrouille dans les bois et soulèverait moins de questions, si jamais il devait tirer sur quelqu'un.
Ames allait donc se retrouver avec l'autre, un petit Mossberg. Ć'est seulement un calibre 22 ª, s'excusa le vieux véto en fourrageant dans un placard situé à côté du tableau à fusibles; il en retira des boîtes de cartouches qu'il déposa sur la table de ping-pong. ´ Mais ce n'en est pas moins une arme excellente. Le chargeur peut contenir jusqu'à neuf cartouches. Pas mal, non ? ª
Ames eut un sourire que Collie ne put faire autrement que de trouver sympathique. ´ Moi, je dis banco, affaire conclue ª, répondit le hippie en prenant l'arme. Billingsley eut un petit rire-un rire un peu rouillé de vieux-et les reconduisit au rez-de-chaussée.
Cynthia avait disposé un coussin sous la tête de Marielle, toujours allongée dans le séjour (sous la photo de Daisy, le corgi qui avait un faible pour les maths). Personne n'avait osé la déplacer; Billingsley craignait que ses points ne se rouvrent. Elle était toujours vivante, ce qui était bien, et toujours inconsciente, ce qui n'était peut-être pas plus mal, vu son état. Elle respirait cependant par grandes bouffées irrégulières qui, de l'avis de Collie, étaient de fort mauvais augure. Le genre de respiration qui risque de s'arrêter à n'importe quel moment.
Son mari, le charmant Gary, s'était assis sur une chaise de la cuisine mise à l'envers, afin de pouvoir surveiller sa femme tout en continuant à boire. Collie s'aperçut que la bouteille contenait un sherry bas de gamme réservé à la cuisine, et il sentit son estomac se soulever.
Se sentant observé, peut-être, Gary se tourna vers le flic. Il avait les yeux rouges et gonflés. L'air malheureux d'un chien battu. En cherchant bien, Collie ressentit une certaine sympathie pour lui. Pas beaucoup. ´ L'a perdu son foutu bras, confia l'homme d'une voix emp‚tée. Dl'enaide. ª Collie réfléchit un instant et arriva à la conclusion que c'était sans doute la traduction de Dieu lui vienne en aide, en bas-ivrogne.
Óui, répondit-il, on va aller chercher de l'aide.
-Devrait déjà êt'ici. L'a perdu son foutu bras.
Dans la fu'illade.
-Je sais. ª
Cynthia les rejoignit. ´Vous étiez vétérinaire autrefois, n'est-ce pas, monsieur Billingsley ? ª
Toubib acquiesça.
Ć'est ce que je pensais. Pouvez-vous venir par ici ? Je voudrais vous montrer quelque chose, devant la maison.
-Ce n'est pas dangereux ?
-Pour le moment, je ne crois pas. Ce qui est là
dehors... j'aimerais autant que vous regardiez vous-même. ª Elle se retourna vers les deux autres hom-
mes. ´ Tous les trois. ª
Elle entraîna Billingsley jusqu'à la porte qui donnait sur Poplar Street. Collie jeta un coup d'oeil à
Steve, lequel haussa les épaules. Il supposa que la fille voulait montrer à Toubib comment les maisons s'étaient transformées, dans la rue, mais il ne voyait pas le rapport avec le fait que Billingsley était vétérinaire.
Śainte merde ! s'exclama-t-il quand ils furent à
hauteur de la porte. Elles sont redevenues normales ! A moins qu'on n'ait tout imaginé, la première fois... ª Il était fasciné par la maison Geller. Moins de dix minutes avant, quand il l'avait regardée avec le hippie et Cynthia, exactement du même endroit, il aurait juré que la baraque s'était métamorphosée en ranch mexicain en adobe-comme dans les westerns qui se déroulent en Arizona ou au Nouveau-Mexique. Elle avait retrouvé son bon vieux revêtement en aluminium made in Ohio.
Ńous n'avons rien imaginé et les choses ne sont pas revenues à la normale, fit remarquer Steve. Du moins, pas entièrement. Voyez plutôt celle-là. ª
Collie regarda dans la direction indiquée. La maison Reed. Elle avait retrouvé ses menuiseries d'aluminium et les rondins avaient disparu; le toit était de nouveau composé de bardeaux de goudron au lieu du truc qu'il y avait avant (des mottes de terre, avait-il eu l'impression), la parabole avait repris sa place au-dessus de l'abri de voiture. Mais les fondations étaient en planches non rabotées au lieu de briques et toutes les fenêtres étaient fermées par des volets hermétiques. Il y avait des trous dans ces volets, comme si les habitants s'attendaient à ce que leurs petits problèmes quotidiens comprennent, en sus des vendeurs d'aspirateurs ou des bonimenteurs baptistes, quelques Indiens sur le sentier de la guerre. Collie n'aurait pu en jurer, mais il ne se souvenait pas d'avoir vu de volets aux fenêtres de cette maison avant aujourd'hui, et encore moins des volets avec des trous pour laisser passer le canon d'un fusil.
´ «a alors... ª Billingsley avait l'air d'un type qui vient de se faire piéger par la caméra invisible.
Ć'est pas des poteaux pour attacher les chevaux, devant la maison d'Audrey ? Non ? Mais enfin, qu'est-ce que c'est que tout ça ?
-L'important n'est pas là ª, dit Cynthia, qui prit la figure du vieil homme entre ses mains et la fit pivoter comme si elle était montée sur un tripode, afin qu'il regarde dans la direction du cadavre de Mary Jackson.
Ó mon Dieu ª, dit Collie.
Un oiseau énorme était perché sur une cuisse dénudée de la femme, les serres enfoncées dans la chair. Il avait déjà englouti pratiquement tout ce qui restait du visage et s'attaquait au cou, dans lequel il enfouissait le bec. Collie eut alors un souvenir particulièrement malvenu: il se revoyait le visage enfoui exactement à la même hauteur dans le cou d'une certaine Mary Lou, une nuit, dans le drive-in de Columbus Ouest, et elle lui disait que si jamais il lui faisait un suçon, son père les flinguerait sans doute tous les deux.
Il ne se rendit compte qu'il pointait le 30.06 que lorsque Steve repoussa le canon de la paume de la main. Ńon, mon vieux. J'éviterais. Je crois qu'il vaut mieux ne pas se faire remarquer. ª
Il avait raison, certes, mais... bordel ! il ne s'agissait pas seulement de ce que la bestiole faisait, mais aussi de ce qu'elle était.
´ L'a perdu son bon'ieu de bras ! ª annonça Gary depuis la cuisine, comme s'il avait peur que les autres l'oublient. Le vieux véto n'y prêta pas attention. Il avait traversé le séjour comme s'il s'attendait à recevoir un coup de fusil d'un instant à l'autre, mais, à présent, il semblait avoir complètement oublié les tueurs, les vans délirants et les maisons à
transformations .
´ Mais nom d'un chien, regardez-moi ça ! s'exclama-t-il d'un ton de stupéfaction quasi mystique.
Faudrait que je le photographie ! Oui ! Excusez-moi... je vais chercher mon appareil ! ª
Il fit demi-tour, mais Cynthia l'agrippa par l'épaule. ´ La photo peut attendre, monsieur Billingsley. ª
Il eut l'air de reprendre conscience de la situation.
Óui... je suppose, cependant... ª
L'oiseau se tourna, comme s'il les avait entendus, et parut examiner le bungalow du véto de ses yeux bordés de rouge. Son cr‚ne rose se hérissait d'un toupet noir. Son bec se réduisait à un crochet jaune.
Ć'est un busard ? Ou peut-être un vautour ?
demanda Cynthia.
-Un busard ? Un vautour? Bon Dieu non !
Jamais je n'ai vu un oiseau pareil de toute ma vie.
-Vous voulez dire... en Ohio, n'est-ce pas ? ª
demanda Collie. Non, ce n'était pas du tout ce qu'avait voulu dire Billingsley, mais il tenait à se le faire préciser.
Ńon, n'importe o˘. ª
Le hippie regarda tour à tour l'oiseau, puis Billingsley et revint au charognard. ´ Mais alors, qu'est-ce que c'est ? Une nouvelle espèce ?
-Nouvelle espèce mon cul ! Excusez mon langage, ma jeune demoiselle, mais c'est un putain de mutant ! ª Billingsley, ravi, en extase, regarda l'oiseau battre des ailes pour changer de position sur la cuisse de Mary. ´ Regardez-moi la taille de son corps et à quel point son envergure est réduite, pro-portionnellement ! A côté de cet engin, une autru-che est un miracle d'aérodynamique ! J'ai même l'impression que les ailes ne sont pas de la même longueur.
-En effet, dit Collie.
-Mais comment peut-il voler ? Comment peut-il seulement tenir en l'air ?
-Je ne sais pas, répondit Cynthia, mais il vole. ª
Elle montra les épais tourbillons de fumée qui mas-quaient maintenant tout le paysage du côté de Hyacinth Street. Íl est sorti de la fumée en volant. Je l'ai vu.
-Je n'en doute pas... je ne crois pas qu'un type soit arrivé en... avec un appareil volant quelconque et l'ait largué au passage... mais qu'il puisse voler est au-delà de tout ce que... ª Il s'interrompit, scrutant l'animal. ´ Je comprends toutefois que vous ayez pensé à un busard avant l'inévitable hypothèse suivante. ª Collie avait l'impression que le vieux véto parlait surtout pour lui-même, depuis quelques instants, mais il n'en écoutait pas moins attentivement.
´ «a ressemble un peu à un busard. Comme un busard de dessin d'enfant, en tout cas.
-Hein ? fit Cynthia.
-Comme un busard de dessin d'enfant, répéta Billingsley. qui le confondrait dans sa tête avec un aigle chauve, par exemple. ª
Ralphie Carver faisait mal au coeur à voir. Abandonné par Jim Reed, dont la sollicitude n'avait pas résisté à l'excitation qui l'avait gagné à la perspective de la mission que lui et son frère étaient sur le point d'entreprendre, le garçonnet se tenait entre cuisinière et frigo, le pouce dans la bouche, tandis qu'une tache humide s'étalait de plus en plus largement sur le devant de son short. Toute sa morgue de sale gosse s'était évanouie. Ses yeux, écarquillés, étaient à la fois vides et brillants. Johnny avait connu des toxicomanes qui présentaient les mêmes symptômes.
Il s'avança dans la cuisine et reposa Ellie par terre. Elle ne voulait pas le l‚cher, mais il finit par détacher, en douceur, les petites mains agrippées à
son cou. Elle aussi avait l'air sous le choc, mais sans cette expression hébétée qu'on lisait dans le regard de son frère. Kim et Susi Geller étaient assises à
même le sol, et se tenaient enlacées. Voilà qui convient sans doute beaucoup mieux à maman, pensa Johnny, se souvenant comment la femme s'était bagarrée avec Jim Reed pour avoir l'adolescente.
Jim avait gagné, mais il avait maintenant d'autres chats à fouetter. Il allait prendre la direction d'Anderson Avenue et de lieux inconnus. Ce qui ne changeait rien au fait que deux enfants étaient devenus orphelins depuis le déjeuner.
´ Kim ? demanda-t-il. Pourriez-vous nous donner un coup de main pour...
-Non. ª Rien de plus, rien de moins. Le ton était calme. Aucun défi dans le regard, aucune hystérie dans sa voix... ni sympathie non plus. Elle avait un bras passé autour des épaules de sa fille, sa fille avait un bras passé autour de ses épaules, toutes les deux paisiblement assises par terre à attendre que l'orage passe. Compréhensible, certes, mais Johnny n'en était pas moins furieux contre Kim. Elle personnifiait brusquement tous les gens qu'il avait vus b‚iller d'ennui quand la conversation tombait sur le sida ou les enfants des rues, ou sur la destruction de la forêt équatoriale; elle personnifiait tous ceux qui avaient un jour enjambé un sans-abri recroquevillé sur un trottoir sans même un regard. Comme il l'avait fait une fois lui-même. Johnny s'imagina l'empoignant par les bras, la remettant debout, la faisant pivoter et lui plantant un bon coup de pied dans ses tristes petites fesses ohiesques. Voilà peut-
être qui la réveillerait. Et qui, en tout cas, le ferait se sentir un peu mieux, lui.
Ńon ? répéta-t-il, sentant une rage stupide battre à ses tempes.
-Non ª, fit-elle; elle lui adressa un faible sourire enfin-vous-avez-compris, puis se tourna vers sa fille et se mit à lui caresser la tête.
´ Viens par ici, mon coeur, dit Belinda à Ellen ouvrant les bras à la fillette. Viens un moment avec la vieille Bee. ª Ellie s'avança sans rien dire, le visage déformé par une affreuse grimace de douleur qui rendait son silence encore plus poignant, et la Noire l'engloutit dans ses bras.
La scène se passa sous les yeux des jumeaux Reed, mais ils ne la virent pas vraiment. Ils se tenaient près de la porte donnant sur la cour, l'oeil brillant, l'air excité. Cammie s'approcha d'eux et les jaugea avec une expression que Johnny prit tout d'abord pour de la sévérité. Mais il ne tarda pas à se rendre compte qu'il s'agissait en réalité d'une terreur d'une telle intensité qu'elle n'arrivait pas à la dissimuler complètement.
´ Très bien ª, dit-elle finalement. Elle avait parlé
d'un ton sec, indifférent. ´ qui le prend ? ª
Les garçons se regardèrent et Johnny eut le sentiment qu'une communication s'établissait entre eux, brève mais complexe, le genre de chose, peut-être, que seuls les jumeaux arrivent à faire. A moins, pensa-t-il, que ce ne soit juste ton cerveau survolté.
Ce qui n'avait rien d'impossible; ils avaient tous le cerveau survolté.
Jim tendit la main. Un instant, la lèvre supérieure de sa mère trembla. Puis elle se reprit et lui passa le pistolet de David Carver. Dave s'occupa de retirer les cartouches de la boîte pendant que son frère bas-culait le cylindre du calibre 45 et tendait le canon vers la lumière pour s'assurer que l'arme était déchargée, comme l'avait fait Johnny. Nous prenons des précautions parce que nous savons qu'un revolver peut blesser et tuer, pensa Johnny, mais il y avait plus. A un certain niveau, nous savons que ces armes sont mauvaises, démoniaques. Même leurs partisans les plus forcenés le sentent.
Dave tendit une poignée de cartouches à son frère; celui-ci les prit une à une pour charger le 45.
´ Vous agirez exactement comme si votre père était en permanence à vos côtés, dit pendant ce temps Cammie. Si vous envisagez de faire quelque chose avec quoi il ne serait pas d'accord, abstenez-vous-en. Est-ce clair ?
-Oui, m'man. ª Jim fit claquer le cylindre dans son logement et tint l'arme pointée vers le sol, le doigt le long de la garde de détente. Il paraissait à
la fois gêné par les ordres que lui donnait sa mère
-on aurait dit un officier dans un vieux roman de Leon Uris, en train d'admonester deux recrues novices-et follement excité à la perspective de ce qui l'attendait.
Elle se tourna vers son deuxième fils. ´ David ?
-Oui, m'man ?
-Si vous voyez des gens dans le bois-des étrangers-, revenez tout de suite. C'est le plus important. Ne posez pas de questions, ne réagissez à rien de ce qu'ils pourraient dire, ne les approchez même pas.
-Mais s'ils n'ont pas d'armes, m'man... commença à objecter Jim.
-Ne posez pas de questions, ne les approchez pas ª, répéta-t-elle, guère plus fort, mais avec une intonation dans la voix qui les fit grimacer tous les deux. Il n'y avait pas à discuter.
Ét s'ils voient des flics, madame Reed ?
demanda Brad. La police pourrait avoir jugé plus prudent d'accéder à la rue par le bois.
-Plus prudent de rester au large, intervint Johnny. Un flic qui nous tomberait dessus risque-rait d'être... euh, nerveux. On a vu des cas de flics nerveux abattre des innocents. Pas volontairement, mais autant jouer la sécurité et éviter les accidents.
-Vous venez avec nous, monsieur Marinville ?
demanda Jim.
-Oui. ª
Aucun des jumeaux ne fit de commentaire, mais le soulagement qu'il lut dans leurs yeux plut à
Johnny.