Les régulateurs
Traduit de l'américain
par William Olivier Desmond
NOTE DE L'…DITEUR
Avant de mourir d'un cancer à la fin de 1985, Richard Bachman a publié cinq romans. En 1994, se préparant à
déménager, la veuve de l'auteur découvrit dans la cave une boîte en carton pleine de manuscrits à des degrés divers d'achèvement. Le moins élaboré était un amas de griffonna-ges jetés sur des carnets de sténo, ceux que Bachman utilisait pour ses premiers jets. Le plus abouti, le tapuscrit du roman que voici, se trouvait dans un carton spécial, entouré d'élastiques, comme si l'auteur avait été sur le point de l'envoyer à
son éditeur lorsque prit fin sa dernière rémission.
Mme Bachman me l'apporta pour que je l'évalue; j'estimai qu'il était au moins du niveau de ses oeuvres précédentes. Je n'y ai apporté que quelques changements mineurs, mettant à jour certaines références, et l'ai pratiquement laissé dans l'état o˘ on me l'a confié. Cet ouvrage, publié avec l'approbation de la veuve de l'auteur, constitue donc le couronnement d'une carrière curieuse, mais qui ne fut pas sans intérêt.
Mes remerciements à Claudia Eschelman (autrefois Claudia Bachman), à Douglas Winter, spécialiste de Bachman, à Elaine Koster, de la New American Library, et à Carolyn Stromberg, directrice littéraire pour les précédents ouvrages de Bachman, qui a bien voulu valider celui-ci.
L'ex-Mme Bachman affirme que, pour autant qu'elle le sache, Bachman ne s'est jamais rendu en Ohio, et a tout au plus śurvolé l'…tat une ou deux fois ª. Elle se demande aussi quand il a bien pu écrire ce roman, même si elle soup-
çonne que ce dut être tard la nuit. Richard Bachman souffrait en effet d'insomnies chroniques.
Charles VERRILL
New York City
~ Nord ..
Une pensée pour Jim Thompson et Sam Peckinpah, ombres de légende...
a Nous, monsieur, on fait dans le plomb. ª
Steve McquEEN, Les Sept Mercenaires.
Carte envoyée par William Garin
à sa soeur, Audrey Wyler.
24 juillet 1994
Chère Audrey,
On sera à Carson City ce soir et on espère arriver demain à
San Jose. Je sais que tu n'étais pas trop d'accord avec cette idée de faire le voyage en voiture, mais c'était pourtant la bonne décision . SETH VIENT DE FAIRE DES PROgRèS STUP…FIANtS ! Je t'en parlerai plus longuement depuis San Jose. Tout ce que je peux dire pour le moment, c'est: Dieu bénisse le Nevada !
Baisers de toute la famille,
Poplar Street, 15 juillet 1996, 15 h 45
C'est l'été.
Pas simplement l'été, non, pas cette année, mais une apothéose d'été, une quintessence d'été, un été
d'Ohio tout vert en plein juillet, avec un soleil chauffé à blanc dans un ciel d'un bleu de jean délavé, les cris des gosses courant dans le bois de Bear Street, au sommet de la colline, le tink ! des battes de base-ball sur le terrain de jeux, de l'autre côté du bois, le ronflement des tondeuses, le grondement des gros-culs sur la nationale 19, le roulement des rollers sur les trottoirs de ciment et le macadam de Poplar Street, le vacarme des radios--la partie de base-ball des Indians de Cleveland en compétition avec Tina Turner lancée dans Nutbush City Limits-et, enlaçant le tout comme une barrière sonore de dentelle, le sifflement apaisant et soyeux des tourniquets d'arrosage.
L'été à Wentworth, Ohio, hé, tu peux imaginer ça ? L'été sur Poplar Street, qui file tout droit au beau milieu du rêve américain avec son odeur de hot dogs dans l'air, les lambeaux des pétards du 4-Juillet gisant encore dans les caniveaux... Ouais, un mois de juillet torride, un bon vieux mois de juillet parfait, un sacré mois de juillet à remporter le pompon, aucun doute, un vrai mois de juillet mais, à dire la vérité, fichtrement sec aussi: la seule eau qu'on voyait était le jet des tuyaux d'arrosage qui chassait les emballages des pétards chinois sur le sol. «a pourrait pourtant peut-être bien changer, aujourd'hui; on entend de temps en temps des grondements de tonnerre à l'ouest et ceux qui regardent Canal Météo (les télés c‚blées ne manquent pas sur Poplar Street, pour s˚r) savent que l'orage ne va pas tarder. Peut-être même accompagné d'une tornade, mais c'est peu probable.
En attendant, il n'est question que de melons d'eau, de boissons fraîches et de coups de batte foi-reux; c'est l'été tel qu'on se le souhaite ici, au coeur des …tats-Unis d'Amérique, la vie telle qu'on la rêve, avec des Chevrolet garées dans les allées, des steaks rangés dans le frigo attendant de passer sur le barbecue de l'arrière-cour, quand arrivera le soir (sans oublier la tarte aux pommes pour terminer, à tous les coups). C'est le pays des pelouses bien vertes et des parterres de fleurs impeccables; le royaume d'Ohio o˘ les gosses se baladent la casquette à l'envers, le marcel pendant sur un short trop grand, d'énormes écrase-merdes aux pieds-tous façon Nike, qu'on dirait.
Sur la partie de Poplar Street qui va de Bear Street, au sommet de la colline, jusqu'à Hyacinth Street, en bas, on compte onze maisons et un magasin. Ce dernier, qui est situé à l'angle de Poplar et Hyacinth Street, est le bazar américain typique, modèle indestructible, o˘ on trouve ses cigarettes, ses Blatz ou ses Rolling Rock, ses bonbons à quatre sous, ses fournitures pour barbecue (assiettes-car-ton fourchettes-plastique chips tacos crème glacée ketchup sauce moutarde) et la gamme complète des Snapple, les meilleurs du monde. On peut même se procurer un exemplaire de Penthouse, au E-Z'
Stop 24, si on veut, mais il faut demander à l'employé; ici, dans l'Amérique profonde, on planque en général les revues de cul sous le comptoir. Et c'est très bien comme ça, vieux. L'important, c'est de savoir o˘ en dégoter une, non ?
C'est une nouvelle qui tient la caisse, aujourd'hui, moins d'une semaine qu'elle est là, et, pour l'instant, à quinze heures quarante-cinq, elle s'occupe de deux jeunes. On donnerait onze ans à la gamine, déjà en passe de devenir une beauté; le garçon, manifestement son petit frère, a peut-être six ans et-au moins de l'humble avis de l'employée-est déjà en passe, lui, de devenir un sale gosse de première.
´ Je veux deux Mars ! réclame Sal'Gosse.
-On n'a assez d'argent que pour un, si on prend chacun un soda ª, objecte Jolie Frangine avec une patience que l'employée trouve admirable. Si c'était son petit frère à elle, elle serait très tentée de lui botter les fesses jusqu'à ce qu'elles lui remontent dans le dos-comme ça, il n'aurait pas de problème pour jouer quasimodo à la fête de l'école.
Maman t'a donné cinq dollars ce matin, je l'ai vu, riposte Sal'Gosse. O˘ est passé le reste, hein, Marrrr-grit ?
-Ne m'appelle pas comme ça, je déteste. ª La fillette porte les cheveux longs; ils sont d'un blond de miel que l'employée trouve superbe. Elle-même a des cheveux courts frisottés, teints en orange à
droite et en vert à gauche. Elle ne se fait pas d'illusions: jamais elle n'aurait eu ce boulot avec une tête pareille, si le gérant n'avait pas eu un besoin ultra-urgent de quelqu'un pour assurer le service de onze heures à dix-neuf heures; il lui avait cependant arraché la promesse qu'elle porterait une casquette de base-ball ou un foulard sur cette tignasse, mais les promesses sont faites pour ne pas être tenues. Et voici qu'elle constate que Jolie Frangine regarde ses cheveux avec fascination.
Margrit-Margrit-Margrit ! braille le petit frère avec toute la joyeuse et énergique méchanceté que seuls les petits frères parviennent à mobiliser.
-Je m'appelle Ellen, en fait, explique Jolie Frangine, l'air de quelqu'un qui fait une grande confidence. Margaret est mon deuxième prénom. Il le fait exprès parce qu'il sait que je le déteste.
-Ravie de faire votre connaissance, Ellen, répond l'employée en tapant le total des achats de la fillette.
-Ravie de vous rencontrer, Marrrrr-grit ! ª la singe Sal'Gosse, dont le visage se déforme en une grimace si laborieuse qu'il en est comique. Son nez est plissé, ses yeux louchent. Ravie de faire votre connaissance, Margaretasse la Bêtasse ! ª
Ellen l'ignore et dit: J'adore cette coiffure.
-Merci, répond la nouvelle employée avec un sourire. Elle ne vaut pas la vôtre, mais je fais avec.
Ce sera un dollar quarante-six. ª
Dans la poche de son jean, la fillette prend un porte-monnaie-le modèle qui s'ouvre quand on le pince. Il contient deux billets froissés d'un dollar et quelques piécettes.
Demandez à Margaretasse la Bêtasse o˘ est passé le reste ! ª claironne le morveux. Un vrai haut-parleur d'un mégawatt à lui tout seul, le chérubin.
Il a servi à acheter un journal avec la photo d'Eeeeeeeethan Hawwwwke dessus ! ª
Ellen continue d'ignorer Sal'Gosse, mais ses joues commencent à rosir. Elle tend les deux billets.
C'est la première fois qu'on se voit, non ?
-Probablement. Je n'ai commencé que mer-credi dernier. IlS avaient besoin de quelqu'un de onze à dix-neuf heures qui puisse rester un peu plus si le type de service le soir était en retard.
-Eh bien, je suis très contente de faire votre-connaissance. Je m'appelle Ellie Carver. Et lui, c'est mon petit frère, Ralph. ª
Ralph Carver tire la langue et émet un bruit de guêpe prisonnière d'un pot de confiture. quel petit animal bien élevé ! pense à part soi la jeune femme aux cheveux bicolores. a Moi, c'est Cynthia Smith, répond-elle, tendant la main par-dessus le comptoir.
Cynthia et pas Cindy, surtout pas. Vous vous en sou-
viendrez, Ellie ? ª
La fillette acquiesce avec un sourire. Ét moi, c'est Ellie, surtout pas Margaret.
-Margaretasse la Bêtasse ! ª tonitrue Sal'Gosse d'une voix triomphale. Il lève les bras et se met à se déhancher, débordant d'une joie de vivre vénéneuse.
´ Margaretasse la Bêtasse est amoureuse d'Eeeeee-than Hawwwwke ! ª
Ellen adresse à Cynthia un regard qui n'est pas de son ‚ge, avec l'expression résignée de qui a tout vu, l'air de dire: Voyez un peu ce que je dois endurer.
Cynthia qui, ayant elle-même un petit frère, sait exactement ce que Jolie Frangine doit supporter est tentée d'en sortir une bien bonne, mais elle se retient et reste impassible. Pas plus mal. Cette gamine est prisonnière de son temps et de son ‚ge, comme n'importe qui, et ne verrait même pas ce qu'il y a de si drôle. Ellie tend un Pepsi à son frère.
Ón partagera le Mars dehors.
-Faudra que tu me tires dans Buster ª, répond Ralph. Se dirigeant vers la porte, il passe dans le rayon de soleil oblique qui tombe comme un trait de feu par la fenêtre. ´ Faudra que tu me tires dans Buster jusqu'à la maison.
-Tu parles, que je vais te trimbaler ª, rétorque Ellie. Lorsqu'elle ouvre la porte, Sal'Gosse se retourne et a pour Cynthia un regard suffisant qui dit: Attendez un peu, et vous allez voir qui va gagner, ce coup-ci. Attendez un peu ! Sur quoi ils sortent.
L'été, oui, mais pas un simple été; c'est du 15 juillet que nous parlons, le point culminant de l'été, dans une ville de l'Ohio o˘ la plupart des gosses vont au catéchisme pendant les vacances et par-ticipent au programme spécial de lectures organisé
par la bibliothèque publique, et o˘ l'un d'eux a absolument besoin d'avoir un petit chariot rouge baptisé
(pour des raisons connues de lui seul) ´ Buster ª.
Onze maisons et un magasin mijotant dans cette fournaise incandescente et rase du Midwest, trente-deux degrés à l'ombre, quarante au soleil-assez chaud pour que l'air ondule au-dessus de Poplar Street comme si c'était un incinérateur à ciel ouvert.
La rue est orientée nord-sud, les maisons à numéros impairs côté Los Angeles et celles à numéros pairs côté New York. En haut, à l'angle ouest de Poplar Street et de Bear Street, c'est le 251: Brad Josephson arrose le parterre de fleurs qui longe son allée, devant chez lui. Agé de quarante-six ans, il a une peau d'une somptueuse couleur chocolat et la bedaine pendante. Ellie Carver trouve qu'il ressemble à Bill Cosby... tout au moins un petit peu. Brad et Belinda Josephson sont les seuls Noirs de la rue, et la rue est fichtrement fière de les avoir. Ils offrent exactement le profil du couple de couleur qu'appré-cient les banlieusards de l'Ohio, et leur présence dans le secteur fait que les choses sont bien en ordre. Ce sont des gens charmants. Tout le monde aime les Josephson.
Cary Ripton, qui livre le journal d'annonces, le Wentworth Shopper, tous les lundis après-midi, déboule de l'angle sur sa bicyclette et lance à Brad un exemplaire roulé. Brad l'attrape adroitement de la main qui ne tient pas le tuyau d'arrosage. Sans que le jet dévie d'un poil: il a levé la main, et le journal était dedans.
´ Bien joué, m'sieur Josephson ! ª s'exclame Cary, en dévalant la pente tandis que la sacoche de toile bourrée de journaux rebondit sur sa hanche. Il porte un sweat-shirt Orlando Magic deux fois trop grand pour lui, avec dessus le numéro de Shaq, le 32.
Óuais, encore jamais raté un ! ª répond Brad, qui coince le tuyau sous son bras pour ouvrir l'heb-domadaire et voir ce qu'on raconte en première page. Ce sera évidemment toujours les mêmes ‚neries-ventes entre particuliers et potins locaux-, mais il n'en a pas moins envie d'y jeter un coup d'oeil. Simple curiosité bien humaine, suppose-t-il.
De l'autre côté de la rue, au 250, Johnny Marinville assis sur les marches de son perron, joue de la guitare. Il ne se défend pas mal, d'ailleurs, ce que Brad a toujours trouvé légèrement mortifiant; quand on est bon dans un truc, on devrait s'en contenter et ne pas s'occuper d'autre chose, voilà ce qu'il pense.
Cary Ripton, quatorze ans, les cheveux en brosse joue dans l'équipe de la Wentworth American Legion (les ´ Hawks ª); il lance le Wentworth Shopper suivant sur le perron du 249, chez les Soderson.
Les Josephson sont les Noirs de Poplar Street; les Soderson, Gary et Marielle, en sont les bohémiens.
Aux yeux de l'opinion publique, tous les deux se valent. Dans l'ensemble, Gary est du genre serviable, et ses voisins de Poplar Street l'aiment bien en dépit du fait qu'il est à peu près tout le temps éméché.
Marielle, toutefois... comme Pie Carver l'aurait dit de manière alambiquée: Íl y a un terme pour désigner les femmes comme elle. il rime avec celui pour dire qu'on n'est pas le soir.
-Avec matin ? aurait demandé quelqu'un.
-Exactement. ª
Le lancer de Cary est digne d'un pro: le journal rebondit sur la porte des Soderson et atterrit sur le paillasson ´ Bienvenue ª, mais personne ne vient le ramasser. Marielle est sous la douche (sa deuxième de la journée; elle déteste ce temps moite) et Gary dans l'arrière-cour, o˘ il remplit le foyer du barbecue en pensant à autre chose, entassant tellement de combustible qu'il y aurait de quoi griller vif un buffle. Il porte un tablier sur lequel on lit: ON PEUT
FAIRE LA BISE AU CUISTOT. Il est encore trop tôt pour mettre les steaks, mais jamais trop tôt pour se préparer. Une table de pique-nique protégée par un parasol trône au milieu de la cour avec, posé dessus, le bar portatif de Gary: un bocal d'olives, une bouteille de gin et une autre de vermouth. Cette dernière n'a pas encore été ouverte. Un double martini attend à côté. Gary ajoute une dernière briquette, va à la table et avale ce qui reste du verre. Il a un faible notoire pour les martinis, et se retrouve souvent dans les vapes dès quatre heures les jours o˘ il n'enseigne pas. Aujourd'hui ne fait pas exception à
la règle.
´ Parfait, marmonne-t-il. Affaire suivante. ª Il s'emploie alors à confectionner un nouveau martini à la Soderson. Pour cela, il faut: a) remplir son verre aux trois quarts de gin Bombay; b) y laisser tomber une olive Amati; c) trinquer à sà propre santé en entrechoquant le verre avec la bouteille de vermouth encore scellée.
Il en avale une gorgée, ferme les yeux, en avale une deuxième, rouvre les yeux, sourit. Óuais, mes-dames et messieurs, lance-t-il dans la fournaise de la cour, voilà de la bonne camelote ! ª
Faiblement, au milieu de tous les autres bruits de l'été-les mômes, les tondeuses, les gros-culs, les tourniquets d'arrosage, les bestioles qui stridulent dans l'herbe br˚lée autour de lui-, il entend la guitare de l'écrivain, un son délicat et agréable. Il reconnaît l'air presque tout de suite et se met à danser autour du cercle d'ombre projeté par le parasol, le verre à la main, en chantonnant: Embrasse-moi et souris-moi... dis-moi que tu m'attendras... Tiens-moi comme si tu n'allais jamais me l‚cher...
Chouette, cet air, il date de l'époque o˘ les jumeaux Reed, à deux maisons de là, n'étaient même pas encore dans le regard de leur père. Un instant, il est frappé par la réalité du temps qui passe, une réalité impitoyable, sans appel. Il prend une autre lampée de son martini et se demande ce qu'il pourrait faire, maintenant que le barbecue est prêt à décoller. En plus de tous ces bruits, lui parvient celui de la douche, au premier, et il imagine Marielle nue dessous-la grande salope de l'Ouest, d'accord, mais toujours aussi bien roulée. Il se la représente qui se passe du savon sur les seins, se caresse peut-être les mamelons d'un mouvement circulaire, les faisant durcir du bout des doigts. Bien entendu, elle ne fait rien de tel, mais c'est le genre d'image qui ne vous l‚che plus si vous ne prenez pas les mesures adéquates. Il décide de se transformer en saint Georges version XXe siècle; il va baiser le dragon au lieu de le massacrer. Il pose le martini sur la table et se dirige vers la maison.
Oh, bon sang, c'est l'été, l'été, le bel été, et il fait bon vivre sur Poplar Street.
Cary Ripton consulte son rétroviseur-aucun véhicule-et vire à l'est en direction de la maison des Carver. Il ne s'est pas occupé de M. Marinville pour la bonne raison que celui-ci, au début de l'été, lui a donné cinq dollars pour ne pas avoir le Wentworth Shopper. Ś'il te plaît, Cary, si je lis encore une histoire de supermarché qui ouvre ou de semaine commerciale, j'en crève ª, lui avait-il expliqué, du ton le plus sérieux du monde. Cary n'avait rien compris à ce qu'avait voulu dire M. Marinville, mais c'est un homme charmant, et cinq dollars, c'est cinq dollars.
Mme Carver ouvre sa porte, au 248 Poplar Street, et fait bonjour de la main à Cary au moment o˘ il lui lance, décontracté, le journal. Elle tente de l'attraper, le manque et rit. Cary rit avec elle. Elle n'a pas les réflexes de Brad Josephson, mais elle est bonne joueuse. Son mari, sur le côté de la maison, en maillot de bain et tongs, lave la voiture. Il aper-
çoit Cary du coin de l'oeil, se tourne et le salue. Le garçon lui rend son salut. David Carver travaille à la poste; sans doute est-il en congé aujourd'hui, songe Cary. Il se jure que s'il doit jamais prendre un travail régulier du genre neuf à cinq quand il sera grand (il n'ignore pas que c'est une chose qui arrive à certaines personnes, comme le diabète ou l'insuffisance rénale), il ne passera jamais ses congés à la maison, à laver sa voiture.
De toute façon, je n'aurai pas de voiture, se dit-il.
Mais une moto. Et pas une de ces bouffeuses de riz non plus. Une bonne grosse vieille Harley-Davidson des familles, comme celle de M. Marinville.
Re-coup d'oeil dans le rétro; il aperçoit une espèce de gros truc rouge, rutilant, sur Bear Street, après la maison des Josephson-un van, on dirait bien, garé juste au-delà de l'angle sud-ouest du carrefour-et la Schvinn traverse à nouveau la chaussée pour aller au 247, chez les Wyler.
De toutes les maisons occupées de la rue (celle du 242, non loin de Hyacinth Street, étant vacante), celle des Wyler, de style ranch, est la seule à présenter quelques signes de délabrement; une bonne couche de peinture ne lui aurait pas fait de mal et le revêtement de l'allée aurait grand besoin d'être retapé. Un tourniquet arrose la pelouse, mais celle-ci semble avoir souffert de la chaleur et de la sécheresse plus qu'aucune autre sur Poplar Street (y compris, même, la pelouse de la maison inoccupée). On voit des plaques marron, petites, mais qui vont s'agrandir.
Elle ignore que l'eau ne suffit pas, pense Cary, prenant dans son sac un nouvel exemplaire roulé du Shopper. Son mari l'aurait sans doute su, lui...
Il se rend soudain compte que Mme Wyler (on dit bien encore ´ madame ª aux veuves, non ?) se tient derrière la porte-moustiquaire et quelque chose dans cette vision, à peine une silhouette entraper-
çue, le fait soudain tressaillir. Sa bicyclette zigzague un instant, et lui qui vise d'ordinaire si bien envoie le journal complètement à côté, sur l'un des buissons qui flanquent les marches du perron. Il déteste rater sa cible, il a horreur de ça, on se croirait dans un de ces feuilletons débiles o˘ le livreur balance toujours le Daily Bugle sur le toit ou dans les rosiers
-ah-ah, ces maladroits de livreurs de journaux, qu'est-ce qu'on se marre-et un autre jour (ou devant une autre maison) il serait peut-être allé corriger cette erreur de tir, voire même remettre le journal entre les mains de la dame avec un sourire, bonjour, bonne journée. Mais pas aujourd'hui.
quelque chose ne lui plaît pas. La manière dont elle se tient derrière le grillage de la moustiquaire, le dos vo˚té, les bras ballants, comme un jouet de gosse dont on aurait enlevé les piles. Et il y a peut-être aussi autre chose qui cloche; il ne la voit pas assez bien pour en être s˚r, mais il a l'impression que Mme Wyler est nue jusqu'à la taille, qu'elle est debout dans son entrée, en short. qu'elle se tient là, immobile, et le regarde.
Les boules.
Le gosse qui habite chez elle, son espèce de belette de neveu, lui fiche aussi les boules. Seth Gar-land ou Garin, un truc comme ça. Il n'en l‚che jamais une, même si on lui parle-hé, comment ça va, ça te plaît, le patelin, tu crois que les Indians vont jouer les prolongations ?-, te regarde juste avec ses yeux glauques. Te regarde de la même manière, se dit Cary, que Mme Wyler, d'ordinaire si gentille, le regarde en ce moment. Entre donc dans ma toile, dit l'araignée à la mouche, un peu ce genre-là. Son mari est mort l'an dernier (au moment o˘ les Hobart ont eu leurs ennuis et ont quitté le 242, en fait) et on a raconté que ce n'était pas un accident. Les gens disent que Herb Wyler, qui col-lectionnait les minéraux et avait un jour donné à
Cary une vieille carabine à air comprimé, s'est suicidé.
La chair de poule-de quoi avoir deux fois plus la frousse, par cette chaleur-lui hérisse le dos et il vire de nouveau vers la rue après un bref coup d'oeil à son rétro. Le van rouge est toujours au carrefour de Bear et de Poplar Street-chicos, la caisse, pense le garçon-mais un véhicule descend la rue, une Acura bleue, cette fois, que Cary reconnaît aussitôt. C'est celle de M. Jackson, l'autre enseignant qui habite ici; ce n'est pas un vulgaire prof de lycée, mais un véritable professeur (ou maître assistant), dans l'une des facultés de l'université de l'Ohio. Les Jackson habitent au 244, juste après la maison Hobart. C'est la plus belle maison de la rue, une Cape Cod spacieuse fermée par une haie élevée du côté bas de la rue et, de l'autre, par une haute barrière en cèdre, qui les sépare de la maison du vieux vétérinaire.
Śalut, Cary ! ª lance Peter Jackson en venant s'arrêter juste à sa hauteur. Il porte un jean délavé
et un T-shirt avec un rond jaune orné d'un grand sourire. BONNE JOURN…E ! proclame Tronche-Hilare.
Ćomment ça va, mauvais drôle ?
-Du tonnerre, m'sieur Jackson ª, répond Cary avec un sourire. Sauf que je viens de voir Mme Wylér à poil ou presque derrière sa moustiquaire-mais il ne le dit pas. ´ Tout baigne.
-Tu as commencé à jouer ?
-Rien que deux parties, jusqu'ici, mais ça va.
J'ai réussi deux tours complets, hier soir, et j'en réussirai sans doute deux autres ce soir. J'crois pas pouvoir faire mieux. Mais c'est la dernière année de Frankie Albertini dans l'équipe. ª Il lui tend un exemplaire du Shopper.
Éxact, répond Jackson, prenant le journal. Et l'année prochaine, c'est un certain monsieur Cary Ripton qui ira sur le monticule. ª
L'adolescent éclate de rire, tout émoustillé à l'idée de se tenir là, dans son uniforme des Hawks, et de lancer. ´ Vous donnez encore des cours d'été, cette année ?
-Ouais. Deux cours. Les drames historiques de Shakespeare, et James Dickey et le gothique sudiste.
«a te dit quelque chose ?
-Je crois que je vais laisser tomber. ª
Peter acquiesce, la mine sérieuse. ´ Laisse tomber, et tu n'auras jamais besoin de prendre de cours d'été, mauvais drôle. ª Il tapote son T-shirt rigolard.
Ón est moins strict sur la tenue, après juin, mais les cours d'été, c'est la barbe, et ça le sera toujours. ª
Il pose le Shopper sur le siège du passager et engage une vitesse. Ńe va pas nous faire une crise cardiaque en pédalant comme un malade avec ce sac de journaux.
-Mais non ! D'ailleurs, je crois qu'il va pleuvoir dans un moment. On commence à entendre le tonnerre.
-C'est ce qu'ils ont dit à la... attention ! ª
Une grosse forme poilue passe en flèche, à la poursuite d'un disque rouge. Cary incline la Schwinn contre la voiture de M. Jackson, et seule l'effleure la queue de Hannibal, le berger allemand.
Ć'est à lui qu'il faudrait dire de faire attention à
la crise cardiaque, observe Cary.
-Tu as peut-être raison ª, répond Peter en repartant au pas.
L'adolescent suit du regard Hannibal qui, de l'autre côté de la rue, a attrapé le frisbee et se retourne en le tenant dans la gueule. Avec son bandana noué
cr‚nement autour du cou, il donne l'impression d'arborer un grand sourire canin.
Ramène, Hannibal, ramène ! lui crie Jim Reed, imité aussitôt par son jumeau, Dave. Allez, Hannibal, fais pas ton cabochard ! Ramène ! ª
Devant le 246, vis-à-vis de la maison Wyler, le frisbee dans la gueule, la queue remuant lentement, le chien a plus que jamais l'air de sourire.
Les frères Reed habitent au 245, à côté des Wyler.
Depuis leur pelouse (un brun, un blond, tous deux grands et mignons dans leurs T-shirt tailladés et leurs shorts identiques), ils observent Hannibal.
Deux filles se tiennent derrière eux. L'une d'elles est une voisine, Susi Geller. Pas mal, d'accord, mais pas canon. L'autre, une rousse aux longues jambes de majorette, c'est autre chose. On pourrait mettre sa photo à côté de ćanon ª dans le dico d'argot. Cary ne la connaît pas, mais il voudrait bien et connaître aussi ses rêves, ses projets et ses fantasmes. Ses fantasmes, surtout. Te raconte pas d'histoires, mon vieux. Elle a au moins dix-sept ans.
´ Hé, mon chou, dit Jim Reed en se tournant vers son frère aux cheveux bruns. C'est toi qui vas le chercher, cette fois.
-Pas question, il va être plein de bave, objecte Dave. Je risque d'attraper le sida canin ou un truc comme ça. Hannibal, ramène ça ici ! ª
Hannibal ne bronche pas, continue de sourire, continue de tenir le frisbee et de défier les deux gar-
çons du 245 Poplar Street. Na-na-nère, dit-il sans avoir besoin de rien dire; tout est dans le balancement royal et serein de la queue. Na-na-nère, vous avez des filles et des shorts Eddie Bauer, mais moi j'ai votre frisbee et je bave dessus tant que je peux, na-na-nère.
Cary sort de sa poche un sachet de graines de tournesol; il s'est aperçu que lorsqu'on est obligé
de poireauter sur le banc de touche, les graines de tournesol aident à faire passer le temps. Il est devenu un spécialiste dans l'art de les faire éclater entre ses dents et de croquer l'amande go˚teuse tout en recrachant les coques sur le sol à la vitesse d'une mitraillette.
´ J'm'en occupe ! ª lance-t-il aux jumeaux Reed, espérant que la délicieuse petite rouquine sera impressionnée par ses prouesses de dompteur
-non sans savoir que c'est le genre de rêve fou que seul un ado en troisième ou en seconde peut caresser... mais elle est tellement ravissante, dans ce petit short blanc à revers, oh, dieux du ciel, ça n'a jamais fait de mal à personne de rêver, non ?
Il abaisse le sac de graines de tournesol au niveau du berger allemand et fait craquer la cellophane.
Hannibal arrive aussitôt, tenant toujours le frisbee dans la gueule. Cary fait tomber quelques graines dans sa main. ´ Mange, Hannibal, dit-il. C'est bon, ça ! Du tournesol, tous les chiens adorent ça ! L'es-sayer, c'est l'adopter. ª
Hannibal étudie les graines un instant, ses narines frémissent délicatement, puis il laisse tomber le frisbee et les fait disparaître de la main tendue. Vif comme l'éclair, le garçon se penche, récupère le frisbee (un peu baveux sur les bords, mais pas autant que s'il était resté quelques minutes de plus dans la gueule du chien) et le renvoie à Jim Reed. C'est un lancer incurvé parfait et Jim peut le rattraper sans bouger d'un pouce. Et O Seigneur, O doux Jésus, voilà-t'y pas que la rouquine l'applaudit en sautillant sur place à côté de Susi Geller, ses nénés (petits mais à croquer) oscillant dans son maillot. Oh, merci Seigneur, merci beaucoup, avec tout ça en mémoire, de quoi se polir le chinois pendant une semaine au moins.
Souriant, bien loin d'imaginer qu'il mourra vierge et backup remplaçant, Cary lance un Shopper sur le perron de Tom Billingsley (il l'entend qui passe la tondeuse derrière chez lui) et retraverse une fois de plus la rue vers la maison Reed. Dave expédie le frisbee à Susi et attrape le journal que Cary lui lance.
´ Merci pour le frisbee !
-Pas de problème, répond Cary. qui c'est ? ª
ajoute-t-il avec un mouvement de tête vers la rouquine.
Dave éclate de rire, mais pas méchamment. ´ T'en occupe pas, mon bonhomme. Pose même pas la question. ª
Cary a bien envie de l'asticoter un peu, puis décide qu'il vaut mieux battre en retraite pendant qu'il a encore la main: il a récupéré le frisbee et elle l'a applaudi, non ? quant à la vue des petits seins ballottant sous le tissu l‚che du maillot, elle aurait raidi une nouille trop cuite. Voilà qui suffit bien, par des températures pareilles.
Derrière eux, en haut de la pente, le van rouge démarre et s'avance très lentement vers le carrefour.
Tu viens voir le match, ce soir ? demande Cary à Dave Reed. On reçoit les Rebels de Columbus. «a devrait être bien.
-Tu joueras, toi ?
-Je devrais prendre la batte deux ou trois fois, au moins.
-Dans ce cas, je viendrai pas ª, répond Dave avec un gloussement de rire qui fait grimacer Cary Les jumeaux Reed ont l'air de dieux, dans leurs T-shirts tailladés, d'accord, mais dès qu'ils ouvrent la bouche, ils font plutôt penser aux deux rigolos qui animent Hee-Haw, l'émission de gags débiles.
Cary a un coup d'oeil pour la maison à l'angle de Poplar Street et Hyacinth Street, en face du magasin. Il n'y a pas de voiture dans l'allée, mais le véhicule peut aussi bien se trouver dans le garage.
Íl est chez lui ? demande-t-il à Dave, avec un mouvement du menton vers le 240.
J'sais pas, intervient Jim, qui s'est rapproché.
Mais c'est rare qu'on le sache, non ? C'est ça qui le rend si inquiétant. La moitié du temps, il laisse sa bagnole dans le garage et rejoint Hyacinth Street par le bois. Il va sans doute prendre le bus.
-Il te fait peur ? ª demande Dave à Cary. Pas tout à fait une provocation, mais pas loin.
´ Merde, s˚rement pas ª, répond Cary, l'air dégagé; il louche vers la rouquine et se demande l'effet que ça lui ferait de tenir une poupée comme elle dans ses bras, toute souple, chaude et pulpeuse, de la sentir sortir une petite langue fureteuse pendant qu'elle se rapproche de sa trique. Rêve toujours, couillon, se dit-il.
Il adresse un salut de la main à la jeune fille, joue les indifférents mais jubile intérieurement quand elle le lui rend, puis repart en diagonale vers le 240 Poplar Street. Il expédiera le Shopper sur le perron de son lancer sec habituel puis-si l'ex-poulaga cinglé ne sort pas en chargeant, la bouche écumante, pour le foudroyer d'un regard shooté au PCP, brandissant peut-être même son pistolet, une machette ou je ne sais quoi-il ira jusqu'au E-Z
Stop 24 boire un soda pour célébrer la fin de sa tournée: d'Anderson Avenue à Columbus Broad, de Columbus Broad à Bear Street et de Bear Street à
Poplar Street. Puis retour à la maison pour enfiler son uniforme.
Reste auparavant à se taper le 240, domicile de l'ancien flic qui aurait perdu son boulot, dit-on, pour avoir frappé à mort deux ados de North Side, qu'il croyait responsables du viol d'une fillette. Cary ignorait si cette histoire recelait la moindre parcelle de vérité-il n'avait rien lu là-dessus dans les jour-
naux, en tout cas-, mais il avait aperçu dans les yeux de l'ex-flic quelque chose qu'il n'avait jamais vu dans aucun regard et qui vous forçait à détourner le vôtre avant de chercher à en comprendre davantage.
Au sommet de la côte, le van rouge-si c'est bien un van, vu qu'il est tellement rutilant et trafiqué
qu'on peut se poser la question-s'engage dans Poplar Street. Commence à accélérer. Son moteur émet un ronron cadencé et soyeux. Mais dis donc, c'est quoi, ce machin chromé sur le toit ?
Johnny Marinville s'arrête de jouer de la guitare pour regarder passer le véhicule. On ne voit rien à
l'intérieur, car les vitres sont polarisées; mais sur le toit, le truc en chrome fait penser à un disque de radar, y fait même furieusement penser. La CIA débarquerait-elle sur Poplar Street ? De l'autre côté
de la rue, Johnny voit Brad Josephson sur sa pelouse, tenant toujours le tuyau d'arrosage d'une main et le Shopper de l'autre. Lui aussi contemple le van qui roule lentement (mais est-ce bien un van ?); il affiche une expression o˘ l'admiration le dispute à la perplexité.
Des rayons de soleil se reflètent sur la peinture rouge et sur les chromes, en dessous des vitres sombres-des rayons si aveuglants qu'ils font grimacer Johnny.
Dans son allée, David Carver lave toujours sa voiture. Avec enthousiasme, il faut bien le reconnaître; sa fichue Chevrolet est noyée dans la mousse de savon jusqu'aux essuie-glaces.
Le van passe devant lui, étincelant, dans un bruit de moteur.
De l'autre côté de la rue, les frères Reed et leurs petites copines arrêtent leur partie de frisbee pour regarder le véhicule. Ils sont disposés en rectangle, Hannibal assis au milieu; le chien halète joyeusement et guette la prochaine occasion de s'emparer du disque.
Les événements vont s'enchaîner très vite et personne, sur Poplar Street, ne comprend encore ce qui arrive.
Au loin, le tonnerre gronde.
Cary Ripton remarque à peine le van dans son rétroviseur, et pas davantage le petit camion Ryder jaune vif qui, après s'être engagé dans Poplar Street depuis Hyacinth Street, s'est avancé sur le parking du E-Z Stop 24 o˘ les jeunes Carver, à côté du chariot Buster, se disputent encore pour savoir si Ellie devra tirer son petit frère jusqu'en haut de la côte ou si Sal'Gosse consentira à marcher. Ralph a accepté de marcher et de passer sous silence l'achat de la revue avec la photo d'Ethan Hawke, mais à
condition que sa soeur Margaretasse la Bêtasse lui donne la barre entière du Mars qu'ils viennent d'acheter, et non la moitié.
Les deux enfants arrêtent de se chamailler lorsqu'ils remarquent la vapeur blanche qui sort en sifflant de la calandre du Ryder, comme un souffle de dragon, mais Cary ne prête aucune attention au véhicule, son souci numéro un est de livrer le journal à l'ex-flic cinglé et de déguerpir de là indemne.
Le nom de l'ex-flic est Collie Entragian et il est le seul de la rue à avoir placé un panneau D…FENSE
D'ENTRER sur sa pelouse. Petit et discret, certes, mais bien là.
S'il a tué deux ados, comment se fait-il qu'il ne soit pas en prison ? se demande Cary, et pas pour la première fois. Il décide qu'il s'en fiche. que l'ex-flic soit en liberté n'est pas son problème, en cet après-midi étouffant; son problème est de survivre. La curiosité, cependant-comme l'espoir !-, semble inépuisable chez l'être humain.
Avec toutes ces pensées qui se bousculent dans sa tête, pas étonnant que Cary Ripton ne remarque ni le Ryder qui crache de la vapeur par sa calandre, ni les deux mômes qui ont momentanément interrompu leurs tractations magazine-Mars-Buster, ni le van rutilant qui descend de la colline. Il est obsédé par l'idée de ne pas être la prochaine victime du dingue, ce qui n'est pas sans ironie, vu que le destin s'approche effectivement de lui, mais dans son dos.
L'une des portes latérales du van commence à
s'ouvrir.
Un canon de fusil de chasse en sort. Il est d'une couleur bizarre, entre le gris et l'argent. Les deux gueules jumelles ressemblent au symbole de l'infini peint en noir.
quelque part au loin, dans le ciel aveuglant, gronde le tonnerre.
Tiré du Columbus Dispatch, du 31 juillet 1994: MASSACRE D'UNE FAMILLE DE TOLEDO
A SAN JOSE
qUATRE MORTS, UN ENFANT De SIX ANS INDEMNe SAN JOSE, Californie, 30 juillet. Des vacances familiales en Californie du Nord se sont terminées tragiquement hier: quatre des cinq membres d'une famille de Toledo ont été abattus, lors d'une fusillade en règle, peut-être victimes d'une erreur dans une guerre des gangs, soupçonne la police. Ont été
tués William et son épouse June Garin, ‚gés respectivement de 42 et 40 ans, et deux de leurs trois enfants, John, 12 ans, et Mary Lou, 10 ans. Les Garin résidaient chez Joseph et Roxanne Calabrese, des amis de toujours. Les Calabrese se trouvaient dans l'arrière-cour au moment de la fusillade et n'ont pas été blessés, pas plus que Seth Garin, 6 ans, qui jouait dans le bac à sable, à l'arrière de la maison. D'après Joseph Calabrese, les Garin et leurs deux aînés disputaient une partie de croquet sur la pelouse côté rue lorsqu'ils ont été abattus.
´ J'ai du mal à croire que de telles choses puissent arriver dans la société o˘ nous vivons, a déclaré
Calabrese, encore sous le choc. C'est un quartier tranquille et jamais rien de tel ne s'y était produit auparavant. ª
Des témoins disent avoir vu un van rouge dans le secteur, peu avant la fusillade. L'un d'eux affirme qu'il aurait été équipé d'un matériel de contrôle dernier cri. Il y avait quelque chose qui ressemblait à
une parabole de radar sur le toit. Le véhicule devrait être facile à repérer, si ces salopards ne l'ont pas abandonné. ª
La police n'a toujours pas retrouvé ce mystérieux van, cependant, et n'a procédé à aucune arrestation.
Interrogé sur les armes utilisées, le lieutenant Robert Alvarez a seulement dit que les experts en étaient encore au stade des hypothèses et qu'ils poursuivaient leurs analyses.
Chapitre 2
C'est à cause de deux mômes qui se disputaient devant le E-Z Stop que Steve Ames fut témoin de la fusillade. La fillette paraissait particulièrement irritée par le petit garçon et, un instant, il crut bien qu'elle allait lui envoyer une bourrade... laquelle l'aurait fait basculer contre le chariot rouge et s'étaler devant son camion. …craser un petit morveux en chemisette Bart Simpson au fin fond de l'Ohio, ç'au-rait vraiment été le pompon, après une journée aussi merdique.
S'arrêtant à bonne distance-on n'est jamais trop prudent-, il remarqua que leur attention venait d'être attirée par la vapeur qui jaillissait de son radiateur au point qu'ils en oubliaient leur querelle. Un peu plus haut dans la rue s'approchait un van rouge-du rouge le plus éclatant que Steve ait jamais vu de toute sa vie. Ce n'est cependant pas la couleur qui retint son regard, mais le bidule chromé
et brillant, sur le toit. On aurait dit une parabole de radar futuriste; elle oscillait, décrivant des petits arcs de cercle, comme le font d'ailleurs les radars.
Il y avait un ado à bicyclette de l'autre côté de la rue. Le van s'en approcha comme si le conducteur (ou quelqu'un, à l'intérieur) voulait lui parler. L'ado n'avait pas conscience de la présence du véhicule; il venait juste de prendre un journal roulé dans sa sacoche et levait le bras pour le lancer.
Steve coupa machinalement le moteur du Ryder.
Il n'entendait plus le sifflement régulier montant du radiateur, ne voyait plus les gosses à côté de leur chariot rouge, ne pensait plus à ce qu'il allait raconter lorsqu'il aurait composé le numéro vert que les gens de Ryder mettaient à votre disposition en cas de panne. Il avait toujours eu des flashes prémoni-toires, des sortes d'éclairs d'intuition; en cet instant, ce n'était pas un éclair cependant, mais plutôt une sorte de crampe: la certitude que quelque chose allait arriver, et pas du genre à vous faire pousser des cris de joie.
Il ne voyait pourtant pas le double canon qui dépassait de la portière latérale, étant placé du mauvais côté pour cela; mais quand il entendit le ka-bam ! de la détonation, il sut tout de suite de quoi il s'agissait. …levé au Texas, il n'avait jamais confondu un coup de feu avec le tonnerre.
L'ado se trouva arraché à la selle de son vélo, épaules tordues, jambes ployées, casquette en l'air.
L'arrière de son T-shirt était en lambeaux, et Steve en vit davantage qu'il ne l'aurait souhaité: la rou-geur du sang, les chairs noires et déchiquetées. Le journal qu'il tenait brandi à hauteur de l'oreille dégringola dans le caniveau à sec au moment o˘ lui-même retombait sur la pelouse, devant la maison d'angle, roulant sans gr‚ce comme une poupée de chiffon.
Le van s'arrêta au milieu de la rue juste avant le carrefour avec Hyacinth Street, moteur au ralenti.
Steve Ames resta figé derrière son volant, bouche bée, et vit une petite vitre s'abaisser sur le côté droit, à l'arrière du véhicule; on aurait dit une vitre électrique de Cadillac ou de Lincoln.
Je ne savais pas que ça existait... pensa-t-il. Et au fait, c'est quoi, ce modèle de van ?
Il se rendit compte que quelqu'un venait de sortir du magasin, une fille en blouse bleue comme en portent les caissières; elle avait mis sa main en visière pour s'abriter du soleil. Steve se rendit compte aussi qu'il ne voyait plus le corps du livreur de journaux, caché par le van; il se rendit compte enfin que le double canon d'un fusil de chasse dépassait de la vitre qui venait de s'abaisser.
Mais surtout, il se rendit compte que les deux enfants se tenaient bien en vue, à côté de leur chariot rouge, regardant dans la direction d'o˘ étaient partis les premiers coups de feu.
Hannibal, lui, ne vit qu'une chose: le journal roulé, tombé des mains de Cary Ripton lorsque le coup de feu l'avait expédié loin de sa bicyclette
-très loin même, ad patres. Le berger allemand chargea en aboyant joyeusement.
Ńon, Hannibal ! ª cria Jim Reed. Il n'avait aucune idée de ce qui se passait (il n'avait pas été
élevé au Texas, lui, et avait pris la double détonation pour un coup de tonnerre, non pas que la confusion f˚t possible, mais il était incapable d'identifier ce bruit, surtout dans le contexte d'un après-midi d'été
sur Poplar Street), mais ça ne lui plaisait pas. Sans réfléchir, il propulsa le frisbee en direction du magasin, espérant que le chien l'apercevrait et changerait d'objectif. Le subterfuge ne fonctionna pas.
Hannibal ignora le frisbee et continua de foncer vers le journal, qu'il distinguait à peine sur le sol, devant le van à l'arrêt.
Cynthia Smith était née à Bakersfield, en Californie, mais son pasteur de père, qui tirait au pigeon d'argile tous les samedis quand elle était petite, l'avait souvent emmenée avec lui, si bien qu'elle aussi reconnaissait sans peine la détonation d'un fusil de chasse. Elle reposa le livre de poche qu'elle lisait, fit le tour du comptoir et se précipita à l'extérieur du magasin. L'éclat de la lumière l'aveugla et elle leva une main pour s'en protéger.
Elle vit le van à l'arrêt au milieu de la rue, vit le fusil de chasse sortir par l'arrière, vit l'arme se pointer sur les gosses Carver; ils paraissaient intrigués, mais pas encore effrayés.
Mon Dieu, pensa-t-elle, mon Dieu, il va tuer les mômes !
Un instant elle resta pétrifiée sur place; son cerveau disait bien à ses jambes d'avancer, mais rien ne se produisait.
Cours ! se cria-t-elle à elle-même, ce qui rompit sa paralysie. Elle fonça sur des jambes qui lui paraissaient raides comme des échasses, faillit manquer l'une des trois marches de béton, et tendit la main vers les gosses. La double gueule du fusil lui parut énorme, béante, et elle comprit qu'il était trop tard.
Son moment de paralysie avait été fatal. Elle n'ob-tiendrait qu'un seul résultat: lorsque le tueur appuierait sur la détente, il tuerait une routarde de vingt piges en plus de deux petits enfants innocents.
David Carver laissa tomber son éponge dans le seau d'eau savonneuse, à côté de la Caprice, et se rendit au bout de son allée voir ce qui se passait.
Johnny Marinville faisait la même chose au 250, la guitare toujours à la main. De l'autre côté de la rue, Brad Josephson traversait sa pelouse, tandis que le tuyau d'arrosage aspergeait l'herbe derrière lui. Il tenait encore son exemplaire du Shopper.
Ć'est un moteur qui a des ratés ? ª demanda Johnny, sans trop y croire. Dans sa vie d'avant Kitty-Cat le Détective, à l'époque o˘ il se considérait encore comme un ´ écrivain sérieux ª (et du diable s'il savait ce que c'était), Johnny avait fait des recherches sur le terrain au Viêt Nam et il avait l'impression que le bruit qu'il venait d'entendre était le genre de pétarades qui avaient retenti pendant l'of-fensive du Têt, le genre de pétarades qui tuent les gens.
David secoua la tête, puis leva la main pour dire qu'il ne savait pas vraiment. Derrière lui, la porte-moustiquaire de la maison-style ranch, vert et crème-claqua bruyamment et il y eut un bruit de pieds nus courant sur l'allée. C'était Pie, en jean, la blouse boutonnée de travers. Collés à son cr‚ne, ses cheveux lui faisaient un casque mouillé; il se dégageait encore d'elle une odeur de savon et de propre.
´ Tu crois, une pétarade ? Bon Dieu, Dave, on aurait plutôt dit un...
-Un coup de feu, intervint Dave. J'en suis à peu près s˚r. ª
Kirsten Carver (Kirstie pour les intimes et Pie pour son mari, lui seul savait pourquoi) regarda vers le bas de la côte. Une expression d'horreur se peignit sur ses traits, élargissant non seulement ses yeux, mais tout son visage. David suivit son regard.
Vit le van à l'arrêt, vit le canon du fusil de chasse qui dépassait de la vitre arrière droite.
Éllie ! Ralph ! ª hurla Pie-un cri perçant qui vrillait les tympans; derrière chez lui, Gary Soderson s'immobilisa, l'oreille tendue, le martini à mi-chemin de ses lèvres. Ó mon Dieu, Ellie et Ralph ! ª
Elle courut dans la rue en direction du van.
´ Kirsten, non, n'y allez pas ! ª lui cria Brad Josephson. Il se lança à sa poursuite, déboucha dans la rue en même temps qu'elle et obliqua pour la rejoindre au milieu, peut-être même pour la dépasser avant d'arriver à la hauteur de la maison Jackson. Il se déplaçait avec une aisance étonnante, vu son tour de taille, mais il comprit au bout d'une douzaine d'enjambées qu'il n'arriverait pas à la rattraper.
David Carver se lança aussi aux trousses de sa femme, la bedaine oscillant de haut en bas au-dessus de son maillot de bain ridiculement petit, ses tongs claquant sur le trottoir comme des amorces.
Son ombre lui courait après, allongée et bien plus mince que l'employé des postes David Carver ne l'avait jamais été de toute sa vie.
Je suis morte, pensa Cynthia. Elle mit un genou à
terre et entoura les enfants de ses bras avec l'intention de les attirer à elle. Comme si cela allait changer quelque chose. Je suis morte, morte, archimorte. Et cependant, elle n'arrivait pas à détacher les yeux du double trou noir des canons, des trous si noirs, si semblables à des yeux impitoyables.
La porte du camion jaune côté passager s'ouvrit et elle vit un type efflanqué, en jean, chemise genre rocker, un type au visage buriné, avec des cheveux grisonnants lui retombant sur les épaules.
´ Ramenez-vous par ici ! lui cria-t-il. Tout de suite! ª
Elle poussa les enfants vers le camion, sachant qu'il était trop tard. C'est alors, pendant qu'elle t‚chait de se préparer à l'impact de la balle ou des plombs (comme si on pouvait se préparer à ce genre de chose), que le double canon pivota, se détour-nant d'eux, s'aligna le long du van et fit feu; la déto-
nation roula dans la chaleur du jour comme une boule de bowling dans un caniveau de pierre. Cynthia vit les flammes jaillir de l'arme. Le chien des Reed, qui entamait son approche finale vers le journal, se trouva violemment propulsé vers la droite dépouillé de toute sa gr‚ce, comme l'avait été Cary Ripton.
´ Hannibal ! ª hurlèrent les jumeaux Reed à
l'unisson. Comme dans un film.
Cynthia poussa si brutalement les enfants Carver vers la porte ouverte du camion que Sal'Gosse tomba. Il se mit aussitôt à hurler. La fillette-Ellie, surtout pas Margaret, se rappelait Cynthia-se retourna avec une expression d'affolement déchi-rante. L'homme aux cheveux longs la saisit alors par le bras et, la soulevant, l'expédia dans la cabine.
´ Par terre, allonge-toi par terre, petite ! ª lui cria-t-il avant de se pencher pour attraper le gosse hurlant. L'avertisseur du Ryder émit un son bref; le chauffeur se retenait par un pied au volant pour ne pas dégringoler la tête la première. Cynthia bondit le long du van rouge, saisit Sal'Gosse par l'arrière de son short et le lança dans les bras du rocker. Elle entendait les pas précipités d'un homme et d'une femme qui hurlaient le nom des mômes. Papa-maman, supposa-t-elle, bien partis pour se faire descendre dans la rue comme le chien et le livreur de journaux, s'ils ne faisaient pas attention.
´ Ramenez-vous ! ª lui cria le conducteur; Cynthia ne se fit pas prier et se jeta dans la cabine déjà
encombrée du Ryder.
Gary Soderson arriva d'un pas décidé, sinon parfaitement assuré, à l'angle de sa maison, le martini à la main. Il y avait eu une deuxième et violente détonation et il se demandait si ce n'était pas la bouteille de gaz du barbecue des Geller qui avait explosé. Il vit Marinville, qui s'était enrichi pendant les années quatre-vingt en écrivant des livres pour enfants avec comme héros l'improbable Kitty-Cat, debout au milieu de la rue, s'abritant les yeux de la main pour mieux voir.
´ qu'est-ce qui se passe, voisin ? lui demanda Gary en se rapprochant.
-J'ai l'impression que quelqu'un, depuis le van, là en bas, vient juste de tuer Cary Ripton et le chien des Reed, lui répondit Johnny Marinville d'un ton étrangement neutre.
-qui songerait à faire un truc pareil ? ª Gary vit un couple-les Carver, lui sembla-t-il-qui courait dans la rue vers le magasin, talonné de près par un Afro-Américain, trottant d'un pas pesant, qui ne pouvait être que Brad Josephson.
´ Pas la moindre idée, bon Dieu, mais c'est un sale merdier. J'appelle les flics. En attendant, je vous conseille de ficher le camp de la rue. Tout de suite. ª
Marinville se précipita vers l'allée de sa maison.
Gary resta sur place, le verre à la main à contempler le van à l'arrêt à hauteur de la maison Entragian, brusquement pris du regret - regret particulièrement étrange de sa part-d'être aussi ivre.
La porte du 240 Poplar Street s'ouvrit d'une poussée violente et Collie Entragian en surgit, chargeant à fond de train exactement comme l'avait toujours redouté Cary: un pistolet à la main. A ce détail près, il avait l'air tout à fait normal; ni bouche écumante, ni oeil exorbité et injecté de sang. Il était grand, un mètre quatre-vingt-dix au moins, et s'il arborait un début de bedaine, il n'en avait pas moins la carrure et les muscles d'un déménageur. En pantalon kaki et sans chemise, il avait de la crème à raser sur la moitié du visage et une serviette de toilette jetée sur l'épaule. Son arme, un calibre 38, pouvait fort bien être le pistolet de service que s'était si souvent imaginé Cary en livrant le Shopper.
Collie regarda l'adolescent mort qui gisait à plat ventre au milieu de la pelouse (le tourniquet d'arrosage imbibait déjà d'eau ses vêtements et les journaux éparpillés autour de lui) puis le van. Il leva son arme, la main gauche refermée sur le poignet droit.
Le véhicule redémarra à cet instant précis. Il faillit cependant tirer, mais se retint; il devait être prudent. Certaines personnes, à Columbus, des personnes influentes, seraient trop heureuses d'apprendre que Collie Entragian avait fait feu dans une rue de la banlieue de Wentworth... avec une arme que, selon la loi, il aurait d˚ restituer.
Ce n'est pas une excuse et tu le sais bien, se dit-il en pivotant pour suivre le van. Tire ! Tire, nom d'un chien !
Il n'en fit rien; le van tourna à gauche, dans Hyacinth Street, et Entragian remarqua l'absence de plaque d'immatriculation à l'arrière... et ce truc argenté sur le toit ? De quoi pouvait-il bien s'agir ?
De l'autre côté de la rue, les Carver arrivaient au triple galop dans le parking du E-Z Stop, Josephson sur les talons. Le Noir regarda le van disparaître derrière les arbres de Hyacinth Street, puis se plia en deux, mains sur les genoux, pour reprendre son souffle.
Collie se dirigea vers Josephson tout en glissant l'arme sous la ceinture de son pantalon, dans le dos, et lui posa une main sur l'épaule. ´ «a va, mon vieux ? ª
Brad releva la tête et lui adressa un sourire douloureux. Il était en nage. ´ Pas trop, dit-il, haletant.
J'ai pas couru... comme ça... depuis que... j'ai arrêté... le soft-ball... il y a six ans... ª
Collie se dirigea ensuite vers le petit camion de location, remarquant au passage le chariot rouge dans lequel attendaient deux bouteilles de soda encore fermées. Un pied avait écrasé le Mars tombé
à terre, à côté des roues arrière.
Des cris d'horreur s'élevèrent alors dans son dos; il fit demi-tour et vit les jumeaux Reed, blêmes sous leur bronzage, qui regardaient, au-delà de leur chien, le garçon gisant sur sa pelouse. Le blond
-Jim, lui semblait-il-se mit à pleurer. L'autre recula d'un pas, grimaça, puis se courba en deux et vomit sur ses propres pieds.
Sanglotant bruyamment, Mme Carver sortit son fils du camion. Le garçon, qui hurlait lui-même à
pleins poumons, jeta les bras autour du cou de sa mère et se cramponna à elle comme une ventouse.
Ćalme-toi, dit-elle. Calme-toi, mon chéri. C'est fini. Le méchant monsieur est parti. ª
David Carver prit sa fille des bras de l'homme allongé de travers sur la banquette et la serra dans ses bras.
´ Tu me mets du savon dessus, papa ! ª protesta la fillette.
Carver l'embrassa sur le front. ´ «a fait rien. Tu vas bien, Ellie ?
-Oui. qu'est-ce qui s'est passé ? Je ne sais pas... ª
Elle voulut regarder vers la rue, mais son père lui mit une main devant les yeux. Collie estima qu'il avait raison.
Íl va bien, madame Carver ? ª demanda l'ex-flic, qui s'était approché de la femme au chemisier mal boutonné.
Elle le regarda, parut ne pas le reconnaître, puis reporta son attention sur le gosse qui hurlait toujours à pleins poumons, le caressant d'une main, l'air de le dévorer des yeux. Óui, je crois. Tu vas bien, Ralphie, dis ? Tu vas bien ? ª
Le garçonnet prit une profonde inspiration chevrotante et répondit, d'une voix de stentor: ´ Margrit avait dit qu'elle me tirerait jusqu'en haut de la côte ! Elle l'avait dit ! ª
Collie estima qu'en effet il allait bien. Il se tourna vers les lieux du crime, remarqua le chien, gisant dans une mare de sang de plus en plus grande, et le jumeau blond qui s'approchait, d'un pas hésitant, du corps du malheureux livreur de journaux.
´ …loignez-vous ! ª lui lança Collie d'un ton auto-ritaire.
Jim Reed se tourna vers lui. Ét s'il est encore en vie ?
-quoi, s'il est encore en vie ? Vous avez de la poudre de perlimpinpin pour le ranimer ? Non ?
Alors n'approchez pas ! ª
L'adolescent revint vers son frère et grimaça.
Óh, bon Dieu, Davey, t'as vu tes pieds ? ª dit-il
-puis il se détourna et vomit à son tour.
Collie Entragian eut l'impression d'être brutalement replongé dans l'ambiance du boulot qu'il avait définitivement quitté en octobre dernier, lorsqu'on l'avait viré des services de police de Columbus pour usage de drogue, à la suite d'un test positif
-héroÔne et cocaine. Intéressant, dans la mesure o˘ il n'avait jamais pris ni de l'une ni de l'autre de toute sa vie.
Première priorité: protéger les citoyens. Deuxième priorité: secourir les blessés. Troisième priorité: isoler les lieux du crime. quatrième priorité...
Oui, eh bien il s'occuperait de la quatrième lorsqu'il aurait réglé les trois premières.
La nouvelle employée du magasin, une maigrichonne qui lui filait mal aux yeux avec ses cheveux bicolores, se glissa hors du camion et remit sa blouse toute de travers en place. Le conducteur la suivit. ´ Vous êtes flic ? demanda-t-il à Collie.
-Oui. ª Plus simple que d'essayer d'expliquer.
Les Carver savaient évidemment ce qu'il en était, mais ils ne prêtaient attention qu'à leurs enfants et Brad Josephson, derrière lui, était encore occupé à
reprendre son souffle. ´ Tout le monde dans le magasin. Tout le monde. Brad ? Les garçons ? ª Il éleva un peu la voix sur ce dernier mot, pour que les jumeaux comprennent bien qu'il s'agissait d'eux.
Ńon, je ferais mieux de retourner chez moi ª, dit Brad. Il se redressa, jeta un coup d'oeil au corps de Cary, puis regarda Collie. Il avait l'expression de quelqu'un qui s'excusait mais n'en était pas moins déterminé. Au moins avait-il repris son souffle; pendant quelques instants, Collie avait passé en revue ce qui lui restait de ses cours de secourisme
-ils dataient de 87. ´ Belinda est toute seule là-haut, et...
-…videmment, mais il vaudrait tout de même mieux entrer dans le magasin, monsieur Josephson, au moins pour le moment. Au cas o˘ le van reviendrait.
-Et pourquoi reviendrait-il ? ª demanda David Carver. Il tenait toujours sa fille dans ses bras et regardait Collie par-dessus la tête de l'enfant.
Collie haussa les épaules. Ćomment le saurais-je ? Je ne sais même pas ce qu'il est venu fabriquer ici. Mieux vaut jouer la sécurité. Entrez là-dedans, tout le monde.
-Vous représentez la loi ? ª demanda Brad.
Sans avoir tout à fait un ton de défi, il avait parlé
comme quelqu'un sachant justement que Collie n'avait aucune autorité. L'ex-flic croisa les bras sur sa poitrine nue. La dépression dans laquelle il était resté plongé depuis qu'il s'était fait virer de la police avait commencé à s'atténuer depuis quelques semaines; il la sentait qui menaçait de nouveau. Au bout d'un instant il secoua la tête. Non, il ne représentait rien du tout. Plus maintenant.
´ Dans ce cas, je vais rejoindre ma femme. Sans vouloir vous offenser, monsieur. ª
Collie ne put s'empêcher d'esquisser un sourire, tant l'homme avait parlé avec une dignité étudiée.
Je ne te cherche pas, tu ne me cherches pas, disait-elle. ´ Y a pas d'offense. ª
Les deux jumeaux échangèrent un regard interrogateur, puis se tournèrent vers Collie.
Celui-ci soupira. ´ Très bien. Mais repartez avec M. Josephson. Et quand vous arriverez chez vous, bouclez-vous à l'intérieur avec vos amies. D'accord ? ª
Le blond acquiesça.
´ Jim... c'est bien Jim, votre prénom ? ª
Le garçon acquiesça à nouveau, essuyant ses yeux rougis, l'air embarrassé.
´ Votre mère est-elle à la maison ? Ou votre père ?
-Maman est ici. Papa est encore au travail.
-D'accord, les garçons. Allez-y. Dépêchez-vous.
Vous aussi, Brad.
-Je vais faire mon possible, répondit le Noir, mais je crois que j'ai épuisé mes capacités de sprinter pour la journée. ª
Tous trois repartirent vers le haut de la rue, empruntant le trottoir ouest, celui des numéros impairs.
´ Je préférerais ramener les enfants à la maison, moi aussi, monsieur Entragian ª, dit alors Kirsten Carver.
L'ex-flic poussa un soupir, hocha la tête. D'accord, d'accord, qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Emmenez-les o˘ vous voulez. Il avait envie d'une cigarette, mais le paquet était resté chez lui. Il avait réussi à tenir presque dix ans sans fumer-jusqu'au jour o˘ les salopards de l'administration lui avaient montré la porte, puis botté les fesses pour qu'il la franchisse plus vite. Il avait repris l'habitude du tabac à une vitesse inquiétante.
A présent, il avait envie de fumer parce qu'il était nerveux. Non pas à cran à cause du gosse qui gisait mort sur sa pelouse, ce qui aurait été compréhensible, mais nerveux. Nerveux comme un cabri, aurait dit sa mère. Et pourquoi ?
Parce qu'il y avait trop de gens dans la rue, songea-t-il, voilà pourquoi.
Ah, vraiment ? Et que veux-tu dire exactement par là ?
Sais pas.
Hé, qu'est-ce qui t'arrive, vieux ? Trop longtemps au chômage ? T'as pété quelques plombs ? C'est ca qui te turlupine, mon gros ?
Non, pas ca. Plutôt le bidule argenté sur le toit du van. Voilà ce qui me turlupine, mon gros.
Ah bon ?
Ouais, bon, peut-être pas... mais c'était un point de départ comme un autre. Ou un prétexte. En fin de compte, une intuition était une intuition: soit on y croyait et on en tenait compte, soit non. Il s'y était toujours fié, et apparemment un détail comme le fait de risquer de se faire virer n'avait rien changé à
l'emprise que ses intuitions avaient sur lui.
David Carver reposa la fillette au sol et prit Sal'Gosse, toujours vociférant, des bras de son épouse. ´ Je vais te tirer dans le chariot, dit-il au garçonnet. Jusqu'en haut de la pente. qu'est-ce que tu dis de ça ?
-Margaretasse la Bêtasse est amoureuse d'Ethan Hawke, lui confia le gamin.
-Vraiment? C'est bien possible, mais tu ne devrais pas l'appeler comme ça ª, répondit David, s'exprimant du ton absent d'un père capable de tout pardonner à son enfant-à l'un de ses enfants, du moins. quant à sa femme, elle contemplait le gosse avec dans les yeux l'admiration qu'on pourrait avoir pour un saint ou un jeune prophète. Seul Collie Entragian nota l'expression mortifiée de la fillette, pendant qu'on installait son chéri de frangin dans le chariot. Collie avait d'autres soucis en tête (le moindre n'étant pas de se débarrasser du pistolet qu'il sentait dans le creux de ses reins avant que les flics qui allaient débarquer ne l'aient remarqué) mais ce regard d'enfant triste était trop éloquent pour passer inaperçu.
Il se tourna alors vers la fille aux cheveux bicolores et le hippie sur le retour. ´ Vous au moins, vous pourriez peut-être rentrer dans le magasin jusqu'à
ce que la police rapplique ?
-Hé, répondit la fille, sur ses gardes, pas de problème. Z'êtes flic, non ? ª
Les Carver s'éloignaient, Ralph assis en tailleur dans Buster mais il se pouvait qu'ils soient encore à
portée d'oreille... et en outre, qu'allait-il faire ? Mentir ? On commence comme ça et on finit par se retrouver dans une camisole de force, se dit-il, quand on est un ex-flic avec une collection d'écus-sons dans son sous-sol, comme Elvis, plus quelques-uns agrafés à son portefeuille pour faire bonne mesure. Présente-toi comme détective privé, même si tu n'as jamais pu te décider à faire les démarches pour obtenir la licence. Dans dix ou quinze ans, tu parleras encore le flicard dans le texte et tu rouleras les mécaniques pareil, comme une femme qui a la trentaine bien sonnée mais se promène en minijupe et sans soutien-gorge pour convaincre les gens (alors que la plupart n'en ont rien à cirer) qu'elle n'a pas changé d'un poil depuis l'époque o˘ elle était majorette.
Óuais, autrefois ª, répondit-il. La fille acquiesça. Le type aux cheveux longs l'étudiait avec curiosité, non sans un certain respect, toutefois.
´ Vous avez été très bien avec les mômes ª, ajouta Collie, regardant la nouvelle employée, mais s'adres-sant à tous les deux.
Cynthia réfléchit, puis secoua la tête. Ńon, c'est Hannibal ª, répondit-elle, prenant la direction du magasin. Collie et le hippie vieillissant lui emboîtè-rent le pas. ´ Le type dans le van, celui qui avait le fusil de chasse... il voulait tirer sur les gosses. ª Elle se tourna vers Cheveux-Longs. ´ Vous n'avez pas vu ? Vous n'êtes pas d'accord ? ª
L'homme répondit d'un signe de tête affirmatif.
Ón n'aurait rien pu faire pour l'en empêcher ª, confirma-t-il, avec un accent trop marqué pour être du Sud profond. Un Texan, pensa Collie. Ou un Okkie. ´ Mais il a été distrait par le chien-c'est bien ça, non ?-et il a tiré dessus à la place.
-Oui, c'est bien ça, dit Cynthia. Si Hannibal n'avait pas distrait le type... je crois qu'on serait morts comme lui, à présent. ª Elle eut un mouvement de menton en direction de Cary Ripton, dont le sang continuait d'imbiber la pelouse de Collie.
Puis elle les précéda dans le E-Z Stop.
Tiré de Movies on TV, sous la direction de Steven Scheuer, Bantam Books:
THE REGULATORS (1958). John Payne, Ty Hardin, Karen Steele, Rory Calhoun. Mélo western moderne de série B, mettant en scène des vigiles emportés par la violence; comporte des scènes et des effets spéciaux particulièrement horribles pour un film de la fin des années cinquante. Une ville minière du Colorado est terrorisée par des vigiles (dont le chef est Calhoun), que l'on prend tout d'abord pour des êtres surnaturels mais qui se révèlent être des affreux de la bande du colonel quantrille, après la guerre de Sécession.
Payne est héroÔque, mais joue comme un pied; quant à Steele, elle tire le maximum de parti de ses tenues de danseuse de cabaret ultracourtes.
(Mise en scène: Billy Rancourt, American International Pictures, 81 mn, noir et blanc.) Chapitre 3
A peine Collie, Cynthia et Cheveux-Longs étaient-ils dans le magasin qu'un van bleu métallisé, aux vitres polarisées, arrivait à l'angle sud-ouest du carrefour et s'arrêtait à hauteur du E-Z Stop. Aucun gadget chromé sur le toit, cette fois, mais une car-rosserie tout en creux et bosses profilés qui en faisaient quelque chose de bien plus proche d'un engin de science-fiction que d'un véhicule utilitaire. En y regardant de plus près (mais il n'y avait personne sur le trottoir pour y regarder de plus près), on se serait aperçu d'un détail intéressant: les pneus étaient totalement dépourvus de sculptures, aussi lisses qu'un tableau noir qui vient de recevoir un coup d'éponge. Tout au fond de l'obscurité qui régnait derrière les vitres sombres, des lumières de couleur clignotaient à intervalles réguliers comme des voyants sur un tableau de bord.
Le tonnerre gronda, plus proche, plus bruyant. Le ciel éclatant de l'été commença à laisser la place aux nuages qui s'amoncelaient, venant de l'ouest, des nuages d'un noir violacé, menaçants. Ils arrivèrent bientôt à hauteur du soleil et le cachèrent. La température tomba brusquement.
Le moteur du van bleu tournait au ralenti. En haut de la rue, au sommet de la colline, un véhicule du même genre, mais du jaune éclatant d'une banane publicitaire, vint se garer au coin nord-est de Bear Street et de Poplar Street, laissant lui aussi tourner le moteur.
Les premiers coups de tonnerre vraiment violents se produisirent alors, puis il y eut un éclair aveuglant. Il se refléta quelques instants dans l'oeil vitreux d'Hannibal, le faisant luire comme une lampe magique.
Gary Soderson se tenait encore au milieu de la rue lorsque sa femme le rejoignit. ´ Bon Dieu, qu'est-ce que tu fabriques ? lui demanda-t-elle. Ma parole, on dirait que tu es en transe.
-Tu n'as pas entendu ?
-Entendu quoi ? rétorqua-t-elle d'un ton irrité.
J'étais sous la douche, que voulais-tu que j'enten-de ? ª
Marié depuis neuf ans avec Marielle, Gary savait qu'elle était d'un caractère irritable. ´ Les petits Reed qui jouaient avec leur frisbee, je les ai entendus, reprit-elle. Leur maudit chien aboie assez. Le tonnerre, aussi. qu'est-ce que j'aurais d˚ entendre d'autre ? Les choeurs de l'Armée rouge ? ª
Il lui montra le bas de la rue-le chien tout d'abord (elle n'aurait plus à se plaindre de ses aboiements, au moins), puis la forme désarticulée gisant sur la pelouse du 240. ´ Je suis pas s˚r à cent pour cent, mais j'ai l'impression qu'on vient d'abattre le gosse qui livre le Shopper. ª
Elle suivit la direction de son doigt, scrutant la rue, les yeux plissés, une main la protégeant du soleil qui avait pourtant disparu à présent (Gary avait la sensation que la température était déjà tombée d'au moins trois degrés). Brad Josephson remontait laborieusement la rue vers eux. Peter Jackson se tenait devant sa maison et regardait avec curiosité vers le bas de la rue. Tout comme Tom Billingsley, le vieux véto que la plupart des gens appelaient ´ Toubib ª. Les Carver traversaient la rue en direction de leur maison, la mère tenant la fille par la main. Carver (l'air d'un homard trop cuit dans son costume de bain, ou plutôt d'un homard trop cuit ensavonné) tirait son fils dans un petit chariot rouge. Le gamin, installé comme un pacha et jetant des regards dédaigneux et impérieux autour de lui, devait bien atteindre les 9,5 sur l'échelle des épouvantails, selon Gary.
´ Hé, Dave, lança Peter Jackson. qu'est-ce qui se passe ? ª
Avant que Carver ait eu le temps de répondre, Marielle avait frappé son mari du tranchant de la main, suffisamment fort pour que ce qui restait de son martini se renverse sur ses vieilles chaussures de sport. Pas plus mal, au fond. Pourquoi ne pas faire une fleur à son foie et lui donner un jour de congé ?
´ Tu es sourd, Gary, ou c'est juste de la bêtise ?
s'enquit la lumière de sa vie.
-Les deux vraisemblablement ª, rétorqua-t-il, se disant que si jamais il décidait d'arrêter vraiment de boire, il lui faudrait sans doute commencer par divorcer. Sans quoi il risquait de la flinguer.
´ qu'est-ce que tu disais ?
-Je te demandais pourquoi diable quelqu'un aurait eu l'idée saugrenue de tuer le livreur de journaux.
-C'est peut-être quelqu'un qui n'a pas eu ses coupons de réduction, la semaine dernière ª, répondit Gary.
Le tonnerre gronda, toujours à l'ouest, mais plus près cette fois. Il semblait foncer comme un harpon entre les nuages qui s'amoncelaient.
Johnny Marinville, ancien gagnant du Prix national du livre pour un roman porno intitulé Ravissement et qui écrivait à présent des livres pour enfants mettant en scène un chat détective privé du nom de Kitty-Kat, était planté devant le téléphone, dans sa salle de séjour, et se sentait gagné par la peur. Il y avait quelque chose qui clochait. Il aurait bien voulu ne pas sombrer dans la parano, mais il y avait vraiment quelque chose qui clochait.
´ Peut-être ª, murmura-t-il.
Ouais, bon, d'accord, peut-être. Mais le téléphone...
Il était entré, avait posé sa guitare dans un coin et composé le 911. Après un temps d'attente d'une longueur inhabituelle il avait été sur le point de raccrocher pour refaire le numéro de la police, lors-
qu'une voix d'enfant s'était élevée sur la ligne. Une voix vide et cadencée qui l'avait pris au dépourvu, puis fort effrayé: il n'avait même pas essayé de se raconter que sa peur avait été une simple réaction de surprise.
´ Petit morpion-mordeur Smitty, avait chantonné
la voix, j't'ai vu mordre les nénés de ta maman.
Pleurniche pas et boude pas, et ce néné, ne recrache pas ! ª
Suivi d'un clic ! puis de la tonalité. Fronçant les sourcils, Johnny avait recomposé le numéro. De nouveau, un long silence, puis un bruit qu'il reconnut: une respiration. Celle qu'aurait un enfant ayant pris froid, par exemple. Ce qui n'avait pas d'importance, de toute façon. L'important, c'est que les lignes de téléphone s'étaient emmêlées dans le quartier, et qu'au lieu d'obtenir les flics...
´ qui est à l'appareil ? ª avait-il demandé d'un ton tendu.
Pas de réponse. Juste la respiration. Mais... ce bruit ne lui était-il pas familier ? Voilà qui était passablement ridicule, non ? Comment un bruit de respiration au téléphone pouvait-il lui être familier ?
Impossible, bien s˚r, et néanmoins...
´ qui que vous soyez, tirez-vous de la ligne, dit Johnny. Je dois appeler la police. ª
La respiration s'interrompit. Johnny était sur le point de couper la communication, lorsque la voix reprit. Moqueuse, cette fois. Pas de doute là-dessus.
´ Petit morpion-mordeur Smitty, qu'a mis son zob dans la fente à sa maman. Pleurniche pas et boude pas, que tu le sortes elle voudra pas. ª Puis la voix ajouta, d'un ton neutre qui avait quelque chose d'ef-frayant: Ét ne me rappelle pas, vieux fou. Tak ! ª
Il y eut un autre clic ! et la ligne fut coupée, mais sans la tonalité habituelle. Cette fois, il n'y avait que le silence.
Johnny tripota l'appareil d'un doigt mal assuré.
Rien ne se passa. La ligne resta coupée. Le tonnerre retentit, encore un peu plus près, et il sursauta.
Il reposa le combiné sur l'appareil et alla dans la cuisine, remarquant que la lumière diminuait rapi-
dement dans le ciel et se disant qu'il allait falloir fermer les fenêtres du premier, s'il se mettait à pleuvoir... ou plutôt, quand il se mettrait à pleuvoir, à en juger par la tournure que prenaient les événements.
Là, il y avait un téléphone mural, à côté de la table; il n'avait qu'à se pencher en arrière sur son siège pour l'attraper et il pouvait le coincer contre son épaule si par hasard il était en train de manger.
Non pas qu'il ait eu de nombreux appels; son ex-femme, parfois, c'était tout. L'éditeur new-yorkais savait qu'il valait mieux ficher la paix à sa machine à sous.
Il décrocha, écouta, et eut droit à une tournée supplémentaire de silence. Pas de tonalité, pas de friture quand un éclair bleu illumina la fenêtre, pas de oua-oua-oua signalant que la ligne était hors de service. Rien. Il composa cependant le 911, et il n'eut même pas droit aux bips habituels qui accom-pagnent chaque chiffre. Il raccrocha et regarda autour de lui, dans la cuisine de plus en plus sombre. ´ Petit morpion-mordeur Smitty ª, murmura-t-il-sur quoi il fut pris d'un brusque frisson qui aurait eu quelque chose de thé‚tral s'il n'avait été
seul: un grand mouvement des épaules d'avant en arrière. Un petit refrain bien laid, qu'il entendait pour la première fois.
Laisse tomber la comptine, pensa-t-il. Mais la voix ? Tu l'as déjà entendue... non ?
Ńon, dit-il à voix haute. En tout cas, j'en suis pas s˚r. ª
Admettons. Mais la respiration ?
´ Mais nom d'un foutre, on ne reconnaît pas comme ça la respiration de quelqu'un ! expliqua-t-il à la cuisine vide. Sauf quand le grand-père a de l'emphysème. ª
Il sortit de la cuisine et se dirigea vers la porte d'entrée. Il était pris tout d'un coup d'une forte envie de voir ce qui se passait dans la rue.
´ qu'est-ce qui se passe, là en bas ? ª demanda Peter à David lorsque la famille Carver eut rejoint le trottoir est. Il s'inclina et ajouta à voix basse, pour que les enfants ne l'entendent pas: Će... ce n'est pas un cadavre, qu'on voit ?
-Si, celui du petit Cary Ripton, répondit David sur le même ton, avec un coup d'oeil à sa femme qui lui confirma le nom d'un signe de tête. Le gosse qui livrait le Shopper, tous les lundis après-midi. Un type dans un van. En passant.
-quelqu'un a tué Cary ? ª Impossible ! Comment croire que quelqu'un à qui il venait tout juste de parler... Mais Carver hochait la tête affirmativement. ´ Bordel de Dieu !
-Bordel de Dieu, c'est exactement ça, je crois, l'approuva David.
-Dépêche-toi, Papounet ! ª ordonna Ralph depuis son chariot.
David se tourna vers le gamin, lui adressa un sourire et revint à Peter. Cette fois-ci, sa voix se réduisit à un murmure tout juste audible. ´ Les enfants étaient au magasin, pour s'acheter des sodas. Je n'en suis pas certain, mais j'ai cru comprendre que le type a failli leur tirer dessus, aussi. Le chien des Reed est passé à ce moment-là, et c'est finalement à
lui que le type s'en est pris.
-Nom de Dieu ! ª s'exclama Peter, horrifié.
L'idée qu'on ait pu avoir songé à abattre Hannibal
-ce brave clebs d'Hannibal, joueur et fringant, avec son foulard autour du cou-l'obligeait à se rendre à l'évidence. Pourquoi, il l'ignorait, mais c'était ainsi. ´ Bordel de nom de Dieu ! ª
David acquiesça. Śauf que s'il y avait un peu plus de Dieu et un peu moins de bordel dans le monde, on verrait peut-être pas autant de choses de ce genre.
-Je voudrais que les enfants rentrent à la maison, Dave, murmura Kirsten. Il vaut mieux pas qu'ils traînent dans la rue, d'accord ?
-Bien s˚r. ª David commença à repartir vers le haut de la rue puis s'arrêta et se retourna vers Peter.
Ó˘ est Mary ?
-Au boulot, répondit Peter. Elle a laissé un mot pour me dire qu'elle irait probablement faire un tour au centre commercial de Crossroads en rentrant. Elle sort de bonne heure le lundi, vers deux heures. Pourquoi ?
-Il vaudrait mieux qu'elle rentre directement, c'est tout. Le type a probablement fichu le camp depuis un moment et ne sera pas facile à trouver, mais on ne sait jamais, hein ? quand on est capable de tirer sur un livreur de journaux... ª
Peter hochait affirmativement la tête. Dans le ciel, le tonnerre roula bruyamment. Ellie se serra contre sa mère mais Ralph, dans son chariot, éclata de rire.
Kirsten tira sur le bras de David. Állez, viens. Et ne t'arrête pas pour parler à Toubib ª, dit-elle avec un mouvement du menton en direction de Billingsley, qui se tenait dans le caniveau à sec, mains dans les poches, et scrutait le bas de la rue. Il plissait tellement les yeux qu'on ne voyait plus que deux éclats brillants, comme deux poissons exotiques pris dans des filets de peau au lieu de cordage.
David se remit à tirer le chariot.
Álors, Ralphie, ça boume ? ª lui demanda Peter lorsque le chariot passa devant lui. Il remarqua que le nom, BUSTER, était écrit en lettres blanches décolorées sur le flanc du véhicule. Ralph tira la langue et refit le bruit de la guêpe prisonnière d'un pot de confiture, soufflant tellement fort que ses joues gonflèrent comme celles de Dizzy Gillespie.
´ Hé, c'est charmant, commenta Peter. T'es s˚r d'avoir du succès auprès des filles avec ça, plus tard.
-Vilain bonhomme ! rétorqua le morveux.
-«a suffit, ça suffit, champion ª, dit David avec indulgence, sans même se retourner. Ses fesses oscillaient dans son maillot de bain un rien trop petit.
´ qu'est-ce qui s'est passé ? ª demanda Tom de sa grosse voix.
Peter ne tint pas compte de la réaction de David (lequel, sensible à l'inquiétude de sa femme, ne s'arrêta pas à hauteur du vétérinaire) et se tourna vers le haut de la rue pour voir si la voiture de sa femme n'arrivait pas. Mais rien ne bougeait. Il remarqua seulement un van garé juste devant la maison des Abelson, sur Bear Street. Un van du jaune le plus éclatant qu'il ait jamais vu; un vrai hurlement de couleur. Il se dit que cela devait tenir en partie à la lumière qui déclinait, avec l'approche de l'orage; en tout cas, on avait mal aux yeux rien qu'à le regarder.
Des jeunes, sans doute, pensa-t-il, pour vouloir une couleur pareille. D'ailleurs, le van ne ressemblait pas à un véhicule courant; on aurait plutôt dit qu'il sortait de Star Trek ou bien...
Soudain, il fut frappé par une idée. Une idée pas très bonne.
´ Dave ? ª
Carver se retourna, son ventre orné d'un coup de soleil et constellé d'écailles de savon séché lui retombant par-dessus le maillot de bain.
Ć'était quoi, le véhicule du type qui a tué Cary ?
Tu le sais ?
-Un van rouge.
-Ouais, intervint Ralph de façon inopinée.
Comme un Tracker Arrow. ª
Mais c'est à peine si Peter entendit. Le mot van lui résonnait encore dans la tête et il sentait son estomac se nouer comme s'il l'avait eu attaché à un cabestan. Il se tourna de nouveau vers le haut de la rue.
´ Le van du rouge le plus rutilant que j'aie jamais vu, ajouta Kirsten. Je l'ai aperçu, moi aussi. Je regardais par la fenêtre quand il est passé. Tu vas venir à la fin, David ?
J'arrive, j'arrive ª, répondit-il en se remettant à remorquer Buster. Lorsque David lui eut de nouveau tourné le dos, Peter, oubliant un instant son inquiétude, tira soudain la langue à Ralph, lequel le regardait et eut une expression étonnée assez comique.
Toubib s'avança à pas lents vers Peter, toujours mains dans les poches. Le tonnerre gronda. Les deux hommes levèrent la tête et virent de sombres falaises noires de nuages se déployer au-dessus de Poplar Street. Des éclairs zigzaguèrent vers le centre de Columbus.
Íl va pleuvoir des cordes ª, observa le vétérinaire. Il avait de fins cheveux de bébé, mais tout blancs. ´ J'espère qu'ils pourront recouvrir correctement le corps du gosse avant que ça se mette à
dégringoler. ª Il se tut un instant, et se passa une main sur le front, comme pour chasser un début de migraine. Ć'est affreux. Un garçon si gentil... Il jouait au base-ball.
-Je sais. ª Peter pensa à la manière dont Cary avait ri quand il lui avait prédit que, l'année prochaine, c'était lui qui aurait la vedette, et il sentit une douleur à l'estomac, qui est l'organe-et non pas le coeur, comme le prétendent depuis toujours les poètes-qui réagit le plus subtilement aux délicates émotions des êtres humains. Soudain, la chose se mit à prendre une réalité aiguÎ. Non, Cary Ripton ne serait jamais le premier batteur des Wentworth Hawks, la saison prochaine; non, Cary Ripton ne mangerait plus de pizza aux poivrons. Ses yeux se mirent à le picoter.
Nouveau coup de tonnerre, si proche et si assourdissant qu'il sursauta, cette fois. ´ …coutez, dit-il à
Tom, j'ai une grande feuille de plastique dans le garage. Elle fait presque la taille d'une b‚che de voiture. Si je vais la chercher, viendrez-vous avec moi jusqu'au bas de la rue pour m'aider à le recouvrir ?
-«a ne plaira peut-être pas beaucoup au policier Entragian, objecta le vieil homme.
-Rien à foutre de lui, il est pas plus flic que moi.
Ils l'ont viré l'an dernier pour corruption.
-Mais les autres policiers, quand ils vont arriver...
-Eux aussi, j'en ai rien à foutre ª, l'interrompit Peter. Il ne pleurait pas, pas vraiment, mais sa voix s'étranglait et n'était plus aussi assurée. Ć'était un chouette gosse, un gosse vraiment adorable, et une espèce de drogué l'a descendu de sa bicyclette comme on descend les Indiens de leurs chevaux dans les westerns. Il va pleuvoir et il va être trempé.
J'aimerais pouvoir dire à sa mère que j'ai fait ce que j'ai pu. Alors, d'accord pour m'aider, oui ou non ?
-Evidemment, présenté comme ça, répondit Tom en donnant une tape sur l'épaule de son cadet.
Allons-y.
-Voilà qui est mieux. ª
Pendant tout ce temps-là, Kim Geller avait dormi.
Elle dormait encore, sur le couvre-lit, lorsque Susi et Debbie Ross-la rouquine qui avait fait chavirer le coeur de Cary Ripton-entrèrent en trombe dans sa chambre pour la réveiller sans ménagement. Elle se mit sur son séant, hébétée et la tête lourde (dormir par une canicule pareille était une erreur, mais des fois, on ne pouvait pas s'en empêcher), et essaya de suivre ce que lui racontaient les filles, mais elle perdit le fil tout de suite. Elle croyait avoir compris qu'on avait abattu quelqu'un sur Poplar Street, oui, Poplar Street ! et c'était tout simplement ahurissant.
Cependant, quand elles s'approchèrent de la fenêtre, il lui parut indéniable que quelque chose était arrivé. Les jumeaux Reed et Cammie, leur mère, se tenaient à l'extrémité de leur allée. L'Ivrogne et la Salope, connus sous le nom de Soderson chez les gens bien élevés, se trouvaient, eux, au milieu de la rue, vers le haut-mais Marielle paraissait vouloir remorquer Gary jusqu'à leur maison, et celui-ci se laissait faire. Un peu plus loin, côte à côte sur le trottoir, il y avait les Josephson; de l'autre côté de la rue, Kim vit Peter Jackson et le vieux Billingsley sortir du garage du professeur, tenant un grand morceau de plastique bleu que le vent, qui s'était levé, faisait onduler.
Tout le monde était dans la rue, ou presque. Tous ceux qui étaient chez eux, en tout cas. Inutile, cependant, de chercher à voir ce qui soulevait leur curiosité; un pan de la maison lui cachait tout le bas de la rue.
Kimberly Geller se tourna vers les gamines, essayant de son mieux de chasser les toiles d'araignée qui lui encombraient encore l'esprit. Les deux autres dansaient d'un pied sur l'autre comme si elles avaient envie de faire pipi; Debbie n'arrêtait pas d'ouvrir et de fermer les mains. Elles étaient p‚les et excitées, combinaison qui ne plaisait pas trop à
Kim. Mais que quelqu'un ait été tué... elles devaient se tromper, non ?
Állez, racontez-moi ce qui est vraiment arrivé.
Arrêtez de me faire marcher.
-On te l'a dit, on a tué Cary Ripton ! ª s'écria Susi d'un ton impatient, comme si sa mère était la dernière des débiles mentales-ce que celle-ci, à
vrai dire, avait l'impression d'être, en ce moment.
Állons, maman ! On va attendre la police !
-Je veux le voir une dernière fois avant qu'on le recouvre ª, s'écria soudain Debbie. Elle fit demi-tour et s'élança dans l'escalier. Susi resta un instant indécise, l'air presque écoeuré, à la vérité, puis suivit son amie.
Állez, viens, maman ! ª lança-t-elle par-dessus son épaule en dévalant l'escalier à grand bruit
-elle, la Reine des Roses de sa promotion, au printemps dernier, avait en cet instant autant de gr‚ce qu'un hippopotame et faisait vibrer les vitres et tinter les pendeloques du lustre.
Kim retourna près de son lit et glissa ses pieds nus dans ses sandales; elle avait l'impression de tourner au ralenti, d'être en retard et de patauger dans le coaltar.
Ét tu as couru tout le long du chemin jusqu'en bas ? ª demanda Belinda Josephson pour la troisième fois. C'était la partie de l'histoire, aurait-on dit, qui la dépassait. ´ Gros comme tu es ?
-Je ne suis pas gros. Juste un peu enveloppé.
-Ouais, c'est ce qu'on écrira sur ton certificat de décès, si tu te mets à piquer des cent mètres comme ça, répliqua Belinda. La victime est morte d'un enveloppement fatal. ª Il y avait de la provocation dans les mots, pas dans le ton. Elle lui frottait la nuque tout en parlant. Elle sentait sous sa main la sueur qui s'était refroidie.
´ Regarde, dit Brad avec un geste vers le bas de la rue. Peter Jackson et Toubib.
-qu'est-ce qu'ils font ?
-Ils vont aller recouvrir le garçon, sans doute ª, répondit-il, faisant mine de partir dans leur direction.
Elle le ramena à elle d'une poigne ferme. Óh que non. Non, monsieur. Tu as déjà eu ta petite virée en bas de la rue. «a suffit pour aujourd'hui. ª
Il lui lança ce que Belinda avait baptisé son regard ´ me cherche pas, femme ª-assez réussi d'ailleurs, pour un Noir sorti de Cambridge et qui ne connaissait des ghettos que ce que l'on en voyait à la télé-mais ne discuta pas. Il l'aurait peut-être fait si Johnny Marinville avait été dans les parages.
Le tonnerre se mit de la partie. Le vent soufflait avec une certaine force, à présent. Un vent froid d'averse.
Des cumulus violacés roulaient au-dessus de leurs têtes, laids mais pas inquiétants. Ce qui avait de quoi ficher la frousse, en revanche, c'était ce ciel jaun‚tre, dans la direction du sud-ouest. Elle espérait qu'il n'y aurait pas de tornade d'ici la tombée de la nuit; ce serait la touche finale d'une journée qui, dans son genre, n'aurait guère pu être pire.
Sans doute la pluie allait-elle pousser les gens à
rentrer chez eux, quand elle commencerait à tomber, mais pour l'instant à peu près tout le monde était dehors, l'oeil rond, tourné vers la maison d'Entragian. Elle vit Kim Geller sortir du 243, regarder autour d'elle et aller rejoindre Cammie Reed, qui se tenait sur le perron de sa maison. Les jumeaux (la quintessence même des fantasmes inoffensifs d'une mère de famille, de l'humble avis de Belinda Josephson), sur la pelouse, étaient en compagnie de Susi Geller et d'une ravissante rouquine que Belinda ne connaissait pas. Davey Reed, agenouillé, paraissait essuyer ses chaussures, Dieu seul savait pourquoi...
Mais si, tu sais pourquoi, se dit-elle. Il y a un cadavre là en bas, il y en a vraiment un, et Davey Reed a vomi à sa vue. Il a vomi et s'en est même mis dessus, le pauvre.
Il y avait des gens devant toutes les maisons sauf devant trois: celle des Hobart, qui était inoccupée, celle de l'ex-flic et le 247: la maison des Wyler. Des gens qui avaient la poisse comme c'était pas croyable. Ni Audrey ni le pauvre orphelin qu'elle élevait (si tant est qu'on puisse élever un gosse comme Seth, songea Belinda; c'était bien là le drame) n'étaient sortis. Absents pour la journée ? Pourtant elle était s˚re d'avoir vu Audrey installer-n'im-porte comment-le tourniquet d'arrosage, vers midi. Elle réfléchit un peu pour aboutir à la conclusion que oui, c'était bien aussi tard que ça. Elle se souvenait d'avoir pensé que Audrey se laissait aller, avec sa veste de survêtement miteuse, ses cheveux qui auraient eu besoin d'un bon shampooing, à voir leur aspect graisseux et collé en mèches. Adolescente, Belinda avait parfois regretté de ne pas être blanche - les Blanches paraissaient s'amuser davantage et être plus décontractées-mais maintenant qu'elle approchait de la ménopause, elle était bien contente d'être noire. Les Blanches donnaient l'impression d'avoir de plus en plus besoin de recoller les morceaux au fur et à mesure qu'elles prenaient de l'‚ge. La matière dont elles étaient faites n'était peut-être pas aussi solide que ça, en fin de compte.
´ J'ai essayé d'appeler les flics ª, disait Johnny Marinville. Il avança d'un pas sur la chaussée comme s'il s'apprêtait à traverser, puis s'arrêta.
´ Mon téléphone... ª Il s'interrompit de nouveau, comme s'il ne savait pas trop comment continuer.
Belinda trouva cela extrêmement étrange; c'était plutôt le genre, d'après elle, à faire marcher sa langue jusque sur son lit de mort; pour le faire taire, il faudrait que le bon Dieu lui-même vienne l'alpaguer et le pousser entre les portes d'or.
´ quoi, votre téléphone ? ª demanda Brad.
Johnny-bavard et un rien prétentieux mais sinon, un type très bien, selon Belinda-garda le silence encore un instant, l'air de chercher parmi différentes réponses; il en choisit une courte. Íl ne marche pas. Vous voulez essayer le vôtre ?
-Je veux bien, répondit Brad, mais je suppose qu'Entragian les a déjà appelés depuis le magasin.
Il a plus ou moins pris la direction des opérations.
-Ah, bon ? fit Marinville, songeur, se tournant vers le bas de la côte. Vraiment ? ª S'il remarqua les deux hommes qui tenaient une b‚che qu'agitait le vent et s'il comprit quelle était leur intention, il n'en dit rien. Il paraissait perdu dans ses pensées.
Un mouvement attira l'oeil de Belinda. Elle regarda en direction de Bear Street et vit une Lumina vert olive s'approcher du carrefour. La voiture de Mary Jackson. Elle dépassa le van d'un jaune éclatant garé tout près et ralentit.
Tu as réussi à arriver avant la pluie-bien joué !
songea Belinda. Elles étaient loin d'être amies intimes, mais elle aimait bien Mary Jackson, comme tout le monde dans la rue. Elle était marrante et avait des manières directes et sans prétention... Elle lui paraissait cependant soucieuse, depuis quelque temps. Cela n'avait pas affecté son aspect, comme c'était le cas, en revanche, pour Audrey Wyler. En fait, Mary donnait l'impression de s'épanouir, comme un parterre de fleurs qui vient d'être arrosé.
Le taxiphone se trouvait à côté du présentoir à
journaux-lequel était vide, si l'on excepte un exemplaire solitaire de USA Today et deux ou trois Shopper (édition de la semaine précédente). Collie Entragian ressentit une impression bizarre, déprimante, à l'idée que le garçon qui aurait d˚ réappro-visionner le magasin avec la nouvelle édition gisait sur sa pelouse, assassiné. Et en attendant, ce foutu téléphone...
Il le fit claquer sur la fourche et revint jusqu'au comptoir, essuyant à l'aide de sa serviette ce qui lui restait de crème à raser sur le visage. La petite mignonne aux tifs bicolores et le hippie sur le retour le suivaient des yeux, et il avait une conscience aiguÎ du fait qu'il était torse nu. Il se dit que jamais encore il ne s'était autant senti dans la peau d'un flic lourdé.
Će bon Dieu de téléphone ne fonctionne pas, dit-il à la fille, remarquant alors le petit badge portant un prénom agrafé à sa blouse. Vous n'avez pas un panneau EN D…RANGEMENT, Cynthia ?
-Si, mais il marchait encore très bien à une heure, répondit-elle. Le type de la boulangerie l'a utilisé pour appeler sa petite amie. ª Elle roula les yeux, puis ajouta quelque chose que Collie trouva presque surréaliste, étant donné les circonstances.
´ Vous avez perdu votre pièce ? ª
Il l'avait perdue, certes, mais c'était sans importance. Il regarda à l'extérieur du magasin et vit Peter Jackson et le véto à la retraite qui se dirigeaient vers sa pelouse, tenant une grande feuille de plastique bleu. Il était évident qu'ils avaient décidé d'en recouvrir le corps. Il fit un pas en direction de la porte, avec l'intention de leur dire de dégager, que c'était les ´ lieux du crime ª, sur quoi le tonnerre gronda, plus fort que jamais, au point que Cynthia poussa un cri de surprise.
Collie se dit alors qu'il valait peut-être mieux les laisser faire. Il allait très vraisemblablement se mettre à pleuvoir avant l'arrivée des flics (il n'avait pas encore entendu de sirène) et l'eau n'arrangerait pas les choses pour l'expertise médicale. Autant le recouvrir... il éprouvait néanmoins une déprimante impression d'événements lui échappant de plus en plus. Et même cela, comprit-il, était une illusion. Il n'était pas plus flic, ces temps-ci, que la petite don-zelle punk, et il n'avait jamais eu le moindre contrôle sur les événements, de toute façon. Il n'était, somme toute, qu'un résidant de Poplar Street comme un autre. Ce qui n'avait pas que de mauvais côtés; si jamais il déconnait, ils auraient du mal à
foutre ça dans son dossier, non ?
Il ouvrit la porte, sortit et mit les mains en porte-voix pour lutter contre le vent, qui soufflait de plus en plus fort: ´ Peter ! Monsieur Jackson ! ª
Jackson se tourna vers lui, l'air mauvais, comme quelqu'un s'attendant à ce qu'on lui dise de laisser tomber ce qu'il fait.
Ńe touchez pas au corps ! fit Collie. Ne touchez pas au corps ! Mettez simplement la b‚che dessus, comme un couvre-lit ! Vous avez saisi ?
-Oui ! répondit Peter, tandis que, de son côté, le véto hochait affirmativement la tête.
-Il y a quelques parpaings dans mon garage, empilés contre le mur du fond ! cria Collie. La porte est ouverte ! Prenez-les pour caler la b‚che, sinon le vent va l'emporter ! ª
Les deux hommes acquiescèrent en choeur et Entragian se sentit un peu mieux.
On pourra même recouvrir la bicyclette avec !
lança le vieil homme. qu'est-ce que vous en pensez ?
-Très bien. ª Puis une idée lui vint à l'esprit.
´ J'ai aussi un morceau de plastique dans le garage.
Dans l'angle. Vous pourriez en recouvrir le chien, si ça ne vous embête pas de transporter deux ou trois parpaings de plus ! ª
Jackson lui fit signe que c'était d'accord, et les deux hommes se dirigèrent vers le garage en laissant la b‚che derrière eux. Collie espéra qu'ils auraient le temps de la mettre en place et de la coincer avant que le vent ne soit assez fort pour l'enle-ver. Il revint à l'intérieur pour demander à Cynthia si le magasin n'avait pas une ligne privée-il y en avait forcément une-et vit qu'elle avait déjà posé
l'appareil sur le comptoir pour lui. Très bien, cette petite.
´ Merci.
-Pas de quoi. ª
Il décrocha, entendit la tonalité, commença à
taper quatre chiffres puis s'arrêta avec un petit rire.
´ qu'est-ce qu'il y a ? demanda le hippie.
-Rien. ª S'il avait répondu qu'il s'était mis à
composer le numéro de son ancienne escouade
-comme un canasson à la retraite qui retourne clopin-clopant vers sa vieille écurie-le type n'aurait pas compris. Il coupa la ligne et fit le 911.
Il y eut une sonnerie... mais une vraie sonnerie, comme s'il avait appelé chez des gens. Il fronça les sourcils. Ce que l'on obtenait, lorsqu'on composait le 911 -à moins que les choses n'aient changé
depuis l'époque o˘ il écoutait les enregistrements pour son travail-, était un son aigu, sans timbre.
Bon, ça avait changé, voilà, pensa-t-il. Histoire de le rendre un peu moins rébarbatif.
Il y eut une deuxième sonnerie et on décrocha.
Sauf qu'au lieu de tomber sur la boîte vocale du 911
lui disant d'appuyer sur tel ou tel chiffre, selon le type d'urgence, il eut droit à une respiration ténue humide, enchifrenée. Mais bon Dieu... ?
Állô ?
-Calte ou paie ª, fit une voix. Une voix jeune, avec quelque chose d'inquiétant. Inquiétant, même, au point qu'il en eut la chair de poule. ´ R'nifle mes panards et donne-moi à bouffer du bonnard. Sinon je m'en fiche, tu peux r'nifler mes miches. ª Comptine suivie d'un rire hystérique, haut perché.
´ qui est à l'appareil ?
-Pas la peine de me rappeler, collègue, dit la voix. Tak ! ª
Le cliquetis qui suivit fut assourdissant-tellement assourdissant que la fille l'entendit aussi et poussa un cri. Non, ce n'était pas à cause du téléphone qu'elle criait, pensa-t-il, mais du tonnerre; oui, du tonnerre. Pourtant le type aux cheveux longs se tirait vers la porte comme s'il avait la tignasse en feu et le diable aux fesses, le téléphone était muet dans sa main, aussi muet que le taxiphone deux minutes auparavant, et quand le bruit se reproduisit, il le reconnut pour ce qu'il était: pas le tonnerre, mais un coup de feu.
Collie courut lui aussi jusqu'à la porte.
Ce n'était pas à quatorze heures mais à onze que Mary Jackson avait quitté le cabinet d'experts-comptables o˘ elle travaillait à temps partiel. Et pas pour aller au centre commercial, mais au Columbus Hotel. Elle y avait retrouvé un homme du nom de Gene Martin et, pendant les trois heures suivantes elle lui avait fait tout ce qu'une femme peut faire à
un homme, sauf les ongles des pieds-qu'elle lui aurait faits, s'il le lui avait demandé. Elle était presque de retour chez elle et avait l'air d'être dans un état à peu près normal (d'après son rétroviseur, du moins)... mieux valait cependant qu'elle prenne une douche en vitesse avant que Peter ne la regarde de trop près. Et, se rappela-t-elle, ne pas oublier de sortir un slip de la commode pour le jeter avec sa jupe et sa blouse dans le panier de linge sale. Celui qu'elle portait ce matin (ou plutôt ce qu'il en restait) gisait actuellement sous le lit de la chambre 203. Gene Martin, un fauve en costard de comptable comme on n'en voyait pas souvent, lui avait arraché le sien.
Oh, l'animal ! s'exclama la tendre vierge.
Dans quoi s'était-elle lancée ? Telle était la question. Et qu'est-ce qu'elle allait faire ? Elle n'avait cessé d'aimer Peter tout au long de leurs neuf ans de mariage, plus encore après sa fausse couche, si c'était possible, et elle l'aimait toujours. Ce qui ne changeait rien au fait qu'elle avait déjà envie d'être de nouveau avec Gene, à faire des choses qu'elle n'avait jamais seulement envisagé de faire avec Peter. La culpabilité lui glaçait une moitié du cerveau, la concupiscence lui faisait frire l'autre: au milieu, dans une sorte de zone crépusculaire en forme de peau de chagrin, se tenait la femme ration-nelle, raisonnable, toujours de bonne humeur qu'elle avait toujours cru être. Elle se rendait coupable d'adultère avec un homme qui était aussi définitivement marié qu'elle; elle retournait auprès d'un brave garçon qui ne soupçonnait rien (elle en était s˚re, elle priait pour qu'il en soit ainsi), sans même sa petite culotte, elle était encore tout irritée de cette dernière séance, elle ne savait vraiment plus comment cela avait commencé ni comment elle pouvait vouloir poursuivre une liaison aussi stupide et sor-dide, ce bougre de Gene Martin avait bien une tête mais pas de cervelle dedans, sauf que ce n'était pas sa tête qui l'intéressait, elle n'en avait vraiment rien à foutre, de sa tête, et qu'est-ce qu'elle allait faire ?
Elle l'ignorait. Une chose était s˚re: elle ressentait la même chose que les toxicomanes, et elle ne les traiterait plus jamais par le mépris. Ah, il suffisait de dire non ? Voyons, petite mère...
Elle conduisait machinalement tandis que ces pensées chaotiques se bousculaient dans son esprit les rues de banlieue défilaient comme dans un rêve.
Elle espérait que Peter ne serait pas à la maison à
son arrivée, qu'il serait allé au Milly's, sur la place, s'acheter une glace (ou peut-être à Santa Fe voir sa mère pour quelques semaines, voilà qui serait sen-sationnel, elle aurait, sait-on jamais, le temps de venir à bout de cette horrible fièvre qui puait l'enfer et avait go˚t d'extase). Elle ne remarqua pas à quel point le ciel s'assombrissait, ni le fait que nombre des véhicules qu'elle croisait sur la 290 avaient allumé leurs phares; elle n'entendait pas le tonnerre, ne voyait pas les éclairs. Elle ne vit pas davantage le van jaune garé non loin de l'angle de Bear Street et de Poplar Street, quand elle le dépassa.
Ce qui l'arracha brutalement à ses pensées fut d'apercevoir Belinda Josephson et son mari devant leur maison. En compagnie de Johnny Marinville, l'écrivain. Un peu plus loin, il y avait d'autres voisins: David Carver, portant un maillot de bain trop petit qui le comprimait de manière quasi obscène, dans son allée, les mains sur ses hanches grassouil-lettes... les jumeaux Reed... Cammie, leur mère...
Susi Geller et une copine, Kim un peu en retrait...
Une idée insensée lui traversa l'esprit: ils savaient. Ils savaient tous. Ils l'attendaient et ils allaient aider Peter à la pendre au pommier ou peut-
être la lapider comme on avait lapidé la femme, dans ce bouquin de Shirley Jackson qu'elle avait lu quand elle était adolescente.
Ne sois pas stupide, dit au fond de sa tête quelque chose qui était encore elle-même. Un quelque chose minuscule, réduit à trois fois rien depuis quelque temps, mais toujours là. Ce n'est pas de toi qu'il est question, Mary, tu peux te rouler dans la merde tant que tu veux, le monde ne tourne pas autour de toi...
Si on se calmait un peu, hein ? Tu ne serais sans doute pas aussi parano si tu ne te baladais pas sans...
N'était-ce pas Peter qu'elle apercevait tout en bas de la rue ? Elle ne l'aurait pas juré, mais il lui semblait bien. Peter, avec Toubib, le voisin d'à côté.
Occupés, aurait-on dit, à recouvrir quelque chose sur la pelouse, de l'autre côté du petit magasin.
Le tonnerre explosa ce coup-ci si violemment qu'elle sursauta et en eut la respiration coupée. Les premières gouttes de pluie éclaboussèrent le pare-brise avec un bruit métallique. Elle se rendit alors compte qu'elle s'était arrêtée au carrefour, moteur au ralenti, pendant elle ne savait combien de temps... mais un bon moment. Les Josephson et Marinville devaient penser qu'elle avait perdu la tête. Si ce n'est que le monde ne tournait décidément pas autour d'elle; ses voisins ne lui prêtaient pas la moindre attention, comprit-elle en s'enga-geant dans la rue. Belinda lui avait juste lancé un coup d'oeil avant de se retourner, comme les autres, vers le bas de la rue, captivée par ce que son mari et le vieux Billingsley faisaient. Ou par ce qu'ils recouvraient.
Afin de mieux voir malgré les gouttes qui conti-nuaient de s'écraser contre le pare-brise, elle tendit la main vers la commande des essuie-glaces, et ne sut que le van jaune futuriste l'avait suivie sur Poplar Street que lorsqu'il l'emboutit par-derrière.
Tiré de la Revue professionnelle de l'industrie du jouet, janvier 1994:
... Tous les jouets du genre p‚lissent devant celui qui fait aujourd'hui fureur, et qui est, comme le savent tous les parents d'enfants ayant entre 2
et 8 ans, la série des MotoKops 2200, avec leurs véhicules spatiaux aérodynamiques...
Inspirés du dessin animé qui passe sur NBC le samedi matin, il semble évident que le colonel Henry, Snake Hunter, Bounty, le major Pike, Rooty le Robot et Cassandra Styles, jeune fille aussi coriace que féminine, seront les valeurs s˚res de l'été prochain, avec leurs ennemis de toujours, Sans-Visage et la comtesse Lili Marsh.
Pour le fabricant, Palz, rien de plus réjouissant que le succès immédiat qu'ont connu les co˚teux MotoKops, ces ´ véhicules à champ d'énergie ª, OU VACE, des vans futuristes à roues et ailes escamotables. Le VAC Justice jaune du colonel Henry, le Tracker Arrow de Snake Hunter, le Rooty-Toot argenté de Rooty et le Dream Floater rose de Cassie Styles se vendent tous très bien en dépit de leur prix. Mais la meilleure vente est celle du Meat-wagon que pilote le sinistre Sans-Visage. Ce qui ne surprend nullement Kleist, le directeur des ventes. ´ Les gosses adorent les méchants ª, dit-il en riant.
Des associations de parents ont protesté contre ce qu'ils appellent le haut niveau de violence des dessins animés MotoKops 2200, mais d'après Kleist, les nouveaux épisodes (qui seront diffusés par NBC à partir de mars prochain) mettront davantage l'accent sur ´ les valeurs familiales et les solutions pacifiques ª...
Chapitre 4
Poplar Street, 15 juillet 1996, 16 h 09
Marinville voit tout.
Une bénédiction, certes, mais aussi une malédiction quand on est écrivain. Le monde lui saute encore aux yeux comme il saute à ceux d'un enfant, de tout le poids de sa lumière.
Il voit la Lumina de Mary au carrefour et comprend qu'elle essaie de s'expliquer ce qui se passe: tous ces gens debout dans la rue, raides, l'air de surveiller quelque chose, ça ne colle pas avec un après-midi paresseux de juillet. quand elle redémarre, il voit donc le van jaune en faire autant, derrière, entend un féroce coup de tonnerre et sent les premières gouttes de pluie, froides, sur ses avant-bras br˚lants. Et à peine est-elle engagée dans la rue qu'il voit encore le van accélérer brusquement-et qu'il sait ce qui va arriver, sans pouvoir encore y croire.
Fais gaffe, mon vieux. Fais gaffe, si tu ne veux pas te retrouver écrasé dans la rue comme un hérisson.
Un instant, il se sent entraîné dans les deux directions, puis il fonce vers le trottoir devant la maison des Josephson, la tête tournée de côté, bouche grande ouverte. Il voit Mary au volant de sa voiture, mais elle ne le regarde pas; c'est le bas de la rue qu'elle observe. Probablement a-t-elle reconnu son mari, à cette distance cela reste encore possible, elle se demande sans doute ce qu'il fabrique, et elle ne voit donc pas Johnny Marinville, elle ne voit pas non plus le van jaune aux vitres polarisées qui se profile derrière elle.
Áttention, Mary ! ª crie-t-il. Brad et Belinda, qui montaient l'escalier menant au porche de leur maison, font volte-face. A cet instant, l'avant surélevé et camus du van enfonce l'arrière de la Lumina; les feux de position volent en éclats, le pare-chocs plie, le coffre se déforme. Il voit la tête de la jeune femme projetée en arrière, puis en avant, comme une fleur, au bout d'une haute tige, secouée en tous sens par un vent fort. Hurlement de pneu de la Lumina, suivi d'une violente détonation sèche: le pneu avant droit vient d'éclater. La voiture pivote vers la gauche, le pneu en lambeaux battant comme une aile d'oiseau blessé, l'enjoliveur se détache et file dans la rue, rappelant le frisbee des frères Reed.
Il voit tout, entend tout, ressent tout; il est bombardé d'informations et son esprit cherche à tout prix à classer l'enchaînement des événements, comme s'il se passait quelque chose de cohérent, quelque chose de susceptible d'être raconté.
Le ciel tourmenté se fracture et commence à vider ses réservoirs glacés. Il voit des taches plus sombres partout sur le trottoir, sent des gouttes lui fouetter la nuque sur un rythme allant crescendo, tandis que Brad Josephson s'écrie derrière lui: ´ Mais nom de Dieu ! ª
Le van pèse toujours contre l'arrière de la Lumina, il la pousse comme un bulldozer, s'enfonce sans mal dans les tôles fragiles de cette nouvelle génération de véhicules; on entend un hideux grin-cement métallique, puis un claquement lorsque l‚chent les gonds du coffre; le capot jaillit, révélant une roue de secours, quelques vieux journaux et une glacière de pique-nique orange. Le train avant rebondit sur le bord du trottoir et la voiture va s'échouer contre la barrière qui sépare la maison des Billingsley et celle de Mary.
Le tonnerre gronde comme un tir de barrage d'ar-tillerie, un éclair, proche, très proche, repeint brièvement la rue d'une lueur violette blafarde, le vent forcit et siffle dans les arbres tel un être immense en passe de perdre son calme, et la pluie se met à
tomber par paquets. La visibilité se réduit très vite, mais il en reste suffisamment pour qu'il puisse voir le van jaune reprendre de la vitesse et filer sous l'averse, et la portière de la Lumina s'ouvrir, côté
conducteur. Une jambe apparaît et Mary Jackson émerge, l'air de n'avoir aucune idée de l'endroit o˘
elle se trouve.
Brad est là qui lui agrippe le bras d'une main très grande et très mouillée, il demande si Johnny a vu ça, s'il a vu ça, le van jaune qui lui est délibérément rentré dedans, mais c'est à peine si Johnny l'écoute.
Car Johnny voit maintenant un autre van, les flancs fuselés, pailleté de bleu, celui-là, qui surgit de la tourmente comme le museau d'une bête préhistori-que, l'eau ruisselant sur des vitres polarisées o˘
aucun essuie-glace n'oscille. Et soudain, il sait ce qui va se passer.
´ Mary ! ª hurle-t-il à la femme hébétée qui s'éloigne de la voiture en titubant sur ses talons hauts; mais une nouvelle canonnade de tonnerre noie son appel. Elle ne regarde même pas vers lui. La pluie lui coule sur la figure comme des larmes extrava-gantes dans un feuilleton sentimental brésilien.
´ Mary ! couchez-vous par terre ! hurle-t-il tellement fort qu'il se demande si ses cordes vocales ne vont pas y rester. Mettez-vous sous la voiture ! ª
C'est alors que le pare-brise du van bleu descend.
Coulisse. Oui. Le pare-brise coulisse dans l'avant du véhicule comme un ascenseur de verre dans sa cage, et derrière, c'est l'obscurité, et dans l'obscurité se tiennent des fantômes. Oui, deux fantômes exactement. Il ne peut s'agir que de fantômes; ce sont des êtres d'un gris aussi lumineux que celui d'un paysage noyé de brouillard dans les secondes qui précè-dent l'irruption du soleil. Celui qui est au volant porte un uniforme de sudiste-Johnny en est à peu près s˚r-mais il n'est pas humain. En dessous du feutre de cavalerie à bord relevé, on devine un front anormalement bombé, d'étranges yeux en amande et une bouche qui s'étire en avant comme une corne charnue animée de pulsations. Son compagnon, bien qu'étant de ce même gris brillant fantomatique, présente au moins un aspect humain. Il porte une veste de trappeur en peau avec une courroie en bandoulière. Son visage se hérisse d'une barbe de plusieurs jours; les poils paraissent très noirs sur le fond argenté si peu naturel de sa peau. Il est debout, le mec, et tient dans les mains un lourd fusil de chasse à deux canons. Il le soulève et se penche dans un monde grouillant et fluide, plein de couleurs qui lui sont totalement étrangères, et il sourit, révélant une bouche pleine de dents qui n'ont jamais connu la roulette d'un dentiste. Johnny suit la scène des yeux. Cette créature cauchemardesque semble tout droit sortie d'un film d'horreur mettant en scène des crétins dégénérés vivant au fin fond des marécages.
Non, ce n'est pas ça, songe Johnny. D'accord, il a l'air de sortir d'un film d'horreur, mais pas de ce genre-là.
´ Mary ! hurle-t-il de nouveau, tandis que Brad se joint à lui. Ho, Mary, attention, derrière vous ! ª
Mais Mary ne verra jamais rien. Le type en veste de peau épaule, tire, réarme rapidement, épaule à
nouveau, tire-trois fois en tout. La première balle part dans la nature, du moins à ce que croit voir Johnny. La deuxième pulvérise l'antenne radio de la Lumina. La troisième pulvérise la tête de Mary.
Toute la moitié gauche. Elle parcourt néanmoins encore quelques pas en direction de la maison du véto; du sang lui dégouline dans le cou et imbibe le côté gauche de son chemisier, ses cheveux prennent feu dans la pluie (oui, il voit cela, il voit tout) et, un instant, elle se tourne dans la direction de Johnny, le regarde de son unique oeil restant. Un éclair jaillit, emplissant cet oeil de feu; à l'ultime seconde de sa vie, elle n'est plus remplie que d'électricité, dirait-on. Puis son pied trébuche sur un de ses talons hauts et elle s'écroule en arrière, un saut de l'ange dans le grondement du tonnerre, les courtes flammes qui hérissent ses cheveux s'éteignent, sa tête fume encore comme le mégot d'une cigarette négli-gemment écrasée. Elle tombe sur la pelouse de Billingsley, à côté du berger allemand en céramique, celui qui porte le nom du véto et le numéro de la maison; et lorsque ses jambes s'écartent mollement, Johnny voit quelque chose qui est à la fois terrible, triste et inexplicable: un triangle sombre qui ne peut être que celui de poils pubiens. La chute d'une blague idiote lui revient alors inopinément à
l'esprit: Je ne sais pas pour les deux autres, mais celui du milieu ressemble à mon chat. Il éclate de rire sous la pluie. La comptable de femme de Peter Jackson vient d'être massacrée par un fantôme, depuis un van piloté par un autre fantôme (le fantôme d'un extraterrestre déguisé en sécessionniste, celui-ci), et la dame est morte déculottée. Il n'y a là
rien de drôle, mais il s'esclaffe tout de même. Peut-
être pour ne pas hurler. Il craint de ne plus être capable de s'arrêter, si jamais il commence.
Puis la créature brillante qui est au volant se tourne vers lui et, un bref instant, Johnny se rend compte qu'elle le regarde, enregistrant sa présence de ses énormes yeux en amande; il éprouve alors le sentiment d'avoir déjà vu cette chose, ce qui est évidemment délirant, mais l'impression n'en est pas moins forte. Cela ne dure cependant qu'un instant car le van s'éloigne aussitôt.
Mais bon, il m'a vu, se dit Johnny. Cette chose masquée (ce ne pouvait être qu'un masque, c'était forcément un masque) m'a vu, elle m'a repéré
comme on corne la page d'un livre pour y revenir plus tard.
Deux nouveaux coups de fusil retentissent et au premier abord Johnny ne sait pas ce qui s'est passé, car le van bleu lui bloque la vue; il croit entendre un bruit de verre brisé, au milieu de la tempête, mais c'est tout. Puis le véhicule s'enfonce dans les rideaux de pluie et il aperçoit alors David Carver qui gît sur son perron, mort, au milieu des débris de verre de la baie vitrée. A la place de l'estomac, il a une grande flaque rouge entourée de morceaux de chair, une chair en lambeaux, blanche, qui ressemble à du lard, et Johnny doit admettre que la carrière de postier-sans parler de celle de laveur de voitures banlieusard-de Carver est arrivée à son terme. Le van a vivement regagné le carrefour; le temps qu'il s'engage à droite dans Bear Street, il fait à Johnny l'effet d'un mirage, ce qu'il aurait d˚ être.
Ńom de Dieu, regardez-moi ça ! s'exclame Brad, partant en courant dans la rue.
-Non, Bradley ! ª s'écrie sa femme en essayant de le retenir. Mais elle s'y est prise trop tard. Les jumeaux Reed se dirigent vers eux, venant du bas de la rue.
Johnny s'avance à son tour sur des jambes comme des piquets, aucun nerf, juste du bois, je vous en prie, m'sieur, si je n'ai qu'un voeu à formuler, ce serait d'être un vrai petit garçon. Il lève une main
-déjà, sa peau est blanche et lessivée (il voit tout, vraiment tout, mais comment un type affublé d'un masque style rencontre du troisième type peut-il lui faire l'effet de lui être connu ?)-et chasse les cheveux mouillés qui lui retombent sur les yeux. Le tonnerre gronde, un éclair cisaille le ciel, craquelure brillante dans un miroir obscur. Ses pieds gargouil-lent dans ses tennis et une odeur de poudre mouillée lui parvient. Elle aura disparu dans dix ou quinze secondes, il le sait, repoussée au sol puis entraînée par la pluie battante, mais pour l'instant elle est encore présente comme pour l'empêcher d'essayer de se persuader que tout cela n'était qu'une hallucination... ce que son ex-femme, Terry, appelait une ćrampe du cerveau ª.
Et oui, il aperçoit la chatte de Mary Jackson, cette partie de l'anatomie féminine si recherchée et baptisée l'´ huître à barbe ª, à l'époque lointaine o˘ il était adolescent. Il se refuse à penser cela, ne veut pas voir non plus ce qu'il voit, mais il ne contrôle plus rien. Toutes les barrières ont cédé, dans son esprit, comme elles le faisaient quand il écrivait (l'une des raisons qui lui ont d'ailleurs fait abandonner l'écriture de romans), le temps ralentit au fur et à mesure que s'accroît l'acuité de ses perceptions, s'étirant jusqu'au point o˘ il pourrait se croire dans un film de Sam Peckinpah, dans lequel les gens meurent comme s'ils exécutaient un ballet nautique.
Petit morpion-mordeur Smitty, pensa-t-il, entendant de nouveau la voix du téléphone, j't'ai vu mordre les nénés de ta maman. Pourquoi cette voix lui rappelle-t-elle l'homme à la tenue bizarre et au masque encore plus bizarre d'extraterrestre ? Il l'ignore.
´ Bordel de nom de Dieu de merde, qu'est-ce qui est arrivé ? ª demande une voix à côté de lui. Les autres convergent vers David Carver, mais Gary Soderson vient de ce côté, du côté de la pelouse de Toubib. Avec son visage p‚le et son corps décharné, il a l'air de souffrir du choléra. Śainte merde, Johnny ! J'ai vu Paris, j'ai vu la France, mais je ne vois pas sa...
-La ferme, imbécile ª, le coupe Johnny. Sur sa gauche, il voit arriver les jumeaux Reed et leur mère, ainsi que Kim Geller et sa fille, accompagnées d'une rouquine qu'il ne connaît pas. Ils se rassemblent autour du corps de David Carver comme des joueurs de foot autour de leur gardien qui vient d'avoir une attaque. Cette mégère de Marielle, la femme de Gary, est aussi là, mais elle a aperçu son mari et se tourne alors dans la direction de chez Billingsley. Puis elle s'arrête, fascinée, lorsque la porte des Carver s'ouvre à la volée et que Kirstie s'élance sous la pluie battante, telle la gouvernante dans un vieux roman médiéval, hurlant le nom de son mari tandis que gronde le tonnerre et que frappe la foudre
Avec la lenteur d'un enfant stupide que le maître vient d'appeler au tableau, Gary demande: ´ quoi ?
Vous m'avez appelé comment ? ª, mais sans regarder Johnny, ni même la foule rassemblée sur la pelouse des Carver; il ne peut détacher les yeux de ce que révèle la jupe relevée de la morte, l'emmaga-sinant pour s'en délecter plus tard (ou comme sujet de conversation, peut-être). Johnny se sent pris du besoin presque irrésistible de lui envoyer un direct en pleine figure.
´ Peu importe. Fermez-la, c'est tout ce que je demande. Et je ne plaisante pas. ª Il se tourne vers sa droite et voit Collier Entragian qui arrive en courant du bas de la rue. On dirait qu'il porte des sandales de douche roses. Il est suivi d'un type à
cheveux longs que Johnny n'a jamais vu et de la nouvelle vendeuse du E-Z Stop-Cynthia, oui, Cynthia.
Derrière eux, distançant rapidement le vieux Tom Billingsley et se rapprochant de Cynthia, l'oeil fou, court le spécialiste local de la nouvelle littérature du Sud.
´ Papa ! ª Un cri de fillette perçant, désolé: Ellen Carver.
´ Faites sortir ces enfants de là ! ª ordonne d'un ton impérieux et dur Brad Josephson. Dieu le bénisse, mais Johnny ne se tourne même pas vers lui. Peter Jackson arrive et il y a quelque chose qu'il a encore moins de raisons de voir que Gary Soderson, même s'il l'a s˚rement déjà vu souvent et eux, jamais. Une énigme pour prof de littérature s'il en est, se dit-il. Une autre réplique démente lui traverse l'esprit: Hé, m'sieur, vous avez perdu votre insigne !
sans qu'il puisse se souvenir de quelle blague elle vient. Il jette un dernier coup d'oeil autour de lui pour s'assurer que personne d'autre que Gary ne regarde Mary, ce qui est le cas, mais ce miracle n'a aucune chance de se prolonger plus longtemps. Il se penche, fait pivoter la hanche de Mary, et les deux jambes de la morte se rejoignent. L'eau coule sur sa cuisse blanche comme de la pluie sur une pierre tombale. Il rabaisse d'un geste sec l'ourlet de la jupe, le dos délibérément tourné de façon que ceux qui arrivent du bas de la rue ne voient pas ce qu'il fait.
Déjà il entend Peter beugler: ´ Mary ? Mary ? ª Il a évidemment vu la voiture arriver, la Lumina empalée sur le poteau de la barrière.
´ qu'est-ce que... commence Gary, s'interrompant lorsqu'il voit le regard féroce que lui jette Johnny.
-Dites un seul mot et je vous fous mon poing sur la figure. Comptez là-dessus. ª
Gary a un air vague-le faisant paraître idiot, un instant-puis une expression de compréhension, d'un genre salace, vient éclairer son visage, suivie d'une autre, solennelle. Il se passe le doigt sur les lèvres (style: je la boucle), ce qui est déjà pas si mal.
A long terme on pouvait être à peu près s˚r que Gary parlerait, mais jamais, de toute sa vie, Johnny Marinville ne s'est aussi peu soucié du long terme.
Il se tourne alors vers la maison voisine. David Reed emporte la petite Carver dans ses bras; la fillette hurle et se débat, les jambes donnant de grands coups de ciseaux. Pie Carver, à genoux, lance ces mêmes gémissements que Johnny a entendu pousser par des femmes dans des villages vietnamiens, il y a bien des années (sauf que, avec l'odeur de cor-dite encore dans l'air, cela ne lui paraît pas si loin que cela); elle tient le mort par le cou et la tête de David oscille de façon horrible. Encore plus horrible à voir est le petit garçon, debout à côté d'elle. En temps normal, Ralphie est un jacasseur impénitent, infatigable, un morveux, le type même de l'enfant g‚té; il n'est plus, à présent, qu'un poupon de cire en contemplation devant le cadavre de son père, avec une tête qui paraît fondre sous la pluie. Personne n'a l'idée de l'emporter parce que pour une fois c'est sa soeur qui fait du chambard, mais il faudrait que quelqu'un s'en charge.
´ Jim ? ª Josephson s'adresse au second jumeau, passant derrière la voiture de Mary pour être entendu sans avoir besoin de crier. L'adolescent se détourne du spectacle du cadavre et de la femme en larmes. Il a un air stupéfait.
´ Tu veux bien faire rentrer Ralphie dans la maison, Jim ? Il ne devrait pas rester ici. ª
Jim Reed acquiesce, prend le petit dans ses bras et s'éloigne dans l'allée. Johnny s'attend à des hurlements de protestation-à six ans, Ralphie sait déjà
que son destin est de régner un jour sur le monde-mais le gosse est comme une poupée de chiffon dans les bras de l'adolescent monté en graine; il a les yeux écarquillés, il ne cille pas. Johnny pense que la génération qui a un peu trop écouté les Moody Blues dans sa jeunesse a singulièrement surestimé l'influence de traumatismes de l'enfance sur l'adulte; mais là, ce doit être différent; il faudra longtemps, estime Johnny, avant que le facteur déterminant, dans le comportement de Ralph, cesse d'être la vue de son père mort, étendu sur la pelouse, et de sa mère agenouillée à côté de lui sous la pluie, lui soulevant la nuque de ses mains croisées et hurlant son nom comme si elle pouvait le ressusciter.
Il se dit qu'il devrait essayer d'arracher Kirsten au cadavre-il le faudra bien, à un moment ou à un autre-mais Collie Entragian arrive à cet instant, suivi de la vendeuse du E-Z Stop; celle-ci a distancé
Cheveux-Longs, qui est hors d'haleine. Le type n'est pas aussi jeune qu'il en donne l'impression de loin, avec sa tignasse de rocker. Ce sont peut-être les Josephson qui frappent le plus Johnny. Ils se tiennent par la main, en bas de l'allée des Carver
-Hansel et Gretel revu et corrigé par Spike Lee, sous la pluie battante. Marielle Soderson passe derrière Johnny pour rejoindre son mari. Si Brad et Belinda Josephson peuvent jouer Hansel et Gretel dans le prochain navet de Lee, Marielle fera une excellente sorcière.
On se croirait au dernier chapitre d'un polar d'Agatha Christie, songe-t-il, quand Miss Marple ou Hercule Poirot explique tout, même la façon dont le meurtrier a quitté la chambre fermée à clé après avoir commis son forfait. Nous sommes tous présents, mis à part Frank Geller et Jack Reed, qui ne sont pas encore rentrés du travail: une vraie réunion de quartier.
Il se rend compte que ce n'est pas tout à fait vrai.
Manquent aussi Audrey Wyler et son neveu. L'ombre fugitive d'un souvenir lui passe dans l'esprit: une respiration ténue, humide, enchifrenée, a-t-il pensé; mais avant qu'il ait pu s'en emparer pour Vérifier Si ce souvenir avait un rapport avec quelque chose (il y en a un, il le sent, Dieu seul sait pourquoi), Collier Entragian arrive auprès de lui, le saisit par l'épaule, qu'il lui broie douloureusement de sa main mouillée. Il regarde au-delà de Johnny, vers la maison Carver.
´ quoi ? Deux ? Mais comment-nom de Dieu !
-Monsieur Entragian... heu, Collie... ª Il s'efforce de prendre un ton raisonnable et de ne pas grimacer. ´ Vous allez me démolir l'épaule.
-Oh ! Désolé, mon vieux. Mais... ª Son regard fait l'aller et retour entre la femme abattue et l'homme abattu, comme s'il ne pouvait se fixer sur l'un ou l'autre, ce qui lui donne l'air d'être en train de regarder un match de tennis.
´ Votre chemise... dit Johnny, conscient que, pour lancer une conversation, il est difficile de faire pire.
Vous avez oublié de la mettre.
-Je me rasais ª, répond Collie, passant une main dans ses cheveux courts qui ruissellent. Son geste exprime, mieux que tout, sans doute, la situation d'un esprit ayant dépassé le stade de la confusion pour se trouver dans un état de distraction pratiquement totale. Johnny trouve cela étrangement touchant. Avez-vous la moindre idée de ce qui se passe, ici, monsieur Marinville ? ª
Johnny secoue la tête. Il espère seulement que c'est terminé.
Peter arrive alors, voit sa femme allongée au pied du chien de céramique de Billingsley et se met à
hurler. Une nouvelle onde de chair de poule hérisse les bras mouillés de Johnny. Peter tombe à genoux à côté de Mary comme Pie Carver l'avait fait à côté
de son époux, et voilà-t'y pas que ce bon vieux John Edward Marinville serait pris d'une violente attaque de Viêt Nam Kozmik Blues ? Il ne nous manque plus, songe-t-il, que Jimi Hendrix dans Purple Haze comme bande-son.
Peter s'empare de sa femme et Johnny voit Gary regarder la scène avec une espèce de fascination, attendant que le prof fasse rouler le corps dans ses bras. On peut lire les pensées de Soderson comme si elles défilaient en lettres de néon sur son front: Comment va-t-il réagir ? quand il l'aura retournée, que ses jambes s'écarteront et qu'il verra ce qu'il verra, comment va-t-il réagir ? A moins qu'il n'en fasse pas un drame. Peut-être qu'elle se baladait tout le temps comme ça.
´ Mary ! ª crie Peter. Il ne la retourne pas (le Ciel a de ces petites faveurs) mais il lui soulève le haut du corps, la mettant dans une position plus ou moins assise. Il crie de nouveau, mais sans articuler une seule parole, cette fois, donnant libre cours à
son chagrin et à sa stupéfaction, en voyant dans quel état est la tête de sa femme, la moitié du visage emportée, la moitié des cheveux br˚lés.
´ Peter... ª, commence Toubib. C'est alors que le ciel est fendu par une longue lance d'électricité qui s'abat avec la pluie. Johnny fait volte-face, ébloui, quoique distinguant tout parfaitement (bien évidemment). Le tonnerre déferle sur la rue avant même que la lumière de l'éclair ait commencé à s'estomper, si assourdissant qu'il a l'impression de deux grandes mains venues lui claquer aux oreilles. Il voit la foudre tomber sur le domicile vide des Hobart, entre la demeure du flic et celle des Jackson; elle démolit la cheminée décorative que William Hobart y avait ajoutée l'an dernier, juste avant que ne commencent ses problèmes et qu'il ne décide de mettre la maison en vente. L'éclair communique le feu aux bardeaux du toit. Avant que le tonnerre ait fini de les boxer, avant même que Johnny ait le temps d'identifier l'odeur de grillé qui parvient à ses narines comme étant de l'ozone, la maison désertée s'orne d'une couronne de flammes. Elle br˚le furieusement dans la pluie, pareille à une illusion d'optique.
´ Bon Dieu de merde ! ª s'exclame Jim Reed. Il se tient dans l'entrée de la maison Carver, Ralphie toujours dans les bras. Le petit garçon, constate Johnny, s'est remis à sucer son pouce. Et Ralphie est le seul (mis à part Johnny lui-même) à ne pas contempler la maison en flammes. Il regarde vers le haut de la colline, et Johnny voit ses yeux s'agrandir.
Le pouce quitte sa bouche, et avant qu'il ne se mette à hurler de terreur, Johnny entend distinctement deux mots... qui, une fois de plus, ont quelque chose d'étrangement familier, au point d'en être exaspé-
rants. Comme des paroles entendues en rêve.
´ Dream Floater ª, dit l'enfant.
Et soudain, comme si ces deux mots étaient une incantation magique, son état anormal de poupée de chiffon disparaît. Il se met à hurler de peur et à
se tordre entre les bras de Jim Reed. Pris au dépourvu, l'adolescent le laisse tomber au sol, et Ralphie atterrit sur le derrière. Il s'est certainement fait très mal, se dit Johnny en partant dans cette direction sans même réfléchir, mais le gosse ne donne pas l'impression de souffrir; seulement d'avoir peur. Ses yeux exorbités sont toujours tournés vers le haut de la rue et il se met à pagayer frénétiquement des deux jambes, se coulant à reculons, sur le derrière, dans l'intérieur de la maison.
Johnny, à présent dans l'allée des Carver, se tourne pour regarder, bien que n'en ayant nulle envie, et voit deux nouveaux vans arriver de Bear Street. Le premier, rose bonbon, est tellement aérodynamique qu'il lui fait penser à tout sauf à un véhicule terrestre. Sur le toit, la parabole de l'antenne radar a une forme de coeur. En d'autres circonstances, on aurait pu trouver cela mignon, mais en cet instant l'effet est seulement bizarre. Des formes aérodynamiques dépassent des flancs de l'engin; on dirait des nageoires latérales ou même des ailes tronquées.
Derrière ce véhicule, que l'on peut ou non appeler Dream Floater, se profile un autre bolide, noir, tout en longueur, avec un pare-brise bombé teinté et une sorte de boîtier en forme de champignon, également noir, sur le toit. Ce cauchemar d'ébène s'orne d'éclairs de chrome en zigzag qui font penser à des insignes SS.
Les deux véhicules accélèrent dans un ronronnement de moteurs rotatifs du genre turbine.
Une grande écoutille en diaphragme s'ouvre dans le flanc gauche du van rose. Et sur le van noir, pareil à un corbillard qui essaierait de se transformer en locomotive, les côtés du champignon glissent vers l'arrière, révélant deux personnages armés de fusils de chasse. L'un est un être humain barbu; comme l'extraterrestre du van bleu, il semble vêtu d'un uniforme de la guerre de Sécession avec ses insignes et ses écussons. La chose qui se tient à côté de lui porte un uniforme entièrement différent: noir, le col montant haut, orné de boutons d'argent. Uniforme qui a, comme le van lui-même, quelque chose de nazi par son aspect; mais ce n'est pas ce qui frappe Johnny et qui lui paralyse les cordes vocales, l'empêchant de pousser le moindre cri.
Au-dessus du col montant, on dirait que ne règnent que des ténèbres. Il n'a pas de visage, pense Johnny dans la seconde qui précède l'instant o˘ les créatures des deux vans ouvrent le feu. Il n'a pas de visage, cette chose n'a aucun visage.
Johnny Marinville, qui voit tout, se dit alors qu'il est peut-être mort et qu'il se trouve en enfer.
Lettre d'Audrey Wyler (Wentworth, Ohio) à Janice Conroy (Plainview, New York) en date du 18 ao˚t 1994: Chère Janice,
Merci beaucoup pour ton coup de fil. Pour le mot de condoléances aussi, mais tu ne sauras jamais à
quel point cela m'a fait du bien d'entendre ta voix, hier au soir, à quel point c'était important. Comme un verre d'eau bien fraîche par une journée torride.
Ou peut-être comme une voix raisonnable quand on est enfermé chez les barjots !
Est-ce que tu as compris quelque chose à ce que je t'ai raconté ? Je me le demande. J'ai arrêté les tran-quillisants, mais seulement depuis deux jours, et même si Herb s'y est mis et m'aide autant qu'il le peut, des tas de choses restent complètement brouillées.
Elles ont commencé quand l'ami de Bill, Joe Calabrese, a appelé pour me dire que mon frère, ma belle-soeur et leurs deux aînés venaient d 'être tués dans une fusillade. Ce Joe, je ne le connaissais pas; il pleurait et j'avais du mal à suivre; il était bien trop secoué
pour se montrer diplomate. Il n'arrêtait pas de dire qu'il s'en voulait, qu'il s'en voulait, et c'est moi qui ai fini par le réconforter et pendant tout ce temps je me disais: il doit y avoir une erreur, Bill ne peut pas être mort, mon frère ne peut pas être mort, il devait rester dans le secteur tant que j'aurais besoin de lui... Il m'arrive encore de me réveiller la nuit et de me dire: non, pas Bill, c'est s˚rement une erreur, ca ne peut pas être Bill...
Nous sommes allés en avion à San Jose, Herb et moi, pour reprendre Seth; on est revenus à Toledo sur le même avion qui transportait les corps. On les met dans la soute à bagages. Tu le savais, toi ? Moi, non. Je n'avais pas envie de le savoir.
Les funérailles ont été un des moments les plus horribles de ma vie, Jan, probablement le plus horrible, même. Ces quatre cercueils alignés, mon frère, ma belle-soeur, mon neveu et ma nièce, tout d'abord à
l'église, puis dans le cimetière, sur ces affreux rails chromés... Un truc dément: pendant toute la cérémo-nie je n'ai cessé de penser à ma lune de miel, à la JamaÔque. Ils ont des ralentisseurs, sur les routes, qu'ils appellent des gendarmes couchés. Pour je ne sais quelle raison, les cercueils m'y ont fait penser. Je t'avais dit que j'étais cinglée. Miss Valium Ohio 1994.
L'église était pleine à craquer. Bill et June avaient beaucoup d'amis, sauf que tout le monde braillait.
Pas le pauvre petit Seth, évidemment, qui ne peut pas.
Ou ne sait pas. Il restait assis sur son banc à jouer avec l'un de ses jouets, un van rose. Le nom de ces vans est à peu près la seule chose qu'il dit. J'espérais qu'il ne comprenait pas ce qui se passait, qu'il ne se doutait pas que sa famille avait disparu à jamais.
Herb est s˚r qu'il ne l'a pas compris. Moi, des fois, je me demande. C'est ,ca qui est terrible avec l'autisme.
On est toujours dans l'incertitude, on ne sait jamais vraiment.
Il faut que je te dise: j'ai encore plus de respect, depuis deux ou trois semaines, pour l'homme que j'ai épousé. Il a tout arrangé, depuis les vols jusqu'à la notice nécrologique dans les journaux. Et prendre Seth, un orphelin, oui, mais autiste, comme il l'a fait, sans un mot pour se plaindre-c'est fantastique, non, ou c'est moi qui déraille ? Non, c'est fantastique.
Et il semble vraiment vouloir s'occuper de ce pauvre gosse. Parfois, quand il le regarde, il a une expression préoccupée qui pourrait même être de l'amour, ou le début.
C'est d'autant plus remarquable, je trouve, quand on voit le peu de chose qu'un enfant comme Seth donne en retour. Il passe la plupart du temps au fond du bac à sable que Herb lui a installé dès notre retour, planté là comme un gros tas en forme de garçon, habillé seulement de ses sous-vêtements MotoKops 2200, à bredouiller son charabia, à jouer avec ses vans et les personnages qui vont avec. Ces jouets ne me plaisent pas; je ne sais pas d'o˘ il les tient. Il ne les avait pas, en tout cas, la dernière fois que j'ai été
voir Bill à Toledo (j'ai vérifié dans un magasin, ces MotoKops co˚tent un prix fou) et ce n'est pas le genre de jouets que Bill et Junie auraient aimé lui acheter, indépendamment du prix; eux, ce n'était pas trop le style Guerre des étoiles, au grand dam des gosses. Le pauvre petit Seth ne peut évidemment pas me le dire et c'est probablement sans importance. J'ai fini par apprendre le nom des véhicules et des personnages en regardant avec lui le dessin animé à la télé, le samedi matin. Le chef des méchants, Sans-Visage, est très angoissant.
Il est tellement bizarre, Jan (Seth, pas Sans-Visage !). Je ne sais pas si Herb s'en rend compte aussi clairement que moi, mais il sent bien quelque chose.
Parfois, quand je surprends son regard (on dirait par moments que ce gosse a des yeux noirs tant ils sont sombres), je suis prise d'un frisson dément, comme si mes vertèbres étaient un xylophone. Des choses bizarres se sont produites depuis qu'il habite avec nous.
Ne ris pas, mais il s'est même produit des phénomènes genre poltergeist, des verres qui dégringolent des étagères, des vitres qui se brisent sans raison appa-rente et des formes ondulantes apparaissant parfois, la nuit, au-dessus de son bac à sable. On dirait des sortes de peintures sur sable surréalistes. Je t'enverrai des polaroids la prochaine fois que je t'écrirai, si j'y pense. A part toi, Jan, je n'irais jamais raconter cela à personne, crois-moi. Gr‚ce au ciel, je sais que je peux avoir confiance en toi... en ta curiosité... et en ta discrétion !
En dehors de ça, Seth n'est pas bien gênant. Le plus désagréable, c'est la manière dont il respire. Il avale l'air à grandes bouffées mouillées, toujours par la bouche, qu'il garde constamment grande ouverte. On dirait l'idiot du village, ce qu'il n'est pas, en réalité.
Mon voisin, M. Marinville, est venu l'autre jour avec un g‚teau à la banane qu'il avait préparé lui-même (il est absolument charmant, pour un type qui a écrit un livre racontant une histoire d'inceste père-fille intitulée-tiens-toi bien-Ravissement !) et il a regardé
un bon moment la télé avec nous, Seth ayant temporairement abandonné son bac à sable pour Bonanza.
Comme je m'excusais à cause du bruit de respiration de Seth, il s'est contenté de rire et m'a répondu que le gosse n'y pouvait rien s'il avait un problème de végétations. Je ne sais même pas exactement ce que c'est; il faudra sans doute consulter un médecin. Heureusement que nous avons souscrit à la Croix-Bleue.
Une chose continue de me tracasser, d'o˘ la photo-copie de la carte postale ci-jointe, envoyée par mon frère de Carson City peu avant sa mort. Il y dit que Seth venait de faire des progrès, et même des progrès stupéfiants-ce sont ses propres termes, en majuscu-les avec des points d'exclamation, vois toi-même. «a m'a intriguée et quand je l'ai eu au téléphone, la fois suivante (le 27 ou le 28 juillet, la dernière fois que j'ai entendu sa voix), il a eu une réaction très curieuse, qui ne lui ressemblait pas. Un long silence, puis il s'est mis à rire- Áh-ah-ah ª, comme dans les livres, mais pas comme dans la réalité, sauf dans le plus barbant des cocktails. Jamais je ne l'avais entendu rire ainsi. ´ Je me suis peut-être un peu trop enthousiasmé, sur le coup, Aud. ª
Il n'a pas voulu m'en dire davantage, mais comme j'insistais, il a ajouté que Seth paraissait plus intelligent, plus avec eux, une fois qu'ils étaient arrivés dans les montagnes Rocheuses. ´ Tu sais que Seth a toujours aimé les westerns. Il se rendait sans doute compte qu'il n'était pas dans l'Ouest d'autrefois, à
cause de toutes les voitures, mais le paysage lui a tapé
dans l'oeil. ª Voilà ce que m'a dit Bill.
J'aurais pu laisser tomber, si je n'avais pas trouvé
sa réponse vraiment trop bizarre et vague, lui ressemblant si peu. On connait ses proches, hein ? Du moins, on le croit. Et Bill, c'était tout ou rien: ou on n'arrivait pas à l'arrêter, ou il était renfermé et boudeur, jamais entre les deux. Sauf que, pendant ce coup de téléphone, il paraissait justement tout le temps entre les deux. Si bien que j'ai insisté, ce que je n'aurais pas fait en temps normal. Je lui ai fait remarquer que des progrès stupéfiants semblaient faire allusion à un événement précis. Alors il m'a dit qu'en effet, au nord de Las Vegas, après avoir passé un carrefour avec un panneau indiquant un patelin du nom de Désolation (tu parles d'un nom charmant, t'as vraiment envie dy faire un tour), Seth s'est mis à
´ perdre les pédales ª-c'est l'expression que Bill a employée. Ils étaient sur une nationale, pas sur l'autoroute, et il y avait une énorme levée de terre sur leur gauche, au sud de la route.
Bill ne lui trouvait rien d'extraordinaire, mais Seth est devenu fou quand il l'a vue. Il a commencé à s'agiter et à parler dans son charabia personneL (On dirait une bande-son qui passe à l'envers, je trouve.) Bill, June et les deux aînés se sont mis à faire comme toujours, quand Seth est excité-du genre: Ouais, Seth, vas-y, Seth, S˚r, Seth, t'as raison, Seth... Pendant ce temps, ils s'éloignaient de la levée de terre. Et finalement Seth-accroche-toi biens'est mis à parler en anglais, plus du tout en charabia.
Il a dit exactement: Árrête-toi, papa, reviens, Seth veut voir montagne, Seth veut voir Hoss et Little Joe. ª Au cas o˘ tu ne le saurais pas, ce sont deux des personnages principaux de Bonanza.
D'après Bill, jamais Seth n'avait prononcé autant de vrais mots de toute sa vie, et maintenant que je vis avec lui, je comprends à quel point cela a d˚ paraître extraordinaire. Mais... des progrès stupéfiants ? Je ne voudrais pas avoir l'air vache, mais ce n'était tout de même pas du Shakespeare. Je trouvais que cela ne cadrait pas, et je trouve toujours que ,ca ne cadre pas.
Sur la carte postale, Bill paraît tellement excité qu'on le dirait sur le point d'exploser; au téléphone, il avait l'air aussi amorphe qu'un figurant dans L'Invasion des morts vivants. Encore autre chose: sur la carte postale, il ajoute qu'il en dira davantage plus tard, comme si ca le démangeait. Mais une fois au téléphone, je dois lui arracher tous les détails les uns après les autres ! Bizarre, non ?
Bill me dit alors que ,ca lui rappelle une vieille blague, celle du couple qui pense que leur fils est muet.
Puis un jour, alors que le gosse a environ six ans, il se met à parler pendant qu'ils sont à table. Ést-ce que je peux avoir encore du maÔs, maman ? ª Les parents tombent des nues et lui demandent pourquoi il n'a jamais parlé avant. ´ Parce que je n'avais rien à dire. ª Bill m'a donc raconté cette histoire que je connaissais au moins depuis Mathusalem, et s'est mis à partir de son rire faux de cocktail à la noix, haha-ha. Comme si la question était réglée. Sauf qu'elle ne l'était pas, pour moi.
Álors, tu as posé la question à Seth ?
-quelle question ?
-Pourquoi il n'avait jamais parlé avant.
-Mais il parlait...
-Pas comme ca. Il ne parlait pas comme ca, et c'est pour cela que tu m'as envoyé cette carte postale tout excitée, non ? ª Je commençais à être furieuse contre lui, même si je ne savais trop pourquoi. ´ Lui as-tu demandé pour quelle raison il n'avait jamais formé une ou deux phrases en bon anglais jusqu'à ce jour ?
-Euh, non.
-Et as-tu fait demi-tour ? L'as-tu ramené à Désolation pour qu'il puisse aller voir le ranch Machin-chose ou je ne sais quoi ?
-On ne pouvait vraiment pas, Aud. ª Voilà ce qu'il m'a répondu après encore un long silence.
Comme un ordinateur qui calcule le prochain coup.
«a ne me plaît pas de parler ainsi de mon frère, que j'aimais énormément et qui va me manquer jusqu'à la fin de mes jours, mais j'essaie de te faire comprendre à
quel point cette dernière conversation a été étrange. A vrai dire, je n'avais pas l'impression de parler à mon frère; j'aimerais pouvoir mieux m'expliquer, mais je n'y parviens pas.
Ćomment ça, vous ne pouviez pas ?
-On pouvait pas, un point c'est tout. ª Je crois que je commençais un peu à l'agacer, mais ça m'était égal Du coup, je le retrouvais un peu. ´ Je voulais arriver à Carson City avant la nuit, ce qui n'aurait pas été possible si nous avions fait demi-tour, continua-t-il Tout le monde m'a dit que la nationale 50
était dangereuse, de nuit, et je ne voulais pas faire courir de risques à ma famille. ª Comme s'il avait traversé le désert de Gobi et non pas le Nevada !
Et c'est tout. On a encore parlé un peu, et il m'a dit: ´ T'en fais pas, mon chou ª, comme il le faisait toujours, et ce sont les dernières paroles que j'ai entendues de sa bouche... dans ce monde-ci, en tout cas. T'en fais pas mon chou, et puis boum ! il s'est trouvé dans la ligne de mire de je ne sais quel salopard. Avec toute sa famille, sauf Seth. La police n'a même pas encore été foutue d'identifier le calibre des armes, te l'avais-je dit ? La vie présente un côté telle-
ment inachevé, en comparaison des livres et des films ! Une bon Dieu de salade russe.
N'empêche, cette longue conversation continue de me tracasser. Et, plus que tout, ce rire vide de cocktail à la noix. Bill-mon Bill-n'a jamais ri comme ca de sa vie.
En plus, je ne suis pas la seule à avoir trouvé qu'il était un peu à côté de ses pompes. Joe, l'ami chez qui ils étaient, m'a dit que toute la famille avait l'air à
côté de ses pompes, sauf Seth. Nous avons eu une conversation au salon funéraire, pendant que Herb remplissait les formulaires pour le transfert des corps.
Joe avait l'impression qu'ils avaient peut-être un virus, ou la grippe. Śauf le petit, toujours plein d 'entrain, à s'amuser avec ses jouets dans le bac à sable. ª
Bon, d'accord, ma lettre est un peu longuette, beaucoup trop, même, sans doute. Mais réfléchis à tout cela, veux-tu ? Triture un peu ces excellentes ménin-ges que tu as, parce que cette histoire commence à
sérieusement m'asticoter ! Je ne peux pas en parler à
Herb, il dit que c'est un déplacement de deuil. J'avais bien pensé m'en ouvrir à John Marinville, notre voisin, qui me paraît à la fois bon et un esprit fin, mais je ne le connais pas assez. Si bien que c'est sur toi que ça retombe. Tu ne m'en veux pas, j'espère ?
Je t'aime, ma grande. Tu me manques. Et parfois, en particulier depuis quelque temps, j'aimerais que nous soyons de nouveau jeunes, avec tous les coups tordus que la vie garde en réserve encore planqués au bas de la pile. Tu te souviens, au collège, quand on pensait qu'on vivrait éternellement, et que seules nos foutues règles nous prenaient toujours par surprise ?
Faut que je m'arrête, sans quoi je vais me remettre à pleurer.
(et des tonnes d'autres),
Chapitre 5
Torse nu devant le miroir de la salle de bains, en ce début d'après-midi, avant que le monde ne dégringole en enfer comme un seau au fond d'un puits, corde cassée, Collier Entragian avait pris trois grandes résolutions. La première, de se raser tous les jours de la semaine. La deuxième, d'arrêter de boire, au moins tant qu'il n'aurait pas retrouvé une vie équilibrée; il picolait vraiment trop, il s'en rendait parfaitement compte, et il fallait y mettre un terme. La troisième était de ne plus atermoyer et de se mettre à chercher un boulot. Il y avait trois bonnes sociétés de gardiennage et de sécurité dans le secteur de Columbus; il connaissait des gens qui travaillaient dans deux d'entre elles, et il était temps de se secouer-il n'était pas mort, après tout-, temps d'arrêter de se plaindre, temps de se remettre a vivre sa vie.
Pour le moment, alors que l'incendie faisait rage dans la maison Hobart et que s'approchaient les deux vans bizarroÔdes, il n'avait qu'un souci, s'accrocher à cette vie. C'était surtout le van noir, avec sa manière de s'insinuer sournoisement derrière le rose, qui le faisait flipper, qui le poussait à prendre sur-le-champ ses cliques et ses claques, si possible pour la Mongolie-Extérieure. Des vagues silhouettes, dans la tourelle du van noir, il n'apercevait qu'une image brouillée de pluie; mais le véhicule suffisait. Un corbillard de science-fiction, pensa-t-il.
´ Rentrez ! ª s'entendit-il crier. Apparemment, restait encore au fond de lui l'envie de prendre les choses en main. ´ Rentrez tous chez vous, tout de suite ! ª
A ce stade, il perdit trace des gens agglutinés autour de feu le postier et de son épouse, dont les hululements n'avaient pas cessé - Mme Geller, Susi, l'amie de celle-ci, les Josephson, Mme Reed.
Marinville, l'écrivain, se tenait un peu plus près, mais Collie l'oublia aussi. Toute son attention était concentrée sur ceux qui se tenaient devant le bungalow du véto: Peter Jackson, les Soderson, l'employée du magasin, le chevelu, et Toubib lui-même, lequel avait pris sa retraite depuis un an sans se douter une seconde qu'il allait vivre un truc pareil.
´ Foncez ! ª gueula Collie à bout portant à Gary qui le regardait, dégoulinant d'eau, bouche bée, à
demi ivre. Sur le coup, il aurait eu envie de le tuer, de le secouer, de l'étrangler - n'importe quoi.
´ Rentrez dans vot' putain de maison ! ª Derrière lui, il entendit Marinville crier la même chose-à
ceci près que c'était à la maison Carver, probable-
ment, qu'il faisait allusion.
´ que... ª, commença Marielle, qui s'était approchée de son mari; elle regarda par-dessus l'épaule de celui-ci et ses yeux s'agrandirent. Les doigts écartés, elle porta les mains à ses joues, sa bouche s'ouvrit toute grande et, un instant, Collie s'attendit presque à la voir tomber à genoux pour se mettre à
chanter Mammy, comme Al Jolson. Au lieu de cela, elle hurla. A croire que c'était le signal qu'atten-daient les assaillants, car la fusillade se déclencha
-des détonations violentes, compactes, que personne n'aurait pu confondre avec le tonnerre.
Le hippie sur le retour saisit Peter Jackson par le poignet et essaya de l'arracher au cadavre de sa femme. Peter ne voulait pas la l‚cher. Il hululait toujours et paraissait n'avoir nullement conscience de ce qui se passait autour de lui. Il y eut un ka-boum ! assourdissant comme une explosion de dynamite, suivi d'un bruit de verre brisé. Un ka-bam ! encore plus tonitruant retentit, un hurlement de peur ou de douleur dans son sillage. Collie, lui, penchait plutôt pour la peur... au moins pour cette fois. Une troisième détonation, et le berger allemand en céramique de Billingsley se trouva entièrement pulvérisé, aux pattes antérieures près. La porte de la maison de Toubib était ouverte, derrière la moustiquaire qui s'ornait en son milieu d'un B
tarabiscoté. Ce rectangle sombre, issue susceptible de conduire dans une cave, à l'abri, paraissait situé
à mille kilomètres de là.
Collie courut tout d'abord jusqu'à Peter, nullement par héroÔsme; c'est juste par là qu'il démarra.
Il y eut une nouvelle détonation assourdissante et il serra les fesses et les muscles du dos, dans l'attente d'une balle mortelle, alors même que son esprit lui disait que, cette fois, il s'agissait bien du tonnerre.
Pas comme la prochaine. Encore un ka-boum ! en rafale, et il sentit quelque chose ouvrir un sillon dans l'air, non loin de son oreille droite.
Première fois que j'essuie un coup de feu, pensa-t-il. Neuf ans flic, quatre en tenue, quatre comme enquêteur et un comme inspecteur-et c'est la première fois que je me fais allumer.
Ka-bam ! L'une des fenêtres du salon de Billingsley explosa, dans l'agitation fantomatique de ses rideaux. La pétarade, derrière lui, devenait un véritable tir de barrage-bam-bam-bam-bam !-et il sentit du plomb chaud le frôler encore, cette fois à
la gauche de sa tête; un trou noir s'ouvrit dans le mur, à côté de la fenêtre pulvérisée. Trou qui lui fit l'effet d'un grand oeil sidéré. Le prochain pélot bourdonna à hauteur de sa hanche. Comment, je suis encore en vie ? Il n'arrivait pas à y croire. Mais alors là, pas du tout. Il sentait l'odeur de résine des bardeaux de pin qui br˚laient, et il eut même le temps de penser à ces après-midi d'octobre qu'il passait avec son père, dans leur arrière-cour, à br˚ler les feuilles mortes qui dégageaient des senteurs aromatiques en se consumant.
Cela faisait des heures qu'il courait, il avait l'impression d'être comme un bon Dieu de canard en pl‚tre dans un stand de tir de fête foraine, il n'avait pas encore atteint la maison de Peter Jackson
-mais qu'est-ce qui lui arrivait ?
La fusillade n'a commencé que depuis cinq secondes, l'informa ce qui restait de raisonnable dans son esprit. Sinon trois.
Le hippie tirait toujours sur le poignet de Peter, et la fille, Cynthia, se mit aussi de la partie; mais Peter leur résistait activement, se rendit compte Collie. Peter voulait rester auprès de sa femme, laquelle avait divinement mal choisi le moment de rentrer chez elle.
Accélérant toujours (et c'était un sacré sprinter, quand il s'en donnait la peine), Collie se pencha et saisit au passage l'homme agenouillé par l'aisselle.
On va jouer au tire-fesses, pensa-t-il. Peter se débat-tit, essayant de tenir contre les trois personnes qui l'entraînaient loin de sa femme. La main de Collie commença à glisser. Et merde ! Merde sur toute la ligne !
Nouveau hurlement derrière lui, en provenance de la maison des Carver. Du coin de l'oeil, il vit le van rose foncer vers le bas de la rue.
´ Mary ! s'égosillait Peter, Mary est blessée !
-Je m'en occupe, Pete, vous en faites pas, je m'en occupe ! ª lui cria Toubib d'un ton joyeux, même s'il passa en courant à côté de la morte sans même lui jeter un regard. Mais Peter acquiesça, paraissant soulagé. Le ton, sans doute, se dit Collie.
Ce ton joyeux si déplacé.
Le hippie l'aidait maintenant vraiment au lieu de simplement essayer. Il tenait Peter par la ceinture, pour commencer, et c'était plus facile ainsi. Ún p'tit effort, vieux, dit-il à Peter. Rien qu'un p'tit effort. ª
Peter l'ignora. Il regardait Collie, les yeux immenses, vitreux. Íl s'en occupe, hein ? Toubib s'en occupe, c'est ça ?
-C'est ça ! ª lui cria l'ex-flic. Il avait essayé de prendre le ton du vieux véto - genre humeur joyeuse de gai luron-mais n'entendit que de la terreur dans sa voix. Le van rose avait disparu mais le noir trainait encore, roulant au pas, presque à
l'arrêt. Il vit des silhouettes-trop brillantes, presque fluorescentes - dans la tourelle. ´ Billingsley... ª
Marielle Soderson le bouscula sur sa gauche, manquant de peu le renverser dans sa course éper-due vers la maison de Toubib. Gary le frôla sur sa droite, heurtant la vendeuse de l'épaule. Cynthia tomba sur un genou et poussa un cri de douleur qui lui déforma la bouche-sans doute venait-elle de se tordre la cheville. Soderson ne lui jeta même pas un coup d'oeil; il ne quittait pas son but des yeux.
La fille se releva sur-le-champ. Elle grimaçait toujours de douleur, mais n'en avait pas pour autant l‚ché le bras de Peter, sur lequel elle tirait toujours.
Collie en conçut une certaine estime pour elle, en dépit de sa coiffure schizo bicolore.
Les Soderson poursuivirent leur sprint. Il leur avait fallu un certain temps pour se faire une idée générale de la situation, mais ils venaient manifestement de piger, constata Collie.
Nouvelle détonation. Cheveux-Longs poussa un cri de douleur et d'étonnement et s'agrippa la jambe. Collie vit du sang-d'un écarlate surprenant étant donné le faux crépuscule créé par l'orage-couler entre les doigts contractés. La fille le regardait, bouche bée, l'oeil effaré.
Će n'est rien, dit le hippie en reprenant l'équilibre. Juste une égratignure. Fonçons, fonçons ! ª
Peter avait finalement retrouvé ses jambes. ´ Mais bordel de Dieu... qu'est-ce qui se passe ? ª demanda-t-il à Collie, la voix emp‚tée.
Avant que ce dernier ait eu le temps de répondre, une ultime détonation partit du van noir, accompagnée d'un son-il en aurait juré-rap-pelant le sifflement d'un obus. Marielle Soderson, qui avait atteint le perron (Gary, pas vraiment gentleman, venait de disparaître à l'intérieur), poussa un hurlement et fit une embardée qui la propulsa contre le chambranle de la porte; son bras gauche, désarticulé, partit dans un grand moulinet. Les montants d'aluminium se couvrirent d'un jet de sang que la pluie se mit aussitôt à
délayer en filets qui dégoulinèrent jusqu'au sol.
Collie entendit Bicolore hurler et se sentit sur le point de l'imiter. La balle avait touché Marielle à
l'épaule et lui avait presque complètement arraché
le bras, qui retomba et se mit à pendre, à peine retenu par un magma brillant de chairs sur lesquelles ressortait un grain de beauté. C'est ce grain de beauté-défaut que Gary avait peut-être embrassé tendrement à l'époque o˘ il était un peu plus fringant-qui donnait toute sa réalité au tableau. Elle resta sur le seuil de la maison, sans cesser de hurler, le bras comme un battant de porte auquel on aurait arraché deux gonds sur trois. Dans la rue, le van noir accéléra, tandis que se refermait la tourelle. Il disparut dans la pluie et les torsades de fumée qui montaient de la maison Hobart, o˘ le toit venait de communiquer le feu aux murs.
Elle, elle avait un refuge.
Elle le voyait parfois comme une bénédiction, parfois comme une malédiction (parce que cela ne faisait que prolonger les choses, prolonger cette mascarade infernale) mais, d'une manière ou d'une autre, c'était gr‚ce à cela qu'elle était toujours ellemême, au moins une partie du temps; uniquement gr‚ce à cela qu'elle n'avait pas été dévorée de l'intérieur. Comme Herb l'avait été. A la fin, cependant, Herb avait eu la force de se retrouver une dernière fois. Avait eu la force de tenir assez longtemps pour aller jusqu'au garage et se tirer une balle dans la tête.
Du moins était-ce ce qu'elle voulait croire.
Parfois, néanmoins, cette illusion tombait. Parfois, elle pensait aux interminables soirées avant le coup de feu qui avait retenti dans le garage et elle regardait Seth, installé dans sa chaise, celle avec les décalcomanies de cow-boys qu'elle et Herb avaient collées dessus quand ils s'étaient rendu compte à
quel point l'enfant aimait les ´ Wesserns ª. Seth, assis dans son coin, ignorant l'écran de télé sauf lorsqu'il y avait un western ou de la science-fiction, regardant Herb de ses horribles yeux d'un marron bourbeux, ceux d'une créature ayant passé toute sa vie dans un marécage. Assis dans la chaise que son oncle et sa tante avaient affectueusement décorée, au début, avant que les cauchemars ne commencent. Ou, du moins, avant qu'ils n'aient su qu'ils avaient commencé. Assis là et regardant Herb, mais presque jamais sa tante, en tout cas pas alors. Le regardant. Lançant le venin de ses pensées sur lui.
Le suçant à mort, comme un vampire dans un film d'épouvante. Et tel était bien, n'est-ce pas, l'être qui se dissimulait à l'intérieur de Seth: un vampire.
Leur vie ensemble ici, sur Poplar Street, c'était le film. Poplar Street, une rue o˘ chaque foyer, pratiquement, aurait pu servir de modèle à Norman Rockwell. Des voisins épatants, du genre à tout laisser tomber quand ils apprennent par la radio que la Croix-Rouge manque de groupe O, ignorant tous que Audrey Wyler, la veuve discrète qui habitait entre les Soderson et les Reed, était maintenant la vedette de son propre film à la Polanski.
Les bons jours, elle se disait que Herb-que son sens de l'humour avait protégé de la chose à l'intérieur de Seth tout en lui servant par ailleurs d'app‚t-avait tenu assez longtemps pour y échapper.
Les mauvais, elle savait que c'étaient des conneries, que Seth avait simplement nettoyé tout ce qu'il y avait à nettoyer chez Herb puis l'avait expédié au garage avec un programme d'autodestruction écrit en lettres de néon dans sa tête, des lettres de néon aussi brillantes qu'une pub de bière au-dessus d'un bar.
Ce n'était cependant pas Seth, pas vraiment; pas le Seth qui-au tout début-les prenait parfois dans ses bras et leur donnait de gros bécots, bouche ouverte, comme des bulles de savon qui éclatent.
´ Moi o-boy ª, disait-il parfois, quand il était assis sur sa chaise, les mots se détachant de son charabia habituel et leur donnant l'impression passagère qu'ils avançaient un peu. Ce Seth-là avait été touchant; adorable non pas en dépit de son autisme mais en partie à cause de lui. Ce Seth-là avait cependant été aussi un médium, comme un sang conta-miné qui simultanément nourrit un virus et le transporte.
Ce virus, le vampire si l'on préfère, c'était Tak.
Petit cadeau du grand désert américain. D'après Bill, la famille Garin n'avait pas fait demi-tour pour aller à Désolation. N'avait pas été voir ce qu'il y avait derrière la grande levée de terre, voir ce qui avait excité Seth au point d'en oublier son sabir habituel pour parler en anglais intelligible. On pouvait pas, un point c'est tout, avait dit Bill. Je voulais arriver à
Carson City avant la nuit. Mais Bill avait menti. Elle le savait car elle avait reçu une lettre d'un certain Allen Symes.
Symes, ingénieur géologue pour une société
minière spécialiste des veines profondes, avait vu la famille Garin le 24 juillet 1994, soit le jour o˘ Bill avait envoyé une carte postale enthousiaste à sa soeur. Symes disait dans sa lettre qu'il ne s'était rien passé de particulier, qu'il avait simplement conduit les Garin jusqu'au bord de la mine à ciel ouvert (y pénétrer aurait été violer les règles de sécurité en vigueur pour ce genre de site) et leur avait fait un petit historique des lieux avant de les laisser repartir. C'était une version des faits solide, aussi ennuyeuse que plausible. Audrey ne l'aurait pas un instant remise en question si elle n'avait su quelque chose que M. Allen Symes de Désolation, Nevada, ignorait: que Bill avait nié s'être arrêté. Avait dit qu'il était pressé d'arriver à Carson City avant la nuit. Et si Bill avait menti, n'était-il pas possible
- voire même vraisemblable - que Symes ait menti aussi ?
Oui, mais, à propos de quoi ?
Arrête, papa, Seth veut voir la montagne.
Pourquoi m'as-tu menti, Bill ?
Elle pensait pouvoir répondre à cette question: Bill avait menti parce que Seth l'avait obligé à le faire. Elle pensait que Seth s'était tenu à côté du téléphone pendant la conversation, regardant la créature en qui il ne voyait plus son père de ses yeux bourbeux de bête des marécages. Bill n'avait pu dire que ce que Tak lui avait permis de dire, comme quelqu'un parlant sous la menace d'une arme pointée sur sa tête. Il avait sorti ses mensonges maladroits et avait eu ce rire inhabituel de cocktail à la noix, ha-ha-ha.
La chose qui était en Seth avait fini par dévorer Herb tout vif et essayait maintenant de la dévorer, elle; mais, apparemment, Audrey différait de son mari sur un point crucial: elle disposait d'un refuge.
Elle l'avait peut-être découvert par accident, peut-
être avec l'aide de Seth-le véritable Seth-et elle ne pouvait que prier pour que Tak ne découvre jamais ce qu'elle faisait ni o˘ elle allait. Pour que le monstre ne la suive jamais dans son sanctuaire.
En mai 1982, alors qu'elle avait vingt et un ans et s'appelait encore Audrey Garin, elle et sa camarade de chambre (qui était alors, comme aujourd'hui encore, sa meilleure amie), Janice Goodlin, avaient passé un week-end merveilleux, selon toute vraisemblance le plus merveilleux qu'elle ait passé de toute sa vie, à Mohonk Mountain House, dans les Catskill, au nord de l'…tat de New York. Week-end que leur avait offert le père de Jan, lorsqu'il avait reçu une prime rondelette de son entreprise en même temps qu'une promotion rapide; s'il avait voulu faire partager sa joie aux deux jeunes filles, il y avait admirablement réussi.
Le samedi de ce week-end magique, après avoir pris de quoi pique-niquer (un repas préparé par les cuisines dans un merveilleux panier en osier à l'ancienne), elles avaient marché pendant des heures, à
la recherche du coin idéal. D'ordinaire, on ne le trouve jamais, ou quelqu'un l'a trouvé avant vous.
Cette fois, elles eurent de la chance. Elles s'arrêtèrent dans une superbe prairie à mi-pente, laissée à
elle-même, envahie de boutons-d'or, de p‚querettes et de roses sauvages. Le bourdonnement des abeilles était omniprésent; des papillons blancs dansaient dans l'air chaud comme des confettis enchantés qui ne retomberaient jamais au sol; à
une extrémité s'élevait une construction fantaisiste en forme de coupole qui, d'après Jan, s'appelait une gloriette. De là, elles dominaient tout le domaine de Mohonk. La gloriette avait un toit qui donnait de l'ombre et protégeait de la pluie, mais était ouverte de tous les côtés; l'air circulait librement et la vue était dégagée.
Les deux jeunes femmes avaient dévoré leurs provisions, parlé à n'en plus finir et ri jusqu'aux larmes à trois reprises. Audrey ne se souvenait pas d'avoir jamais ri d'aussi bon coeur depuis. Jamais non plus elle n'avait oublié la lumière claire qui s'était longuement attardée, en cet après-midi d'été, ni la sara-bande des papillons blancs.
Tel était le lieu o˘ elle se réfugiait lorsque Tak faisait des siennes et prenait le contrôle complet de Seth. Tel était le lieu o˘ elle se cachait, en compagnie d'une Janice dont le nom de famille était encore Goodlin et non pas Conroy, une Janice encore jeune. Parfois elle lui parlait de Seth-comment il s'était retrouvé chez eux, comment ni elle ni Herb n'avaient soupçonné-au début, du moins-ce qui se cachait au fond de lui, une chose qui se tenait très tranquille, les observait et rassemblait ses forces en attendant le bon moment pour surgir. Il lui arrivait aussi parfois de dire à Jan combien Herb lui manquait et à quel point elle était terrifiée... à
quel point elle se sentait prisonnière, comme une mouche dans une toile d'araignée ou un coyote dans un piège à loups.
Mais entretenir ce genre de conversations lui donnait l'impression de prendre des risques, et elle essayait de les éviter. La plupart du temps, elle se contentait de rejouer les discussions charmantes et anodines de cette journée remontant à un passé
lointain-quand Reagan en était à son premier mandat présidentiel et qu'il y avait encore des trente-trois tours chez les disquaires. Des choses comme: est-ce que Ray Soames, le petit ami de Jan à l'époque, serait ou non un amant attentif (un cochon d'égoÔste, lui avait carrément dit Jan trois semaines plus tard, juste avant de faire ses adieux pour toujours à Ray et à son beau profil boudeur) ?
quel genre de travail elles auraient ? Combien d'enfants ? Lesquels, parmi leurs amis, réussiraient le mieux dans la vie ?
Sousjacente, puissante mais restée informulée
-peut-être n'avaient-elles pas osé en parler, par crainte de la faire s'évanouir-, il y avait la joie de cette journée, avec cette bonne santé naturelle de jeunes femmes, et leur profonde amitié. C'était sur ces choses et non sur ses ennuis actuels qu'Audrey se concentrait lorsqu'elle sentait Tak s'attaquer à
elle de ses dents invisibles: elles déclenchaient d'ex-quises douleurs lorsqu'il tentait de se repaître d'elle, de s'engraisser sur elle. C'était dans l'ambiance cha-leureuse d'amour et de lumière de cette journée qu'elle se réfugiait alors et, jusqu'ici, elle y avait trouvé réconfort et aide.
Jusqu'ici, elle avait survécu.
Plus important: jusqu'ici, elle était restée ellemême.
Dans la prairie, confusion et ténèbres se dissipaient et tout était net et clair: les montants en bois gris fendillés qui soutenaient le toit de la gloriette, chacun jetant son ombre précise; la table (également fendillée) à laquelle elles étaient assises, sur des bancs se faisant face et gravés d'initiales-de couples d'amoureux, pour la plupart; le panier de pique-nique, posé maintenant sur le plancher, encore ouvert, et o˘ étaient proprement rangés, en vue du retour à l'hôtel, les ustensiles et les boîtes en plastique. Elle voyait les mèches dorées dans la chevelure de Jan, et un fil qui pendait, sur l'épaule gauche de sa blouse. Elle entendait chaque cri d'oiseau.
Une seule chose différait par rapport à la réalité
d'alors; sur la table o˘ avait été posé le panier de pique-nique, avant qu'elles l'aient placé sur le sol, leur repas terminé, trônait à présent un téléphone rouge en plastique. C'est avec un appareil identique qu'à l'‚ge de cinq ans elle avait eu de longues conversations abracadabrantes avec une camarade invisible répondant au nom de Missy Lulu.
Lors de certaines de ses incursions dans la prairie, le mot PLAYSKOOL se lisait sur le socle du téléphone. D'autres fois-notamment les journées o˘
les choses étaient particulièrement pénibles, ce qui était de plus en plus fréquent depuis quelque temps-, elle y déchiffrait un mot plus court et infiniment plus menaçant: le nom du vampire.
C'était le Tak-phone, lequel ne sonnait jamais. Ou plutôt n'avait encore jamais sonné. Audrey soupçonnait que le jour o˘ il retentirait, cela signifierait que Tak avait trouvé son refuge secret. Dans ce cas, elle était s˚re que ce serait la fin pour elle. Elle conti-nuerait à respirer et à s'alimenter pendant quelque temps, comme l'avait fait Herb, mais ce n'en serait pas moins la fin.
Elle tentait parfois de faire disparaître le Tak-phone. Elle s'était dit que si elle parvenait à se débarrasser de cette saleté, elle pourrait peut-être échapper définitivement à la créature de Poplar Street. Elle n'arrivait cependant pas à altérer la réalité du téléphone, en dépit des efforts qu'elle déployait. Il lui était bien arrivé de disparaître, mais jamais sous ses yeux ou quand elle y pensait. Elle regardait par exemple le visage rieur de Jan (racontant comment elle avait eu parfois envie de sauter dans les bras de Ray Soames et de le couvrir de baisers, mais aussi parfois-quand elle le surprenait à se curer furtivement le nez-de courir se réfugier dans un coin pour y mourir), puis elle se tournait de nouveau vers la table et le petit téléphone rouge avait disparu. Cela signifiait que Tak était parti, au moins pour un moment, qu'il dormait (ou somno-lait) ou qu'il s'était retiré. Très souvent, ces fois-là, elle trouvait ensuite Seth installé sur la cuvette des toilettes, le regard hébété et bizarre mais au moins avec quelque chose d'humain. Apparemment, Tak n'aimait pas trop être dans le secteur quand son hôte soulageait ses intestins. Voilà qui était, du point de vue d'Audrey, faire bien des chichis, pour une créature aussi systématiquement cruelle.
Elle abaissa les yeux et vit que le téléphone avait disparu.
Elle se leva et Jan-Jan la jeune, les deux seins encore intacts-arrêta soudainement son bavardage pour dire, avec de la tristesse dans les yeux:
´ Déjà ?
-Je suis désolée ª, répondit Audrey, laquelle n'avait aucune idée du temps écoulé. Elle le saurait une fois de retour, en regardant l'horloge, mais tant qu'elle était ici, l'idée même d'horloge lui paraissait ridicule. La prairie sur les hauteurs qui dominaient Mohonk, en mai 1982, était une zone bénie, sans horloge, sans tic-tac.
´ Peut-être un jour arriveras-tu à te débarrasser pour de bon de ce foutu téléphone et à rester, remarqua Jan.
-Peut-être. Ce serait chouette. ª
Vraiment ? Si chouette que ça ? Elle l'ignorait. En attendant, il y avait le petit garçon dont elle devait s'occuper. Et autre chose, aussi: elle n'était pas encore prête à abandonner le combat, ce qu'aurait signifié le fait de ne plus quitter mai 1982. Et comment savoir ce qu'elle ressentirait pour la prairie, si elle ne pouvait plus jamais la quitter ? Dans de telles circonstances, son paradis risquait de devenir son enfer.
Les choses changeaient, cependant, et pas en bien. Tak, pour commencer, ne s'affaiblissait pas avec le passage du temps, comme elle l'avait bien peu raisonnablement espéré; il paraissait plutôt gagner des forces. La télé fonctionnait en permanence, diffusant les mêmes histoires, les mêmes feuilletons recyclés pour la énième fois (Bonanza, The Rideman... et Moto-Kops 2200, bien entendu).
Les personnages de ces émissions lui faisaient tous l'effet de démagogues cinglés, de n'être que des voix cruelles exhortant une populace excitée à commettre des actions abominables. Un événement allait se produire, et très bientôt. Tak mijotait quelque chose... si tant est qu'on pouvait le croire capable de faire des plans, ou même de simplement penser.
Changer, le mot était peut-être faible. Elle avait l'impression que les choses allaient se retrouver sens dessus dessous, comme dans un tremblement de terre. Et si jamais cela arrivait-lorsque cela arriverait...
´ Tu t'échappes, dit Jan, un éclair dans les yeux.
Tu arrêtes de réfléchir et tu fiches le camp, Aud. Tu ouvres ta porte pendant que Seth dort ou fait sa crotte et tu prends la poudre d'escampette. Tu te tires de la maison. Le plus loin possible de cette saloperie. ª
C'était la première fois que Janice se permettait de lui donner un conseil, et ce fut un choc. Elle ne savait comment lui répondre. ´ Je... je vais y penser.
-Ne réfléchis pas trop longtemps, ma mignonne. J'ai l'impression qu'il ne te reste guère de temps.
-Il faut que j'y aille. ª Elle jeta un dernier regard effaré à la table pour s'assurer que le Tak-phone n'était pas revenu.
´ D'accord, Aud. Très bien. Au revoir. ª La voix de Jan lui faisait l'effet de parvenir de très loin, soudain; elle s'estompait comme un fantôme. Tandis qu'elle se décolorait, elle se mit à ressembler de plus en plus à la femme qui attendait qu'elle se ressai-sisse, une femme avec un sein en moins et un point de vue étroit, manquant parfois de générosité. ´ Reviens vite. Nous parlerons de Sergeant Pepper, peut-
être.
-Entendu. ª
Audrey quitta la gloriette, regarda le paysage, la paroi rocheuse qui se parait de roses sauvages roses, les papillons blancs qui virevoltaient. Le tonnerre gronda dans un ciel bleu brumeux. Dieu leur expé-diait un orage depuis les Catskill, rien de surprenant; un après-midi d'une telle perfection ne pouvait être toléré bien longtemps. Rien ne demeure qui est d'or, avait dit un poète. Lequel ? Peu importait. Janice Goodlin Conroy avait toujours considéré
que c'était aussi vrai que poétique; et Audrey Garin avait fini par partager son point de vue.
Elle se tourna pour observer l'orage qui montait, mais au lieu des cumulus de printemps venus des Catskill, c'est son salon qu'elle vit, un salon miteux et ayant besoin d'un bon coup de torchon. Il y avait de la poussière sous tous les meubles, toutes les surfaces vitrées étaient couvertes ou de traces de doigts, ou de graisse, ou de boissons renversées, sinon des trois. Il s'en dégageait une odeur de sueur et de chaleur, mais surtout de spaghettis en boîte et de vieille friture à hamburger, seules nourritures que son étrange pensionnaire paraissait vouloir consommer.
Elle était de retour.
Elle avait froid. Elle se regarda et constata qu'elle ne portait qu'un short et une paire de tennis. Des shorts bleus, cela va de soi, comme ceux dont s'affu-blait presque toujours Cassandra Styles, la préférée de Seth parmi les MotoKops. La crasse lui montait des mains jusqu'aux poignets, des pieds jusqu'aux mollets. La blouse blanche sans manches qu'elle avait enfilée ce matin-avant qu'il ne prenne le contrôle; celui-ci n'avait pas été permanent, mais Tak avait été presque tout le temps aux commandes, la faisant aller et venir comme si c'était son petit train électrique personnel-gisait sur le canapé, abandonnée. Ses mamelons lui faisaient mal.
Il m'a encore obligée à me pincer, pensa-t-elle en allant reprendre la blouse. Pourquoi ? Parce que Cary Ripton, le petit livreur de journaux, l'avait aperçue torse nue ? Oui, peut-être. Probablement.
Tout cela restait vague, comme d'habitude, mais elle en était à peu près s˚re. Tak s'était mis en colère...
et la punition avait commencé... sur quoi elle s'était éclipsée, rejoignant son fabuleux ‚ge d'or. Dès qu'il était retourné dans son antre pour regarder de nouveau ses foutus films.
Ces mauvais traitements-là l'effrayaient beaucoup. Elle avait eu davantage mal, en d'autres occasions, sans parler des petites humiliations mes-quines-Tak était un artiste en ce domaine-, mais cette façon de se pincer les seins présentait un côté sexuel manifeste. Il y avait aussi la manière dont elle s'habillait... ou ne s'habillait pas. De plus en plus souvent, Tak l'obligeait à enlever ses vêtements quand il était en colère contre elle, ou simplement quand il s'ennuyait. Comme si lui (ou Seth, ou tous les deux) la considérait comme le poster central de quelque revue masculine représentant Cassie Styles, la nana impitoyable mais incontestablement bien roulée. Hé, les mecs, reluquez-moi un peu les nénés de votre MotoKop préférée !
Elle ne savait pratiquement rien sur les relations établies entre l'hôte et le parasite, ce qui rendait sa situation encore pire. Elle supposait que Seth s'inté-ressait beaucoup plus aux modèles réduits qu'aux seins; après tout, il n'avait que huit ans. Mais quel
‚ge avait la chose, au-dedans de lui ? Et que voulait-elle ? Il y avait des possibilités, autrement sérieuses que les pinçons, qu'elle ne voulait même pas envisager. quoique, peu de temps avant la mort de Herb...
Non. Elle ne voulait pas y penser.
Elle enfila la blouse, la boutonna et jeta un coup d'oeil à l'horloge, sur la cheminée. Seulement seize heures quinze; Jan avait eu raison de dire déjà. Le temps avait toutefois indiscutablement changé, Catskill ou pas. Le tonnerre roulait, accompagné
d'éclairs, et la pluie s'acharnait avec tant de furie contre la baie vitrée qu'on aurait dit de la fumée.
La télé était allumée, dans l'alcôve. Le film, évidemment. Ce film horrible, ignoble. Ils en étaient à
leur quatrième copie de Regulators (Les Régulateurs). Herb avait ramené la première à la maison environ un mois avant sa mort. Et ce film avait constitué, d'une manière encore inexplicable pour elle, la dernière pièce du puzzle, la touche finale. Il avait, d'une certaine façon, libéré Tak... ou, mieux, l'avait canalisé, concentré, comme une loupe con-centrerait la lumière pour en faire du feu. Comment Herb, cependant, aurait-il pu savoir que cela se pro-duirait ? Comment elle-même l'aurait pu ? A cette époque, ils soupçonnaient à peine l'existence de Tak. Il s'était certes déjà attaqué à Herb, d'accord, mais d'une manière aussi insidieuse qu'une sangsue s'accroche à quelqu'un sous l'eau.
´ Tu me cherches, shérif ? ª grinçait Rory Calhoun.
Sans même s'en rendre compte, elle murmura pour elle-même: ´ Pourquoi ne pas laisser tomber ?
Dire que tout ça est terminé ? ª
´ Pourquoi ne pas laisser tomber ? ª déclara John Payne à la télé. Audrey voyait la trépidation lumi-neuse des reflets venus de l'écran, sur l'arche incurvée qui séparait le salon de l'alcôve. ´ Dire que tout ça est terminé ? ª
Elle s'avança sur la pointe des pieds,- fourrant les pans de la blouse dans son short (elle en possédait une bonne douzaine tous bleu foncé avec une bande latérale blanché à hauteur de la couture-il n'y avait pas rupture de stock en matière de shorts bleus, casa Wyler) et regarda. Seth était sur le canapé, ne portant qu'un caleçon MotoKops crasseux. Les murs, que Herb avait lambrissés en pin de toute première qualité, étaient hérissés de gros clous que Seth avait trouvés dans l'atelier, au fond du garage. De nombreuses lattes s'étaient fendues verticalement. Des images que Seth avait découpées dans diverses revues étaient accrochées à ces clous enfoncés n'importe comment. Surtout des cow-boys, des astronautes et, bien entendu, des MotoKops. quelques dessins de Seth étaient disséminés parmi elles, des paysages exécutés au feutre noir.
Sur la table basse, devant lui, étaient amoncelés une dizaine de verres dans lesquels séchaient des rési-dus de lait chocolaté, la seule boisson qu'acceptait Seth/Tak, et d'assiettes avec des portions de nourriture à demi entamées. Tous ses plats favoris: spaghettis Ćhef Boy-Ar-Dee ª et hamburger, nouilles
´ Boy-Ar-Dee ª et hamburger, soupe à la tomate avec de gros morceaux de hamburger émergeant du liquide en voie de pétrification comme autant d'atolls du Pacifique sur lesquels on aurait essayé
trop de bombes atomiques.
Seth avait les yeux ouverts mais le regard vide; lui et Tak étaient aux abonnés absents, peut-être pour recharger les batteries, peut-être pour dormir, paupière soulevée, comme un lézard sur un rocher bien chaud, peut-être pour s'imbiber du film d'une manière profonde et élémentaire que Audrey ne serait jamais capable de comprendre-ou n'aurait jamais envie de comprendre. A la vérité, elle se foutait complètement de savoir o˘ il-o˘ ça-était.
Elle allait peut-être pouvoir manger tranquillement; cela lui suffisait. Les Régulateurs duraient encore à peu près vingt minutes (visionnés pour la milliardionième fois casa Wyler) et elle pensait pouvoir au moins compter sur ce délai. Le temps de manger un sandwich et d'écrire quelques lignes dans le journal pour lequel Tak aurait très bien pu la tuer s'il avait su qu'elle le tenait.
Enfuis-toi. Arrête d'y penser et fais-le, Aud.
Elle s'immobilisa au milieu du salon, ayant temporairement oublié la laitue et le salami qui l'attendaient dans le frigo. La voix avait parlé si clairement qu'un instant elle avait cru qu'elle ne venait pas de sa tête; un instant, elle avait cru que Janice l'avait suivie depuis 1982 et se trouvait réellement dans la pièce avec elle. Elle se retourna, les yeux écarquillés, mais il n'y avait personne. Seulement les voix à la télé, Rory Calhoun disant à John Payne que le temps des discours était terminé et John Payne répli-quant: ´ Bon, si c'est comme ça que tu vois les choses... ª Karen Steele allait d'un instant à l'autre se jeter entre eux, leur hurlant d'arrêter, d'arrêter ! Une balle de Rory Calhoun destinée à John Payne allait la tuer, donnant le signal de la fusillade finale. KA-BOUM et KA-BAM jusqu à la conclusion.
Non, personne ici, sinon elle-même et ses amies mortes à la télé.
Ouvre la porte et prends la poudre d'escampette !
Combien de fois y avait-elle pensé ? Mais il y avait Seth, Seth pris en otage aussi bien qu'elle-même, peut-être même davantage. Autiste, sans doute, mais tout de même un être humain. Elle n'aimait pas trop imaginer ce que Tak pourrait lui faire, s'il était en colère. Et Seth était toujours là, intégralement: elle le savait. Les parasites se nourrissent de leur hôte mais ne le tuent pas... sauf pour une bonne raison. Parce qu'ils sont furax, par exemple.
Il fallait aussi qu'elle pense à elle-même. C'était bien joli, de dire d'ouvrir la porte et de prendre la poudre d'escampette, mais Janice ne comprenait peut-être pas que si Tak l'attrapait avant qu'elle ait eu le temps de faire sa sortie, il la tuerait presque certainement. Et si elle quittait la maison, à partir de quelle distance serait-elle en sécurité ? De l'autre côté de la rue ? Au carrefour suivant ? Dans le New Hampshire ? En Micronésie ? Même en Micronésie, elle ne serait pas s˚re de pouvoir se cacher. Parce qu'un lien mental existait entre eux. Le petit téléphone rouge PlaySkool-le Tak-phone-en était la preuve.
Oui, elle n'avait qu'une envie, s'enfuir. Oh, oui.
Mais, parfois, le remède peut être pire que le mal.
Elle repartit en direction de la cuisine pour s'arrêter de nouveau, ouvrant un oeil rond au spectacle que lui offrait la baie vitrée. Elle avait tout d'abord cru que la pluie tombait tellement dru qu'on aurait dit de la fumée, mais en réalité le plus gros de l'averse était passé. Ce qu'elle voyait était bel et bien de la fumée.
Elle se précipita à la fenêtre, regarda dans la rue et vit la maison Hobart qui br˚lait sous la pluie, envoyant de grands nuages blancs vers le ciel gris.
Elle ne vit ni véhicules ni gens autour, et la fumée l'empêchait de distinguer, un peu plus loin, les cadavres du garçon et du chien. Elle jeta un coup d'oeil vers le haut de la rue. Comment, pas de voitures de police ? Pas de véhicules de pompiers ? Il n'y en avait pas, mais ce qu'elle vit suffit à la faire pleurer doucement dans ses mains, qu'elle avait portées spontanément à sa bouche.
Une voiture, celle de Mary Jackson, elle en était certaine, était montée sur le trottoir entre la maison des Jackson et celle du vieux véto, emboutie dans la barrière qui séparait les deux propriétés. Le coffre était grand ouvert, et l'arrière paraissait enfoncé.
Mais ce n'était pas la vue de la voiture qui l'avait fait pleurer. Non loin, gisant sur l'herbe comme une statue renversée, il y avait le corps d'une femme.
Audrey tenta bien de se raconter que c'était autre chose-un mannequin venu d'un magasin, abandonné pour une raison quelconque sur la pelouse de Billingsley-puis elle y renonça. C'était un corps humain. Celui de Mary Jackson, et elle était aussi morte que... que Herb était mort.
Tak, pensa-t-elle. …tait-ce lui ? …tait-il śorti ª ?
Tu savais qu'il mijotait quelque chose, pensa-t-elle froidement. Tu le savais. Tu le sentais qui rassemblait ses forces, constamment dans son bac à sable avec ses foutus vans ou devant la télé, à bouffer ses hamburgers, à s'empiffrer de lait chocolaté et à
regarder, regarder, regarder. Tu l'as senti, comme on sent monter l'orage, les après-midi de canicule...
Au-delà de la femme, devant la maison des Carver, il y avait deux autres corps. David Carver, qui jouait parfois au poker avec Herb et les amis de celui-ci, le jeudi soir, était échoué comme une baleine sur les marches de son perron. Il avait un trou énorme dans l'estomac, au-dessus du maillot de bain qu'il mettait toujours pour laver sa voiture.
Et allongée sur le ventre, à même le perron, il y avait une femme en short blanc. Des mèches de cheveux roux entouraient sa tête comme une auréole frisottée. La pluie brillait sur son dos nu.
Ce n'est pas une femme, pensa Audrey. Elle se sentit frigorifiée, comme si on venait de lui frotter le corps avec de la glace. C'est juste une adolescente elle ne doit pas avoir plus de dix-sept ans. C'est la gamine que j'ai aperçue chez les Reed, en début d'après-midi. Avant de partir pour 1982. L'amie de Susi Geller.
Elle regarda de nouveau le bas de la rue, soudain s˚re qu'elle imaginait tout cela, que la réalité allait se rétablir instantanément, comme un élastique tendu que l'on rel‚che, lorsqu'elle verrait la maison Hobart intacte. Mais la maison Hobart br˚lait toujours, envoyait toujours d'énormes torsades de fumée parfumée au pin vers le ciel; et quand elle revint vers le haut de la rue, les cadavres jonchaient toujours le sol. Les cadavres de ses voisins.
´ «a a commencé ª, murmura-t-elle. Et de l'alcôve, derrière elle, telle une malédiction, Rory Calhoun lança cette réplique: Ón va rayer cette ville de la carte ! ª
Fiche le camp ! rétorqua Janice, une voix dans sa tête et non plus en provenance de la télé, mais tout aussi insistante. Ce n'est pas qu'il te reste peu de temps qu'il faut dire ! Tu n'en as plus ! Tu es déjà en retard ! Fiche le camp, Aud ! Fiche le camp ! Cours !
Vite !
D'accord. Elle renonçait à Seth, elle fuyait. Elle en serait peut-être bourrelée de remords, plus tard (s'il y avait un plus tard), mais pour le moment...
Elle se dirigeait déjà vers la porte, la main tendue vers la poignée, lorsqu'une voix s'éleva derrière elle.
Le timbre était celui d'un enfant, mais seulement parce qu'elle utilisait les cordes vocales d'un enfant.
Sinon, c'était un timbre dépourvu de toute tonalité
et d'amour, un timbre hideux.
Pis que tout, il n'était pas totalement dépourvu d'un certain sens de l'humour.
Úne minute, madame, dit Tak, la voix de Seth Garin imitant celle de John Payne. Pourquoi ne pas laisser tomber ? Dire que tout ça est terminé ? ª
Elle essaya d'ouvrir la porte, avec l'intention de tenter sa chance, malgré tout; elle était allée trop loin pour reculer, maintenant. Elle allait se jeter sous la pluie battante et courir. O˘ donc ? N'importe o˘.
Au lieu de tourner la poignée, cependant, sa main retomba le long de son corps et continua de se balancer comme un pendule en bout de course. Puis elle fit demi-tour, résistant de toutes ses forces mais n'en pivotant pas moins sur elle-même, pour faire face à la chose tapie dans l'alcôve, qu'elle appelait parfois l'antre, ou la tanière, car c'était exactement ce qu'était devenue la petite pièce, de l'autre côté de l'arche.
Dieu lui vienne en aide: elle était revenue de son refuge, et le démon qui se cachait dans la tête de son neveu autiste l'avait surprise à tenter de s'évader.
Elle sentit Tak qui s'insinuait sous son cr‚ne, prenait le contrôle, et elle avait beau être parfaitement consciente de tout ça, elle n'était même pas capable de crier.
Johnny dépassa en trombe le cadavre de la petite rouquine, la tête encore carillonnante de la balle qui lui avait frôlé l'oreille gauche... un bruit qui avait quelque chose d'un hurlement. Son coeur galopait comme un lièvre dans sa poitrine. Il s'était retrouvé
dans une sorte de no man's land entre les deux maisons, lorsque les vans avaient ouvert le feu, et se rendait compte qu'il avait une chance extraordinaire d'être encore en vie. Il était resté un instant pétrifié, tel un animal pris dans les phares d'un véhicule. Puis le pélot-un truc qui lui avait fait l'effet d'avoir la taille d'une pierre tombale-était passé
à quelques centimètres de sa tête et il avait alors foncé vers la maison Carver, la tête dans les épaules, les bras comme des pistons. Son existence venait de se simplifier merveilleusement. Il avait oublié
Soderson et son expression libidineuse de compli-cité ivrognesque, oublié comment il avait redouté
que Jackson découvre que sa tendre moitié, qui venait juste de se faire occire, rentrait apparemment chez elle après le genre de petit intermède qui a fourni matière à d'innombrables chansons country-western, oublié Entragian, Billingsley et tous les autres. Il ne pensait qu'à une chose: qu'il allait mourir dans le no man's land entre les deux maisons, abattu par des fous furieux qui portaient des masques et des tenues délirantes et brillaient comme des fantômes.
Il se retrouva dans un vestibule plongé dans l'obscurité, trop content de constater qu'il ne s'était pas pissé dessus. quelque part dans son dos, des gens hurlaient. Devant lui, sur le mur, s'étalait une collection de figurines Hummel. Elles étaient posées sur de petites étagères... et dire que les Carver me paraissaient parfaitement normaux, songea-t-il. Il se prit à pouffer et dut s'appuyer la paume de la main sur la bouche pour étouffer le rire qui montait. La situation n'avait rien, mais alors là rien, qui prêt‚t à l'hilarité. Sa peau avait un go˚t-simplement celui de sa transpiration, évidemment, mais un instant il crut y déceler un parfum de chatte et il se pencha, convaincu qu'il allait vomir. Il comprit qu'il risquait fort de s'évanouir si cela lui arrivait, et cette idée l'aida à se retenir. Il écarta sa main, ce qui l'aida encore davantage. Il n'avait d'ailleurs plus guère envie de rire, et c'était sans doute aussi bien.
´ Mon papa ! ª hululait Ellen Carver derrière lui.
Johnny chercha à se rappeler s'il avait jamais entendu (au Viêt Nam, par exemple) un cri aussi perçant, aussi chargé de chagrin et de douleur que celui qui montait de cette jeune gorge; non, jamais.
´ Mon papa !
-Chut, ma chérie... ª C'était la toute nouvelle veuve - Pie, comme l'appelait toujours David.
Encore elle-même secouée de sanglots, elle essayait de consoler sa fille. Johnny ferma les yeux, histoire de s'éloigner de tout ça, mais c'est alors qu'un souvenir hideux lui revint à l'esprit: le corps qu'il venait d'enjamber précipitamment, manquant de peu de le piétiner. L'amie de Susi Geller. Une petite rouquine, tout droit sortie de la bande à Charlie Brown, dans Peanuts.
Impossible de la laisser là o˘ elle était. Elle lui avait paru être aussi morte que Mary et le pauvre vieux Dave, mais il avait bondi au-dessus de sa forme allongée comme un champion du triple saut, l'oreille assourdie par la balle qui l'avait frôlé, les couilles tellement remontées qu'elles étaient aussi dures que des noyaux de pêche: pas exactement l'état qui convient pour poser un diagnostic raisonné.
Il rouvrit les yeux. Une fille Hummel en bonnet lui adressait un clin d'oeil en porcelaine. Alors, matelot, on vient peigner la girafe avec moi ? Il se tenait accoudé au mur; l'un des petits personnages avait dégringolé au sol et gisait en mille morceaux à
ses pieds. Il supposa qu'il l'avait fait tomber lorsqu'il s'était retenu de vomir, tout en s'efforçant de chasser de son esprit cette réplique grotesque: Pour les deux autres, je ne sais pas, mais celui du milieu ressemble à mon chat.
Il regarda sur sa gauche-avec l'impression que les tendons de son cou grinçaient; la porte de la maison Carver était toujours grande ouverte, mais la moustiquaire, à l'extérieur, restait entrouverte, bloquée par la main de la petite rousse, une main aussi blanche et immobile qu'une étoile de mer échouée sur la plage. La pluie, dehors, faisait paraître tout gris. Elle tombait avec un bruit sifflant régulier, comme vaporisée par un fer à repasser gigantesque. L'odeur de l'herbe lui parvenait, le parfum même de la fraîcheur humide, épicé par les arô-mes ‚cres de la fumée de résineux. Cet éclair a été
une bénédiction, pensa-t-il. La maison en flammes allait faire venir la police et les pompiers. Mais pour le moment...
L'adolescente. Une jolie petite rousse, comme celle dont Charlie Brown était amoureux fou. Il avait sauté par-dessus le corps, poussé par une impulsion aveugle, sauver sa peau. Attitude compréhensible, sur le coup, mais on ne pouvait la laisser ainsi. Pas si l'on souhaitait retrouver un jour le sommeil.
Il se dirigeait déjà vers la porte, lorsque quelqu'un le saisit par le bras. Il se tourna et vit le visage tendu et effrayé de Dave Reed, le jumeau aux cheveux plus foncés.
Ńon ª, dit-il d'un ton de conspirateur, dans un murmure rauque. Sa paume d'Adam jouait mécaniquement au yoyo dans sa gorge. Ńon, monsieur Marinville, ils sont peut-être encore là-dehors. Ils pourraient se remettre à tirer. ª
Johnny regarda la main posée sur son bras, mit la sienne dessus et l'en détacha avec douceur mais fermeté. Derrière Dave, il voyait Brad Josephson qui l'observait, un bras autour de la taille imposante de son épouse. Belinda donnait l'impression de trembler de tout son corps, ce qui, vu le volume considéré, remuait beaucoup d'air. Des larmes lui coulaient sur les joues, laissant des traînées couleur moka.
´ Brad, dit Johnny, emmenez tout le monde dans la cuisine. C'est la pièce la plus éloignée de la rue.
Faites-les asseoir par terre, d'accord ? ª Il poussa Dave dans cette direction. L'adolescent s'éloigna, mais avec lenteur, d'une démarche molle. On aurait dit un jouet mécanique au ressort dévidé et aux rouages rouillés.
Álors, Brad ?
-Entendu. Attention à ce qu'ils ne vous fassent pas sauter la tête. On a déjà eu notre compte.
-J'y veillerai; j'y suis très attaché.
-Eh bien, qu'elle le reste, attachée. ª
Johnny regarda Brad, Belinda et Dave Reed s'engager dans le couloir pour aller rejoindre les autres
-des ombres qui s'agglutinaient dans l'obscurité-puis se tourna vers l'entrée. Il y avait un trou de la taille d'un poing dans le haut de la moustiquaire, entouré de lambeaux de grillages enroulés sur euxmêmes. quelque chose de plus gros que ce qu'il aurait bien aimé croire (presque de la taille d'une pierre tombale, par exemple) était passé par là, manquant par miracle ses voisins regroupés dans le vestibule... du moins l'espérait-il. Aucun d'eux ne hurlait de douleur, en tout cas. Mais, bordel de Dieu, avec quoi les types dans les vans avaient-ils tiré ? quel projectile pouvait être d'un tel calibre ?
Il se laissa tomber à genoux et rampa en direction de l'air frais et humide venant du seuil. En direction de cette bonne odeur de pluie et d'herbe. Lorsqu'il fut le plus près possible, le nez pratiquement sur le grillage, il regarda à droite, puis à gauche. A droite, c'était bien: il voyait pratiquement jusqu'au carrefour, même si Bear Street elle-même était noyée dans une sorte de bruine. Rien de ce côté: ni vans, ni extraterrestres, ni barjots fringués comme des réfugiés de Stonewall Jackson. Il vit sa maison et se souvint que moins d'une heure avant il jouait de la guitare sur le perron, tout au plaisir de s'imaginer dans une autre existence. Jack Marinville le Rêvas-seur, toujours en route pour la ligne bleue de l'horizon, dans ses bottes Eric Andersen de soiffard, à la recherche des aubes violettes. Il pensa à sa guitare avec une nostalgie aussi aiguÎ qu'inutile.
Sur la gauche, la vue était moins bonne. Carrément dégueulasse, même. La palissade dans laquelle la Lumina de Mary s'était empapaoutée lui cachait pratiquement le bas de la côte. quelqu'un
-un tireur isolé, genre Confédéré en uniforme gris-pouvait très bien être accroupi quelque part dans le secteur, dans l'attente de la première cible qui se présenterait. Un écrivain sur le retour avec encore un certain nombre de rêves de midinette lui trottant dans la tête ferait tout à fait l'affaire. Il n'y avait probablement personne, évidemment; ils devaient bien se douter que les flics et les pompiers allaient rappliquer d'une minute à l'autre et avaient d˚ aller se faire voir ailleurs. Mais étant donné les circonstances, il ne pouvait pas se contenter d'un simple probablement. Car les circonstances en question étaient toutes plus aberrantes les unes que les autres.
´ Mademoiselle ? dit-il à la masse emmêlée de cheveux roux, de l'autre côté de la moustiquaire. Hé, mademoiselle, vous m'entendez ? ª Il déglutit et entendit un claquement bruyant monter de sa gorge. Son oreille ne carillonnait plus, les cloches avaient été remplacées par un bourdonnement régulier en fond sonore. Il se dit qu'il allait sans doute devoir le supporter pendant un certain temps.
Śi vous ne pouvez pas parler, bougez les doigts. ª
Pas un son. Les doigts de l'adolescente ne frémi-rent même pas. Elle ne semblait pas respirer. Il voyait la pluie couler sur sa peau claire de rousse, entre l'ourlet de son haut et la ceinture du short, mais rien d'autre ne paraissait bouger. Seule sa chevelure, luxuriante et vibrante, de deux tons plus sombres qu'orange, faisait l'effet d'être vivante. Les gouttes de pluie y brillaient comme des perles.
Le tonnerre gronda, moins menaçant, comme s'il s'éloignait. Il tendait la main vers la porte-moustiquaire lorsqu'il y eut une détonation, mais beaucoup plus faible que les précédentes. Il crut à un coup de feu d'un fusil de petit calibre, et s'aplatit au sol.
Á mon avis, c'était juste un bardeau qui écla-tait ª, murmura une voix proche. Johnny laissa échapper un cri de surprise, se tourna et vit Brad Josephson derrière lui. Brad se tenait également à
quatre pattes. Le blanc de ses yeux était très brillant dans son visage sombre.
´ qu'est-ce que vous fabriquez ici, bon Dieu ?
demanda Johnny.
-Hé, je viens rejoindre la joyeuse patrouille des Blancs, répliqua Brad. Il faut bien que quelqu'un vous empêche de trop en faire. C'est pas bon pour votre coeur.
-Je croyais que vous deviez conduire les autres dans la cuisine.
-Ils y sont, ils y sont, sagement assis par terre en rang d'oignons. Cammie Reed a essayé le téléphone. Rien du tout, comme le vôtre. La tempête, sans doute.
-Ouais, sans doute. ª
Le Noir regarda la masse de cheveux roux, sur le perron des Carver. Élle est morte, n'est-ce pas ?
-Je ne sais pas. J'en ai bien l'impression, mais...
je vais pousser le battant de la moustiquaire pour essayer de m'en assurer. Des objections ? ª
Dans le fond, il espérait que Brad allait lui répondre: bon Dieu, oui, que j'en ai, des objections, des tas, tout un volume in-quarto... mais l'autre secoua négativement la tête.
´ Vous avez intérêt à vous aplatir, reprit Johnny.
Sur la droite, ça va, mais on ne voit rien sur la gauche, à cause de la voiture de Mary.
-Je vais m'aplatir encore plus qu'une punaise sous une presse hydraulique.
-J'espère ne jamais vous voir dans un de mes séminaires d'écriture, si c'est pour me sortir des répliques pareilles. Et faites gaffe à pas vous couper avec les débris de porcelaine.
-Allez-y, si vous êtes décidé. N'attendez pas. ª
Johnny repoussa la moustiquaire. Il hésita, ne sachant trop comment s'y prendre, puis il saisit la main froide de la jeune fille et se mit à chercher le pouls. Pendant un instant, il ne sentit rien, et puis...
´ Je crois qu'elle est vivante ! murmura-t-il à Brad, une excitation retenue dans la voix. Il me semble sentir le pouls ! ª
Oubliant que des créatures en armes se dissimu-laient peut-être encore dehors, sous la pluie, il ouvrit la moustiquaire en grand, saisit une poignée de cheveux roux et souleva la tête de l'adolescente.
Brad l'avait rejoint sur le seuil et Johnny entendait sa respiration qui s'accélérait, tandis que lui parvenaient des odeurs mêlées de transpiration et de lotion après-rasage.