CHAPITRE XIV

 

 

Il faisait chaud dans le Trans immobile au soleil. Ils buvaient à longueur de journée des jus de fruits qu’apportaient les frères, le soir. Depuis quatre jours ils n’étaient pas sortis de l’engin !

Taref leur avait apporté une petite Tridi pour passer le temps quand ils n’étaient pas de quart. Ils avaient aussi une paire de binoculaires tellement puissante qu’Hal prétendait avoir compté les boutons sur le visage d’un technicien du contrôle qu’il avait pris en grippe. Il l’appelait, personne ne savait pourquoi, « Marche-avant-qu’-j’-recule »…

Il tenait un véritable feuilleton des aventures de Marche-avant-qu’-j’-recule, racontait, le matin, comment il avait passé la nuit et, durant la journée, ses bêtises successives. A l’en croire, le gars était le plus couillon des contrôleurs des mondes intérieurs…

Ils écoutaient périodiquement les bulletins d’informations locales. Hal avait lancé un concours sur le nombre de fois où le nom de Péral serait prononcé dans la journée ! C’est vrai qu’on citait fréquemment ses affaires.

Encore que depuis deux jours on parlait surtout du prochain passage du transport minier annuel. Un Fusesp de la Spatiale était d’ailleurs posé depuis la veille sur le spatioport. Un engin d’assez petite taille, comme tous les appareils de combat, avec un équipage de huit hommes seulement, ce qui était largement suffisant, avait expliqué Taref ce matin, compte tenu des automatismes de bord.

La Tridi, qui avait souhaité la bienvenue à l’équipage, avait abondamment commenté l’arrivée prochaine de l’équipage en surnombre du transport. Le Fusesp devait attendre ce débarquement et escorter ensuite le bâtiment pendant la traversée, en subespace, vers les mondes intérieurs.

Une opération de routine. Chaque année un transport venait ainsi effectuer le ramassage des quartz naturels, récoltés sur des planètes jeunes, aux conditions de vie effroyables, dans les Confins.

C’est que la technologie spatiale ne pouvait plus se passer de quartz naturels, aujourd’hui. Ils avaient pris une valeur prodigieuse au fil des siècles en raison de leur rareté et de leur nécessité. Au point que des diamants purs avaient même été utilisés par la Spatiale, à une époque !

Pour le voyage du retour, le transport n’avait pas besoin d’autant de monde et débarquait sur Stoll II ceux qui le désiraient. Leur voyage du retour étant gratuit, plus tard. Ces gars avaient derrière eux des mois de travail infernal pendant le ramassage, et ne demandaient qu’à se détendre. Et comme leurs salaires étaient à la mesure du travail, Stajil attendait avec impatience ces gens qui allaient dépenser une petite fortune ici.

Les yeux sur l’écran où une fille expliquait, précisément, combien les techniciens des transports étaient appréciés, Romaric sentait monter une excitation en lui. Une idée complètement folle, démente, irréalisable…

Il n’entendit pas la question de Prisca. Elle répéta sans qu’il en soit conscient.

Cette fois elle vint à lui et posa la main sur son épaule. Bovit, à côté, tourna la tête.

— Rom, ça ne va pas ?

— Hein ?

Il avait l’air ahuri et elle s’assit près de lui.

— Je te demandais… Qu’est-ce qu’il y a, Rom ?

Il fit un geste vers la Tridi.

— C’est le… Hal, cria-t-il, amène-toi…

— … Écoute, hier tu as parlé de ton copain, marche-avant-qu’-j’-recule…

— … Tu disais qu’il avait plein de boulot en ce moment avec des enregistreurs ou quelque chose comme ça. C’était quoi, cette histoire ? Tu l’as inventée ?

Hal eut l’air un peu gêné.

— C’t’à dire que…

Rom avait pris le vieux par la combine et le regardait dans les yeux.

Et puis il se passa une chose étonnante. Hal se mit à sourire, comme s’il était brusquement heureux. Il posa la main sur l’épaule de Rom. Il venait de retrouver l’ancien Romaric !

— J’l’ai pas inventée complètement. C’est Taref, hier soir, qui faisait le compte rendu de c’que les mômes ont entendu. Y paraît qu’au contrôle on leur installe un nouvel enregistreur qui les empoisonne parce qu’y seront en permanence dans le champ, quand y sont assis à leur poste. Même qu’y pourront plus s’gratter l’nez sans qu’ça soit enregistré.

— Oui… oui, je me souviens, maintenant.

Hal se tourna vers Prisca et lui fit un clin d’œil qu’elle lui renvoya, heureuse. Romaric était en train de revivre ! Bovit sentait qu’il se passait quelque chose mais ne comprenait pas.

— T’as trouvé quelque chose, hein, gamin ? dit le vieux.

Ce n’était pas une question et Rom hocha la tête lentement.

— Pas encore bien clair… Foutrement dangereux surtout. Il faut que j’y réfléchisse.

**

*

Plus que quatre minutes avant la relève… Romaric était crispé au possible. Toujours aucune silhouette à la petite porte de côté du grand entrepôt de Péral. Il sentit le pépin et porta le communicateur à ses lèvres, mais renonça à appeler au dernier moment.

Taref était là-bas et savait ce qu’il faisait. Il avait été convenu de ne pas utiliser la radio pendant l’opération.

Il jeta un nouveau coup d’œil aux bâtiments de servitude du spatioport et aperçut les trois hommes qui sortaient sans se presser. Et en plus ils étaient en avance…

Il revint à la porte. Toujours fermée. Ils allaient se faire coincer à l’intérieur !

— Tu veux qu’on essaie de retarder la relève ? demanda Bovit à côté.

Romaric secoua la tête.

— Non, rien d’anormal ne doit se passer… Ils doivent avoir eu un incident. Mais Taref trouvera une solution.

— Il a peut-être besoin d’aide ?

— Non, autrement il aurait appelé…

— Ça y est, y zentrent, ces couillons-là, lâcha Hal.

Maintenant il faudrait improviser. Le plan initial était perturbé, impossible de faire ce qui avait été prévu pour le décrochage.

Le communicateur, à côté, cracha un bruit léger. Puis la voix de Taref se fit entendre, à peine audible.

— On sort par la grande porte, personne devant ?

— Vorèle, y sont gonflés… murmura Hal.

— La relève l’a laissée entrouverte, remarqua Bovit.

Romaric l’avait vu mais n’avait rien dit. Il jeta rapidement un coup d’œil à l’aire de stationnement. Vide.

— Hal et Bovit, surveillez la porte du hangar. Si un contrôleur tourne la tête de leur côté, je vous préviens.

Puis il empoigna le communicateur.

— Clair, il chuchota.

Deux petits coups furent frappés contre le micro, là-bas, en guise de réponse.

— Si je frappe un coup vous vous immobilisez, dit encore Romaric.

Il y eut encore deux coups, en réponse.

Trois minutes passèrent puis une silhouette se révéla, à la grande porte. Romaric avait saisi la binoculaire et ne quittait plus les grandes baies des yeux. Il distinguait parfaitement les visages des deux contrôleurs de service. A cette heure de la nuit ils n’avaient rien à faire. Le prochain aircar n’arrivait qu’à quatre heures du matin.

Ils avaient l’air de discuter, le dos tourné.

— Hal, où en sont-ils ?

— Y en a que deux de sortis… Y zont l’air d’attend’les autres.

Rom s’efforça de rester calme. Dur d’être spectateur seulement. Il se promit d’en tenir compte à l’avenir.

— Ça y est… y sont sortis tous les cinq… Y z'attendent le long de c’te saloperie d’hangar… Attends… y cavalent.

Là-bas, un contrôleur venait de se lever.

— Stop ! lâcha Rom dans le communicateur.

— Y s’aplatissent, fit Hal.

Le contrôleur se massait les reins, face à l’aire de stationnement !

Romaric ne respirait plus. Les secondes se traînaient… Le contrôleur se mit en marche et vint à la grande baie de droite. S’il tournait un peu la tête il allait voir les cinq ombres allongées sur le synthébéton…

— Faut les faire bouger d’là, gronda Hal.

— Non !

La réponse avait claqué. Rivé à la binoculaire, Romaric ne quittait pas le visage du contrôleur des yeux. Le type avait l’air de s’ennuyer mortellement.

Plusieurs minutes s’écoulèrent… et il tourna la tête du côté de l’aire de stationnement. Rom allait ouvrir la bouche pour gueuler aux autres de cavaler quand le gars poursuivit son mouvement pour faire finalement face à son collègue !

— En avant, murmura Romaric dans le communicateur.

— Y s’relèvent, dit Hal… Y foncent drôlement même…

Le contrôleur se dirigeait maintenant vers son siège.

— Y sont aux Polys !

Romaric posa la binoculaire et regarda de ce côté à l’œil nu. Il se sentait vidé, nerveusement. L’un des Polys se mettait déjà en marche doucement.

— On y va, en douceur, hein, il lança à l’intention de Bovit qui s’était mis aux commandes dès qu’il avait entendu Hal.

Le Trans se leva lentement et commença à pivoter avant de s’éloigner. Il longea une large avenue, tourna deux fois et s’immobilisa. Une silhouette arriva rapidement et grimpa à bord.

— De justesse, fit Taref en souriant.

— Tu nous as foutu les chocottes, gamin, fit Hal en venant vers lui.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? interrogea Romaric.

— Ces foutus câbles étaient enfouis derrière des ballots de peaux pas encore rangées en containers. Il a fallu ramper là dedans pour passer. Ça schlingue, ces machins-là, pas croyable ! En tout cas on a perdu beaucoup de temps. D’un autre côté, quand ça pétera, il y aura un beau feu…

Il s’interrompit pour s’asseoir.

— … J’ai bien cru qu’Akra allait se faire piquer. Un type est resté près d’elle un moment. Elle est formidable, cette fille, un sang-froid… et une sacrée technique.

Romaric sourit légèrement.

— J’étais sûr qu’avec Akra là-bas tu te débrouillerais pour les faire sortir !

C’était la première fois depuis des semaines qu’il avait une phrase personnelle à l’égard de l’un d’eux et Bovit, qui n’avait pas connu l’ancien Romaric, le regarda attentivement, un peu étonné.

— Ils sont tous rentrés, dit Taref après un silence. Les frères nous attendent à la sortie nord. On y va ?

— Tu te sens d’attaque ?

— Plus que jamais.

Il avait l’air calme comme s’il avait passé la soirée devant la Tridi. Ce type avait un contrôle de soi peu commun.

— Alors on y va.

Le Trans se remit en route.

A l’aube ils étaient planqués pas trop loin de Biskrand où ils avaient l’intention d’attendre la nuit.