Il pensait qu’un photographe n’est rien, qu’il doit se fondre dans le décor et devenir invisible pour mieux travailler et capter – comme il disait – la lumière naturelle. On n’entendrait même plus le déclic du Rolleiflex. Il aurait voulu dissimuler son appareil. La mort de son ami Robert Capa s’expliquait justement selon lui par cette volonté, ou ce vertige, de se fondre une fois pour toutes dans le décor.

Hier, c’était le lundi de Pâques. Je longeais la partie du boulevard Saint-Michel qui va de l’ancienne gare du Luxembourg jusqu’à Port-Royal. Une foule de promeneurs se pressait aux grilles d’entrée du jardin mais, là où je marchais, il n’y avait plus personne. Un après-midi, sur le même trottoir, Jansen m’avait désigné la librairie au coin du boulevard et de la petite rue Royer-Collard. Dans celle-ci, il avait assisté, juste avant la guerre, à une exposition des photographies du peintre Wols. Il avait fait sa connaissance et l’admirait autant que Robert Capa. Il était allé lui rendre visite à Cassis où Wols s’était réfugié au début de l’Occupation. C’était Wols qui lui avait appris à photographier ses chaussures.

Jansen avait attiré ce jour-là mon attention sur la façade de l’École des mines dont toute une partie, à hauteur d’homme, portait des traces de balles. Une plaque fendue et légèrement effritée sur ses bords indiquait qu’un certain Jean Monvallier Boulogne, âgé de vingt ans, avait été tué à cet emplacement le jour de la libération de Paris.

J’avais retenu ce nom, à cause de sa sonorité qui évoquait une partie de canotage au Bois avec une fille blonde, un pique-nique à la campagne au bord d’une rivière et d’un vallon où se trouvaient réunis la même fille blonde et des amis – tout cela tranché net un après-midi d’août, devant le mur.

Or, ce lundi, à ma grande surprise, la plaque avait disparu, et je regrettais que Jansen, l’après-midi où nous étions ensemble au même endroit, n’ait pas pris une photo du mur criblé de balles et de cette plaque. Je l’aurais inscrit sur le répertoire. Mais là, brusquement, je n’étais plus sûr que ce Jean Monvallier Boulogne eût existé, et, d’ailleurs, je n’étais plus sûr de rien.

Je suis entré dans le jardin en fendant la foule massée devant les grilles. Tous les bancs, toutes les chaises étaient occupés et il y avait une grande affluence dans les allées. Des jeunes gens étaient assis sur les balustrades et sur les marches qui descendent vers le bassin central, si nombreux qu’on ne pouvait plus accéder à cette partie du jardin. Mais cela n’avait aucune importance. J’étais heureux de me perdre dans cette foule et – selon l’expression de Jansen – de me fondre dans le décor.

Il restait assez de place – une vingtaine de centimètres – pour m’asseoir à l’extrémité d’un banc. Mes voisins n’ont même pas eu besoin de se pousser. Nous étions sous les marronniers qui nous protégeaient du soleil, tout près de la statue de marbre blanc de Velléda. Une femme, derrière moi, bavardait avec une amie et leurs paroles me berçaient : il était question d’une certaine Suzanne, qui avait été mariée à un certain Raymond. Raymond était l’ami de Robert, et Robert, le frère de l’une des femmes. Au début, j’essayais de concentrer mon attention sur ce qu’elles disaient et de recueillir quelques détails qui me serviraient de points de repère pour que les destins de Robert, de Suzanne et de Raymond sortent peu à peu de l’inconnu. Qui sait ? Par le fait du hasard, dont on ignorera toujours les combinaisons infinies, peut-être Suzanne, Robert et Raymond avaient-ils un jour croisé Jansen dans la rue ?

J’étais frappé d’une somnolence. Des mots me parvenaient encore à travers un brouillard ensoleillé : Raymond… Suzanne… Livry-Gargan… À la base… Pépin dans l’œil… Èze-sur-Mer près de Nice… La caserne des pompiers du boulevard Diderot… Le flot des passants dans l’allée augmentait encore cet état de demi-sommeil. Je me rappelais la réflexion de Jansen : « Ne vous inquiétez pas, mon petit… Moi aussi il m’est souvent arrivé de tomber dans des trous noirs…» Mais là, ce n’était même plus un « trou noir » comme celui que j’avais éprouvé à dix-neuf ans à la terrasse du café de la Paix. J’étais presque soulagé de cette perte progressive d’identité. Je percevais encore quelques mots, les voix des deux femmes devenaient plus douces, plus lointaines. La Ferté-Alais… Cavaleur… Il le lui a rendu en gentillesse… Caravane… Voyage autour du monde…

J’allais disparaître dans ce jardin, parmi la foule du lundi de Pâques. Je perdais la mémoire et je ne comprenais plus très bien le français car les paroles de mes voisines n’étaient maintenant à mes oreilles que des onomatopées. Les efforts que j’avais fournis depuis trente ans pour exercer un métier, donner une cohérence à ma vie, tâcher de parler et d’écrire une langue le mieux possible afin d’être bien sûr de ma nationalité, toute cette tension se relâchait brusquement. C’était fini. Je n’étais plus rien. Tout à l’heure, je me glisserais hors de ce jardin en direction d’une station de métro, puis d’une gare et d’un port. À la fermeture des grilles, il ne resterait de moi que l’imperméable que je portais, roulé en boule, sur un banc.