Je ne suis plus jamais revenu à Fossombrone. Et aujourd’hui, après quinze ans, je suppose que le Moulin a été vendu et que les Meyendorff finissent leur vie quelque part en Amérique. Je n’ai pas eu de nouvelles récentes des autres personnes que Jansen avait conviées à son « pot d’adieu ». Au mois de mai 1974, un après-midi, j’avais croisé Jacques Besse boulevard Bonne-Nouvelle, à la hauteur du théâtre du Gymnase. Je lui avais tendu la main mais il n’y avait pas prêté attention et il s’était éloigné, raide, sans me reconnaître, le regard vide, avec un col roulé gris foncé et une barbe de plusieurs jours.
Une nuit d’il y a quelques mois, très tard, j’avais allumé la télévision qui diffusait une série policière anglaise, adaptée du Saint de Leslie Charteris, et j’ai eu la surprise de voir apparaître Eugène Deckers. La scène avait été tournée dans le Londres des années soixante, peut-être la même année et la même semaine que celles où Deckers était venu au « pot d’adieu ». Là, sur l’écran, il traversait un hall d’hôtel, et je me disais qu’il était vraiment étrange que l’on puisse passer d’un monde où tout s’abolissait à un autre, délivré des lois de la pesanteur et où vous étiez en suspension pour l’éternité : de cette soirée rue Froidevaux, dont il ne restait rien, sauf de faibles échos dans ma mémoire, à ces quelques instants impressionnés sur la pellicule, où Deckers traverserait un hall d’hôtel jusqu’à la fin des temps.
Cette nuit-là, j’avais rêvé que j’étais dans l’atelier de Jansen, assis sur le canapé, comme autrefois. Je regardais les photos du mur et brusquement j’étais frappé par la ressemblance de Colette Laurent et de mon amie de cette époque, avec qui j’avais rencontré Jansen et dont j’ignorais ce qu’elle était devenue, elle aussi. Je me persuadais que c’était la même personne que Colette Laurent. La distance des années avait brouillé les perspectives. Elles avaient l’une et l’autre des cheveux châtains et des yeux gris. Et le même prénom.
Je suis sorti de l’atelier. Il faisait déjà nuit et cela m’avait surpris. Je m’étais rappelé que nous étions en octobre ou en novembre. Je marchais vers Denfert-Rochereau. Je devais rejoindre Colette et quelques autres personnes dans une maison proche du parc Montsouris. Nous nous réunissions là-bas chaque dimanche soir. Et, dans mon rêve, j’étais certain de retrouver ce soir-là parmi les convives Jacques Besse, Eugène Deckers, le docteur de Meyendorff et sa femme.
La rue Froidevaux me semblait interminable, comme si les distances s’étiraient à l’infini. Je craignais d’arriver en retard. Est-ce qu’ils m’attendraient ? Le trottoir était tapissé de feuilles mortes et je longeais le mur et le talus de gazon du réservoir de Montsouris derrière lesquels j’imaginais l’eau dormante. Une pensée m’accompagnait, d’abord vague et de plus en plus précise : je m’appelais Francis Jansen.