CHAPITRE 21
L'été "1948"
Ne nous faisons pas d'illusions, Monsieur le Président, c'est toujours une course de vitesse, fit Van Damen, dans la salle de réunion de l'Etat-Major Général…
Ils étaient au deuxième sous-sol du grand bâtiment où était installé le Ministère de la guerre, sur la même avenue que le Palais de l'Europe, sur la rive ouest du Dniepr.
La désignation de Van Damen à la distinction de Maréchal avait été annoncée depuis un mois déjà, mais cela ne changeait rien au comportement des membres de l'Etat-Major. Dans l'Armée européenne le titre de Maréchal était en effet une distinction, pas un grade. Une sorte de décoration supplémentaire. au point que l'ancienneté dans le titre n'avait aucune importance. Un vieux Maréchal ne prenait le pas sur aucun autre. Le "grade" le plus élevé était Général d'Armée, à cinq étoiles. Un Maréchal, en temps de guerre, était donc susceptible de se trouver sous les ordres d'un Général d'Armée. Cela s'était passé à plusieurs reprises pendant la Première Guerre. C'est la raison pour laquelle Van Damen n'avait rencontré aucun vrai problème d'autorité, à sa nomination, en avril 1945. Il y avait longtemps que, pour les Maréchaux actuels, il était le patron. Il avait été accepté par la très grande majorité d'entre eux depuis bien longtemps. Sa capacité à diriger les armées ne faisait aucun doute pour personne. En revanche les autres Maréchaux des Corps d'armée avaient été soulagés. Ils étaient nombreux à être un peu gênés de s'adresser à lui en disant "Général" et pensaient qu'il aurait dû, depuis longtemps recevoir ce titre.
Meerxel le regarda et songea qu'il avait éclairci, Van Damen. Ses cheveux viraient doucement au blanc. "Moi aussi", se dit le Président en passant machinalement la main sur sa tête.
- …Sur le front nord le IVème Groupe d'Armées Chinois exerce la même pression, en direction de Moscou et marche sur Kiev, au sud-ouest, aussi vite qu'avant le début de notre offensive. Ils n'ont pas même marqué le coup… alors que notre 18ème Armée Blindée et la 14ème Mécanisée avancent vers l'est, vers la Chine, à travers le Kazakhstan. Ils n'ont pas réagi à notre attaque.
- Au sol, en tout cas, ne semblent-ils pas réagir, précisa le Maréchal Korsk patron de l'Armée de l'air. Aujourd'hui, après une semaine, je pense que notre estimation d'hier se confirme : ils ont retiré des Groupes de bombardement et de chasse… Ici et là.
Il avait la main tendue vers une grande carte, qui recouvrait une immense table. Elle était marquée de traits aux crayons de couleur, et des figurines représentant des canons, des chars ou des soldats, dans différentes postures, comme des soldats de plomb pour "grands", étaient installées ça et là, déposées et bougées par des jeunes auxiliaires de toutes les armes ; grâce à de longues baguettes munies de crochet à l'extrémité. Le Maréchal montrait les régions de Kazan et Simbirsk.
- Maréchal Frecci ? interrogea Meerxel.
- Je ne peux pas en dire autant pour les blindés du IVème Groupe ennemi, Monsieur le Président. Pas de changement… D'un autre côté cela pourrait être plutôt rassurant. Toutes les unités blindées chinoises sont au contact de nos troupes, dans le grand secteur de Moscou, sur le front nord, ce qui signifie, soit que l'ennemi n'a pas pris la mesure de l'offensive de nos 14ème mécanisée et 18ème blindée, la juge sans danger pressant…
- … soit qu'il compte bien arriver à Kiev avant que nous ne représentions un danger pressant pour eux, à l'est, en entrant en Chine, termina pour lui Meerxel, en passant une main sur sa joue. Oui ça ne veut rien dire. C'est ce que le Maréchal Van Damen explique en parlant de course de vitesse. Ils veulent arriver à prendre Moscou et, surtout, Kiev, avant que nous n'entrions en Chine.
- Oui, reprit Frecci, leur Etat-Major a un comportement stratégiquement méprisant qui ne nous indique malheureusement pas formellement ce qu'il a compris de notre manœuvre. Il est possible que leurs généraux pensent que notre offensive, s'essoufflera, nous avons 2 300 kilomètres à parcourir pour arriver à leur frontière ! Ou même, il se dit que notre entrée en Chine de l'ouest ne serait pas grave pour la conduite de la guerre, compte tenu de leur propre menace, directe, sur Kiev. Ils estimeraient avoir largement le temps de s'emparer de Kiev avant que nous ne représentions une menace sérieuse sur leur pays. C'est pour cela qu'il s'agit bien d'une course de vitesse. A ceci près, c'est qu'ils sont en vue de la victoire finale, tandis que notre entrée en Chine ne représenterait, stratégiquement parlant, pratiquement rien. Et, apparemment, en tout cas, ils ne se posent pas de questions sur nos intentions, ne doutent pas d'avoir bien traduit nos intentions… Depuis le premier jour du conflit ils montrent que la prise de Kiev est leur clé de la guerre. Leur mouvement tournant, depuis Moscou, vers le sud, vers Kiev justement, est lancé et il n'y a que 1 400 kilomètres d'une ville à l'autre… D'un autre côté il est tout de même possible qu'ils aient envisagé le but final, la manœuvre surprenante du Maréchal Van Damen. D'un point de vue purement intellectuel, cette hypothèse est possible : ils pourraient avoir deviné. Leur comportement actuel ne nous donne aucun éclaircissement, c'est vrai, nous sommes toujours dans le doute. Savent-ils ou pas ? Ont-ils estimé le temps qu'il leur faudrait pour arriver devant Kiev, et pensent-ils que nous ne serons pas, stratégiquement, dangereux dans ce délai ? Rien ne nous le prouve. Notre gros atout, dans notre offensive blindée du Kazakhstan repose sur le nouveau char, le T 34. Les Chinois en connaissent l'existence, mais pas ses possibilités sur le terrain, où nous ne l'avons engagé que ponctuellement, dans les derniers trois mois. La puissance de son canon leur est connue mais ils ignorent tout du reste. Nous n'avons pas eu le temps de vous le présenter Monsieur, mais, vous le savez, cet engin a tactiquement ; outre son extraordinaire canon de 88 m/m ; deux points forts : son énorme autonomie, un très gros avantage pour notre plan dans un terrain semi désertique comme le Kazakhstan, et aussi, pour plus tard, son aptitude à combattre en zone froide, grâce à son moteur diesel.
- Oui, quelqu'un m'a parlé de cette autonomie avec enthousiasme, il n'y a pas longtemps, fit le Président avec une esquisse de sourire, songeant à son neveu, à Millecrabe.
- Laissez-moi vous expliquer, Monsieur le Président. Sur un terrain comme le vaste semi désert Kazakh, l'autonomie va être déterminante, fondamentale. Tout notre plan repose là-dessus. Nos Schermann avaient une vitesse de pointe de 41 km/H et une autonomie d'environ quatre heures et demie, disons dans les 170 kilomètres. Les Panthers chinois font 48 km/H et peuvent parcourir 200 km. Nos T 34, eux, montent à 53 km/H et, surtout, parcourent 450 km avant de devoir être ravitaillés ! Ceci grâce à la technologie des moteurs hispano-Suiza et leur moteur diesel. C'est une énorme différence, là-bas. Nous avons attaqué en masse avec les Schermann pour briser le front mais maintenant ce sont les T 34 que nous allons engager et leur consigne est de foncer, en laissant au besoin de petites poches de résistance derrière eux, qui seront réduites par les Schermann qui suivent avec l'artillerie et l'infanterie de la 14ème Mécanisée. Mais dès que les T 34 seront en tête, les choses vont changer. Des avions-citernes vont déposer des réserves sur des pistes aménagées sommairement, ce n'est pas le terrain plat qui manque là-bas. Un T 34 peut combattre une journée avant de refaire les pleins, pas les Panthers. Ce dont nos chars peuvent, éventuellement, manquer ce sont les obus. Et l'aviation nous a donné des garanties de ravitaillement, pour cela. La première conséquence de l'engagement des T 34 est donc la vitesse. Désormais, notre avance au Kazakhstan va être foudroyante, au regard des performances des anciens chars. Cela, les stratèges chinois ne peuvent pas le savoir… Ils ont forcément analysé les conséquences de notre offensive, ils ont fait des estimations sur notre vitesse de progression et s'en sont servi pour estimer le temps qu'il leur faudrait, à eux, dans les meilleures conditions, pour arriver à Kiev. Je ne parle là que d'éléments techniques, je laisse de côté l'aptitude de nos soldats à défendre le chemin de Kiev. Mais le calcul des tacticiens Chinois est faussé par la vitesse de nos T 34, qu'ils ignorent. Une vitesse, alliée à un terrain idéal pour une attaque de chars. En terrain plat les T 34 vont avancer très vite. Si une colonne est bloquée par une contreattaque de Panthers ennemis, une autre colonne débordera et poursuivra sa route, comprenez-vous ? Et la colonne bloquée livrera combat, aidée au besoin par les Schermann qui arrivent derrière.
- Si nous tendons à avoir la maîtrise du ciel, oui, confirma Korsk, mais la chasse Chinoise est toujours redoutable. Malgré toutes les Escadres que nous amenons au combat.
- Néanmoins tout cela est une course de vitesse, je le pense toujours, lâcha Van Damen. Bien sûr les Chinois découvriront tôt ou tard la vitesse de notre avance et, d'abord, craindront que nous n'entrions en Chine occidentale, avant de deviner notre vrai but : lorsque nous changerons de cap. Nous ne devons pas ralentir notre avance au Kazakhstan mais nous devons, en même temps, ralentir la leur, vers Kiev ! On ne peut faire l'impasse, en espérant terminer notre manœuvre avant eux, leur armée fait trop de dégâts en Russie.
L'Amiral Dorstedt arrivait rapidement, traversant la salle en ôtant sa casquette blanche immaculée. Mince, les cheveux argentés c'était un bel homme à qui l'uniforme bleu foncé allait particulièrement bien.
- Excusez-moi, Monsieur le Président, fit-il en saluant Meerxel et ses collègues, je faisais un dernier point de nos convois.
- Précisément, Amiral, à quel niveau en sommes nous ?
- Trois convois sont encore partis en début de semaine depuis le point de rassemblement de la Mer Blanche, Monsieur, le rythme de croisière de cette opération est atteint. Le second point de rassemblement des convois et de chargement, Hambourg, a commencé à être opérationnel la semaine dernière. Il va doubler le tonnage transporté. Tout va aller très vite. On peut dire que nous avons acheminé, aujourd'hui, 58% du matériel destiné à la Sibérie orientale. Ce n'est pas encore suffisant, je le sais. L'été chaud nous favorise, les conditions en mer, sont très bonnes et, dans cette partie des océans, la Chine n'a pas beaucoup de sous-marins à nous opposer. Désormais les bâtiments font l'aller et retour sans interruption. Les hommes dorment peu, la marine fait un effort immense, Monsieur ! Je peux vous assurer que la totalité du matériel sera convoyé avant le début septembre. J'ai aussi appris que les trois armées de Sibérie ont sérieusement avancé dans leur entraînement avec les premières cargaisons arrivées sur place au début de l'été. Je crois savoir que ces cargaisons ne doivent servir qu'à cela, à l'entraînement. Pour que le plus grand nombre d'unités soient aptes à utiliser leur nouvel armement à la fin de l'été.
- Oui, mais 58% seulement, répéta Meerxel plus bas. Il faudrait des semaines pour que les troupes de Sibérie puissent se déplacer et venir menacer les arrières du IVème Groupe chinois, sur le front nord. Il aurait fallu que nous puissions débarquer du matériel sur la côte de la mer de Sibérie orientale… par là, au nord, dit-il en tendant un doigt vers la carte. Nous aurions gagné beaucoup de temps… Et il faudra encore plus de temps pour que ces armées de Sibérie puissent entrer en Chine, comme nous l'avons prévu… Nous devons faire face à trop de menaces à la fois, c'est usant pour l'Europe. Décourageant. Non, en réalité ces plans sont bons, je le sais, mais la guerre va s'éterniser. Les Chinois ne s'avouent vaincus qu'à la dernière extrémité, nous le savons tous. En découvrant notre manœuvre, en comprenant que nous allons les couper de leurs arrières, les priver de ravitaillement, du matériel qui leur arrive de Chine, ils vont réagir, se ruer peut être en avant vers Kiev, soyons lucides !
- Permettez-moi, Monsieur, dit alors Simont, penché sur la carte…
C'était un Général d'armée, pas très grand, trapu, d'origine lorraine et considéré comme un technicien de la stratégie.
-… Quelle que soit leur option, je crois que les Chinois vont passer le cap de non-retour aujourd'hui ou demain.
- De quoi parlez-vous, Général ? demanda Meerxel.
- Regardez la carte, Monsieur… Nos colonnes de tête de l'offensive blindée sont là, dit-il en tendant une longue baguette en travers de la carte. Pour que les Chinois puissent faire passer des renforts, du nord jusqu'à leur front Kazakh, au sud-est, il faudrait qu'ils descendent du nord ici, à cinquante kilomètres devant la position actuelle des unités de tête de notre offensive. S'ils laissent passer cette période, où ils peuvent encore venir au secours de leur front central, ou même évacuer une partie de leurs troupes du nord ; s'ils la laissent passer donc, ils ne pourront plus jamais le faire. Il ne leur restera, ensuite, qu'une alternative : la retraite générale pour éviter le pire, ou une attaque désespérée. Or aucune troupe n'est signalée en mouvement vers le sud ! Ce qui signifie, pour moi, qu'ils n'ont toujours pas compris et que la manœuvre du Maréchal Van Damen, si vous l'autorisez, va réussir.
- Oui, mais réussira-t-elle à temps ? Tout est là Général…
- Est-ce que vous doutez de notre stratégie, Monsieur ? interrogea Van Damen.
- Non, certainement pas, fit le Président en secouant vivement la tête. Mais je pense que rien n'est gagné, que l'Europe va encore beaucoup souffrir… Ah si j'avais la possibilité d'interrompre cette guerre dans de bonnes conditions, Messieurs, je signerais tout de suite. Mais les gens qui composent actuellement le gouvernement chinois sont trop aveugles, trop ambitieux pour espérer plus de raison. Néanmoins je voudrais que nous fassions un peu preuve d'imagination. Je veux avoir une idée de ce que la nouvelle situation, le but de notre offensive, va provoquer comme réactions chez l'Etat-Major Chinois quand il aura compris qu'à terme, leurs armées seront coincées, encerclées. Je veux que vous désigniez une cellule de réflexion parmi vos officiers imaginatifs, des jeunes comme des anciens, Maréchal. Des gens qui se répèteront "je suis Chinois, je suis Chinois" qui vont se mettre dans la peau des stratèges ennemis, devant leurs cartes, et tenter de savoir comment il faudrait procéder, à la place de l'Etat-Major ennemi, pour se tirer d'affaire, quelles mesures d'urgence ils devraient adopter. Dans le détail et dans n'importe quel domaine. Je ne prendrai pas de décision définitive sur l'application de votre plan sans avoir leurs conclusions. Nous devons pouvoir anticiper les choix de l'ennemi.
- Puis-je me permettre, Monsieur le Président, dit alors L'Amiral Dorstedt. Je souhaiterais vous entretenir d'un sujet différent, lorsque vous en aurez le temps.
Meerxel leva le visage vers les autres participants qui n'avaient plus rien à dire et se levèrent. Van Damen allait les suivre quand le Président lui fit signe de rester.
- Je vous écoute, Amiral, dit-il.
- Voilà, Monsieur. Lorsque nous avons eu cette conférence, il y a deux mois, concernant les nouveaux bâtiments dont la construction a été décidée, j'ai été le premier à défendre l'avis de plusieurs Amiraux au sujet des Cuirassés et des Croiseurs lourds.
- Oui ? fit Meerxel.
- Je pense m'être trompé, Monsieur.
Meerxel le fixa un instant. Avouer ainsi une erreur n'est pas aisé, surtout à son niveau et Dorstedt faisait preuve de courage.
- Tout le monde peut se tromper, Dorstedt, l'important est de s'en rendre compte assez tôt. Poursuivez.
- Après la conférence, j'ai été pris de doute. J'avais essentiellement écouté les avis des Amiraux commandant les Flottes, qui n'étaient pas tous d'accord, d'ailleurs. Pas suffisamment celui de mon Etat-Major. Qui voit les choses de plus haut. D'un point de vue plus tactique. Si bien que j'ai provoqué une conférence interne où tous les officiers de l'Etat-Major ont pu s'exprimer. Depuis les Amiraux jusqu'aux Capitaine de Frégate. Et ils m'ont convaincu. Je me trompais. Je peux même dire que j'avais une guerre de retard ! Comme beaucoup en 1945.
Il n'y allait pas avec le dos de la cuillère et ne se ménageait pas. Meerxel sentit son opinion se modifier à propos de cet homme qu'il prenait pour un bon marin, ayant la confiance des chefs de la Marine, sans plus. Il hocha doucement la tête pour l'inciter à continuer. Van Damen ne disait rien, avait les yeux fixés sur son Chef d'Etat-Major de la Marine.
- Pendant la Première Guerre, ce sont les grosses unités, les Cuirassés qui ont fait la différence sur mer, par leur puissance de feu. Une salve d'un cuirassé peut couler la plupart des autres bâtiments, et de beaucoup plus loin qu'aucun autre. La bataille que les Américains avaient livrée à la Marine Chinoise à la fin de la guerre d'Invasion en avait apporté la preuve. Ce n'était pas loin de ma jeunesse et je l'ai trop gardé en mémoire. Les jeunes Contre-Amiraux et Capitaines de Vaisseau, aujourd'hui, sont d'un autre avis. Ils pensent que la puissance de feu est toujours l'élément le plus important, mais qu'il n'est plus représenté par les énormes Cuirassés. Plutôt par une autre sorte de navires : les Porte-avions. Ceux-ci disposent d'une force de frappe infiniment plus importante qu'un cuirassé. Mon Etat-Major pense, en outre, qu'une flotte composée de plusieurs Porte-avions possède ainsi une artillerie d'une portée sans commune mesure. Ce qui est un argument imparable, en matière de tactique maritime. En outre ses appareils sont autant d'yeux repérant une flotte ennemie à très grande distance. C'est pourquoi je pense aujourd'hui que ce n'est pas dix cuirassés que nous devons mettre en chantier, comme je l'ai demandé, mais une grosses vingtaine de Porte-avions, de telle manières que nos flottes puissent, chacune, disposer de plusieurs de ces navires. Je crois que la Chine s'est trompée, elle aussi, en construisant tous ses Cuirassés, depuis les années 1940. Nous les coulerons avec nos Porte-avions, comme nous l'avons fait à la si rude bataille des Mariannes, il y a six mois… Je crois que les Porte-avions, les Croiseurs légers, les escorteurs : Corvettes mais surtout les Frégates, et les sous-marins, représenteront la suprématie sur mer pour la cinquantaine d'années à venir, au moins. Et c'est aussi pourquoi je vous propose ma démission. J'ai commis une erreur de jugement impardonnable.
Meerxel sursauta.
- Pour votre démission, je peux vous répondre tout de suite, Dorstedt, je la refuse. Elle vous fait honneur, mais que celui qui ne s'est jamais trompé se lève ! Van Damen, votre avis s'il vous plait.
- Je souhaite également que l'Amiral Dorstedt conserve son poste, Monsieur. Pour le reste je ne suis pas expert. Mais s'il a été assez convaincu pour proposer cette modification de nos plans, et si l'Etat-Major de la Marine est de cet avis, je lui ferai confiance. Les Commodores des Protections de convois disent que les Porte-avions leur sont d'une grande utilité, dans l'Atlantique sud et dans le Pacifique. Et les chiffres montrent, je crois l'avoir lu, que nous avons beaucoup plus de pertes quand il n'y a pas de Porte-avions d'accompagnement.
- Est-il encore possible de changer les ordres parvenus aux Chantiers ? demanda le Président.
- Certes, Monsieur, répondit Dorstedt. On en est à la phase de l'étude de faisabilité, d'aménagement des plans. Les fonderies ont certainement commencé à faire des tôles de coques mais elles peuvent servir à celles de Porte-avions.
- Et ces Porte-avions, justement, demanda Meerxel ? Des plans existent-ils. Si nous devons en construire, faisons en sorte qu'ils soient modernes, qu'ils perdurent en fonction des avions futurs, non ?
- Nous y avons pensé aussi, Monsieur, fit l'Amiral. Il est apparu que plusieurs de mes officiers y songeaient depuis un certain temps et en avaient parlé avec des ingénieurs navals. Ils doivent être beaucoup plus longs et comporter des pistes agrandies. Mais tout cela va de pair et ne présente pas de difficultés majeures. De même, ce qui concerne la défense de ces bâtiments doit être revu pour leur donner une artillerie anti-aérienne beaucoup plus fournie, même si elle ne doit constituer que le dernier rempart. Les radars embarqués assurant une complémentarité appréciable. Par ailleurs, la vitesse des Porte-avions doit être élevée, comparable à celle d'un cuirassé. Et nous pensons qu'un Porte-avions ne doit se déplacer que sous la protection de sa Flotte personnelle, Croiseurs légers anti-aériens, Frégates anti-sous-marines et anti-aériennes et ravitailleurs… Et enfin, concernant les quinze Croiseurs lourds dont vous avez également approuvé la mise en chantier, il nous paraît plus judicieux de les remplacer par des croiseurs légers, en nombre. Des bâtiments avec une artillerie conséquente, mais anti-aérienne également, des sortes de concentrés de feu, si impressionnants qu'aucun appareil ennemi ne pourrait franchir un tel barrage. En gros, un croiseur léger est presque deux fois plus rapide à construire qu'un croiseur lourd.
Il semblait en avoir terminé mais reprit, après une hésitation :
- Tant que j'y suis, Monsieur, je dois vous livrer d'autres réflexions. Avec cette nouvelle façon de voir les choses, je me suis rendu compte d'un fait flagrant. Si l'Europe a été attaquée en 1945 c'est qu'elle était ostensiblement faible, militairement. Je veux dire qu'elle n'inspirait pas le respect. En revanche, la Chine, elle, paraissait redoutable, elle faisait tout pour cela, multipliait les occasions de montrer sa force. Je pense que cela a joué dans la balance. Si le Chine n'avait pas paru aussi dangereuse, des nations du Monde nous auraient accordé leur alliance. Cela m'a conduit à penser que nous ne devrons pas faire une autre fois cette erreur. Nous devrons avoir, après guerre, d'importante Flottes avec leur protection personnelle, comme je l'ai indiqué. Beaucoup de Flottes, qui pourront avoir chacune un secteur du monde bien déterminé à patrouiller, les Océans Pacifique, Atlantiques nord et sud, Indien etc. Pour montrer leur pavillon, faire voler leurs appareils. Nous avons aujourd'hui des soldats de premier ordre, il faudra en inciter un certain nombre à rester dans nos rangs. Avec l'expérience que nous avons de la guerre sur mer, que nos personnels embarqués ont acquise, aucune autre nation, ou groupe de nations, ne pourra prétendre nous égaler. Je pense la même chose en ce qui concerne l'aviation, nous devrons continuer à sortir de nouveaux appareils, plus modernes, plus rapides, volant plus haut, mieux armés, ne pas nous endormir comme après 1920. La maîtrise du ciel est devenue trop importante. Et il devrait en être de même avec l'Armée de terre. Mais je ne sais comment.
- Avec des divisions parachutistes et des troupes aéroportées, je veux dire transportées par avion, lâcha Van Damen, j'y songe depuis longtemps. Mais nous abordons ici un problème qui ressort de la politique de l'Europe, du pouvoir politique.
Meerxel les dévisagea l'un après l'autre avant de revenir à l'Amiral.
- Et bien quand vous changez d'avis, vous, cela se voit, laissa-t-il tomber, plus ou moins amusé. Cependant… nous avons des idées très proches, vous et moi…
- … Avez vous pensé à faire chiffrer le tout, Amiral ? ajouta-t-il.
- Oui, Monsieur. Le budget Cuirassés prévu couvre, apparemment, la fabrication de quinze Porte-avions et les dix Croiseurs lourds, environ dix-huit Croiseurs légers. Mais la sécurité voudrait que ces chiffres soient augmentés de 25%. Le nombre de Frégates modernes paraît suffisant.
- Amiral, fit Meerxel, prenant sa décision, je veux que vous vous présentiez demain après-midi au Palais de l'Europe avec un dossier conséquent, comportant les raisons qui vous ont fait changer d'avis, les derniers chiffres que vous avez annoncés : les 25% supplémentaires, et venez avec ceux de vos adjoints qui sont de cet avis. Je ferai venir le Premier Ministre, le Président du Sénat, les Chefs de partis, les Présidents des Commissions de la Défense et du budget et vous exposerez votre avis, que je soutiendrai. Vous viendrez aussi, bien sûr, Van Damen, avec le Maréchal Korsk. Je demanderai que ce projet soit prioritaire dans les chantiers navals, que les premiers navires sortent à la mer dans deux ans. Et nous parlerons ensuite, entre nous, de vos projets pour après-guerre. Je suis très intéressé, Messieurs, pour des quantités de raisons.
***
- "'pitaine, je vois une espèce de truc carré, dans notre 2 heures, 2 000 mètres, sur le repli de terrain. Bien envie de lui balancer un pélot."
Ca c'était Fofo tout craché. Quoi qu'il puisse dire Alexandre Piétri était pour lui le "'pitaine", trop tête de mule pour obéir. Et un obus restait un pélot, comme il disait déjà au début de la guerre.
- "Oui, je vois, répondit Alexandre par l'interphone, on attend encore un peu. Arsène, où en es-tu de tes munitions ?"
- "Plus de 70, j'ai pas encore entamé les rangées du bas."
Désormais, dans les T 34 dont avait été équipé le 125ème Hussard Léger, léger par sa composition, le nombre de chars du Régiment, cinq Escadrons de combat seulement, 80 blindés, mais pas de Bataillons, pas légers par la qualité de ceux-ci. Et le Chef de char pouvait se concentrer totalement sur la conduite des manœuvres. Un soir, à l'entraînement, Fofo était tellement enthousiasmé par le nouveau système de visée, beaucoup plus rapide ; aidé aussi par une série de bières bues en l'honneur du nouveau matériel ; qu'il avait décidé de baptiser leur char " La tonne", en souvenir des affûts dans lesquels ses copains chasseurs landais attendent ; mi concentrés, mi beurrés ; les passages de canards ! Le lendemain il l'avait peint sur le blindage de la tourelle. Miracle Van Pluren n'avait rien dit et les noms de baptême avaient fleuri, au 125ème…
Hans, le copain de Fofo était toujours pilote et ne cessait de dire son contentement du nouveau moteur diesel hispano Suiza équipant les engins. Plus sobre, jamais de problème de démarrage dans la neige, l'hiver passé, à l'entraînement. Même le canon de 88 à la culasse chromé donnait satisfaction à Fofo. Gustav, le copi avait une mitrailleuse MG 42 à servir et l'angle de tir avait été un peu plus ouvert. Le nouveau venu dans l'équipage, Arsène Vitoff, un Bulgare, avait un caractère si accommodant que même Fofo l'avait adopté, ce qui valait mieux puisqu'il était son chargeur. En revanche Arsène était un ancien radio et il était tellement imprégné de cette terminologie qu'il l'employait à tout bout de champ dans la conversation. C'était une suite de "Négatif, "l'Autorité est demandé au ravito," "Affirmatif", "Eh écoute-moi, met-toi en QAP", "Il est sympa ce mec, il a une bonne fréquence." Alexandre en avait profité pour lui donner pour mission de s'occuper aussi de la radio, le gros poste était installé à sa portée. La radio du T 34 permettait d'être en liaison avec tous les chars de l'Escadron mais aussi, et en même temps, avec le Régiment. Les ordres passaient plus vite, les manœuvres étaient plus rapides. Bref personne ne se plaignait plus du matériel.
Le blindage du T 34, de 40 à 60 m/m selon les endroits de la carapace, mettait l'engin à l'abri d'un coup direct de tous les chars chinois, hormis le Panther. Evidemment les 80 m/m de blindage frontal de celui-ci rendaient la pareille au T 34 et il fallait placer son coup avec précision pour l'avoir… Mais au moins il n'y avait plus qu'un type d'adversaire à redouter. Le matin un accrochage les avait opposés à un Régiment de Pz III et IV, et Léopard, qu'ils avaient en partie détruits. Les impacts du 88 les faisaient sauter immédiatement ! Mais les batailles étaient plus âpres. Les Chinois ne reculaient plus comme les premiers jours de l'offensive. Même en position de faiblesse ils tiraient sans arrêt, jusqu'à épuiser leurs casiers de munitions. Ils devaient avoir la consigne de retarder l'avance du Groupe d'Armées. Logique. En revanche ce qui étonnait toujours Alexandre, c'était les changements de cap qu'on lui ordonnait assez souvent. Parfois carrément 50° sur la droite ou sur la gauche, comme si le terrain était devenu impraticable. Or ce n'était pas le cas, le jeune homme le voyait bien sur sa carte. Pour l'instant, son Escadron était en pointe du dispositif et éclairait la marche de la 24ème Brigade Blindée, elle-même unité de tête.
Depuis que Fofo lui avait parlé Alexandre avait ouvert le volet de la tourelle et était à moitié sorti du char ; le bas du visage couvert par le foulard jaune qu'il portait en permanence autour du cou, à l'extérieur, devant le nez et la bouche pour se protéger du nuage de poussières qu'ils soulevaient. Il tentait de voir quelque chose au loin, au travers de ses jumelles qui bougeaient constamment devant ses yeux. Il n'avait jamais trouvé le truc pour regarder dans les jumelles et garder, en même temps, les lunettes de tankistes qui, au moins, étaient efficaces dans ces conditions. Il finit par déceler ce qui lui parut être un mouvement derrière le petit dénivelé. Il y avait du monde là-bas. Dans cette région, sur ce terrain assez plat, il fallait chercher les ondulations, ce qui facilitait en général, la détection des forces ennemies. Il savait que, plus loin, le sol deviendrait tout aussi aride mais beaucoup moins plat. Il eut envie de se faire plaisir. Après tout, ils étaient les héritiers des régiments de hussards de Napoléon ! Il jeta un regard autour de lui, repérant la masse de ses chars, camouflés par de la peinture ocre avec des taches foncées.
- "Ordre à tous les pelotons de se mettre sur une ligne, de chaque côté de moi, gueula-t-il à la fois dans la radio et dans le circuit intérieur. Hans, ralentis un peu pour permettre aux autres de se placer, et oblique de 10° à droite… Voilà comme ça… Je te dirai de stopper quand on sera prêts. Pour tout le monde hausse 800, prêts à réduire."
Dans ses écouteurs, il entendit Fofo qui râlait.
- "C'est pas vrai… y va nous faire charger ! Y s'prend pour un d' ces couillons de cavaliers. Et moi comment j'fais, dans c'tas d'ferraille, pour viser avec les s'cousses. Hans, mon copain, t'as intérêt à avancer sur des œufs ou j'te fous ta raclée, t'entends ? J'ai pas d'pélots à perdre, moi !"
Les Pelotons se rapprochaient. Ses Chefs de chars étaient, eux aussi, à demi sortis de leur tourelle dont les canons se relevaient. Ils avaient compris et s'excitaient à la pensée de la charge. Pas un cavalier au monde, pas un chef de char, ne voudrait manquer une charge, comme autrefois, à cheval ! Alexandre surveilla leur position puis commanda à Hans de stopper. Immédiatement les chars de son Escadron s'alignèrent, comme à l'entraînement, de part et d'autre. Le jeune homme voyait les tuyaux d'échappement des T 34 rejeter des longues colonnes de fumée noire aux coups d'accélérateur des pilotes qui avaient, eux aussi, sorti la tête, leur volet relevé. Alexandre sourit avant d'entendre la voix du Colonel Van Pluren dans son casque :
-"De Dieu, Piétri, qu'est-ce que vous foutez ?"
-"Je charge, Colonel, je charge… Escadron… EN AVANT !" hurla-t-il en terminant, tendant instinctivement le bras devant lui.
Les 16 chars s'ébranlèrent en même temps, sur une même ligne. Les pilotes passèrent leurs vitesses aussi rapidement qu'ils le purent pour se trouver en prise directe, et faire donner la vitesse maximale aux blindés.
- "Les pilotes la tête à l'intérieur," lança encore Alexandre sachant qu'il allait se faire maudire pour cela.
Il regarda de chaque côté et sourit derrière son foulard. C'est vrai que ça avait une sacrée gueule ! La lumière de la fin d'après-midi, derrière eux, éclairait le sol de rocaille et de sable jaune. Un véritable nuage de poussière s'élevait au-dessus des engins et fuyait en s'élevant. Et le bruit ! Oh ce bruit qu'il maudissait si souvent, lui paraissait maintenant, enthousiasmant. Le portait. Il eut envie d'avoir un sabre à la main pour le tendre à l'horizontale, devant lui… Ah Nom de Dieu quelle gueule !
Le sable se souleva devant, en une gerbe qui fusa vers le ciel. Les Chinois étaient bien là ! Mais ça n'était pas un obus d'anti-char qui venait de tomber, devant, c'était un canon de char qui avait tiré ! Il en fut soulagé à la pensée du savon que lui aurait passé Van Pluren dans le cas contraire. Les gerbes se multiplièrent en se rapprochant. Et bien là, même, les chinois ! D'après le nombre d'impacts il y avait beaucoup plus d'un Escadron, en face. Sûrement bien dissimulés pour ne pas avoir été visibles derrière un masque si bas. Ils approchaient de la zone où les obus tombaient quand les tirs s'allongèrent et tombèrent derrière la ligne d'attaque, sinueuse maintenant. Mais les tireurs chinois allaient corriger. Il se laissa glisser, à regret, à l'intérieur de La Tonne et referma le volet.
- "A l'intérieur, à l'intérieur," hurla-t-il encore, à l'intention des chefs de chars qui n'avaient pas encore fermé leur volet supérieur.
La seconde suivante ils prenaient un obus qui ricocha contre le flanc gauche de la tourelle de La Tonne et celle-ci se mit à résonner avec une puissance jamais encore atteinte. C'était le premier coup direct qu'ils encaissaient dans le T 34. Le vacarme, dans le blindé, était fou. Pendant un instant Alexandre se demanda ce qu'il avait déclenché… Avec l'éclairage intérieur rouge, Arsène avait l'air d'une sorte de diable faisant de grands signes cabalistiques, passant des obus d'un casier de munitions dans l'autre. Il remplissait les vides de celui du haut. On entendit un hurlement d'excitation dans le circuit intérieur. Alexandre, surpris, comprit que c'était Fofo, qui gardait l'œil contre la protection de caoutchouc de son viseur ; comment pouvait-il réussir ça ? Sa main était posée à plat contre la culasse pour ne pas heurter la mise à feu. Le char rebondissait, secouant l'équipage au point que rien ne paraissait immobile à l'intérieur. Alexandre saisit ses points d'appui habituels pour s'efforcer de voir par l'épiscope frontal. Mais le décor était en folie, il aperçut quelques mètres de sable, devant eux, puis un morceau de ciel et, fugitivement, le repli de terrain, beaucoup plus près qu'il ne l'aurait cru. Il insista, se cramponnant furieusement, écrasant son visage contre la paroi. Cette fois il sentait, dans son crâne, les gémissements de la carcasse du blindé. Mais il voyait un peu mieux.
- "A tous les tireurs, gueula-t-il dans la radio, pointez à l'horizontale."
Il réfléchit, après coup, qu'il n'avait vu aucun tube, aucune volée de canons le long du repli. Les Chinois les avaient bien tirés avec des chars, ou des obusiers… Trop tard pour commander de tirer des obus perforants, antichars, impossible de recharger en ce moment avec ces secousses. Seulement quand ils allaient passer la mini ligne de crêtes, pendant une fraction de seconde, ils allaient offrir le dessous des T 34 aux tireurs ennemis qui auraient eu le cran d'attendre… Il se maudit… Au même moment " La tonne" se cabra comme si elle franchissait un tremplin et une sorte de déchirement épouvantable retentit, en même temps qu'une raie de lumière envahissait l'intérieur du char, venant du plancher avant ! Déjà le char retombait en avant et reprenait contact avec le sol et un nuage de sable vint du plancher… Alexandre enregistra la présence d'une seconde source de lumière, insolite ; comme si un volet de la tourelle était ouvert, au-dessus de lui ; en même temps que le bruit de la longue rafale venue de la mitrailleuse de Gustav. C'est ensuite que son cerveau traduisit. Un obus, venant du dessous, avait traversé leur char de part en part sans exploser ! Tiré de si près, probablement, que la fusée d'armement de la charge explosive n'avait pas encore été enclenchée… Fou ! Et Hans contrôlait toujours " La tonne" qui pivotait très vite, tandis que Gustav, arrosant à tout va, montrait qu'il était indemne !
Alexandre pivota, comme il le put, pour apercevoir le visage grimaçant de fureur de Fofo écrasé contre son viseur et la bouille étonnée d'Arsène. Le tireur râlait tout seul, disant que "c'était pas un pélot de "Pézaide" qui allait leur faire sauter le couvercle".
Bon Dieu personne n'était blessé ! Un coup pareil et… Il ne pouvait détacher son regard du volet de tourelle, arraché. Puis il réagit, criant à Fofo, tandis qu'il se hissait en tanguant dans la tourelle :
- "Tire, Fofo."
Il sentit la tourelle se déplacer quand son buste déboucha dehors. Au moment où il agrippait les leviers de la mitrailleuse de 12,7 et, de l'autre, tirait à lui le levier d'armement en amenant le canon à l'horizontale, il entendit le départ du coup que lâchait Fofo. Ici, à l'air libre, la détonation lui parut plus rauque, plus grave qu'à l'intérieur. Tellement plus puissante aussi que celles des vieux Schermann. Il fut surpris par le départ du coup et se rattrapa au bord de la tourelle se blessant la main gauche. A cet instant seulement il regarda autour de lui. Les Chinois avaient creusé des sortes d'alvéoles, derrière la minuscule ligne de crêtes, de manière à enterrer… des chars ! Il y avait là près d'une Brigade ! Dont il ne voyait que l'arrière train, pour ainsi dire : le capot moteur… Mais il avait parfaitement vu l'obus percuter l'arrière d'un Pz IV, à une cinquantaine de mètres. Le char explosa tout de suite, une boule de feu montant dans le ciel.
- "A tous, cria-t-il dans son micro de casque, écartez-vous des chars ennemis, faites demi tour pour les avoir de face et opposer votre blindage. Les mitrailleurs, tirez à la 12,7 sur les moteurs."
Puis ses deux pouces écrasèrent la curieuse détente en V de la mitrailleuse lourde qu'il braqua vers les chars ennemis, en les prenant en enfilade, sur la droite. La longue rafale lui secoua les bras.
Ce fut de la chance, bien entendu, mais les blindés chinois étaient si bien encastrés dans leurs alvéoles respectives, le sable et la rocaille ayant été déposés entre chacun d'eux, que leurs canons ne pouvaient plus pivoter vers l'arrière ! Tout l'Escadron se mit au travail, faisant sauter, en priorité les Pz IV qui, à force de donner de grands coups de boutoir étaient sur le point de faire passer leur long canon en arrière. Ceux de droite n'étaient pas du même type, enregistra Alexandre avant de reconnaître des Panthers. Derrière sa mitrailleuse, il tirait sans discontinuer sur les blindés encore intacts. Les coups de canon se succédaient si rapidement qu'il finit par se demander combien ils étaient à tirer ? Pourtant il n'y avait bien là que son Escadron ! Mais les gars étaient si excités qu'ils battaient leurs records de vitesse pour éjecter l'obus tiré et enfourner le suivant. Et puis du tir comme ça, à 100 mètres au maximum, leur propre blindé étant stoppé, tirant des cibles à l'arrêt, c'était inespéré. Les chars chinois survivants avaient démarré leur moteur et tentaient, à présent, de se dégager, en reculant. Alexandre aperçut un petit groupe de fantassins chinois qui fonçaient des grenades dans chaque main, vers un blindé de son 3ème Peloton, tourelle ouverte. Il fit pivoter sa mitrailleuse d'un coup de rein et commença à arroser en balayant près du sol pour ne pas toucher le Chef de char, dans la tourelle de son T 34.
- "Les mitrailleurs, ils attaquent à pied, empêchez-les d'approcher de vos chars, cria-t-il en ajoutant : Arsène je suis bien branché sur le réseau Escadron ?"
- "Sur tout le réseau, Capitaine."
La réponse mit un certain temps à se frayer un chemin dans le cerveau du jeune homme. Tout le Régiment avait dû l'entendre !
Il eut envie de lui dire de ne garder que la fréquence Escadron mais ses yeux se portèrent sur une vague de soldats chinois qui fonçaient vers les T 34.
- "Pour tout le monde, en arrière toute. Les tireurs gardez votre calme, terminez-en avec les Pz IV en roulant, vous en êtes largement capables. Il ne faut pas que leur infanterie nous approche, pas de combat de près. Couvrez-vous les uns les autres à la 12,7."
Le combat fut terminé un quart d'heure plus tard. Les T 34 se déplaçaient sans arrêt, leurs tourelles toujours orientées vers les carcasses qui flambaient. A près de 100 mètres de là Alexandre sentait la chaleur des incendies sur son visage. Une rafale partait de l'un de ses Pelotons de temps à autre, autant pour obliger les fantassins Chinois à rester dans leurs trous que pour leur interdire d'approcher les chars. Il dit à Fofo de monter le remplacer à la 12,7 et se faufila à l'intérieur, tendant la main près d' Arsène, basculant l'interrupteur ne lui donnant accès qu'à son Escadron.
- "Tourbe autorité aux Chefs de Pelotons, rendez-compte des dégâts."
Ca c'était encore un truc qui avait fait râler Fofo. Auparavant leur indicatif radio était CHARBON. Ils étaient devenus TOURBE ! " Alors y nous prennent pour du combustible, ou quoi ?" avait gueulé le tireur, hors de lui. Et il avait ajouté une sorte de proverbe qui avait fait école, au Régiment : "Fais du bien à Bertrand, il te le rend en chiant…" Par la suite il expliqua que c'était son copain René d'Azur ; le grand René, que tout le monde connaissait, bien sûr ; qui répétait ça tout le temps.
L'équipage du numéro 3, du 2ème Peloton, avait dû évacuer son char, en feu, mais l'équipage paraissait au complet, dehors. Il avait été recueilli par Houtten, le jeune Sous-Lieutenant du 2ème. Les autres véhicules avaient des dégâts matériels mais pouvaient se déplacer. Le principal, ici. Impossible, en revanche de descendre au sol pour aller regrouper les Chinois encore en vie. Ils n'étaient pas assez nombreux, dans l'Escadron, Alexandre le comprit et se résolut à appeler le Régiment. Le Colonel, lui, avait réussi à garder son nom de code, le privilège du grade…
- "Caracol, de Tourbe autorité, à vous."
- "Je vous écoute, Tourbe," fit la voix, furieuse de Van Pluren.
- "Nous avons attaqué une position ennemie, mais nous avons besoin d'aide."
- "Si je vous revois faire une charge à la con, vous vous retrouverez en slip, pilote de char, Tourbe !… Quelle est la situation ?"
- "Nous avons détruit ce qui ressemble à une Brigade blindée ennemie, en 72 B 42, reprit Alexandre, pas trop fier devant la voix du patron, en rogne. Mais il reste pas mal d'infanterie, sur place. Nous lui interdisons de bouger mais nous ne pouvons pas descendre des véhicules pour les rassembler, ils sont trop nombreux."
Il y eut un long silence à l'autre bout. Puis Van Pluren revint :
- "Vous dites que vous avez "détruit" une Brigade"?
Il avait insisté sur le mot.
- "Affirmatif, Caracol. Il y avait bien deux Régiments, d'après le matériel. Pz IV et Panthers. Mais il nous faudrait l'aide de l'infanterie maintenant, et un recomplètement de munitions."
- "Il y a toujours des combats ?"
- "Pas vraiment des combats mais ils tirent sur nos chars épisodiquement à l'arme légère."
- " Episodiquement, hein"?
On aurait dit qu'il s'amusait, maintenant, le Colonel…
- "Affirmatif."
- "Bien, restez sur place. Un Régiment de Dragons est proche de vous il va venir vous aider en attendant que je vous envoie des troupes portées. Vous passerez ensuite en queue du dispositif où vous essaierez de vous ravitailler en obus. Débrouillez-vous pour nous rejoindre ce soir. Terminé."
Ils virent défiler au loin toute la Division en ordre de bataille avant de voir arriver les chars légers des Dragons dont les mitrailleuses se mirent à crépiter, puis des camions semi-chenillés avec l'infanterie débarquèrent. Il y eut encore quelques rafales mais les soldats Chinois sortirent bientôt des trous d'hommes, les mains en l'air. Alexandre donna alors le signal du départ, après avoir pu être ravitaillé en munitions, aussi bien pour les canons que pour les mitrailleuses. Tout le monde avait beaucoup tiré.
C'est le soir, en rejoignant le Régiment qu'il put inspecter ses chars et découvrit qu'ils avaient quand même dégusté. Plusieurs chenilles avaient été endommagées et ne tiendraient plus longtemps. En allant rendre compte à Van Pluren, il se dit qu'il allait prendre un savon. Effectivement le Colonel ne mâcha pas ses mots, lui disant, pour terminer, qu'ils n'étaient plus au siècle précédent et que les charges c'était très bien sur le papier mais qu'ils faisaient un autre genre de guerre, aujourd'hui. Il laissa passer un temps puis lâcha, d'une autre voix, un peu excitée, et beaucoup moins agressive, celle-ci :
- Allez racontez-moi cette charge, Piétri. Il paraît que vous avez pris un obus de bas en haut ? L'officier d'entretien ne veut pas le croire. J'ai parié sur vous…
- Si vous me le permettez, Colonel j'aimerais d'abord faire une demande officielle. Une reconnaissance aérienne nous ferait grand bien, sur ce terrain. Nous aurions été au courant de l'existence et de l'importance de ce point d'appui alors que nous avons failli tomber dans le piège. Si mon tireur n'avait rien remarqué…
- Ah non, Piétri, ne me parlez pas encore une fois de votre Fofo… Racontez-moi cette charge…
***
Depuis quelque temps le chasseur-bombardier La5, qui s'était taillé une sacrée réputation, en version attaque au sol aussi bien qu'en chasseur pur, laissait la place à son successeur, La7. Une énorme et lourde machine aux performances supérieures et encaissant presque aussi bien que le prédécesseur. Cependant il était exclusivement utilisé dans sa version chasse, si bien que le La5 continuait sa carrière dans les unités d'appui, avec des rampes de fusées sous ses ailes. L'escadre de Piotr avait ainsi reçu des La5 qui avaient donné toute satisfaction aux pilotes par sa robustesse et sa maniabilité. En revanche le jeune homme continuait à piloter un P 38 B ; dont ils avaient encore quelques exemplaires ; quand il emmenait une mission. Il y était habitué et trouvait que la visibilité et le confort de pilotage étaient supérieurs. On commençait à connaître son unité, sur ce front. Un P 38 devant des La5 se remarquait. Mais il n'était pas le seul à pratiquer ainsi. Il y avait des Commandants de la Chasse qui gardait un FW alors que leur Escadre volait sur Yak 3, par exemple. Ce fut un ailier, Jaune 4, qui donna l'alerte.
- "A gauche, à 10:00, assez loin, des Stukas pilonnent une colonne de chars !"
Piotr tourna les yeux dans cette direction et vit, loin au nord en effet, les petits points sombres qui montaient et plongeaient, comme des mouches autour d'un fromage. Au-dessus le ciel était vide. Pas de protection de chasse ! Ils rentraient d'une mission d'interdiction où ils avaient utilisé toutes leurs fusées. Le jeune homme se décida tout de suite :
- "Pigeon à tous, on descend au ras du sol. Il nous reste toutes les munitions des canons. On fait une approche basse et on attaque les Stukas de bas en haut, en grimpant. Restez calme, prenez-les quand ils arrivent au sommet de leur ressource, ils ne vous verront pas venir. Mais soyez prêts à dégager, près du sol, si des Chinois débarquent."
Il poussa fortement sur le manche sans augmenter les gaz et commença à préparer sa machine, collimateur, sélecteur des armes de bord, pompe de secours, se réservant de passer ses hélices au petit pas quand il frôlerait le sol, des champs plats par ici…
Son appareil était tabassé, si près du sol, avec la chaleur qui se reflétait sur celui-ci en formant des colonnes d'air brûlant. Ils étaient tout près de la colonne de chars, maintenant. Une dizaine de fumées noires montaient de véhicules touchés… Sa main gauche poussa franchement les poignées des gaz, après avoir passé ses hélices au petit pas tandis que la droite tirait sur le manche. C'est à cet instant qu'il réalisa que les Ju ne lâchaient pas de bombes, ils étaient du dernier modèle identifié, le G1, équipé d'un seul canon, dans le moyeu de l'hélice. Mais quelle arme ! Un 69 m/m antichar, automatique, dont les obus perçaient tous les blindages connus. Un seul obus dans la cible et le char sautait ! Cela voulait dire que les dix ou douze avions qui étaient là pouvaient à eux seuls anéantir toute la colonne… Normalement ils emportaient 1 800 kilos de bombes et les utilisaient très vite en trois ou quatre piqués. Ici ils avaient, chacun, assez de munitions pour faire une vingtaine d'attaques !
Son P 38 jaillit vers le ciel et le Ju qu'il avait vu redresser après un piqué à 80° se présenta devant lui, plein collimateur. Il voyait le ventre, le train fixe, et pressa la détente. Il tirait de tellement près qu'il distingua les impacts qui hachaient l'emplanture d'une aile. Le Stuka était réputé pour encaisser phénoménalement. On disait qu'il fallait quasiment son poids de plomb pour l'envoyer au tapis. Cette fois Piotr n'eut pas à se poser de question, l'aile cédait ! Il dégagea à gauche, évitant un de ses avions qui tirait comme un possédé. Mais il ne vit pas sur quoi, et songea que ses pilotes tiraient de trop loin. Il y avait longtemps qu'ils n'avaient pas livré combat à des Stukas et manquaient totalement de ce genre d'expérience sur La5, pourtant redoutable chasseur à moyenne altitude. Quand il était arrivé en Escadron, Piotr avait participé à plusieurs combats, dix-huit mois auparavant, et avait descendu quatre Ju87, outre les trois Ju52 de la grande attaque sur Kiev, l'autre hiver. Mais depuis longtemps les 87 étaient systématiquement protégés par des Zéros, des Ki ensuite, et les P 38 ou La5 ne s'y frottaient pas trop… Aujourd'hui il devait y avoir eu un manque de coordination, chez les Chinois, ou alors les pilotes étaient impatients d'essayer leur nouveau canon ? Dans tous les cas il ne fallait pas perdre de temps. Il bascula le manche contre sa cuisse gauche, le ramenant ensuite sèchement au ventre pour virer serré.
Cela paraissait stupéfiant mais les Ju continuaient à attaquer. Ou bien ils étaient trop excités par la curée et ne regardaient que leurs cibles ou ils étaient encore jeunes…
- "Prenez votre temps pour tirer, lança-t-il à la radio et surveillez le ciel".
Il savait qu'il perdait le sien à prévenir ses pilotes, trop excités, eux aussi, par ce combat, pour tenir compte de ses avertissements. Il fallait en finir, très vite. Un Stuka arrivait presqu'au sommet de sa ressource, deux cents mètres au-dessus de lui et il tira à fond sur le manche en redressant son virage. Une fois de plus il fut impressionné par le bruit de ses propres canons crachant tous en même temps. Pourtant il n'observa rien. Là-haut le Stukas, un moment immobilisé, au sommet de sa trajectoire, avant de plonger à nouveau, lui offrit une cible quasiment fixe et il garda le doigt appuyé sur la détente. Cette fois il dut toucher le pilote parce que l'avion parut flotter avant d'entamer un piqué, tournant lentement sur son axe. Il percuta à côté d'une épave dans un champignon de fumée blanche, qui se mêla à celle du char, noire.
Déjà il plongeait derrière un Ju qui avait fini par se rendre compte de ce qui se produisait et fuyait, près du sol. Ses 400 km/h de vitesse de pointe ne faisaient pas le poids devant les 666 du P 38 B, il le rattrapa en une vingtaine de secondes et le fusilla à bout portant. Virant immédiatement il revint vers les chars assez tôt pour voir un survivant, sur la gauche, qui tentait sa chance, lui aussi près du sol. Forcément, ces types n'étaient pas idiots, ils savaient qu'en grimpant ils allaient être massacrés. Sur la tranche, ses moteurs à fond, Piotr coupa la trajectoire de sa cible qu'il alluma de trois quarts, avant de passer carrément derrière lui. Le mitrailleur de queue tirait sans discontinuer dans sa direction avec sa pétoire de 7,5 mais les coups de pieds dans le palonnier de son pilote ne lui permettaient pas d'ajuster son tir. C'est Piotr, au contraire, qui le fit taire à sa seconde rafale, puis il réduisit délibérément les gaz pour rester derrière le Ju qu'il visa soigneusement. Une longue rafale et l'avion percuta. Quatre !
Cette fois il grimpa pour avoir une vue d'ensemble. Deux La5 tournoyaient au-dessus de la colonne qui avait l'air de reprendre sa route. Plus un seul Ju en vue. Ou ils avaient été abattus ou ils avaient pu se tirer d'affaire.
- "Pigeon à tous, rentrez, maintenant. Près du sol. On fera les comptes au terrain, d'ici là silence radio."
***
Mykola ôta ses lunettes de soleil et regarda autour de lui. Le sable et la pierraille reflétaient la lumière et la chaleur qui semblaient monter du sol en colonnes ondulantes. Pas de vent, rien que cette chaleur, certain jours insupportable. Dès sept heures du matin, ils n'attendaient tous que la fusée verte qui annoncerait une alerte et un décollage immédiat. Dans cette région, aux ondulations de terrains si douces que le regard allait très loin vers l'horizon, les installations devaient se confondre dans le paysage. Toutes les tentes étaient colorées de grandes taches, comme les nouvelles tenues des troupes d'assaut. Seulement, ces camouflages n'arrangeaient en rien la protection contre le soleil. Certains disaient même que ces tentes camouflées étaient encore plus chaudes que les anciennes, malgré leur double toit.
Il pénétra sous la tente d'alerte, à l'atmosphère déjà étouffante, si tôt le matin ; bien que les pans latéraux soient relevés ; encombrée de pilotes qui finissaient des sandwichs, vautrés dans de larges sièges de toiles, un peu du genre de ce que l'on trouvait sur les plateaux de cinéma de Split. C'était la dernière trouvaille du Matériel, qui les estimait plus faciles à déménager, leur inconfort n'était pas pris en compte. Il se dirigea vers le tableau noir des missions. Les pilotes des deux Escadrilles se partageaient la tente. La Une prenait le côté droit, y affichait ses propres photos, ses dessins caricaturaux, y avait sa propre ardoise des ordres. La Deux avait la même chose, à gauche. Quand même, en face de la porte, un tableau noir recevait les ordres destinés à l'Escadron entier et c'était le Chef d'Escadron qui le remplissait.
Le 951ème Escadron venait d'être entièrement reformé. Repos, d'abord, plus refonte. Violet, désormais Colonel, commandait la 96ème Escadre, en lieu et place de son ancien chef devenu général et travaillant à l'Etat-Major de la chasse régionale. Il n'y avait plus un seul ancien au 951ème. Myko avait reçu le commandement de la Première Escadrille et avait participé aux derniers entraînements avant leur retour au front, ici au Kazakhstan. Ils étaient équipés de FW TA 152 neufs, au camouflage couleur sable, sur le dessus des ailes et la moitié supérieure du fuselage, bleu clair dessous. De telle manière que, volant près du sol, ils soient difficilement visibles d'en haut en se confondant avec l'aspect du désert et, vu du sol, la croix bleue de leurs ailes soit moins repérable, dans le ciel. C'était un détail mais, quitte à les peindre, autant ajouter une chance supplémentaire.
Mykola avait été surpris de la façon dont il avait été accueilli par les pilotes. Que Violet lui ait témoigné de l'amitié, passe encore. Ils avaient combattu longtemps ensemble et l'ancien patron de l'Escadron se devait de lui donner confiance. Mais les pilotes, qui connaissaient les circonstances du dernier combat, lui avaient montré un respect qui l'avait pris au dépourvu. Certes, beaucoup étaient des tout nouveaux, mais l'attitude des autres, venant d'autres unités, après blessures ou repos forcé, avait été naturelle. Restach, un Hongrois, nouveau Chef de l'Escadron, guère plus de 26 ans, petit et nerveux, le lui avait expliqué : les hommes étaient impressionnés par son tableau de chasse. Ses 80 victoires le plaçaient dans la liste des cracks, ceux qui avaient dépassé les 50. Pourtant il était loin des vrais grands, Hartman, Barkhom, Batz, qui oscillaient maintenant autour de 150 à 186 victoires homologuées. Marseille avait disparu en mission, son appareil avait pris feu en vol, avait annoncé son N°2 et explosé presque tout de suite. Mais pour tous les jeunes, et ceux qui avaient compris qu'il n'est pas suffisant de participer à beaucoup de combats pour accumuler les victoires, malgré son score beaucoup moins important, Mykola représentait le pilote de chasse type.
En tout cas, à l'entraînement il leur avait mené la vie dure. Vols en formation dans tous les cas de figures, répétitions des manœuvres d'attaque, de dérobement ; pour semer un adversaire accroché dans la queue ; de tir pour ne lâcher que de courtes rafales et économiser les munitions. Il ne les avait pas laissé souffler et ils l'avaient accepté. Mais son comportement était totalement différent de celui de son arrivée au premier 951ème. Même sa voix n'était plus la même. Quand il s'adressait à l'ensemble de l'Escadrille il avait un ton de commandement, non pas cassant mais précis, celui d'un technicien s'adressant à d'autres techniciens, excluant tout sentiment. Le Mykola amical, à l'écoute des autres, réconfortant, était maintenant un jeune homme distant. Pas froid mais ne provoquant pas les confidences, ne calmant pas les angoisses d'un sourire confiant, une main posée fugitivement sur l'épaule. Il se "reconstruisait" moralement, se disait qu'il devait ressembler à Pereira, à son arrivée à l'Escadron, dont la froideur le rebutait, en qualité de jeune pilote !
Si un pilote cherchait confusément un encouragement, une consolation personnelle, il le regardait en face, ne lâchant par ses yeux, sans froideur mais sans apitoiement. Et le gars finissait par en être gêné et coupait de lui même la conversation, avant d'en avoir trop dit. Pourtant il n'était pas vraiment distant, acceptait toutes les conversations que ses pilotes lui demandaient mais leur faisait comprendre que l'on est seul, dans son avion, pour combattre les chasseurs chinois et que l'on est seul, dans sa tête, pour combattre ses démons ou le découragement. Si bien que les gars appréciaient sa façon de commander, sobre, mais ne cherchaient pas son amitié. En réalité son attitude ressemblait terriblement à celle qu'il avait observé chez Violet, à son arrivée au 951ème en décembre 46. Violet, qu'il avait tant admiré. Mais de cela il n'en était pas encore conscient.
Le niveau de son Escadrille était correct. Meilleur qu'il ne s'y serait attendu avec six débutants complets sur douze. Techniquement ils étaient assez bons et il s'était efforcé de leur faire comprendre que maintenant le beau pilotage devait être laissé derrière eux, au profit des manœuvres les plus rapides, les plus inattendues. Même aux dépens des critères classiques appris pendant la formation. Là, ils avaient eu de la peine à le suivre ; comme Van der Belt, finalement, à la fin de son vol d'évaluation ; mais il s'était acharné, détaillant, après vol, les plus petites évolutions de chacun, qu'il avait mémorisées pendant les exercices. Il les traçait au tableau noir puis les barrait d'une croix brutale. Il leur ressassait que les juges de leur pilotage étaient chinois et qu'ils se devaient de les décevoir, techniquement, pour fausser leur jugement ! De même il leur avait imposé de se reposer entre chaque vol, n'importe où, n'importe comment ; qu'ils sentent la fatigue ou non ; et il avait passé des engueulades froides, cinglantes, à ceux qui renâclaient. Même quand le surnom était arrivé. Les pilotes de la Deux les avaient baptisés "les dormeurs"! Surpris, au début, Restach l'avait laissé faire à sa guise. Il avait visiblement l'habitude de laisser une grande latitude à ses deux Chefs d'Escadrille. Et, aussi, il était assez impressionné par le tableau de chasse de Mykola. Mais le pli avait finalement été pris. Au retour de chaque vol il voyait ses gars se glisser à l'ombre, sous une aile et flemmarder ou roupiller… Mais il était vrai que le "camping", en été, au Kazakhstan, prêtait davantage à la sieste qu'à une activité physique. C'était le grand mot, cet été, dans l'Escadre. Les pilotes disaient d'eux-mêmes qu'ils étaient des Darwiniens-campeurs !
Mykola prit la craie accrochée à une ficelle et commença à écrire sur le petit tableau noir, composant des paires. Le silence se fit, derrière lui. Il termina et se retourna vers les pilotes.
- Il n'y a qu'une semaine que l'on est sur ce front, dit-il de sa nouvelle voix, assez lente, presque indifférente, sans intonation, et les Chinois n'ont pas encore constitué de grosses formations pour nous accrocher. Ca va venir, soyez-en bien certains, ils adorent les grosses unités, deux à trois Escadrons. Nos blindés avancent trop vite pour que l'ennemi ne réagisse pas. Ils vont rameuter leur JU 87 et les protégeront par de la chasse. Ici aussi il va y avoir une bagarre pour la suprématie aérienne. En attendant, notre boulot est de leur faire le plus de mal possible, de descendre le plus de chasseurs que l'on peut, pour désorganiser leurs Escadrons. Les renforts qu'ils enverront ne seront pas habitués au combat dans cette lumière, pas habitués à nous repérer dans ce décor. Ca ne durera pas plus de quelques jours, ils ont de sacrés pilotes, en face, mais tout avantage est bon à prendre. C'est pourquoi on inaugure aujourd'hui des patrouilles de chasse libre. La 2 est en alerte d'Escadron, depuis l'aube. Une paire à 5 minutes, une autre à 15. Cet après-midi ce sera notre tour. Nous commençons ce matin la chasse libre par sections de deux paires. Ca entraînera les chefs de section et on devrait trouver des cibles en ratissant un territoire beaucoup plus vaste. La zone de chasse va se dérouler, du nord au sud, sur les carreaux B et C de vos cartes, numéros 45, 46, 47, et 48. Attention, ne sortez pas de ces zones. Souvenez-vous qu'un avion isolé, quel qu'il soit, est une bénédiction pour nous, mais que les Chinois ne sont pas plus idiots que nous et qu'ils savent tendre des pièges avec une protection très haute, cachée dans le soleil… Souvenezvous aussi que ceux d'entre vous qui seront abattus se feront botter le cul par moi à leur retour ici !… Les appareils H 24 et H 32 sont en révision-moteur ou radio, il y aura donc une paire seule, la mienne. Pour le reste tout est au tableau, notez les fréquences radio. Si vous n'avez pas de questions, c'est terminé, aux avions.
Il y eut les contestations habituelles sur la composition des paires. Mykola avait très vite jugé ses pilotes et désigné les pilotes qui voleraient ensemble. Mais, de temps à autre, il changeait les compositions de façon à ce que les habitudes des uns et des autres ne débouchent pas sur une surconfiance en soi. Son numéro 2, l'Officier navigant Josip Bartehus attendait à la porte de la tente, son casque et ses gants de vol à la main, silencieux.
C'était un grand type de 22 ans, débutant, excellent pilote, sérieux, ayant un bagage technique de haut niveau, mais sans imagination. Il appliquait à la perfection ce qu'on lui avait appris, pas plus. Beaucoup de sang froid, presque calme jusqu'à l'excès ! Pas démonstratif, une caricature d'un certain type d'Allemand, renfermé, discipliné, solide, gros mangeur, et ne cherchant pas spécialement le contact des autres. Au début Mykola l'avait choisi pour le dégrossir un peu, le secouer. Les progrès en évolution étaient venus lentement. Bartehus apparaissait lent de nature. A chaque fois que Mykola l'avait placé en N°2 de quelqu'un d'autre cela avait été une catastrophe. Il se laissait distancer, n'anticipait pas les manœuvres de son N°1, visiblement il ne serait jamais bon pour protéger les arrières d'un copain. D'ailleurs les autres évitaient de l'avoir derrière eux. Alors il s'était résolu à le prendre avec lui. Et là il s'était produit un phénomène étonnant. Peu à peu Bartehus s'était mis à le coller… Il paraissait rivé à sa queue. Mykola y avait beaucoup réfléchi, faisant un nouvel essai, catastrophique, en le changeant de N°1, pour comprendre que c'était le côté surdiscipliné de Josip qui dictait son comportement. Chargé de protéger le Chef d'Escadrille il obéissait à la lettre. En rigolant les autres disaient maintenant que Bartehus ne laissait pas même une hirondelle se glisser entre son leader et lui ! Désormais Mykola ne se posait plus de question et prenait pour principe qu'il volait seul. Il savait que son N°2 était perpétuellement là. Ce qui, d'un autre côté, ne lui plaisait pas, parce qu'il s'habituait à lui. Lorsque Josip serait abattu ; les N°2 qui restent trop longtemps à ce poste le sont forcément ; lui-même serait affectivement atteint. Et il ne voulait plus souffrir de cette manière…
Ils marchèrent sans un mot, cote à cote, jusqu'aux appareils disséminés. L'avantage du désert Kazakh par ici, était le sol. On trouvait tant de zones absolument plates que l'on se disait qu'il serait possible de se poser en catastrophe n'importe où. Ce n'était pas exact parce que la rocaille abondait. Néanmoins, faire une nouvelle piste était rapide et simple, il suffisait de ratisser une bande, enlever toutes les caillasses avec un engin muni d'une lame devant, et ça faisait l'affaire. Il y avait peu de vent par ici, et les bandes étaient systématiquement tracées nord-sud pour éviter l'aveuglement par le soleil, le matin et le soir, au décollage ou à l'atterrissage. Les grosses installations : ateliers de réparation, stockage de carburant et de munitions, posaient seulement un problème de camouflage. Les tentes ; en tissu peinturluré, donc ; étaient disséminées un peu à l'écart, hormis les tentes d'alerte, près des pistes, les tentes-mess et les tentes-salles-pilotes. Seuls les Chefs d'Escadrons et Chefs mécaniciens, et les Chefs du détachement de protection, bénéficiaient d'un gros camion dont la plate-forme avait été transformée en chambre-bureau. Mais il y faisait encore plus chaud que sous les tentes où dormaient les pilotes et le personnel. On disait que des constructeurs d'automobiles avaient imaginé un système de climatisation dans l'ouest mais, avant que des camions en soient équipés…
Pour la première fois toute la 96ème Escadre était rassemblée sur cinq kilomètres carrés, chaque Escadron à part, avec sa propre piste et son contrôle de piste. Les 392ème et 835ème Escadron, sur FW comme le 951ème, au-delà d'une très légère hauteur et le 1014ème, sur La5, version chasse à l'ouest. Si bien que Violet convoquait assez souvent les Chefs d'Escadron, et parfois d'Escadrille, pour les missions regroupant la 96ème au complet, au lieu de transmettre ses ordres par téléphone. Il aimait les contacts personnels, pour se faire une idée de l'état de ses officiers responsables.
Il était presque 07:00 et le jour était largement levé. Comme chaque matin, ici, le ciel était totalement dégagé, d'un bleu comme on n'en trouve que dans les régions désertiques : profond, sans humidité dans l'air. On ne voyait qu'une traînée, très haute, au sud, comme les restes d'un banc de cirrus barrant le ciel. On ne se posait guère de question sur la météo, au Kazakhstan. Même au sujet de la température. On savait qu'elle allait être écrasante. Les mécanos étaient déjà autour des avions dont les bâches de camouflage, replacées immédiatement à chaque atterrissage, avaient été ôtées.
- Tu ouvres les yeux et tu me suis, fit Mykola à Bartehus en arrivant à son appareil. Si on est séparés, tu rentres en volant près du sol. Tu ne tentes pas d'attaquer, seul, un élément de plus de deux cibles. J'ai besoin de pilotes, pas de héros morts.
Bartehus, comme à chaque fois, hocha la tête en silence et se dirigea vers son avion. Tout en s'installant dans son siège pilote le jeune homme s'interrogea vaguement à propos de son N°2. Que ferait-il dans un combat tournoyant ? Ca ne s'était pas encore produit. Josip ne connaissait pas encore la vraie bagarre. Mykola se répéta, mentalement, qu'il n'était pas chargé de sauver tous les hommes de cette terre, eut un peu honte de cette pensée, et la chassa délibérément de son esprit. Ses mains s'activèrent sur les différents boutons et interrupteurs de son tableau de bord, fit les injections et le moteur démarra sourdement, avec ce bruit désagréable qu'il avait, lui aussi, à faible régime, cognant et donnant l'impression qu'il allait tomber en rade. Jamais il n'avait pu s'habituer à ça et commençait à se dire que son oreille et son cerveau avaient peut être un branchement pervers ! L'idée le fit sourire un instant. Il brancha sa radio et écouta ses deux chefs de section prendre contact avec la tour, installée dans un camion hérissé d'antennes, à la hauteur du milieu de piste. Puis, suivi des trois autres appareils de leur section, ils remontèrent la bande de roulement, un mécano assis sur un bout d'aile, guidant le pilote, qui ne voyait toujours rien vers l'avant avec le long capot moteur, cabré, masquant complètement la vue, et la poussière. Arrivés au bout de la bande, les mécanos sautèrent au sol avant de rentrer à pied vers les installations, et les avions pénétrèrent sur la piste, dégageant d'énormes nuages de poussières.
Ca ce n'était guère discret. Un avion reco chinois devait les percevoir de très loin et pouvait prévenir ses copains. Sur les terrains de Russie les bandes de roulement pour rejoindre la piste de décollage étaient plus discrètes, mais parfois si étroites qu'on ne pouvait y circuler qu'avec, non pas un, mais deux mécanos assis chacun au bout d'une aile pour guider le pilote ! A son tour, manche au ventre, Myko poussa légèrement la manette de gaz pour faire pivoter l'appareil ; qu'un mécano aida à virer en retenant le bout de l'aile gauche, avant d'y grimper en passant par l'emplanture, près du fuselage où le bord de fuite était plus bas, et la longer à quatre pattes, pour aller se mettre en place à l'extrémité, les jambes ballantes dans le vide, et le guider. Puis il commença à slalomer le long de la piste en suivant les indications du gars qui évitait les nids de poule, ou les rochers trop gros, pendant que la première section décollait, par paire, traçant un sillage de poussières derrière elle. La deuxième paire suivait trop près et Mykola nota de passer un savon à son N°1 qui ne devait rien voir et risquait de quitter la piste, avec son équipier, seulement pour faire de l'épate devant le Chef d'Escadrille ! La deuxième section fit de même, bien sûr… Le jeune homme attendit, en bout de piste que la poussière retombe un peu puis appela le contrôle, dont il reçut le feu vert, et mit les gaz. A 07:35 ils quittaient le sol.
Les carreaux 45 à 48 s'étalaient du nord au sud de leurs installations et Mykola décida de commencer par le sud, virant de 180° après le décollage, avant d'avoir atteint l'axe de décollage des pistes des autres Escadrons. En réalité cette dispersion de pistes était une source potentielle de collisions en approche, pour l'Escadre, avec des avions en difficulté revenant à leur terrain et coupant la trajectoire d'autres appareils au décollage. Et Mykola s'en était plaint auprès de Restach qui en convenait et avait à son tour protesté auprès de Violet.
Il leva les yeux pour jeter un œil dans son rétro. Bartehus était là, se balançant doucement à 30 mètres dans sa queue, légèrement à gauche. Maintenant il prenait sa place dès le décollage, alors qu'ils auraient pu voler cote à cote ! Mykola renonça à le lui dire. Ce type faisait en permanence de son mieux, inutile de lui faire des reproches pour ça. Le jeune homme décida de rester à deux cents mètres-sol. A cette heure, ils y étaient bien dissimulés par leur camouflage. Il décrivait de très larges S, au cap sud, à la limite est du secteur à patrouiller. Depuis une semaine, l'Escadron avait rencontré à quatre reprises des détachements chinois. La première fois ils n'étaient pas encore arrivés à portée de tir que l'un des nouveaux avait ouvert le feu, suivi par la plupart des autres, trahissant ainsi leur présence. Les Ki84 avaient plongé si vite, en s'égaillant, qu'ils ne les avaient plus revus. Restach avait poussé une gueulante énorme, à l'atterrissage. Les trois autres fois, ils volaient haut et avaient repéré les premiers des formations ennemies de MiJ2 qui les avaient découverts à leur tour. Et ça avait été une suite de manœuvres tactiques s'annulant les unes les autres sans arriver au contact, à la bagarre. Mykola n'aurait pas agi de manière aussi académique que Restach, mais celui-ci connaissait son affaire. Ce n'était pas un Violet, mais celui-ci était un sacré stratège.
Inlassablement, la tête de Mykola tournait de gauche à droite, ses yeux fouillant le ciel. Il avait considérablement musclé son cou qui lui permettait maintenant de tourner la tête davantage qu'autrefois et de voir loin en arrière, même en accélération, quand la tête donne l'impression de peser une tonne. Tous les pilotes de chasse savaient que 50% du succès ; du retour à sa base, aussi ; reposaient sur la souplesse du cou et la qualité de vision d'un pilote. Tout allait si vite, en l'air. Le ciel était vide et la fraction de seconde suivante deux chinois vous tiraient par derrière ! La qualité de sa vision, justement, était pour beaucoup dans sa réputation pendant la première partie de sa présence au 951ème. Les gars se sentaient en sécurité lorsqu'il était parmi eux. Mais c'était la même chose dans l'Escadron de Hartman, disait-on. Beaucoup des grands chasseurs avaient une vue supérieure à la moyenne. Tous, en tout cas, avaient plus de 10/10ème à chaque œil.
Le ciel était désespérément vide, ce matin. Mykola volait à 310 km/h pour éviter de trop consommer et pilotait pointu, comme aurait dit Binard autrefois, pour diminuer les traînées, effleurant le manche et ne touchant presque pas au palonnier. A ces vitesses on peut se contenter d'agir seulement sur le manche. De temps à autre, le jeune homme consultait sa carte et sa montre puis appliquait sa ficelle sur le papier pour estimer la distance qui les séparait de leur base. Quand ils arrivèrent à l'extrémité sud de leur secteur il décida de monter à 5 000 m. pour venir longer la limite est en remontant vers le nord. La radio n'avait rien révélé non plus. Les deux autres sections n'avaient pas trouvé d'adversaires. Il se dit qu'il aurait dû leur donner la permission de tir sur des objectifs au sol, sur le chemin de retour, pour calmer leur impatience.
Et puis, il crut voir une légère vibration, sur la droite, au sol, vers l'est. Il concentra son regard et, cette fois, distingua, vraiment très loin, deux formes qui défilaient vite sur le fond clair du désert. Beaucoup trop vite pour être des camions ou des chars. Il sut que c'était des avions ennemis avant de distinguer leurs formes, il obliqua d'instinct après avoir battu fugitivement des ailes pour prévenir Josip.
Les cibles suivaient un cap nord-ouest sud-est, venant vers eux, et il estimait leur altitude à 1 000 mètres environ. Et cela déclencha un raisonnement en lui. Où allaient ces gars là ? Ils volaient trop haut ou trop bas pour une patrouille et suivaient un cap direct… Il renonça à y réfléchir et jeta un coup d'œil à son Badin, 320 km/h. Piège ou pas ? Il inspecta longuement le ciel, au-dessus d'eux… Rien. Il calcula une procédure d'attaque : à leur verticale passer sur le dos et piquer pour décrire une demi-boucle vers le bas. L'attaque la plus élémentaire, la première qu'on étudie, en école de chasse. Mais la plus efficace aussi, parce que l'on a de son côté, tous les avantages : l'altitude qui représente une vitesse importante quand on commencera son piqué, la surprise, c'est à dire des cibles comme sur un rail, qui ne changent pas de trajectoire, ne manœuvrent pas. Et la possibilité de tirer de près, la clé d'une victoire sûre. Evidemment ce n'est pas aussi glorieux qu'un long combat tournoyant au bout duquel l'autre encaisse une rafale et tombe. Mais Mykola savait bien, qu'il n'y a aucune gloire à retirer de la mort d'un homme. Fut-il Chinois. Le mieux que l'on puisse faire était de le tuer très vite, de lui éviter de souffrir ou d'être envahi de terreur avant de mourir. Très tôt, il identifia les deux cibles à coup sûr, des Ki84 volant en formation souple, relativement près l'un de l'autre, légèrement décalés.
- "Sentier 2, de Sentier Autorité, tu les as vus ?"
Il se reprocha aussitôt sa phrase. Bartehus ne le quittait pas des yeux, à une distance aussi proche, et ne pouvait inspecter le ciel aussi minutieusement que lui.
- "Vu quoi, Sentier 1 ?"
- "Deux cibles, en dessous à 11:00, assez loin, en rapprochement. On va basculer à la verticale, quand ils passeront dessous, prépare ta machine : plein petit pas, enlève les sécurités et allume le collimateur. Avant d'attaquer, je balancerai les ailes, ce sera le signal. Tu me suis, comme d'ordinaire. S'il y a combat et que tu en vois un dans ta queue tu me préviens, c'est tout. Mais je ne pense pas que ce sera le cas. Ca ira très vite. Tout se passera bien. Regarde seulement comment ça se passe, cette fois."
Pourquoi diable avait-il éprouvé le besoin de le rassurer, Bartehus n'avait pas besoin de ça…
- "Reçu Autorité."
C'était son premier combat mais sa voix était aussi calme que lorsqu'il demandait du rab de purée, au mess. Lui aussi était amateur de purée ! Un nid. Il y avait un nid de bouffeur de purée dans l'Armée de l'Air !
Mykola agita légèrement ses ailes et renversa à gauche, ramenant très vite le manche au neutre en laissant l'avion poursuivre, dynamiquement, la trajectoire qu'il lui avait imposée. Au fil du piqué il vit fugitivement le sol d'abord au-dessus de sa tête, quand il piquait sur le dos, puis en haut du pare-brise, devant ses yeux et, enfin, au milieu, comme s'il fonçait directement vers la terre. La vitesse monta très vite. Quand il tira, doucement, sur le manche elle atteignait 735 km/h. Il sut que même si les Ki84 les repéraient maintenant, son excédent de vitesse lui permettrait de les rattraper, quoi qu'ils fassent. S'il tirait correctement les dès étaient joués. Pendant le piqué il les avait perdus de vue mais les retrouva en visuel, à deux kilomètres devant, quand sa trajectoire s'arrondit, revenant à l'horizontal. Il avait calculé la courbe pour rétablir en dessous de 1 000 mètres, sous eux donc, dans l'angle mort de leur queue, afin qu'ils ne les voient pas approcher. L'exécution, pure et simple, de la manœuvre du manuel. Il mit plein gaz pour entretenir la vitesse.
Tout alla très vite. La différence de Badin était telle que les Ki84 grossissaient à vue d'œil. Mykola se plaça exactement dans la trajectoire du leader, de manière à n'avoir aucune correction latérale à faire et tira lentement sur le manche pour remonter vers les cibles, en réduisant sérieusement les gaz. Ils émergèrent derrière les Ki à une cinquantaine de mètres seulement à peine sous leurs queues. Une petite pression sur le manche pour ajuster… Le croisillon du collimateur centré sur le cockpit et le moteur, Mykola pouvait voir les raccords de peinture de camouflage du plan fixe arrière, tant ils étaient près. Immédiatement le doigt du jeune homme écrasa la détente, sur son manche, et ses quatre canons secouèrent la cellule. Il n'attendit pas l'explosion pour, d'une pression sur le palonnier droit, faire dériver son collimateur vers le second Ki et enregistra, avec sa vision périphérique, la multitude de débris qui remplissaient l'espace où se trouvait le premier chasseur chinois, l'instant d'avant. Il vit sa seconde rafale pénétrer dans le fuselage du deuxième Ki 84 et le déchiqueter allant jusqu'au moteur qui lâcha une épaisse fumée blanche avant d'exploser. Des débris volèrent et quelque chose frappa le plan gauche de l'appareil de Myko. Sans gravité, apparemment. Un œil dans son rétro. Bartehus était là. Un autre coup d'œil, général, vers le ciel audessus, toujours vide et il tira sur le manche pour remonter en une ressource elliptique afin de surveiller que le ciel restait vide.
Il rétablit à 5 000 et appela :
- "Où en es-tu de ton carburant, Sentier 2?"
Les N°2, souvent obligés de toucher à la manette des gaz pour ajuster leur vitesse à celle de leur leader, consomment toujours plus que celui-ci. On doit donc fixer la durée d'un vol en fonction de la consommation de l'ailier. Josip ne répondit pas aussi vite qu'à l'ordinaire. Il devait digérer ce qu'il venait de voir. D'ailleurs sa voix était un peu moins grave, moins paisible, quand elle se fit entendre :
- "Il me reste douze minutes de vol, Autorité."
Temps de rentrer.
- "Contrôle de Sentier 1, deux Ki84 détruits dans le carré 47, limite est. Nous rentrons, terminé."
Le contrôleur régional ne répondit que par deux courtes interruptions de la porteuse. Il limitait toujours au maximum ses interventions pour éviter de se faire localiser par radiogoniométrie. Ca se produirait, bien sûr, et il faudrait mettre en place une protection anti aérienne en permanence mais autant en retarder le moment. Dans cette région et dans ces circonstances, difficile de bâtir une construction en dur pour les contrôles régionaux. D'autant qu'ils bougeaient assez fréquemment. Sur le chemin du retour Mykola songea à ce qui venait de se produire. C'était son premier combat depuis le drame. Enfin un combat, disons plutôt la première fois qu'il se retrouvait, de près, avec des chasseurs ennemis. En faisant un retour en arrière il lui sembla qu'il avait été une sorte de machine pendant l'attaque, rien de plus. Une machine qui tourne bien et fait son boulot. C'est tout. Auparavant, avant le drame du dernier combat ; dans les mêmes circonstances ; il aurait ressenti quelque chose, n'importe quoi, de l'excitation maîtrisée, mais quelque chose. Là rien.
Peut être était-il sur la bonne voie, celle où il ne souffrirait plus ? Il avait conscience de perdre quelque chose d'essentiel, de vital pour son âme, pour sa sensibilité, dans cette attitude. Mais une guerre n'est pas le lieu pour cela. Il faut être un Céline pour enrichir une part de soi-même dans une guerre, même si cette part est bien noire. Il avait mis longtemps à le découvrir, il avait payé le prix. Céline aussi, probablement.
Ils se posèrent comme à l'ordinaire, sans tonneaux de victoires comme on le pratiquait souvent. Après avoir rejoint son emplacement, le jeune homme laissa son avion aux mécanos qui allaient refaire les pleins, remplacer les obus tirés et placer la bâche de camouflage, et demanda un véhicule pour aller directement rendre compte à Restach qui devait être dans une tente-alerte de la 96ème, à cette heure. Une idée commençait à poindre dans son crâne. Il fit un signe de la main à Bartehus qui se dirigeait vers la tente d'alerte. Josip allait raconter ce qui s'était passé aux autres. Quelque chose dans sa démarche, montrait qu'il était encore agité par ce qu'il venait de vivre. Myko avait vu que ses deux autres sections étaient rentrées elles aussi, mais il n'y avait aucune traînée noirâtre le long de leurs ailes. Leurs armes n'avaient pas été utilisées.
Restach et Violet étaient dans la tente de commandement de l'Escadre, avec les cartes déployées et des téléphones de campagne posés sur deux tables. Un chef d'Escadre devait être en liaison directe avec chacun de ses quatre Escadrons, avec le Groupe de Chasse et l'Etat-Major régional.
Violet le vit le premier et sourit :
- Un bon vol, Mykola…
Il était le seul, désormais, à l'appeler par son prénom. Gérard, son vieux copain de la formation, en Grèce, avait été muté après blessure, bien avant son retour. Et il ne restait plus de Darwiniens…
-… et deux victoires bienvenues pour l'Escadre. Le Groupe me disait justement qu'on se la coulait douce, ici.
- Deux victoires sans gloire, répondit le jeune homme sans sourire en retour. Du tir à la cible.
Le visage de Violet devint grave.
- Mais avec une approche maîtrisée, Capitaine. Il ne faut rien oublier, jamais rien en vol. Restach je vous le renvoie très vite, je dois parler au Capitaine Stoops.
Restach acquiesça de la tête et sortit.
Violet alluma une cigarette et s'appuya au dossier d'une chaise de toile.
- Racontez,
Mykola.
Il fit le récit du combat, à partir du moment où il avait repéré un mouvement insolite, en direction du sol.
Avant de gagner la base de tests et de remise à niveau, et après avoir reçu ses ordres, à Odessa, Myko avait obtenu de rencontrer Violet sur la base arrière où il entraînait l'Escadre reformée. Il voulait lui demander conseil et lui dire ce qui s'était passé, le jour où il avait perdu son Escadrille. Violet l'avait laissé parler puis, lui avait conseillé de revenir à son Escadron, plutôt que de demander une autre affectation, qu'il lui gardait sa confiance. Myko avait alors raconté par le menu au Commandant d'Escadre par où il était passé. Violet avait hoché la tête, disant qu'il savait tout cela, qu'il s'était tenu au courant auprès des médecins de l'armée, pendant l'absence de son Chef d'Escadrille. Il avait terminé, le regardant fixement, en répétant qu'il voulait que Mykola revienne au 951ème, s'il était déclaré apte au combat, mais que le jeune homme était libre de son choix. Il avait accepté, évidemment.
- Apparemment c'était un combat facile, dit-il quand Myko eut terminé le récit de la mission. Mais combien de vos pilotes auraient réussi l'approche, excités comme ils l'auraient été ? C'est pour ça que j'ai voulu que vous reveniez à l'Escadron. Votre expérience, si elle ne vous paraît pas suffisante, est inestimable, Mykola. Parce que la maîtrise de soi fait tache d'huile. Si certains de vos pilotes se trouvent dans les mêmes circonstances, dans quelques jours, ils se souviendront de la façon dont vous avez procédé. Je crois que je vous l'avais dit quand vous nous avez rejoint pour la première fois, il y a presque dix-huit mois, on en apprend autant de la bouche des autres que personnellement, en vol. Ce combat va être raconté dans toute l'Escadre. Ce sont nos premières victoires ici, depuis notre retour au front, elles vont prendre un relief plus important, de ce fait. Cela veut dire que cent pilotes seront impressionnés par le récit que vous aurez fait du déroulement des manœuvres. Des pilotes qui, un jour ou l'autre le raconteront à d'autres. Ne prenez pas ces victoires à la légère, Mykola. Ne pensez pas non plus aux pilotes chinois, ils venaient de faire leur boulot, vous avez fait le vôtre. Personne ne peut rien y changer… Il n'y avait qu'une chose que je craignais, quand vous êtes revenu. Que vous vouliez venger les pilotes disparus. Que vous deveniez une machine à abattre des avions en ne vous préoccupant plus de vos gars. Qu'ils se débrouillent pour vous suivre. J'ai fait confiance à votre nature. Vous avez changé de style de commandement, c'est vrai. J'ai noté votre froideur apparente… et je l'approuve. J'avais remarqué votre sensibilité, auparavant, j'appréhendais un peu ce qui vous est arrivé. Peut être est-ce votre jeunesse, vous n'aviez pas compris qu'il faut du recul pour commander. Et j'avoue que je n'ai pas eu le temps, ou simplement pas su vous le dire. L'Armée de l'Air connaît ces situations. Pourquoi croyez-vous que souvent on mute un officier qui franchit un grade ? Pour éviter qu'il connaisse trop bien les hommes qu'il doit emmener au combat et redoute de les perdre. Cette guerre ne nous permet pas souvent de respecter les amitiés de chacun et nous sommes beaucoup à le regretter. Mais il faut agir efficacement avant tout, sans se soucier de la sensibilité de chacun. Pensez-vous que j'ai bien pris de perdre les 8/10ème de l'Escadron dans les quatre mois qui ont suivi ma prise de commandement du 951ème ? Je ne me suis attaché qu'à une chose, ne rien montrer sinon de la colère devant nos mauvaises manœuvres. On ne dira jamais assez combien la colère est une aide pour ceux qui ont des responsabilités… Comment ça va avec Restach ?
Mykola fut surpris du changement brutal de sujet, et de la question elle même. Ce n'était pas le genre de Violet d'interroger un gars sur son patron.
- Bien Colonel.
- Répondez-moi, Capitaine fit Violet, sa voix plus sèche, soudain.
- Il… il n'a pas votre sens tactique, Colonel. Pour le reste ça va.
- Mais vous ne commanderiez pas l'Escadron de la même manière, n'est-ce pas ?
- Je n'y ai jamais pensé.
- Tôt ou tard il le faudra. Quel âge avez-vous maintenant, je m'y perds avec votre visage d'étudiant.
- Vingt ans, Colonel. J'avance vers les 21.
Violet sourit.
- Vous êtes en retard sur Walter Nowotny, il vient de passer général ! Mais légèrement en avance sur Guynemer et Fonck. Les guerres ne se ressemblent pas… Bon vous aviez quelque chose à me dire ?
Mykola fut stupéfait. Comment ce type avait-il fait pour deviner…
- Ces deux Chinois, Colonel… Il y avait quelque chose d'anormal dans leur vol. Après coup, je me suis dit qu'ils avaient l'air de rentrer de mission. Qu'ils étaient sur une route utilisée chaque jour. Que c'était la raison pour laquelle ils ne surveillaient plus le ciel.
- Et alors ?
- Alors je me demande s'il n'y a pas un terrain chinois par là, dans cet axe.
- Et vous voudriez y faire un saut, de temps en temps ?
- C'est ça, Colonel.
- D'accord. Mais vous prenez une paire, en protection.
- C'est à dire… si j'ai une paire, au-dessus, elle sera repérée et c'est elle qui sera en danger.
- Parce que vous voulez voler près du sol ?
- Oui. C'est, paradoxalement, le plus sûr.
- Les cibles seront beaucoup plus difficiles à repérer depuis la basse altitude. Mais c'est vrai que vous avez une sacrée vue, je m'en souviens bien. D'accord, vous avez raison ce serait trop dangereux pour l'autre paire. Alors je veux votre parole que vous ne vous éternisez pas dans le coin. Soit vous rencontrez des cibles tout de suite ; y compris si vous découvrez le terrain ; soit vous rentrez. Vous ne vous exposez pas aux tirs de leur DCA. Nous sommes d'accord ?
- Oui, Colonel.
Dès le soir Mykola y retourna, découvrit un terrain, qui ressemblait terriblement aux pistes Européennes, et abattit un vieux Zéro dans les mêmes conditions. Désormais il prit l'habitude d'y aller chaque fois que son Escadrille n'était pas en mission et qu'il n'était pas trop fatigué.
Dix jours plus tard il obtenait ses 97 et 98ème victoires.
***
Encore en tenue de vol, Piotr entra dans la tente d'Etat-Major divisionnaire, près de Tambov, à l'est de Lipeck, dont il revenait précisément. Des codes à mettre au point.
Il y avait là-bas de gros engins de travaux bloquant la voie de circulation qu'il devait remonter, perpendiculaire aux deux grandes pistes, et la tour lui avait demandé d'attendre sur place. Il était resté là un quart d'heure à fulminer. Il était encore en rogne quand, un peu plus tard, dans les bureaux de la Base il avait vu des plans de travaux étalés sur une table, des bleus. Des années qu'il n'en avait plus vus. Il se pencha, intéressé et vit qu'il s'agissait d'un réaménagement des installations. Du coup il attira un siège pour les examiner à l'aise.
- Ca vous intéresse ? fit bientôt une voix.
Il se retourna découvrant un Capitaine du génie d'une quarantaine d'années, plutôt bedonnant, accompagné d'un type assez âgé, en civil, petit sec, une moustache blanche. De dos ils n'avaient pas vu ses galons, placés sur la poitrine.
- Oui, dit-il, toujours assis, mais en se retournant… Je me demandais pourquoi on ne rallonge pas la voie ouest, ici, pour longer les abris ?
- Vous savez lire les plans à l'envers ? demanda le civil, vaguement intrigué.
- Oui… De même que je trouve les abris anti-aériens un peu étroits, on ne pourrait pas y loger deux bombardiers lourds. Dommage de gâcher une bonne occasion.
Le Capitaine avait légèrement rectifié la position en le voyant de face.
- Les ordres, Colonel. Abris standards.
- Bon Dieu qui les pond ces ordres ?
- L'Etat-Major.
- Et ils ne peuvent pas se faire conseiller, là-bas ? grognat-il.
- Vous connaissez un peu la construction, Colonel ? fit le civil.
- Un peu. Ecole des Travaux Publics de Minsk.
Le civil avança d'un pas et tendit la main.
- Je m'appelle Emmanuel Calogirou, je dirige la Compagnie des Grands Travaux de Larissa, en Thessalie, Grèce. C'est nous qui avons le contrat de l'Armée de l'Air en Russie. Votre avis m'intéresse, Colonel. Ces abris ?
- Trop petits pour des bombardiers de passage, trop grands pour des chasseurs. En ricochant, une seule bombe en pulvériserait dix. Et sans une voie renforcée, des bombardiers seraient trop lourds et ne pourraient même pas avoir accès aux abris.
- Les bombardiers ne viennent jamais par ici, fit le type du génie, nous ne sommes pas terrain de dégagement.
- Je le comprends bien, Capitaine, mais vous ne pouvez pas préjuger de l'avenir. Et après-guerre ? "Commander c'est prévoir", on nous le ressasse assez. Quitte à construire quelque chose, autant voir plus loin. On ne fait pas des travaux pareils pour l'immédiat seulement. Il faut laisser une chance de pouvoir seulement modifier, ensuite, et pas tout reconstruire. Il n'est guère plus long de couler davantage de béton sur les voies.
- Vous avez dit que vous travailliez où, avant la guerre, Colonel ? demanda le civil.
- Je ne l'ai pas dit, Monsieur. Je sortais de l'école quand la guerre a éclaté. Après toutes ces années je ne serai plus capable de dessiner un pont quand elle s'achèvera.
- J'aime bien votre façon de concevoir des travaux, Colonel, de voir loin. Si vous ne vous souvenez plus comment on calcule un pont, ce dont je doute quand même, vous sauriez parfaitement concevoir des Bases, non ?
Surpris Piotr hocha la tête.
- Pour ce qui est au sol, et tout ce qui touche à l'aviation, il n'y a pas de problèmes, oui.
- Savez-vous que vous m'intéressez, Colonel ? dit Calogirou. Ma société a beaucoup grandi, l'Armée de l'Air paraît satisfaite de nos réalisations et nous nous spécialisons dans ce domaine. Bref, après la guerre, l'aviation va prendre une importance énorme, je le sens bien. J'aurai besoin de gens qui connaissent à la fois le métier et les contraintes de l'aviation, qu'elles soient militaires ou de commerce. Ingénieur et Colonel navigant, oui, vous m'intéressez, Colonel. Je vais vous laisser mes coordonnées. Après la guerre, faites-moi signe. Ce n'est pas une parole en l'air, j'aurai besoin d'hommes ayant votre expérience.
Au retour Piotr était encore sous le coup de cette conversation. C'est vrai que c'était les immenses ponts qui l'avaient toujours fait rêver ; rêve de gosse, probablement ; mais concevoir des aérodromes civils, des grandes Bases…
Tout se passa bien, pendant le vol, mais il n'était pas assez attentif, il le sentait bien. Il se souvint in extremis de sa convocation chez son patron.
Le Général Asteanos était en train de discuter avec deux Colonels penchés sur une carte et il resta près de l'entrée pour attendre. Asteanos se releva, grimaça un peu en se tenant les reins et le vit. Aussitôt Piotr avança d'un pas et salua.
- Vous m'avez demandé, Général, commença-t-il très vite, et justement je souhaitais vous voir pour…
- Ah oui, hein ?… Lieutenant-Colonel Kalemnov vous m'emmerdez ! dit l'officier en laissant monter sa voix. Vous comprenez ça, vous m'emmerdez ! Vous avez encore ramené une épave, avant-hier, m'a-t-on dit. Bravo, tout le monde sait que vous êtes un très bon pilote, vous n'avez plus à le prouver. Les Ju87 de l'autre fois montrent même que vous savez tout faire. Vous feriez voler un fer à cheval, je le sais, mais ce n'est pas ce qu'on vous demande, Bon Dieu ! Vous avez été abattu une fois, vous venez de ramener votre sixième appareil hors d'usage, vous êtes un danger pour nos appareils, Kalemnov ! Vous êtes encore plus dangereux pour nos avions que Monsieur de Saint-Exupéry qui écrit si bien et pilote si mal ! Vous êtes adjoint opérationnel du Commandant d'Escadre, votre boulot est de diriger sur place les attaques au sol, pas de plonger vous même dans la bagarre. Vous avez un score remarquable de chars détruits mais nous avons beaucoup de jeunes pilotes qui peuvent prendre la suite, alors que nous avons peu d'officiers supérieurs capables de coordonner des attaques générales sur un front, je vous ai déjà dit ça, Bon Dieu ! Qu'est-ce que vous cherchez, que je vous interdise de vol ? C'est ça, Colonel ?
Piotr savait combien Asteanos était coléreux et ne pipait pas, raide, le regard sur un mât de la tente.
- Et qu'est-ce que vous vouliez me demander encore ? Un appareil neuf ?
C'était l'ouverture, Piotr fonça, quittant le garde-à-vous sans y être autorisé.
- Non, Général, c'est tout autre chose. Il s'agit du front central, au Kazakhstan où nos blindés font une percée. J'ai un cousin qui se bat là-bas, dans les blindés et qui suggère, dans une lettre, quelque chose d'intelligent, il me semble.
- Qu'est-ce que vous me dites ? Vous voulez être muté sur le front central ? Mais bravo Kalemnov. Vous voulez dire que nous serions débarrassés d'un tueur de P 38? Que vous iriez casser des machines ailleurs, parfait, mon vieux, parfait…
Le numéro d'Asteanos était très apprécié à l'Etat-Major et ses officiers en étaient ravis, du moins quand ils étaient témoins et pas pris à partie ! On disait que, quelque fois, il pouvait tenir dix minutes à engueuler un pauvre diable d'officier. On ne l'avait jamais vu passer un savon à un soldat ou un gradé. Il gardait sa rogne pour les officiers, supérieurs de préférence ! Il y avait sûrement une explication à cela mais personne ne l'avait découverte. D'un autre côté c'était un remarquable tacticien et par ailleurs, il défendait ses hommes avec la même outrance.
Piotr eut une idée de génie :
- Je suis à vos ordres, Général, mais j'aurais besoin de votre aide.
Ne pas se défendre était tellement insolite pour Asteanos qu'il dévisagea Piotr en fermant les yeux à demi, comme s'il cherchait le piège.
- Qu'est-ce que vous voulez Kalemnov ?
- Voilà, Général. Nos blindés avancent bien, dans le désert, et pourtant ils y trouvent des surprises. Récemment…
Il fit le récit du combat d'Alexandre et de son idée de faire reconnaître, en permanence, le terrain par des missions aériennes pour déjouer des pièges.
- Oui, finit par dire Asteanos, c'est une affaire de reco, pas d'attaque au sol.
- Si vous me le permettez, Général. Nos pilotes de P 38 sont les meilleurs experts en matière de chars. Ils sont capables de deviner où se cache un Panther simplement en fonction de la végétation ou du relief. Ils peuvent identifier la découpe du flanc d'un Pz IV avec moins de deux mètres de tôle. Ils sont les meilleurs tacticiens des chars.
- Et alors ?
- Alors je pensais à un certains nombre de P 38 spécialisés dans la fouille du terrain, à moyenne ou basse altitude, devant nos colonnes, non pour attaquer les chars chinois, mais pour décrypter les mouvements ennemis, déceler les formations et renseigner nos troupes. Ils pourraient utiliser des appareils allégés au maximum, de manière à emporter beaucoup d'essence, affinés aussi par le retrait des rampes de lancement de fusées, et rester longtemps en l'air, mais en gardant leurs canons pour se défendre contre la chasse ennemie. Allégés ils auraient également une marge de vitesse suffisante pour se mettre à l'abri, dans ce cas. On pourrait imaginer des patrouilles de deux, l'un surveillant le sol, l'autre le ciel, se complétant, en somme. Et capables de rester en vol pendant une grande partie de la journée avec leur autonomie.
Les yeux d'Asteanos étaient devenus des fentes. Il ne quittait pas Piotr du regard, assimilait tout ce qui venait d'être dit.
- Pas de rampes de fusées donc pas d'attaque de chars dites-vous ?… Ca c'est un boulot pour vous, Kalemnov. Bon Dieu je serai enfin débarrassé du plus grand danger qui menace nos P 38 !…
Il s'interrompit et fit quelques pas sur le côté, le visage baissé.
- Par ailleurs votre idée n'est pas si idiote… Il faut que je réfléchisse à ça. Affinez la, de votre côté, mettez-la par écrit et je vous ferai venir. En attendant plus de mission… C'est normal pour un homme qui a en tête un plan tactique, n'est-ce pas ?
En sortant de la tente Piotr se dit qu'il avait échappé au pire. Cette fois il avait bien pensé être cloué au sol. C'était vrai qu'il avait encore eu un coup de sang en voyant des P 38 et La5 se faire descendre les uns après les autres, l'avant veille au matin. Il réagissait mal, il le savait. De plus en plus mal, en réalité. Il avait déjà craqué une fois, après avoir été abattu, et ses quatre victoires, faciles, sur les Stukas ne l'avaient pas sauvé de sa fureur de détruire des chars. La veille il avait encore ramené une épave… Il avait de la chance qu'on ait besoin à ce point de types expérimentés pour l'attaque au sol. Cette fois c'était pire. Il s'en rendait compte à chaque fois qu'il était touché mais ça ne faisait que renforcer sa rage, comme si l'état de son appareil n'entrait pas en ligne de compte et il continuait d'attaquer, de plonger, de slalomer au ras du sol. Seul, parfois, incapable de se maîtriser. En venant voir le Général il n'avait pas eu l'idée de plaider la cause d'Alexandre mais, en y réfléchissant à froid, maintenant, il se dit que c'était peut être la seule chance qui lui restait de continuer à voler. Quand Asteanos prenait un gars dans le nez celui-ci était fichu.
Le lendemain il ne vola pas. D'une part il n'y avait plus d'appareil de réserve mais il voulait aussi montrer sa bonne volonté en obéissant au Général. Alors il commença à tout mettre toutes ses idées sur le papier. Une idée en entraînant une autre, s'efforçant de tout prévoir tactiquement, mais aussi au niveau de l'organisation, du matériel, du personnel, il rédigea un rapport de dix pages, illustré de dessins.
C'est le jour suivant qu'il fut convoqué, le soir tard. Il vint avec son rapport, qu'il fit remettre une heure avant celle de la convocation.
- Vous prenez des risques inconsidérés, Kalemnov, attaqua immédiatement Asteanos, quand il le reçut enfin. Je sais que vous aimez ça en vol, mais là, dit-il en agitant le rapport que Piotr reconnut, c'est nouveau. Un aspect de vous que je ne connaissais pas. Vous êtes un homme bien surprenant, Colonel et cette fois je vais me débarrasser de vous définitivement. Je n'aime pas trop non plus les hommes imprévisibles ! Cette idée de reco en avant de nos chars sera la bienvenue à l'Etat-Major interarmes de la 14ème Armée. Les propositions que vous faites dans ce rapport tiennent la route, je le reconnais et m'en félicite, vous m'ôtez tous scrupules à garder un casseur de matériels ! En tout cas, l'Etat-Major Général fonce. On vous le confirmera à Kiev, où vous allez vous présenter dès que possible, il semble que l'on va vous confier la mise sur pied d'une Escadre chargée de faire ces recos sur le champ de bataille et d'établir la technique à employer, les liaisons avec le sol etc. Cela veut dire des galons pleins de Colonel, et ça, c'est plutôt mérité, je dois le reconnaître. Mais vous n'allez pas avoir le temps de profiter de Kiev, je vous préviens, là-bas ils veulent des résultats, tout de suite. Ils vous renverront sur le terrain, au Kazakhstan probablement. Vous n'avez pas intérêt à leur casser du matériel, ils n'ont pas ma patience. Et vous me laissez votre appareil de remplacement ici, vous gagnez Kiev par une liaison ! Filez, maintenant.
***
Mykola avait envie de dire que c'était un cas classique. Une vingtaine de Ki61 au-dessus, et autant de Ki84 en dessous. Les deux formations ondulaient, flairaient la proie mais hésitaient à lancer l'attaque. Le jeune homme savait ce que Violet aurait fait. Un simulacre d'attaque des chinois du dessous, qui y aurait mis la pagaille, et une remontée plein gaz vers ceux qui verrouillaient le plafond. De toute façon le heurt à un contre deux était inévitable, autant prendre l'initiative. Mais Restach ne réagissait pas, n'intervenait même pas à la radio. Pourtant les pilotes avaient besoin d'entendre quelque chose, un mot d'encouragement au besoin. D'instinct, il pressa le bouton d'émission, sur son manche :
- "Sentier 1, vérifiez vos collimateurs et que vos moteurs sont bien au petit pas", dit-il de sa voix habituelle, assourdie derrière le masque à oxygène avec le micro incorporé. On aurait dit que les mots venaient de servir de déclencheur, la formation du dessus plongeait.
- "On fait face", lança Restach.
Tout le monde tira sur le manche en mettant les gaz, mais pas forcément dans la même seconde. La belle ordonnance de l'Escadron, qui n'avait pas été préparée à cette manœuvre précédemment, s'effrita. Dans son rétro Mykola vit que dans l'ensemble la 1ère l'avait bien suivi, mais il y avait un trou avec la 2. Les premières rafales tombèrent de la verticale et ce fut du chacun pour soi. Il avait poursuivi sa ressource tirant au passage sur une silhouette qui le croisa à une vitesse relative de 1 100 km/h… A cette allure là, toucher tenait du miracle. Il rétablit d'un demi tonneau et, suivi de son N°2, plongea immédiatement dans la bagarre. Ce ne fut qu'une succession de virages, si serrés que des filets de condensation se formaient au bout des ailes, de coups de manches brutaux, de dérobements hasardeux ; piloter efficacement dans cette mêlée était impossible et il était de mauvaise humeur. La radio était encombrée de hurlements excités, d'avertissements incompréhensibles. Josip le suivait sans être distancé et cela, au moins, était positif. Au maximum de correction il tira machinalement une courte rafale sur un Ki, dont un obus toucha l'extrémité de l'aile. Laquelle fut raccourcie d'un bon mètre ! Pas le temps de vérifier si l'avion tombait ; ce qui était néanmoins probable ; il enchaînait sur un virage à gauche en montant, donnant de grands coups de pieds dans le palonnier pour casser sa trajectoire. Bartehus lui avait dit un jour où il devait être spécialement bavard, qu'il prenait des virages octogonaux…
Sans savoir comment, il se retrouva hors de l'essaim et aperçut, à l'écart, un FW et un Ki qui convergeaient l'un vers l'autre, en vol horizontal, au-dessus de la mêlée principale. Le Ki commença à tirer le premier, de trop loin, et le FW l'imita aussitôt. Les deux avions volaient à la puissance maximale et se rapprochaient à une vitesse folle l'un de l'autre. Mykola eut un pressentiment en distinguant soudain l'immatriculation du chasseur européen : H 10, Restach. Le Commandant n'était peut être pas un stratège de premier ordre mais il était sacrément courageux. Il ne cèderait pas… Ils furent vite si proches qu'ils ne pouvaient plus rompre l'engagement. Sous le feu de l'adversaire celui qui tirerait sur le manche ou le pousserait, pour se dérober offrirait, pendant une fraction de seconde, toute la surface de son appareil aux obus de l'autre ! Il serait forcément touché !
Restach ne céda pas… Les deux avions se percutèrent dans un formidable nuage brillant, au cœur teinté de noir.
Dans son habitacle, Mykola fut plus choqué par cette collision silencieuse que par la disparition de son supérieur. Cette mort était tellement absurde qu'il fut en colère contre Restach ! De cette colère qui lui venait parfois, maintenant. Froide, lucide, presque argumentée… Un geste fou, de courage, oui, mais qui servait à quoi ? Personne n'avait jamais douté du courage du Commandant, il n'avait rien à prouver. Mais sa mort était un cadeau aux Chinois. Il valait infiniment plus que le pilote qu'il avait emmené avec lui dans la mort. Une mort pour une mort ce n'était pas suffisant, on le savait bien. Les Chinois étaient si nombreux que ce calcul simpliste les laissait vainqueurs de l'Europe ! Vainqueurs dans une partie du monde dépeuplée mais vainqueurs. Eux qui voulaient de l'espace, ils en auraient. Il ne sentit pas son regard durcir, ne fut pas conscient de la façon dont sa main serra le manche. Il tourna les yeux vers le bas et respira fortement, puis son avion bascula sur la droite et il chercha des yeux le Ki qu'il allait détruire. Pour faire son boulot, rétablir la balance que Restach avait fait pencher du côté Chinois.
Ce fut un piqué à la verticale, le moteur hurlant et il localisa une cible en voyant un Ki84 suivre un FW qui virait tantôt à droite tantôt à gauche, en restant à la même altitude. Le gars était perdu, avait tout oublié des manœuvres d'évasion et son poursuivant anticipait les évolutions. Pour une fois Mykola, très concentré, tira de loin, près de 400 mètres. La cellule de son appareil, les ailes surtout, terriblement secouées par le départ des coups. Pourtant ses obus frappèrent exactement là où il le voulait, à l'emplanture de l'aile droite. Il eut le temps de voir la courte aile se replier vers le haut. Déjà son regard était attiré par un Ki qui poursuivait un FW TA dont le vol désordonné, mais maîtrisé, épuisait les munitions de son poursuivant. Le jeune homme corrigea du pied gauche et, en fort dérapage à droite, lâcha une rafale soulignée par la gerbe de traçantes de sa mitrailleuse de calage de tir. Les premiers obus passèrent devant le nez du chasseur ennemi qui pénétra, de lui-même, dans la gerbe, venant y chercher sa fin. Le moteur explosa dans une boule de feu au moment où l'appareil de Mykola, déséquilibré par le dérapage trop accentué, décrochait sur la gauche ; l'aile déventée ; partant dans une vrille brutale, qu'il stoppa avant la fin du premier tour en pensant à Bartehus. Inutile de lui compliquer encore le pilotage. Levant les yeux vers le rétroviseur Mykola aperçut un ciel vide…
- "Josip, ça va ?" lança-t-il immédiatement.
- "Ca va, Sentier 1, un peu secoué. Je vous ai perdu … Je suis accroché par deux Ki84."
Mykola regarda autour de lui. Impossible de reconnaître quelque chose dans cette confusion d'avions, de traçantes venant de partout. Il connaissait si bien son ailier qu'il eut une idée. Il allait le guider sans le voir.
- "Met plein gaz et grimpe sec"
Il se rendait compte que sa propre manœuvre était imprudente mais il en prit le risque, stabilisant son appareil pour faire un tour d'horizon. Il ne put voir son N°2, parmi les appareils qui tournoyaient et entama une série de zigzags secs en tournant la tête pour surveiller également ses arrières. Un Ki84 avait l'air de s'intéresser à lui mais il était loin.
- "Manche à gauche tout réduit, lança-t-il alors. Plonge et remets plein gaz."
Des yeux il cherchait toujours en se disant qu'il n'avait aucune chance de le distinguer.
- "Tes pieds, fais marcher tes pieds", dit-il encore, à l'inspiration.
Et puis la voix de Bartehus revint.
- "Ca y est ils m'ont perdu. Où êtes-vous Sentier 1, je ne vous vois pas"
- "Grimpe, je t'attends" répondit-il en mettant à son tour le manche au ventre et en repoussant les gaz au tableau.
Personne ne l'avait suivi quand il parvint au-dessus de la bagarre qui paraissait prendre du volume. Il reconnut alors un La5 en virage serré, plus bas. Ils avaient reçu du renfort…
- "Sentier 1 à tous, dégagez-vous par le bas et rentrez en vol rasant sans ralentir."
Il répétait son ordre quand un FW apparut sur la droite, Bartehus. Il manquait trois pilotes, au terrain. Restach, un gars de la Deux et un de la Une. Paradoxalement ils se tiraient plutôt bien de ce combat, le plus sévère dans lequel l'Escadron avait été engagé depuis son arrivée. Les avions venaient d'être ravitaillés et les pilotes, assis dans la tente d'alerte, silencieux, démoralisés, buvaient des boissons rafraîchies tant bien que mal plutôt que fraîches, quand Violet appela pour convoquer Mykola à l'Escadre. Il avait emmené les deux autres Escadrons dans une longue mission, cette après-midi et devait à peine rentrer.
- Comment ça s'est passé ? demanda-t-il dès que Mykola l'eut rejoint dans la tente de commandement, vide de visiteurs.
- Une passe frontale, répondit Mykola qui avait compris. Aucun n'a dégagé.
- Vous l'avez vu ?
- Oui.
Le Colonel se retourna pour allumer une cigarette et souffla longuement la première bouffée. A son tour il s'était mis à fumer…
- J'aurais souhaité vous laisser plus de temps, Capitaine, dit-il, assez officiel. Bien entendu vous prenez le 951ème… Ne changez rien à votre comportement et ne vous posez pas de question à ce sujet. Vos pilotes s'adapteront à votre façon de commander. Croyez moi ça ne les perturbera pas. Ils savent que vous êtes l'un des plus jeunes d'entre eux, mais c'est le pilote qu'ils côtoient depuis l'entraînement, qui va prendre le commandement, pas le garçon de vingt ans. D'ailleurs, vous n'avez plus le visage d'un garçon de vingt ans… Je vous confirmerai votre nomination par écrit, une nomination par interim, et pas provisoire, en attendant la confirmation de la Division. Votre quatrième galon arrivera bientôt. Tôt, à mon avis, en raison de votre score de chasseur, qui s'élève chaque jour en ce moment avec vos patrouilles de fin de journée près du terrain chinois de… Zarkham, c'est ça ?… A ce propos vous avez remporté des victoires, aujourd'hui ?
- Deux sûres. Un endommagé.
- Vous en êtes à 100… ou 101, c'est ça ?
- Oui, Colonel.
- De très loin le meilleur score du Groupe d'Escadre…
J'espère que nous vous garderons assez longtemps à la 96ème, l'Etat-Major a l'air de vouloir regrouper les meilleurs chasseurs dans des Escadres d'élite. Comme le font les Chinois.
- Je suis très loin des palmarès des meilleurs, Colonel. Herman Graf a obtenu 47 victoires homologuées en 17 jours, entre mai et juin, Joahannes Wiese a remporté l'an dernier 12 victoires en une seule journée, Marseille a eu un palmarès fantastique. Et eux mêmes sont loin de "Bubi" Hartmann, Barkhom, Rall ou Batz. Mais, de toute façon, je ne suis pas absorbé par cette notion de palmarès. Je trouve que ça ressemble trop à une guerre personnelle. L'idée est, pour moi, malsaine.
- C'est peut être le cas de certains des cracks mais ne généralisez pas. On dit que Rall ne sait jamais où il en est et que ce sont ses pilotes qui font le total. Mais je vous approuve, on pourrait être tenté de prendre des risques injustifiés pour avancer rapidement vers le cap des cent cinquante, par exemple.
Mykola reçut le message sans répondre. Par ailleurs c'était vrai qu'il n'était pas obsédé par son tableau de chasse et Bartehus en était plus fier que lui.
- Une dernière chose, fit Violet. Vous accédez à un commandement total, vous êtes le patron d'une unité. Vous allez vous retrouver seul. C'est à vous de prendre les décisions, au sol comme en vol. Habituez-vous à cette situation le plus vite possible, ménagez-vous délibérément des moments de réflexion même si, au contraire, vous avez envie de la compagnie de vos camarades. Le mess c'est très bien, mais votre camion-bureau vous permet mieux de réfléchir aux faiblesses de tels ou tels de vos hommes et à leurs tendances. Vous ne garderez l'efficacité de votre Escadron qu'en sachant exploiter leurs forces aussi bien que leurs faiblesses. C'est un tout indissociable… Pas de chasse libre demain, je vous enverrai en mission, à plusieurs reprises, afin que l'ensemble de votre Escadron s'habitue à votre voix, à vos commandements. Après-demain reprenez vos petites missions personnelles de fins d'après-midi si vous les jugez acceptables. Et, pendant que j'y pense, sachez que l'on va bientôt déménager de nouveau.
- Toute l'Escadre ?
- Oui, des remarques ?
- Un souhait, Colonel, que l'Escadre ne soit pas aussi dispersée. Je ne crois pas qu'il soit bon pour les pilotes de vivre en vase clos, au sein de leur seul Escadron. Les places vides se remarquent plus encore. Par ailleurs, ça permettrait à la défense anti-aérienne d'être plus rassemblée et plus puissante.
Violet resta un instant les yeux dans le vague avant de poser une question qui n'avait aucun rapport.
- Qu'avez-vous l'intention de faire après la guerre, Mykola ? Je me le suis parfois demandé.
Mykola fut surpris par la question qui le perturba.
- Je n'y songe jamais, Colonel. Avant guerre j'envisageais de faire Dentaire pour avoir du temps de libre et voler en planeur. Il y a un an je vous aurais répondu : reprendre des études. De lettres. J'ai fait un an de physique pour être plus apte à voler mais ce sont les lettres qui me tentaient. Mais aujourd'hui je n'ai aucune idée… Ca me paraît un autre monde où je n'ai pas encore ma place.
- Nous devrons tous chercher la nôtre. Allez, assez bavardé, nous avons du travail, vous comme moi. Ah… la dernière chose, quand même. Je vais vous remplacer. Un chef de section qui viendra du 322ème, je vais le nommer immédiatement Chef d'Escadrille. Pas un chasseur émérite, je crois qu'il tire comme un pied, mais un bon pilote et, surtout, un type qui réfléchit bien et vite. Et encore une chose : trouvez-vous un Sergent assez dégourdi, peu importe d'où il vient, et mettez-le au travail pour vous aider dans les travaux administratifs. Ne vous préoccupez pas de ses protestations éventuelles. Vous verrez, il y a énormément de documents à remplir, à votre niveau, et ils prennent trop de temps sur votre sommeil et votre disponibilité pour réfléchir. Je suis tombé dans ce piège lorsque j'en étais à votre stade, je veux vous l'éviter. Nous devons impérativement garder un esprit lucide. Trouvez-lui un petit camion, près du votre, guidez-le, au début, pour qu'il s'y reconnaisse au milieu des rapports à établir, des états du matériel à remplir et des dossiers et consignes de l'Etat-Major. S'il fait l'affaire ; vous le verrez vite ; je vous l'affecterai définitivement, comme administratif. Je n'en ai pas le droit, mais je le ferai. L'Armée de l'Air devra accepter ce principe tôt ou tard. A plus tard Mykola.
En regagnant le cantonnement de son Escadron, au volant de la Delahaye, le jeune homme songea à tout ce que lui avait dit Violet, se demandant si cette nouvelle vie allait lui convenir. Il se rendait compte combien il avait mûri. Depuis le drame, surtout, mais pas seulement. Il se demandait comment il pouvait n'avoir que vingt ans, tant de choses s'étaient passées depuis le début de la guerre, depuis les dernières vacances à Millecrabe où il n'avait que dix sept ans et allait obtenir son bac complet. Aujourd'hui il ne savait pas quelles préoccupations normales étaient celles d'un garçon de vingt ans mais il sentait que ça ne correspondait pas du tout à sa façon de vivre. Est-ce qu'elles étaient davantage celle d'un individu de 25-26 ans, comme les autres chefs d'Escadrilles ou d'Escadrons ? Il était incapable de répondre.
En réalité il se sentait entre deux chaises. Il n'avait pas la vie d'un garçon de son âge, dans un monde normal, mais ne savait pas non plus ce qu'elle devrait être. Il se rendit compte qu'il n'avait pas écrit depuis assez longtemps à la famille. Piotr lui manquait. Il résolut d'envoyer une lettre à la tante Elise Fournier pour lui demander à la fois des nouvelles et les adresses de certains cousins et cousines. Même s'il ne serait à l'aise qu'en écrivant à Alexandre, Piotr, François ou les Litri, et ceux qui se battaient. Quoi dire aux autres ? Ils n'avaient plus de souvenirs communs récents. Alors ? Prendre de leurs nouvelles, bien, et après… Etrange cette question sur l'après-guerre, qu'avait posée Violet. Il ne s'imaginait pas, après guerre. Sa propre réponse n'avait pas été tout à fait franche.
Il se rendit tout de suite au camion-bureau de Restach et commença à emballer ses affaires personnelles, assez peu nombreuses. Elles seraient envoyées à sa famille. Puis il s'attaqua aux tiroirs du petit bureau, découvrant des demandes d'état du matériel, venant de l'Etat-Major de la Brigade aérienne, que le Commandant n'avait pas encore remplies. Il s'assit et entreprit de commencer à le faire. Cela prenait tant de temps, il s'en rendit compte, qu'il y était encore à 20:00 quand un des nouveaux pilotes, un peu mal à l'aise, vint lui dire qu'on servait le dîner à la tente-mess.
***
Meerxel regarda le grand calendrier mural, dans la salle des opérations de l'Etat-Major Général, près des pendules qui donnaient la date et l'heure dans les différentes parties de la Fédération par rapport à celle de Kiev. 28 août, 01:42.
- Nous en sommes au point où la décision définitive doit être prise, Monsieur, nos blindés approchent de la frontière chinoise, dit Van Damen qui s'interrompit un instant pour le cas ou le Président aurait voulu dire quelque chose…
- … ou bien nous continuons tout droit vers l'est, insistait le militaire ; et nous entrons le plus loin possible, en Chine, en pensant que notre menace fera faire demi tour au IVème Groupe Chinois qui nous menace directement… Ou bien, nous appliquons le plan que je vous ai soumis quand les Chinois ont lancé leur grande offensive vers Moscou puis Kiev, au printemps. Nous virons au nord, maintenant, pour couper la retraite du IVème Groupe, engagé depuis la Sibérie jusque devant Moscou, dans le but de le couper de ses lignes de ravitaillement, de l'encercler et, à terme, de le faire prisonnier…
- Je n'ai jamais eu les conclusions de la commission que je vous avais demandé de former il y a des semaines, Maréchal, fit Meerxel.
Van Damen parut surpris.
- J'avais demandé qu'elles vous soient communiquées, Monsieur. Je… je ne comprends pas. C'est un gros document et il exige une longue lecture.
- Ne perdons pas de temps, Maréchal, faites venir le chef de cette commission, je vais l'interroger, ici. Van Damen donna des ordres et les officiers, gênés, attendirent en buvant des gobelets de café. Un Colonel de trente cinq-trente huit ans arriva, boutonnant sa vareuse, mal à l'aise. Meerxel lui sourit.
- Colonel, à la suite d'un contretemps je n'ai pas lu votre rapport sur le sujet que l'on vous a demandé d'étudier en commission. Asseyez-vous à cette table. Je voudrais que vous me fassiez un résumé de vos conclusions, au fil de votre mémoire, ne vous inquiétez pas de la forme, je vous poserai des questions si c'est nécessaire.
Le gars toussota, regarda les cartes, devant lui, puis se lança.
- Nous sommes partis de l'hypothèse des troupes chinoises prises au piège, Monsieur. Nous sommes tombés d'accord sur le fait que dans un premier temps l'ennemi va réagir avec rage, comme les Chinois le font souvent. Une rage désordonnée qui les poussera à attaquer avec une extrême violence sur le front ouest, devant Moscou et en direction de Kiev. Une violence telle que les risques de les voir bousculer nos lignes sont très importants… certains d'entre nous estimaient probable qu'ils enfonceraient le front. Mais c'est ensuite, lorsque l'Etat-Major chinois aura appréhendé la globalité de la situation et ses conséquences, que tout va se compliquer. Nous nous sommes appliqués à raisonner comme eux. Et la première chose que nous avons notée est que l'espace dans lequel ils seront pris au piège est beaucoup trop grand pour que la nouvelle situation soit immédiatement effrayante aux yeux de leurs troupes. Regardez la carte, Monsieur le Président, regardez cette distance énorme….
Son doigt parcourut la carte de droite à gauche, depuis la frontière chinoise jusqu'à Moscou, en suivant exclusivement la Sibérie.
- Il y a des milliers de kilomètres entre la fermeture de la souricière, derrière leurs troupes, en Sibérie, et la ligne de front ouest. Même s'ils savent qu'ils sont encerclés le territoire occupé est si vaste qu'ils n'en auront pas l'impression physique. Bien entendu ils comprendront tout de suite qu'à terme ce sont leurs lignes de ravitaillement en matériels, armements et vivres qui seront coupées, mais nous pensons que l'échéance sera si lointaine qu'ils en seront plus vexés que préoccupés. D'autant que les Chinois ont l'habitude de ne pas lésiner avec le ravitaillement, le matériel, ils en ont toujours des stocks près de leurs lignes d'opérations. On ne peut évaluer les réserves qu'ils ont accumulées en Territoires Occupés, entre les montagnes d'Oural et la forêt sibérienne. Peut être ; connaissant les Chinois c'est même probable ; ont-ils d'énormes quantités de munitions, de carburant, quelque part en Sibérie, certaines photos de missions de reconnaissance aérienne en font envisager la possibilité, il y a tant de place ! Certes ils ne pourront remplacer que pendant un temps les chars, les canons, les avions détruits, mais ils en ont certainement en réserve près du front… Selon nous, au début, nos troupes ne verront pas de différences, en face d'eux. Visiblement ce qui sera le moins inquiétant pour l'ennemi sera ce qui concerne les vivres. Ils occupent une immense portion du sol européen, il y a là des populations civiles qui cultivent, élèvent du bétail, ont des réserves, cachées, l'armée chinoise vivra sur le pays, sans état d'âme. Les soldats Chinois ne souffriront pas de la faim avant très longtemps, des années, pensons-nous. Nos compatriotes, en revanche, devront s'attendre à vivre de plus en plus difficilement…
Le Colonel avait baissé les yeux vers la table, comme s'il s'efforçait de se souvenir de son rapport, de ne rien oublier.
- … On peut également craindre davantage d'exactions. La colère des soldats devra s'exprimer et leurs chefs ne le leur interdisent guère quand il s'agit d'européens… Une majorité n'a pas pu s'établir formellement parmi nous, mais nous sommes un certain nombre à penser que l'Etat-Major chinois regroupera très vite ses forces en abandonnant la partie est de la Sibérie, plutôt que de tenter de briser notre ligne de front derrière eux. Pour ne pas avoir à tenir, inutilement, un trop vaste périmètre. Ce repli, paradoxalement, renforcera leurs effectifs disponibles sur le front pour disposer d'un maximum de troupes à conduire vers Kiev et Moscou. Nous pensons que l'effort sur Moscou ne va pas cesser, dans un premier temps, leur orgueil sera trop froissé. Mais c'est incontestablement en direction de Kiev que leur poussée principale s'exercera, les soldats chinois du IVème Groupe ayant en tête que c'est tout ou rien, pour eux. Ou ils atteignent notre capitale ou ils sont prisonniers, à terme. Dans cette position, dos au mur, il faut s'attendre à des combats de plus en plus violents.
Le Président avait les yeux rivés sur la carte.
- Selon vous quelles mesures prendront-ils d'abord ?
- Rapatrier leurs troupes de Sibérie, donc, abandonner un terrain inutile d'un point de vue stratégique. Puis des consignes d'économie de munitions seront transmises au front, mais rien sur les vivres.
- Pour rapatrier ces troupes ils vont être obligés d'utiliser les rares routes, non ? Ils seront vulnérables ? demanda Meerxel à l'intention de Van Damen.
- En effet, Monsieur, notre aviation aura une grande importance. Au début en tout cas. Parce ce que très vite l'ennemi se rabattra sur les pistes secondaires, souvent invisibles du ciel, sous les arbres, en cette saison. Elles n'ont pas un débit important mais leur nombre permettra, c'est vrai, une évacuation de la Sibérie, disons en un mois. Du moins pour tout ce qui roule, une certaine quantité des troupes au sol faisant une partie du chemin à pied. Vous savez que les soldats Chinois sont de bons marcheurs. Et, ils seront indécelables, vu du ciel.
- En somme nous avons envisagé une installation de notre piège trop loin à l'est, fit Meerxel en se mordant la lèvre inférieure.
- Nous ne pouvions pas lancer l'encerclement moins loin, Monsieur, fit le Maréchal Frecci, patron des blindés. Nous aurions eu à combattre sur deux flancs. Face à l'est, des troupes venues de Chine et à l'ouest, l'arrière-garde de celles qui occupent la Sibérie.
- Il faut pourtant trouver une solution devant le mouvement probable de l'arrière-garde chinoise vers l'ouest, dit Meerxel… si nous nous décidons définitivement pour la stratégie du Maréchal Van Damen. Mais quelle autre stratégie pourrions-nous appliquer, Messieurs ? Si nos blindés entrent en Chine c'est une très longue campagne qui les attend. Il faudra très vite les renforcer et la menace sur Kiev sera toujours là, d'autant que les armées qui menacent la capitale seront encore susceptibles de faire demi tour pour venir défendre leur pays. Et, en faisant demi tour ce sont elles qui risquent de couper notre Armée du Kazakhstan, menaceront nos arrières, notre ravitaillement ! Quoi que l'on fasse, tout est lié à l'énorme importance des troupes qui sont sur notre territoire. Je ne suis pas sûr que nous ayons les moyens, en hommes surtout, de faire face à cette situation. L'issue de la guerre se déroule ici ! A partir du moment où nous n'avons pas pu empêcher l'ennemi d'envahir l'Europe et d'y amener autant d'hommes, la solution ne peut venir qu'après la résorption de cette masse de troupes du front nord, en Russie, sur notre sol. Que l'on prenne le problème par un bout ou un autre c'est là que se situe le danger, fit le Président en tapant de la main sur la carte. Il faut anéantir cette fantastique armée chinoise, ce IV ème Groupe. En sommes-nous capables, Messieurs ?
Meerxel tourna son regard vers la dizaine de Maréchaux et Généraux assis en demi-cercle autour de la grande table. Les uns avaient les yeux rivés sur l'immense carte, sur la table, devant eux, les autres évitaient apparemment de le regarder.
Van Damen répondit, d'une voix sourde.
- C'est à moi de vous répondre, Monsieur le Président. Nous ne sommes pas en mesure de détruire une armée de 5 à 6 millions d'hommes aguerris, Monsieur. Il faut le reconnaître ! Pas avant un très long moment… dans le meilleur des cas. Les isoler, oui, pas les anéantir. Il faut être réaliste. En ce moment nous avons de la peine à les contenir !
Courageux, Van Damen…
C'est à cet instant que Meerxel prit sa décision. Celle qui permettrait, peut être, à l'Europe de se délivrer. Mais à quel prix ? Et comment le monde le jugerait-il ? Pour cela il fallait encore gagner du temps et le plan Van Damen lui paraissait le plus capable d'y réussir, malgré les incertitudes.
Le Président ne doutait plus, intérieurement, que l'Europe sortirait de cette situation, d'une manière ou d'une autre. Mais dans quelles conditions ? Tout était là. S'ils pouvaient signer un armistice, après la manœuvre Van Damen, alors que la Chine était encore puissante, gardait son potentiel militaire, ce serait, une nouvelle fois, reculer pour mieux sauter. Elle lancerait une autre guerre dans quelques années, dès que le gouvernement chinois serait capable de remotiver la population. Et, dans cette attente, l'Europe devrait poursuivre son effort de guerre au lieu de panser ses blessures. La solution la plus favorable à une paix durable était la reddition sans condition, de l'ennemi, comme en 1920. Mais en prenant des mesures, politiques cette fois, pour que ce pays ne puisse plus devenir menaçant. En lui retirant le droit d'avoir de l'armement. Mais les politiques avaient besoin que les militaires leur préparent le terrain, sans cela, rien de durable ne pourrait être fait.
La Chine était toujours, aujourd'hui, une puissance militaire redoutable, une terrible machine de guerre. Elle avait les hommes, et du matériel en quantité. Poursuivre la guerre jusqu'à écraser l'ennemi ; si jamais c'était possible… pour l'instant c'était du rêve ; allait coûter cher à l'Europe. Il y avait déjà eu tant de millions de morts au combat, dans les armées européennes, en trois ans de guerre, sans compter les morts civils ; on ne savait pas grand chose de ce qui se passait dans les Territoires Occupés ; avait-il le droit d'en ajouter peut être autant ? … Néanmoins c'était à lui de prendre la décision…
Ses yeux revinrent vers la carte où des flèches rouges horizontales, montraient la progression des armées chinoises, en Sibérie, en direction de Moscou, qui résistait toujours. Les flèches rouges, en pointillé, cette fois, qui viraient au sud en direction de Kiev, illustrant leur mouvement tournant. Et puis, plus bas, les grosses flèches bleues qui traversaient le Kazakhstan, d'ouest en est, montrant l'avance des blindés de la 14ème armée européenne jusque devant la frontière chinoise, avant de continuer, en pointillé, elles aussi, vers le nord, derrière les Chinois, pour les couper, encercler une armée de plus de cinq millions d'hommes !
- Sommes-nous certains de stopper les Chinois avant Kiev, Van Damen ? demanda-t-il.
- Certains non Monsieur… Nos réserves sont prêtes, bien équipées de matériels modernes, meilleurs que ceux des Chinois, cela, au moins, est certain. Mais il s'agit de troupes qui n'ont pas encore été au feu. Certes, les rapports montrent que leur moral est bon, qu'elles sont motivées, mais leur inexpérience est incontestable. Au même titre, d'ailleurs, que celles que l'ennemi amène sans interruption en Sibérie pour combler les vides. A ceci près que les jeunes Chinois combattent aux côtés de camarades engagés depuis longtemps et qui les aident, moralement.
C'était bien du Van Damen, ça. Il insistait presque davantage sur les forces ennemies.
- Il faut aussi tenir compte de nos armées de Sibérie de l'est poursuivit un autre Maréchal, patron du Groupe d'Armées de réserve. Les Chinois n'ont aucune possibilité d'en connaître le nombre, ni la puissance. Nos convois maritimes ont amené là-bas d'immenses réserves d'armement moderne et les Sibériens deviennent de plus en plus difficiles à tenir. Ils ont vu leur pays occupé et ne sont pas encore entrés dans le conflit. Ils ont hâte d'en découdre, cela aussi est certain. Ces divisions seront-elles assez disciplinées pour obéir aux ordres, pour manœuvrer, et non attaquer aveuglément ? Nos généraux, là-bas, le pensent mais souvenez-vous de 1919. Les Sibériens, enragés, ont tout emporté sur leur passage ; sans que leurs officiers ne puissent les retenir, les contrôler. Ils ont eu la chance que les troupes chinoises se débandent, sinon tout ce désordre nous aurait coûté cher. Pourtant j'aurais tendance à leur faire confiance. Leur condition physique est exceptionnelle, ces troupes seront les seules à pouvoir se battre en hiver, dans la taïga au besoin, ou en Mongolie. Et si nous leur faisons délivrer la Sibérie, derrière les troupes chinoises, elles avanceront à une vitesse que nous aurons de la peine à moduler, pour être plus vite au contact des lignes arrières ennemies. Et elles interdiront le passage à un éventuel renfort venu de Chine. Personne ne sait combattre, dans les forêts ou dans la steppe, dans la neige, par les températures les plus basses, comme nos Sibériens.
- Revoyons encore, résumons, tous ensemble, les choses du point de vue chinois, Messieurs, dit Meerxel en faisant un tour de table… Ils se trouvent en Sibérie occidentale et au cœur de la Russie, et sont brusquement coupés de leurs arrières. Ils ont des réserves de munitions, de vivres, pour un temps non évaluable mais plus rien ne leur parvient de leur pays. Comment vont-ils réagir ? Je pense, comme vous, que leur Etat-Major va être hors de lui. Car les Généraux comprendront ce que signifie un encerclement total. Bientôt, un jour en tout cas, plus d'essence pour les chars, pour les camions qui tirent les canons, pour les avions, bien entendu. Leurs premières lignes seront trop loin de la Chine pour espérer un soutien, une protection aérienne, à partir de leur pays… Mais peut être envisageront-ils une sorte de pont aérien qui leur apporterait le carburant, les munitions qui leur manquent ? Je ne sais pas si cela serait possible, je l'envisage, simplement. Ce serait à nous de l'interdire… Mais que feront-ils dans un premier temps ? Reculer, essayer de forcer l'encerclement pour rétablir la voie libre en direction de leur pays et retrouver leur ravitaillement ou, au contraire, foncer de toutes leurs forces en avant pour s'emparer de Kiev ? En faisant l'impasse, espérant arriver plus vite à Kiev que nous ne prendrons de temps pour achever l'encerclement ? D'après la commission qui a réfléchi à cette question, ils vont foncer plus vite encore sur Kiev et leurs réserves sont peut être plus importantes que nous ne le pensons. Je dois dire que je penche pour cette analyse. Alors que devonsnous faire ? Entrer en Chine ou piéger leur Armée du nord ?
Le silence. Meerxel ne leur en voulait pas de ne pas se prononcer, ils en étaient incapables. Tout comme lui. Si ce n'est que lui savait, maintenant, ce qu'il ferait pour en terminer avec cette guerre. Mais il y avait le présent immédiat.
Ce fut un argument psychologique qui le fit trancher. Il l'exposa au fur et à mesure où l'idée vint à son esprit.
- Et nos hommes à nous, ici, en Russie, sur la route de Kiev ? Interrogeons-nous à leur propos. Ils défendent leur pays, leur sol. Ils savent comment se conduisent les Chinois en pays occupé, ils connaissent les massacres de populations… Je pense, Messieurs, qu'ils vont se battre avec un acharnement décuplé. Les jeunes comme les anciens… Oui, aussi grande que soit la colère des unités chinoises, je pense que la hargne, la volonté de ne pas reculer, le refus d'une nouvelle défaite, seront plus forts encore chez nos hommes qu'en face, Messieurs. Qu'en dites-vous ?
Cette fois il trouva le regard des hommes qui l'entouraient. Le Maréchal Korsk hochait lentement la tête.
- Je parle pour moi, Monsieur, pour l'aviation… nous avons un grand nombre de personnels navigant en formation. Ils vont arriver en unités dans les deux mois au grand maximum. Nos usines fournissent un effort important pour nous approvisionner en appareils. Bien avant que les armées chinoises soient sur le point d'entrer dans Kiev nous pourrons exécuter des bombardements de masse, sur le front même. D'autant que nos avions n'auront pas un long chemin à parcourir pour être sur place et pourront privilégier la charge de bombes à celle du carburant. Cela obligera, en outre, l'ennemi à consommer ses réserves de carburant pour faire face. Par ailleurs, les Chinois devront bien constituer des dépôts avec ce qui leur reste et ce qu'ils vont rapatrier de l'arrière, des dépôts que nous devrions être capables de pilonner avec nos bombardiers tactiques d'attaque au sol. Et la destruction d'un dépôt aura, pour eux, une beaucoup plus sinistre importance que pour nous… Je serais assez optimiste, Monsieur.
D'autres Maréchaux hochèrent la tête. Pas toujours vigoureusement mais ils le firent. Meerxel se tourna du côté de Van Damen qui dit :
- Vous connaissez ma position, Monsieur. Depuis le début, je pense qu'ils n'ont jamais envisagé cette option, humiliante pour eux, celle d'être encerclés, je veux dire. Qu'une aussi importante armée chinoise se retrouve d'une certaine façon sur la défensive. Ca ne correspond pas à la mentalité de leurs Chefs, à leur conception du combat. Ils sont à l'aise dans l'attaque, efficaces, parfois, dans la retraite prévue, organisée. L'encerclement, l'immobilisme, ce n'est pas pour eux. Ils seront d'abord furieux puis, je le pense, dans une situation qui leur est étrangère, commettront des erreurs tactiques. Mais je reconnais que l'issue de la guerre est lointaine.
Meerxel secoua la tête, les yeux tournés vers la carte. Quand il se redressa sa décision était prise. Il se borna à laisser tomber :
- L'encerclement… mais avec des aménagements au plan initial. Nous ne devons pas nous borner à boucler la nasse. Il va falloir lancer une partie de nos troupes de Sibérie orientale qui sont déjà prêtes. Outre leur hargne, dans ce terrain familier elles seront beaucoup plus fortes, je crois, que les Chinois. Et dès les premières neiges la différence sera plus grande encore. En réalité je pense que l'on peut espérer qu'elles continueront à avancer, à repousser l'ennemi toujours plus loin à l'ouest, à détruire un certain potentiel Chinois, durant l'hiver. Ceci dans la continuité de notre mouvement tournant. Pendant qu'une autre partie des armées sibériennes entrera en Chine, par la Mongolie. Bousculera l'ennemi, pour éviter qu'il ait tout le temps de rapatrier ses réserves sibériennes. Nous allons aussi renforcer autant que nous le pourrons le front ouest, sur la route de Kiev avec beaucoup d'artillerie pour briser les attaques d'infanterie. Il est temps, je crois, d'engager en masse notre nouvelle arme d'artillerie, ces Orgues dont on m'a tant parlées. Je sais que nous entamons, de cette manière, des réserves que nous destinions à autre chose, à la campagne de Chine, mais nous avons ici une occasion à ne pas laisser passer. Et, surtout, nous n'avons pas d'autre plan stratégique. Je suis d'avis de lancer cet encerclement. Dites-moi franchement ce que vous en pensez.
Pendant près d'une minute les officiers furent silencieux, regardant la carte, y traçant des yeux des lignes imaginaires. Puis Van Damen prit la parole, s'exprimant doucement, pesant ses mots.
- Y a t-il, Monsieur, des choses que nous n'avons pas à connaître. Des plans ou des tractations ?
Bien sûr. Ce type était trop intelligent, trop fin, pour ne pas avoir deviné que Meerxel avait un atout inconnu.
- Rien qui n'ait pas pour seul but la défaite totale, militaire, de la Chine, Maréchal.
Van Damen hocha lentement sa tête grise, imité par tous les hommes présents.
- Je vous ai toujours fait confiance, Monsieur le Président… J'approuve donc officiellement votre décision, je vais lancer l'ordre de faire avancer les réserves sur tous les fronts. L'encerclement va commencer.
Il se leva et regarda la série de pendules, au mur, 02:00 heures à Kiev, 05:00 à la frontière Kazakho-chinoise. Il rejoignit un Général de Division devant une carte des fronts dessinée sur une haute plaque de verre, le long d'un mur, et dit simplement :
- Plan "Cap au nord". Réunion de tout l'Etat-Major à 06:00, prévoyez des jeux de cartes pour tous les présents.
Le Général sourit et appela d'un geste plusieurs officiers d'Etat-Major qui l'entourèrent.
***
A 06:00 heure locale, les Généraux de Division de la 14ème Armée blindée, dans le désert Kazak, reçurent le même ordre, dans leur PC : "Faire immédiatement route plein nord, en direction de la Sibérie".
Arsène réveilla brutalement, en braillant, Alexandre qui dormait le long de la chenille gauche de son char.
- Capitaine, Capitaine, ordre de mettre en route. Direction la Sibérie, cap au nord.
- Arsène, tu vas pas bien, mon copain, gronda Fofo, couché à proximité, en frottant furieusement sa petite moustache, comme il le faisait à chaque réveil. Ca fait deux jours qu'on parle du bain qu'on va prendre en arrivant au lac Zaysan … Il est juste là devant, à un jour, pas plus. Tu sais pas où c'est la Sibérie. Rien qu'des bois et d'la neige…
***
A la même heure Mykola se tenait debout devant les pilotes du 951ème, dans la tente d'alerte, les uns buvant un gobelet de café, les autres de thé, pour essayer de se réveiller.
- Ca va être une longue journée… Toute la 14ème Armée change de cap. Elle se dirige plein nord, vers la Sibérie. Une mission exceptionnelle de bombardement est en route pour le secteur est du front, celui qui était devant la 14ème hier encore. Plus de 1 500 bombardiers lourds vont lâcher leur charge sur les unités chinoises qui reculaient devant nos chars, le but est de les écraser sur place. Il ne doit rien en rester, ce qui veut dire que beaucoup d'autres raids vont avoir lieu dans les jours, les semaines à venir. Le haut Commandement veut faire disparaître les troupes Chinoises entre nous et la frontière de Chine. Notre boulot, et celui de toute l'Escadre, est de protéger les bombardiers à l'aller et au retour… Quand la mission d'aujourd'hui sera terminée, une autre lui succédera, probablement dans l'après-midi. On va être utilisés pour sécuriser l'itinéraire tout au long de la journée. Entre les missions, je ne veux voir personne se balader, tout le monde se repose. Laissez les mécanos déplacer vos avions, au besoin, ils le font aussi bien que vous… L'Escadron est en alerte à dix minutes à partir de la demi, alors finissez ce que vous buvez, harnachez-vous, filez aux avions… et pissez avant de décoller.
Il y eut des sourires en face de lui et une voix, anonyme, lança doucement :
- Oui, Papa Stoops.
Curieusement le surnom lui resta.
***
Cent kilomètres plus au nord Andreï était réveillé. Il avait appris tard dans la soirée que de nouveaux ordres risquaient d'arriver et, dans ces cas là, son horloge interne le sortait du sommeil. Juste à temps, il avait reçu un peu plus tôt, au petit jour, un message du Colonel chef de son régiment d'Orgues disant qu'ils allaient obliquer vers le nord, à 07:15. Il était déjà 07:00 et, du côté de l'Etat-Major du Régiment, ça avait l'air de s'agiter. Bien éveillé il décida de relire la dernière lettre d'Hanna, dont l'arrivée remontait à une dizaine de jours.
Mon Andreï
Mais comment font les épouses de soldats ? Ta dernière permission me paraît remonter à une époque quasi indéterminée… Suis-je anormale ? Je pense qu'en réalité j'ai eu une chance exceptionnelle, au début de la guerre, quand tu étais à ton précédent poste, et que j'ai pris de mauvaises habitudes. On se voyait souvent. A l'époque je trouvais déjà ça long, alors maintenant… Bien sûr je suis perturbée par la proximité du front, de ton unité. Je dois être terriblement égoïste.
J'ai bien aimé ta description de Charbit. Il paraît avoir de l'humour, ton chauffeur. Mais c'est comme ça avec tous les personnages que tu décris dans tes lettres. Comme si tu ne voyais en eux que leur bon côté. C'est tout à fait toi, ça ! Même l'abruti de l'Etat-Major de ton Régiment, celui qui se prend pour Dieu le père à qui on demande audience, est seulement ridicule sous ta plume. Il doit pourtant être difficile à supporter. J'ai quelques spécimens de ce genre ici aussi. Pas toujours des gens de carrière, d'ailleurs. Des réservistes qui étaient déjà officiers supérieurs, avant guerre. Leur position actuelle leur monte à la tête, j'imagine. Ils sont odieux. J'ai envie de leur dire combien ceux qui sont au front sont plus humains !
A part cela je reçois beaucoup de courrier des cousines et même des cousins ! La guerre a eu cela de bon, dans la famille, de modifier la façon qu'avaient les garçons de nous considérer, nous les filles. Surtout celles qui se sont engagées. Une sorte de fraternité d'armes, je suppose ? Encore que nous, les étudiantes, étions mieux loties que les cousines qui terminaient rapidement leurs études. Même dans la famille le sexisme était bien ancré, je suppose…
Le petit Mykola ; je crois que nous l'appellerons toujours ainsi, bien qu'il soit Commandant, je viens de l'apprendre et c'est très injuste, je m'en rends compte ; me dit qu'il a surmonté son mal d'être et qu'il tient son rôle, désormais. Vraiment il a passé de sales moments, lui aussi. Il a manifestement beaucoup changé. Est-ce que tu te souviens de son attitude réservée, presque distante ? Il me paraît s'imposer beaucoup plus, désormais. Il est vrai qu'il est maintenant l'un des grands pilotes de chasse de notre armée de l'Air.
J'ai aussi reçu des nouvelles d'Alexandre. Tu aimerais lire ses lettres. Apparemment la guerre n'a pas changé sa façon de regarder la vie. Il a de curieuses relations avec ses hommes et aussi avec son Colonel. Il me le décrit physiquement, au point que j'ai l'impression de le voir le mimer, comme il le faisait de l'ancêtre Pierre Clermont. Ses sketches vont s'enrichir, à Millecrabe, après la guerre ! Si Piotr fait la même chose nous aurons de bonnes soirées.
Allons bon, une série de message vient d'arriver sur mon bureau. Je dois te quitter.
Ton Hanna.
Andreï replia la lettre, la remit dans sa poche de poitrine et regarda l'heure. Il était maintenant temps de se préparer. Il se mit debout sur le capot de sa Delahaye tout terrain et fit des ronds de la main, le bras tendu en l'air. Les moteurs des camions de sa batterie d'Orgues démarrèrent. Il se tourna vers le nord, regardant le sable et la pierraille du désert en songeant au hasard. Il y avait un peu plus d'un an il était là-bas, dans cette direction exactement ; il crevait de froid et cherchait à aller au sud. Et maintenant il crevait de chaud, au sud, et se mettait en route vers le nord, vers là d'où il avait voulu s'échapper.
- Il y a du rab de café, Capitaine, vous en voulez ?
Charbit, un long type à lunettes à qui il volait le volant la plupart du temps, lui tendait un quart.
- Tu me diras ton truc, un jour, soldat, je te jure que tu me diras comment tu fais pour avoir du café chaud quand tous les feux sont éteints… Je te ferai parler !
C'était leur blague traditionnelle, qui n'avait plus rien de drôle, mais à laquelle ils semblaient tenir, l'un comme l'autre. Le soldat avait appris, par l'un de ces mystères de l'armée, qu'Andreï venait du Service Action des Renseignements. Sans plus, mais c'était un peu ennuyeux, on risquait de le questionner. Le jeune homme lui avait alors expliqué que les artilleurs de la batterie ne seraient pas forcément heureux d'être commandés par un type venant de ces horizons, et avait demandé le silence à Charbit qui, apparemment, l'aimait bien et ne l'avait jamais trahi.
- Chacun a ses petits secrets, Capitaine. Vous ne me ferez pas parler ! répliqua-t-il, comme à l'ordinaire.
Ils allaient se mettre en route, la Delahaye en tête de colonne juste derrière des camions semi blindés supportant des affûts anti-aériens de 27, quand un motard surgit près de lui, tendant un message. Il le lut, secoua longuement la tête et se pencha vers Charbit :
- Sors de la colonne et tourne à droite, cap au sud. Fais signe à tout le monde de suivre.
- La Sibérie c'est au nord, Capitaine !
- Oui mais maintenant on va vers la voie ferrée, on rentre en Ukraine, d'urgence.
Le Régiment mit trois jours à embarquer sur des wagons plates-formes pour retourner vers l'ouest. Les trains se succédaient, on retirait à l'Armée d'encerclement toutes les unités d'Artillerie dont le front nord avait un besoin crucial pour le stabiliser, le renforcer, dans l'attente d'une réaction Chinoise. De là on le dirigea vers Penza, encore plus au nord. Il fallait anticiper sur l'attitude probable des troupes chinoises apprenant qu'elles étaient encerclées.
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