CHAPITRE XVI

 

 

Le communicateur crachota, puis la voix de Caré annonça, avec un peu d’excitation :

— Il est là. Je vais me faire draguer.

Dans le petit Trans stoppé dans la rue, un peu plus loin, Romaric répondit tout de suite.

— Doucement, hein, tu es une espèce de touriste, pas une professionnelle.

— Taij est là, ne t’inquiète pas.

Un garçon curieux, Taij. Il ne faisait pas de bruit, mais était toujours là quand on avait besoin de quelqu’un. Il n’était pas particulièrement technicien, pas tellement bricoleur, piètre tireur, pas un athlète non plus, mais tout ce qu’on lui donnait à faire était accompli sans erreur. Finalement les autres avaient une grande confiance en lui.

— Caré s’en sortira, dit Taref, derrière lui. Elle a roulé sa bosse. Le fric de ses parents lui a permis de fréquenter les clubs à la mode. Elle a été draguée par les mecs. Elle sait se défendre avec les hommes.

— J’aurais dû désigner Bovit pour la couverture.

— Taij saura faire le nécessaire, relaxe-toi, Rom. Ça a démarré, maintenant, et ton plan est bon.

Ils attendirent en silence. Tout dépendait de l’action en cours. En vérité, le plan entier était conditionné par chaque action. Il n’y avait pas de solution de repli. Il fallait que tout marche, sinon c’était foutu.

Une bonne heure passa sans nouveau message. Romaric était de plus en plus nerveux et Diston offrit d’aller voir comment ça se passait. Il revint un quart d’heure plus tard en se marrant.

— Elle fait un numéro pas possible, dit-il. Ils sont dans un coin du fond, à droite en entrant, pas loin de la porte. Taij est juste à côté avec un gars que j’ai jamais vu. Si vous la voyiez… hautaine, souriant à peine… Et l’autre imbécile qui fait son jacques, qui raconte des histoires pour la faire rire…

— Ils boivent ?

— Y a quatre gobelets sur la table.

Vingt minutes plus tard le communicateur émit. Caré avait du le brancher discrètement et on entendait ce qui se passait à la table.

— Dites-moi, Fazec, vous transpirez souvent comme ça ? faisait la voix de la jeune fille.

— L’produit fait son effet, jubila Hal.

— Je… Euh non, je ne comprends pas ce qui se passe.

— C’est vraiment dégoûtant, vous savez !

Un modèle d’indifférence snob et méprisante.

— … Si vous devez faire des cochonneries, tournez la tête, je tiens beaucoup à cette tunique.

— Je… je vais sortir.

— Eh bien, c’est ça, sortez…

Un temps puis, comme à regret :

— … Je suppose qu’il faut que je vous accompagne.

Tout le dégoût du monde…

— Monsieur… oui, vous là… voulez-vous aider cet individu à sortir prendre l’air ? Il ne supporte pas deux gobelets d’alcool !

La voix de Taij, maintenant.

— C’est que… je ne voudrais pas qu’il…

Caré eut un rire déplaisant.

— Moi non plus, mais c’est un être humain… après tout !

Des bruits confus. Un autre gars proposa son aide que Taij refusa gentiment.

Et puis ils apparurent à la porte, Taij et Caré entourant le pilote de Péral, en uniforme. Ils l’entraînèrent le long de la rue en direction du Trans sur lequel ils l’appuyèrent et regardèrent d’un air naturel de chaque côté.

L’instant d’après, la porte latérale s’ouvrait et le type basculait à l’intérieur, suivi de la jeune fille et de Taij. Ça s’était passé si tranquillement que rien ne bougea dans la rue.

Taref avait immobilisé le gars et l’avait coiffé d’un sac. Aux commandes, Romaric démarra lentement et prit la direction du sud, pour sortir de la ville.

Plus loin ils s’arrêtèrent et firent de la lumière dans le Trans. Rom vint à l’arrière et ôta le sac. Le type cligna des yeux. Il était blême, suait à grosses gouttes.

Hal lui montra une boîte au fond de laquelle on distinguait les cadavres de trois bêtes immondes, mi-serpent mi-mille-pattes.

— C’est des tortillots, comme tu peux le voir. Vilaines bêtes, hein ?

Les tortillots avaient une sale réputation, sur Stoll II. Certains utilisaient leur bile pour se donner un coup de fouet. On disait que ça avait un pouvoir aphrodisiaque… Des tas de gars en étaient morts. Il semblait que le dosage faisait toute la différence entre la virilité et l’empoisonnement ! En tout cas c’était une moche mort.

Le pilote paraissait de plus en plus mal.

— Vous m’avez pas fait boire cette saloperie ? il fit d’une voix blanche.

— Mais si, mon vieux, mais si, dit Taref, paisible.

Mais tu sais, on raconte des tas de bêtises sur ces petites bestioles. Quand tu ne dépasses pas la dose les dégâts sont pas immédiats. Les chasseurs prétendent même qu’ils en utilisent pour lutter contre la fatigue, quand ils sont blessés ou à bout de force. L’ennuyeux, c’est qu’il faut bien faire le dosage, évidemment. C’est pour ça qu’ils utilisent toujours plusieurs bêtes dont ils mélangent la bile avant de la diluer. Tu sais pourquoi ? L’autre secoua la tête, les yeux rivés sur Taref.

— Parce que si ça va bien ils ont encore le recours de reprendre quelques gouttes de cette mixture. Il paraît qu’en introduisant dans l’organisme quelques gouttes seulement, attention, de la même origine, exactement la même, le corps s’habitue peu à peu et tu as une chance de t’en sortir. C’est pour ça qu’ils utilisent plusieurs tortillots au lieu d’un seul qui suffirait largement. Pour avoir l’antidote en quantité, tu me suis ?

— Salauds…

Il paraissait accablé. Romaric avança.

— Maintenant on va parler.

Le pilote leva la tête et le reconnut. Ses yeux se dilatèrent.

— Le marché est simple, commença Rom. Toutes les cinq ou six heures on te donne quelques gouttes de cette saloperie et tu as une chance de vivre. Si on loupe une dose, ton état empire et tu claques. Ça, c’est un côté du marché. L’autre, c’est l’obéissance. Tu fais exactement ce qu’on te dit, sans hésiter, sans rien modifier.

Il le fixa longuement puis parut s’en désintéresser et retourna à l’avant. Taref consulta ostensiblement un chronodateur.

— Prochaine dose dans cinq heures trente… enfin à peu près. A toi de décider.

— Qu’est-ce que vous voulez ? finit par lâcher le type.

— La peau de Péral.

— Vous êtes fou… aucune chance.

— Alors toi non plus. Réfléchis, ton aide conditionne ta propre survie.

— Vous êtes des fumiers, des…

— Stop ! fît Taref. Quand tu as conduit des tueurs chez Hal, là, tu te posais pas de cas de conscience, non ? Ferme-la, maintenant.

Devant, Romaric parlait dans le communicateur. Hal le rejoignit.

— Comment ça se passe-t-y ?

Rom lâcha un « d’accord » dans l’appareil et se tourna vers le vieux.

— La surveillance est toujours en place. On file les types de la Spatiale. Ils ont l’air de faire leur tournée habituelle. On saura tout à l’heure s’ils reviennent bien à la même heure au Fusesp. Le minutage colle jusqu’ici.

Hal s’assit.

— Tout de même, t’es vachement gonflé.

Romaric sourit et lui donna un petit coup sur l’épaule.

Puis il démarra le Trans.

*

**

Personne ne disait un mot. Ils étaient assez pâles, tendus et tous vêtus de la même combinaison grise avec une capuche ne laissant voir que les yeux. Sur la tête ils portaient un casque à la visière relevée. La moitié d’entre eux portant une arme au ceinturon.

— Ça y est, fit une voix venant des communicateurs. Ils partent.

Prisca reconnut Vali. C’est lui qui filait les deux Contrôleurs de la relève de minuit. Les jours précédents ils les avaient surveillés. Les gars prenaient toujours un gobelet dans le dernier club avant le spatioport.

— Taref, on y va, lâcha Romaric dans son communicateur.

Puis il lança les propulseurs du grand Trans qui s’ébranla doucement. Il vit, plus loin, les deux Polys se mettre en marche également. C’était lancé !

Il fila par une rue latérale et vint stopper près du spatioport. A peine arrêtés, ils sortirent en courant et foncèrent vers l’ombre de la face arrière du grand hall.

Presque tout de suite ils virent arriver la relève. Les deux gars ne se pressaient pas, discutant le coup. Ils les virent pénétrer par la seule porte ouverte, sur le côté, à moins de vingt mètres.

Là-bas à gauche plusieurs silhouettes traversaient carrément l’espace découvert de la partie la plus en arrière de l’aire de stationnement. La surveillance des jours précédents avait révélé qu’au moment de la relève les Contrôleurs se désintéressaient complètement de l’extérieur et bavardaient entre eux. Il fallait espérer que ce serait la même chose ce soir…

Il était absolument nécessaire de passer par là pour aller se mettre en place au bout de l’aire de synthébéton des navettes. Le deuxième groupe comprenait Bovit, Taij et les frères.

Taref, Akra et deux cousins étaient déjà planqués plus à droite. Leur approche était facile. C’est eux qui devaient pénétrer tout à l’heure dans le Fusesp pour maîtriser le reste de l’équipage de la Spatiale.

— Voilà, ils s’en vont, murmura le communicateur que Rom avait accroché à son épaule gauche, pas loin de son oreille.

Il tourna la tête pour jeter dans le micro :

— D’accord, continue à observer.

Deux minutes plus tard, les Contrôleurs relevés sortaient d’un pas rapide. Pas envie de traîner, eux. Rom attendit de recevoir le message de Vali, indiquant que les deux hommes avaient quitté les abords du spatioport pour commander :

— Tout le monde, les casques.

De la main gauche, il fit basculer la visière du sien devant ses yeux. Désormais rien ne pouvait permettre de l’identifier. Mais sa vision n’était en rien perturbée, au contraire, les contours des objets étaient légèrement plus lumineux. La visière n’était transparente que d’un seul côté. Vers l’extérieur.

— On y va, il murmura.

Longeant les murs en direction de la petite porte, les quatre silhouettes avancèrent. Fazec, un fulgurant dans le dos, marchait juste derrière Romaric. Hal, qui tenait l’arme, lui en donnait de petits coups pour le mettre en condition, comme il disait.

La porte s’ouvrit sans bruit et ils pénétrèrent. Un escalier démarrait tout de suite là et ils s’y engagèrent. Au deuxième palier, ils commencèrent à entendre les voix. Il y avait une porte au troisième. Hal et Fazec s’aplatirent à gauche, contre la paroi, Rom à droite avec un autre cousin, Karem.

— N’oublie pas ton texte, salopard, murmura Hal à son prisonnier, et pense qu’ta petite potion est hors de portée. Si y s’passe quoi que ce soit d’imprévu, la p’tite qui la garde renverse l’flacon. Tu sais c’que ça veut dire pour toi ? Dans une demi-heure y t’faut ta p’tite ration, hein ? Enfin si tu veux pas crever…

L’autre hocha la tête frénétiquement.

Romaric respira longuement à plusieurs reprises et ouvrit la porte à la volée, faisant un pas de côté pour libérer le passage aux autres et fléchissant sur les genoux, son désintégrant tendu à bout de bras vers les deux Contrôleurs ébahis.

Personne ne dit un mot. Les techniciens étaient figés, ne comprenaient pas. Hal avait maintenant dirigé son arme vers la paroi de gauche. Fazec comprit et marcha vers l’enregistreur dont on ne voyait que l’objectif qu’il fracassa d’un coup de crosse. Il portait un pisto-laser sans batterie…

Rom resta en position pendant que Karem et Hal s’affairaient à supprimer les enregistreurs, évitant soigneusement de regarder du côté de la porte d’entrée au-dessus de laquelle se trouvait celui qui venait d’être installé. Celui dont se plaignait tellement Marche-avant-qu’-j’recule !

C’est là que tout se décidait, que Péral allait payer…

Karem fit signe aux Contrôleurs de se tourner et les assomma proprement. Ensuite, ostensiblement, il leva son arme pour venir en poser l’extrémité contre la tête du premier. La façon la plus discrète de tirer. Pas de lueur visible de l’extérieur. Un truc de tueur. Hal s’était placé près de Fazec qui comprit et cria :

— Non ! Il… il ne faut pas…

D’un geste nerveux, il releva sa visière et baissa la cagoule, révélant son visage. Il avait visiblement de la peine à se souvenir de ce qu’il devait faire. Il hésita et reprit :

— Péral ne peut pas nous obliger à faire ça aussi. Je… je le prends sur moi. Je lui expliquerai. Allez vous planquer dehors, j’appelle le Fusesp.

Ils firent mine d’hésiter, Karem se redressa et partit le premier en direction de la porte qu’ils franchirent, se tournant immédiatement pour menacer Fazec, le visage toujours découvert.

Rom lui fit signe de se dépêcher et le pilote bascula un interrupteur sur le grand tableau du Contrôle.

— Ici Contrôle, il fit, HK 135, vous m’entendez ? La réponse ne vint pas immédiatement.

— Ici HK 135 qu’est-ce que vous voulez, Contrôle.

— Vous auriez pas quelque chose pour ouvrir une boîte de rations kéba ?

— Quoi ?

— Une boîte de ration kéba. On nous en a filé une mais y a rien pour l’ouvrir ici, c’est trop con.

— Et c’est pour ça que vous appelez ?

Le type de la Spatiale n’avait pas l’air content.

— Ben quoi on allait bouffer un peu. Ça vous arrive jamais, vous, de bouffer pendant le quart ? On s’emmerde, nous, ici !

Il y eut un rire étouffé. Et puis la voix reprit.

— Vous êtes vraiment branques, dans ce coin… Bon, on arrive. Mais on y goûte, hein ?

— On s’en doutait…

Fazec avait débité son texte sans trop accrocher. Rom lui fit signe, de la porte, d’aller à la baie pour se faire voir de l’aire des navettes. Puis il céda la place à Hal et s’éloigna sur le palier, l’oreille collée au communicateur.

— Ils sortent… Deux types, précisa la voix de Vali. Je préviens quand ils entrent dans le Contrôle…

Cinq minutes s’écoulèrent.

— … Voilà, ils entrent.

Rom fit signe à Hal de se planquer.

Deux minutes plus tard les deux hommes apparaissaient. Hal se découvrit, l’arme braquée. Le second ébaucha le geste de se jeter en arrière, dans l’escalier, mais Rom fit un petit bruit de gorge, de l’autre côté et le type s’immobilisa.

Du canon de son arme, Hal leur fit signe de se retourner et les assomma.

— C’est clair, murmura alors Rom dans le communicateur.

— On y va, fit la voix de Taref.

Maintenant il fallait attendre le résultat du groupe chargé de neutraliser le reste de l’équipage du Fusesp. D’après leurs habitudes, ceux qui étaient en ville ne rentreraient pas avant deux heures du matin. Ils étaient largement dans les temps. En principe, il ne devait rester que deux hommes à bord, puisqu’ils en avaient vu quatre partir en début de soirée.

Le temps parut long…

— C’est clair, ici. Pas d’anicroche, fit bientôt la voix de Taref.

Romaric fut soudain soulagé. Il ferma un instant les yeux et avança pour faire signe à Fazec, que Karem surveillait, de rappliquer. Avant de partir, ils attachèrent solidement les quatre victimes. Puis Rom lança dans son communicateur :

— On y va, tout le monde à l’engin. Vali, rien de particulier ?

— Tout est calme.

— Tu décroches en dernier.

— D’accord.

Ils avaient tous été formels. Ils étaient dans le coup avec Rom, mais jusqu’au bout. Voulaient partager tous les risques. Ils formaient un tout. La Famille.

Quand Romaric et son groupe pénétrèrent dans le petit Fusesp, Taref était déjà au travail. Il avait envoyé les frères, arrivés sur place les premiers, porter les deux Spatiaux assommés au Contrôle, et faisait le tour du poste de pilotage.

Au moment où Rom débouchait dans le petit local, il entamait une séquence, basculant des rupteurs, surveillant des cadrans, retrouvant des gestes professionnels.

— Mets-toi en premier pilote, il jeta à Fazec. On décolle en anti-g, je commence à animer les Centrales de couplage…

Le pilote lui jeta un œil surpris, comprenant qu’il avait à faire à un navigant.

— Mon produit, il jeta en se tournant vers Rom.

— Quand on sera dans l’espace. La fille qui le garde viendra la dernière à bord.

Une demi-heure plus tard, ils étaient entassés tant bien que mal dans les cabines d’équipage quand le Fusesp frémit doucement et se souleva dans un léger bourdonnement.