Il faut s’attendre à tout de la part de l’inspecteur principal Chen. Le sergent Huang se rappelait cette phrase de l’inspecteur Yu. Debout sous un grand arbre près de la sortie à l’arrière du parc, il patientait.
Il ne put s’empêcher de regarder de nouveau l’entrée du célèbre Centre qui, même à quelqu’un de Wuxi comme lui, paraissait encore mystérieux, presque interdit.
Il avait été surpris que Chen lui demande d’aider Shanshan. Était-ce à cause d’une chose dont lui aurait parlé le camarade secrétaire Zhao ? On disait que l’inspecteur principal savait s’y prendre avec les femmes. Après tout, il n’était à Wuxi que depuis deux ou trois jours.
Impossible toutefois de savoir ce que Chen préparait, compte tenu de ses relations à Pékin. Il pouvait avoir été envoyé là pour une mission très secrète. Dans ce cas, Shanshan pouvait être impliquée à un degré qu’un policier peu gradé tel que Huang ne saurait concevoir.
Elle avait été relâchée, mais la Sécurité intérieure, tout en orientant ses recherches vers Jiang, tenait à la garder dans son champ d’investigation. Une nouvelle information sur ses rapports avec Liu rendait la situation encore plus trouble. Chen était-il au courant de ses liens avec Jiang ? Huang décida de ne rien dire avant d’en savoir davantage.
Il avait été étonné que Chen lui demande de le voir ce mercredi après-midi. Il avait téléphoné environ une heure plus tôt en disant qu’il avait un peu de temps libre. Mais il était déjà deux heures et Huang avait dû trouver un prétexte de dernière minute pour s’absenter.
Il vit Chen sortir du Centre à grands pas et il se rassura vite en se disant que ce serait une occasion exceptionnelle de pouvoir travailler avec le légendaire inspecteur principal.
Il s’avança à sa rencontre. « Vous êtes à l’heure, chef. Quel est le programme aujourd’hui ?
— J’ai besoin de vous parce que j’aimerais poser quelques questions à Mme Liu. Comme je ne suis pas policier ici, je pense qu’elle ne me parlerait pas sans que vous soyez présent. »
Ainsi Chen sortait pour la première fois de sa réserve. Qu’il s’intéresse à Mme Liu n’était pas vraiment étonnant. La police locale aussi avait fouillé de ce côté-là, mais elle n’avait pas pu progresser. Mme Liu n’avait pas de mobile – Liu entretenait sa petite secrétaire depuis des années – et son alibi était solide. Par ailleurs, le scénario soutenu par la Sécurité intérieure impliquant Jiang avait bloqué toute tentative de Huang et de ses collègues pour poursuivre leurs investigations dans cette direction.
Huang avait une autre raison de se réjouir de la décision de Chen. Personne ne remarquerait leur démarche. La Sécurité intérieure et l’équipe de la police ne s’occupaient plus du tout de Mme Liu.
« Alors allons-y, dit Huang. Nous prenons un taxi ? C’est à une demi-heure à pied.
— Je préfère marcher si cela ne vous dérange pas. Nous pourrons parler en chemin.
— Bonne idée. »
Huang suggéra un raccourci à travers le parc et ils suivirent un sentier tracé parmi les saules et les pêchers en fleur. Plus loin toute une variété de bateaux parsemait le lac.
Il se mit à crachiner légèrement. Des oiseaux s’ébrouèrent dans le feuillage humide qui luisait.
« C’est un beau lac, dit Huang.
— Oui, mais gravement pollué, hélas. Il bruine sur le Fleuve, et les herbes sur l’eau sont comme un sol uni ; / Six Dynasties ont passé comme un rêve, et les oiseaux pleurent en vain. / Mais les saules du palais impérial restent, indifférents, / Enfouis dans le brouillard, comme autrefois, sur dix stades de digue. Il suffit de remplacer “le brouillard” par “les algues vertes”.
Huang avait été prévenu : c’était une caractéristique de l’inspecteur principal de citer de la poésie pendant une enquête ; les grands détectives pouvaient se permettre d’être excentriques, comme Sherlock Holmes.
Chen changea de sujet. « Du nouveau dans l’enquête, Huang ?
— Rien de neuf pour notre équipe, mais notre dernière conversation m’a poussé à faire quelques recherches personnelles.
— Vraiment ?
— Votre remarque sur le moment du meurtre m’a fait réfléchir. Je me suis penché sur l’histoire récente de l’entreprise. Et notamment, la perspective proche de l’ouverture du capital.
— Je vous suis, Huang.
— D’après une de vos traductions de romans policiers, un meurtre peut être commis pour cacher ou éviter un événement. Dans le cas présent, je penche plutôt pour la seconde hypothèse. Une fois que l’usine de produits chimiques Numéro Un de Wuxi sera introduite en Bourse, d’énormes capitaux vont affluer et elle consolidera sa position dominante dans l’industrie. Cela pourrait constituer une grave menace pour ses concurrents.
— Vous pensez que quelqu’un aurait essayé de torpiller le projet de Liu ?
— C’est possible, non ?
— C’est possible, mais il y a d’autres moyens d’y parvenir, plus simples à mettre en œuvre, et peut-être plus efficaces. Je reconnais que c’est une piste qui mérite d’être explorée, mais avec votre théorie il est difficile d’identifier un rival précis. Dans la compétition féroce du marché, une entreprise prospère peut avoir beaucoup d’adversaires, et pas seulement à Wuxi. En outre, un ennemi ne bénéficiera pas forcément de la mort de Liu. Quelqu’un lui succédera en douceur, et l’entreprise sera cotée en Bourse de toute façon. Le meurtre peut retarder quelque temps l’événement, mais pas l’empêcher.
— C’est vrai, approuva Huang.
— Continuez de creuser, lui dit Chen pour l’encourager tandis qu’ils sortaient du parc. Et Mme Liu, votre équipe l’a interrogée ?
— Zhou Liang, un gradé, lui a parlé. Elle a déclaré qu’elle se trouvait à Shanghai et jouait au mah-jong avec trois autres personnes ce soir-là. Un alibi solide. Zhou a vérifié.
— Aller jusqu’à Shanghai pour une partie de mah-jong ?
— Pour le mah-jong, il faut des partenaires de longue date. Et c’est très courant de jouer toute la nuit. Mme Liu vient de Shanghai. Ce n’est qu’à une heure de train. Elle s’y rend presque tous les week-ends.
— Tous les week-ends. Intéressant. Ainsi elle savait que Liu ne rentrerait pas ce soir-là et elle-même est partie jouer au mah-jong à Shanghai. Quel couple !
— Il y a deux ou trois ans, des rumeurs ont couru sur leurs problèmes conjugaux. Mais finalement ils s’entendaient bien. Ils ont acheté une maison à leurs deux noms. Et Mme Liu disposait apparemment d’un compte en banque bien nourri, pour ses dépenses personnelles.
— Quelque chose sur le bureau privé, et sur Mi, la petite secrétaire ?
— En ce qui concerne l’appartement-bureau, il a été attribué à Liu grâce au plan de logement de l’État en raison de son statut. Personne n’aurait refusé un tel cadeau. Comme ils avaient déjà la grande maison, on l’appelait bureau privé pour lui donner un semblant de justification. Quant à la petite secrétaire, j’ai entendu des choses sur elle. Mais une fille jeune et jolie est facilement la cible des ragots et c’est difficile de démêler le vrai du faux. Mme Liu devait connaître son existence depuis longtemps. Il y a une expression populaire à propos des nouveaux riches et des parvenus : Les fanions rouges flottent dehors sur les murs, mais le drapeau rouge se dresse à l’intérieur.
— Ce qui signifie ?
— Qu’un Gros-Sous peut avoir des maîtresses, des secrétaires, des concubines et tout ce qu’on voudra, mais qu’il ne divorce pas nécessairement, et ça ne signifie pas qu’il a des problèmes chez lui. Son foyer est un abri sûr pour lui. En outre, les Liu adorent leur fils. Il termine ses études universitaires. L’été dernier, il a fait un stage dans l’entreprise. En mère attentionnée, Mme Liu lui a apporté plusieurs fois des petits plats faits maison. »
Chen écoutait attentivement sans faire de commentaires. Ils tournèrent dans une bruyante artère commerçante qui menait à une petite rue tranquille. Là, un jeune chineur en haillons monté sur un tricycle chargé de bric-à-brac et surmonté d’une pancarte disproportionnée décrivant tous les articles recyclés circulait tranquillement dans la rue encombrée par son matériel indescriptible, comme s’il se promenait dans sa cour. Quand il passa devant eux, il se retourna et leur sourit.
« Il y a un autre facteur à prendre en compte, reprit Huang. La future introduction en Bourse. Au train où allaient les choses, c’était probablement une question de mois. Liu avait de grandes chances de récolter des masses d’argent, et son épouse aussi. Elle n’avait aucune raison d’intervenir.
— Bien vu », dit Chen.
La rue tournait pour rejoindre une promenade pavée de dalles de couleur. Ils y trouvèrent un panneau indiquant un autre parc.
« Le parc Li, dit Chen en montrant une affiche colorée qui représentait une beauté en costume traditionnel dans un bateau. Le lac Li alimente le lac Tai, n’est-ce pas ?
— Oui, mais certains ici le considèrent comme un lac distinct.
— C’est aussi le lac où après la bataille décisive entre Wu et Yue pendant la période des Printemps et des Automnes, Fan Li et Xisi ont passé des jours idylliques à bord d’un bateau. Je l’ai lu dans la brochure du Centre. Rien qu’une histoire pour attirer les touristes nostalgiques... »
Évoquer une beauté légendaire qui avait vécu plus de deux mille ans plus tôt alors qu’il s’apprêtait à questionner un suspect possible... Ce trait de caractère chez l’inspecteur principal pouvait être insupportable. Huang était allé plusieurs fois au parc Li, il avait vu des peintures et des poèmes à propos de Xisi, mais jamais il ne s’était soucié de savoir si cette vieille histoire était vraie ou pas.
«Nous sommes tout près, dit-il. Leur maison est juste derrière le parc. »
Effectivement, ils arrivèrent bientôt en vue d’un ensemble de villas. C’était un de ces quartiers huppés où les nouvelles constructions bordaient le lac tout en conservant un accès commode au centre-ville. Ce matin-là, il sembla à Huang que l’usine n’était pas loin pour Liu, avec la voiture de l’entreprise à sa disposition.
Située dans un cul-de-sac, la villa de Liu était construite sur trois niveaux, avec une grande cour à l’arrière et un garage pour trois véhicules à côté. Une voiture était garée dans l’allée. Elle n’appartenait pas à l’entreprise, remarqua Huang.
« Elle est plus grande que la villa du Centre, dit Chen en montant les marches de pierre.
— Le Centre a été construit au début des années cinquante », répondit Huang sans être vraiment sûr du sens de la remarque de Chen. Il sonna.
La femme qui ouvrit la porte devait avoir un peu plus de cinquante ans, elle était mince, jolie pour son âge, quelques fils d’argent striaient sa chevelure. Elle portait une élégante robe d’intérieur et des chaussons.
Plusieurs autres paires étaient posées sur un petit tapis de laine.
« Mme Liu, je suis le sergent Huang de la police de Wuxi, dit-il en montrant sa plaque, et voici un de mes collègues. »
Chen se présenta. « Je m’appelle Chen. Voulez-vous que nous enlevions nos chaussures, Mme Liu ?
— Je ne pense pas que les policiers y soient obligés, répondit-elle sur un ton indifférent.
— Nous y tenons, répondit Chen en se penchant pour dénouer ses lacets. C’est une si belle maison. »
Elle les conduisit dans un immense living où de hautes fenêtres laissaient voir la pelouse et les parterres soigneusement entretenus, ainsi qu’un petit bassin, mais à cette distance Huang ne le distinguait pas bien. Elle leur indiqua un canapé beige et leur offrit du thé avant de s’installer elle-même dans un fauteuil de cuir face à eux.
« Des collègues à vous sont déjà venus, messieurs. Qu’attendez-vous de plus aujourd’hui ?
— Tout d’abord, je veux vous présenter mes sincères condoléances, dit Chen. Le directeur général Liu a beaucoup œuvré pour le Parti, pour le peuple et pour l’entreprise. Nous ferons de notre mieux pour lui rendre justice, Mme Liu. Cependant, notre enquête a peu progressé jusqu’ici, c’est pourquoi j’aimerais avoir une conversation avec vous. Tout ce que vous direz, à propos de votre mari, de son travail ou de ses proches, peut nous être précieux.
— Liu était très pris, il travaillait comme un fou. Quand il rentrait, il était le plus souvent épuisé. Il n’avait plus assez d’énergie pour me parler de l’entreprise ou de ses collaborateurs.
— Ce soir-là, vous a-t-il dit qu’il devait recevoir quelqu’un dans son bureau privé ?
— Non. Comme je vous l’ai dit, il ne parlait pas de son travail ici.
— Aviez-vous remarqué quoi que ce soit d’inhabituel chez lui les jours précédant sa mort ?
— Il était de plus en plus occupé. À part cela, non, rien d’autre.
— Une autre question. Est-ce qu’il dormait mal les derniers temps ?
— Que voulez-vous dire ?
— Avait-il du mal à s’endormir ? Prenait-il des somnifères ?
— De temps en temps, il me semble, mais il était en bonne santé pour un homme de son âge.
— Vous saviez qu’il ne rentrerait pas ce soir-là, n’est-ce pas ?
— Oui. Il avait dit qu’il devait travailler sur un dossier important dans son bureau.
— Il vous donnait toujours son emploi du temps, Mme Liu ?
— Tout dépendait de son travail. S’il ne finissait pas trop tard, il essayait de rentrer et ne me téléphonait pas. Mais on ne pouvait jamais savoir. » Elle ajouta d’un air mélancolique : « Quand il a eu son bureau privé, au début il me prévenait toujours de ce qu’il ferait le soir. Mais ensuite il était tellement débordé qu’il ne le faisait plus... pas systématiquement.
— Vous vous rendez fréquemment à Shanghai, pratiquement tous les week-ends, paraît-il.
— Pas tous les week-ends.
— Une question personnelle, Mme Liu. Vous saviez que votre mari ne rentrerait pas ce soir-là et vous êtes partie pour Shanghai dans l’après-midi. Était-ce samedi ou dimanche ?
— Dimanche... » Elle paraissait légèrement gênée. « J’étais revenue à Wuxi le dimanche après-midi, mais j’ai été déçue qu’il soit encore retenu par son travail et je suis repartie le jour même.
— Autrement dit, vous avez fait deux voyages à Shanghai le week-end dernier.
— Je n’avais pas envie de rester toute seule dans cette grande maison.
— Ainsi vous n’étiez jamais inquiète ? intervint Huang. Un Gros-Sous prospère livré à lui-même, vous voyez ce que je veux dire.
— Il aime la vie de famille. Notre fils va terminer ses études de littérature à l’université de Pékin cette année, mais Liu lui avait fait faire un stage dans l’entreprise l’année dernière, et il m’avait fait part de son intention de lui confier un poste important.
— C’était vraiment un bon père », dit Chen en écho.
La conversation semblait ne mener nulle part.
Mme Liu parlait avec prudence et défendait à sa manière l’image de son époux défunt. Elle en disait très peu. Huang crut percevoir un regard de connivence de la part de Chen.
« Donc, dans la soirée de samedi dernier vous étiez avec des amis à Shanghai.
— Oui.
— Où étiez-vous le lendemain matin ?
— J’étais à l’église à Shanghai, avec une amie.
— Quelle église ?
— Moore Mémorial... pourquoi cette question ?
— Au croisement de la rue de Xizhuang et de la rue de Hankou, je sais. J’ai lu un livre à propos de l’influence protestante sur le développement du capitalisme.
— La nôtre est méthodiste. »
Mme Liu semblait déconcertée. Huang ne l’était pas moins.
« Que faisiez-vous dimanche dernier dans la soirée ?
— J’étais aussi avec mes amis. J’ai parlé d’eux à vos collègues.
— Qui d’autre, croyez-vous, pouvait connaître l’emploi du temps de Liu ce soir-là ? » poursuivit Chen, toujours imperturbable.
« Comment pourrais-je le savoir ?
— Par exemple, des personnes travaillant pour lui ?
— Mi, la secrétaire ? » intervint de nouveau Huang, cette fois au bon moment.
« Je ne souhaite pas parler d’elle », répondit Mme Liu dont les rides s’accentuèrent.
Chen n’insista pas et attendit patiemment que le silence s’installe dans la pièce.
« Vous auriez dû lui parler, dit-elle enfin.
— À propos, dit Huang. Mi a été nommée chef de bureau aujourd’hui. Une belle situation pour elle.
— C’est une traînée, croyez-moi, répondit Mme Liu avec violence. Elle n’a pas dépassé l’école élémentaire. Comment pourrait-elle être chef de bureau ?
— Elle a été longtemps la secrétaire particulière de Liu, dit Chen. Lui aussi devait avoir confiance en elle.
— Elle n’était rien pour lui. Elle ne s’intéressait qu’à l’argent, il me l’a dit. Comment a-t-elle pu obtenir une promotion aussi rapide ? Le monde marche vraiment sur la tête ! »
On pouvait difficilement être plus explicite. Après tout, c’était Liu qui avait fait de Mi sa secrétaire. Rien d’étonnant à ce que son épouse soit contrariée par cette promotion inexplicable si peu de temps après sa mort. Néanmoins il pouvait s’agir d’un geste destiné à apaiser les employés de la part de Fu, le nouveau directeur général, avant de commencer à établir son propre socle de pouvoir.
Le portable de Huang sonna. Il vérifia le numéro. C’était celui de son chef d’équipe, accompagné de la mention «urgent ». Il devait répondre. Il s’excusa, quitta la pièce et courut dehors en tirant la porte derrière lui sans la fermer.
Ce fut une longue conversation à propos des derniers développements de l’enquête. Dus encore une fois à la pression de la Sécurité intérieure. Huang écouta en fronçant les sourcils et en répondant par monosyllabes.
Lorsqu’il retourna dans le living, Chen parlait toujours avec Mme Liu. Huang n’avait aucune idée de ce qu’ils s’étaient dit en son absence, mais elle paraissait pleine de hargne.
Puis Chen se leva et annonça qu’il devait s’en aller. Huang l’imita sans plus de cérémonies.
La veuve leur montra sèchement la porte et la claqua derrière eux.
Ils marchèrent plusieurs minutes en silence et passèrent de nouveau devant le panneau du parc Li, chacun perdu dans ses pensées. Huang supposait que la conversation avec Mme Liu avait appris peu de chose à Chen et sans doute n’était-ce pas surprenant. Après tout, quel mobile aurait-elle eu ?
« Et si nous buvions quelque chose dans le parc ? » proposa Huang en essuyant son visage en sueur. C’était une chaude journée.
« D’accord. Nous devons aussi manger. Il est tard. Cherchons un endroit agréable. »
Encore un trait distinctif de l’énigmatique inspecteur principal dont Huang avait entendu parler. Un incorrigible épicurien avec un appétit infaillible même en pleine enquête criminelle. Mais il devinait aussi que Chen voulait en profiter pour discuter avec lui. Il était en effet très tard, il n’y aurait pas trop de touristes dans le parc.
Au lieu de se diriger vers un restaurant de style ancien niché derrière des bambous verdoyants près de l’entrée, Chen choisit un stand de rien du tout près du pied de la colline aride. Il commanda deux boîtes repas. Travers de porc à la mode de Wuxi sur du riz blanc.
Leur boîte à la main ils s’assirent sur un banc. Pas d’autres sièges à proximité, personne autour d’eux. Ils n’avaient pas à craindre qu’on les entende.
« Excellent choix, chef.
— Quand j’étais enfant, les gens n’allaient pas souvent au parc. Le prix du bus, du billet d’entrée, sans parler de celui d’un repas... Un jour, ma mère m’a emmené au parc Xijiao et m’a offert une boîte repas. Le meilleur que j’ai mangé, du moins dans mon souvenir. Naturellement, c’était très différent en ce temps-là. Je vous offrirai un vrai dîner de travers de porc à la mode de Wuxi quand nous aurons bouclé notre enquête, dit Chen portant à sa bouche un morceau de viande à la sauce aigre-douce avec un plaisir manifeste. Que pensez-vous de Mme Liu ?
— Vous avez mis le doigt sur un élément que nous avions négligé. Elle est allée à Shanghai samedi, puis de nouveau dimanche. C’est étrange. Pensez-vous...
— Trop voyant pour que cela ait été prémédité, dit lentement Chen. À propos, c’est un long coup de téléphone que vous avez reçu là-bas, Huang.
— C’était le chef de notre équipe. Au sujet de Jiang.
— Jiang... vous m’avez parlé d’un nouveau venu dans la ligne de mire de la Sécurité intérieure, il s’agit de lui ?
— Oui. Il a été arrêté. Ils semblent avoir réuni de nouveaux indices contre lui.
— Qu’ont-ils trouvé ?
— D’après la Sécurité intérieure, il faisait chanter Liu. Quand Liu a voulu le dénoncer, Jiang l’a assassiné.
— Parlez-moi de ce Jiang.
— Je ne sais pas grand-chose. Il paraît qu’il était chef d’entreprise ici avant de devenir activiste écologiste il y a plusieurs années. Grâce à son expérience professionnelle, il est bien placé pour connaître les problèmes de pollution. Il s’est mis à parler. Les entrepreneurs qu’il accusait nommément de polluer le lac ont été frappés d’infamie à Wuxi. Il a commencé à en faire chanter d’autres. Ils devaient acheter son silence, pour ainsi dire. Il a dû découvrir quelque chose sur l’usine de Liu.
— La Sécurité intérieure a des preuves ?
— Jusqu’à maintenant, pas vraiment, mais telle est sa théorie. Jiang faisait chanter Liu pour une grosse somme. Toute révélation sur la pollution provoquée par son usine à ce stade pouvait mettre en péril le projet d’ouverture du capital.
— Rien d’autre qu’une théorie ?
— Eh bien, une usine de la région a déjà rétribué Jiang par le passé. En tant que consultant en écologie. L’accord est quelque peu ambigu. Il pourrait s’agir d’une vraie rémunération comme d’un pot-de-vin en échange de son silence.
— Mais alors pourquoi aurait-il assassiné Liu ? demanda Chen en secouant la tête. C’est généralement la victime du chantage qui a un mobile pour tuer, pas l’inverse.
— Quelque temps avant le meurtre, on les a entendus se disputer dans le bureau de Liu. D’après la Sécurité intérieure, Jiang a menacé Liu de rendre publiques certaines informations et Liu de le dénoncer à la police pour chantage. Après tout, les autorités locales auraient pu facilement faire taire Jiang. C’est pourquoi il a assassiné Liu.
— Qu’a dit Jiang ?
— Il a tout nié, bien entendu.
— Nous ne pouvons exclure un tel scénario, mais je dirais que ce n’est qu’un scénario qu’aucune preuve ne corrobore.
— C’est tout ce que je peux vous dire. » Huang haussa les épaules.
Y avait-il autre chose ? Huang crut voir dans les yeux de Chen une question qui reflétait la sienne.
« Pouvez-vous trouver davantage d’informations sur Jiang ?
— Je ferai de mon mieux, chef. A propos, il paraît que Shanshan connaît Jiang elle aussi.
— Ils se consacrent tous les deux à la protection de l’environnement, il me semble. »
Une fois encore, Huang décida d’attendre d’en savoir plus.
Tout en parlant ils avaient terminé leur repas. Chen se leva pour jeter les emballages dans la poubelle. Huang consulta sa montre. Les membres de son équipe allaient commencer à s’interroger sur son absence prolongée.
« Encore une question, chef, dit-il en prenant la serviette en papier que Chen lui tendait. Quel est ce livre que vous avez lu ?
— Quel livre ?
— Celui dont vous avez parlé à Mme Liu, qui traite du rapport entre religion et capitalisme.
— Oh, c’est un livre de Max Weber. Je l’ai trouvé par hasard à la bibliothèque du Centre.
— Mais pourquoi en avoir parlé ?
— Je voulais savoir si elle fréquente régulièrement cette église. Elle n’a pas lu le livre, mais au moins elle sait que Moore est une église méthodiste. » Pensif, il ajouta : « Mais c’est aussi une question à laquelle j’ai réfléchi. Pourquoi est-on capable de faire n’importe quoi pour de l’argent ? Une partie de la réponse est l’effondrement du système éthique. Les Chinois croyaient au confucianisme, puis au maoïsme, mais à présent ? En ces temps matérialistes nos journaux regorgent désormais de “nouveaux honneurs et de nouvelles hontes”. Qui croit encore à ces choses-là ? »
Cela pouvait facilement tourner à la discussion philosophique, autre caractéristique de l’impénétrable inspecteur principal dont Huang était averti, mais il n’avait aucune idée de comment réagir.
Il s’excusa de devoir rejoindre vite son équipe. Personne ne savait qu’il collaborait avec Chen. Ce ne serait pas une bonne idée de rester trop longtemps absent.