Une poignée de cendres noires

L’année tirait à sa fin et les jours raccourcissaient. Des fenêtres des tavernes s’échappaient des cris et des chants. Les taverniers de Constance étaient les premiers à tirer profit du concile. Leurs établissements ne désemplissaient pas le soir car les honorables bourgeois – était-ce par nécessité ou par appât du gain ? – louaient leur lit chaque nuit à deux personnes différentes qui l’occupaient alternativement, l’un de la tombée de la nuit à minuit, l’autre de minuit au lever du jour. Il y en avait donc forcément un qui était obligé de passer une partie de la nuit dans un estaminet.

Des saltimbanques, des troupes de comédiens ambulants, des ménestrels divertissaient les clients. Les chansons à boire faisaient la joie des bons vivants. Parmi ces chanteurs se trouvait un certain Wenceslas von Wenzelstein, originaire de Bohème, qui, pour de multiples raisons, était extrêmement apprécié.

Il chantait dans un allemand maladroit des chansons grivoises comme celle de la petite mam’selle : « Petite mam’selle, petite mam’selle, lave ta petite chatte, faute de quoi, le puceau passera son chemin ». À la suite de bagarres dans un tripot quelconque, Wenceslas avait perdu une oreille et l’œil gauche.

Le moins qu’on puisse dire, est qu’il était assez laid, ce qui ne repoussait pas la belle Lioba toujours accrochée à ses basques, comme la preuve irréfutable de cette loi incompréhensible de la nature qui veut que les femmes les plus belles tombent amoureuses des hommes les plus laids.

L’Orientale dansait sur les tables en perdant ses vêtements soi-disant involontairement au gré de ses mouvements.

En dehors de leur travail, les troubadours et les comédiens séjournant en ville rendaient quelques menus services pour lesquels ils se faisaient grassement payer. Ils se transformaient à l’occasion en messagers ou en porteurs de plis.

Wenceslas von Wenzelstein faisait partie de ceux-là. Ce ne fut donc pas un hasard si Afra, après avoir quitté Agaric, le découvrit poussant la chansonnette devant sa porte. Elle n’avait toutefois aucune envie d’écouter ou de voir cet homme et sa compagne.

À l’instant où elle passait rapidement devant lui, le chanteur s’interrompit et l’interpella :

— Vous êtes certainement Afra. J’ai un message pour vous.

Afra avait l’esprit totalement accaparé par sa rencontre avec Agaric. Elle se sentait veule et méprisable, assez peu disposée à écouter cet inconnu. Elle revint subitement à la réalité quand elle entendit son prénom : comment cet individu pouvait-il le connaître ?

À quelle occasion l’avait-elle déjà rencontré ? Elle avait beau fouiller ses souvenirs et dévisager l’étranger, elle ne le remettait absolument pas. Et l’homme de son côté, encouragé par le silence d’Afra, qu’il interpréta comme une réponse affirmative à sa question, poursuivit :

— Un certain Ulrich von Ensingen m’envoit, un homme de qualité et généreux de surcroît, ce qui est rare dans ces milieux. Je m’appelle Wenceslas von Wenzelstein au cas où vous ne le sauriez pas encore.

Le borgne fit une sorte de révérence frisant la caricature par son caractère outrancier, que venaient renforcer la physionomie de son auteur et les quelques sons insolites qu’il poussa lors de cette démonstration ostentatoire de respect. On eût dit qu’il venait de marcher sur la queue d’un chat.

— Je ne connais pas maître Ulrich, répondit Afra désappointée. Elle se sentait acculée dans ses retranchements par cet individu louche, et flairait, comme si souvent et si justement parfois, le piège.

— Il m’a chargé de vous prier de lui pardonner son attitude, poursuivit Wenceslas plus chantant que parlant. Maître Ulrich est sous haute surveillance. Pour être plus juste, il est entouré d’espions, comme il ne cesse de le dire lui-même. Je dois aussi vous donner ceci.

Wenzel sortit de sa poche une feuille pliée qu’il tendit à Afra dans l’obscurité de l’entrée.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, maître Ulrich souhaiterait vous rencontrer. Vous trouverez le lieu et l’heure indiqués sur cette feuille. Et maintenant, Wenceslas von Wenzelstein vous salue.

Le mystérieux messager disparut avec sa compagne dans la nuit.

Afra regagna sa chambre à bout de forces. Elle déplia nerveusement le papier et parcourut des yeux la jolie écriture. Ses mains tremblaient.

Il régnait dans la maison une vive agitation. L’ambassadeur extraordinaire du roi de Naples sermonnait son secrétaire pour avoir commis une négligence dont elle ne comprit pas vraiment les raisons tandis que, d’un autre côté, son cocher et son éclaireur prenaient du bon temps en compagnie de belles étrangères à la voix particulièrement sonore.

Dans la vie d’un être, il arrive que les événements se précipitent indépendamment de sa volonté. Ce fut exactement le cas pour Afra ce jour-là. Elle venait de s’allonger. Elle était inquiète. Toutes sortes d’idées lui passaient par la tête lorsque maître Pfefferhart vint frapper à sa porte en chuchotant :

— Veuve Kuchler, deux éminents magistères viennent de se présenter à la porte de la maison, ils refusent de dévoiler leurs identités. Vous devez les connaître. Dois-je les laisser entrer ?

— Un instant ! Afra se leva et ouvrit la fenêtre donnant sur la rue. Elle aperçut devant la porte les deux hommes bien habillés, l’un coiffé d’une barrette dissimulant son visage, et l’autre tenant une lanterne. Elle le reconnut aussitôt. C’était Johann von Reinstein.

— Faites-les entrer ! dit Afra à travers la porte.

Pfefferhart s’éloigna et Afra passa une robe. L’instant d’après, on frappait à la porte.

— J’espère que vous n’étiez pas encore couchée, chuchota en guise d’excuse Johann von Reinstein à voix basse, mais depuis que j’ai parlé à mon ami, maître Hus, de votre CONSTITUTUM CONSTANTINI, il est en proie à la plus vive inquiétude.

L’homme qui l’accompagnait dévisageait calmement Afra sans dire un mot. Afra comprit immédiatement que l’inconnu était maître Jan Hus.

— Vous ? dit Afra embarrassée.

Hus ôta sa capuche et leva l’index à la bouche pour lui faire un signe de silence.

— Il vaut mieux pour chacun d’entre nous que cette rencontre reste secrète.

Afra invita les deux hommes à entrer. Sa fatigue s’envola subitement.

— Comprenez-moi bien, dit le barbu une fois qu’ils se furent installés autour de la petite table, dans le renfoncement près de la fenêtre, je ne m’intéresse pas au document mais uniquement à ce qu’il dit. Reinstein m’a averti qu’il se trouvait en lieu sûr dans cette ville, à un endroit que vous gardez secret.

Afra regardait fascinée le savant de Bohème sans savoir quel comportement adopter. S’il y avait bien une personne capable d’élucider le mystère du parchemin sans vouloir en tirer personnellement profit, c’était maître Hus.

Ce ne fut cependant pas de gaieté de cœur qu’elle alla chercher le parchemin dissimulé sous son matelas. Elle l’étala sur la table devant les deux hommes.

— Comme vous le voyez, maître Hus, il n’était pas caché très loin, dit-elle en prenant un air détaché.

Les deux hommes se regardèrent sans dire un mot. On eût dit que leur manque de discrétion leur causait quelques remords.

Ils ne s’attendaient vraiment pas à ce que cette femme mette aussi simplement le document à leur disposition.

— Et vous n’avez vraiment pas la moindre idée de la teneur de ce CONSTITUTUM CONSTANTINI ? demanda Hus, incrédule.

— Absolument aucune, rétorqua Afra. Voyez-vous, je suis une femme simple. Je dois ma modeste instruction à mon père qui était bibliothécaire. C’est lui qui m’a légué ce parchemin.

— Votre père connaissait-il le contenu exact du document ?

Afra retroussa la lèvre inférieure, moue dont elle était coutumière lorsqu’elle ne savait que répondre.

— Parfois je serais tentée de croire qu’il le connaissait, parfois j’en doute. Mais il m’avait averti qu’il avait une valeur inestimable et que je ne devais m’en servir qu’en cas d’extrême détresse. D’un autre côté, s’il avait vraiment eu connaissance de sa grande valeur, c’eut été folie de sa part que de ne pas s’en servir alors qu’il avait du mal à nourrir sa femme et ses cinq filles. Mais pourquoi tenez-vous donc tant à savoir ce que dit ce parchemin ?

Hus et Reinstein échangèrent des regards complices mais s’abstinrent de répondre. Puis Hus, semblant subitement s’affranchir de tous scrupules, saisit le parchemin et le déplia précautionneusement.

Il resta perplexe, le retourna, le fit passer devant la bougie pour le voir en transparence et lança un regard interrogateur à Afra.

— Mais, il n’y a rien sur ce parchemin ! maugréa-t-il, dépité.

Reinstein lui prit le parchemin des mains voulant vérifier de lui-même.

— Oui, mais ce n’est qu’une apparence trompeuse, répondit Afra en se levant avec un sourire radieux pour aller chercher dans ses bagages la fiole miraculeuse. Elle en déposa quelques gouttes sur le parchemin, puis étala la solution à l’aide d’un morceau d’étoffe. Les deux hommes, dubitatifs, la regardaient en silence.

Lorsque les premières bribes de mots s’esquissèrent sur le document, Hus et Reinstein se levèrent de leurs chaises et se penchèrent au-dessus du parchemin pour assister au miracle de la révélation.

— Par saint Wenceslas ! murmura tout bas Johann von Reinstein craignant de troubler le processus qui se déroulait sous leurs yeux. As-tu déjà vu une chose pareille ?

Hus secoua la tête de stupéfaction. Et se tournant vers Afra s’exclama :

— Par tous les saints, vous êtes alchimiste !

Afra partit d’un rire presque moqueur alors que l’occasion ne s’y prêtait vraiment pas :

— La lettre est rédigée à l’encre sympathique qu’on ne peut révéler qu’à l’aide d’une solution spéciale appelée Aqua prodigii. C’est un alchimiste de l’abbaye du Mont-Cassin qui me l’a donnée. Vous devez faire vite pour lire le texte. Car à peine aura-t-il apparu qu’il s’effacera à nouveau.

D’un doigt tremblant, Hus parcourut chaque ligne du message écrit en latin.

Ses lèvres s’agitaient tout bas. Il traduisit quelques phrases : Nous Johannes Andreas Xenophilos – sous le pontificat de Hadrien II – le poison qui m’étouffe – Mission de rédiger un parchemin – écrit de ma propre main…

Hus écarta le parchemin et, le visage impénétrable, regarda fixement la bougie. Reinstein, qui avait lu par-dessus l’épaule d’Hus, s’effondra sur sa chaise, cachant son visage dans les mains.

Afra était sur des charbons ardents. L’œil fébrile, elle observait le visage blême d’Hus. Elle n’osait pas lui poser la question qui lui brûlait les lèvres. Ce fut Hus qui rompit ce pesant silence.

— Vous comprenez ce que cela signifie ?

— Pour autant que je sache, il s’agit de la confession d’un bénédictin qui aurait falsifié un document du pape d’une extrême importance, répondit Afra. Mais ne me laissez pas plus longtemps sur le gril. Que dit ce document, ce CONSTITUTUM CONSTANTINI ?

Hus caressait sa barbe frisée comme pour reprendre son sang-froid. Puis il regarda toujours aussi déconcerté l’écriture s’effacer progressivement.

— L’histoire de l’humanité n’est qu’une suite d’actes infâmes d’autant moins concevables qu’ils ont été commis en se réclamant de notre Seigneur Dieu Tout-Puissant. Nous avons ici l’illustration même d’une de ces ignominies, d’un de ces attentats contre l’humanité entière, lui dit-il d’une voix quasi étouffée.

Johann von Reinstein laissa tomber les bras et hocha la tête en signe d’acquiescement. Et Hus poursuivit :

— L’église romaine avec le pape à sa tête, les cardinaux, les évêques, les curés et les abbés est l’une des organisations les plus riches qui soient sur terre. Le pape Jean vit sur un grand pied, finançant les princes et les rois dans la mesure où ils soutiennent sa cause. Tout récemment, le roi Sigismond a soutiré au pontife romain deux cent mille couronnes d’or. Pouvez-vous vous imaginer d’où provient tout cet argent dont le pape et l’église disposent ?

— Non, dit Afra, je pensais que le pape la tenait de Dieu. Bien que je n’aie pas été élevée très pieusement et que je n’aie côtoyé les hommes d’église que dans des circonstances très particulières, je n’aurais jamais osé remettre en cause la légitimité des biens de l’église.

Soudain, Hus retrouva sa vivacité. Il se leva et montra du doigt la fenêtre.

— Vous n’êtes pas la seule à penser cela, dit-il agacé, tous les chrétiens le partagent ou presque. Personne n’ose se scandaliser des fastes et des pompes de notre sainte mère l’église, en dépit des enseignements du Christ venu prêcher sur terre la pauvreté et l’humilité. Des siècles après sa venue, l’église n’était encore qu’une communauté pauvre de gens affamés. Tandis qu’aujourd’hui ? Beaucoup d’hommes souffrent de la faim contrairement aux papes, aux évêques et aux cardinaux. Chemin faisant, les papes se sont emparés des terres, des richesses et des prébendes. Lorsqu’au huitième siècle, des voix s’élevèrent insinuant que cette appropriation abusive des biens n’était peut-être pas fondée en droit et qu’elle ne jouissait peut-être pas de l’approbation du Très-Haut, un pape, – vraisemblablement Hadrien II – a eu une idée géniale bien que condamnable.

— Il a fait falsifier un document original, l’interrompit Afra vivement, précisément ce CONSTITUTUM CONSTANTINI ! Mais cela ne me dit pas ce qui y est dit !

— Maître Johann von Reinstein va vous l’expliquer. Il possède le prétendu original de ce CONSTITUTUM !

— Lors de mes recherches, continua le professeur, j’ai travaillé tout particulièrement sur les orignaux conservés dans les archives secrètes du Vatican et notamment sur le CONSTITUTUM CONSTANTINI. Par ce document signé de la main de l’empereur Constantin, le souverain de l’Empire romain d’Orient donne au pape Sylvestre l’Occident en guise de remerciement pour avoir été guéri miraculeusement de la lèpre.

— Mais…, l’interrompit Afra vivement intéressée.

Mais Reinstein ne la laissa pas s’exprimer :

— Ce document fondait en droit les biens et les richesses acquises assez immoralement. En examinant de plus près l’original, certaines incohérences me frappèrent. Il y avait d’abord la langue, ce latin d’église si caractéristique d’une époque postérieure à celle de la rédaction datant de la fin de l’époque romaine. De plus, il y avait des références à des dates et des événements ayant eu lieu plusieurs siècles après l’établissement du document original. Cela a éveillé mes soupçons sans que j’ose pour autant, a priori, douter de l’authenticité du document. Maître Hus, à qui j’ai demandé conseil, m’a suggéré qu’il pouvait s’agir d’une médiocre falsification. Il m’a toutefois prié de garder pour moi cette découverte tant qu’on ne pouvait en apporter la preuve.

Mais désormais, – Reinstein prit le parchemin où l’écriture avait maintenant presque disparu – il n’y a plus de doute possible.

Tandis qu’Afra écoutait Reinstein, elle revit défiler les dernières années de sa vie : tout prenait subitement un sens.

Cette découverte l’attristait et l’inquiétait plus qu’elle ne la rassérénait. Jusqu’à ce jour, elle n’avait eu qu’une vague idée de la valeur du parchemin.

Maintenant, elle avait la certitude qu’il n’y avait pas document plus séditieux et subversif dans tout l’Occident chrétien.

Lorsque son père lui avait légué ce parchemin, il était certainement plein de bonnes intentions. Mais désormais, Afra doutait fortement qu’il ait réellement mesuré l’ampleur des répercussions que pouvait entraîner la divulgation de son contenu. Elle ne se sentait pas en tout cas de taille à affronter une telle situation. Il y avait des sommes astronomiques d’argent en jeu et les fondements mêmes de l’église étaient remis en cause. Au terme de son périple aventureux, Afra n’avait plus la force de se battre. Il lui manquait l’épaule solide sur laquelle elle aurait pu s’appuyer. Elle pensa naturellement à Ulrich. Si, dans un premier temps, elle avait hésité à accepter son invitation pour avoir une explication franche avec lui, elle venait de changer d’avis, elle se rendrait à ce rendez-vous.

Elle se tourna vers maître Hus et lui demanda d’une voix où se mêlaient le désarroi et la peur :

— Que va-t-il se passer désormais ?

Jan Hus et Johann von Reinstein étaient assis face à face en silence et se regardaient droit dans les yeux, comme si chacun attendait de l’autre qu’il réponde.

— Pour l’instant, conservez le document précieusement. Personne ne peut soupçonner que vous l’avez, lui dit Hus après un temps de réflexion. Le pape Jean m’a convoqué demain. Il veut sans doute encore une fois essayer de me convaincre de renier mes thèses. Mais le parchemin ne fait que renforcer mes convictions : l’église romaine se réduit de nos jours à une bande de paons, de fanfarons, de goinfres insatiables et de satyres forniquant à qui mieux mieux, les uns et les autres s’engraissant au détriment de la communauté. Cela me semble contraire au message du Christ qui est descendu sur terre pour prêcher la modestie et l’humilité. Je suis curieux de voir la réaction du soi-disant représentant de Dieu sur terre en apprenant la teneur du parchemin.

— Il en contestera l’authenticité, objecta Johann von Reinstein.

Afra secoua la tête :

— Je ne le crois pas. Le pape Jean connaît son existence et son contenu à la suite d’un enchaînement malencontreux de faits. Quand j’étais à Ulm et que je cherchais le moyen de décrypter ce parchemin, je me suis rendue chez un alchimiste, un certain Rubaldus, afin qu’il m’aide à lire le parchemin. C’était hélas un espion de l’évêque d’Augsbourg, lui-même un fervent partisan du pape de Rome.

— Ce Rubaldus a pu lire le parchemin ? demanda maître Hus.

— Bien sûr. Peu de temps après, il a été retrouvé mort.

Les yeux du maître étincelèrent de colère tandis que ceux de Reinstein traduisaient la plus vive inquiétude :

— Veuve Gysela, êtes-vous bien consciente des grands dangers que vous courez ?

— Oui, mais je suis à l’abri tant que vous garderez le secret !

— Soyez assurée qu’aucun de nous ne parlera même sous la torture, répondit Hus qui semblait tout à fait crédible et sincère. En revanche, si l’alchimiste vous a déjà trahie, ce qui est fort probable, alors le pape n’abandonnera pas ses recherches tant qu’il n’aura pas mis la main sur le parchemin. Et un homme comme le pape Jean ne recule devant rien, pas même devant un cadavre, nous en savons quelque chose.

— C’est une éventualité, maître Hus. Mais le pape n’a pas intérêt à éliminer la détentrice supposée du document tant qu’il n’a pas récupéré ce document embarrassant. Or, je ne suis plus celle censée posséder le parchemin.

Hus et Reinstein se regardèrent surpris. Cette femme s’enveloppait de mystère.

— Si ce n’est vous, alors qui d’autre ? s’enquit Hus. Vous nous devez une explication. Vous nous aviez pourtant dit que vous vous appeliez Gysela Kuchler !

— Gysela Kuchler est morte de la peste à Venise. Elle avait pour mission de m’espionner. Elle ne travaillait pas uniquement pour le compte du pape, mais aussi pour une organisation de moines apostats prétendant eux-mêmes être au service du pape. Ces derniers avaient l’intention de se servir du document pour faire chanter le pape. J’ai vu mourir sous mes yeux Gysela Kuchler. C’est à cet instant que l’idée m’est venue de mourir à sa place et d’usurper son identité.

— Par la sainte Vierge Marie, vous êtes le diable incarné ! s’exclama Johann von Reinstein sans le vouloir. Quand il remarqua le regard réprobateur de Jan Hus, il ajouta en guise d’excuse : Pardonnez-moi ces vilaines paroles. Elles ne sont que l’expression de mon admiration. Que Dieu vous garde et préserve votre sagacité toute féminine !

Les deux hommes prirent congé longtemps après minuit en proposant de se retrouver le surlendemain pour envisager la démarche à adopter. Après une nuit agitée, au sommeil troublé par les rêves et les pensées les plus horribles, Afra attendait avec une inquiétude fébrile le moment de retrouver Ulrich.

Elle tournait et retournait entre ses mains le petit billet d’Ulrich où figuraient l’heure et le lieu du rendez-vous, quelques mots enlacés à peine lisibles : « Midi, derrière la tour de la porte du Rhin. Je t’aime. »

Afra arriva en avance au point de rendez-vous. L’endroit était bien choisi, car il régnait une vive agitation au nord de cette porte située près du doyenné. Des marchands tiraient leurs carrioles chargées de marchandises, des attelages franchissaient le pont à vive allure en direction de Radolfszell.

Autour de la guérite du pontonage, on traitait des affaires et on marchandait. De nouveaux participants au concile arrivaient encore en ville, sans se presser puisque l’histoire avait déjà prouvé qu’il est fort rare qu’une décision soit prise dans les premiers mois d’un concile durant généralement plusieurs années.

Afra avait mis sa plus belle robe, tressé ses cheveux et enroulé ses nattes épaisses autour de son visage. Elle était aussi émue que lors de ses premières rencontres dans la baraque de chantier sur les échafaudages de la cathédrale d’Ulm. Huit années s’étaient écoulées depuis, huit années qui avaient transformé sa vie.

— Afra !

Elle aurait reconnu le timbre de sa voix parmi des centaines d’autres. Afra se retourna.

Ils restèrent un moment face à face sans dire un mot, puis se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Afra ressentit aussitôt la chaleur qui émanait d’Ulrich.

Elle allait lui dire qu’elle l’aimait encore, lorsque quelques images des derniers jours passés ensemble à Strasbourg traversèrent son esprit et l’en empêchèrent. Elle serra les lèvres et se tut.

— Je voudrais te dire combien j’ai été malheureux, dit Ulrich, nous avons été les jouets de circonstances malheureuses qui nous ont fait douter l’un de l’autre. Nous n’en sommes pas responsables, ni toi ni moi.

— Pourquoi m’as-tu trompée avec la concubine de l’évêque ? lui répondit Afra encore meurtrie.

— Et toi ? Pourquoi t’es-tu jetée au cou de ce monstre d’évêque ?

— C’est absolument faux.

— Comment pourrais-je te croire ?

Afra haussa les épaules.

— Il est toujours difficile de prouver qu’une chose n’a pas eu lieu !

— C’est exact. Comment pourrais-je te prouver à mon tour que je n’ai pas couché avec la putain de l’évêque Wilhelm ? Le tout a été merveilleusement orchestré par son éminence. J’ai appris plus tard qu’on avait versé dans mon vin un somnifère qui me fit perdre peu à peu conscience. Tout le monde devait être persuadé que je m’occupais de cette traînée. Ce n’était qu’un stratagème pour essayer ultérieurement de me faire chanter. L’évêque d’Ulm avait eu connaissance de l’existence du parchemin et il était convaincu que je le détenais. Aujourd’hui, je sais aussi que c’est lui qui m’a accusé du meurtre de Werinher Bott et m’a fait arrêter.

— Et qui l’a vraiment assassiné ?

— Une loge secrète de moines apostats qui voulaient le supprimer, car il était un peu trop bavard. Un homme dans un fauteuil roulant n’a pas assez de marge de manœuvre, il représente un danger. Il portait la marque de Caïn sous l’avant-bras comme l’homme à la capuche dans la cathédrale.

— Je sais, une croix barrée.

— Tu sais ?

Surpris, Ulrich regarda Afra. Puis il la prit par le bras pour l’entraîner plus loin, craignant que des oreilles malveillantes n’épient leur conversation. Ils se dirigèrent vers les rives du Rhin en aval.

— Comment sais-tu cela ? redemanda Ulrich.

Afra sourit timidement.

— C’est une longue histoire, fit-elle en regardant les eaux tranquilles du fleuve.

Elle lui raconta ses pérégrinations de Salzbourg à Venise, comment elle avait échappé à la peste et comment elle avait poursuivi son voyage sous une fausse identité, puis elle lui expliqua ce qu’elle avait appris sur les apostats, d’abord lors de son séjour à Venise puis au Mont-Cassin. Beaucoup de choses semblaient si invraisemblables qu’Ulrich s’arrêtait parfois pour regarder Afra dans les yeux, comme s’il voulait s’assurer qu’elle lui disait bien la vérité.

— Et où se trouve le parchemin maintenant ? s’enquit-il lorsque Afra eut terminé son récit.

Afra n’avait toujours pas totalement retrouvé sa confiance en Ulrich, elle répondit sans le regarder :

— En lieu sûr. Et sans qu’Ulrich puisse s’en apercevoir, elle effleura son corsage. Puis elle poursuivit : J’ai longtemps cru que tu faisais toi-même partie de la loge des apostats et que tu portais cette marque sur le bras.

Ulrich s’immobilisa brusquement. On pouvait lire sur son visage l’effet que venait de produire cette déclaration. Il retroussa sa manche droite et lui dit tout bas :

— Mais alors, tu as cru que mon amour pour toi, que la passion que tu m’inspirais n’était qu’une feinte pour m’emparer de cet argent malhonnête ?

Afra ne répondit pas. Elle se détourna honteuse mais Ulrich lui tendit le bras. Elle eut alors le courage d’affronter son regard dans lequel elle découvrit des larmes.

— Je me trouve lamentable, balbutia-t-elle, j’aurais aimé que nous ayons une autre vie. Ce maudit parchemin a fait de moi un être différent. Il a tout détruit.

— Ne dis pas de bêtises. Tu n’as pas changé. Tu es toujours aussi désirable qu’autrefois.

Les mots d’Ulrich lui apportèrent le réconfort dont elle avait tant besoin dans ce moment de grande lassitude. Elle ne se sentait néanmoins pas encore en mesure de l’embrasser alors qu’elle le souhaitait ardemment.

Totalement accaparée par les idées qui lui passaient par la tête et les remords qui la rongeaient, elle se sentait incapable de faire le premier pas. Ulrich l’arracha à ses sombres pensées.

— As-tu réussi à comprendre les raisons de cet intérêt pour le parchemin ? De quoi s’agit-il en fait ? Je n’ai pas poursuivi mes investigations de peur qu’on me soupçonne ou te soupçonne ?

Afra s’apprêtait à lui rapporter ce qui s’était passé la nuit précédente quand Ulrich lui coupa la parole et saisit son bras.

— Là, l’homme en manteau noir ! Il fit un geste en direction du doyenné. Il se peut que je fabule, mais depuis mon arrivée à Constance, j’ai tout le temps l’impression d’être suivi par un personnage vêtu de noir.

Afra observa discrètement l’homme sans le quitter des yeux. Puis se tournant vers Ulrich :

— Que fais-tu à Constance ? Ne me dis pas que tu es juste venu me chercher ? En ce qui me concerne, je ne suis là que par hasard.

Ulrich ne mit pas longtemps à réfléchir. N’ayant rien à perdre, il répondit franchement :

— Je veux quitter Strasbourg. Cette ville ne m’a apporté que des ennuis. Je t’ai perdue. Tous les jours, la cathédrale me rappelle que j’ai été jeté dans un cachot alors que j’étais innocent. Même si mon plus grand ennemi est en prison à son tour, j’ai trop de mauvais souvenirs là-bas.

— L’évêque Wilhelm, ce puissant prince de l’église, derrière les barreaux ? C’est incroyable !

Ulrich acquiesça.

— Oui, c’est son propre chapitre qui l’a jeté en prison. La vie de débauche qu’il menait s’est retournée contre lui. Me voilà débarrassé d’un ennemi à Strasbourg, mais d’un seulement parmi tant d’autres.

— Tu es venu là pour trouver un nouveau commanditaire ?

— Exactement. Je n’ai pas trop mauvaise réputation en tant qu’architecte. Les cathédrales de Strasbourg et d’Ulm sont admirées dans le monde entier. Je suis en pourparlers avec Milan, où l’on me propose d’achever la construction de la cathédrale.

Subitement, Ulrich cessa de parler. Il indiqua des yeux un deuxième homme en manteau noir.

— Il est plus prudent que nous nous séparions et que nous repartions par des chemins différents. Adieu !

— Adieu !

Afra était bouleversée. Cet adieu si brusque la laissa sans voix. Elle sentit sa gorge se nouer. Était-ce un adieu définitif ? Désemparée par cette subite séparation, elle regarda Ulrich s’éloigner et disparaître rapidement à travers la cohue dans une rue perpendiculaire. Bouleversée, elle prit le chemin du retour en changeant volontairement d’itinéraire pour être sûre de semer d’éventuels poursuivants. Elle pensait à Ulrich. Elle regrettait d’avoir été aussi injuste à son égard. Elle avait placé sans doute beaucoup trop d’espoir dans ces retrouvailles. Peut-être était-ce déjà trop tard ?

Deux hommes l’attendaient sur le seuil de la maison dans la rue du marché aux poissons. Elle était certaine de reconnaître un de ceux qui les avaient observés tout à l’heure près de la tour de la porte du Rhin.

Il s’agissait d’Armandus Villanovus.

— Pardonnez-moi, je ne voudrais pas vous importuner, lui dit-il sans détour, mais je ne cesse de repenser à ce que vous m’avez dit, veuve Gysela !

Afra tressaillit. Sa façon de prononcer son nom ne lui disait rien qui vaille.

— Je crois vous avoir pourtant dit tout ce qui pouvait vous être utile, répondit-elle presque avec insolence.

— Certes, certes ! Mais plus j’y repense, plus je doute que le parchemin ait disparu avec la jeune Afra. D’après les renseignements que j’ai sur cette personne, c’était une femme intelligente et fine. Elle connaissait le latin, ce qui n’avait pas manqué de provoquer la jalousie d’une certaine abbesse autrefois. Je n’imagine pas qu’elle puisse avoir caché dans ses vêtements un document de si grande valeur, comme s’il ne s’était agi que d’une lettre d’indulgence valant une couronne. Qu’en pensez-vous, veuve Gysela ?

En l’entendant, Afra s’inquiéta et frissonna. La première idée qui lui vint fut de s’enfuir en courant, mais elle se ravisa aussitôt pensant qu’elle ne ferait qu’éveiller les soupçons.

Mieux valait qu’elle garde son sang-froid. Tandis que l’autre homme la regardait comme si elle était une marchandise sur l’étal d’un marché, elle répondit :

— Vous avez sans doute raison, maître Armandus. Si je vous comprends bien, vous supposez que le parchemin puisse être encore à Venise ?

— C’est parfaitement possible. Il se peut aussi qu’Afra ait confié avant de mourir le parchemin à quelqu’un.

Armandus transperça Afra du regard.

— Imagineriez-vous que j’ai le parchemin en ma possession ? rétorqua-t-elle avec un sourire feint. Vous me flattez en m’attribuant tant de ruse. Mais j’avoue franchement que je ne vois pas ce que je pourrais en faire.

— Je n’ai jamais envisagé cette éventualité, non, c’est ridicule, répliqua l’apostat. En revanche, je peux imaginer qu’elle ait fait allusion devant vous à une personne de confiance. Essayez de vous souvenir !

— Pas que je sache, répliqua Afra en faisant mine de réfléchir.

— Il y aurait bien cet architecte, Ulrich von Ensingen, commença Armandus Villanovus avec un sourire entendu. Ces deux-là vivaient comme mari et femme à Strasbourg, dans le péché…

— Très juste – elle a parlé de lui pendant le voyage. Mais d’après elle, ils avaient mis un terme à leur relation pour de multiples raisons. Afra ne parlait pas beaucoup de sa vie privée.

Afra tremblait intérieurement. Devait-elle lui dire qu’elle venait de rencontrer Ulrich von Ensingen ? Armandus l’avait-il reconnue tout à l’heure ?

— Vous devriez y réfléchir sérieusement ! La voix de l’apostat avait pris un ton ambigu. Ce serait dommage qu’il vous arrive des ennuis.

La tête baissée, Afra feignit de passer en revue le déroulement du voyage jusqu’à Venise, feignit seulement car elle avait l’esprit vide.

Ne sachant pas quelle tactique adopter, elle répondit après un moment :

— Je suis désolée, maître Armandus, mais je ne vois rien qui puisse vous éclairer.

— C’est extrêmement regrettable.

Afra sentit immédiatement la menace implicite.

— Cela va vous revenir, j’en suis sûr. Faites un effort, faute de quoi…

L’apostat ne termina pas sa phrase. Mais Afra sentait vraiment le danger qui pesait sur elle.

Après avoir esquissé un vague salut, les deux hommes firent volte-face et disparurent sans dire un mot dans la foule.

À quelques pas de là, Armandus fit une pause et regarda l’homme qui l’accompagnait avec des yeux interrogateurs.

— Que penses-tu d’elle ? chuchota-t-il entre ses dents.

L’homme eut un petit rire cynique :

— Ce n’est pas, et n’a jamais été la Gysela Kuchler avec laquelle j’ai discuté à Venise dans l’église de la Madonna dell’Orto, aussi vrai que je m’appelle Joachim von Floris.

Bien qu’ils se soient donné rendez-vous le lendemain pour envisager l’avenir, Hus n’apparut pas à l’heure convenue. Son absence et la rencontre récente avec l’apostat ne faisaient que renforcer les inquiétudes d’Afra.

Le lendemain, le roi Sigismond, arrivant de Speyer, fit son entrée en grande pompe dans la ville et s’installa dans la Rippenhaus face à l’église. Afra profita de la bousculade dans les rues pour se rendre discrètement chez Fida Pfister où Jan Hus demeurait. Ayant le parchemin sur elle, elle n’était guère rassurée.

Afra remarqua dans les rues un peu partout des sergents décollant des murs et des portes des placards récapitulant les thèses de maître Hus.

Elle apprit par un sergent que l’ordre émanait du pape Jean. Quant à lui, il était obligé d’exécuter les consignes, quand bien même cela irait à l’encontre de ses propres convictions.

Une foule en colère s’était attroupée devant la maison de Fida Pfister. Debout sur un tabouret, Johann von Reinstein tentait de contenir l’assemblée surchauffée.

Afra ne comprit pas immédiatement les raisons de ce rassemblement : d’un côté, il y avait ceux qui criaient « Hérétique ! » ou « Suppôt de Satan ! » en levant des poings menaçants, tandis que d’autres entouraient maître Johann pour le protéger d’une agression. Afra se fraya à grand-peine un chemin jusqu’à Reinstein.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle le souffle coupé.

Lorsque Johann von Reinstein aperçut Afra, il descendit du tabouret pour lui hurler à l’oreille :

— Ils ont arrêté Jan Hus. Il doit être jugé pour hérésie aujourd’hui même.

— Mais Hus dispose d’un sauf-conduit du roi. Personne ne peut lui attenter un procès, pas même le pape !

Reinstein eut un rire amer :

— Vous constatez vous-même la valeur de ce papier. Il ne vaut guère plus qu’une lettre d’indulgence à trois sous, il ne vaut rien.

— Où se trouve maître Hus en ce moment ?

— Les sergents sont venus l’enchaîner, ils n’ont pas voulu nous dire le lieu de sa détention.

Une femme, qui les avait entendus discuter, se mêla à leur conversation :

— Ils l’ont emmené sur l’île, au couvent des dominicains. Je les ai vus de mes propres yeux. Quel malheur ! Hus n’est pas un hérétique. Il ose seulement dire ce que tous pensent tout bas.

— Presque tous, mais pas encore suffisamment, dit-il en désignant d’un geste ample du bras la foule piaffante. Il était dépité.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? s’enquit Afra.

Le maître haussa les épaules.

— Que puis-je faire ? Moi, un pauvre universitaire de Bohème !

— Mais vous ne pouvez pas assister à son procès sans intervenir. Vous savez qu’il suffit d’être accusé pour être condamné. Auriez-vous déjà assisté à un procès pour hérésie qui se serait soldé par un non-lieu ?

— Non, cela n’est jamais arrivé.

— Alors remuez ciel et terre pour empêcher ce procès ! Je vous en supplie !

La passivité de Johann von Reinstein faisait enrager Afra. Cramoisie de colère, elle fixait le visage blême et décomposé du maître :

— Que diantre ! Hus vous disait son ami, et vous restez là sans lever le petit doigt. Dans les situations désespérées, il faut savoir saisir les opportunités quelles qu’elles soient.

— Bonne femme, ce n’est pas aussi simple que vous le croyez ! Que pourrait faire un individu seul contre la sainte inquisition. Croyez-moi !

Jusqu’ici, Afra n’avait jamais douté de la supériorité des hommes sur les femmes, quel que soit le domaine. Ils étaient plus intelligents, plus forts, plus entreprenants parce que la nature l’avait voulu ainsi.

Mais à cet instant, en voyant le maître au bord des larmes, désespéré et impuissant, abandonnant son ami à la mort, elle se demandait si cette idée de supériorité de la gent masculine entretenue par la sainte mère l’église ne serait pas une illusion, une interprétation mensongère, ce qui d’ailleurs n’aurait rien eu de surprenant puisque l’église avait été édifiée par des hommes.

Afra s’éloigna sans ajouter un mot et s’enfonça dans la foule déchaînée.

Le lendemain, le tribunal de l’inquisition siégea au château de Gottlieben situé très loin en dehors de la ville, sous la présidence du cardinal italien Zabarella. Hus y avait été amené dans la nuit. Zabarella, un homme grand et maigre, au regard sombre, réputé pour être un éminent juriste de l’église, avait été choisi pour diriger les interrogatoires.

La procédure était extrêmement délicate car, d’un côté, le pape Jean avait excommunié Hus et, de l’autre, le roi Sigismond lui avait fourni un sauf-conduit garantissant sa liberté. Or le roi et le pape se trouvaient tous deux à Constance. Deux partis allaient s’affronter, celui des partisans de Hus, et celui des opposants réclamant le bûcher pour l’accusé.

Rien ne filtra des interrogatoires. Mais, chaque jour, de nouvelles rumeurs circulaient. On disait qu’Hus s’était enfui, puis qu’il aurait été ramené discrètement en ville. Quoi qu’il en soit, le procès commença le lendemain matin dans le réfectoire du couvent des franciscains situé à proximité des remparts de la ville.

Le cardinal d’Ailly, évêque de Cambrai, un homme d’une arrogance et d’une assurance inégalable, dirigea le procès. Le réfectoire du couvent étant trop petit pour accueillir tous les délégués, les cardinaux et les juristes voulant y assister, il y eut quelques échauffourées à l’entrée qui se poursuivirent dans la rue.

Un soir, Afra croisa dans la maison Pfefferhart l’ambassadeur extraordinaire du roi de Naples, Pietro de Tortosa qu’elle n’avait pas revu depuis plusieurs jours. Il était ivre mort ce qui ne lui ressemblait pas. Il ne pouvait plus ni se tenir ni parler en montant l’escalier.

Afra s’enquit de sa santé.

— ça va, ça va. Mais, ce procès me reste sur l’estomac.

— Vous parlez du procès de Hus ?

— Oui, précisément de celui-là.

— Comment cela va-t-il se terminer pour lui ?

L’envoyé eut un geste éloquent de la main :

— C’est cousu de fil blanc. Pourtant, ses propos sont sensés et intelligents. Mais l’église a toujours considéré les gens intelligents comme des ennemis potentiels.

— Vous pensez qu’il sera condamné ?

— La condamnation est déjà rédigée. Je le sais de source sûre. Demain, le verdict sera proclamé dans la cathédrale et, après-demain, la sentence sera exécutée sur cette place qui porte bien son nom : la place du paradis.

Afra se cacha le visage dans les mains. Elle resta un instant frappée de stupeur sans arriver à concevoir la moindre idée. Hus allait être brûlé sur le bûcher. Elle sentit son estomac se tordre.

Soudain, elle eut un sursaut d’énergie. Elle gagna sa chambre, passa une robe sombre et partit en courant comme une folle. La nuit était déjà bien avancée mais les rues de Constance étaient aussi animées qu’en plein jour. Les oiseaux de nuits parés de rouge et de violet cherchaient l’aventure d’un soir à la lueur d’une lanterne. Sous les porches, où les prostituées vendaient leurs charmes, les mitres et les étoles de prélats fleurissaient, suspendues comme autant de trophées attestant de la bonne fréquentation des lieux.

Des odeurs de poissons grillés et de moutons rôtis s’échappaient des tavernes et des estaminets.

À chaque coin de rue, des Maures ou des musiciens originaires de pays lointains jouaient des airs inconnus sur des instruments qui l’étaient tout autant.

Des femmes très sommairement vêtues, à peine sorties de l’enfance, dansaient avec une lascivité et une souplesse rappelant celle de la branche du saule qui ploie sous le vent.

Afra passa sans rien remarquer. Elle n’avait qu’une idée en tête qui s’était emparée d’elle en balayant toutes les autres : sauver Hus du bûcher.

C’est dans un état de semi-conscience qu’elle se dirigea vers la place de la cathédrale où les curieux se pressaient en quête de nouvelles du procès.

Le palais épiscopal, où résidait le pape Jean pendant le concile, était illuminé par des centaines de flambeaux. L’imposant édifice était gardé par deux douzaines de gardes suisses dans leurs uniformes à rayures jaunes, rouges et bleues, brandissant des hallebardes étincelantes dès que quiconque tentait de s’en approcher.

La jeune femme se dirigea hardiment vers l’entrée. Ni les lances pointues des hallebardiers ni les injonctions répétées des gardes n’auraient pu l’intimider. L’assurance de sa démarche produisit l’effet escompté.

Elle était séduisante et particulièrement élégante, mais lorsque le commandant des lansquenets la prit pour une de ces filles de joie que sa sainteté recevait chaque soir, elle se sentit humiliée. Il ne posa pas de questions, ne voulut même pas savoir son nom, lui fit un clin d’œil – son plan fonctionnait à merveille – et la conduisit jusqu’au premier étage dans une salle où attendaient une bonne douzaine de prostituées dont la majeure partie était d’origine italienne.

Bien que la plupart de ces femmes de petite vertu, hormis deux vulgaires baigneuses de la pire espèce, fassent preuve de manières distinguées et irréprochables, Afra se sentait assez peu à sa place dans cette société particulière.

Ces grandes dames discutaient gaiement des revenus substantiels que leur rapportait le concile. Certaines d’entre elles pourraient bientôt prendre une retraite anticipée et heureuse ; il ne leur restait plus qu’un ou deux ans de services à rendre à l’église.

En revanche, le sujet de conversation des deux baigneuses tournait autour des dimensions de l’organe sexuel masculin de Sa sainteté que la nature n’avait pas gâtée, disaient-elles sous cape.

Il fallait prendre garde à ne pas confondre sa verge avec une des nombreuses sangsues prescrites par les médecins, que l’on découvrait sous les saints sous-vêtements du pontife.

Afra rougit en s’imaginant le spectacle et frissonna de dégoût. Les autres filles, assises le long des murs comme des poules dans une volière exiguë, prirent des airs indignés ou feignirent de ne pas avoir entendu ces considérations vulgaires. Toutes savaient qu’il fallait prendre sur soi pour satisfaire ce pape flasque et répugnant ; pourtant la perspective d’être l’élue de sa sainteté, dissipait toutes les réserves.

Avant que les deux étuveuses aient pu livrer d’autres révélations sordides, monsignore Bartolommeo, l’intendant du pape, entra. Il était jeune, grand, beau et d’allure imposante avec ses cheveux bruns bouclés retombant sur les épaules et sa longue soutane.

Mais dès qu’il ouvrait la bouche, sa voix pointue de castrat desservait sa belle apparence. On eût dit une jeune fille repentante dans un confessionnal.

Les filles se lancèrent des regards critiques : « Laudetur Jesus Christus ! », piailla Bartolommeo de sa toute petite voix pointue.

Puis il fit un tour complet sur lui-même en pointant son index sur chacune des filles jusqu’à ce que son choix s’arrête sur une brune rondelette à la poitrine pigeonnante, aux allures de fée avec ses cheveux châtains défaits. Les autres affichèrent leur déception.

— Monsignore, juste un mot, dit Afra en bondissant vers l’intendant qui éleva le bras pour l’arrêter dans son élan.

— Cede, cede [16] ! lui dit-il en latin, tel un exorciste. Ne vois-tu pas que mon choix est fait ?

Personne n’aurait été étonné de le voir extirper de sa soutane une croix pour la brandir au devant d’Afra.

— Je ne veux pas passer la nuit avec le pape, répondit Afra, provoquant l’indignation des filles.

Bartolommeo se figea de stupéfaction.

— Mais alors que fais-tu donc ici ?

— Monsignore, je dois parler au pape Jean !

— Lui parler ? maugréa l’intendant. Mais, femme, pourquoi crois-tu que tu sois là ?

— Je sais monsignore. Mais contrairement à ce que vous pensez, je ne suis pas une prostituée.

— Non, bien sûr, tu es une honnête femme. C’est ce que vous dites toutes. Je ne changerai pas d’avis. Vous n’êtes pas faite pour le saint lit de sa sainteté, croyez-moi, je connais Baldassare Cossa [17].

Afra se mit en colère :

— Que diantre ! Je dois parler à Cossa. Ce n’est pas de mon intérêt qu’il s’agit, mais du sien, de celui du pape de Rome et des biens de l’église. Dites à votre maître que je dois lui parler du CONSTITUTUM CONSTANTINI !

— CONSTITUTUM CONSTANTINI ?

Bartolommeo réfléchit un instant. Il lança un regard méfiant à Afra, ne sachant que penser de cette femme qu’il venait de prendre pour une prostituée et qui lui parlait maintenant du CONSTITUTUM CONSTANTINI. Il y avait de quoi ébranler sa belle assurance.

Monsignore Bartolommeo renvoya les prostituées par un simple mouvement de la tête. Les deux plantureuses baigneuses pestaient discrètement, mais bien distinctement en se dandinant vers la sortie. La prostituée éconduite se lamentait tandis que la nouvelle élue à l’œil pétillant suivait l’intendant.

— Attendez ici, lui ordonna le monsignore en se retournant vers Afra sans cesser de marcher.

Afra craignait que sa requête soit rejetée et que le plan qu’elle avait conçu spontanément, échoue. Les bruits courant au sujet de Baldassare Cossa ne l’incitaient pas à envisager la situation avec un grand optimisme. Nul n’ignorait que Cossa ne s’embarrassait pas de scrupules.

Le cœur battant, Afra jeta un coup d’œil par la fenêtre sur la place. Elle était complètement absorbée dans ses pensées lorsqu’elle entendit une voix :

— C’est donc vous la mystérieuse jeune fille !

Afra se retourna.

Le spectacle s’offrant à ses yeux contrastait fortement avec la gravité de la situation : devant elle se tenait un petit homme rondouillard au visage rougeaud vêtu d’un surplis bordé au bas et aux manches de fines dentelles. Ses jambes étaient moulées dans des hauts-de-chausses et son torse protégé contre d’éventuelles agressions par un pectoral.

L’apparition avait quelque chose d’invraisemblable, de surnaturel, d’irréel et de théâtral.

Le monsignore, légèrement en retrait derrière lui, le dépassait en taille d’au moins deux têtes. Il tenait la tiare de son maître coincée sous son bras.

Afra savait depuis qu’elle était toute petite qu’on salue un évêque en baisant son anneau. Mais s’agissant d’un pape, l’usage devait être différent car, après avoir fait un pas vers lui, elle attendit en vain qu’il lui tende la main. Le monsignore lui indiqua des yeux le sol. Afra ne comprit pas immédiatement.

Alors, l’intendant s’inclina, retira la pantoufle de sa sainteté et la tendit à Afra pour qu’elle la baise.

Après avoir satisfait aux exigences de cette cérémonie, Afra engagea la conversation d’une voix timide :

— Saint-Père, je ne suis qu’une modeste femme du peuple. Des circonstances, qu’il serait trop long d’évoquer ici, ont voulu que je me retrouve en possession d’un document qui vous intéresse au premier chef.

— Comment sais-tu cela ? l’interrompit le pape sur un ton péremptoire.

— Parce que vos gens et ceux que vous avez lancés à mes trousses depuis des années m’en ont informé. Tous ont tenté de s’emparer de cette lettre dans laquelle un moine du Mont-Cassin confesse avoir falsifié, à la demande du pape Hadrien II, le CONSTITUTUM CONSTANTINI.

— Et alors ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Très Saint-Père, je n’ai pas besoin de vous donner de plus amples explications. Je connais le montant de la somme que vous avez proposée aux apostats et je sais aussi qu’ils avaient l’intention de vous faire chanter pour vous soutirer encore plus d’argent – en admettant qu’ils aient pu mettre avant vous la main sur ce document embarrassant.

— Regardez-moi cette jeune femme ! dit le pontife en se tournant vers l’intendant, ne devrions-nous pas la mettre sous les verrous et lui faire subir la question ? Qu’en pensez-vous Bartolommeo ?

Le monsignore acquiesça avec la servilité du domestique.

— Mais faites donc ! répliqua Afra, et tant que vous y êtes, brûlez-moi comme une sorcière sur le bûcher. Mais sachez que le parchemin réapparaîtra tôt ou tard quelque part dans le monde, là où vous ne l’attendez pas et qu’il sera cause de votre perte.

Afra s’étonna elle-même du sang-froid dont elle faisait preuve subitement.

— Femme, vous êtes le diable ! s’écria le pontife, partagé entre la haine et l’admiration. Combien en voulez-vous – à la condition bien entendu que vous puissiez produire vraiment le document – mille ducats d’or ? Deux mille ?

Soudain, le pape parut encore plus inquiet et plus petit qu’il ne l’était auparavant.

— Je ne veux pas d’argent, répondit Afra froidement.

— Pas d’argent ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— En contrepartie, j’exige la vie de Jan Hus. Ni plus ni moins.

Le souverain pontife regarda le monsignore désemparé.

 La vie d’un hérétique ? Obliviscte [18] ! Je vous fais abbesse et vous offre des forêts avec plus d’arbres que la chrétienté ne compte d’âmes. Je fais de vous la femme la plus riche du monde.

Afra secoua résolument la tête.

— Je vous offre les bénéfices de cent fois cent lettres d’indulgence, gribouillées par de petits moines pieux et, en sus, de mignonnes reliques, quelques langes de notre cher petit Jésus.

— La vie de Hus.

Le pape Jean lança un regard furieux en direction de son intendant.

— La femme est coriace. Ne trouvez-vous pas ?

— Oui, votre sainteté, coriace. Remettez votre tiare. Il fait plus frais. Et votre crâne est surchauffé.

Le pontife repoussa le monsignore :

— Nonsens !

Baldassare Cossa devait avoir appris le latin chez un professeur de troisième catégorie. Ce qui était sûr, en tout cas, c’est qu’il ne le parlait pas. Alors que l’honnête clergé se consacrait à la théologie, Cossa avait préféré exercer la profession de pirate.

Mais depuis qu’il avait été élu pape grâce à des magouilles extrêmement douteuses, il avait pris l’habitude d’émailler son discours de bribes de latin aussi pitoyables qu’abondantes – miserabile ut credo.

— Femme ! commença-t-il sur un ton presque implorant, il n’est pas en mon pouvoir de libérer Jan Hus de Bohème. La justice rendra son verdict. N’oubliez pas que toute hérésie est sanctionnée par la peine de mort. Que Dieu ait pitié de son âme !

Et le souverain pontife de joindre benoîtement les mains en prière.

— Quant à votre parchemin, femme, il a moins de valeur que vous ne le pensez.

— Il apporte la preuve que l’empereur Constantin n’a jamais fait don de l’Occident à l’église de Rome et donc, que vous vous êtes approprié des prébendes, des héritages et des terres qui ne vous appartenaient pas !

— Par la Sainte Trinité ! s’exclama le pontife en se tordant les mains. Dieu n’aurait-il pas créé le monde tel qu’il est écrit dans la Bible ! S’il en est pourtant ainsi, et si je suis bien le représentant de Dieu sur terre, alors tout m’appartient ! Mais je ferai preuve de générosité. L’avarice n’est pas une vertu chrétienne. Disons : deux mille cinq cents ducats d’or !

— La vie de Jan Hus ! répéta Afra.

— Femme, c’est le diable qui vous envoie !

Le visage rouge de Cossa devint encore plus rouge, son cou déjà enflé encore plus enflé, sa respiration plus haletante et son agitation plus vive.

— Bon, finit-il par dire sans regarder Afra, il faut que j’en parle avec mes cardinaux.

— La vie de Jan Hus en échange du parchemin.

— Puisqu’il le faut ! Le parchemin contre la vie de Jan Hus. Demain avant la proclamation du verdict dans la cathédrale, l’évêque de Concorde et le cardinal d’Ostie se rendront chez vous. Si vous leur remettez le document, Jan Hus sera acquitté. Que Dieu me vienne en aide !

— Je m’appelle Afra et je loge chez maître Pfefferhart dans la rue du marché aux poissons.

— Je sais, femme, je sais, répondit le pape avec un sourire retors.

Il pleuvait. Des bourrasques de vent poussaient au-dessus de la ville de gros nuages noirs tels les signes avant-coureurs du malheur à venir. Les gens regardaient le ciel avec des yeux angoissés. La proclamation du verdict devait avoir lieu à onze heures dans la cathédrale. Depuis sept heures du matin, les curieux et les amateurs de sensation affluaient aux portes de la vénérable maison du Seigneur.

Le cardinal évêque de Brogni d’Ostie requis pour présider la dernière séance du procès et l’évêque de Concorde chargé de proclamer la sentence se dirigeaient vers la rue du marché aux poissons en soutanes rouge vermillon et surplis.

Des érudits et des délégués de tout l’Occident chrétien, ayant pour mission d’être les témoins de la proclamation, regardèrent avec inquiétude les deux ecclésiastiques escortés de six lansquenets armés ainsi que de leurs secrétaires et de l’intendant du pape prendre la direction opposée à celle de la cathédrale, puis s’engouffrer dans la maison de maître Pfefferhart.

Après une nuit blanche, Afra n’était pas dans les meilleures dispositions pour recevoir les évêques et l’intendant du pape. Elle n’avait pas fermé l’œil, évaluant sans cesse les chances de réussite de son plan. Elle tergiversait constamment, approuvant et désapprouvant l’instant d’après ses plans jusqu’au moment où elle finit par conclure qu’il n’y avait qu’une solution pour sauver Hus du bûcher : remettre le parchemin.

Ce parchemin l’avait rendue plus malheureuse qu’heureuse. Il avait fait d’elle une bête traquée et l’avait amené à douter de l’homme qu’elle aimait.

Il avait presque détruit leur amour.

À plusieurs reprises, elle avait failli se laisser corrompre. Pour tout l’or du monde, elle ne souhaitait plus vivre ainsi. Elle maudissait ce texte.

Depuis deux jours, elle ne se séparait plus du document. Elle l’avait donc à portée de main lorsque les trois hommes entrèrent dans sa chambre.

— Au nom du Tout-Puissant ! s’exclama sur un ton théâtral l’intendant en élevant tel un prophète les bras vers le ciel, montrez-nous l’objet ! Nous sommes pressés.

Comme toujours quand Afra était confronté à une situation délicate, elle conservait apparemment un calme olympien. Mais en réalité, elle sentait son cœur battre jusque dans les veines de son cou.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en s’adressant au premier.

— Cardinal évêque de Brogni d’Ostie.

— Et vous ?

— Évêque de Concorde.

Le vieil homme tendit sa main à Afra qui ne broncha pas.

Elle se dirigea vers la petite table près de la fenêtre sur laquelle était posée une Bible reliée en cuir marron :

— Tous trois, posez la main gauche sur le livre des livres pour vous soustraire à l’emprise du diable et jurez par tous les saints ainsi que par Dieu le miséricordieux que vous ne condamnerez pas Jan Hus au bûcher !

Les trois hommes roulèrent des yeux excédés, et de Brogni, un homme corpulent avec un cou de taureau, s’écria vivement :

— Femme, nous n’avons pas d’ordres à recevoir de vous. Donnez-nous le parchemin, qu’on en finisse !

— Il n’en est pas question, votre éminence, répliqua Afra sur le même ton. vous vous méprenez et vous surestimez votre position. Vous êtes demandeurs, moi pas. Je pose mes conditions !

L’intendant, qui se souvenait de l’habilité dont avait fait preuve Afra dans sa négociation avec le pape, fit signe à de Brogni de tempérer ses propos :

— Nous sommes tout disposés à jurer sur la Bible au nom de tous les saints et de Dieu le miséricordieux que nous satisferons vos exigences.

Monsignore Bartolommeo s’approcha de la Bible et prêta serment de faire tout ce qu’il était en son pouvoir pour préserver Hus du bûcher. De Brogni et l’évêque de Concorde en firent autant.

Afra dégrafa son corsage et en sortit le parchemin. Les hommes la regardèrent indignés.

Précautionneusement, car bien conscient de la valeur du document, le cardinal évêque le prit et le déplia. Il n’était manifestement pas au courant des détails, car lorsqu’il découvrit que le document était vierge, il se rengorgea comme un dindon prêt à se jeter sur Afra. Mais le monsignore s’interposa et lui montra la fiole posée sur la table.

Il ôta le bouchon, trempa le bout de ses doigts et tamponna le parchemin pour l’humidifier. Quelques instants plus tard, au milieu de la tache d’humidité, s’esquissait la première syllabe d’un mot dont les lettres devinrent progressivement plus nettes : « Falsum [19] ! », lut de Brogni à voix basse. Tandis qu’il regardait Afra avec admiration, il se signait à la hâte. L’évêque de Concorde secouait la tête, incrédule.Puis l’intendant replia le parchemin, le glissa dans sa soutane et saisit la fiole.

— Venez éminences ! dit-il aux évêques, il est grand temps.

Ils quittèrent Afra sans même lui accorder un regard.

Vers midi, Pietro de Tortosa, l’ambassadeur extraordinaire, revint de la proclamation du jugement auquel il avait assisté en qualité de représentant du roi de Naples. Il avait l’air complètement abattu.

Quand Afra le croisa dans l’escalier, elle passa sans lui adresser la parole, pensant qu’il n’avait pas encore cuvé son vin. Mais lorsqu’elle aperçut ses yeux étincelants de fureur, elle s’inquiéta de le voir d’humeur si contrariée.

— Ils l’ont condamné à mort.

— De qui parlez-vous ?

— De Jan Hus, ce courageux tchèque a été condamné à être brûlé sur le bûcher.

— C’est impossible ! Vous devez vous tromper. À l’heure qu’il est, Hus doit avoir été libéré ! J’en suis sûre.

L’ambassadeur secoua la tête.

— Bonne femme, je l’ai vu de mes propres yeux et entendu de mes propres oreilles. L’évêque de Concorde a lu le jugement en présence du roi Sigismond et a conclu en disant : « Nous livrons ton âme au diable. Et ton enveloppe charnelle sera brûlée séance tenante. » Pouvez-vous imaginer que j’ai inventé cela ?

— Mais c’est impossible ! balbutia Afra horrifiée. J’ai la promesse du pape et le serment de trois ecclésiastiques !

Pietro de Tortosa, ne comprenant rien au discours d’Afra, la prit par la main et l’entraîna à l’extérieur de la maison pour lui montrer la fumée noire qui s’élevait dans le ciel au nord de la ville :

— Que Dieu ait pitié de son âme ! dit-il. C’était la première fois que l’ambassadeur faisait montre de sa piété.

Des larmes jaillirent dans les yeux d’Afra, des larmes de colère et de désespoir. Elle n’était plus en mesure de raisonner avec lucidité.

Elle partit en courant comme une furie vers la place de la cathédrale. Tout devenait flou, les maisons, les gens dans les rues étroites. Elle atteignit hors d’haleine le palais épiscopal devant lequel les bourgeois en colère s’étaient attroupés.

Donnant des coups de coude de-ci de-là, elle se fraya un passage dans la foule qui hurlait et exécrait tantôt Hus, tantôt le pape :

— Traître ! disait l’un pendant que l’autre criait :

— Ce n’est pas Hus qu’il fallait brûler mais le pape !

— Laissez-moi passer, je dois voir le pape ! hurla-t-elle au hallebardier qui lui barrait le passage. En la reconnaissant, le lansquenet se mit à rire :

— Femme, vous arrivez trop tard, dit-il en faisant un geste dont Afra ne comprit pas la signification. Mais, il y a encore suffisamment de cardinaux et de monsignore en ville.

Afra passa outre l’allusion vulgaire :

— Que voulez-vous dire par « vous arrivez trop tard » ?

— Cela signifie que sa sainteté a quitté Constance déguisé en lansquenet par la porte de Kreuzling au moment où le verdict du procès était proclamé dans la cathédrale. Il est maintenant en route pour Schaffhausen où il va rejoindre son allié, le duc Frédéric d’Autriche. Nous n’en savons pas plus. Ni pourquoi, ni à cause de quoi.

Frappée de stupeur, Afra regarda le lansquenet. Elle ne savait plus que penser. Puis elle explosa :

— Ils ont juré par Dieu tout-puissant qu’ils ne le condamneraient pas. Dieu tout-puissant, pourquoi laisses-tu faire de telles ignominies ?

Ceux qui assistaient à la conversation, ne comprenant rien aux étranges propos de cette jeune femme, se détournèrent. À quoi bon chercher du reste à comprendre tous ces originaux et ces fantaisistes qui avaient envahi la ville depuis le début du concile !

Afra prit la direction de la maison Pfefferhart, tête baissée. Affligée et découragée, elle ne savait plus à quel saint se vouer désormais. En montant l’escalier, elle crut rêver. Prenait-elle ses désirs pour la réalité ?

Ulrich von Ensingen l’attendait assis sur les marches, la tête posée sur ses mains. Il se taisait et continua de se taire lorsque leurs visages se rapprochèrent. Dans la pénombre de l’escalier, il aperçut ses yeux remplis de larmes. Hésitant, il saisit sa main.

Il craint un moment qu’Afra s’esquive.

Mais elle n’en fit rien. Au contraire. Afra serra cette main tendue, elle se cramponna à Ulrich telle une naufragée se raccrochant à une épave. Ils restèrent longtemps ainsi sans dire un mot.

— C’est fini, lui chuchota Afra. Tout est fini.

Ulrich ne comprit pas à quoi elle faisait allusion. Il se doutait vaguement mais n’osait pas poser de questions. Plus tard peut-être.

Dans son désarroi, Ulrich attira Afra contre lui. La tendresse avec laquelle elle répondit à son étreinte, l’enhardit à parler :

— L’archevêque de Milan m’a demandé d’achever la construction du dôme. J’ai accepté. Je dois partir dès demain matin. Veux-tu venir avec moi ? Veux-tu être ma femme ?

Afra regarda longuement Ulrich avant d’acquiescer en silence.

Au même moment, l’attelage tiré par six chevaux que le duc Frédéric avait envoyé à la rencontre du pape, progressait à vive allure sur la rive gauche du Rhin. Il se dirigeait vers Schaffshausen. Le cocher avait reçu l’ordre de ne pas ménager ses chevaux pour conduire dans les meilleurs délais le pape Jean et son intendant jusqu’à Schaffshausen où sa sainteté serait en sécurité. Le collège des cardinaux avait décrété sa déposition.

Le duc avait intentionnellement choisi une voiture discrète en bois sombre et délavé par les intempéries. Personne, sur son passage à travers les villages, ne devait pouvoir se douter qu’elle transportait le pape Jean. La voiture en piteux état manquait de confort. Pas même une fenêtre à l’avant par laquelle on eut pu faire signe de l’intérieur au cocher de ralentir. Sa sainteté avait mal au cœur. Sa Sainteté avait horriblement peur.

Le pape Jean se cramponnait d’une main à son siège inconfortable – il ne se souvenait pas que son souverain postérieur eut été une fois si malmené dans sa vie –, de l’autre, il tenait victorieusement le parchemin auquel Bartolommeo essayait de faire prendre feu à l’aide d’un fidibus.

Peu avant son départ, le monsignore avait révélé l’écriture sur le parchemin et en avait lu le texte à son maître qui était devenu livide.

Depuis, il n’avait pas retrouvé ses couleurs. Une lueur de triomphe passait parfois dans ses yeux sans qu’il se soit pour autant remis du choc subi.

— Mais qu’attendez-vous donc, damné serviteur ! lança-t-il, impatient.

L’intendant, assez peu habile dans le maniement des choses profanes, s’évertuait en vain à tirer du fidibus la moindre petite flamme.

Le pape, se souvenant de son passé de pirate, fit une tentative à sa manière. Et voilà que subitement une petite flamme monta du fidibus, d’abord timide, puis, attisée par le vent, elle se transforma en torche.

Le pape Jean tendit la torche à son intendant pour qu’il la tienne pendant qu’il dépliait le parchemin.

Il l’approcha de la flamme.

— Diantre, il ne veut pas prendre feu ! s’exclama-t-il impatient.

— Votre Sainteté, ayez un peu de patience. Au purgatoire, les âmes des damnés rougeoient légèrement avant que les flammes ne les embrasent et dévorent leurs péchés.

— Nonsens ! siffla le pape entre ses dents.

C’est alors que se produisit la chose la plus inattendue qui soit : un jet de flamme jaillit du parchemin en sifflant vers les parois de la voiture qui prit feu en un clin d’œil.

Lorsque les deux cochers s’aperçurent du désastre, c’était trop tard. Ils essayèrent d’immobiliser la voiture en flammes.

En vain. Ils finirent donc par sauter, suivi du pape Jean et du monsignore. Les chevaux, comme pourchassés par le démon, continuèrent leur chemin tous seuls vers Schaffhausen.

Le pape remonta à quatre pattes du fossé qui bordait la route. Il se redressa laborieusement en reprenant son souffle, tenant dans sa main roussie une petite poignée de cendres noires.