Les mystères de la cathédrale

La foule des strasbourgeois se pressait sur le Pont aux Supplices. La construction de pierre enjambait le cours nonchalant de l’Ill qui, au sud, formait deux bras renflés comme une panse de porc pour se rejoindre au nord. Situé à proximité de la cathédrale, le pont était une fois par mois le lieu d’un spectacle macabre attirant jeunes et vieux.

Le matin même, le tribunal des fraudes avait siégé et condamné au supplice de la planche ou de la cage un homme faisant du vin frelaté, un faux-monnayeur, un boucher véreux vendant du chat en guise de lapin et un bourgeois que sa femme battait avec son consentement. Le bruit courait aussi qu’une belle, engrossée par son confesseur derrière l’autel de l’église Saint-Stéphane, serait noyée aujourd’hui.

En se rendant à la cathédrale, Afra se laissa entraîner par la foule vers le pont sans savoir ce qui attirait la curiosité d’autant de badauds. Les strasbourgeois se tenaient serrés les uns contre les autres sur les deux rives du fleuve en se grandissant pour ne rien manquer de l’événement. Les premiers rayons de soleil printanier réchauffaient timidement l’atmosphère.

Une odeur pestilentielle d’eaux usées montait de la rivière si paresseuse à cet endroit, qu’on n’aurait pu dire exactement dans quel sens elle coulait.

En examinant les eaux de plus près, on voyait, flottant à la surface, des cadavres d’animaux, de chats et de rats ainsi que toutes sortes d’immondices et d’excréments. Mais nul ne s’en souciait.

Tous les regards étaient tournés vers le pont au milieu duquel se dressait un treuil muni d’une longue flèche ressemblant aux grues que l’on voit sur les chantiers des cathédrales. À l’extrémité de la flèche était suspendue une grande corbeille semblable à ces cages dans lesquelles on enferme les volailles et les animaux domestiques pour les vendre sur le marché.

Lorsque le prévôt, vêtu de sa robe noire et coiffé d’une grosse toque, grimpa sur un tonneau lui servant d’estrade, les badauds se turent immédiatement.

Six sergents sanglés de cuir, à l’allure martiale, malmenaient les six hommes condamnés quelques minutes auparavant sur la place de l’hôtel de la ville.

Tantôt ils les poussaient, tantôt ils les traînaient, cherchant à les mettre en rang devant le prévôt.

Ce dernier déclina l’identité des criminels, puis lut les sentences que la foule accueillit par un délire d’acclamations et d’applaudissements parmi lesquels s’élevèrent quelques rares protestations.

Le marchand de vin frelaté ayant écopé d’une peine moins sévère que les autres, une seule et unique immersion, fut le premier supplicié. Deux sergents s’emparèrent de lui et l’enfermèrent dans la cage.

Les quatre autres sergents se suspendirent à la flèche qui, par un mouvement de balancier, expédia la cage avec le petit malfrat dans les airs, puis ils firent pivoter la flèche vers la rivière et sautèrent à terre.

La cage plongea dans l’eau.

L’eau bouillonna, gargouilla et clapota, comme lorsqu’on saigne un cochon et que son sang coule à flots dans une marmite. En un clin d’œil, la corbeille et le marchand de vin avaient disparu dans les eaux fangeuses et fétides de la rivière.

Le prévôt, une main puis l’autre levée, compta dans sa tête jusqu’à dix en détendant un à un chacun de ses dix doigts. Après expiration, l’infortuné fut ressorti du cloaque.

Des femmes, au premier rang, poussaient des cris et frappaient des couvercles de casseroles les uns contre les autres puis entonnèrent en chœur :

— Encore ! Encore ! Au bouillon !

Le numéro se reproduisit trois fois de suite pour les autres criminels pour finir par le boucher qui, condamné à la peine la plus sévère, fut immergé quatre fois dans l’eau. Lorsque l’homme fut enfin sorti de l’Ill, il faisait pitié à voir.

Le visage dégoulinant de crasses et d’immondices, il ne pouvait ouvrir les yeux. Agenouillé dans la cage, il se cramponnait aux barreaux en essayant de reprendre son souffle. Lorsque les sergents le délivrèrent de sa prison, il s’effondra sur le pont.

— Il n’est pas près de recommencer à nous vendre du chat mort, cria une mégère furieuse.

Et un homme de forte constitution, le visage rougeaud, leva le poing en hurlant à la cantonade :

— Pourquoi tant d’indulgence ! Qu’on pende cette canaille !

La foule approuva vivement, et reprit à tue-tête :

— Qu’on pende cette canaille !

Les cris de fureur mirent longtemps à se calmer. Tout à coup, le silence se fit, un silence si intense qu’on pouvait entendre les bruits cahotants du tombereau tiré par un âne qui, venant de la grand-place, se dirigeait maintenant vers le pont. Les badauds s’écartèrent pour le laisser passer. Certains spectateurs se signaient.

De temps à autre, un « oh » ou un « ah » rompait le silence.

Le tombereau transportait un sac de toile fermé par un nœud. On devinait que ce qu’il contenait n’était pas bien gros. On entendait des petits gémissements.

Sur le sac était posée une touffe de cheveux roux peignée comme une queue-de-cheval. Un valet, vêtu de rouge, guidait l’âne buté qui refusait de faire les derniers mètres pour atteindre le milieu du pont.

La suite du spectacle provoqua chez Afra une réaction de stupeur et d’horreur.

à peine le tombereau s’était-il immobilisé que deux sergents s’en approchèrent, attrapèrent le sac dans lequel quelque chose gigotait et le jetèrent dans le fleuve par-dessus la balustrade.

Le sac dériva un moment sur les eaux nauséabondes, puis se redressa à la verticale comme un navire qui va couler à pic, et avant même qu’on y ait pris garde, il avait disparu dans le courant.

Les badauds regardaient en silence la mèche de cheveux que le courant entraîna encore un moment vers l’aval. Des gamins s’amusèrent à lancer des pierres dans sa direction jusqu’à ce que le dernier souvenir de la belle disparaisse à son tour.

Après cela, la dernière exécution passa presque inaperçue. Sur un ton ennuyé, précipité et inaudible, le prévôt annonça qu’un curé ayant fait un usage personnel des aumônes de ses paroissiens, avait été condamné par le tribunal épiscopal à avoir la main droite tranchée.

Un sergent sortit sans la moindre émotion ladite main du morceau de tissu qui l’enveloppait et la lança loin dans la rivière.

Afra sentit les larmes lui monter aux yeux, elle venait d’être le témoin d’une exécution capitale qui la révoltait. Elle se faufila en courant à travers la foule en direction de la cathédrale.

Pourquoi cette jeune fille était-elle morte tandis que son confesseur, un homme pervers, s’en tirait sans qu’on ait touché à un seul de ses cheveux ?

En chemin, Afra passa dans une rue où le feu avait dévasté plusieurs maisons dont il ne restait que des ruines. Un vaste incendie avait détruit en effet plus de quatre cents maisons, qui n’avaient pas encore été reconstruites. Il régnait une odeur désagréable de poutres consumées.

Elle savait où trouver Ulrich : au bout de la rue débouchant sur la façade occidentale de l’édifice. Il passait là le plus clair de ses journées ainsi que ses soirées parfois, assis sur une pierre, contemplant et admirant l’église construite en grès rose des Vosges qui prenait au couchant du soleil une teinte pourpre.

Depuis trois mois, Ulrich von Ensingen se rendait presque quotidiennement au palais épiscopal pour voir l’évêque Wilhelm von Diest. Et, tous les jours, on lui faisait dire que son éminence n’était pas encore rentrée de son voyage d’hiver.

Ce n’était un secret pour personne que l’évêque de Strasbourg, joueur et alcoolique, n’avait jamais été ordonné prêtre et qu’il devait cette investiture, à défaut d’érudition et de dévotion, au sang bleu qui coulait dans ses veines et à la protection du pape de Rome.

Personne ne s’étonnait que son éminence passât l’hiver en compagnie de sa concubine dans les contrées plus chaudes de l’Italie, ni qu’il soit constamment en bisbille avec son chapitre et en particulier avec son doyen, Hügelmann von Finstingen, lequel convoitait lui-même sa fonction.

Hügelmann, un homme intelligent, à la mise aussi irréprochable que ses manières, avait congédié Ulrich quand celui-ci, fort de la lettre de l’évêque Wilhelm, avait fait valoir ses droits d’engagement comme architecte. depuis plus d’un siècle déjà, la direction des travaux de la cathédrale ne relevait plus de l’autorité de l’évêque mais de celle du parlement de la ville.

Et ce dernier venait précisément d’engager un nouvel architecte ayant pour mission d’ériger, sur la façade occidentale de la cathédrale, une flèche qui reléguerait dans l’ombre toutes celles déjà existantes.

aveuglé par le soleil et absorbé dans la contemplation de la façade de l’église, dont le porche pointu ressemblait à la coque d’un navire à la proue fichée dans le sol et la poupe s’évertuant à monter verticalement dans le ciel, Ulrich ne vit pas Afra arriver.

Ce n’est que lorsqu’elle posa la main sur son épaule qu’il leva rapidement les yeux vers elle et lui dit :

— Ce maître Erwin était vraiment un génie. Il n’a malheureusement pas pu voir l’achèvement de ses travaux.

— Tu n’as pas besoin de te déconsidérer ainsi, lui rétorqua Afra. Pense à la cathédrale d’Ulm. C’est ton œuvre et, quand on parle d’elle, ton nom est toujours cité.

Ulrich pressa la main d’Afra avec un sourire où pointait une once d’amertume. Puis, dirigeant son regard vers les hauteurs, il lui dit sur un ton résigné :

— Que ne donnerais-je pour pouvoir élever sur cette longue nef une flèche qui parachèverait la construction géniale de maître Erwin !

— Tu obtiendras cette mission, lui dit Afra en guise de réconfort. nul autre que toi n’a les capacités de réaliser une telle œuvre.

— Afra, ne te donne pas la peine de me consoler. Je ne me doutais pas que j’avais misé sur le mauvais cheval, objecta l’architecte.

Afra souffrait de le voir si abattu. Elle ne s’inquiétait pas de leur avenir matériel. Grâce à la cathédrale d’Ulm, Ulrich avait gagné plus d’argent qu’ils ne pourraient jamais en dépenser, à condition qu’ils mènent une vie raisonnable. Ils avaient loué une maison confortable dans la Bruderhofgasse.

Mais Ulrich n’était pas le genre d’homme à se contenter de ses acquis, il débordait d’idées, et la vue de cette église inachevée le rendait fou.

Le lendemain, Afra rassembla son courage et alla rendre visite à l’ammeister, le chef du parlement qui, entouré de quatre settmeister, gouvernait cette riche ville. Elle portait une jolie robe de lin clair qui n’impressionna pas vraiment le vieil homme blasé.

Avec sa chevelure brune couronnant son visage et retombant sur ses épaules, il avait l’allure impressionnante d’un flibustier.

Il recevait au premier étage de l’hôtel de ville, dans une vaste salle meublée avec goût. Le bureau derrière lequel il se tenait assis, aussi grand qu’un char à bancs, donnait aux visiteurs le sentiment qu’il était inaccessible et imperméable à leurs problèmes.

La réalité prouvait le contraire puisqu’il accueillait quotidiennement deux à trois cents solliciteurs, plaignants et requérants, qui devaient faire la queue, laquelle s’étirait certains jours jusqu’à l’extérieur de l’hôtel de ville sur la place.

Après qu’Afra eut exposé sa requête, l’ammeister quitta son fauteuil, dont le dossier dépassait le haut de son crâne d’au moins deux aunes et se dirigea vers l’immense fenêtre qui le fit apparaître encore plus petit. Les mains croisées dans le dos, il regardait au dehors :

— Dans quels temps vivons-nous pour qu’une femme soit obligée d’intervenir en faveur de son époux ? Maître Ulrich aurait-il perdu la parole ? Serait-il muet pour vous envoyer en ambassade ? dit-il sans se retourner.

Afra répondit tête baissée :

— Noble messire, Ulrich von Ensingen n’est pas muet, il est plutôt fier, trop fier pour vous vendre ses services comme un marchand vend ses légumes. C’est un artiste, et les artistes aiment qu’on fasse appel à eux. De plus, il n’est pas au courant de ma visite.

— Un artiste ! s’exclama l’ammeister d’une voix de stentor, trois fois plus fort qu’avant. Qu’entends-je là ? Maître Erwin qui, tel un magicien, fit surgir du sable la cathédrale, ne s’est jamais considéré comme un artiste.

— C’est possible, mais les talents de maître Ulrich sont comparables à ceux de maître Erwin. Il est indéniable que la cathédrale d’Ulm suscite autant d’admiration que celle de Strasbourg.

— Mais d’après ce qu’on dit, la cathédrale d’Ulm n’est pas achevée. Vous pourriez peut-être m’expliquer pourquoi maître Ulrich a abandonné son travail en cours ?

Afra s’était imaginé l’entrevue plus aisée. Si elle voulait sauver la mise, elle devait choisir judicieusement ses arguments.

En tout dernier recours, elle pourrait faire valoir que l’évêque Wilhelm, bien qu’elle sache depuis qu’il n’avait aucune responsabilité dans l’avancement des travaux, avait lui-même invité Ulrich à Strasbourg.

— Il me semble, reprit Afra la rage au cœur, que vous ignorez encore que le bourgeois d’Ulm ne sont qu’un peuple de bigots menant par ailleurs pour la plupart une vie dépravée. Quand maître Ulrich a émis l’intention de construire la plus haute tour de la chrétienté, les bourgeois se sont figuré que le sommet de la flèche toucherait le ciel. Ils l’ont alors accusé de commettre un sacrilège. À ce moment-là, le hasard a voulu qu’Ulrich von Ensingen reçoive une lettre de votre évêque Wilhelm von Diest lui demandant de venir à Strasbourg pour ériger la plus haute tour de l’Occident.

En entendant le nom de Wilhelm von Diest, le visage de l’ammeister s’empourpra. Il se retourna vers Afra avec un visage sombre.

— Ce maudit fils de pute ! marmonna-t-il d’une voix blême. Afra n’en croyait pas ses oreilles. Son éminence n’a que foutre de la construction de la cathédrale, poursuivit-il, cet évêque lubrique n’est même pas autorisé à dire la messe. À quoi lui servirait une cathédrale ? 

Afra faillit lui répondre :

— Et vous-même, à quoi vous servirait-elle ? Mais elle ravala sa question et se tut.

— Et pourquoi maître Ulrich ne s’est-il pas adressé directement à moi ? demanda l’ammeister sur un ton plus conciliant cette fois. Nous venons tout juste d’engager Werinher Bott. Je suis désolé, mais nous n’avons pas besoin d’un deuxième architecte. 

Afra haussa les épaules avec résignation :

— Comment aurions-nous pu savoir que votre évêque n’était pas impliqué dans les travaux ? Depuis notre arrivée au début de l’année, maître Ulrich s’est rendu en vain presque tous les jours au palais épiscopal pour le rencontrer. Enfin, quoi qu’il en soit, je vous remercie de m’avoir écoutée. Si vous aviez besoin des services de maître Ulrich, vous pouvez le trouver dans la Bruderhofgasse. 

Afra s’abstint de raconter à Ulrich son entrevue avec l’ammeister. Cela n’aurait fait qu’accroître son dépit. L’architecte conservait l’espoir que la situation tourne à son avantage.

Il ne se laissait pas dissuader de faire des plans et des croquis figurant les deux futures tours.

Le jour de la Saint-Joseph, la nouvelle circula dans Strasbourg que Wilhelm le lubrique – comme tout le monde l’appelait – était de retour. Son éminence avait troqué sa concubine parisienne, avec laquelle il vivait, contre une autre du même acabit, mais sicilienne cette fois, avec des yeux noirs, des cheveux bruns et une peau aussi lisse et sombre que celle d’une olive.

Il s’écoula plus d’une semaine avant qu’il apparaisse pour la première fois aux yeux des Strasbourgeois car, à l’instar de ses prédécesseurs, l’évêque ne résidait pas à Strasbourg mais dans un de ses châteaux à Dachstein ou à Saverne, et il ne s’installait que très rarement en ville dans le palais épiscopal.

Les bourgeois et les évêques ne faisaient pas bon ménage à Strasbourg. Leur aversion mutuelle ne datait pas d’hier. Ils s’étaient combattus un siècle et demi plus tôt et l’évêque de l’époque avait essuyé une défaite.

Depuis lors, les évêques de Strasbourg, pour avoir gouverné la ville à leur guise, avaient perdu tout pouvoir officiel sans perdre toutefois leurs nombreux partisans qui, à la vérité, étaient toujours prêts à les suivre bien qu’ils ne disent que pis que pendre en public au sujet de l’actuel évêque, Wilhelm le lubrique.

L’évêque reçut maître Ulrich dans une sombre salle d’audience, dont le décor ne rappelait que vaguement sa splendeur passée. Wilhelm, un homme à la carrure imposante, portant sur son visage le goût du plaisir, se présenta à l’architecte dans une sorte de déshabillé, coiffé d’une mitre dorée marquant sa fonction. Il lui tendit avec solennité sa main droite pour la baiser et s’exclama avec emphase :

— Maître Ulrich von Ensingen, au nom du Christ notre Seigneur, soyez le bienvenu. On m’a dit que vous m’attendiez depuis fort longtemps.

Son accent guttural trahissait sans méprise possible ses origines hollandaises.

L’architecte le salua d’une formule toute faite et lui exprima immédiatement ses condoléances pour la mort de son messager :

— Comme je vous l’ai fait savoir, ce fut un accident tragique provoqué par une crapule, un homme de main, un certain Leonhard Dümpel qui a reçu le châtiment qu’il méritait. Que Dieu ait pitié de l’âme de ce pauvre pécheur !

— Il suffit. De mortuis nil nisi bene [8], dit-on si je ne m’abuse. Je n’ai pas été informé de la mort du messager. Effectivement, cela fait longtemps que je ne l’ai pas vu.

— Pourtant, je vous avais envoyé une lettre !

— Ah bon ?

— Oui, dans laquelle je vous avertissais du décès de votre messager et vous transmettais mes condoléances.

Le visage dubitatif de l’évêque s’illumina subitement comme s’il venait d’être touché par la grâce du Saint-Esprit. Il tapota du bout de son index sa coiffe :

— Ah, j’y suis, maintenant, je m’en souviens. J’ai reçu votre réponse m’informant que vous vous refusiez, imprudentia causa, à défaut de plus amples informations, à élever la plus haute tour de la chrétienté à Strasbourg. J’espère qu’entre-temps, vous avez changé d’avis.

Ulrich von Ensingen acquiesça :

— Des incidents malencontreux m’ont empêché de poursuivre mon travail à Ulm. La mort de votre messager n’est pas étrangère à mon revirement. Mais permettez-moi de vous poser une question : est-il vrai, comme on le dit, qu’il n’est pas en votre pouvoir de décider de l’avenir de la cathédrale ?

Wilhelm von Diest, manifestement troublé par la question, eut un geste brusque de dépit, et sa mitre dorée glissa légèrement en arrière découvrant son crâne rose et chauve. L’évêque replaça à la hâte l’emblème chancelant de sa dignité.

— à qui, maître Ulrich, accordez-vous plus de crédit, à la populace des rues ou à Wilhelm von Diest, évêque de Strasbourg ? répondit-il sur un ton offusqué.

— Mes excuses, éminence, loin de moi l’idée de vous offenser. Mais Michel Mansfeld vient de confier à Werinher Bott la mission d’ériger les flèches de la cathédrale.

— Je suis au courant, répliqua l’évêque froidement. sachez juste que l’or ouvre toutes les portes. Un général en chef a dit un jour dans sa sagesse que la plus imprenable des forteresses ne résistait pas à l’arrivée d’un petit âne chargé de sacs d’or. Ne vous inquiétez pas ! Faites-moi confiance, aussi vrai que je m’appelle Wilhelm von Diest, vous construirez ces tours. 

— puisse Dieu vous entendre. Mais expliquez-moi pour quelles raisons j’ai l’honneur de jouir de votre confiance ?

L’évêque eut un sourire insidieux :

— Cela ne vous regarde pas, maître Ulrich.

L’attitude déconcertante de l’évêque troubla l’architecte à tel point que ce dernier s’en aperçut :

— Vous pouvez me faire confiance. présentez-nous un projet nous donnant une idée de la manière dont vous concevez ces tours. établissez un état détaillé indiquant le nombre d’hommes et les matériaux nécessaires à la réalisation. Combien de temps vous faut-il pour produire cette estimation ? s’empressa-t-il d’ajouter.

— Une semaine au plus, répondit l’architecte sans réfléchir. Je dois vous faire un aveu, éminence, pendant votre absence, j’ai travaillé sur les plans.

— Je vois que nous sommes faits pour nous entendre ! répliqua l’évêque en tendant la main à l’architecte pour qu’il la baise à nouveau. Bien que cela déplût à Ulrich, il obtempéra.

Ulrich n’était pas certain de pouvoir faire confiance aux déclarations de cet étrange évêque de Strasbourg. Il retrouvait toutefois une lueur d’espoir trompant efficacement, en tout état de cause, la mélancolie qui l’envahissait lorsque, du matin au soir, il élaborait ses projets de tours.

À l’évidence pour lui, les deux tours devaient être construites dans un style différent de celui de la nef, non seulement à cause des contraintes physiques, mais surtout pour créer un effet d’optique.

Il fallait qu’elles soient légères, presque aériennes pour ne pas écraser le paysage urbain.

Depuis son entrevue avec l’évêque Wilhelm von Diest, il s’était écoulé trois jours lorsque l’ammeister de Strasbourg, Michel Mansfeld, se présenta sans prévenir à la Bruderhofgasse. Son attitude plutôt aimable contrastait avec celle qu’il avait eue lors de son entrevue avec Afra à l’hôtel de ville.

— Vous avez eu raison d’attirer mon attention sur maître Ulrich, déclara-t-il. Il s’est produit hier un événement tout à fait imprévisible. Maître Werinher Bott a fait une chute des échafaudages. Un accident regrettable !

Ulrich fut comme frappé par la foudre. Il revit dans sa tête l’évêque avec son sourire insidieux.

— Est-il mort ? s’enquit-il, interdit.

— C’est tout comme, répondit l’ammeister sèchement. Paralysé. Il ne peut plus bouger ni les bras ni les jambes. Vous exercez une profession dangereuse, maître Ulrich.

— Je sais, balbutia-t-il, hébété, en lançant à Afra un regard interrogateur.

— maître Ulrich, vous devinez la raison de ma visite ?

L’architecte le regarda d’un air hésitant.

— Je n’en ai pas la moindre idée, mentit Ulrich, car les intentions de l’ammeister semblaient évidentes.

— Je ne vais pas vous torturer plus longtemps. Écoutez-moi : après concertation et approbation du parlement de la ville, je suis chargé de vous confier la mission de construire les tours de la cathédrale.

Un peu plus, et Ulrich von Ensingen partait d’un grand éclat de rire : deux propositions venant de deux personnes différentes pour un même projet.

Il essaya de garder son sérieux sans savoir exactement quelle attitude adopter.

Ce fut finalement Michel Mansfeld lui-même qui le sortit de son embarras.

— Vous avez jusqu’à demain pour réfléchir. J’attends votre décision avant la tombée de la nuit. Puis, nous pourrons envisager de voir la suite. Dieu vous garde !

Sans crier gare, Michel Mansfeld disparut aussi brusquement qu’il était arrivé.

— Je crois que je te dois une explication, intervint Afra timidement.

— C’est bien l’impression que j’ai moi aussi. Où as-tu fait la connaissance de Michel Mansfeld ?

Afra, hésitante, ravala sa salive, puis se lança :

— Je lui ai rendu visite pour lui demander de te confier ce travail. Mais entre-temps, l’évêque t’avait fait la même proposition. 

— Tu en avais parlé à Michel Mansfeld ? 

— Oui. 

— Ce n’était pas une bonne idée, je crois. Tu sais que l’évêque et l’ammeister sont comme chien et chat, ils ne peuvent se supporter.

Afra haussa les épaules.

— Je l’ai fait dans une bonne intention. 

— Je te l’accorde. mais j’imagine volontiers sa réaction. 

— Oui, et je ne m’y attendais pas. Quand j’ai prononcé le nom de l’évêque, j’ai cru qu’il allait piquer une colère et m’envoyer promener sur-le-champ. Enfin, malgré tout, je suis parvenue à attirer son attention sur toi.

— N’a-t-il pas demandé pourquoi je n’étais pas venu personnellement ?

Afra s’arrêta stupéfaite.

— Tu as très bien jugé le personnage. Il a effectivement posé cette question. 

— Et qu’as-tu répondu ?

— Je lui ai dit que tu étais un artiste, que les artistes ont leur fierté, qu’ils répugnent à quémander du travail.

— Quelle habileté !

Afra répliqua avec une pointe de malice dans la voix :

— Oui, il m’arrive d’en faire preuve parfois.

Bien que l’architecte eût pu être satisfait de la tournure des événements, son visage se rembrunit subitement.

— Je ne sais que penser de tout cela. Il y a trois jours, je me trouvais dans une impasse et, maintenant, tout se déroule comme l’évêque me l’avait annoncé. 

— Tu ne crois pas à la thèse de l’accident ? 

Ulrich fit une grimace comme s’il venait d’avaler une arête de poisson.

— Je vois trois explications qui me semblent toutes aussi plausibles les unes que les autres : soit Wilhelm von Diest est un devin. C’est une éventualité.

— Soit ?

— Soit c’est une vile canaille doublée d’un assassin. Ce qui ne m’étonnerait pas de lui. 

— Et la troisième possibilité ? 

— Soit je me trompe complètement et tout cela n’est en fait que dû au hasard. 

— à mon avis, tu ne devrais pas te mettre martel en tête. Tu n’es pour rien dans ce retournement de situation. Quant à moi, je penche plutôt pour la troisième solution. 

Le jour même, Ulrich tenta d’obtenir une audience chez l’évêque.

L’architecte voulait percer le jeu de Wilhelm von Diest et savoir qui était son véritable maître d’œuvre.

Il emporta ses plans dans l’état où ils se trouvaient, afin de prouver qu’il n’était pas resté inactif.

L’évêque Wilhelm était évidemment au courant de l’accident survenu à maître Werinher.

Il ne fit même pas semblant de s’apitoyer sur son sort. Au contraire même.

— Je n’ai de toute façon jamais tenu Werinher en haute estime, dit-il froidement.

L’évêque ne s’intéressait qu’aux plans qu’Ulrich étala sous ses yeux. Lorsque l’architecte souligna que son éminence avait la primeur de ces esquisses, l’évêque se pâma et se mit à sautiller d’un pied sur l’autre en louant le Seigneur d’avoir fait naître de la glaise un tel artiste.

La scène ne manquait pas d’un certain comique. Ulrich fit tout son possible pour conserver son sérieux.

Il lui restait néanmoins à poser la question qui le préoccupait tant, à savoir, qui de l’évêque ou de l’ammeister était le véritable commanditaire de la construction. L’évêque le devança.

Mais, contrairement à ce qu’il avait prétendu quelques jours auparavant, Wilhelm von Diest affirma que les travaux relevaient de la responsabilité du Parlement, à qui il revenait aussi, en dernier lieu, confia-t-il à Ulrich en confidence, d’assumer les coûts. Il déplora aussi par ailleurs le manque de goût et de jugement de la populace et de ses gouverneurs.

Ulrich ne comprenait pas pourquoi il jouissait des faveurs de l’évêque. Et même après mure réflexion, l’affaire conservait tout son mystère.

Le passé lui avait appris que rien dans la vie, absolument rien, ne vous arrive tout cuit dans le bec.

La construction des tours ne masquait-elle pas d’autres intérêts de Wilhelm von Diest ?

Ulrich se rendit le lendemain avec ses plans à l’hôtel de ville où il déclara à Michel Mansfeld qu’il acceptait la mission.

Lorsque le petit homme se leva derrière la grande table vide, il parut encore plus petit.

— Voilà donc le vœu de votre épouse exaucé, dit-il d’un air narquois en tendant la main à Ulrich.

L’architecte acquiesça avec une vivacité dissimulant son embarras.

— Je vous ai apporté les premiers plans que je n’ai qu’ébauchés faute d’avoir eu plus de temps. Considérez-les comme des esquisses, comme une sorte de représentation idéale qui ne tient pas compte des contraintes architectoniques. 

Les yeux écarquillés et la mine réjouie, Michel Mansfeld considéra les plans qu’Ulrich déployait sur la table :

— Vous êtes un véritable magicien ! déclara-t-il gaiement. comment avez-vous fait pour réaliser ces plans en si peu de temps ? Par la Sainte Vierge Marie, n’auriez-vous pas quelques accointances avec Satan ? On ne savait jamais si Mansfeld parlait sérieusement ou s’il se moquait.

— Pour être franc, répliqua Ulrich, cela fait longtemps que je réfléchis à ce projet.

— Alors que vous n’ignoriez pas que nous en avions confié la réalisation à maître Werinher ! Vous deviez pourtant vous attendre à ce qu’il ne se concrétise jamais !

— Oui, malgré cela.

— Maître Ulrich, vous êtes un véritable mystère pour moi. Mais parlons un peu de l’avenir maintenant. Combien de temps vous faudra-t-il pour mener à bien l’exécution de ces plans ?

— Difficile à estimer.

Ulrich se frotta le nez comme à l’accoutumée lorsqu’il était incapable de fournir une réponse précise.

— Beaucoup de facteurs entrent en jeu, reprit-il, cela dépend tout d’abord des moyens que vous êtes prêt à investir. Mille ouvriers travaillant sur un chantier sont plus efficaces que cinq cents. Encore plus important, les matériaux. Si vous les faites venir de loin par bateaux, cela prendra plus de temps et reviendra à plus cher.

Michel Mansfeld saisit Ulrich par le bras et l’attira vers la fenêtre. La place du marché à leur pied grouillait de gens.

Des marchands proposaient des étoffes précieuses venant d’Italie ou du Brabant, des meubles et des objets d’ameublement, des fanfreluches et des articles de luxe venant des quatre coins du monde.

Mansfeld se tourna vers Ulrich.

— Regardez bien, observez ces hommes élégants, ces marchands avec leurs bourses à la main, ces négociants et ces changeurs. Cette ville est l’une des plus riches qui soient au monde. Ne mérite-t-elle pas d’avoir aussi la plus merveilleuse des cathédrales qui soient sur terre ! Si vous estimez avoir besoin de mille ouvriers pour la construction de la tour, vous les aurez. L’argent ne manquera pas aussi longtemps que je resterai ammeister de Strasbourg. En ce qui concerne les matériaux, depuis que maître Erwin a travaillé pour nous, le chantier possède ses propres carrières à Wasselnheim, à Niederhaslach et à Gressweiler. Et les paysans du coin s’enorgueillissent d’effectuer les transports gracieusement se contentant, en guise de rémunération, d’une chope de vin le jour de la Saint-Adolphe. Dans ces conditions, combien d’années vous faudra-t-il pour mener à bien votre projet ? 

Ulrich retourna à ses plans, les classa et caressa les parchemins en réfléchissant.

— Donnez-moi trente ans, et votre cathédrale aura les plus hautes tours de la chrétienté, si hautes que ses flèches disparaîtront dans les nuages.

— Trente ans ? répéta Michel Mansfeld, visiblement déçu. Sauf votre respect, maître Ulrich, le monde fut créé en sept jours. Je ne suis pas certain que nous puissions voir de notre vivant l’achèvement de ces tours !

— Vous avez raison, mais c’est le sort de beaucoup d’architectes qui meurent avant l’achèvement des travaux. Songez à maître Erwin ! Bien qu’une nef pareille n’ait jamais été aussi vite construite, il n’a jamais vu ce superbe édifice achevé. En ce qui concerne les tours, chaque pied ajouté en hauteur requiert une dépense supplémentaire de temps et d’argent. Pensez à la construction d’un simple mur, la première rangée de pierres est vite posée, la deuxième et la troisième suivent dans la foulée, mais dès que le mur atteind la taille d’un homme, la construction se ralentit et devient plus compliquée. Il faut un échafaudage et une grue pour hisser les pierres. L’érection d’une tour nécessite de mettre en œuvre des moyens extraordinaires.

Michel Mansfeld acquiesça d’un air compréhensif. Il regarda l’architecte droit dans les yeux et lui demanda :

— Et quelles sont vos prétentions pour ce travail ?

Ulrich s’attendait évidemment à la question.

— Pour chaque pied ajouté à chaque tour, vous me donnerez un florin d’or. Je sais que cela représente une grosse somme si les tours atteignent les cinq cents pieds de haut. Mais vous ne courez aucun risque. Vous ne paierez que ce que vous verrez concrètement, sans tenir compte du projet initial que j’ai en tête, répondit-il avec assurance.

Michel Mansfeld réfléchit. Aucun architecte n’avait jamais encore exigé pareille rémunération. Mais étant pressé, il manda son secrétaire.

Lorsque l’homme arriva vêtu d’un pourpoint mi-long d’où ressortaient deux jambes fluettes, il s’assura à nouveau des prétentions d’Ulrich :

— Vous êtes sérieux ?

— Absolument sérieux, confirma maître Ulrich.

L’ammeister tendit le bras vers le secrétaire :

— écrivez : les bourgeois de Strasbourg, ville libre de l’empire, représenté par Michel Mansfeld, lui-même ammeister, passent avec Ulrich von Ensingen, ce troisième jour après le cinquième dimanche de carême, le contrat suivant. Point. L’architecte Ulrich, venant d’Ulm en compagnie de son épouse Afra, résidant actuellement dans la Bruderhofgasse, reçoit la mission d’élever pour la plus grande gloire de Dieu les tours de notre cathédrale, dont la hauteur ne devra pas excéder les cinq cents pieds. Nous mettons à sa disposition mille ouvriers et lui accordons une rémunération d’un florin d’or par pied de hauteur. Point.

— … un florin d’or par pied. Point, répéta le secrétaire.

— Faites-en une copie, lui ordonna Mansfeld, de telle sorte que nous puissions disposer d’un exemplaire chacun.

Le secrétaire exécuta les ordres. Puis il saupoudra les deux parchemins de sable, souffla pour éliminer le surplus qui s’éleva comme un nuage de poussière dans la pièce.

— Signez ici ! dit Michel Mansfeld en tendant par-dessus la table à Ulrich le premier exemplaire, puis le second. Après que l’architecte eut apposé sa signature sur le parchemin, il inscrivit la sienne.

— Désormais, tout ira mieux, lui dit Afra quand il rapporta la bonne nouvelle à la maison.

Elle se complaisait dans le rôle de l’épouse de l’architecte et quand bien même ce ne serait qu’un rôle, Afra couvait l’espoir de mener à partir de maintenant une vie plus sereine.

Ulrich passa les jours suivant Pâques et certaines nuits aussi dans le bureau de chantier installé dans une chapelle latérale de la cathédrale. Il y retrouva les anciens plans de maître Erwin. Les parchemins, bien que jaunis, donnaient néanmoins des indications précieuses : l’église avait été construite pour une part sur les fondations d’un édifice ancien, l’autre moitié s’appuyait sur de solides poutres de frêne qui s’enfonçaient dans la terre à une profondeur de trente pieds.

Maître Erwin n’avait malheureusement pas tenu compte dans ses calculs de la construction d’une ou de deux tours. À moins que, s’étant tellement embrouillé dans ses opérations, il ait tout simplement renoncé à envisager de les construire.

Quelques jours plus tard, Ulrich gravit les marches montant à la balustrade au-dessus du portail occidental en compagnie d’Afra. Il avait apporté une planchette et un fil à plomb.

Contrairement à Ulm, où l’ascension était périlleuse à cause de l’instabilité des échelles, c’était ici presque un plaisir de monter tout en haut.

De là, on jouissait d’un panorama analogue à celui qui s’offre au sommet d’une haute montagne, située en l’occurrence ici, au cœur de la ville.

Tout en bas, le lacis de ruelles ressemblait aux fils d’une toile d’araignée et les toits avec leurs faîtages pointus à des tentes.

Couverts, pour la plupart, de chaumes ou de bois, il suffisait d’un rien pour qu’ils prennent feu.

On pouvait même voir l’intérieur des conduits de cheminée. Les premières cigognes étaient déjà revenues de leurs quartiers d’hiver et s’affairaient à construire leurs nids sur les toits les plus élevés.

Au loin, par-dessus la nef de la cathédrale, on apercevait la vallée verdoyante du Rhin où le grand fleuve miroitait au soleil.

Ulrich tapota sur l’épaule d’Afra. Il avait accroché le fil à plomb à la planchette de bois, comme un hameçon à une ligne, et le laissait pendre dans le vide à l’extérieur, côté sud, par-dessus le garde-fou. Il laissa filer la cordelette entre ses doigts jusqu’à ce que le poids touche le sol en bas.

— Voilà, c’est parfait ! dit-il satisfait en fixant le fil à la balustrade. Puis, se tournant vers Afra : fais attention à ce que le fil ne glisse pas sur le côté. Il suffirait d’un centimètre pour que toutes mes mesures soient fausses.

Puis il redescendit tout en bas sur la place devant le porche principal.

En l’espace de quelques instants, un attroupement s’était formé. Les gens intrigués observaient l’étrange manœuvre. Le bruit avait vite couru que maître Ulrich von Ensingen avait pris la suite de Werinher Bott, cet architecte prétentieux que les Strasbourgeois n’appréciaient guère.

De surcroît, l’homme buvait et passait pour un coureur de jupons, ce qui lui valait quelques ennemis. Le nouvel architecte gagna donc d’emblée la sympathie des gens et surtout celle du peuple.

La construction de la cathédrale divisait les Strasbourgeois en quatre clans qui se querellaient comme chien et chat : d’un côté, Michel Mansfeld qui pouvait compter sur l’appui du peuple.

De l’autre, ses acolytes soutenus par la grande bourgeoisie qui, comme de coutume, tirait son pouvoir de son argent. Venait ensuite le clan du chapitre de la cathédrale réunissant un peu plus d’une trentaine de personnalités.

Toutes pouvaient prouver, soit par la branche maternelle ou paternelle, leurs titres de prince ou de comte en remontant sur quatorze générations. Mais toutes se fichaient complètement de la doctrine de l’Église. Leur fortune et leur influence étaient aussi importantes que celles de la grande bourgeoisie. Le peuple leur avait trouvé un surnom : le clan de la noblesse fainéante. Enfin, il y avait le clan de l’évêque, détesté de tous, fauché, partisan du pape, dont il ne fallait pas sous-estimer l’influence et surtout la perfidie.

Le nouvel architecte, jouissant des faveurs du peuple et de l’évêque, ne manqua pas d’attirer l’antipathie des deux autres clans.

Maître Ulrich traversa la place avec un morceau de bois en forme de croix tronquée d’un bras.

À une distance approximativement égale à la moitié de la hauteur de la façade occidentale, il tendit à la verticale son instrument de mesure en l’alignant sur la cordelette du fil à plomb.

Point n’était besoin d’un niveau pour constater que toutes les lignes verticales sur le côté droit formaient un angle avec le fil à plomb.

Malgré la lente oscillation du fil à plomb, Ulrich put constater que la partie septentrionale de la façade était de deux pieds plus haute que la partie nord.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’enquit Afra quand Ulrich l’eut rejointe sur la plate-forme.

Son visage était grave :

— Cela signifie que les poteaux de bois soutenant l’église s’enfoncent progressivement dans le sol, tandis que les vieilles fondations sur l’autre côté résistent bien à la pression.

— Tu n’y es pour rien, Ulrich !

— Bien sûr. On ne peut que reprocher à maître Erwin d’avoir été un peu naïf dans son travail et d’avoir cru que les poteaux de frêne auraient une stabilité égale à celle des anciennes piles de pierre.

L’architecte se tourna et fixa un point au loin. Afra comprenait vaguement les conséquences de la découverte d’Ulrich.

— Cela signifie, avança-t-elle prudemment, que les fondations de la cathédrale sont trop faibles pour soutenir les tours ? L’église pourrait, tôt ou tard, s’incliner voir même s’effondrer ? 

— Exactement, confirma Ulrich en se retournant.

Afra passa tendrement son bras sur ses épaules. Dans la vallée du Rhin encore illuminée de soleil, le brouillard montait et voilait l’horizon. L’avenir d’Ulrich s’assombrissait.

En remontant le fil à plomb, Afra se pencha sur la balustrade et regarda en bas.

Elle réfléchissait, quand, soudain, sans relever les yeux, elle s’exclama :

— La cathédrale d’Ulm n’a qu’une flèche. Pourquoi les bourgeois de Strasbourg ne se contenteraient-ils pas d’une seule flèche ?

Maître Ulrich secoua la tête :

— Mes plans précédents font figurer deux tours sur la façade occidentale. C’est une question d’harmonie. La cathédrale de Strasbourg avec une seule tour ressemblerait à l’affreux géant Polyphème avec son unique œil.

— Ulrich, tu exagères !

— Absolument pas. Il m’arrive de penser qu’une malédiction pèse sur cette ville. Et en particulier sur moi. 

— Tu ne dois pas dire cela.

— C’est pourtant la vérité.

Trois jours durant, Ulrich garda ce secret pour lui. Il ne parlait plus, ne mangeait plus. Son état inquiétait Afra. Du matin jusque très tard dans la nuit, il cherchait le moyen de préserver l’équilibre harmonieux de la construction. Au quatrième jour, comme le comportement d’Ulrich ne s’était pas modifié et qu’il avait quitté la maison sans un mot, Afra se rendit sur le chantier.

— Tu dois informer Michel Mansfeld que tu es dans l’impossibilité de réaliser les projets tels que tu les avais conçus. Il n’y a aucune honte à cela. Si tu le souhaites, je t’accompagne.

Ulrich se leva d’un bond en lançant sa craie contre le mur et s’écria hurlant :

— Tu m’as déjà une fois humilié en allant le voir sans m’en avoir averti. Crois-tu que je sois incapable de m’expliquer avec ce grand personnage ?

Afra fut saisie de frayeur. Elle n’avait encore jamais vu Ulrich dans un tel état. La situation n’était certainement pas agréable pour lui. Mais pourquoi déchargeait-il toute sa colère sur elle ? Ils avaient vécu ensemble des moments beaucoup plus difficiles. Afra se sentait blessée.

Ulrich, furieux, s’empara de ses plans et abandonna Afra dans le bureau de chantier. Elle sentit les larmes sourdre sous ses paupières. Comment Ulrich pouvait-il se métamorphoser à ce point ? Soudain, elle eut peur, peur de l’avenir.

En rentrant chez elle, Afra voyait les pignons étroits des hautes maisons vaciller devant ses yeux. Elle se mit à courir. Personne ne devait voir qu’elle pleurait. Au comble du désarroi, elle ne savait même plus dans quelle direction elle avançait. Dans la Predigergasse non loin du couvent des dominicains, elle ralentit le pas pour essayer de se repérer. À cet instant précis, elle croisa un mendiant manchot qui, ayant remarqué qu’elle était perdue, lui dit en passant à ses côtés :

— Vous avez perdu votre chemin, belle dame ? à votre mise, on voit bien que vous n’êtes pas du quartier.

Elle essuya du revers de sa manche les larmes qui roulaient sur ses joues.

— Tu connais le quartier ? lui demanda-t-elle.

— Un peu. Dites-moi où vous voulez aller. Certainement pas dans la Judengasse ou dans la Brandgasse.

Afra comprit ce qu’il sous-entendait. Les rues dans lesquelles elle s’était fourvoyée n’étaient pas situées dans les beaux quartiers.

— Dans la Bruderhofgasse, répondit-elle hâtivement.

— Oui, c’est plus votre genre.

— Alors, dites-moi par où passer ! s’impatienta Afra en toisant le manchot d’un air hautain.

Contrairement à la plupart des mendiants traînant sur le parvis de la cathédrale ou autour des couvents de saint-Arbogast, de sainte-Élisabeth ou encore de sainte-Claire sur le marché aux chevaux, le manchot ne faisait pas une si pitoyable impression.

Si les manches de sa tunique étaient en lambeaux, l’étoffe était de bonne qualité et la coupe à la mode. À le voir ainsi, on devinait qu’il avait dû connaître des temps meilleurs.

— Si vous n’avez pas honte de me suivre, dit le mendiant en baissant les yeux, je vous montre le chemin. Vous pouvez garder vos distances.

Imaginant que le vieux voulait gagner un peu d’argent, Afra sortit de sa ceinture un sou qu’elle lui tendit.

Il s’inclina en s’excusant :

— Pardonnez si je vous tends la main gauche, mais j’ai perdu la droite.

— Tu n’as pas besoin de t’excuser, répliqua Afra.

Quand il s’était penché pour la remercier, elle avait compris, au duvet de son crâne portant encore la marque de la tonsure, que cet homme était un ancien moine. Le personnage était assez mystérieux.

— Je dis cela juste parce que la plupart des gens considèrent la main gauche comme l’instrument du diable. Mais je n’ai pas le choix, il ne me reste plus que celle-là.

— Je suis désolée. Que vous est-il arrivé ? 

Le manchot tendit le reste de son bras droit coupé à la hauteur du coude qui présentait un moignon difforme.

— Voilà ce qu’il arrive quand quelqu’un fait un usage personnel des deniers de l’église !

— Vous voulez dire…

Le mendiant acquiesça.

— Quand le temps change, ça me fait encore mal aujourd’hui.

— Qu’as-tu volé ? lui demanda Afra par simple curiosité, alors qu’ils s’engageaient dans la Bruderhofgasse.

— Si je vous dis la vérité, vous n’allez pas me croire et vous me mépriserez.

— Pourquoi, le devrais-je ?

Afra et le mendiant marchèrent un moment côte à côte.

Ce curieux tandem éveillait la méfiance des badauds, mais Afra ne s’en souciait guère.

— Je me suis servi dans les troncs d’une église, finit par avouer subitement le mendiant.

Comme Afra n’affichait aucune réaction, il poursuivit :

— J’étais doyen du chapitre de Saint-Thomas, la fonction n’est guère lucrative. Un jour, une jeune femme, beaucoup plus jeune que moi, me demanda de l’aide. Elle venait de mettre au monde un enfant conçu avec un ecclésiastique de ma communauté. La jeune femme avait perdu son travail à la suite de cette naissance. Elle et son enfant crevaient la misère. N’ayant personnellement que très peu d’argent, je me suis servi dans les troncs pour la secourir. 

Afra eut un hochement de stupeur. Cette histoire la touchait au plus profond d’elle-même.

— Qu’est-il arrivé ensuite ?

— On m’avait vu, et je fus dénoncé précisément par l’homme qui avait mis enceinte la jeune femme. Pour épargner la mère, j’ai tu les motifs qui m’avaient poussé à agir. De toute manière, on ne m’aurait pas cru. 

— Et l’ecclésiastique ?

Le mendiant eut du mal à répondre :

— Il a pris ma place comme doyen du chapitre de Saint-Thomas. On m’a démis de mes fonctions parce qu’un curé ne peut dispenser de sacrements avec la main gauche. Quant à la droite, elle a fini dans les eaux de l’Ill jetée du Pont aux Supplices.

Afra se sentait mal en arrivant devant la maison de la Bruderhofgasse.

— Attendez ici, lui dit-elle.

Elle disparut à l’intérieur pour revenir un instant plus tard.

— Redonnez-moi le sou, dit-elle avec un manque d’assurance dans la voix.

Le mendiant sortit la pièce de sa poche et la tendit à Afra sans une hésitation.

— Je savais que vous ne me croiriez pas, dit-il tristement.

Afra prit la pièce d’une main et, de l’autre, lui en tendit une autre.

Le mendiant ne comprenait rien. Il regarda désappointé le creux de sa main.

— Mais c’est un demi-florin ! Par la Sainte Vierge Marie, vous avez perdu la tête ?

— Absolument pas, répliqua Afra, non, absolument pas.

Le récit du mendiant avait rappelé à Afra sa propre histoire. Toutes ces dernières années, elle avait refoulé les images du pauvre petit paquet de chiffons suspendu aux branches du sapin en cherchant à se persuader qu’il s’était agi d’un mauvais rêve. Elle n’avait jamais parlé à Ulrich de la naissance de cet enfant.

Subitement, le passé lui remontait à la mémoire, son accouchement au pied de l’arbre, le petit paquet de chair vivante tombé sur la mousse, le sang qu’elle avait essuyé dans sa chemise déchirée, les pleurs du nouveau-né qui résonnaient dans la forêt. Qu’était-il advenu du petit garçon ? Avait-il survécu ? Avait-il été dévoré par des animaux sauvages ? Elle avait la conscience rongée de remords.

Sur ces entrefaites, la nuit était tombée et Afra monta dans sa chambre au premier étage. Le bruit des fêtards qui, à cette heure, commençaient à revivre, montait de la rue. Elle laissa couler ses larmes et la douleur, qui la torturait, céda petit à petit.

S’il était encore en vie, l’enfant aurait dix ans aujourd’hui. Un beau petit garçon vêtu de beaux habits ? Un valet dépravé à la solde d’un bailli ?

Ou un gamin déguenillé mendiant un morceau de pain de porte en porte ? Afra se dit qu’elle serait incapable de reconnaître son propre fils si leurs chemins se croisaient.

Comment avait-elle pu faire une chose pareille ?

Abandonnée à son chagrin et à sa mélancolie, elle entendit un bruit. Imaginant que c’était Ulrich qui rentrait, elle s’empressa d’essuyer ses larmes et descendit.

— Ulrich, c’est toi ? lança-t-elle dans l’obscurité.

Mais elle n’obtint pas de réponse. Tout à coup, elle fut envahie par une peur inexpliquée. Elle se précipita spontanément dans la cuisine à l’arrière de la maison où elle prit une torche dans le feu pour allumer une chandelle.

Et maintenant, le bruit se répétait, une sorte de grincement de porte. Armée de sa chandelle qu’elle élevait devant elle, Afra se glissa sur la pointe des pieds jusqu’à la porte qu’elle trouva fermée à clef. Si les vitres en culs-de-bouteille avaient le mérite d’empêcher les passants de voir à l’intérieur, elles empêchaient aussi Afra de voir à l’extérieur. Elle monta donc au premier, entrouvrit légèrement une fenêtre donnant sur la Bruderhofgasse et jeta un œil en bas. Dans un recoin du mur de la maison d’en face, elle crut apercevoir une silhouette sombre. Peut-être se faisait-elle seulement des idées ?

Elle crut d’ailleurs rêver quand elle sentit deux mains dans sa nuque qui se refermèrent sur sa gorge comme des tenailles. Elle allait étouffer quand elle sentit un léger souffle d’air sur son visage avant de voir un voile tomber devant ses yeux.

Je ne rêve pas, se dit-elle. Puis tout devint noir autour d’elle, tout noir, agréablement noir.

Elle entendit tout à coup la voix d’Ulrich dans le lointain, d’abord quelques bribes vagues qui se firent plus distinctes et plus insistantes. Elle sentit qu’on la secouait, qu’on la giflait violemment. C’est à grand-peine qu’elle parvint enfin à ouvrir les yeux.

— Que s’est-il passé ? demanda Afra allongée par terre, puis elle reconnut le visage d’Ulrich penché sur elle.

— Ne t’inquiète pas, tout va bien, lui répondit Ulrich. Elle remarqua qu’il faisait exprès de lui barrer la vue avec son corps.

— Que s’est-il passé ? répéta-t-elle.

— Je croyais que toi, tu pourrais me fournir une explication !

— Moi, mais je ne me souviens de rien si ce n’est de ces deux mains qui me tenaillaient la gorge et d’un voile de tissu.

— D’un voile ?

— Oui, d’un voile de tissu dégageant une odeur particulière. Puis, tout s’est obscurci.

— Était-ce cela ? demanda Ulrich en lui tendant un morceau de tissu vert vif orné d’une croix dorée ? 

— Possible, effectivement. Je n’en sais rien. Elle se redressa. Mon Dieu, balbutia-t-elle, j’ai cru mourir.

La pièce était dans un désordre invraisemblable, les chaises étaient renversées et les coffres ouverts. Afra mit un certain temps à mesurer l’ampleur des dégâts.

— Le parchemin ? lui demanda Ulrich en laissant son regard peser sur elle.

« Le parchemin ! » Le mot fusa dans son esprit. Quelqu’un recherchait le document. Le passé l’avait rattrapé.

Elle se leva péniblement et tituba vers le coffre à vêtements. Ses habits gisaient, épars, sur le sol. Sa robe verte était encore suspendue à sa place.

Elle tendit le bras pour en palper l’étoffe, se figea, puis se retourna. Son visage, l’instant d’avant encore profondément grave, rayonnait maintenant de joie. Elle sourit et finit par éclater de rire.

Puis, ne trouvant plus ses mots, elle se mit à danser comme une folle dans la pièce sens dessus dessous.

Ulrich l’observait avec un regard inquiet, quand il comprit subitement que les voleurs n’avaient pas trouvé le parchemin qu’Afra avait dissimulé à l’intérieur de sa robe. Lorsqu’elle se fut enfin calmée, Ulrich lui dit :

— Je crois que nous prenons de gros risques en conservant le parchemin avec nous. Nous devrions lui trouver une meilleure cachette.

Afra releva les chaises tombées et fit un peu de rangement. Elle n’arrêtait pas de secouer la tête.

— à première vue, il ne manque rien, vraiment rien. Les voleurs n’ont même pas pris les timbales en argent. Ils ne s’intéressaient qu’au parchemin. Reste à savoir maintenant qui a connaissance de l’existence de ce document.

— C’est toi qui me poses la question ? Mais la réponse tombe sous le sens : l’alchimiste bien sûr.

— Mais il ne pouvait pas savoir que nous nous étions réfugiés à Strasbourg… Elle s’arrêta subitement pour réfléchir.

— À quoi penses-tu ?

— Il faut que je te dise quelque chose. Je suis retournée voir Rubaldus. Je voulais lui demander de plus amples informations sur le parchemin. J’étais prête à lui donner dix florins.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit jusqu’à ce jour ?

Afra, ennuyée, détourna les yeux.

— Et qu’as-tu appris de plus ? insista Ulrich.

— Rien. Le matin même, Rubaldus avait quitté très tôt la maison. Sa putain – c’est Clara elle-même qui a employé ce terme – n’a pas hésité, puisqu’elle avait confiance en moi, à me dire ce qu’elle pensait de ce départ précipité. Rubaldus allait rendre visite à l’évêque d’Augsbourg et Clara soupçonnait que le voyage ait un lien avec le parchemin. Or, lors de notre entrevue avec Rubaldus, il avait feint d’en ignorer la signification. 

— Les alchimistes sont, profession oblige, d’excellents comédiens.

— Tu penses que Rubaldus savait pertinemment de quoi il retournait et qu’il a juste simulé l’ignorance ?

— Je n’en sais rien. Mais si un infirme réussit à nous duper tranquillement, pourquoi un alchimiste n’y parviendrait-il pas lui aussi ! Ce départ précipité pour rendre visite à l’évêque d’Augsbourg tendrait à prouver l’importance que Rubaldus attribuait au parchemin. Il se peut que le pape de Rome, celui d’Avignon, ou n’importe qui d’autre aient eu aussi vent de l’affaire ? Que Dieu nous protège !

— Ulrich, tu exagères…

L’architecte haussa les épaules.

— L’église romaine dispose d’un réseau d’agents et de correspondants qui lui permet de trouver facilement un architecte et sa maîtresse. Le fait est que le parchemin doit disparaître.

— Où le cacher ?

— Il y a, à l’intérieur des murs d’une cathédrale, suffisamment de niches et d’espaces vides pour cacher ce document. Si je songe à tout ce que recèle la cathédrale d’Ulm, dit Ulrich avec un geste de mépris. Beaucoup de gens, et pas seulement les grands ecclésiastiques, s’imaginent pouvoir s’acheter une place au ciel ou une portion d’éternité en faisant don d’objets précieux, d’argent, d’or, de bijoux ou même simplement en gravant leur nom dans la pierre. Ils espèrent que le jour du jugement dernier, lorsque la terre se mettra à trembler et que la cathédrale s’écroulera, on découvrira leur nom et la fortune qu’ils y ont laissée et qu’ils seront les premiers à monter au ciel. 

— Quelle absurdité ! Tu y crois toi ?

— Absolument pas. Mais il ne faut pas détruire les illusions de l’homme, et surtout pas ses croyances qui ne sont qu’une fuite devant la réalité. Plus les temps sont durs et plus la foi est forte. Nous vivons dans une époque difficile. Cela explique aussi pourquoi les hommes veulent construire des cathédrales qui n’ont pas leurs pareilles dans l’histoire de l’humanité.

— Mais alors nos églises sont de véritables coffres-forts !

— Oui, d’une certaine façon. Je ne devrais normalement pas t’en parler car j’ai juré de garder le secret. Mais avec toi, c’est différent, je te fais confiance. De toute manière, je ne t’ai pas révélé les emplacements exacts.

Après un moment de silence, Afra reprit :

— Cela signifie que tu saurais trouver ces cachettes, y compris dans une église où tu n’aurais jamais mis les pieds ? 

— En principe, oui. Il existe un schéma précis qui s’applique à n’importe quelle cathédrale. Mais je t’en ai déjà trop dit. 

— Non, Ulrich ! Afra était exaspérée. Je me fiche des trésors emmurés dans les cathédrales. Il me semble juste que ce n’est pas le meilleur endroit pour conserver un document aussi précieux. D’autant que celui qui s’intéresse au parchemin, connaît à l’évidence ces cachettes soi-disant secrètes. 

Ulrich réfléchissait.

— On ne peut effectivement exclure cette éventualité. Tu as raison. Tant que le mystère n’aura pas été élucidé, nous devons le mettre à l’abri quelque part ailleurs. Mais où ? 

— Pour l’instant, la doublure de ma robe me semble être encore le meilleur endroit. Je n’imagine pas que ces bandits reviennent ici une deuxième fois. 

Deux jours plus tard, Ulrich eut une agréable surprise. Il s’attendait à déchaîner de vives protestations avec ses calculs et ses conclusions démontrant l’impossibilité de construire deux tours.

Mais l’évêque, l’ammeister et le parlement de la ville semblèrent étrangement d’accord pour envisager la construction d’une seule et unique tour sur le côté nord de la façade, à condition qu’elle soit bien la plus haute de toute la chrétienté. Bien que l’architecte leur ait dit que le gigantesque édifice avait été conçu à l’origine pour recevoir deux flèches, ils se confortèrent dans leur décision en songeant que dans tout l’Occident chrétien la majorité des cathédrales ne possédait qu’une seule tour.

Ulrich put donc se mettre au travail.

Il recruta dans la ville et les campagnes environnantes cinq cents ouvriers, des tailleurs de pierre, des carriers, des maçons, de solides manœuvres et, avant tout, des sculpteurs sachant travailler le grès délicat des Vosges. Ulrich avait en effet l’intention de placer au-dessus de la façade une tour en dentelle ajourée, capable de résister aux assauts des nombreuses tempêtes soufflant dans la vallée du Rhin à l’automne et en hiver.

La plate-forme surplombant le portail principal permettait l’installation de deux grues en bois, dont les flèches pourraient hisser les matériaux à ces hauteurs vertigineuses.

Durant l’été exceptionnellement froid, les travaux avancèrent extrêmement vite. Comme à Ulm, Ulrich von Ensingen s’activait avec une fébrilité incroyable. Il pressait les ouvriers comme s’il ne disposait que d’une année pour réaliser son projet.

Ses maîtres d’ouvrage se montraient fort satisfaits ; les tailleurs de pierre et les sculpteurs, en revanche, renâclaient car du temps de maître Werinher, on n’exigeait pas tant d’eux.

Certains jours, Ulrich se sentait observé. Il était certain qu’il ne pouvait s’agir que de Werinher Bott. L’ancien architecte, désormais paralysé, se déplaçait dans un fauteuil roulant que lui avait fabriqué un de ses compagnons.

Muni de deux grandes roues en bois sur les côtés, d’une petite à l’avant et d’une barre fixée au dossier, le valet pouvait promener son maître en ville. Werinher Bott changeait plusieurs fois de lieu dans la journée, suivant Ulrich dans ses déplacements.

Un jour, Ulrich, exaspéré, alla à sa rencontre :

— Je suis désolé que vous soyez réduit au rôle de spectateur. Il fallait bien que quelqu’un fasse le travail. 

Werinher Bott regarda Ulrich de ses yeux profondément enfoncés dans les orbites. Il ravala sa salive comme s’il voulait taire une réflexion désobligeante. Mais ce qu’il dit n’en était pas moins désagréable :

— Mais pourquoi est-ce précisément vous qui en avez la charge, maître Ulrich ? 

L’architecte imputa cette haine à la douleur que cet homme devait ressentir. Qui sait comment lui-même réagirait dans une telle situation ? Ulrich préféra taire la remarque sarcastique qui le démangeait :

— Comme vous pouvez le constater, les travaux avancent plus vite que prévu, ajouta-t-il pour rompre le silence pénible.

Alors Werinher cracha par terre :

— Rien d’étonnant à cela puisque vous vous contentez d’une malheureuse tour. Maître Erwin doit se retourner dans sa tombe. C’est une honte, rien que de l’esbroufe, comme ce que vous avez fait à Ulm ! s’écria-t-il d’une voix cassée.

Cette fois, c’en était trop. Ulrich ne put se maîtriser :

— Vous feriez mieux de vous taire, maître Werinher. sauf erreur de ma part, il y a fort peu de temps, vous n’étiez encore qu’un simple tailleur de pierre, et un peu encore avant, si je ne m’abuse, qu’un moine. Vous n’avez jamais conçu le moindre petit plan, pas même celui d’une église de village – et, a fortiori, encore moins celui d’une cathédrale. Vous croyez que la pierre peut tout supporter. Vous vous méprenez. Elle est soumise aux lois de la pesanteur exactement comme chaque chose que Dieu a créée sur Terre et sa densité a ses propres lois. 

— Que de palabres ! à ma connaissance, aucune cathédrale ne s’est encore effondrée.

— Malheureusement si, maître Werinher, malheureusement si. Vous n’êtes pas bien informé. Vous ne vous êtes probablement jamais aventuré au-delà des environs d’Ulm. Si vous l’aviez fait, vous auriez eu connaissance des terribles catastrophes qui se sont produites en Angleterre et en France, entraînant la mort de centaines d’ouvriers ensevelis sous les décombres.

— C’est vous qui le dites ! 

— Parfaitement. En étudiant les plans de ces cathédrales pour rechercher les causes de ces accidents, j’ai pu constater que les pierres bougent beaucoup plus qu’on ne le croit. Elles bougent d’autant plus qu’on en méprise les lois. 

Werinher Bott respirait difficilement, et sa tête, le seul élément mobile de son corps infirme, se mit à trembler nerveusement.

— Misérable donneur de leçons, s’emporta-t-il, pauvre monsieur-je-sais-tout ! Qu’êtes-vous venu faire à Strasbourg ? Pourquoi n’êtes-vous pas resté à Ulm ? Vous préfériez jouer ici les fauteurs de troubles ? 

Maître Ulrich réfléchit un instant, déstabilisé par les insinuations de l’homme :

— Que voulez-vous dire par-là ? 

Subitement, le visage amer de Werinher prit une expression fourbe :

— Les charpentiers et les tailleurs de pierre venant d’Ulm racontent d’étranges histoires au sujet de la vie que vous meniez là-bas et des conditions dans lesquelles vous avez abandonné votre poste. Les avis sont très divergents. 

— Que raconte-t-on ? Allez, parlez ! dit Ulrich en s’approchant de l’invalide qu’il saisit au collet et secoua furieusement en hurlant : allez, articule, que raconte-t-on ? 

— Ah, voilà que vous dévoilez enfin votre véritable nature ! Voilà que vous osez brutaliser un infirme sans défense. Frappez donc ! 

Sur ces entrefaites, le valet, terrorisé par l’altercation, s’interposa entre les deux hommes. Il repoussa maître Ulrich, fit pivoter le fauteuil et le poussa à vive allure vers la Münstergasse. Une fois hors d’atteinte, il retourna le fauteuil.

— Nous nous reverrons, maître Ulrich, nous avons encore des choses à nous dire ! hurla Werinher si fort que sa voix résonna sur toute la place.

Ulrich von Ensingen venait de se faire un ennemi mortel.

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