CHAPITRE 24
Fin Août "1949"
Il fit un temps magnifique, cet été là. Pas de chaleur accablante et pourtant un ciel sans nuage. La guerre était finie depuis moins de deux mois et beaucoup de gens avaient de la peine à le croire. Après la vague de folie qui avait parcouru la Fédération des Républiques d'Europe, les populations s'étaient retrouvées un peu hébétées, comme devant quelque chose qu'on a espéré désespérément et qui, contre toute logique, est là !
A commencer par les soldats eux-mêmes, encore pas démobilisés. Sauf les troupes d'occupation pour qui, d'une certaine manière, la guerre n'était pas terminée. Ils étaient perpétuellement sur leurs gardes. A juste raison, d'ailleurs, dans certaines régions éloignées, montagneuses, souvent, des groupes armés Chinois poursuivaient une sorte de guérilla sporadique. Et dans les villes souvent, de petits commandos attaquaient un camion européen… Les Régiments parachutistes et les Corps Francs étaient chargés de les réduire, quand ils avaient été localisés, et ils ne leur faisaient pas de cadeaux.
Tout avait été très vite, presque trop vite, les derniers temps. Les troupes n'avaient pas lancé une immense attaque qui, inconsciemment, aurait fait comprendre aux soldats et à la population l'imminence de la victoire. En quelque sorte ils n'y avaient pas été préparés !
La première tâche fut de découvrir ce qui était survenu aux prisonniers, délivrer les survivants, retrouver les camps, les mines… Pour les camps ce fut assez rapide, des troupes furent parachutées à proximité. Les mines… Les chiffres des disparus furent impossibles à déterminer, les premières semaines. Il semblait bien que la consigne de supprimer les prisonniers avait été appliquée anarchiquement. Certains chefs de camp avaient obéi sans hésiter, d'autres avaient lanterné, surtout les ultimes semaines.
Un grand nombre d'unités Européennes étaient donc envoyées en Chine, comme troupes d'occupation. Mais, surtout, il fallait rassembler et désarmer toutes les troupes chinoises du IVème Groupe d'Armées, encerclées sur le front Européen du centre, depuis l'Ukraine et la Russie jusqu'à l'Oural, aux abords de la Sibérie. Et cela posait d'énormes problèmes de logistique. Il fallait construire des camps provisoires, les garder, assurer leur ravitaillement. Or ils étaient près de quatre millions de prisonniers Chinois, dans cette seule zone ! Il avait été prévu, depuis longtemps, que la Chine devrait assurer la majeure partie de ce ravitaillement, ne serait-ce que pour donner de la nourriture qui convienne aux prisonniers ennemis. Mais il fallait l'acheminer sur des milliers de kilomètres, sur des voies très endommagées. Et il fallait, très vite, mettre les prisonniers chinois au travail.
L'un des articles de l'Armistice prévoyait que les prisonniers devraient deux ans de travail à l'Europe, pour relever les ruines et reconstruire le pays ! La reconstruction commençant par une remise en état des réseaux ferroviaires et des routes. Mais Meerxel voulait en profiter pour lancer la construction de deux autoroutes modernes, grâce au matériel militaire de terrassement qui existait et était manœuvré par des conducteurs expérimentés. L'une allait, du nord au sud, de Saint-Petersbourg à Odessa, en passant par Moscou et Kiev, avec deux embranchements prioritaires vers Minsk et Varsovie, l'autre reliant Bordeaux, en France, à l'extrême nord-est du Kazakhstan, en passant par Munich, Vienne, Budapest et Kiev. Les deux années ne seraient pas suffisantes, mais des ouvriers Européens termineraient le travail.
Meerxel savait que les lignes de communication étaient primordiales au développement du pays, dans l'avenir. L'exemple américain était révélateur. Une partie de leur croissance reposait sur les autoroutes qu'ils multipliaient. Aussi déplaisants qu'ils puissent être, ils n'étaient pas idiots. Et puis, que les habitants des régions d'Europe de l'ouest ; qui n'avaient pas directement souffert de la guerre ; voient des prisonniers Chinois au travail mettraient bien des choses en place.
Le Haut commandement avait commencé par baser immédiatement en Chine la plupart des unités d'aviation tactique, Mosquito, LA5, 7 et P38 B, dont la présence, les vols à basse altitude, quotidiens, imposaient au peuple Chinois l'idée que l'Europe était victorieuse. Une organisation militaro-administrative européenne se mettait en place à Pékin. Mais il fallait tout faire d'urgence, prévoir le stationnement et l'alimentation des unités d'occupation, établir des règlements destinés à la population civile, rechercher les criminels de guerre du PURP, entamer les instructions préliminaires et les enquêtes, sauvegarder les preuves, les archives, retrouver des témoins. Il y avait tant de choses à faire…
Dublin avait donné son accord de principe pour que les procès se déroulent sur son territoire, devant la Haute Cour Internationale. Mais fallait-il encore que les différentes nations veuillent bien désigner des juges. Que le monde entier blâme ainsi la conduite de la Chine, prenne enfin parti ! Et accepte ces nouveaux chefs d'accusation contre les meneurs du PURP, les responsables des camps, des déplacements de populations civiles, de leurs massacres, souvent, des assassinats de prisonniers : "crimes contre l'humanité" et "crimes de guerre"…
L'Europe, comme hébétée, ne réalisait pas que la tuerie était finie. Il n'y avait pas de scènes délirantes de joie, comme en 1920. Les circuits ferroviaires en état de marche avaient de nouveau été totalement ouverts aux populations civiles ; hormis les longs trains militaires qui partaient pour la Chine, grâce à des réparations de fortune. Les voyages, à petite vitesse, sur ces voies, étaient terriblement longs. Dans cette partie de la Fédération pour descendre de Moscou à Odessa il fallait passer par Minsk, bien à l'ouest !
***
Dès la mi-août, pendant une semaine, le grand canot, comme ils l'appelaient, n'avait quasiment pas cessé de faire la navette entre Millecrabe et le continent. La famille avait donné son accord, elle se retrouverait, pour la première fois en plein été, dans l'île, à partir du 15 août, venant tant bien que mal, de toute l'Europe, pour fêter la fin du massacre, la fin des deuils. Il serait temps, ensuite, de relever les ruines. A leur arrivée ils apprirent que c'était aussi le bout de la vie du Grand' Oncle Stepan.
Depuis la signature de l'Armistice, en juin, il baissait. Il n'était pas vraiment malade, il s'éteignait, usé. Il avait connu les deux guerres ! Il avait voulu tenir jusqu'à la fin du conflit, y voyant comme un symbole pour la famille Clermont. Il voulait la voir de nouveau réunie, être sûr qu'elle existait toujours. Meurtrie, avec beaucoup d'absents, mais toujours là.
Il avait dit à Elise Fournier ; qu'il considérait un peu comme l'âme des Clermont ; qu'il ne voulait pas de tristesse, à Millecrabe, à son départ. Il était peut être le plus slave, sûrement le plus excessif de la famille, et cela l'avait poussé à demander, au contraire, à ce que l'on fasse une fête, pour sa mort ! Elise était une femme de caractère ; autrement dit le sien était redoutable ; et elle avait refusé en l'engueulant carrément. "Il y a un temps pour la mort, un temps pour la fête. On ne mêle pas les émotions," avait-elle dit brutalement. Elise était une femme de tête qui menait les hommes comme elle avait mené ses jeunes élèves, autrefois. Mais sa générosité faisait accepter ses façons carrées. Elle ne mâchait jamais ses mots, disait ce qu'elle avait à dire sans hésiter, sans temporiser, quelquefois sans grande précaution. Mais, avec elle les choses étaient claires. Les enfants, les tout jeunes cousins, l'adoraient.
Alors Stepan avait fait une chose surprenante, il avait demandé à voir les Grands Oncles déjà arrivés dans l'île. Quand ils avaient été réunis autour de son lit il leur avait dit, d'une voix faible mais distincte :
- Nous sommes une famille de traditions. Je voudrais vous demander quelque chose. Pour une fois ne me donnez pas un successeur. Pour une fois seulement, je vous le demande, désignez une femme, Elise Fournier. Personne n'a autant pleuré nos disparus qu'elle, toutes ces années. Nous avons tous eu beaucoup de peine pour nos familles respectives, elle, a enduré toutes les peines de chacun de nous, de toutes les familles. Elle a été le lien entre nous tous, avec son Grand Cahier. Elle représente, elle incarne, plus que je n'ai jamais su le faire, la famille Clermont… Ensuite, les autres générations de Clermont pourront reprendre la vieille tradition, si celle-ci résiste au temps. Réfléchissez à cela, et ne me dites pas ce que vous en décidez. Vous en parlerez entre vous quand le moment sera venu, je préfère m'en aller en espérant que ce sera ainsi. Et dites à Edouard que j'espère qu'il sera un bon Grand'Oncle, lorsque le temps viendra, comme il a été un bon Président, enfin je pense.
Il était mort au petit matin de l'une des nuits suivantes, dans son sommeil. Les derniers arrivants avaient débarqué ce jour là.
Les Grands Oncles s'étaient réunis et avaient décidé de demander l'autorisation de l'enterrer dans l'île. Les autorités de la région avaient toujours refusé des sépultures familiales dans l'île. Edouard Meerxel, prévenu le matin même du décès, avait dû estimer que, pour une fois, il avait le droit de faire bénéficier les siens d'une faveur, un représentant du Préfet d'Odessa avait débarqué l'après-midi, en disant que l'enterrement aurait lieu sur place et que le Président y assisterait !
La cérémonie eut lieu cinq jours plus tard. C'est le temps qu'il fallait pour que les hommes, toujours mobilisés, reçoivent de leurs chefs de corps un ordre de mission spéciale, des titres de passages prioritaires pour des avions et dix jours de permission sur place. Meerxel était passé par là et Van Damen, tenu au courant avait tenu à signer lui-même les ordres destinés aux chefs de Corps ! Si bien qu'ils étaient tous là. Tous en uniforme. Certains dans des fauteuils de blessés, d'autres appuyés sur une canne, raides d'une convalescence encore pas terminée, mais là.
Edouard Meerxel arriva en hélicoptère, un Sikorsky S 55, le nouveau modèle qui bénéficiait de la réputation que s'était acquise le Sikorsky H 5 du service de santé, durant les deux dernières années de guerre.
Le S 55 était sur le point d'entrer en unités à sa place. Mais pas seulement pour ces missions. On commençait à entrevoir toutes les utilisations de l'hélicoptère, y compris dans les Corps Francs. L'ingénieur Igor Sikorsky, l'un des pères des voilures tournantes, l'avait présenté au Président plusieurs semaines plus tôt en insistant sur le fait qu'il était parfaitement au point. Le gros appareil avait beaucoup impressionné Meerxel qui avait pensé que c'était là un moyen extrêmement discret et pratique de faire ses déplacements.
La machine, haute sur patte, comportait un poste de pilotage au sommet de la carlingue pour les deux membres de l'équipage, et la cabine, en contrebas, derrière, pouvait contenir jusqu'à huit passagers, selon la distance à parcourir. Il volait, en croisière, à 146 km/h et son autonomie max, toujours selon le nombre de passagers emmenés, pouvait atteindre 579 km. En prévoyant des ravitaillements en carburant pour d'assez longues distances et un à deux appareils d'accompagnement, pour la sécurité, c'était en effet le moyen le plus discret qu'il avait trouvé pour faire des voyages et, pour une fois, le service de sécurité, justement, avait approuvé, puisqu'il pouvait placer un homme à bord, directement à coté du Président.
Ce trajet jusqu'à l'île fut la première occasion de l'utiliser. Certes le vacarme était abominable, dans la cabine, il y avait beaucoup de vibrations et il fallait porter un casque équipé de radio pour se protéger du bruit mais, décollant des jardins, le long du Dniepr, il partait, paradoxalement, en toute discrétion. Et puis cela confortait l'image de modernité de l'Europe.
Deux autres hélicoptères suivaient, avec les collaborateurs immédiats du Président, qui se posèrent tous sur la grève, près de la grande maison, sur la rive opposée au continent.
Tous les mobilisés étaient en tenue de sortie d'été, qu'ils venaient, pour la plupart, de toucher, quand ils se réunirent autour de la tombe qui avait été creusée au sud de l'île. Il avait été plus ou moins décidé qu'un petit monument serait érigé ensuite, ici.
Ce fut une cérémonie hors des usages. Pas un discours, pas de fleurs, pas de bruit, pas de religieux. Une foule de plusieurs centaines de personnes, tellement silencieuses, entourant la tombe dans laquelle on descendit le cercueil. Il se produisit toutefois une chose étonnante, prenant les adultes de court, même Tante Elise. Les plus jeunes cousins, les collégiens et lycéens, traversèrent les rangs et lancèrent un coquillage dans la tombe, à coté du cercueil !
Pendant tout le temps qu'il fut nécessaire pour le recouvrir de terre, presque à chaque pelletée de terre, Elise Fournier ouvrit son Grand Cahier et égrena les noms des disparus de la famille. Simplement les noms. Une terrible suite de noms, pour associer la famille entière à ce dernier décès. Personne ne pleurait ostensiblement ; parfois seulement quelqu'un écrasait une larme d'un doigt rapide ; et pourtant il y avait là une tristesse immense. Chacun des Clermont enterrait quelque chose, quelqu'un, sinon une part de son passé, de son enfance, de sa vie. Ils regardaient en eux mêmes, le visage figé, mais évitant surtout les larmes. Il y avait trop à pleurer. Trop pour le faire en une fois. Stepan, là devant, représentait à lui seul tous les oncles, les cousins morts, les amis.
Mais aussi les camarades de combat, ceux qui avaient disparu sur des routes encombrées de réfugiés… Edouard Meerxel se tenait au milieu de sa famille, comme n'importe lequel de ses membres. Quand tout le monde s'était assemblé, en cercle, autour de la tombe, sans ordre de parenté, les générations mêlées, un homme du service de sécurité avait fait mine de venir se placer à coté du Président. Berthold eut un tel regard que le gars sortit des rangs immédiatement. Il avait cru bien faire, oubliant que Meerxel ne serait jamais plus en sûreté qu'au milieu de sa propre famille.
La tombe fut ensuite refermée par des jeunes oncles sans que personne ne s'éloignât. Et, ensuite, ils restèrent encore. Toujours aussi silencieux, impressionnants. Puis les blessés, qui souffraient de rester immobiles, s'étaient écartés, un à un, revenant vers la salle à manger d'été. Il avait été convenu qu'il n'y aurait qu'un déjeuner-buffet froid pour que tout le monde soit libre. Ils arrivèrent les uns après les autres, n'allèrent pas se changer, venant directement à table ainsi. Une façon d'honorer Stepan et, à travers lui, ceux qui étaient là. La famille. Il n'y eut aucun regroupement, aucune rencontre. Les Clermont se remettaient, seuls, de leurs peines. Il n'y eut guère de conversations. Même à la table d'Edouard Meerxel, qu'ils auraient tous voulu interroger.
***
Le soir, sans qu'ils ne sachent comment cela s'était produit, tous les cousins se retrouvèrent entre trois isbas centrales construites en très large triangle. Ils étaient tous là, les soldats, garçons et filles encore en tenue, les plus jeunes, étudiants de 18 à 20-22 ans, et même les lycéens et les collégiens les plus âgés. Une génération entière, du moins ce qu'il en restait, à part les vraiment jeunes qui avaient regagné leurs dortoirs. Il y avait à boire, sur une grande table et cela même aurait dû les alerter. Il y avait des pots de jus de fruit, des pots de thé frais parfumé, et une ribambelle de bouteilles d'alcool. Les soldats avaient pris l'habitude de boire. Le cognac, la vodka, le schnaps, l'Armagnac défilaient dans les cantonnements, pendant la guerre. Sauf avant les vols et à bord des navires. Mais les équipages se rattrapaient à terre.
Ils étaient près de cent cinquante cousins, assis n'importe comment, souvent sur un coussin, adossés à un siège occupé ou au pied d'une table, par petits groupes assez silencieux. C'était ça qui choquait tout de suite, le bruit des conversations. Il était trop faible pour une assemblée de jeunes gens. Et il venait des mêmes personnes. A quelques exceptions près, c'étaient les étudiants qui parlaient le plus et le plus fort. Il était beaucoup question de la dernière année de fac, de la musique Fado-rythme ; qui avait explosé, ces dernières années, au Portugal, évinçant le jazz américain ; des potins qui couraient, d'un film, raté pour les uns, exceptionnel pour les autres. Et puis de ce nouvel engouement pour une mode excentrique qui gagnait les jeunes, affichée par des garçons et filles que l'on appelait des "zazous"…
Mykola écoutait et se demanda, un instant, ce qu'il faisait là ! Il ne se sentait plus aucun point commun avec ses jeunes cousins. L'idée lui fit peur et il se mit à observer plus attentivement autour de lui. Finalement les mobilisés parlaient aussi, mais à voix sourde. Et ce que le jeune homme pouvait surprendre de leurs conversations concernait leurs unités, des combats, des disparitions. Leur parcours dans la guerre. Mykola se rendit compte qu'il y avait un fossé entre ceux qui avaient fait la guerre, d'une manière ou d'une autre, et les plus jeunes ; mais qui avaient cependant son âge à lui ; toujours étudiants. Alors même dans la famille cette séparation existait ? Cela lui fit mal. Il s'efforça de suivre ce que disaient un petit groupe de jeunes, à coté. Il trouva qu'ils riaient trop, et trop fort, excités, apparemment. Il se dit qu'ils buvaient trop… Auparavant ils ne se seraient pas comportés ainsi. Il se dit qu'il était trop sévère qu'il devait bien y avoir d'autres groupes. Il se leva et fit mine d'aller se chercher à boire, passant d'une bande à l'autre. Parfois, un clan de "civils" avait inclus un soldat mais c'était assez rare. Il avait tant rêvé de ce soir là, du retour à Millecrabe, des retrouvailles avec les cousins, des conversations débridées d'avant-guerre…
Puis il rencontra, de loin, le regard de Piotr. Il ne faisait pas du tout Colonel Chef d'Escadre, ce soir. Plutôt débraillé, avec la bouteille qu'il tenait par le goulot. Quoi que… en regardant mieux, Mykola s'aperçut que le blouson était ouvert, d'accord, la chemise et la cravate desserrées mais c'était tout. Et il se tenait très droit, assis par terre, adossé à un pin. C'est sa façon de tenir la bouteille qui suggérait cette impression de relâchement. Il ne la posait pas mais ne la portait pas non plus à ses lèvres à tout bout de champ. Et son regard… était si triste. Mykola se retrouva en train de se diriger vers lui. Il se laissa glisser au sol sans dire un mot et appuya une épaule contre le tronc d'arbre. Piotr releva les yeux, eut l'ébauche d'un sourire et leva la bouteille à demi pleine vers le jeune homme qui refusa de la tête.
- Tu ne t'y es pas mis ? demanda son cousin.
- La chance, répondit Mykola. Le moment ne devait pas être encore venu. Moins longtemps dans le coup que les anciens. Mais je commençais à fumer un peu.
- Ouais, ça commence comme ça. La chance, moi aussi, je m'en suis rendu compte et j'ai assez levé le pied pour pouvoir limiter l'alcool. Je sais que je vais pouvoir m'en passer, maintenant. Mais j'ai des gars qui sont mal partis.
Il y eut un silence. Puis Piotr reprit, la voix plus sourde :
- Je voulais la boire pour dire adieu à mon frère Vadia !
Jamais pu le faire là-bas. Je savais que si je laissais la douleur remonter je ne serais pas en état de piloter le lendemain. Je ne l'ai jamais pleuré, Mykola… mon propre frère ! Je ne me le suis jamais permis… pour tenir le coup, tu comprends ? Pas même le droit de pleurer son frère !… Et maintenant je ne peux plus, Myko ! La douleur est à l'intérieur, elle ne veut plus sortir. C'est horrible, ça…
Un peu plus loin, le petit Björn, discourait devant un petit groupe d'étudiants. Mais, à bien y regarder, c'était plutôt un monologue. On lui répondait mais il n'y faisait pas attention. Et les autres semblaient de plus en plus gênés, agacés. Mykola se leva et approcha par derrière.
- … se résume à une seule chose, tuer. Seulement tuer. Mais comment ça a pu m'arriver, dites ? Je n'avais jamais voulu ça, moi… Et maintenant il va falloir vivre avec ça toute ma vie.
- Mais au moins tu es vivant, Björn, dit une fille, d'une voix exaspérée.
- Non, Amalia, non. Je ne suis plus vivant. Vivant c'est la façon de vivre d'avant guerre. Venir ici, retrouver tout le monde, rire, faire du bateau tous ensemble. Et puis l'école. Mais il n'y a plus rien de ça. Plus rien. Le monde a changé autour de moi, de nous, et on n'a rien vu.
- Enfin Björn tu vas retourner à ton école, terminer ta dernière année et tout recommencera, tu oublieras.
Le jeune garçon secouait la tête, parlant plus fort.
- Vous ne comprenez pas, vous ne comprenez pas ! Pourquoi est-ce que personne ne comprend ? Tout le monde s'en fout que j'ai tué… que je revoie des visages, des scènes. Que je sente la baïonnette qui… Dieu, pourquoi est-ce que je suis seul ?
- Ce n'est pas tout à fait vrai, Björn, intervint alors Mykola, toujours debout, d'une voix qui porta. Je ne veux pas dire que tu n'es pas seul, mais seulement que nous sommes tous seuls. Tous ! Seuls devant nos souvenirs, seuls devant nos peines, seuls devant notre tristesse, nos échecs, nos frustrations. C'est le cas de tous les hommes et femmes. Qu'ils aient fait une guerre ou pas, d'ailleurs. C'est ça la vie. Tous les êtres humains sont seuls devant leur monde intérieur, leur conscience. Personne ne sait ce qui se passe dans une conscience, personne ne voit au travers d'une mémoire la quantité de déceptions, de chagrins qu'il faut surmonter. Il faut tout garder pour soi, vivre avec ce que l'on a connu, vivre avec ses erreurs, ses souffrances. C'est le propre de l'homme, Björn. De tous les hommes, pas seulement toi. Souviens-toi :"On naît seul, on vit seul, on meurt seul". Pour nous ces souvenirs sont traumatisants, parce qu'ils ont été stockés sur un petit laps de temps, parce qu'ils sont ce qui peut arriver de pire à l'homme. Tuer. Tuer simplement parce qu'on te l'a dit, tuer pour tuer… C'est contraire à tout ce qu'on a appris, contraire à la morale d'un être civilisé, c'est le summum de ce que l'on doit exécrer. Pendant toutes ces années, il a fallu faire tout ce qui était condamné auparavant, les actes les plus répréhensibles. Notre univers a basculé, il fallait oublier nos repères pour accomplir ce qu'on nous disait, auparavant, de détester ! Mais on est des millions comme ça, Björn. Des millions de solitudes. Et ceux qui n'ont pas nos souvenirs particuliers ne sont pas heureux pour autant, dans leur conscience. Eux aussi ont de sales souvenirs, des images qui font mal, à la mesure de ce qu'ils ont vécu. Il faut savoir que ce ne sont pas les graduations qui importent, "moi j'ai plus mal que toi". Souviens-toi de l'hôpital, il y avait tous les niveaux de souffrance. Mais ce qui était important c'était d'arriver enfin au stade où le plus gros de la souffrance était parti. C'est le but de tous les hommes, Björn, de chasser la douleur peu à peu, de lui faire quitter notre corps, notre tête. Pour notre tête ça prendra beaucoup de temps. Mais à partir du moment où tu as compris que les autres souffrent aussi, de leurs fantasmes à eux, de leurs souvenirs à eux, alors il reste le fait de partager cet état avec les autres, tous les autres. Et tu n'es plus seul. Amalia a ses souffrances à elle. Qu'elle n'identifie peut être pas encore, parce qu'elle est très jeune, qu'elle n'a peut être pas beaucoup réfléchi à ces trucs là, et que nous, nous avons vieilli à toute vitesse. Mais ne te fais pas d'illusions, elle aussi va enfoncer des souvenirs dans sa mémoire en espérant leur tordre le cou… Si tu regardes autour de toi, je veux dire dans la vie, pas spécialement en ce moment, tu verras des visages sombres, ou graves, et d'autres souriants. C'est simplement que la souffrance ne vient pas au même moment pour chacun de nous. Ca ne veut pas dire que le type souriant est en paix, en lui même. Il y a un remède pour arriver à chasser tout ça de notre tête, c'est l'espoir. Simplement ça, garder l'espoir qu'un jour ces souvenirs là seront tellement enfouis qu'ils ne pourront pas remonter à la surface aussi cruellement.
- Dis-donc Mykola ce n'est pas très réjouissant ce que tu dis aux jeunes, fit la voix de Piotr qui s'était rapproché.
- Il faut apprendre, un jour ou l'autre, à se servir de son cerveau, à réfléchir, hors des questions de cours, des sujets de dissertations, riposta le jeune homme sans se retourner. Au-delà des exercices, au lycée ou en fac, qui ont pour but de donner une culture à l'étudiant, celui-ci est sensé avoir appris un processus de réflexion et devrait l'appliquer à tout. Il est sensé avoir développé sa capacité de réflexion dans n'importe quel domaine ! S'il ne s'avère pas très emballé à manier ce genre d'idées, un solide coup de pied au cul aide le processus. Personne n'a jamais dit que devenir un adulte est confortable.
- C'est pour moi que tu dis ça ? fit Amalia une petite brune, aux yeux savamment allongés par un maquillage.
Mykola la regarda, se disant qu'elle n'était pas la seule à attendre sa réponse.
- A ton avis ? Que je sache tu as un cerveau, tu dois même être assez sensible. Mais tu n'es pas capable de comprendre ce qui se passe autour de toi, ce soir ? Que des gens, les tiens, souffrent beaucoup, que parler de la mode à la fac de cette nouvelle musique, avec les mots à la mode ; et apparemment il y en a beaucoup, au point que l'on se demande ce qu'est devenu le Français ; est d'une futilité qui frôle la sottise quand tu t'adresses à un ancien soldat. Tous les soldats que tu vois autour de toi, tous les soldats du monde sont des convalescents du coeur. Que les conversations sur le dernier film sorti des studios des Frères Lumière, que les potins sur le cinéma de Ninj-sur-Adriatique, sur la vie amoureuse de Michèle Morgan ou d'Arletty, ou un roman récent, tout ça est ressenti, autour de toi comme des gifles, par des gens qui ont l'impression de ne rien savoir, rien connaître, qui se sentent exclus. Parce que ce genre de potins n'est jamais parvenu, sur les fronts, figure-toi. Cette musique d'excités, ils ne l'ont jamais entendue, ils ne connaissent pas les noms des musiciens que vous citez à tout bout de champs. Si tu étais vraiment idiote, incapable de raisonner, on te pardonnerait en sachant qu'il n'y a rien à tirer de toi, mais ce n'est pas le cas. Nous formons tous la génération des cousins. Nous avons un passé commun. Il s'est produit un drame effrayant que certains d'entre nous ont approché d'assez près pour en être marqués, traumatisés, probablement définitivement. Cela peut nous scinder en deux, nous les cousins. Si les étudiants, les lycéens, ne comprennent pas qu'il s'est passé quelque chose qu'on ne peut pas ignorer et veulent se comporter comme si tout reprenait comme avant, il n'y aura plus de contact possible entre nous, au sein de notre propre famille, Bon Dieu ! Peut être sommes-nous un peu intolérants en vous reprochant de parler de choses sans aucune portée, mais nous sommes tous convalescents, dans notre corps ou dans notre tête ! Faites marcher votre imagination, même si c'est la chose du monde la plus mal partagée, vous devez bien en avoir un peu, bon sang ! Imaginez-vous que nous ne savons rien du monde dans lequel vous n'avez jamais cessé de vivre. Vous avez suivi ses évolutions. Pas nous. Tout est étranger pour nous. Votre langage, vos mots, vos habitudes, ça ne fait pas de nous des minus, ni de vous de grosses têtes !
Il se rendit compte qu'il avait haussé le ton et qu'on devait l'entendre de loin mais il se dit que ça n'avait plus d'importance, il avait quelque chose à dire et voulait aller jusqu'au bout.
- Vous aviez des modes de communications pour comprendre comment le monde évoluait, vous aviez des journaux, la radio, les conversations, autour de vous. Nous c'est comme si nous sortions de prison, comme si nous avions passé ces années sur une île au loin. Alors Bon Dieu laissez-nous du temps ! Le temps d'apprendre. De vous rejoindre ! Ne vous faites pas plus bêtes, plus insensibles, que vous ne l'êtes, comprenez que nous sommes perdus dans ce monde que nous n'avons pas vu changer. Et que si nous ne sommes pas accueillis avec un peu d'affection, dans notre propre famille, si elle ne nous montre pas de compréhension, si elle ne nous prend pas la main pour nous guider, où allons-nous trouver de l'aide ?… C'est ce que Björn vous disait en lançant : "je suis seul". Et tout ce que vous trouvez à répondre c'est : "ça passera"! Mais est-ce qu'il n'y a plus d'humains, sur cette terre, est-ce que nous sommes tous morts ? Bon Dieu, où est votre cœur, les Clermont ?
Il se sentit brusquement entouré, serré. Il y avait une muraille d'uniformes autour de lui, soudés à lui. Personne ne disait rien mais tout le monde voulait le toucher, mettre la main sur ses bras, ses épaules. Piotr et Alexandre le tenaient par les mains et le regardaient sans prononcer une parole, le regard brillant d'une émotion qu'ils refusaient de laisser s'exprimer par des mots. Leur regard suffisait, en vérité.
Et puis il y eut une sorte de crépitement, tout autour. Mykola découvrit, stupéfait, que les jeunes cousins, les étudiants, les lycéens, s'étaient levés, les avaient entourés et applaudissaient ! Leur rendaient hommage. Enfin, quelqu'un les "voyait"!
***
Il faisait un peu chaud le lendemain après-midi, mais un vent de nord-ouest, de force 2-3 s'était levé et traversait l'île. La mer commençait à se former avec des vagues proches les unes des autres. Ils ne s'étaient pas donnés le mot mais les cousins ; pas seulement eux, des oncles aussi ; se retrouvèrent là, aux chantiers, où il faisait meilleur. Même si elle leur apparaissait appartenir à un autre monde, maintenant, leur adolescence n'était pas si lointaine que ça et ils retrouvaient des habitudes, des gestes d'autrefois. Ils venaient voir les coques renversées, les rances. Les jeunes cousins lycéens et étudiants avaient remis en état la plupart des dériveurs, les semaines précédentes et commencé à accastiller tous les grands voiliers encore en état, qui étaient amarrés à des coffres, un peu au large.
Machinalement ils s'assemblèrent, par petits groupes. Le premier se forma autour d'un grand type tout en hauteur, qui portait, grande ouverte, une chemise de la marine. Il était Capitaine de Corvette, avait remarqué Andreï à l'enterrement, et ne devait pas avoir dépassé vingt cinq ans. Il avait autour de lui plusieurs garçons et filles issus de la Marine également, d'après leur attitude raide. C'était toujours étonnant de voir combien les officiers, même de réserve, étaient physiquement imprégnés de leur formation, dans la Marine.
Parmi les oncles il y avait un Capitaine de Frégate et un Capitaine de Vaisseau, tous deux ex-Capitaines au long cours de la Marine Marchande, avant guerre. La Marine était beaucoup représentée à Millecrabe.
- Tu ne le connais pas, c'est Franck Delanot-Clermont, dit Hanna, assise sur le plat-bord d'un dériveur, pantalon de toile décoloré et marinière légère, en montrant le grand officier. Tu sais, on t'avait raconté l'histoire du canote qu'il avait voulu transformer en hors-bord avec un moteur de Peugeot, un été… Le jour de ton arrivée, je crois bien, en 45.
- Ah oui, je me souviens… Dieu que c'est loin, lâcha Andreï doucement, assis à coté d'elle, comme si la scène lui revenait en mémoire. Alors il est bel et bien devenu Officier de Marine ? Mais par aucune des voies tordues qu'il envisageait.
Le jeune homme portait un short et était torse nu, la poitrine zébrée de cicatrices rouges et boursouflées. Il était sorti de l'hôpital depuis un mois seulement et était en convalescence. C'était lui qui y avait fait le plus long séjour. Il avait rejoint Hanna à Millecrabe lorsque celle-ci lui avait téléphoné la nouvelle de la mort de Stepan, et avait ajouté qu'elle souhaitait qu'il soit là, à ses cotés, pour ses funérailles. Il lui avait juste répondu "j'arrive".
- Il commande en second une des nouvelles Frégates, anti-sous-marin et anti-aérienne modernes. Il faisait les protections de convois, précisa la jeune fille, torpillé deux fois. Plus question de la Marchande, pour lui, je pense qu'il va rester dans la Marine, on le lui a proposé. Avec le nombre de bâtiments qui vont continuer à naviguer, puisque la Marine augmente son potentiel de temps de paix, elle va avoir besoin de personnels. Et il paraît qu'il va prochainement être promu Capitaine de Frégate et recevoir un commandement ! Compte tenu de son âge il devrait faire une belle carrière. On aura peut être un Amiral dans la famille, une grande première ! Tu ne peux pas savoir à quel point il a changé. Lui le farfelu, il fait sérieux, maintenant, hein ?
Andreï changea d'assise, sur la coque, grimaçant légèrement.
- Toujours mal ? demanda Hanna.
- Un peu. Les cotes flottantes, paraît-il. Elles ont été découvertes pendant longtemps et de la moisissure a dû se déposer dessus, avec la pluie !
- Mais qu'il est bête ce type là, gronda Hanna en lui jetant un œil mécontent. Comment peut-on s'amuser à faire peur aux autres comme ça ?
Andreï fit la grimace et enfila un petit tricot léger.
- Je fais seulement le malin, murmura-t-il, et pas si bien que ça.
- De qui parlez-vous, les duettistes ? interrogea Alexandre en approchant, une jolie canne au bois foncé, travaillé, à la main.
Il ne s'appuyait pas vraiment dessus et sa soeur le soupçonnait de la garder par habitude, ou par coquetterie. Il avait même participé aux derniers combats avec elle, en revenant dans son unité, au sortir de l'hôpital ! Et, depuis son arrivée à Millecrabe, il disait que ça, plus ses galons, étaient le meilleur truc qu'il ait connu pour draguer les filles, en permission ! Ce à quoi Hanna lui demandait quand il les appellerait des femmes ? Qu'il avait passé l'âge de ce langage d'étudiant. Et il répondait qu'on lui avait volé sa jeunesse et qu'il se rattrapait ! "Qu'il n'avait pas changyé, qu'il était toujyours lé garçon qu'elle avé connou", pastichant un chanteur populaire, d'origine sud-américaine, qui faisait un tabac, à la radio.
Il faisait aussi courir le bruit qu'il allait faire un procès à l'armée, pour avoir détruit ses oreilles ! Il disait avec beaucoup d'aplomb qu'avant guerre elles étaient "majestueuses. Grandes, certes, mais admirablement proportionnées, et que le port du casque les avaient décollées de son crâne. Qu'il devrait ainsi finir sa vie, avec deux grands appendices". Et qu'il ne pourrait pas expliquer à tout le monde, à tout bout de champs, que c'était le casque de char qui leur avait donné cette forme. Lina Servanti-Clermont, une jeune étudiante lui avait alors précisé, aussi sérieuse que lui, que désormais la mode était aux cheveux longs, qu'il devrait faire pousser les siens et qu'on ne verrait plus rien, alors que lui aurait une ouïe tellement fine qu'il entendrait le moindre murmure ! Depuis ils faisaient un numéro farfelu à chaque repas…
- On parlait de Franck, répondit Hanna, avec un mouvement du menton en direction du petit groupe.
- Ah, dis donc, ce qu'il a changé, lui alors, ajouta Alexandre en écarquillant les yeux de manière exagérée.
- Oui, on l'a déjà dit, fit Andreï, amusé.
- Je sais, fit Alexandre en grimaçant drôlement, c'est mon drame : on a déjà tout dit, je ne peux que reprendre les mots des autres. Je suis arrivé trop tard. C'est pour ça que je dois faire mon trou dans l'édition, pour répéter les mots des autres.
C'était la première fois qu'Hanna voyait son frère recommencer son petit numéro.
- Alors tu vas aussi reprendre ton récit des aventures de Pierre Clermont, avec le cousin Piotr ? demanda Hanna avec un sourire.
Puis le sourire se figea. Le frère et la sœur venaient de penser à la même chose.
- Je me trompe ou vous venez de changer de génération ? fit Andreï en les regardant alternativement. Auparavant vous auriez juste dit "Piotr" et pas "le cousin Piotr", non ?
Hanna regarda Alexandre en faisant la grimace.
- Ce qu'il peut m'agacer ton ami. Non seulement il comprend les Clermont comme s'il était né ici, mais maintenant il devine ce à quoi on pense !
Andreï ne réagit pas, laissant son regard dériver vers un autre groupe.
- Les aviateurs ont l'air de vouloir rester ensemble, eux aussi.
Il regardait Piotr Kalemnov-Clermont qui bavardait avec Mykola Stoops-Clermont, Juan et Miguel Litri-Clermont et quelques autres. C'est parmi les pilotes qu'il y avait eu, proportionnellement, le plus de disparus, dans la famille.
- Normal, fit Alexandre, d'une voix plus sérieuse, ils parlent le même langage. Comme les marins, là-bas… Mykola a bien fait de parler comme il l'a fait, hier soir ; et joliment bien, d'ailleurs, on en avait tous besoin. Je veux dire qu'il a exprimé ce que nous ressentions tous, mais ses mots étaient parfaits, il a su tout dire. Je l'ai beaucoup admiré pour cela, pour avoir su les trouver, les dire… Je sais que Björn a pleuré comme une vache, dans un coin, et que ça lui a fait un bien fou. J'ai aussi failli verser ma petite larme ! Enfin, peut être l'ai-je versée effectivement. Il m'a pris aux tripes, Myko ! Mais tout va se tasser, nos expériences à tous vont se dissiper doucement ; en partie, au moins ; laisser la place à nos nouvelles activités. Il paraît que c'était déjà comme ça après la Première, m'a dit l'oncle Friteens.
- J'ai l'impression que c'est moins le cas pour nous autres de l'Armée de Terre, dit Andreï. Regarde, votre cousin Bodescu, le petit jeune, comment s'appelle-t-il déjà… Erich, et les autres dont je ne me souviens plus des noms… Ah Bon Dieu il va falloir que je me fasse un aide-mémoire avec cette famille ! D'autant qu'il y a les nouveaux venus dans votre tribu : Antoine, ce Lieutenant-Colonel, l'ami de Charles, et le Commandant "Léyon" Labelle, les héros des Corps Francs…
- Tu as dû remarquer, hier, que le petit Björn est SergentMajor, nommé au feu, et Charles Colonel, Chef de la Seconde Demi-Brigade de la "11ème Corps-Francs", et ils ont tout juste dix ans d'écart, dit Hanna. Mais que ça ne fait pas de différence, pour eux, maintenant. Il y a tous les grades dans ce groupe, davantage que dans les autres, mais ils sont en train de retisser les liens de la famille. Ils ajoutent de nouveaux visages dans la tribu. La famille s'ouvre et c'est très bien. Je te parie qu'ils ne parlent pas de la guerre. La génération des cousins se ressoude, malgré les trous. Probablement grâce à Myko, d'ailleurs, je suis tout à fait d'accord. Lui il m'a estomaquée, hier. Ce discours était improvisé et, en quelques mots, il a remis les choses en ordre. Il parlait de son ton calme, mais il les a pourtant sacrément engueulés. Et ils ont compris qu'il avait raison ! Il a réuni tous les cousins, les combattants et les autres. Jamais je n'aurais pensé l'entendre prendre un jour la parole comme ça. C'était un garçon tellement réservé, auparavant.
- Il a dû avoir à parler de la même manière à ses pilotes, je suppose, remarqua Andreï, sérieux soudain. C'est qu'il est Commandant, Hanna.
- Toi aussi. Et je ne te vois pas dans la même circonstance.
Il répondit d'une voix douce, la fixant droit dans les yeux, avec un regard qu'elle ne lui avait jamais vu.
- La guerre et Millecrabe sont des mondes tellement différents. Même si tu es proche de nous, seul quelqu'un qui a été au combat peut comprendre comment nous étions, Hanna, ce que nous disions, ce que nous faisions, comment nous nous comportions avec les hommes, quels mots nous employions. Pas plus Alexandre, Piotr, Myko, Franck, moi, ou les autres… Et c'est très bien comme ça.
- C'est vrai, dit-elle en rougissant légèrement. Pardon Andreï et à toi aussi Alexandre.
Il y eut un petit silence.
- Tout de même quel trou, dit enfin Alexandre avec tristesse.
C'était parmi eux, les jeunes gens de dix-huit à trente ans, qu'il y avait eu le plus de morts, bien sûr. Aujourd'hui on remarquait beaucoup plus de filles que de garçons. Et beaucoup d'entre elles portaient l'uniforme, la veille. Certaines infirmières, d'autres chauffeurs, assistantes ou comme Hanna, Capitaine, maintenant, dans un Centre de Coordination, ou Léa, Enseigne-signalisateur dans la Marine, ou Vera, elle aussi Capitaine, radariste. Celle-ci, grave, se tenait à l'écart, avec Antoine. Ils se tenaient l'un à coté de l'autre, évitant, presque soigneusement de se toucher, ne disaient pas grand chose, se regardaient, tellement sérieux qu'ils en étaient émouvants. Comme s'ils communiquaient par leur regard.
- Si j'ai bien compris, reprit Andreï, changeant délibérément de sujet, tu as choisi l'édition ?
Alexandre ne répondit pas immédiatement, s'asseyant directement sur les graviers et poussant des fesses pour s'y faire un creux, sans se soucier de sa canne.
- Je pense… Je vais probablement profiter de cette loi, dont on parle beaucoup, tu sais, les bourses universitaires pour les soldats. De une à quatre années d'études payées par l'Etat. Si je veux faire mon trou, avec le nombre de filles qui ont pris les postes vacants, partout, il me faudra un doctorat ! Ca me servira de transition pour apprendre à vivre "civil".
Andreï sourit.
- Pas facile de redevenir étudiant après quatre ans de guerre, non ?
- Sûrement pas. Mais, d'une manière ou d'une autre, il faut plonger. La fac aura l'avantage de laisser la possibilité d'envoyer sur les roses les gens qui m'emmerderont. Il paraît qu'on devra assister aux cours en uniforme, pour préciser notre position, ça nous attirera l'indulgence des profs. Ce ne serait pas aussi simple avec un patron, dans une maison d'éditions. Je ne dois rien à personne. Personne à ménager, pour l'instant. Tu ne comptes pas profiter de ce truc ?
- Non, je ne pense pas, fit Andreï conscient qu'Hanna le regardait avec insistance. Je dois apprendre à vivre, tout de suite. Je sens une sorte d'urgence. En vérité réapprendre à vivre. Apprendre à, non pas oublier ma haine des Chinois, de la Chine, ça je crains bien que ce soit impossible, mais à la garder très profond en moi, la bâillonner. Ne plus voir un Chinois de vingt-cinq à quarante ans et vouloir le tuer, là, tout de suite. Ne pas penser à la Chine, à son gouvernement, à quoi que ce soit qui rappelle la Chine… Guérir. Je vais me contenter de ma maîtrise de Lettres et plonger dans le journalisme. Mais dans un Hebdomadaire, ou un Mensuel, pas un quotidien.
- Tiens, pourquoi ?
- L'actualité est dangereuse pour moi, pour l'instant encore. Je dois me forcer à réfléchir posément pour vaincre mes premières réactions. Je veux presque choisir un sujet, me laisser le temps de voir des gens, de m'informer beaucoup, et d'écrire à mon rythme, sans être bousculé. J'ai un besoin de sérieux, tu comprends, pas d'à-peu-près, ou de vite fait, comme en Quotidien. Et besoin aussi de rencontrer des gens. Je me suis aperçu que j'aime les autres, parler avec eux, découvrir qui ils sont, comment ils vivent. Ce sont eux, les autres, qui me guériront, aussi, de ma haine. Il y a, en Sibérie, une famille à qui j'ai menti, un jour, je veux aller la voir et leur dire pourquoi, leur demander pardon, en quelque sorte… Et puis le monde change tellement, même le monde qui nous entoure. Physiquement, je veux dire. D'immenses travaux vont commencer, mais pas seulement. Les habitudes de vie ont changé mais vont encore énormément évoluer. Nous sommes à un fabuleux tournant dans la société. Pas seulement Européenne mais, comment dire, "terrienne". Les mœurs ont évolué, les femmes ne parlent plus le même langage qu'avant la guerre, ne s'habillent plus de la même façon. Elles n'ont pas le même rôle, dans la société. La technologie va modifier considérablement notre façon de vivre. Je veux être témoin de tout cela, témoin de mon époque, raconter, sans juger. Un constat. Peut être aider des gens à l'accepter. Il n'y a pas de retour en arrière possible.
- Comme Hanna, alors ? fit Alexandre.
Celle-ci secoua la tête.
- Je ne suis pas du tout déterminée, encore. Peut être le journalisme, peut être autre chose, je ne sais vraiment pas. Et moi je vais profiter de la fac pour les militaires, le Personnel Féminin y a droit aussi. Il faut que je passe la Maîtrise de Lettres, un an encore, ne serait-ce que pour me donner le temps de calmer tout ça et me décider. A moi aussi c'est dur de revenir sur les bancs de la fac quand on a connu tant de choses, ça paraît presque… futile. Et ça doit être bien plus dur pour les garçons qui ont été au combat. Mais il me faut, une transition, la fac me paraît, à moi aussi, la bonne solution. Suffisamment de liberté pour reprendre des habitudes.
Alexandre hocha la tête.
- Une fois de plus, de nous tous c'est Piotr qui a le plus les pieds sur terre. Il m'avait écrit qu'il avait rencontré le patron d'une grosse boite de travaux publics, pendant la guerre. Le gars vient de l'engager comme directeur de chantier pour construire un aérodrome militaire au Kirghizistan. Il paraît qu'il a même un pont à construire, il est ravi ! Le patron a des tas de projets de construction d'aérodromes civils et Piotr dit qu'il va se faire qualifier sur quadrimoteurs, avant de quitter l'armée pour avoir l'expérience des grosses machines. Il continue dans la suite logique de ses études.
- Il commence à un niveau inespéré, remarqua Hanna.
- Normal, il finit comme Colonel, il a l'habitude des responsabilités, lâcha Andreï. Mais, si lui y échappe, les autres n'auront pas la vie facile.
Devant la mine interrogative de la jeune fille il poursuivit :
- Ne te fais pas d'illusions, Hanna, il y aura des moments presque invivables. Les étudiants qui ont suivi le cycle normal, et qui seront plus jeunes que toi, auront des sujets d'intérêts qui te paraîtront totalement vains. En revanche, avec la continuité de leur cursus ils te paraîtront très forts, très calés, en littérature. Tu ne retrouveras probablement ton niveau que dans les travaux écrits. Là, ta maturité fera le trou. Mais si tu fais bande à part, si tu ne remets pas dans le coup, tu louperas ta réinsertion dans la vie quotidienne. Parce que plus le temps va passer, plus les gens voudront oublier la guerre. Alors que chez nous, qui avons porté l'uniforme, ça restera gravé dans nos consciences.
- Alors il n'y a pas de solution ?
- Si, intervint Alexandre, sérieux. Je pense que tous les Européens ont "un devoir de mémoire" comme l'a écrit récemment Alain Finkielkraut. Ne jamais oublier ce qu'une situation particulière a provoqué, les extrémités où quelques hommes ont pu conduire un peuple, approbateur c'est vrai, les abominations qu'il a commises, c'est notre devoir de ne jamais oublier, de ne pas permettre qu'une chose pareille se reproduise. Pas pour nous, Européens, mais pour que d'autres hommes, de n'importe quelle nation, ne subissent jamais le racisme. Mais, en même temps, il faut laisser du temps à la mémoire. Séparer l'abomination de ce que nous avons connu, nous nation européenne, du rôle personnel de chacun de nous. Etre patient, laisser les choses se décanter en nous, ne pas vivre dans notre passé et accepter que les autres l'oublient aussi vite qu'ils le pourront. Ne pas attendre une reconnaissance de ce qu'on nous a forcés à connaître.
- Comment ça ? dit Hanna, élevant le ton. Tu vas peut être dire aussi qu'on devrait avoir honte de quelque chose ? Se taire. NOUS ?
Alexandre secoua la tête doucement.
- Pas ça, non mais… un peu quand même. Je veux dire ne pas nous faire trop remarquer. Nous ne devons pas prendre trop de place. Andreï a raison, le monde va changer, il en a besoin pour oublier les détails. Pas le principal, pas le racisme, les atrocités Chinoises, mais notre guerre quotidienne, nos anecdotes, oui. Comprends, Hanna, qu'il y a deux choses. Notre haine ; là aussi Andreï a raison, il faut la ranger dans un coin ; la guerre, et ce que nous avons chacun connu, est finie. Les gens sont comme nous, des convalescents à un titre ou à un autre. J'ai bien aimé la formule de Myko, hier soir, convalescents du cœur. L'immense majorité de la population a travaillé à l'arrière, soit en raison de l'âge, soit pour autre chose, et ces gens ne sont pas à l'aise devant nous. On prend trop de place, on leur vole celle que leurs mérites devraient leur donner, dans un autre contexte. Ils sont les plus nombreux, de très, très loin. Mets-toi à leur place, on est encombrants, on fait du bruit. Ils verront partout d'anciens soldats, certains, les survivants du début, couverts de médailles, on parlera beaucoup d'eux, et la population civile en aura vite marre. Parce que c'est nier son existence à elle, c'est nier qu'elle aussi peut, doit, recommencer à exister normalement. Elle en a besoin, elle aussi, pour revivre. Et comme elle est la plus nombreuse c'est nous qui devrons la fermer. Je ne dis pas que c'est juste, mais c'est réaliste, et peut être la Fédération a-t-elle besoin de cet oubli partiel, ou momentané. Souvenez-vous combien les anciens combattants de la Première Guerre ont été assommants avec leurs commémorations, et combien on les a moqués ! Leur réputation a complètement changé au fil des années. De héros ils sont devenus emmerdeurs. C'était excessif, injuste, bien entendu, mais il faut continuer à vivre, je veux dire que la population a besoin de vivre, d'oublier. Personnellement j'aurais envie d'éditer des récits d'anciens combattants, bien sûr, des essais des analyses, ces écrits éveilleraient des échos en moi, des émotions, mais je voudrais aussi publier des œuvres de poésie, des romans de littérature générale. Les deux ont leur place, aujourd'hui, j'en suis certain. Je le sais ! Et la population européenne a besoin des deux. Elle doit se reconstruire, autour d'une nouvelle morale. Beaucoup de tabous sont tombés, pendant cette guerre, de nouvelles mœurs apparaissent, qui nous semblent relâchées, mais elles ont peut être leur raison d'être ? En ce moment, je veux dire. Il faut en tenir compte mais fixer un cadre à la société, qui englobe cette nouvelle échelle de valeur. Qu'on la conteste ou pas, elle est là, et il faut lui donner des limites à ne pas dépasser pour éviter des excès.
Ils n'avaient pas fait attention au fait que les autres groupes s'étaient rapprochés d'eux et les entouraient en silence.
Une voix s'éleva, chaude, chaleureuse, aussi.
- Je comprends pourquoi on t'a donné autant de galons, mon petit…
Tout le monde se retourna. C'était Edouard Meerxel qui était arrivé, avec Tante Elise, sans que personne ne les remarquât. Il était suivi d'un grand Officier, brun, l'air sombre. Les hommes de la sécurité se tenaient un peu plus loin, hors du cercle.
- … tu te sers bien de ta tête, Alexandre. C'est vrai que vous allez connaître tout cela. C'est vrai que la Fédération a besoin, à la fois, d'honorer ses soldats, de dire combien ont été grandes leurs souffrances, combien nous leur devons, mais aussi de laisser vivre la population, de reconnaître ses mérites à elle aussi. D'une autre manière, elle a droit à être reconnue. Elle aussi sort de la guerre. Elle aussi a eu sa part de souffrance, vitale souvent mais, elle, n'y a pas été préparée, entraînée, comme vous… Et elle a le droit d'oublier ses rêves. Un peu ridicules souvent. Imagine combien d'hommes, trop jeunes ou juste un peu trop âgés, ou déficients physiquement, ont rêvé d'être des héros ?
Combien de jeunes filles regretteront de n'avoir pas été dans ces Groupes de Convoyeuses d'avions pour les premières lignes, ou ambulancières de premières lignes. Et ils ne le seront jamais, ni les unes ni les autres. L'occasion est passée. Tu sais, vous savez tous, combien c'est enfantin, et combien une guerre est haïssable. Vous avez payé le prix pour le découvrir. Mais on ne peut pas nier la part de fascination qu'elle, ou que ces circonstances, exercent sur beaucoup d'êtres humains qui brûlent d'être admirés, de faire ce qu'ils croient être de grandes choses ! Surtout lorsque tout est fini, que l'on ne voit que la gloire et pas la peur, la souffrance quotidienne, qu'il a fallu surmonter. Et l'aigreur de cette frustration fera naître, chez certains, une sorte de rejet ; relayé par des milieux… allez, disons pseudo-intellectuel. Il va bientôt être de bon ton de moquer les soldats, tu as raison, Alexandre, de t'y préparer. Il faudra veiller à ce que ça ne déborde pas, à ne pas aller trop loin, parce que ce serait une scission dans la population, qui s'ajouterait au classique conflit des générations. Il y a eu, pourtant, une chose positive dans cette guerre, c'est que la Fédération, au travers des malheurs, de la souffrance qu'elle a connue, s'est forgé une âme qu'elle n'avait pas auparavant. L'Europe existe maintenant réellement… Oh, Mykola, j'ai été très fier de toi, hier soir, mon petit ! J'étais là, pas loin. Tu as trouvé les mots justes pour dire à la fois ce que vous ressentez, et pour ressouder les cousins. C'était nécessaire, surtout venant de l'un des plus jeunes d'entre vous… Pour en revenir à ce dont Alexandre parlait, les vieux tabous tombés laisseront la place à des débordements, c'est sûr ; contestables, eux, il faut s'y attendre. Il y a toujours des périodes de violences, après une guerre. Ce sera l'un des rôles du monde politique dans les mois, les années à venir, que de veiller à ce que la Fédération guérisse bien de cette guerre.
Ils s'étaient tous tournés vers lui, graves.
- Je n'ai pas confiance dans ce monde là, Oncle Edouard, lâcha alors Miguel Litri-Clermont d'une voix forte. Le Sénat d'aujourd'hui est celui qui nous a plongés dans cette guerre. Ce sont les mêmes Sénateurs, les mêmes leaders de partis. Je n'ai que du mépris pour eux. Pardonne-moi de te dire ça à toi qui a vécu près d'eux et qui le sais mieux que moi.
Meerxel sourit en regardant le jeune homme.
- Tu vois qu'Alexandre a raison, Miguel, le monde a déjà changé. Jamais, avant la guerre, tu n'aurais été aussi sévère. Tu ne te serais pas adressé à moi de cette façon. Qui ne me choque pas, je te le dis tout de suite.
- Mais tu n'as pas répondu à mon observation, Oncle Edouard, reprit Miguel.
- C'est vrai… mais je crois que le monde politique va changer, lui aussi. Tu sais que le Sénat va être entièrement renouvelé, de nouveaux hommes vont se présenter aux élections, d'anciens combattants, peut être… probablement… en tout cas je le souhaite parce que des leaders se sont révélés pendant cette guerre. Des hommes plus jeunes en tout cas. Quand aux anciens leaders politiques, ils ont beaucoup vieilli dans la tête des électeurs, certains d'entre eux l'ont compris. Et les autres… j'espère les convaincre de se retirer de la vie politique.
- Es-tu assez fort pour le leur imposer, aujourd'hui ?
Il y avait du scepticisme dans la voix de la jeune fille qui venait de parler, portant curieusement l'insigne des ambulancières du front sur une chemise d'homme. Meerxel se tourna de son coté.
- Sais-tu quelque chose de précis, Krista ou est-ce une déduction ? fit-il en cachant son étonnement.
- Ces gens doivent être écartés, oncle Edouard, pour le bien de la Fédération, répondit-elle, et pour nous, on l'a bien mérité ! Afin que l'on ne puisse pas penser qu'on s'est battu, qu'on a souffert, pour des gens comme ça… Qu'ils n'incarnent pas le gouvernement que nous avons respecté, pour qui nous avons tout donné, tu comprends ? Seul un Président comme toi pourra le faire. Tu nous le dois. Tu as montré assez de poigne pendant ces années, d'après ce que disaient les journaux. Mais es-tu toujours aussi fort, aujourd'hui, as-tu encore assez de courage ?
Il parut surpris de la question. Il commença :
- Eh bien… il avait toujours été entendu…
Puis il se reprit :
- … enfin j'avais décidé de tenir cette fonction pendant la guerre…
- Ne pensez-vous pas que la Constitution devrait être profondément remaniée, Monsieur ? fit une voix.
Les visages se tournèrent vers Antoine.
- Je connais ton visage, mon petit, mais je n'y mets pas de nom, pardonne-moi.
- Lieutenant-Colonel Antoine Kouline, oncle Edouard, répondit Charles Bodescu à sa place et montrant, d'entrée, qu'il parrainait son ami dans la tribu. Nous nous sommes évadés du camp de prisonniers ensemble, avec Léon Labelle, cet officier Québécois, volontaire étranger. Tu nous as décorés, au Palais de l'Europe, à notre retour.
- Ah oui, Antoine Kouline… content que vous soyez là, Colonel. Que les Clermont vous paraissent assez accueillants.
- Antoine avait obtenu une Maîtrise de Droit juste avant la guerre, poursuivait Charles, et il voulait se spécialiser dans le Droit Constitutionnel, précisa-t-il. C'est lui le vrai Vieux Gaulois de Kiev Matin, au début de la guerre, je te l'ai écrit, après notre évasion.
- Oui… J'ai souvent voulu rencontrer le Vieux Gaulois, Colonel, nous lui devons beaucoup ! Je vous raconterai un jour pourquoi. Mais je comprends mieux votre question, maintenant. J'ai fait voter quelques modifications très importantes, dont l'élection Présidentielle au suffrage universel, comme vous le savez forcément, mais il est vrai que la Constitution pourrait être encore dépoussiérée.
- Il y a beaucoup à faire, Monsieur, si je puis me permettre.
- Vous pensez à des détails particuliers ? dit Meerxel, vaguement intéressé.
- Des choses comme la notion de référendum, par exemple. Mais pas seulement.
C'est à cet instant précis, en entendant cette réponse, que le Président prit la décision de rester quelques jours de plus à Millecrabe. Il sentait que ces jeunes gens ; qui ne l'étaient plus vraiment ; tellement plus mûrs, après les dernières années de guerre, réfléchissant au monde dans lequel ils allaient vivre, représentaient une sorte de viviers d'idées, un échantillon de la société. En réalité ce n'était plus des jeunes gens mais des personnes, sans âge, des citoyens, que l'on devait écouter, parce qu'ils avaient obtenu ce droit, et que leurs dires n'étaient pas à rapprocher de leur âge apparent.
- J'aimerais que nous en parlions, Colonel, dit-il, ce n'est pas une parole en l'air, venez me voir, ici, nous serons plus à l'aise que nulle part ailleurs.
- Tu ne vas pas nous laisser tomber, hein, oncle Edouard ? insista Krista.
C'est le "nous" qui troubla Meerxel. Il comprenait ; c'était l'une de ses qualités que de percevoir des choses non exprimées, de voir plus loin ; que ce n'était pas seulement Krista qui parlait. Mais que, dans une certaine mesure, elle se faisait la voix de ceux qui avaient combattu, pas non plus seulement sa famille, ses cousins, elle parlait au nom d'une foule anonyme, de vivants et de morts. Et il en fut perturbé.
- Si tu parles d'un nouveau mandat, mon intention a toujours été de laisser à d'autres le soin de prendre le pays en main.
- Tu n'en as pas le droit, oncle Edouard laissa tomber Piotr, d'un ton tranquille. Pas devant nous, je veux dire. Nous te l'interdisons ! Ceux qui t'ont suivi, t'ont fait confiance, qui ont combattu, à un titre ou un autre, au front ou dans des usines, d'ailleurs, te le disent par ma bouche. Ou même simplement ceux qui sont en face de toi en ce moment, ici. Tu n'as pas le droit de nous enlever l'espoir !
- Piotr ! gronda soudain la voix d'Elise, tu te rends compte de la façon dont tu parles à ton oncle ?
- Il en a bel et bien le droit, Elise, fit Meerxel, en se retournant vers elle. Il a conquis ce droit… De quel espoir parles-tu, précisément, Piotr ?
- De l'espoir de voir une nouvelle Europe naître. Pas la vieille Europe avançant à reculons, se laissant cocufier par le reste du monde, cédant son savoir, ses richesses au plus effronté, trop bien élevée pour hausser le ton. Pas assez audacieuse pour entrer dans une autre Epoque, pour taper sur la table. Une Europe plus propre, aussi. Pour moucher les petits profiteurs, les combinards, les hâbleurs, qui ont fait beaucoup d'argent, qui se sont multipliés, avant et pendant la guerre, évidemment, pour aider ceux qui voient plus loin, qui veulent bâtir, qui veulent des changements dans notre société. Cette Europe là !
Edouard Meerxel ne répondit pas tout de suite. Son regard avait dérivé vers la mer, comme s'il réfléchissait. Il reprit d'une voix plus basse :
- Tu me prends à la gorge, Piotr… j'ai besoin de temps pour répondre à ces arguments là, que l'on ne m'a jamais présentés de cette façon… Pardonnez-moi, tous… Je dois réfléchir longuement… Ah, pendant que j'y pense, c'est ce que je venais vous dire : nos Grands Oncles ont élu la tante Elise Fournier en qualité de Grand' Tante de la famille… La surprise, n'est-ce pas ? C'est Stepan qui l'a demandé, disent-ils. Tu parlais de changement, Piotr ?
Il s'en alla, laissant les cousins stupéfaits.
***
Les plus jeunes cousins arrivèrent peu après pour embarquer près de l'endroit où se trouvaient les "marins". Franck Delanot, les yeux vers les bateaux à l'ancre dit soudain, sans s'adresser à quelqu'un en particulier, regardant partir le premier canote :
- Il va falloir profiter de l'occasion. La Marine va sûrement vendre du matériel de surplus, dans les mois à venir. Elle n'a plus besoin de certaines vedettes, par exemple. Il y a un modèle qu'on a beaucoup utilisé pour les liaisons entre les ports et les convois en partance. Pas rapide, moteur diesel costaud et peu gourmand, et tenant bien le mauvais temps. Une coque en bois qu'on serait capable d'entretenir ici. Notre vieux grand canot est en âge de prendre sa retraite… Des groupes électriques aussi, pour distribuer le courant qu'on reçoit du continent, désormais. Un nouveau groupe électrogène de secours. Ce serait l'occasion de changer nos vieilles brassières contre des modèles plus modernes et plus petits, les lampes de bord, aussi, beaucoup de choses, finalement. La famille devrait bien investir à cette occasion. Elle ne se reproduira pas.
Il ne se rendait pas compte que tout le monde le regardait en songeant à Otto Bracken, l'ancien Commodore, disparu.
Les plus jeunes poussèrent les dériveurs à l'eau et les soldats embarquèrent sur les grands voiliers, curieusement : par armes, pour beaucoup d'entre eux. Les marins derrière Franck, les fantassins et les "blindés" avec Charles Bodescu, les aviateurs suivant Piotr. Ceux-ci se retrouvèrent sous la direction d'un "patron", un garçon de 16-17 ans, qui aurait bien aimé rester avec ses cousins marins d'après les coups d'œil qu'il jeta au groupe de ceux ci.
***
Au dernier moment Mykola fit signe au dernier canote qu'il voulait monter à bord. Quand il fut sur le pont, enlevant ses chaussures, il s'aperçut que Miguel, le plus jeune des frères Litri-Clermont et François Clermont étaient à l'avant et les rejoignit. Ils avaient enlevé chaussures et chaussettes, eux aussi, et leur blouson, mais gardé les pantalons d'uniforme dont ils avaient remonté le bas et ils retroussaient maintenant les manches de chemise. Sur celle de Miguel on voyait l'insigne stylisé des Mosquitos, sous ses galons de Capitaine, Chef d'Escadrille. En silence ils donnèrent un coup de main pour hisser la grand'voile avant sur la drisse de laquelle des garçons et des filles de 12-13 ans s'arc-boutaient et puis participèrent à approcher le corps mort, pour dénouer le bout d'amarrage. Ils vinrent ensuite s'asseoir près du grand mât. Ils ne dirent rien jusqu'à ce que le voilier ; dont les mâts chantaient bien, avec ce vent, aujourd'hui ; soit en pleine mer.
A peine les voiles hissées ils avaient été rejoints par un dériveur dont l'étrave prenait les vagues de face, dans d'immenses gerbes d'écumes, se frayait un passage en force. La coque était, par moments, hors de l'eau jusqu'à la dérive quand elle franchissait le sommet d'une vague servant de tremplin, avant de tomber dans le creux suivant avec un bruit sourd qui résonnait. A bord on voyait l'équipage à la contre gîte, le corps sorti à l'extérieur du plat-bord, presque à l'horizontal ; les épaules éclaboussées, au passage, par le sommet des vagues ; pour maintenir le mât le plus près possible de la verticale. L'équipière, Léa, poussait de vrais hurlements de plaisir, à chaque fois que la coque jaillissait en l'air, encourageant le barreur, que tout le monde reconnut : Léyon. Il avait conquis toute la famille, à Millecrabe, par sa bonne humeur, les histoires de chez lui, son accent qu'il appuyait et ses expressions, insolites pour eux. Dès le premier soir de son arrivée, devant une isba, avec Charles et Antoine, il avait soudain commencé à brailler de sa voix grave, tellement puissante : "Moi mes souliers ont beaucoup voyagé…" la chanson de Félix Leclerc, un canadien, qui faisait fureur à la radio, depuis l'armistice ! Les jeunes cousins, pris de court, avaient été conquis ! Sa connaissance des dériveurs avait fait le reste. Tous les jeunes cousins voulaient embarquer avec lui. Mais Léa veillait, elle était son équipière attitrée !
Miguel se tourna du coté de Myko.
- Tu crois que Léyon va vivre en Europe ou que "Léya" va devenir Québécoise ? demanda-t-il, amusé.
- Ils ont le temps, répondit celui-ci en riant. D'après ce que j'ai compris Léyon a encore une année à faire à Sup'Elec' pour obtenir son diplôme d'ingénieur. Et Léa a peut être des projets d'études, je ne sais pas. En tout cas la tribu a l'air de lui plaire !
Un sourire traîna sur leur visage pendant que le dériveur les quittait en fonçant vers le large.
- Mykola, tu vas reprendre le vol à voile ? demanda Miguel au bout d'un moment.
Celui-ci ne répondit pas tout de suite. Les stages de vol de pente, aux Mures, lui était revenus en mémoire. De leur petit groupe de cousins vélivoles, Francisco Litri avait été abattu, sur Spit, Vadia Kalemnov sur son FW et Ivan Boukine avait disparu pendant un vol de reconnaissance dans son La5, en Sibérie, probablement mort.
- Je n'y avais jamais réfléchi. Peut être, je ne sais pas. C'est si loin… Tu crois que Binard a été mobilisé ? dit-il enfin.
- Comme instructeur, j'imagine, il n'était pas si vieux que ça, tu sais ? On le voyait avec nos yeux de gamins mais il n'avait pas plus de 35-38 ans, l'âge des instructeurs de début que j'ai eus.
La phrase renvoya le jeune homme au Major dont il chercha un instant le nom… Van Der Belt.
- Perrrcival, dit-il avec amusement, en se souvenant de rouler les "r".
- Quoi ?
- Mon instructeur, en Grèce, au début. Il m'avait surnommé comme ça, une idée à lui, jamais su pourquoi ! Un personnage, ce type. Ce qu'il a pu m'en faire voir ! Mais je lui dois incontestablement la vie… Je l'ai retrouvé sur une base de fin de formation il faisait passer des qualifs' sur Focke-Wulf.
Miguel et François, à ses cotés, se calèrent, sur le platbord pour compenser la gîte. Avec ce vent, même un gros bâtiment gîtait.
- Tu vas rester dans l'Armée de l'air ? demanda alors François ?
Mykola fut surpris de la question.
- Non, pourquoi ?
- Apparemment, l'Armée de l'Air va considérablement s'étoffer, par rapport à avant-guerre, comme les autres Armes, je crois. On propose à pas mal de gars de les faire passer dans l'active en conservant leur grade. On me l'a bien demandé à moi sous prétexte que j'ai fait deux tours d'opérations ! Alors toi, Commandant à 21 ans, célèbre, tu terminerais Général d'Armée, patron de l'Armée de l'Air, peut être ? Depuis la mort de Walter Nowotny tu n'as plus de rivaux de ton âge.
- Tu sais je ne suis que dans les dix meilleurs, loin d'un gars comme Bubi Hartmann. Ce n'est pas ma place, fit Mykola en secouant la tête. Je la volerais à un type qui s'y destinait, qui s'y prépare, qui en rêve.
- Tu penses vraiment ça, fit Miguel, curieux ?
- Oui. Je sais que c'est idiot mais c'est ma première réaction, l'impression de prendre ça à quelqu'un. Non, je vais certainement m'inscrire dans la Réserve Volontaire ; qui va maintenant s'appeler la Milice Civile, j'ai appris ; pour continuer à voler, ça oui. Et en aéro-club aussi, bien entendu. On devrait recevoir une équivalence d'instructeur avec nos heures de vol au combat. J'ai la nostalgie des vols, c'est sûr, mais pas des combats… Il y avait un sous-officier mécanicien d'active d'origine Française, quand je suis arrivé pour la première fois dans mon Escadron, Delemontez. Un type étonnant. Très solide, techniquement. Il dessinait des petits bouts d'avion, quand il nous attendait, sur la piste, qu'il griffonnait sur n'importe quoi. Plus tard il faisait des calculs auxquels je ne comprenais rien. J'étais complètement largué ! Peu à peu il a conçu un petit avion de club, monoplace, en bois et toile, avec un tout petit moteur de voiture à refroidissement à air, un Wolkswagen, je crois bien ! Il était sûr de son coup. Il disait que son truc devait bien voler. Tout l'Escadron n'a parlé que de son "Bébé Jodel" pendant des mois. Il assurait que n'importe quel amateur sachant se servir de ses mains pouvait le fabriquer chez lui, dans son garage ! On lui a tous plus ou moins promis de venir voir le premier vol, après la guerre. Il rêvait de vols en Escadrille avec son "Bébé"… Avec le nombre de gars qui sont devenus pilotes pendant la guerre, il va y avoir un boum dans les aéro-clubs, c'est naturel. L'aviation de tourisme va faire un bond en avant. Il m'a même demandé si je voudrais diriger un vol d'Angoulême, où il vivait, vers Astrachan, sur la Caspienne ! Il faisait une fixation sur ce trajet. Tu imagines ? Remarque, ça me tenterait ce vol là, dans un minuscule poste de pilotage, à l'air libre, comme sur nos planeurs de début, en volant à la vitesse des oiseaux… L'aller et retour prendrait au moins trois semaines ou un mois. Ca, c'est voler !…
- Tu le feras ? fit Miguel.
Mykola se retourna de son coté, vaguement étonné.
- Je crois que oui. Tu vois, je viens de m'en rendre compte juste à l'instant. Je pense que j'accepterai, si sa proposition tient toujours et s'il existe assez de ces appareils pour constituer un groupe. Il faudra quand même du temps. Des vols d'Aéro-club comme ça, oui, ça me tente terriblement… Pour l'Armée, si je le peux, je me ferai verser dans la reconnaissance de la Milice Civile pour ne pas avoir d'entraînement au combat. Il me restera le vol pur. Dans les unités combattantes, il faudrait en permanence penser au combat, toujours simuler des combats. C'est dans l'Escadre de Clostermann, je crois, qu'un type a dit que "le premier gars qui a dessiné un sigle national sur un avion était un salaud"… Fini, ces trucs là, pour moi… En janvier dernier on m'a proposé de suivre une formation sur les "lampes à souder". Ca, c'est vrai, ça m'intéressait.
- Les avions à réaction ?
- Oui le SE 535 Mistral qui entrait en unité. Beaucoup plus rapide, plus de 0,8 en pallier ; il y a un nouvel étalon de mesure pour ces engins, le Mach, une histoire de vitesse du son ; grimpant à 13 400 mètres, je crois. Enfin une machine tentante, c'est vrai. Mais c'était l'époque où les Chinois lançaient toutes leurs réserves dans la bagarre. Je n'ai pas voulu abandonner mon Escadron. Récemment, on m'a proposé à nouveau un poste au Centre d'Evaluation Opérationnel de Sébastopol, il s'agirait de pousser des nouveaux modèles en vue du combat, de fixer les limites d'utilisation opérationnelle.
- Et ça ne t'intéresse pas ?
- Si, fit Myloka en hochant la tête. Les nouveaux avions, ces pièges à réaction oui, c'est excitant, mais le combat est en filigrane, là encore. C'est ça qui me rebute, tu comprends ? Je n'ai jamais pris de plaisir au combat, sauf aux mouvements tactiques. J'étais bon tireur, c'est ce qui explique mon score mais c'est le pilotage qui me motivait avant tout, pas les victoires. Je n'ai pas vocation de tueur. Mais le vol, oui.
- Et tu ne pourrais pas devenir pilote d'essai pour un constructeur ?
- On ne m'a pas attendu, pour ça. Ils en ont à la pelle des bons pilotes, maintenant. Je ne suis pas assez fort, techniquement. Ils ont besoin d'ingénieurs-pilotes, pas de types qui manient seulement le manche, comme moi… Mais c'est vrai que je n'envisage pas de vivre sans voler. Alors, j'ai accepté un stage à Sébastopol pour être transformé sur Mistral, c'est ce qui me motive, en ce moment. J'ai encore six mois à faire dans l'Armée de l'air, paraît-il, compte tenu de mon grade, j'irai à Sébastopol en quittant Millecrabe. J'ai déjà fait mes adieux à mon Escadron. Et toi ?
- La même chose. Je veux dire que je veux continuer à voler. J'imagine qu'un grand nombre de gars qui ont survécu et accumulé une expérience considérable vont effectivement passer dans l'armée d'active, mais ça ne me dit rien non plus. Je me verrais toujours en train de plonger à travers les gerbes d'obus et ça me flanquait trop la trouille… Quelque fois j'étais malade, au point de vomir dans l'herbe, en me posant, au retour. J'ai été malade comme ça pendant des années. Quelques fois, plusieurs fois par jour ! Non je crois que je vais tenter ma chance dans l'aviation commerciale qui se crée, cette compagnie nationalisée, Air-Europe, pilote de ligne. Comme mon frère, Juan, mais lui a plus de chances que moi en venant des Groupes Lourds, les quadrimoteurs de bombardement. Il a l'expérience des quatre moteurs et des longs vols, ça compte pour le recrutement. Si Cisco n'avait pas été descendu c'est ce qu'il aurait choisi, lui aussi, j'en suis sûr. Les trois frères pilotes de ligne, tu te rends compte ? On aurait peut être volé ensemble, un jour ? On en aurait eu des trucs à se raconter…
Ils se turent un instant regardant vers le soleil, au sud, momentanément voilé par un petit nuage qu'il éclairait à contre jour, ses rayons en irisant les bordures.
- Beau, hein ? fit Mykola. Dieu que j'en ai décrit des spectacles de ce genre…
- Décrit ? dit François prenant la parole pour la première fois.
Mykola sourit, un peu gêné.
- J'ai tenu des cahiers pendant toute la guerre.
- Tu écrivais quoi ?
- Tout. Ce que je voyais, pendant un vol de routine, une mission sans incident, mais aussi les combats, les manœuvres dont je me souvenais, les mouvements sur les commandes. J'ai une assez bonne mémoire. Je ne sais pas pourquoi ça me semblait important. Souvent, au début, je les relisais et je comprenais après coup pourquoi j'avais fait une erreur d'appréciation sur un truc ou un autre, une phase de vol, pourquoi j'étais parti en vrille en dérapant, des trucs comme ça.
- Tu te souviens de tes combats, demanda Miguel ?
- Oui. Mais je te dis, je notais tout, au fur et à mesure, c'est normal. Quelques fois, à plusieurs reprises dans la journée, entre les missions. Ca m'occupait, aussi. Au début les gars me surnommaient le "gratte papier".
- Ah bon ? Je croyais que c'était "Papa Stoops"?
Myko se retourna vivement pendant que François se redressait et éclatait de son grand rire d'autrefois.
- Comment tu sais ça, toi ?
Miguel se mit à rire à son tour.
- Tu es quand même un mec célèbre, tu sais ? Et puis l'autre jour il y a eu un appel téléphonique. Quelqu'un demandait "Papa Stoops".
- Et alors ?
- Alors un gamin est allé chercher ton père ! C'est lui qui nous l'a raconté. Il était fier de toi… si tu avais vu ça ! Oh, je croyais qu'on t'avait fait le message.
Ils n'avaient pas fait attention, pas remarqué que plusieurs jeunes cousins étaient venus s'installer près d'eux et les écoutaient.
- Mykola, tu me feras voler ? dit un garçon grand et bien bâti mais qui ne devait pas avoir plus de 14 ans.
Le jeune homme se tourna de son coté et sourit.
- Tes parents sont d'accord, Fabrizzio ?
- Je m'en fiche bien, dit le garçon d'un ton provoquant.
- Eh bien pas moi.
- Tu as peur de te faire engueuler ?
Cette fois il y avait toujours de la provocation mais aussi un peu de mépris ou de déception. Miguel et François rirent, mais pas Mykola qui regarda son jeune cousin. Ils avaient moins de dix ans d'écart ! Dix ans, seulement. Tant de choses les séparaient. Il se demanda s'il avait jamais ressemblé à son cousin ? Il en fut stupéfait, comme à chaque fois qu'il avait l'occasion de mettre le doigt sur ce qui était survenu depuis plus de quatre ans. Parfois il se trouvait terriblement vieux et d'autres fois, très jeune, ce qui le mettait mal à l'aise, comme entre deux chaises.
- Non, ce n'est pas ça. Tiens, on va voir si tu trouves. Je te préviens que ce n'est peut être pas facile.
Le gosse fronça les sourcils, acceptant le défi, réfléchissant.
- Je suis trop jeune ?
- Non, ça n'a rien à voir avec mon refus.
- C'est dangereux ?
- Toujours loin du sujet. La réponse appartient à un autre domaine, cherche.
Cette fois Fabrizzio resta silencieux plus longtemps, puis hasarda, presque à contrecœur :
- Parce que mes parents seraient pas d'accord ?… Ca leur ferait de la peine ?
- Tu te rapproches, creuse dans cette direction. Il y a encore du boulot. Quand tu auras trouvé reviens. Mais ne te dégonfle pas, hein, cherche.
Les gosses s'éloignèrent vers l'avant.
- Tu te souviens du jour où Piotr voulait absolument remonter seul les filets, en pêche, pour montrer combien il était costaud, un peu Fabrizzio, d'ailleurs, demanda soudain Miguel ? On était tout gamin. Que tout le monde lui disait d'assurer ses pieds, de les caler.
- Ah oui, quand tout le monde le regardait faire parce qu'on n'avait jamais vu un filet aussi rempli.
- Un banc de poissons magnifiques, énormes, mais je ne me souviens plus de ce que c'était…
- Moi non plus… Et puis il a glissé et a été entraîné à l'eau. Et quand il est remonté à la surface il était à l'intérieur du filet, avec les poissons qui s'enfuyaient.
- Oui ! Je revois sa tête à travers les mailles. Miguel ne pouvait plus s'arrêter de rire.
- Et on n'arrivait pas à le remonter, confirma Mykola qui riait aussi fort, maintenant.
- Et comme il râlait, tu te souviens ? Il était bleu de colère.
- Je n'ai jamais su si c'était de colère ou parce qu'il commençait à étouffer !
- C'est vrai qu'on n'arrivait pas à le hisser, il était lourd, le salopard.
- Et le Commodore lui a passé un sacré savon, le soir. Il… il a perdu la face.
- Si je me souviens bien, c'est ensuite qu'il a commencé à voler, d'ailleurs. A quoi tiennent les choses, hein ?
Ils se turent un moment, pris par les souvenirs. Une petite gamine d'une douzaine d'années remontait du roof avec un énorme broc métallique de thé rafraîchi et servit tout le monde en faisant des grimaces. Etait-ce le poids ou la crainte qu'il ne reste plus rien pour elle ? Mykola ne savait pas et s'en amusa.
En fin d'après-midi Fabrizzio revint vers lui, sans sa bande, et dit :
- C'est à cause de mes parents, je le comprends bien mais je ne peux pas aller plus loin. Aide-moi Mykola, c'est facile pour toi.
- Rien n'est facile pour personne, mon gars, rien. D'accord quand même. Mais il faudra que tu apprennes à réfléchir tout seul. A ton avis qui a le plus d'informations pour te dire : tu peux y aller ou non ?
- Je dirais toi, mais… mes parents aussi.
- Quelle différence entre les deux possibilités ?
- Et ben… toi tu sais ce que c'est que voler et pas mes parents.
- Et pourtant tu sais que l'explication que j'attends de toi concerne tes parents.
- Oui… ça veut dire que c'est pas le vol ?
- Tu veux dire : ce n'est pas dans la connaissance du vol qu'il faut chercher ?
- Oui.
- Exact. Tu avances, confirma Mykola. Donc ce sont tes parents ? Pourquoi se poseraient-ils des questions ?
- Ils auraient peur que j'aime ça ?
- Pas mal, pas mal, et ensuite ?
Fabrizzio réfléchit un peu en silence, le visage contracté.
- Parce qu'ils savent des choses et pas moi ?
- Tu te rapproches.
- Ils savent des choses… sur moi ?
- Bravo, mon gars, continue.
- Je suis bloqué.
- Voyons, ça a un rapport avec toi, on a dit qu'ils auraient peut être peur que tu aimes ça.
- Peut être que ce serait mauvais pour moi ?
- Tu avances toujours.
- Et moi je ne saurais pas pourquoi ce serait mauvais ?
- Tu y es quasiment. Personne au monde ne te connaît mieux que tes parents, Fabrizzio. Ils ont beaucoup d'expériences, t'ont observé depuis ton enfance. Ils savent sur toi des choses que tu ignores toi-même, qu'ils ne t'ont pas encore dites parce que ce n'était pas le moment. Eux seuls savent, à l'heure actuelle, ce qui est une bonne expérience pour toi, parce qu'ils ont les armes pour l'évaluer, d'après ton caractère, tes façons de réagir, deviner les prolongements qu'un vol pourrait avoir, dans ta vie, par exemple.
- C'est bien ce que j'ai dit, ils ont peur que j'aime ça.
- Pas vraiment. Tu m'as l'air d'un garçon volontaire, au caractère entier. Tes parents sont les seuls à savoir ce qu'un penchant très fort représenterait pour ta vie, au stade où tu en es, à connaître tes possibilités à assumer une activité accaparante, à coté de tes études. A savoir ce qu'une déception, si ça ne marchait pas, provoquerait en toi, quels dégâts pourraient survenir. La part de tristesse, d'amertume, d'aigreur, de perturbations qui pourrait naître en toi, te transformer, diminuer ton potentiel d'espoirs, d'équilibre. Nous sommes un certain nombre de pilotes, dans la famille, il est naturel que ça te tente. Mais nous sommes passés par des épreuves, morales, psychologiques ; et je ne parle pas là d'examens ; que tu n'imagines même pas. Tes parents, si. C'est pourquoi ils sont les seuls vrais bons juges en ce qui te concerne et c'est pourquoi tu devrais leur faire confiance. Personne au monde ne s'intéresse autant à toi, personne ne désire autant que tu sois heureux et bien dans ta peau.
Le gamin le regardait, sérieux. Il n'y avait plus de provocation dans son regard.
- Ils sont tellement vieux jeu !
- Peut être. Tu as peut être raison, je ne sais pas, on aborde là un autre problème. Mais ça ne modifie en rien la connaissance qu'ils ont de toi… Tu es à l'âge où on se révolte, où on veut affirmer qu'on est untel, avec ses idées propres qui sont aussi valables que d'autres. L'âge où tu as besoin d'exister par toimême, d'être libre. Et tu as raison, Fabrizzio. Sache bien que tu as raison, que cette révolte est saine, normale… On appelle même ça l'époque Œdipienne. Ca va durer jusqu'à ce que tu te rendes compte qu'ils te respectent, que tu as conquis ; sans savoir comment, d'ailleurs ; ton identité, ta liberté. Que tu es reconnu. Liberté à laquelle tu n'accorderas plus la même importance. Ils auront estimé que tu as fait tes preuves, que tu réfléchis juste, que tu es capable de t'occuper seul de toi-même, prendre tes décisions, de mener ta vie, et qu'ils peuvent te faire confiance. Alors tu ne seras plus en conflit avec eux. Il n'y aura plus de raison, tu comprends ? Peut être, même, est-ce que tu les trouveras moins vieux jeu que tu ne l'avais pensé. Mais il faut en passer par ce stade, que tu prouves que tu es capable de raisonner et d'éviter les bêtises ! Même si tu en fais encore ; disons de petites ; on en fait toute sa vie ! Il faut être modeste sur son propre jugement… On est tous passé par ce que tu connais. Plus ou moins brutalement, mais tous.
Le gamin secouait lentement la tête.
- Dis donc, tu voudrais pas expliquer ça à mes parents, Mykola ?
- Mais ils le savent, mon gars, ils le savent parfaitement, répondit le jeune homme en riant doucement. Tu te figures que j'ai inventé quelque chose ? Eux aussi sont passés par là.
- Ben c'est que… enfin on me l'avait jamais dit.
- Peut être est-ce que tu n'avais pas posé la question, non plus ? Pour avoir une réponse claire il faut mettre de l'ordre dans son propre cerveau et poser une question claire. Parle-leur.
- Ah merde…
- Et tu n'es pas forcé de jurer non plus, tu sais ? Depuis des millions d'années que l'être humain existe, jurer n'a jamais rien prouvé. Surtout pas qu'on est un homme !
Miguel et François n'avaient pas dit un mot pendant la conversation. Quand Fabrizzio se fut éloigné, François laissa tomber.
- Tu as un bon contact avec les gamins, dis donc.
- Tu crois ?… Je ne m'en rends pas compte. Comme tout le monde, j'imagine, non ?
- Fabrizzio est drôlement difficile. Chez les plus jeunes il fait figure de leader, il a sa bande, comme nous autrefois, quoi. Mais lui mène la contestation contre les aînés. Impertinent, je ne sais pas combien d'entre nous ont eu envie de lui flanquer un bon coup de pied aux fesses. Il cherche l'affrontement à chaque occasion.
- Oh le coup de pied aux fesses est très utile, mais pas seul. Pas sans une conversation en tête à tête.
- T'es toujours un drôle de gars Mykola ! fit François.
- Vraiment ? Moi, je me trouve bien banal.
- En tout cas quand j'aurai des gosses n'hésite pas à faire la même chose avec eux, et parle-moi, aussi, que je m'en inspire.
- Et bien justement, dit soudain Miguel, tu ne parles pas beaucoup de tes projets, François…
Son cousin eut l'air un peu gêné et Miguel fonça.
- Ne nous dis pas que la pêche à la ligne ne te tente plus ?
François Clermont eut un geste vague.
- Ce n'est pas ça…
Miguel insista en ayant l'air de se régaler à l'avance. Il avait toujours aimé titiller son cousin :
- Mais un peu quand même ! Alors la chasse non plus ?
François se dandinait curieusement sur le plat bord, sur ses grosses fesses de grand costaud, comme s'il cherchait un meilleur équilibre. Mal à l'aise, en réalité.
- Allez, raconte, fit Mykola, entrant dans le jeu.
- Vous savez que vous êtes chiants, les p'tits gars, éclatat-il !
- Oui, on sait, mais raconte quand même, lâcha Miguel, un grand sourire sur le visage.
- Je… je me suis fait piéger, finit par commencer leur cousin… Un soir, pendant un convoi sur une longue distance. Quand il n'y avait pas d'urgence, on s'arrêtait la nuit et on allumait des feux pour réchauffer la bouffe et dormir un peu. Et, quelques fois, on buvait un coup… Enfin bon, un soir ; en mars dernier ; j'étais un peu gai…
- Beurré, tu veux dire, fit Miguel en se marrant.
- Pas beurré… un peu gai, j'ai dit ! Avec les bahuts on n'était jamais beurrés, en mission. Et ne me coupe pas tout le temps ou tu ne sauras rien ! Enfin la conversation tournait sur après la guerre. On était une vingtaine autour de ce feu là. C'était en Hongrie, je m'en souviens… Enfin bref, un gars ; un brigadier, je crois, bon conducteur, d'ailleurs ; a dit qu'après la guerre il aimerait bien faire la même chose, conduire un bahut sur de longues distances. Que ça lui plaisait bien, des trucs comme ça, qu'on se sentait libre et qu'on voyait du pays. Là-dessus un autre a déclaré qu'il avait entendu dire par un copain du Premier Escadron que l'Armée vendrait ses bahuts en trop, plus tard, après la guerre, à des prix très bas et en priorité aux anciens combattants. Il comptait bien s'en acheter un… Et quelqu'un a proposé, connement, d'en acheter plusieurs. Un autre a lancé, comme ça, qu'on pourrait en acheter un bon nombre et lancer une entreprise de camionnage…
- Et tu t'es fait complètement piéger, lança Miguel qui éclata d'un long rire.
- Pas du tout ! fit François, pas content. C'est… c'était pas idiot, leur truc. Il va y avoir un boum sur le transport, c'est sûr. La circulation des marchandises va se multiplier, d'ouest en est, mais pas seulement. Même l'Armée va faire appel à des sociétés civiles pour approvisionner les Troupes d'occupation, en Chine, pendant des années ! Les effectifs du Train vont dégonfler sérieusement, avec la démobilisation, il faudra bien trouver une solution, passer des contrats avec des entreprises civiles. Enfin j'ai dit ce que je pensais. Et on s'est mis à en discuter. Parce que tout l'Escadron avait débarqué près de nous. Les gars, enfin un certain nombre, étaient excités. Pas tous, évidemment. Mais ça paraissait intéresser beaucoup de bons, justement.
- Alors ? fit Mykola en souriant.
- Alors… on a commencé à en parler plus ou moins sérieusement. Ca partait dans tous les sens et je les voyais fantasmer, avec des trucs irréalistes. Alors je leur ai expliqué comment fonctionnait une société commerciale, ses règles juridiques et comment il fallait voir les choses. Organisé un peu leurs idées, quoi. Le type qui avait lancé l'histoire disait que les prix d'achat les plus bas imposaient qu'un ancien combattant n'achète qu'un seul camion. Ce serait la règle. Alors j'ai imaginé que les types intéressés achètent chacun un camion et fondent une société dont ils seraient tous actionnaires, en y apportant leur camion en guise de capital. De cette façon les bénéfices seraient plus importants, pour chacun et, à deux par équipage, il y aurait des véhicules à cannibaliser pour les réparations. Et quand il s'agirait d'acheter de nouveaux bahuts, la société pourrait obtenir plus facilement des prêts des banques que chaque individu séparément.
Miguel et Mykola devinaient la suite.
- Et ils t'ont demandé de prendre la direction de la boite !
- J'étais leur Capitaine, ils avaient l'habitude de moi… et je m'entendais bien avec tout le monde… et puis vous m'emmerdez !
- Et le notariat, tes projets d'une vie tranquille, François ? demanda Mykola, d'une vois plus calme.
- Ca n'empêche rien. Les ventes de matériels ne commenceront pas avant un an, au moins, on me l'a confirmé à la Division. Je vais terminer ma dernière année de notariat tout en organisant la société. C'est long, ces histoires là. Et il faut démarrer avec des contrats, pas en chercher quand elle sera constituée. Ensuite j'ai bien prévenu tout le monde que je voulais installer le siège social chez moi, que je prendrais du temps, pour aller chasser et tout ça. Mes conditions, quoi.
- Bref, tu as plongé ? fit Myko.
- J'ai accepté de les aider à démarrer, voilà : les aider ! En fait, j'ai l'intention de faire ce boulot pendant quelques années, le temps de me faire une petite pelote pour acheter une charge pépère, dans mon coin. Autrement, il aurait fallu que j'emprunte beaucoup et je ne veux pas mettre mon père à contribution.
- Et vous êtes combien dans cette future société ? interrogea Miguel, qui était plus attentif, maintenant.
- Un bon nombre. Il y a pas loin de quarante conducteurs et une demi douzaine de gradés, plus un Lieutenant, mon adjoint, d'ailleurs, et deux ou trois Sergents.
- Ca veut dire que tu as un encadrement complet ? remarqua Mykola.
- Oui, bien sûr. Des conducteurs mais aussi des gars habitués à la mécanique, la logistique, le matériel, et tous ces trucs.
Cette fois Miguel et Mykola ne riaient plus. Le projet en question n'était pas un bricolage de fin de soirée mais quelque chose de solide, de cogité. François était un bon déconneur mais un type sérieux, aussi. Sur le papier, il avait mis au point une grosse société, en fait, qui allait débarquer soudainement sur le marché fédéral, structurée avec des professionnels de la route en nombre. Une société composée d'anciens soldats qui aurait probablement une certaine cote d'amour auprès des autorités militaires chargées de négocier les contrats avec les entreprises civiles. Miguel regardait son cousin avec plus d'attention, impressionné.
- Et tu penses que personne ne va se dégonfler en attendant encore un an ? fit-il.
François eut une petite moue.
- Peut être deux ou trois vont perdre le projet de vue en replongeant dans la vie civile, mais la plupart veulent s'engager dans des sociétés existantes pour faire leurs classes de chauffeurs civils, voir de l'intérieur, comment ça se passe. Il y a aussi des gars qui sont intéressés sans s'engager immédiatement. En fait, il y a trop de monde, potentiellement, pour débuter. J'ai les noms et les adresses civiles des gars et on a convenu de se tenir au courant.
- Ce qui est marrant, dit soudain Mykola c'est que quand Pierre Clermont a fondé sa société de transport avec des mulets, sous Napoléon, il n'avait pas plus de garanties que toi. Moins, même.
- J'y pensais, moi aussi, dit Miguel, songeur, maintenant. Tu es gonflé, tu sais, François. C'est pas con, ton idée et ça me fait réfléchir.
- A quoi ? intervint François.
- Ton raisonnement… il est applicable à l'aviation. Une petite compagnie avec des pièges de moyenne capacité. Un transport de marchandises urgentes, consommables, par exemple. Tu charges à Rome et tu livres à Vienne, ou Madrid et Toulouse, ou Sofia et Bucarest. En volant assez haut, vers les basses températures, la marchandise ne se détériore pas.
- Pourquoi pas une compagnie de passagers ? demanda François.
- Parce que des passagers impliquent des avions beaucoup plus sophistiqués, plus confortables, du personnel de cabine, une réglementation sévère, une infrastructure au sol, des frais beaucoup plus élevés. Rien à voir avec des caisses qu'on cale dans la soute… Néanmoins il faudrait examiner l'affaire de plus près, quand même.
- Un ancien avion militaire, surtout transformable en transport, ne sera pas vendu au même prix que les camions, même compte tenu d'un rabais important fais aux anciens combattants, fit remarquer Mykola.
- Oui, mais les bénéfices ne seraient pas non plus au même niveau, pour les remboursements aux banques ! Il faut étudier ça avec un gestionnaire, un banquier. Parce que, comme ça, l'idée est assez tentante. Surtout le transport de fret, d'ailleurs. Pas de lignes fixes, une certaine liberté et des équipages à la pelle, sur le marché. Et les banques vont prêter à tout va, dit-on. Ca ne t'intéresserait pas, Myko ?
- A priori non. J'ai besoin d'un long temps de repos, de réflexions. Mais plus tard, je ne sais pas…
Ils ne dirent plus rien jusqu'au moment où le voilier commença à manœuvrer pour attraper un corps mort et ils se levèrent pour aller donner la main.
***
Ce n'était pas, en effet, une parole de politicien. Deux jours plus tard, en fin d'après-midi, Meerxel vint en personne, à l'isba de Charles et Léyon, avec qui Antoine s'était installé, suivi de Biznork, plus que jamais ombre ambulante, ici au soleil ; Commandant désormais, il avait été, à juste raison, promu officier supérieur. Antoine venait de se changer, son ami lui avait prêté des vieux pantalons de pèche et des chemises. Le Président appela, de l'extérieur, et le jeune homme sortit découvrant Meerxel dans sa tenue de Millecrabe, le pantalon rouille, coupé à la hauteur des mollets, un peu comme un pirate, et un tricot de marin rayé.
- Etes-vous disponible un moment, Colonel ?
- S'il vous plaît, Monsieur, dit Antoine en faisant un pas dehors, faites moi l'honneur de me considérer comme un ami de votre famille, et de m'appeler par mon prénom.
Meerxel leva la main en guise d'acquiescement, sourit et lui dit :
- Voulez-vous que nous fassions quelques pas ? Ne vous froissez pas de la présence du Commandant Biznork. Il est mon aide de camp et note ce dont j'ai besoin de me souvenir sans même que j'ai besoin de le lui indiquer. Il est ma mémoire ambulante. Quant à mes gardes, derrière, ils ont l'habitude de suivre tous mes déplacements. Ils prendront des distances lorsqu'ils jugeront qu'il n'y a pas de danger potentiel.
- Vous avez dû avoir de la peine à vous y habituer, Monsieur, laissa tomber tranquillement Antoine en se mettant en marche à coté du Président. Curieusement, il ne se sentait pas intimidé, ici, et dans ce décor, en suivant Meerxel qui se dirigeait vers la grève est que l'on distinguait au travers des arbres.
Celui-ci se borna à hocher la tête puis commença à l'interroger sur la guerre et le camp de prisonniers, évoquant Charles. Le jeune homme comprenait qu'il voulait le mettre à l'aise. En réalité la tenue de Meerxel avait eut beaucoup d'effet sur Antoine qui n'avait jamais imaginé, auparavant, un Président en pantalon de pécheur ! Si bien qu'il était naturel en lui répondant. A un moment il se retourna et vit les deux hommes de la sécurité à une trentaine de mètres. Meerxel le vit faire et commenta.
- Oui. Il faut dire que c'est très agaçant. Mais je crois que tous les Chefs d'Etat, désormais, doivent s'y soumettre. Nous habitons un monde de violences. Cette époque est enthousiasmante par bien des aspects, mais inquiétante aussi. Et ça ne va pas s'atténuer, je le crains. Cette guerre a laissé un certain nombre d'hommes dans un état mental perturbé. Elle a aussi habitué le monde ; pas seulement l'Europe ; à la violence, et il y a eu d'énormes quantités d'armes fabriquées. Tôt ou tard, elles remonteront à la surface, et seront vendues. C'est un sujet de préoccupation auquel les nations devront s'attacher… Mais vous parliez, l'autre jour, de référendum. Cela retient particulièrement mon intérêt.
Antoine ne répondit pas tout de suite, se donnant le temps de formuler soigneusement son commentaire. Il se sentait un peu entre deux chaises. Il parlait au Président de la Fédération ; et cela ne devait pas survenir à beaucoup de gens, dans la population ; et en même temps le contexte était banal, non officiel, ils marchaient le long de la mer, seuls, et le Président lui parlait simplement, sur le mode de la conversation. Il se lança, évoquant tout ce que cette guerre lui avait inspiré, tout ce que la Constitution avait révélé de dépassé, de dangereux.
Au bout d'un moment Antoine jeta un œil à Meerxel, craignant d'être lassant. Le Président regardait les graviers en marchant, concentré. Alors il poursuivit, conscient de ce que c'était certainement la première et la dernière fois de sa vie qu'il pourrait parler de ces choses avec un Président.
- Au camp de prisonniers, reprit-il, j'ai eu largement le temps de penser à toutes les choses améliorables, de mon point de vue dans notre régime républicain, poursuivit-il. Les évènements de la déclaration de guerre étaient tout frais dans mon esprit et j'avais beaucoup de temps de libre, c'était un peu un cours de travaux pratiques que je me faisais… Il ne s'agit bien entendu que de quelques idées d'un jeune juriste, j'enfonce peut être des portes désormais ouvertes, pardonnez-moi, je ne vous livre tout ceci que parce que l'occasion se présente pour moi de parler avec le Chef de l'Etat, le premier magistrat du pays.
Ils étaient parvenus à la grève et avaient tourné vers la pointe nord de l'île, longeant la limite de l'eau. Biznork continuait à remplir des pages. Antoine entama un autre sujet, plus personnel, demandant conseil à Meerxel.
- … J'ai récemment été promu, et cela me trouble. Il m'a semblé voir, dans ma promotion, un signe que l'Armée comptait sur moi, d'une manière ou d'une autre. Et cela perturbe ma conscience. Je sais que l'Armée de terre veut conserver un certain nombre de mobilisés, le départ des spécialistes l'affaiblira et ma conscience me tourmente. Je suis à une croisée de chemin. J'envisageais, au camp de prisonniers, de passer un doctorat et une agrégation, pour enseigner et faire de la recherche fondamentale sur le Droit Constitutionnel et les libertés des hommes, les régimes politiques… Je sais que je suis maintenant un peu vieux, j'approcherai bientôt de la trentaine, comme beaucoup de soldats au combat depuis le début de la guerre et devrais peut être me contenter d'une agrégation, pour recevoir un salaire en enseignant. J'hésite beaucoup sur le chemin à emprunter. Et je… je crois, Monsieur, que je vais garder des liens avec votre famille. Je l'espère, du moins. Même si je ne sais comment Véra prendrait mes tourments de conscience, si elle les connaissait.
Meerxel sourit largement pour la première fois de l'entretien.
- Pensez-vous vraiment qu'elle ne l'a pas compris, Antoine ? Vous connaissez bien l'art de la guerre, je le savais déjà ; Charles a fait un très long rapport, qui m'est parvenu, bien entendu, après votre fuite du camp de prisonniers ; et j'ai eu en main le texte de votre dernière citation qui commence par "Officier d'exception…" si je me souviens bien ! C'est pour cela que votre conscience intervient. Mais au sujet des femmes, je crois que vous êtes assez ignorant… J'ai entendu dire que Vera compte reprendre ses études de psychologie des peuples. Cela implique des connaissances sérieuses de psychologie tout court. Je penserais plutôt qu'elle vous respecte et ne veut pas être un lien, peser sur votre conscience, justement. Vous laisser libre de votre choix. Elle connaît forcément la qualité de la vôtre. Quoi qu'il en soit, j'en suis heureux, Antoine. Les Clermont aiment les gens comme vous et sont fiers d'en approcher… Il y a néanmoins une chose que vous devez savoir. L'Armée sait, aujourd'hui, utiliser ses membres au mieux de leurs connaissances. Charles est officier d'active et a probablement un bel avenir, avec sa double expérience du terrain et des Etats-Majors. Il y a été préparé. Votre cas est différent, malgré votre haut grade, compte tenu de votre âge. Tôt ou tard on sortira votre dossier, on s'apercevra que vous êtes juriste de formation et soldat de fortune. L'Armée vous demandera de poursuivre dans votre voie précédente et d'intégrer son corps spécialisé. Vous y serez bien juriste, mais pas l'homme de droit Constitutionnel que vous envisagiez de devenir. Ce n'est pas son domaine. Vous deviendrez avocat ou procureur mais, en tout cas, un "constitutionnaliste" frustré. Réfléchissez à cela, Antoine, pour prendre votre décision. Notre conversation me montre à quel point vous êtes à l'aise dans la branche, précise, que vous aviez choisie… Vous devez mener votre vie, Antoine. Nous nous trouvons tous, un jour ou l'autre, devant un embranchement. C'est parfois un choix de conscience, en effet. Mais celle-ci doit avoir ses limites, que les hasards de la vie ne doivent pas influencer excessivement. Vous avez été un bon soldat, l'un des meilleurs, je crois savoir, et vos citations le montrent bien. Mais un soldat de fortune, c'est vrai. L'Armée veut conserver ses bons éléments, je suis très au courant de cela, j'y suis pour quelque chose. Mais il y va de votre vie. Et il ne s'agit là que de hasards, précisément. Les hasards d'une guerre.
Antoine le regarda longuement, songeant que le Président aussi s'était trouvé devant un embranchement, en quittant l'Armée, entre les deux guerres. Il avait choisi. C'est à cet instant qu'il prit définitivement sa décision. Tout fut clair en lui, et il fut soudain conscient que les années futures seraient difficiles. Il avait quitté le monde universitaire depuis si longtemps. Vera le soutiendrait, dans ce retour, il le savait, et sa famille avait les moyens de lui permettre de poursuivre ses études, la fabrique de l'oncle Igor était devenue une usine prospère, pendant la guerre.
***
Le lendemain Meerxel eut une conversation avec Lagorski, au téléphone. Finalement il lui demanda de venir à Millecrabe, avec le Vice-Président Pilnussen. Il voulait leur avis.
***
A Millecrabe, auparavant, deux types d'atmosphères régnaient, le soir, devant les isbas. Les oncles passaient deux ou trois heures à bavarder, assez tranquillement ; hormis quelques soirées très animées ; ou à jouer aux cartes. De grands tournois étaient traditionnellement organisés. Les cousins, eux, avaient des soirées beaucoup plus bruyantes. Et se déplaçaient d'une isba à l'autre. Seul le quartier des dortoirs des jeunes était plus tranquille. Même s'il y avait souvent des chuchotements, et conciliabules, et des allers et venues, dans l'obscurité. Cela faisait partie de la joie des vacances dans l'île.
Cet été là, les soirées furent différentes. Quatre-vingt sept Clermont, oncles ou neveux et nièces, avaient été tués. Cela faisait une brèche énorme dans la famille. A la fois dans la population de l'île et dans les conversations, qui tournaient court au détour d'un prénom lâché avant un grand silence. Quatre familles avaient disparu entièrement, en Ouzbékistan et en Sibérie occidentale. Tante Elise avait pris l'habitude, le soir, d'aller de groupe en groupe. Mais elle n'était plus toute jeune et se retirait assez tôt. Après le soir où Mykola avait explosé, à sa manière, les cousins soldats tentèrent de reprendre le rite de passer les soirées ensemble mais, souvent, ils participèrent à celles des oncles. Les générations des combattants, oncles et cousins, avaient tant de points communs. La famille Clermont, elle-même, était convalescente. La guerre avait fait des cousins des sortes de vieux adultes, avec plus d'expérience que leurs parents, parfois. Mais qu'y avait-il de commun entre un Piotr, Colonel de 28 ans et Pelagia Bozzi-Clermont étudiante en biologie de 21 ans ? Entre Mykola ; dont la vie avait été centrée sur le quotidien de 24 pilotes, tous plus âgés que lui, qu'il devait garder en vie ; et cette même cousine Pelagia, née la même année que lui ? En revanche tous les ex-soldats avaient, pour l'instant, des préoccupations du même genre, les difficultés à orienter leur vie. Ils sentaient confusément qu'ils devraient se rapprocher les uns des autres plutôt que de se regrouper avec les oncles, comme ils en étaient tentés. Ils avaient tous envie, à la fois, d'oublier la guerre et ne pouvaient s'empêcher d'en parler. Ils n'étaient plus étudiants, plus soldats, et pas encore engagés dans une vie professionnelle. Ils sortaient d'un monde qui les avait coupés de tout et n'avaient pas encore abordé l'étape suivante, qu'ils appréhendaient au point de se demander s'ils y trouveraient leur place ? Les oncles, les plus âgés, les comprenaient, en se souvenant de ce qu'ils avaient vécu après la Première Guerre continentale, mais se sentaient impuissants à les aider. Au-delà de la tristesse il y avait un mal d'être, à Millecrabe.
Depuis son intervention, Mykola avait acquis une autre dimension, dans l'île. Des cousins venaient spontanément le voir et ils parlaient, des après midis ou des soirées entières. Ils avaient pour ainsi dire le besoin de se raconter. Il entendit des dizaines d'histoires jusqu'au soir où il dit brusquement à Heinrich, un cousin un peu plus âgé que lui, ancien mitrailleur :
- Est-ce que tu m'autoriserais à écrire ce que tu m'as raconté, là, Heinrich ?
- Comment ça écrire ?
- Le raconter, un peu des souvenirs de guerre mais pas complètement.
- Et bien… je n'avais jamais pensé à ça… je te fais confiance, Myko. C'est toi qui juges.
A partir de ce jour le jeune homme entreprit de faire le tour de ses cousins. Il leur demandait de raconter leurs frayeurs, leurs joies, leur quotidien. Et il prenait des notes, il noircissait des pages et des pages de cahier. Puis il eut l'idée de leur demander s'ils accepteraient de lui prêter leurs lettres. Celles qu'ils avaient reçues des uns et des autres. Un projet s'installait en lui.
***
Pilnussen et Lagorski arrivèrent, par hélicoptère, quelques jours après la conversation qu'avait eue Meerxel avec Antoine. Le Président ; toujours en tenue de vacances, vieux pantalon de toile délavée et chemise légère ; les amena dans la grande maison où une pièce avait été préparée avec un plateau de boissons, des fauteuils de rotin, une longue carte de la Fédération étalée sur une grande table, et entra tout de suite dans le vif du sujet pendant que Biznork lui même leur servait un verre de jus de fruits frais.
- Est-ce que vous auriez le courage de remettre ça ?
Les deux arrivants se regardèrent, surpris. Ce fut le Directeur de cabinet qui comprit le premier.
- Ne me dis pas que tu envisages de te présenter aux élections présidentielles du printemps prochain ?
- J'y réfléchis. J'ai besoin de votre avis, en parler avec vous.
Les deux hommes surpris, prirent le temps de se remettre.
- Les règles vont changer, Edouard, fit Pilnussen, le visage grave. Ton élection me paraît acquise, au sortir de la guerre, c'est évident, mais ensuite il faudra que tu gouvernes… Tu n'auras plus les Pouvoirs Spéciaux, les coups bas vont recommencer. Enfin certains, parce que la population du Sénat va changer, c'est vrai, les Sénateurs ont vieilli. Des ennemis vont venir aux créneaux. Certains n'attendent que ça. Le Sénat va voir refleurir les débats douteux. Les habitudes politiques perdurent, au-delà des générations, malheureusement.
- Je sais tout cela. Ce sera un autre monde, d'accord. Mais pas non plus celui que nous avons connu avant la guerre, Nyrup, parce que je vais favoriser l'arrivée de sang frais au Sénat, de jeunes hommes. Je vais encourager les candidatures d'anciens combattants, avant les élections… Les méthodes, au moins, vont changer. De nouvelles habitudes vont apparaître, un nouveau climat, aussi, une nouvelle façon de diriger. La population de l'Assemblée va changer considérablement. Et si, comme je l'espère, je l'ai dit, il y a beaucoup d'anciens combattants parmi eux, j'y bénéficierai d'un a priori favorable, je pense.
- Prenons les choses autrement, intervint Lagorski. Pourquoi ? Qu'est-ce qui te motive ?
- Oui, je crois que c'est la bonne question, approuva Nyrup.
- Disons… que j'ai parlé avec mes neveux, la jeune génération, actuelle, de la famille, celle qui a fait cette guerre, avec les jeunes oncles. Elle est nombreuse, vous le savez, même encore aujourd'hui. Ils ont employé des mots qui m'ont fait réfléchir. En fait, je les ai pris en plein visage ! D'avant-guerre ils ont le souvenir d'un monde politique incompétent et plutôt malhonnête. Et je suis assez près de croire qu'ils ne font qu'exprimer une opinion très répandue. Ils ont aussi parlé d'espoir et ça, cela m'a troublé. Ils parlaient de la vie, du pays, qui nous attendent maintenant. Sans espoir d'autre chose, désormais, il y a tout lieu de craindre une période de violences, de troubles. Parce que les repères des citoyens ont changé, les mœurs ont changé, la façon de vivre a changé, les buts ont changé, les désirs ont changé. Je ne dis pas que nous nous rapprochons des Américains mais les jeunes Européens ont envie de vivre mieux, plus confortablement, pas comme leurs parents, patients et parfois trop humbles ! Ils veulent un nouveau cadre de vie, total, tenant compte de tout ce qui a évolué, justement, mais avec des limites, bien marquées, à ne pas franchir, pour éviter des débordements qu'ils refusent, inconsciemment. Ils ne veulent plus pressentir, deviner, que tel ou tel politicien s'est enrichi démesurément ou a fait profiter ses amis de ses fonctions. Envie d'un nouveau monde, le leur, finalement, celui de l'Europe dans laquelle ils vivront. Et leurs enfants après eux. C'est au monde politique à le comprendre, à le mettre sur les rails, l'installer ! Je savais confusément tout cela mais on ne me l'avait jamais lancé à la figure de cette façon, aussi nettement, sans circonlocutions. Et ça m'a bousculé. Depuis plusieurs mois je réfléchissais à l'après-guerre, à la situation, intérieure et internationale, que nous allions trouver. Ils se moquent bien de la place de l'Europe dans le monde, Iakhio ! Ils ont envie de calme, envie de vivre, de profiter de la vie, tout simplement et l'ont bien mérité. Les conversations que j'ai eues avec certains de mes neveux et des cousins ont fini par m'éclairer. En établissant tout bêtement une sorte de liste de priorités j'ai trouvé, je crois, comment préserver l'Europe de tous les dangers économiques et de suprématie. Lignes après lignes la solution m'apparaissait. Je vais vous livrer mes réflexions, délibérément sans ordre. A vous de voir s'il y a bien le fil rouge que j'ai cru discerner. Si je ne me suis pas trompé.
Vingt cinq minutes plus tard il terminait la première partie de son exposé.
- En aucun cas nous ne devons entamer un véritable conflit économique avec les USA. Or ce danger là est à notre porte ! Deux puissants blocs, en lutte économique, seraient dramatiques pour la paix dans le Monde. C'est vrai que les Américains ne feront plus le poids, à terme, d'ici à un siècle, devant l'énormité de notre puissance. Leurs Territoires du Canada et de l'Alaska compris. Mais aujourd'hui ils sont beaucoup plus forts que nous en matière d'économie internationale... Les hommes rêvent tous de posséder des biens, tous ! Et ils doivent y avoir accès. Les contrarier n'apporte que des troubles. C'est le partage des revenus et la façon d'acquérir ces biens qu'il faut organiser, réglementer. Pour que chacun y trouve son content.
Il s'interrompit et sourit, vaguement gêné en se versant à boire lentement, avec le pichet de grès contenant du jus de fruits. Un peu plus loin Biznork achevait de prendre des notes à toute vitesse et changeait la bande d'un magnétophone qu'il avait démarré, au début.
Meerxel les regarda. Lagorski secouait la tête, un demi sourire traînant sur son visage, maintenant.
- Le malade m'a l'air bien atteint !
- Ca veut dire que j'ai tort ? interrogea Meerxel.
- Non, non, je n'ai pas dit ça commença son ami d'une voix lente. Mais, Dieu que tu as changé, Edouard, depuis quatre ans… Ne le prends pas mal, mais tu es devenu un politicien expérimenté ! Lucide, honnête, mais un politicien. Voyant loin et provoquant les circonstances qui permettront de réaliser ses projets. Le naïf aux grosses colères a disparu, en revanche tu as un but et les moyens d'y conduire le pays. Clemenceau était comme ça, quelques hommes d'Etat l'ont été…
Il y eut un silence que Meerxel ne voulut pas rompre. Lagorski jeta un œil à Nyrup qui se taisait et hocha lentement la tête, acceptant de se lancer.
- Je sais que, financièrement, nous avons pris nos précautions au départ avec nos brevets industriels, chimiques etc, et nous allons continuer, je suppose. Ces laboratoires vont perdurer, la recherche de pointe continuera, encouragée par l'Etat. Donc celui-ci possède un droit de regard sur l'utilisation de ces brevets. Cela devrait donner au gouvernement une richesse et un outil pour contrôler ce qui est mis sur le marché. Veiller à ce que les prix ne flambent pas démesurément, par exemple. Comme après l'autre guerre. Tu as des armes. Ne serait-ce que le projet de cette Banque Internationale de ton neveu.
Il y eut un silence. Nyrup et Iakhio réfléchissaient.
- Pour résumer, fit le second, tu veux lancer l'Europe dans un modernisme généralisé d'ouest en est ; industrialiser les Républiques de l'est, notamment. En réalité tu estimes qu'il va nous falloir, disons une cinquantaine d'années pour faire vivre le citoyen Européen ; le Sibérien ou l'Espagnol, le Turkmène ou le Hongrois ; comme un homme moderne. Tu sais que c'est un bon plan, ça ? Et un discours, un programme, purement Radical, qui plus est ! Une grande idée progressiste pour tout ce qui concerne l'Europe… Bien montée, avec des discours de ce genre, à la radio, pour décrire quelle Fédération tu veux lancer sur les rails, en t'appuyant sur la popularité que t'a valu la fin de la guerre, ta campagne aurait toutes les chances de faire un raz de marée dans ces premières élections au suffrage universel en Europe. Tu places la barre très haut avec des idées pareilles, parce qu'un programme de ce genre, aucun de tes adversaires ne pourra le combattre ! Pratiquement, tu as un avantage certain sur tes rivaux, tu as l'habitude de cet extraordinaire outil qu'est la radio, tu sais le manier et tu sais quel ton employer pour toucher les Européens, tu connais leur langage, celui qui les touche. Personne ne sera aussi crédible que toi.
- Je veux mettre tout de suite les choses au point Iakhio. Ma réélection est facile, en ce moment, et ne m'inquièterait pas dans un cadre habituel. Mais mon but est plus ambitieux. Je veux être élu non pas sur mon passé, la guerre, mais sur mon programme, seulement mon programme. Sans équivoque, afin de le lancer immédiatement. C'est à dire annoncer tout ce que je viens de dire. Dépoussiérer, moderniser le Parti Radical, mon parti, pour commencer. Lui aussi a des comptes à rendre ! Je ne veux pas le ménager et même je soutiendrai la création d'un "Nouveau Parti Radical." A ce propos, je vais peut-être reprendre mon nom complet : Meerxel-Clermont, maintenant qu'il n'y a plus de danger pour ma famille. Ca fera quelque chose à raconter aux journalistes, au début !
Pilnussen grimaça légèrement.
- Tu me fais peur, Edouard.
Il y eut un silence, puis Nyrup s'agita un peu dans son fauteuil.
- Je suis usé, Edouard, fit-il, après un temps. Je t'avais dit, au début de la guerre, que j'avais peur de ne pas tenir le coup physiquement. Tu as une vision de l'avenir, j'en conviens, et c'est maintenant qu'il faut pousser à la roue, je suis de ton avis aussi. Mais je ne peux plus te suivre. Pardonne-moi.
Il y eut un silence, gêné. Puis le Président détourna son regard vers son Directeur de cabinet :
- Iakhio… Vice-Président ça t'irait ? demanda-t-il.
Lagorski le regarda longuement.
- Tu as vraiment l'intention de ne pas faire de cadeau ? De lancer tout ce chantier, cette réorganisation du pays ?
- Je n'ai pas le choix, c'est LE moment à ne pas laisser passer. Et ce n'est pas dans mon caractère, tu le sais bien, de faire les choses à moitié.
- Et Colombiani ?
- Je suis très satisfait de ce qu'il a fait, pendant ces années. Il a été un très bon organisateur, coordinateur, mais il a encore à apprendre, il peut faire beaucoup plus, encore. Surtout : c'est un politicien honnête.
Lagorski se frottait machinalement le crâne. Il sourit légèrement en levant la tête vers Edouard.
- C'est plutôt ton style que tu viens de décrire là. Mais je suis d'accord avec toi, il l'applique aussi, et très bien… Je suis tenté de te dire oui, tout de suite, Edouard. J'ai pris goût à ce que tu nous as fait connaître depuis toutes ces années, et à ta façon de ne pas diriger seul, de déléguer, contrairement à ce que disent tes adversaires et qu'il faudra faire savoir, d'ailleurs ! Et ton programme pour l'avenir est tentant. Beaucoup plus que cela même, il m'enthousiasme. Mais, donne-moi quelques jours, que je réfléchisse à tout ce que tu as dit. Notamment pour Colombiani. Ca te va ?
- Ca me va.
Pilnussen leva une main pour attirer l'attention des deux hommes qui se regardaient en riant, maintenant.
- En revanche, si je ne participe pas à la seconde manche sachez bien, tous les deux, que je viderai mes dernières forces pour participer à votre campagne. Je ferai ce que vous voudrez… Ecrire mes Mémoires pour révéler tels ou tels faits, ce qui pourrait être habile pour contrer un personnage ou un autre ! Même sonder Colombiani, en privé, lui faire créer un Nouveau Parti Radical n'est pas sot du tout.
Le Président hocha la tête, satisfait. Puis reprit la parole.
- Mais il y a une dernière chose que je ne vous ai pas dite… reprit Meerxel. Cela concerne la Chine. Il faut, je ne sais comment, faire prendre conscience aux Chinois que le racisme est le pire des maux, que toutes les races ont le droit de vivre. Qu'ils fassent leur mea culpa. Et ça je ne sais pas encore comment m'y prendre.
- Tu veux en déduire quoi ? demanda Iakhio ? Que le peuple Chinois est innocent ?
- Non, bien sûr que non, fit Meerxel en secouant énergiquement la tête. Ils sont responsables, en qualité de peuple qui a amené à sa tête des racistes forcenés. Ils les ont bel et bien élus, librement, à une énorme majorité. Cela reste indéniable, historique. Mais que la manipulation dont ils ont été victimes, le matraquage, pendant des années, les avaient influencés gravement. Je veux faire comprendre, admettre, au peuple Chinois combien il a été manipulé ! Mettre en évidence les mécanismes qui ont été employés. Notamment le principe d'unir dans une même haine, fixer un ennemi commun pour mieux unir. Mettre le phénomène en pleine lumière. Tout ceci afin que ce qui s'est déroulé en Chine ne puisse pas exister à nouveau ailleurs sans être identifié immédiatement et dénoncé… Que les populations du monde soient prévenues d'avoir à garder leur libre arbitre devant des campagnes d'intoxication.
- La je crois bien que tu fais du Don Quichottisme, mon vieux, lâcha Lagorski. Tu ne peux pas réformer le monde entier.
- Je ne veux pas le réformer, seulement le mettre en face d'un danger de la vie moderne. Eveiller son attention.
- Tu n'empêcheras jamais un brillant orateur d'enflammer des foules, Edouard, la manipulation commence là ! Toi, simplement toi, pour faire accepter ton programme, tu donneras le meilleur de toi-même. Tu te feras encore meilleur orateur que tu ne l'as jamais été !
- Bien sûr, mais ça ne doit pas empêcher les gens, quels qu'ils soient, de garder leur lucidité, de juger à froid les arguments que je lancerai.
- Edouard, Edouard, intervint Nyrup, je crains bien que Iakhio n'ait raison, tu verses dans l'utopie, là.
- Je me rends compte de ce que mon propos peut avoir de prétentieux, d'utopiste oui, mais il s'agirait d'un précédent, vous comprenez ? C'est tout ce que je demande, tout ce que je vise. D'ailleurs Napoléon, lui-même, pensait la même chose quand il a crée les Pouvoirs Spéciaux que j'utilise ! Il se méfiait de l'influence que pourrait avoir un chef militaire prestigieux sur le pays !…
Ils parlèrent encore durant trois heures avant de sortir de la pièce.
***
Il y avait du monde devant l'isba des Stoops-Clermont. Une vingtaine d'oncles et de tantes d'Europe Centrale avec qui les soirées étaient très gaies, avant-guerre. Le père de Mykola était un homme mince, assez petit, les cheveux d'un blond filasse, assez clairsemés déjà. Il répondait à l'oncle Aleksander BuzokClermont, un médecin Polonais grand comme un échassier, et maigre comme à vingt ans, disait-on dans la famille
- … types d'opérations, ça devait être assez frustrant, pour toi ?
- Oui. Enfin au début surtout, répondit le père de Mykola. On me considérait, en gros, comme un bon infirmier de bloc. Alors j'ai bien sagement attendu. Je passais les instruments au chirurgien. Quelque fois avec un temps d'avance, forcément, j'avais tellement opéré même s'il s'agissait de chats ou de chiens ! De porcs aussi, quoi que moins fréquemment, enfin bon. Et puis un jour où le médecin chef d'antenne était en train d'opérer ; on avait des blessés sur toutes les tables et il y en avait une file, dehors ; il m'a demandé si je saurais fermer des plaies ! J'ai piqué une crise en lui répondant que les vétérinaires ne referment bien sûr jamais les plaies des animaux, après opération, qu'ils mettent simplement une ficelle bien serrée autour du corps ! Je n'ai jamais oublié son regard, au-dessus du masque, comme s'il réalisait seulement quelle était ma profession, avant guerre ! Il m'a dit de refermer le gars qu'il était en train d'opérer : une balle dans la poitrine à coté du poumon droit. Et il est passé au suivant, commençant à ouvrir directement sur le brancard ! Ensuite, j'ai assisté directement les chirurgiens. Tu sais, j'ai beaucoup amélioré ma technique opératoire pendant toutes ces années. Notamment le travail sans anesthésie…!
Mykola venait d'arriver et s'asseyait sur le coté. Sa mère lui sourit et lui proposa un verre d'alcool. Il refusa de la tête et montra un grand pot de jus de fruits qu'il tenait à la main. C'était une femme assez grande, au visage régulier, avec cette mâchoire volontaire des Clermont, dont elle était directement issue. Curieusement la descendance des Clermont continuait à comporter une énorme proportion de filles.
- Alors il paraît que tu as eu une conversation avec Fabrizzio, l'autre jour ? lui demanda-t-elle.
Il hocha la tête machinalement.
- Oui. Il voulait que je le fasse voler et je lui ai demandé si ses parents étaient d'accord. C'est parti de là.
- Miguel Litri est très peu bavard à ce sujet, mais on a tous remarqué que le petit est tout songeur, depuis votre conversation, continua sa mère. Il reste à l'écart, lui qui est tout le temps en train de s'agiter. Ses parents se posent des questions, tu devrais peut être leur raconter ?
- Pas question, trancha Mykola. Qu'ils interrogent eux mêmes leur fils, s'ils le veulent. Je n'ai pas à me mêler de cela. Mais ils n'ont pas à s'inquiéter, ils devraient lui faire confiance. On a juste parlé de la période Œdipienne.
- A ce gamin !
Sa mère semblait inquiète, vaguement réprobatrice. Aleksander intervint :
- Il n'y a rien de mal à ça, Maria, ne va pas penser au mythe, c'est beaucoup plus simple. Juste le cordon de la dépendance, c'était ça, non, Mykola ?
Le jeune homme approuva de la tête.
- Tout de même s'il est tout songeur… s'entêta sa mère.
- Il réfléchit, c'est tout, dit Mykola, un peu agacé.
- Je me disais que tu l'as bien passé cette période là, toi Mykola, remarqua son père. Je n'ai pas souvenir de grande crise d'indépendance.
- Oh les grandes scènes, ce n'était pas mon genre, tu sais bien ? Et je n'ai pas le souvenir non plus de crises existentielles !
- Tu étais un garçon fichtrement bien équilibré, intervint Aleksander. Peut être pour ça que tu as si bien réussi.
- Ca ne m'a pas empêché de craquer, répliqua Myko, gêné.
- Oui, mais qui n'a pas craqué, d'une manière ou d'une autre ? fit son père d'une voix plus basse.
Mykola pensa que celui ci avait probablement passé de sales moments, lui aussi. La vie dans les antennes chirurgicales du front, à quelques kilomètres seulement des lignes, devait avoir son lot de chocs psychologiques.
- Toujours pas l'aviation, pour ton avenir, interrogea la tante Olivia Buzok ? Tu as été l'un des meilleurs pilotes de chasse, n'est-ce pas ?
- Loin des vrais meilleurs, Tante Olivia. Erich, "Bubbi" Hartmann termine avec 352 victoires, tu te rends compte, Tante Olivia ? Près de 150 de plus que moi ! Gerhard Barkhom 301, Günther Rall 275, Willi Batz 237. Moi je n'ai pas dépassé de beaucoup les 200… Non, l'armée, non… Pilote de ligne ne me tente pas non plus, a priori. C'est une forme de vol sans liberté et, pour moi, le vol signifie liberté. Je vais continuer à voler, bien sûr, mais pour le plaisir. Et dans la Réserve Volontaire, enfin la Milice Civile, si elle veut bien de moi. Pour le reste je vais retourner en fac.
- En fac ?
Ses deux parents avaient réagi en même temps.
- Tu t'es décidé, tu as trouvé ta voie ? fit son père, avec ce que Mykola prit pour un soulagement.
- Ma voie, je ne sais pas, mais je vais entamer une licence de Lettres au second semestre de l'an prochain puisque je dois encore rester six mois dans l'Armée. Je dois faire une transformation sur réacteur, sur Mistral ; et le Colonel Violet, mon ancien patron ; qui va d'ailleurs passer Général, je crois ; voudrait mettre sur pied avec moi une stratégie propre à ces appareils et aux nouveaux armements. C'est vrai que le côté tactique, m'intéressait bien. Je retournerai en fac ensuite. Et j'essaierai, plus tard, de faire une Maîtrise, en même temps que je passerai le professorat, pour enseigner en collèges et lycées.
Tout le monde le regarda et il se rendit compte que beaucoup étaient surpris.
- Pas l'agrégation ou l'enseignement en faculté ? finit par demander un oncle.
- Je ne suis pas sûr d'en avoir l'étoffe, Oncle Constant, mais je verrai… et le lycée m'ira très bien. Tu as vu que l'on construit des lycées et mêmes des facultés dans des petites villes historiques, sur le modèle d'Heidelberg, Oxford ou Cambridge. De vieilles villes avec un vrai passé, où la Culture se trouve partout, même dans des cafés ! C'est la seule chose que j'admire chez les anglo saxons. Travailler dans ces endroits devrait être passionnant. Enseigner en fac dans des lieux pareils, surtout, si on en a les capacités, tu te rends compte ? Préparer des gamins au bac, leur faire prendre conscience qu'ils ont un cerveau et leur apprendre à s'en servir, développer leur sensibilité, leur personnalité, surtout, remplira très bien ma vie, au besoin. C'est à cet âge là que tout se décide. En outre, tu as vu, le gouvernement revalorise la fonction d'enseignant.
- Ca représente combien d'années, Mykola, fit sa mère.
- Trois ans de licence, plus le diplôme pour enseigner en même temps que la Maîtrise. Quatre, si tout va bien. Le reste, une agrégation, un doctorat c'est du luxe. Ne t'inquiète pas, Maman, je vais bénéficier de cette bourse des anciens combattants. Vous pourrez aider Cécile à devenir véto.
- Oh je ne pensais pas à ça, mon petit, mais à toutes ces années d'études difficiles. Tu as déjà tant fait.
- Comme les autres, Maman, comme les autres. Et j'ai la chance de ne pas être encore assez âgé pour ne pas être trop ridicule, en fac, pour que ça ne me pèse trop.
Son père ne disait rien. Il avait les yeux brillants, l'air de goûter cet instant.
- Alors tu vas enseigner… dit-il enfin. Oui, tu y trouveras ta place, Mykola, je le sais.
- Gustave ! s'étonna Olivia Bouzok. Avec sa guerre, sa célébrité… Il est un héros de la guerre, il aurait pu trouver une meilleure voie, tout de même.
- Tante Olivia, répondit Myko calmement, cette célébrité peut signifier que j'ai pris plaisir à tuer plus de deux cents hommes !... Tu imagines ce que cela veut dire ? Il faut vivre avec ces souvenirs là. Je suis comme Björn pour cela ! Je suis un type banal. J'étais un garçon ordinaire, un lycéen ordinaire, un étudiant ordinaire. D'un point de vue aéronautique, je n'ai rien fait de vraiment exceptionnel, je ne suis pas au niveau des premiers chasseurs, des tout premiers, je viens de le dire. Ecoute… j'ai seulement eu de la chance, tante Olivia, tu comprends ? De la chance. Regarde le cousin Charles Bodescu et Antoine, son ami, ou Andreï, eux sont des hommes d'exception. Eux sont allés au delà de leurs limites, eux sont admirables. Moi je serai un prof parmi les autres, comme je le serais probablement devenu sans cette guerre. Dentaire ne m'intéressait pas vraiment. Je serai à ma place véritable, devant une classe. Cependant j'aurai peut être plus d'importance, au bout du compte, d'un point humain, que si je restais dans l'Armée, à traîner, à entretenir une ancienne gloire, comme un vieux manteau qui a eu une certaine élégance, longtemps auparavant. Qui sait, j'aurai peut être, parmi mes élèves, un futur homme politique, un avocat de grand talent, un penseur ! L'importance d'un prof n'est pas écrite sur son visage. Il n'a pas d'uniforme, pas de galons, pas de décorations pour montrer sa valeur. Personne, à part ses élèves, ne sait combien il est important. Sans mes profs, qui ont façonné mon cerveau, sans la façon dont ils s'y sont pris, je ne serais pas, aujourd'hui, celui que tu voudrais voir au sommet de l'échelle sociale. Et l'échelle sociale, pour moi, n'a pas d'intérêts, Tante Olivia.
- Tout de même il y a une chose qui m'étonne un peu, fit son père. J'avais cru comprendre que tu interrogeais tes oncles et tes cousins, que tu prenais des notes, et j'avais imaginé que tu préparais un livre. Que tu utiliserais tes cahiers de guerre ?
Mykola fut gêné. Il secoua la tête.
- C'est assez difficile à expliquer, Papa… Je suis partagé. C'est vrai qu'au début j'ai eu envie d'écrire un livre destiné à ceux que le vol fascine, ou a fasciné, leur dire combien voler est merveilleux, éblouissant, même dans la tourmente que nous avons traversée. Je pensais évidemment à l'adolescent passionné par le vol que j'étais, avant. Et puis mon but a dérivé. J'ai pensé à un bouquin de souvenirs, toujours, mais reposant sur les souvenirs des cousins et des oncles, leurs propres expériences de la guerre, de NOS guerres. Sur mes expériences personnelles aussi, à l'aide des cahiers que j'ai tenus pendant toutes ces années et les lettres que nous nous sommes tous écrites, les récits, aussi… Une sorte d'histoire de la famille, ou de cette guerre, au travers de ceux qui ont combattu. Mais… enfin pas seulement ça, tu vois ? Ce projet, seul, ne me donne pas entièrement satisfaction. A dire vrai, il ne me donne pas du tout satisfaction, tel que je l'imagine en ce moment, tel qu'il se présente à mon esprit. En réalité, j'essaie de trouver un sens à tout ce qui s'est passé, tu comprends ? Cette guerre, ce malheur. Certaines choses m'ont frappé, ici. Nous avons tous connu une guerre différente, selon ce que nous avons eu à faire. Le cousin Charles, Franck, Alexandre, Björn, Heinrich, Miguel, François, Piotr ou moi, avons connu des circonstances tellement opposées. Au point que je me demande parfois si nous avons bien fait la même guerre ! Même l'ennemi avait une signification particulière pour chacun de nous, comme si nous y mettions nos propres fantasmes, nos craintes. Je veux démêler ça, tenter de comprendre, écrire une sorte de récit-essai, peut être ? Je ne veux pas seulement raconter une énième version de souvenirs de guerre. Des souvenirs mis bout à bout, tu vois ? Cette guerre était-elle une épreuve, comme disent les religieux ? Je ne suis pas croyant, cette explication là, des "bons" et des "méchants", me paraît trop simpliste. Il y a forcément une véritable interprétation "humaine" à cette barbarie, aux erreurs qui l'ont amenée, à l'enthousiasme des Chinois, au début, et à la désolation des Européens. Je veux m'efforcer de découvrir cela, sinon… Sinon tous ces morts n'auront servi à rien, tu comprends ? On pourra recommencer, d'autres hommes pourront recommencer. Je sais bien que ceux de la Première ont déjà dit "plus jamais ça" et que nous l'avons connu à nouveau, vingt-cinq plus tard… Il faut bien se mettre au travail, identifier la signification de cette guerre, les circonstances, les faiblesses qui sont derrière. Il y a tant de questions. Est-ce un hasard ? La présence, l'existence d'un seul homme politique ambitieux débouche-t-elle forcément sur une guerre ? Y a-t-il des garde-fous que nous n'avons pas vus ? Faut-il, périodiquement, que les hommes se détruisent ? Comme les hamsters ou je ne sais quelle espèce d'Arabie, dit-on, dont une génération entière se suicide en se jetant dans la mer Rouge pour laisser de la place à la suivante, un espace géographique ? Les hommes prétendent détester la guerre, mais est-ce vrai, ou y a-t-il une part de fascination perverse à l'idée de transgresser le principe de ne pas tuer, de le faire impunément, une excitation morbide à vivre des moments dramatiques, aux "montées d'adrénaline", comme on le dit si vulgairement, maintenant ? Je ne suis pas sûr d'avoir l'étoffe pour arriver à la fin d'un projet si ambitieux. Si je ne me trompe pas, aujourd'hui, dans ce que je ressens, si même une analyse est POSSIBLE ? Si je trouverai la réponse, en cours de route. Si j'en ai les moyens, surtout… C'est pour cela que j'ai besoin de ces années d'études et certainement beaucoup d'autres, ensuite. Pour prendre le temps, donner à mon cerveau le temps de s'y retrouver. Quoi que je découvre, au bout. Si je ne suis pas capable de cet effort ; que je réussisse au pas, d'ailleurs ; que pourrai-je enseigner à des élèves ? Comment justifier que je leur apprenne à se servir de leur cerveau. Qu'il y a autre chose que le commerce, dans la vie. Autre chose que l'argent, comme le pensent les américains. Prétendre qu'un élève est capable de bien d'autres efforts que de calculer le prix de vente le plus avantageux d'un savon, d'un pantalon, d'un kilo de carottes, ou d'organiser un réseau de ventes d'assurances auto ?
- Tout de même, professeur… insista Olivia.
- Tu sais, Olivia, dit soudain son père, en choisissant une cigarette dans le paquet qu'il avait sur les genoux ; avec un soin bizarre étant donné qu'elles étaient évidemment toutes semblables ; si nous ne somme pas en train d'apprendre le Chinois, en ce moment, c'est grâce à la mentalité, au cerveau, comme dit Mykola, que des générations de professeurs ont donné aux générations de jeunes Européens. Il n'y a pas d'activité plus vitale, plus noble, pour une société. Et plus mésestimée, je crois, aujourd'hui ! Mais ça n'a pas toujours été le cas. Souviens-toi, au siècle dernier, dans les villages, la communauté était, moralement, dirigée par le maire, le médecin ou le pharmacien, le notaire, le curé ou le pope ou l'imam, et l'instituteur. L'instituteur, pas le "professeur", si cela te console. Ils représentaient la Connaissance, la moralité, le sens de ce que l'on doit faire pour être une femme ou un homme droit, estimable. Sans ces gens là, Olivia, ni ton mari, ni moi ne serions médecin ou véto… Tu as du courage, Mykola, ta mère a raison. Tu as de dures années devant toi, alors que tu aurais pu profiter de ce que la guerre t'a appris pour prendre tout de suite une place assez enviable, dans la société… Mais nous savons tous, depuis longtemps, que la célébrité t'indiffère !
Mykola sourit.
- Entre être célèbre et voler, c'est voler que je choisis, mais pas pour faire l'admiration des foules en extase ! dit-il en se moquant de lui-même.
- Néanmoins, je me suis toujours demandé comment tu prenais cette célébrité, que tu as acquise dans l'Armée, demanda Aleksander ? Parce que tu faisais quand même tout ce qu'il fallait pour ça. Tu ne la dois à personne, cette célébrité. C'est toi qui l'as conquise !
Le jeune homme haussa les épaules.
- C'était une conséquence des combats, à laquelle je ne pouvais rien. Pas un but. J'étais davantage préoccupé à survivre. Et, en combat aérien, tu ne peux pas survivre en te bornant à diriger, à conseiller les autres, ça je l'ai compris, tard, mais encore à temps. Il faut entrer dans la bagarre. Tu ne peux pas seulement éviter les rafales, il faut en tirer ! J'étais assez bon pilote et bon tireur, c'est un hasard. C'est probablement grâce à cette volonté de survie que je suis toujours là. Tu sais, ces classements des meilleurs chasseurs dont on parlait tout le temps à la radio, ça ne tient compte que des avions qui tombent. Il faut être modeste, le plus grand chasseur de la guerre est celui qui y a survécu.
***
- Alors, tu te punis toujours, Myko ? fit la voix, mal aimable de Piotr. C'est pour ça que tu veux enseigner ? Tu sais très bien qu'il y a une place pour toi, dans le monde de l'aviation ! Tu es le meilleur d'entre nous.
Mykola revenait, vers son isba, plus tard, quand son cousin apparemment pas content, le visage renfrogné, l'avait rattrapé, dans la pinède. A la lumière d'une de ces lampes qui brillaient désormais, le soir, sous les arbres, il le regarda en souriant légèrement.
- Voyons, Piotr, tu vas bientôt avoir dans les vingt-huit ans. Dans, disons trois-quatre ans, tu te voies marié, attendant ton premier enfant, non ?
Cueilli à froid Piotr hocha la tête.
- Peut être même avant, j'espère. J'ai connu une infirmière, quand je suis sorti du cirage. Je ne l'ai pas oubliée. Le truc classique… Un boulot intéressant c'est bien mais pas tout. Pour moi une famille passe avant. Je n'ai plus de temps à perdre.
- D'accord. Donc mettons dans deux ans. Ca veut dire que l'aîné de tes enfants entrera au collège dans… treize ans.
- Et bien… peut être… je suppose, oui.
- Donc qu'en… disons 1967 mon neveu ou ma nièce entrera en seconde.
Largué, Piotr se borna à hocher encore la tête. Mykola sourit largement.
- Et qui voudras-tu comme prof pour lui enseigner la littérature, pour lui faire découvrir Montaigne, Cervantès, Voltaire, Goethe, Dostoïevski, Alexandre Grine, Descartes, Tolstoï ? Qui voudras-tu pour lui apprendre à se servir de son cerveau, à bâtir sa conscience, à construire ses raisonnements lui même, à ne pas suivre, comme un mouton, les pensées des autres. Aussi séduisantes soient-elles ? L'un des meilleurs profs, non ?… Et bien il, ou elle, l'aura. Ce sera moi ! Mon neveu ou ma nièce sera devant moi, dans ma salle de cours. Et j'espère que lui, ou elle, aura meilleur caractère que son père ! Parce que je ne lui ferai pas de cadeaux, moi.
Piotr, bouche bée, ne savait quoi répondre, trop stupéfait. Puis il éclata de son rire d'autrefois, tonitruant ! Pour la première fois de leur vie, il prit son cousin dans ses bras.
Et les mots sortirent, une nouvelle fois :
- Ah, mon petit prétentiard !
Mai 2002