CHAPITRE 23
Du début du printemps au début de l'été "1949"
Meerxel avait demandé à l'Etat-Major une projection de ce que coûterait encore la guerre, en vies humaines, dans le camp européen. Dans l'hypothèse où celle-ci se déroulerait tant bien que mal, pas forcément très bien. Tous domaines confondus. Il regardait le chiffre qui s'étalait là, devant lui, à la fin du dossier, se demandant s'il lisait bien ?
Des… des millions de soldats Européens allaient mourir ! Simplement pour ACHEVER la guerre. Non, il ne fallait pas raisonner ainsi : des millions d'hommes, Européens ET Chinois.
Pour l'achever. Parce que le IVème Groupe d'Armées Chinoises, celui du triangle Moscou-Kiev-Celjabinsk, depuis l'autre côté de l'Oural, jusqu'à la Russie et l'Ukraine, était perdu. Ses chefs ne le reconnaissaient probablement pas encore mais tous les signes étaient là. Et leur front sud, toujours entre la mer d'Azov, Rostov sur le Don et Astrachan, matraqué par l'artillerie Européenne, était bloqué, incapable de bouger.
Ils allaient encore faire beaucoup de mal, dans le nord. L'Armée de la Fédération devrait laisser sur place, sur les flancs du IVème Groupe et devant eux, un sacré nombre d'unités pour l'écraser, essentiellement de l'artillerie, des Orgues, dont l'efficacité était sans rivale pour stopper une offensive, anéantir une ligne de front, on le savait maintenant. Dévoreuse de munition mais soulevant des murs de feu infranchissables, bouleversant le sol. Des blindés aussi, pour liquider les survivants d'une attaque désespérée. Et puis il faudrait, à force de pilonnages de fusées, rétrécir, toujours plus, l'immense territoire sur lequel l'ennemi s'accrochait, avant qu'il ne se rende totalement. On le savait désormais, après des interrogatoires de prisonniers. Faisable, malgré tout.
Restait le problème des populations civiles. Les experts de l'Etat-Major estimaient que les deux tiers des civils bloqués à l'intérieur de l'immense périmètre encore tenu par les Chinois ne survivraient pas ! Les deux tiers… Impossible d'en estimer le nombre exact à l'heure actuelle, dans ces conditions. Des millions et des millions, là encore. Décimés par les privations, la maladie, le froid, par les soldats Chinois, bien sûr, dont on savait qu'ils s'étaient déjà livrés à des massacres pour mieux s'installer dans un village, par exemple, trouver des isbas à brûler pour se chauffer, cet hiver.
Mais ce n'était qu'une partie du problème. Une partie seulement ! L'Europe avait soulevé l'Armée la plus puissante, la plus colossale qui soit possible, dans l'Histoire des hommes, après celle de la Chine ; seulement en nombre d'hommes, toutefois, pas en puissance de feu. A 18 ans, un jeune européen, un gosse, servait dans l'Armée, à un titre ou un autre. Le nombre de jeunes filles et de jeunes femmes avait presque atteint la moitié de celui des hommes pendant la Première Guerre, en 1915! Maintenant elles occupaient pratiquement tous les postes non-combattants. Enfin pas tout à fait encore mais elles étaient souvent près du front… Les usines fonctionnaient avec des ouvrières et des ouvriers de plus en plus âgés. Pourtant, les cadences étaient régulières, le système marchait bien. Le matériel sortait, parfaitement au point, très supérieur, désormais, à celui qu'utilisaient les Chinois, même celui, moderne, qui leur était arrivé directement de Chine, avant l'encerclement. En Europe, les navires, les avions, les chars, les canons, les munitions étaient fabriqués en nombre suffisant, tout correspondait au Plan prévu. Colombiani avait fait un travail magnifique en organisant tout cela.
Un nouveau front, mouvant, était en train de s'établir, loin en Sibérie, d'où la moitié de la grande Armée des Territoires de l'Est dévalait à travers la Mandchourie. L'autre moitié avait délivré les Territoires Occupés de l'est de la Sibérie, jusqu'à l'Oural. Les Européens venaient donc d'entrer en Chine et tout basculait pour les Chinois. Ils découvraient la guerre, sur leur sol. Mais ça ne se passait pas du tout comme les psycho-sinologues l'avaient imaginé. Tablant sur des modèles établis à la fin de la Première Guerre continentale, ils avaient prévu un effondrement du peuple Chinois à l'invasion de leurs terres. Ce n'était pas le cas ! Quelles qu'en soient les raisons : une poigne exceptionnelle de leur Chancelier Xian Lo Chu ; ce type avait d'incontestables qualités de rassembleur, un grand charisme, des dons de Chef, c'était évident ; la mainmise du PURP, un patriotisme exacerbé, ou autre chose encore, ils résistaient durement aux brutales poussées européennes.
Chaque village devenait un camp retranché. Les soldats Russes, Français, Allemands, Bulgares, Espagnols, commençaient à être écœurés de massacres. Leur colère, leur vieille colère de la découverte du sort des prisonniers et de la population civile des Territoires Occupés, ne suffisait plus, parfois, à les faire attaquer pour se retrouver devant un village où chaque maison était minée, truffée d'explosifs, rudimentaires souvent, où la population, vieillards, adolescents surtout, participait aux combats avec un niveau de violence tel qu'il fallait écraser l'agglomération. Des Escadres de bombardiers B 24 avaient été envoyées sur place et pulvérisaient tout ! Certains disaient, à l'Etat-Major, que le PURP devait avoir trouvé un levier pour soulever ces gens, une haine ou une peur des Européens qui les mobilisaient désespérément ! Peut être. Cela expliquerait toutes ces débauches d'un courage insensé. On avait même vu, disait-on des vieux avions de chasse Chinois, des Zéros, à bout de munitions, percuter délibérément des groupes de bombardiers B 24, devant l'impossibilité de les abattre tous. Qu'avait-on raconté au peuple Chinois ?
De toute façon, si celui-ci y croyait, si la population acceptait les raisons qu'on invoquait pour la pousser à mourir plutôt que de laisser passer les troupes européennes, comment la convaincre qu'il s'agissait de mensonges ? On peut prouver que quelque chose existe, comment prouver que quelque chose n'existe pas ? C'est la terrible efficacité du mensonge.
Le nombre était là, sous les yeux de Meerxel. La Première Guerre avait coûté la vie à 4 590 000 soldats Européens, plus les civils. Pour en terminer, maintenant, simplement en terminer, aller jusqu'à Pékin, l'Etat-Major estimait qu'il fallait escompter encore 4 000 000 de morts dans les seuls rangs de l'Europe ! Et, cependant, le gouvernement Chinois n'accepterait jamais un armistice sans condition ; les sinologues étaient tous d'accord sur ce point ; même en ce moment, même sachant que la chance avait tourné pour leur pays. Ils voulaient gagner du temps. Meerxel se doutait pourquoi.
Mais jamais l'Europe ne se remettrait de ces massacres… Ce serait un peuple décimé qui vaincrait. Inexistant, incapable de simplement se redresser ? De reprendre le travail, de relever les ruines, de repartir, économiquement, dans le monde moderne, avant des dizaines d'années. Il n'y aurait plus assez de bras pour cela. On avait découvert des charniers, en Sibérie, au Kazakhstan, en Ouzbékistan, dans des villages, de petites villes dont les habitants avaient disparu. Il resterait un peuple économiquement et industriellement soumis, totalement soumis à l'étranger, aux USA, ne serait-ce qu'eux. Qui, sous le couvert de l'aider, le coloniserait, volerait son niveau technologique, acquis à quel prix ? Un instant Meerxel songea que c'était peut être là le calcul des hommes d'affaires Américains, de Fellow ? Puis il pensa qu'il se laissait aller à son anti-américanisme. Non, même si ces gens n'avaient aucun sens moral, aucun sentiment, aucune notion de la responsabilité, du Devoir des hommes devant l'Histoire, ils ne pouvaient quand même pas être allés jusque là. Laisser faire un génocide pour ramasser les miettes, ensuite ! Le gouvernement américain en était, peut être, capable, pas le peuple, enfin il ne le pensait pas !... Sauf si son gouvernement le manipulait bien, peut être ?
Il repoussa le dossier devant lui, sur la table, accablé, et se leva avec effort, se dirigeant vers une haute fenêtre, ouverte du Bureau Français. C'était une fin d'après-midi et le jour baissait. Il respira longuement, sentant les odeurs des plantes du grand jardin qui descendait jusqu'au fleuve. Le soleil venait de disparaître et la nuit était presque là. Mais il n'alluma pas, restant longtemps ainsi, dans l'ombre. Réfléchissant, tournant, retournant la décision qu'il avait déjà prise dans son for intérieur mais qu'il tardait à mettre en application…
Madame Stavrou pénétra dans le Bureau Français vers 19:30 le trouvant toujours immobile, à la fenêtre et elle eut peur, un instant. Basculant un bouton électrique, à l'entrée du Bureau Français, elle illumina soudain la pièce et les yeux de Meerxel clignèrent plusieurs fois, quand il se retourna.
- Monsieur… commença-t-elle, inquiète.
Il leva une main.
- Ca va, Madame Stavrou, ça va… je… Pouvez faire fermer tous les volets, s'il vous plaît ? Je réfléchissais. Il se reprit, se raclant la gorge pour lâcher d'une voix plus forte, je vais vous demander un dernier effort, aujourd'hui. Je voudrais que vous organisiez une réunion ; le plus vite possible ; avec les professeurs Perrin, Pendsdorff, von Braun et Berkman, le VicePrésident, le Premier Ministre, les Maréchaux Van Damen, Korsk et l'Amiral Dorstedt et le Directeur de mon Cabinet. C'est une réunion de toute première importance, dites à ces personnes qu'elles doivent revenir d'urgence de là où elles se trouvent, par avion. Vous préciserez aux scientifiques qu'ils apportent leur dossier Alpha. Simplement ça, le dossier Alpha. Ne cherchez pas une journée libre, sur mon agenda ou celui des participants, c'est la date de leur arrivée qui aura force de convocation. Toute affaire cessante. Lorsque vous aurez arrangé tout cela, vous ferez préparer la salle de conférence de l'étage du dessous, vous préviendrez Monsieur Berthold de la faire fouiller avec le plus grand soin et vous direz à Monsieur Lagorski de la faire garder jour et nuit par une double unité de Chasseurs… Je vais monter maintenant chez moi. Annulez, s'il vous plait, les rendez-vous que j'aurais encore pu avoir ce soir.
Meerxel aurait eu envie de demander à Conrad Adenauer de venir, lui aussi à cette réunion. Il l'avait bien mérité et son avis était important. Mais pourquoi lui et pas les autres Présidents ?
Il y eut un très long silence, puis madame Stavrou esquissa un pas vers le bureau du Président avant de se reprendre et de faire lentement demi-tour vers le sien. Elle ne savait pas ce qui venait de se passer mais comprenait qu'il s'était produit quelque chose de grave, dans cette pièce, là, juste à l'instant…
***
Il était huit heures du matin, le 30 mars, cinq jours plus tard ; c'était un dimanche ; quand neuf hommes, suivis du Capitaine Biznork pénétrèrent en silence dans la salle de réunion. Ils ne s'étaient pas encore vus. Chacun avait été reçu par un Officier du palais et avait patienté dans une pièce à part. Puis un Officier supérieur de Chasseurs était venu les chercher. En voyant un officier de ce grade se présenter, chacun d'eux avait immédiatement compris que cette réunion était exceptionnelle.
Meerxel les attendait dans la salle et les avait accueillis un par un, personnellement, et leur avait serré la main, voulant ainsi leur montrer probablement quelque chose. Ils n'avaient pas compris quoi. Certains avaient le visage fatigué. Quand ils furent tous là, il se servit un pot de thé ; devant un grand plateau sur roues supportant un assortiment de théières, de cafetières et de corbeilles contenant des croissants et des petits gâteaux ronds dont on attribue la paternité à la Bretagne ; et les invita, d'un geste, à faire de même, avant de se diriger lentement vers un tableau noir installé à un bout de la grande table ovale, derrière son siège. Il se tint immobile, pendant quelques secondes, devant le panneau qu'il avait lui-même rempli, une demi-heure auparavant et recouvert d'un grand drap blanc. Le ton des conversations baissa peu à peu, au fur et à mesure où certains d'entre eux se servaient au petit buffet et gagnaient la longue table, jetant de rapides coups d'œil en direction de Meerxel, muet. Ses invités se posaient des questions. Il était temps de commencer.
Quand il se retourna il rencontra leurs regards, les soutint un instant puis s'assit. Cette fois il n'y avait plus un murmure.
- Messieurs nous ne sortirons pas de cette pièce tant que nous n'aurons pas pris une décision concernant l'issue de la guerre, une décision à l'unanimité. Autant d'heures ou de jours que cela prenne ! Nous mangerons, nous dormirons ici, s'il le faut, mais tout le monde se ralliera, de son plein gré, j'insiste là-dessus, à la même position. Il faudra donc que chacun soit convaincant. Je veux l'unanimité, c'est absolument nécessaire. Vos services ou bureaux respectifs sont prévenus que vous n'êtes pas joignables… Je vais vous exposer la situation. Quelques uns seulement d'entre vous savent, ou ont deviné, de quoi nous allons débattre, d'autres en connaissent quelques bribes. C'était une étude totalement couverte par le niveau le plus élevé de la cotation "secret Etat".
Il prit le temps de réfléchir, le visage baissé, même si ce qu'il allait dire était clair depuis des jours dans son esprit.
- Lorsque les Chinois ont rasé Niznij Novgorod ils ont utilisé environ 8 700 tonnes de bombes, déversées pendant des heures sur la ville. Il y a eu, souvenez-vous en, 181 000 morts et blessés. Vous savez ce qu'il est resté de la ville ! Rien, absolument rien. D'une grande ville, d'installations industrielles immenses, des quartiers d'habitations rien !… Nous disposons, ou sommes sur le point de disposer, de bombes ; enfin de quelques exemplaires seulement ; d'un pouvoir équivalent, chacune, à 20000 tonnes d'explosifs classique, de TNT… 8 700 tonnes aux Chinois contre, chacune de nos bombes : 20 000 tonnes, je le répète. Mais ne gardez en tête que ce nombre, car il n'est pas pour l'instant question de lâcher deux bombes ensemble. Tout cela est si nouveau que nous ne savons même pas quel en serait l'effet ! Le Capitaine Biznork va distribuer aux non scientifiques des dossiers qui contiennent le minimum d'informations nécessaires afin que la discussion puisse commencer. Je vais vous demander de lire le dossier, s'il vous plaît. Il n'est pas long. Nous débattrons ensuite.
Il se leva et alla se planter devant le buffet, grignotant encore, sans faim, quelques biscuits, le regard posé sur un pot de thé qu'il ne voyait pas vraiment.
Quelques bruits de gorges le firent se retourner, au bout d'un moment. Tout le monde le regardait. Il prit son pot de thé à deux mains, comme pour se les réchauffer, et marcha vers sa place où il se tint debout.
- Si quelqu'un se pose une question sur la présence du Capitaine, parmi nous, souvenez-vous qu'il a le niveau d'accréditation supérieur, qu'il faudra bien que quelqu'un prenne des notes, à propos de cette réunion… historique, et que nous avons besoin d'avoir ici un homme de son âge. Nous allons parler de son monde, celui que nous laisserons derrière nous, celui dans lequel il vivra, lui, alors que nous aurons tous disparu de cette terre.
Il s'interrompit une nouvelle fois et s'assit doucement, comme s'il craignait un geste brusque ; sans les regarder ; reprenant d'une voix lente.
- Le talent bien sûr, mais aussi le hasard, la vie, la carrière, l'ambition, ont amené tel et tel d'entre vous dans cette pièce, aujourd'hui, pour prendre une décision qui va faire basculer le monde. Nous avons un devoir, devant nos concitoyens… mais pas seulement eux. Devant les Hommes de notre époque. Tous les Hommes, y compris le peuple de Chine. Tous les peuples de la terre. Nous avons le devoir de trouver la moins mauvaise solution pour sortir de cette guerre dans les meilleures conditions… Pas la meilleure solution, la moins mauvaise. J'ai demandé, il y a déjà un certain temps, à un haut scientifique, au cours d'une visite dans la base où s'est déroulée cette étude : "Que se passera-t-il ensuite ? Que se passera-t-il, au sol, à la surface de notre planète, si nous utilisons cette bombe, si nous nous sommes trompés ?" Je n'ai jamais oublié sa réponse, son regard. Il m'a répondu : "Nous ne savons pas, Monsieur. Nous faisons des hypothèses, mais nous ne SAVONS pas. Seule la première véritable explosion, en grandeur nature, nous mettra sur la route. Tout le reste est supputations. En revanche je peux vous dire que, selon nos informations, les savants Chinois qui travaillent sur la même chose que nous, ont un grave problème, à l'heure actuelle. Peut être l'eau lourde ?
Mais ils sont, eux aussi sur le chemin de trouver, de fabriquer une bombe identique. Nous n'avons peut être que deux ou trois ans d'avance…" Ce que je sais des Chinois, Messieurs, c'est qu'ils ne se poseront pas de question, ils l'utiliseront ! Pas parce que nous sommes bons et eux mauvais, simplement parce que leur mentalité les y pousse. S'ils ont une arme nouvelle ils s'en servent, c'est leur logique. Comme ils l'ont fait des gaz, pendant la Première Guerre continentale, alors que nous nous interrogions. Alors, vous pensez peut être : pourquoi se poser la question ? Nous ne sommes peut être pas assez bien préparés, ne serait-ce que moralement, à utiliser une arme que nous connaissons mal ? Voilà, Messieurs, la raison pour laquelle nous ne pouvons pas faire autrement que d'évoquer cette solution, cette raison vous allez en lire l'explication sur le tableau derrière moi.
Il se retourna et tira, d'un geste un peu théâtral, sur le drap qui recouvrait le tableau noir et tous purent lire, en grandes lettres capitales :
" DEPUIS LE DEBUT DE LA GUERRE.
EUROPE :
Pertes recensées : 8 590 000 SOLDATS
CHINE :
Pertes estimées : 4 500 000 SOLDATS
POPULATIONS CIVILES :
CALCULS IMPOSSIBLES PRECISEMENT
DE 8 A 12 MILLIONS EN EUROPE
ACTUELLEMENT
PERTES PROBABLES ESTIMEES
ENCORE SI LA GUERRE SE POURSUIT
EUROPE :
6 000 000 NOUVEAUX SOLDATS MORTS
CHINE :
5 à 6 000 000 NOUVEAUX SOLDATS MORTS
PERTES DANS LA POPULATION : Inestimable
DELAI POUR LA VICTOIRE : PLUSIEURS ANNEES
Il releva la tête rencontrant d'abord les regards des trois scientifiques. Pendsdorff était carrément affolé, Perrin stupéfait mais gardant son sang froid. Berkman paraissait presque soulagé et Meerxel en ressentit immédiatement une impression de malaise. Hormis Biznork, il était le plus jeune, le plus brillant, probablement, de l'assemblée, et c'est lui qui avait le moins de doutes ! Ce type ne voyait dans ce qui allait suivre que la consécration de ses travaux, une certaine gloire…
Il y avait certainement du génie en lui. Mais cet homme était dangereux, potentiellement dangereux ! Entre ses découvertes et leurs prolongements, inconnus, il choisissait ses travaux ! Le Président reconnut, en lui-même, qu'il s'en était toujours un peu douté. Mais la participation de Berkman à Alpha avait été primordiale, il n'était pas question de le laisser sur la touche. Au-delà d'une simple injustice, c'était infiniment périlleux avec un homme aussi orgueilleux. Mais qu'il était étonnant de s'apercevoir que c'était le plus jeune d'entre les scientifiques qui n'avait aucun doute sur l'utilité d'employer cette arme nouvelle, ne faisait aucune réserve ! Finalement celui-ci était heureux que l'étude aille jusqu'à son terme… Cet homme devrait être surveillé, dans l'avenir. Il nota d'en parler au Général commandant le Renseignement, qui deviendrait, après la guerre le patron de la Sécurité d'Etat. Au-delà de tout clivage politique, certaines choses, certaines gens, représentent un terrible danger qu'un politicien, au sommet des responsabilités, sait identifier au-delà des manœuvres politiques. Ou, du moins, fallait-il espérer qu'il en était ainsi.
Van Damen fixait Meerxel d'un regard tendu et attentif. On sentait qu'il refusait de juger, attendait autre chose, des arguments développés. Il savait, somme toute, encore assez peu de choses, mais cet homme là avait de l'imagination à revendre. C'est ce qui lui avait fait prendre une dimension supérieure, depuis le début de la guerre. Quoi que l'on fasse, à niveau d'intelligence identique, ce sera toujours l'imagination qui fera la différence entre les hommes. Qui ferait progresser l'espèce humaine.
Meerxel voyait bien que Nyrup était profondément choqué, qu'il se débattait entre la notion qu'il avait de la morale, sa fidélité, sa confiance en Edouard, et son sens du bien, du juste, de la mesure, du convenable, son refus de l'extravagant, de l'inconnu.
Pour Colombiani c'était différent. Il avait le regard lointain, comme s'il n'était plus là, dans cette pièce. Il ne connaissait que le principe d'Alpha, il avait une idée, seulement une idée de la puissance de cette bombe. Mais était néanmoins capable d'entrevoir les prolongements de son utilisation… Et c'est à cet instant que le Président se rendit compte que son Premier Ministre avait l'étoffe d'un grand politique. Il était déjà au-delà. Plus loin que la guerre, plus loin que la victoire possible, dans le monde politique international "d'après". Dans les combats, les rivalités, la concurrence de l'arène économique et sociale du monde. Oui, il pourrait compter sur Colombiani. Celui-ci voyait loin. Il résolut, plus ou moins consciemment, de suivre sa carrière, de l'aider, un jour, à accéder au Palais de l'Europe. Il y avait sa place.
Le Chef de l'Armée de l'Air et le patron de la Marine ne savaient pas très bien où ils mettaient les pieds et ni leur visage, ni leur regard ne révélaient rien, hormis l'attente de la suite. Quand au Capitaine Biznork, après avoir lu le mince dossier, il ne savait presque rien, mais avait compris l'essentiel. Il ne connaissait rien sur Alpha, avant d'entrer dans cette pièce, en ignorait jusqu'à l'existence, mais le dossier et les quelques mots prononcés par Meerxel avaient placé la barre si haut qu'il pressentait quelque chose de gravissime et il observait, écoutait, confusément conscient de ce que les propos qui allaient se tenir dépassaient le cadre de la guerre.
Quand à Iakhio Lagorski on ne lisait dans ses yeux qu'un étonnement total. Pourtant lui savait, lui était au courant. Autant que les scientifiques. Davantage que Nyrup, ménagé par Meerxel dès le début des études, près de cinq ans auparavant. Mais les prolongements, les ravages de ces bombes. Il n'était pas nécessaire que Iakhio dise : "alors tu as trouvé ce courage là ? Tu es prêt à en parler avec eux, à l'envisager, réellement, tu en es là ?" On le lisait dans ses yeux. Et puis il y passa quelque chose d'autre, fugitivement. De l'admiration, peut être ? Et cela gêna le Président.
- Lisez bien ces mots, Messieurs, reprit Meerxel, la situation du tiers de la terre, en tout cas des régions habitées par l'homme, y est résumée en quelques chiffres. A partir de cet instant, chacun est libre de s'exprimer comme il le souhaite. Aucune parole prononcée par l'un d'entre nous ne lui sera jamais reprochée, n'aura de répercussion sur sa carrière. Faites parler votre intelligence, votre bon sens, surtout.
Le silence s'éternisa. Berkman s'agita puis n'y tint plus :
- Ces chiffres parlent d'eux mêmes, je pense !
C'est Perrin qui laissa tomber, d'une voix sourde :
- Auxquels il faut ajouter les dégâts secondaires de notre bombe atomique. On n'en connaît rien, en vérité. Les radiations…
- Oh assez avec cette histoire de radiations ! Il y en a, nous le savons tous, ici. Mais nous savons seulement qu'il y en a dans une déflagration de ce type. Nous ne pouvons pas les quantifier. Autant se faire une raison tout de suite.
- Berkman, vous avez vu des irradiés, depuis que nous travaillons sur l'atome. Certains n'avaient reçu qu'une faible charge, vous avez vu ce qu'ils sont devenus…
- On ne fait pas d'omelette sans…
Meerxel leva le ton immédiatement pour le couper.
- NON ! dit-il. Je ne veux pas de ce genre d'argument ici, Messieurs. Nous sommes réunis pour trouver la moins mauvaise solution, pas pour nous bander les yeux.
- Mais enfin, Monsieur, reprit le scientifique, on estime à 6 millions le nombre de soldats européens qui vont mourir !
- Avez-vous fait l'addition, Monsieur Berkman ? demanda Meerxel d'un ton plus bas. Cette guerre aura coûté, au bas mot, presque dix millions de morts au combat dans les rangs européens, presque autant de soldats Chinois. 20 millions de soldats morts, pour une estimation approximative. APPROXIMATIVE ! Et des dizaines de millions de civils ! DES DIZAINES. On ne peut pas même en calculer le nombre. Et nous ne savons PAS combien de morts provoquerait, directement ou indirectement, cette bombe ! Nous n'allons pas prendre une décision pareille en une demie-heure, après avoir parlé… d'omelette ! N'est-ce pas ? Nous devons tout prévoir, tout ce que nous pouvons prévoir. Qui, ici, peut dire, ce qui se passera autour d'une ville sur laquelle nous jetterions une bombe. Qui peut affirmer sérieusement : les radiations s'arrêteront à tel endroit, il y aura tant de morts ?
- Alors baissons les bras, tout de suite ! On ne l'emploie pas, un point c'est tout, gronda Berkman. Laissons les Européens se faire massacrer. Et laissons le premier lancer aux Chinois !
Meerxel ne répondit pas, il était terriblement en colère et voulait d'abord se calmer. Ce fut Iakhio qui parla, d'un ton tranquille.
- Professeur, faites-nous l'honneur de penser que chacun, ici, connaît son domaine respectif aussi parfaitement que vous le vôtre. Vous connaissez bien l'atome, du moins aussi bien qu'il est, à l'heure actuelle, possible de le connaître. Dans nos domaines nous connaissons des choses dont vous n'avez pas même une simple "idée". Vous devriez être capable d'imaginer cela. Respectez ces connaissances qui vous sont totalement inconnues. Faites-nous confiance, ne voyez pas que votre seul point de vue. Une bonne solution n'est pas unique. Elle tient compte de beaucoup d'éléments. Qui doivent concourir. Sinon elle devient mauvaise. Paraît convenir, un temps seulement, et puis des conséquences non prévues se dressent… Après la guerre nous devrons vivre en bonne harmonie, avec les autres peuples de la terre. Nous ne pouvons, nous n'avons pas le droit, de léser, délibérément, un peuple plutôt qu'un autre. Ce que le Président n'a pas dit mais que nous sommes plusieurs, ici, à comprendre, c'est qu'au delà de ce dont est responsable la Chine, nous n'avons pas le droit de la sacrifier. Même s'il s'agit d'un ennemi impardonnable, pour l'instant. C'est l'idéologie qui est impardonnable, les hommes qui la font régner, pas le peuple, même s'il porte de grandes responsabilités. Lui aussi fait partie de l'humanité. Rien ne justifierait de sacrifier les Chinois et, surtout pas, leurs générations futures ! Les survivants seraient en droit de nous haïr pendant des siècles. Eux aussi ont participé à la construction, l'élaboration de la civilisation, à leur mesure, en leur temps, rien ne permet de privilégier une époque plutôt qu'une autre. Qui serions-nous pour trancher ainsi ? Qui, Monsieur Berkman ? Parce que nous avons découvert en premier une utilisation de l'atome ? Aux yeux de l'histoire des hommes, Monsieur Berkman, c'est risible ! Songez à la découverte chinoise de la roue, puis de l'engrenage, ses multiples, ses fantastiques applications dans l'industrie. Songez que votre montre, votre simple montre, en est issue. Sans cette invention, vous ne seriez peut être pas un physicien de haut niveau ! La physique serait-elle une science, d'ailleurs ? Vous pensez que la roue chinoise a eu moins de conséquences dans les progrès techniques que le théorème de Pythagore ?
Le jeune scientifique le regardait fixement, apparemment sans comprendre ce dont il était question.
- Monsieur Lagorski, dit-il enfin, comme si tout était dans sa phrase, nous sommes au XXème siècle.
Meerxel avait repris son sang froid.
- Berkman, fit-il, sans employer son titre, délibérément. Personne n'imposera son point de vue, au cours de cette conférence, personne n'est autorisé, non plus, à quitter cette pièce pour montrer son désaccord. On pourra convaincre les autres participants, pas leur imposer sa position. Je l'interdis. Vous pensez peut être qu'il s'agit là d'un abus d'autorité, mais c'est comme ça ! C'est le propre d'une démocratie et depuis plusieurs millénaires d'intelligences, d'erreurs et de réflexions de génie, personne n'a trouvé mieux que la démocratie. Le système n'est pas parfait, mais votre bombe n'est pas parfaite non plus, très loin de là, il me semble ? Il est temps de trouver le sens de la mesure. Dans les sciences comme dans l'art militaire, ou dans la politique.
La voix de Biznork s'éleva soudain.
- Monsieur Berkman, dit-il, vous connaissez peut être la physique nucléaire, je dis peut être, mais vous êtes d'une ignorance totale dans tout autre domaine. Vous avez un niveau zéro en politique, l'art de diriger les peuples. Des hommes vous ont précédé, sur ce sol. Ils s'appelaient Alexandre, Gengis Kahn, ou Attila. Ils n'ont laissé qu'un souvenir de cendres et de ruines. Les hommes qui sont ici s'efforcent de garder un monde encore debout quand vous voulez risquer de l'anéantir. Votre position est estimable quand vous essayez de trouver une solution à un effroyable conflit, pas lorsque vous en faites une condition sine qua non. Toute autre issue qu'un consensus est méprisable, une injure à la grande intelligence qui est la vôtre.
Toutes les personnes présentes étaient tournées vers le Capitaine, stupéfaites. Jamais, personne, ne l'avait entendu prononcer autant de mots à la suite, ni s'adresser ainsi à une personnalité ! Et, curieusement, ce fut son intervention qui parut déclencher une réflexion, chez Berkman.
L'allusion à son intelligence, se dit Meerxel.
Ils mirent plusieurs secondes à s'en remettre. Puis le Président toussota.
- Revenons-en à ces chiffres, Messieurs, l'estimation des pertes. Tout y est. Nous devons trouver le moyen de les réduire le plus possible. Laissons de côté, pour l'instant le fait que les scientifiques chinois travaillent sur le même problème que nous et qu'ils trouveront la solution un jour ou l'autre. Il ne faut pas accepter l'idée de plusieurs années de guerre comme un fait inéluctable. L'utilisation de la bombe, ou pas, n'est qu'un moyen, je le répète : un moyen, rien d'autre, pour en hâter, éventuellement, la fin. Et d'abord, voyons les choses de plus près. D'ici à combien de temps une bombe serait-elle opérationnelle, si nous décidions de l'employer ?
***
Vers quatorze heures, plusieurs Chasseurs pénétrèrent dans la salle, poussant devant eux des chariots à roulette supportant un buffet froid qu'ils posèrent en plusieurs endroits alors que personne ne parlait, dans la salle. Van Damen se leva et alla se servir distraitement, sans bien laisser deviner s'il effectuait un choix dans ce que ses yeux voyaient. Puis il apporta machinalement une assiette à sa place, sur la table ovale, et commença à mastiquer plutôt que manger, les yeux fixes. Le tableau noir avait été à nouveau recouvert de son drap et deux autres, immenses, avaient été installés, dans la matinée, et ils étaient couverts de dessins, de symboles, tantôt mathématiques simples, tantôt militaires. Certains, à moitié effacés ou en recouvrant d'autres, montraient qu'il y avait eu plusieurs strates. Les trois quarts des participants fumaient et l'air était surchargé, les cendriers débordaient. Il n'y avait aucune fenêtre, ici, et un système de ventilation se mettait en marche quand quelqu'un pensait à le brancher, périodiquement.
Pilnussen s'arrêta près de Meerxel qui se servait de harengs avec des petits bouts de thym flottant dans l'huile.
- On n'y arrivera pas, Edouard, fit-il, presque à voix basse.
Il ne regardait pas son ami et pinochait dans une assiette qu'il tenait devant lui.
- Ne te décourage pas, Nyrup. Aie confiance.
- En eux ? répondit le Vice-Président, montrant les scientifiques, au bout de la table, les uns à côté des autres, penchés sur des feuilles de papier qu'ils noircissaient l'une après l'autre.
- Berkman a mis de l'eau dans son vin, non ?
Pilnussen secoua lentement la tête, pas vraiment convaincu.
- Comment peut-on être aussi intelligent et absolument borné ? se contenta-t-il de répondre.
- Les membres de l'Etat-Major ne sont pas encore entrés dans le débat. Attends de les voir à l'œuvre, tu vas vraiment souffrir !
- Oh ?… Van Damen ?
- Non, pas lui, c'est vrai. Mais Korsk… Il y a une quinzaine de jours il a prétendu que même si nous avions des fusées assez précises pour bombarder à plusieurs centaines de kilomètres il envisagerait de placer des équipages à bord pour tout contrôler, en vol.
- Et ils s'en tireraient comment ?
- Ils sauteraient en parachute ou quelque chose comme ça, j'imagine.
- Dieu !… Pourquoi le gardes-tu, Edouard ?
- Parce qu'à part ces outrances, que je caricature, bien entendu, il sait mobiliser les énergies de l'Armée de l'Air, c'est un Chef. Il est assez lucide, connaît bien son boulot, Nyrup, même si, techniquement, il est un peu largué. Je crois que les avions à réaction que nous préparons sont sa dernière concession à la technologie. Pendant la Première Guerre il a été un sacré pilote, un sacré bonhomme, à la pointe de la technologie de l'époque. Il connaît la part de courage qu'il demande des équipages pour assurer les missions qu'il leur impose, et eux savent qu'il a tenu son rôle, en son temps. Il a connu la trouille, il a fait dans son pantalon, comme disent mes neveux. Et nos hommes savent cela aussi, et le respectent. Tout comme Berkman, c'est un bon, ne t'y trompe pas.
- Je le sais bien, va. Mais celui là est aussi un con fini.
C'était la première fois que Meerxel entendait son ami prononcer ce mot depuis plus de dix ans qu'il le connaissait et il en fut désagréablement impressionné.
- A propos de fusées, fit le Vice-Président soudain, pourquoi n'as-tu pas invité von Braun, l'homme des fusées de Kolgujev, je pense qu'on va y venir, non ?
- Une campagne d'essais de première importance, vient de commencer et il devait y assister. Mais Pendsdorff est au courant de ce qu'il est nécessaire de savoir. Il nous en parlera probablement. Et je suis sans avis, à ce sujet.
Une conversation était en train de reprendre, dans le coin où se tenaient Iakhio et Perrin.
- … possible d'affirmer que seul le vent, le sens du vent, représente un risque de contamination ? demandait Lagorski.
- Un certain type de contamination directe, oui. Mais pas tout, loin de là. Des hommes vont fuir, ils auront été irradiés. Une dose d'irradiation individuelle, à elle seule, peut devenir contagieuse pour d'autres personnes, on ne sait pas situer à quel niveau, à l'heure actuelle. Et les objets que les survivants emporteront, les véhicules qu'ils utiliseront ? Ils seront porteurs d'une dose, représentant également un risque… Et pas seulement cela, d'ailleurs. Les animaux… Les oiseaux vont en transporter, eux aussi, avant de mourir, à la distance que leurs forces leur permettront d'atteindre, leur état de fatigue… différente pour chaque animal. Imaginez des pigeons voyageurs, capables de voler pendant des centaines de kilomètres, puis se posant dans une ville…
Le Maréchal Korsk approchait suivi de Pendsdorff.
- Est-ce que nous ne nous focalisons pas trop sur ces conséquences, pour prendre une décision, demanda le marin ? Le risque zéro n'existe pas. Nous le regrettons mais des civils pâtissent de chaque opération militaire. C'est ainsi, nous ne le choisissons pas. Nous avons beau essayer, nous ne pouvons pas l'éviter. Mais voilà où je voudrais en venir : après tout, l'objectif principal d'une arme est bien la destruction directe d'un objectif. Un objectif militaire. D'après ce que vos amis disent, Monsieur Perrin, on peut espérer un cercle d'une trentaine de kilomètres de diamètre où tout sera détruit. Toute construction, toute vie, humaine et animale ?
- "Espérer", ce mot est terrifiant, mais oui, un cercle de trente kilomètres de diamètre représente, grosso modo, en l'état actuel de nos connaissances, l'épicentre de l'explosion et des dégâts maxima.
- Alors le problème est résolu, enfin le problème militaire est résolu. Il n'existe aucun objectif militaire majeur, en Chine ou ailleurs, qui ait cette taille !
- Ce qui veut dire ? demanda Iakhio, interloqué.
- Qu'il s'agit d'une décision du pouvoir civil, pas militaire !
Le Maréchal avait l'air satisfait de son raisonnement, un demi sourire aux lèvres. Pendsdorff le contempla, ahuri.
- Et ça change quoi à notre problème, Maréchal ? Sous votre uniforme, il y en a un autre dessiné sur votre peau ? Lorsque vous enlevez vos vêtements ce n'est pas un civil qui apparaît ? Vous pensez qu'il n'y a que des militaires, en Chine ?
- Non… je veux dire que c'est au pouvoir civil de prendre une décision. Pas à nous. La marine obéit et…
Il s'était tourné vers les autres qui s'étaient peu à peu approchés.
- Maréchal, le coupa doucement Colombiani. Ici nous ne sommes pas : d'un côté des militaires, d'un autre des scientifiques et ailleurs des politiciens… Nous sommes des hommes qui cherchent à tuer le moins de gens possible tout en décourageant l'ennemi de poursuivre un conflit qui en massacre à chaque minute. A la fin, comprenez-vous pourquoi vous êtes ici ?
Nyrup rencontra le regard de Meerxel et secoua tristement la tête.
- Maréchal, dit celui-ci. Rien n'appartient entièrement, exclusivement, au monde militaire ou au monde politique. Nous sommes tous responsables, à un titre ou un autre, d'une nation que nous tentons de protéger. Tout en permettant à nos concitoyens de vivre dans la société humaine, demain. C'est pour cela que nous cherchons une solution. La "moins mauvaise possible", ai-je dit tout à l'heure. Tout tient dans ces mots là : la moins mauvaise possible. Venez, allons tous nous rasseoir et tentons une autre approche. Les travaux de la base de Kolgujev font espérer que von Braun est sur le point de mettre au point une fusée qui aura une autonomie de plusieurs centaines de kilomètres ou même…
Korsk se cabra, littéralement, oubliant un instant à qui il s'adressait :
- …Nom de Dieu, Monsieur le Président, ne croyez pas que seuls les plus couillons deviennent Maréchaux dans l'Armée de l'Air ! J'ai très bien compris ce que vous disiez, tous. Je voulais seulement vous faire toucher du doigt qu'il ne faut pas s'aveugler. Il y aura beaucoup de victimes civiles, si nous lâchons cette bombe, beaucoup. Alors que cherchons-nous ? 10 000 victimes seraient plus acceptables que 11 000, ou même que 10 500? Estce que c'est pour cette raison, cette petite épicerie, que nous discutons depuis tant de temps ? Assez de ces faux bons sentiments. Regardons les choses en face : il y aura une hécatombe ! Et alors ? Y pouvons-nous quelque chose ? C'est à cette question qu'il faut répondre !
- Nous pouvons ne pas la lâcher, fit remarquer Iakhio.
- Maréchal vous venez de faire avancer les choses, avec votre éclat, dit soudain Meerxel. Je n'avais pas osé, je m'en aperçois, aller jusque là. Mais vous avez certainement raison c'était une fameuse hypocrisie. Hormis le front ; et encore ; il y a toujours, il y a forcément, des morts civils. Venez, venez tous, asseyons-nous.
Quand ils furent tous autour de la table le Président commença d'une voix lente montrant qu'il réfléchissait au fur et à mesure où il développait sa pensée.
- Le Maréchal Korsk vient de mettre sur la table une nouvelle façon de voir les choses. Un principe que les Chinois, eux, ont accepté. Il n'y a qu'à se souvenir de Niznij-Novgorod…
Imaginons que l'objectif ne soit pas militaire mais civil ! Donc, pour frapper les esprits, une grande agglomération ! Pékin, peut être ? Etudions ce cas de figure et imaginons les conséquences, militaires et politiques, voulez-vous…
***
A 21 heures survint un nouveau coup de fatigue, accablant. Ils ne disaient plus rien, ni les uns ni les autres. Auparavant ils s'étaient mutuellement aidés, à ne pas s'effondrer, à rester simplement éveillés. Maintenant trois d'entre eux avaient la tête dans une main, les yeux fermés, un coude reposant sur l'accoudoir de leur fauteuil. Perrin ronflait, dans un coin, et le bruit n'agaçait personne.
*
Berkman leva le poignet pour consulter sa montre, 23:25. Il soupira longuement, à bout de nerfs. Physiquement il était en meilleur état que les autres ; hormis Biznork, qui n'avait pas dit grand chose depuis sa sortie du matin ; mais il en avait assez.
- Si mes étudiants avaient de tels comportements, d'aussi mauvais raisonnements je les aurais renvoyés de mon cours, dit soudain le scientifique, en colère, virés de la faculté.
- Quels raisonnements ? dit la voix lasse de l'Amiral Dorstedt, depuis le fond de la salle.
- Quel que soit l'angle par lequel nous prenions le problème nous nous heurtons aux mêmes obstacles. Seuls les obstacles ne changent pas, ne varient pas. Scientifiquement, quand on tombe toujours sur une impasse, c'est que le problème est mal posé… On fait tomber la bombe, ici, puis là, puis encore là, et nous aboutissons toujours à la même chose : inacceptable. S'il suffisait de trouver un objectif, de décider si nous lâchons la bombe sur la Chine ou pas, nous aurions trouvé. La solution n'est pas là, elle ne peut pas être là, elle est…
- Ailleurs… tout doit être" ailleurs", fit machinalement la voix de Biznork, comme s'il voulait finir la phrase.
Lentement la tête de Meerxel se releva. Son regard trouva celui de Colombiani, puis celui de Van Damen, à son tour, qui se redressa sur les coudes. Il n'y avait plus un son, les têtes de plusieurs d'entre eux se tournaient les unes vers les autres. On aurait dit qu'une même idée venait de les atteindre, de percer les couches de fatigue, les repousser pour trouver une nouvelle lucidité.
- Ailleurs, dit Meerxel d'une voix beaucoup plus forte qui, réveilla ceux qui somnolaient… ailleurs. De Dieu ! C'est la seule hypothèse que nous n'avons pas étudiée, Messieurs. Faire péter cette sacrée bombe ailleurs. Ailleurs… mais où ?
- Là où il n'y a aucune victime potentielle, là où elle ne sera plus une bombe, mais deviendrait autre chose : un avertissement ! fit Lagorski en se redressant brusquement.
- En pleine mer ? demanda Dorstedt.
- Non, mais presque…
Van Damen était tout à fait réveillé.
- … sur une île !
Ils se turent tous, conscients qu'ils venaient de mettre la main sur une nouvelle conception, une nouvelle vision de la pression qu'il voulait faire peser sur la Chine.
- Un bluff, un gigantesque bluff, une bombe-bluff, reprit Biznork.
- Oh non, riposta Meerxel, pas un bluff. Bien au-delà. Il n'y a plus de bluff quand on a montré ses cartes. Cela devient un fait. Si l'adversaire ne rend pas la main, tant pis pour lui, il a été prévenu, il perd tout. Cette approche change complètement les conséquences.
- On se sert du monde entier comme levier, observa Lagorski.
- Pas seulement du monde extérieur, ajouta Pilnussen, tout autant de la Chine, c'est une question de mise en scène.
- Peut-on savoir de quoi vous parlez ? intervint Pendsdorff qui paraissait se réveiller.
Meerxel sourit largement.
- D'une idée issue, initialement, d'un génie politique inconnu jusqu'ici, celui du Professeur Berkman !
- Hein ?
Toujours plongé dans sa mauvaise humeur, Berkman n'avait pas suivi les remarques précédentes. Pilnussen secoua la tête.
- Nous voulons dire que nous vous sommes reconnaissants, Monsieur Berkman. Vous venez peut être de sauver la vie de centaines de milliers de personnes.
- Moi ?
Il était trop ahuri pour suivre et Meerxel lui dit que ses collègues lui raconteraient plus tard ! Puis il se rassit normalement à table, le regard lucide, soudain.
- Nous ne sommes pas prêts d'aller nous coucher, Messieurs, mais je crois que nous tenons, cette fois, à la fois le consensus et la solution, pour peu que nous sachions prévoir le détail de l'opération… Voyons, pour que nous parlions bien de la même chose, je vais résumer ce que j'ai compris de nos réflexions respectives et quasi simultanées, après la suggestion du Capitaine Bisnork. Nous partons du principe que nous allons bien lancer la bombe. Mais sur personne. Nous allons la lancer en pleine mer, quelque part sur une île… pour en montrer, seulement en MONTRER la terrible efficacité.
- Sur un chapelet d'îles, Monsieur, suggéra Perrin. Des îlots, au besoin, aménagés pour faire des enregistrements scientifiques. Des îlots à distances croissantes pour déterminer, de façon précise le rayon de danger et le point de sécurité absolu, hors vent, avec vent etc. Au besoin nous imaginerons des îlots.
- Des navires à l'ancre, intervint Pendsdorff, des vieux navires, avec des équipements sur le pont, sans protection, et sous le pont avec des degrés décroissants de protection, des matériaux différents pour en éprouver l'efficacité. Etudier comment ils sont atteints, modifiés éventuellement, comment ils transmettent, conservent les radiations. Des navires vides, ancrés à des distances régulières, exactement mesurées, pour tabler définitivement sur les résultats observés. De telle manière que ces résultats nous fassent connaître scientifiquement, de manière absolue, les effets d'une explosion, ce que nous n'avons jamais pu faire jusqu'ici en grandeur naturelle mais aussi les matériaux ou les construction protégeant des radiations etc. Dans tous les domaines, y compris les effets secondaires etc. Avec des animaux cobayes, de loin en loin, pour évaluer les risques…
- Mais la Chine ? demanda Van Damen.
- Des témoins internationaux impartiaux, proposa Colombiani, sans tenir compte de l'interruption, des délégations de militaires, de scientifiques et de témoins professionnels : des journalistes. J'y pense, la Chine, mais les USA aussi sont bien placés dans la course à l'atome, même si les Américains, moins poussés par les évènements que nos adversaires et nous, sont en arrière, nous devrons veiller à une chose primordiale, au cessez-le-feu. Interdire absolument aux Etats-Unis d'envoyer des représentants en Chine, sous couvert de missions humanitaires ; comme ils l'ont fait en 1920; pour convaincre, faire chanter, ou carrément enlever des scientifiques Chinois du nucléaire, afin qu'ils aillent travailler en Amérique et l'amènent au niveau supérieur.
- Messieurs, Messieurs, nous avons une guerre à finir, souvenez-vous-en ! Parce que j'ai bien noté la remarque du Président, gronda Van Damen. Si la Chine n'accepte pas le bluff, ne se laisse pas impressionner, nous devrons bel et bien lancer la bombe ! Avec les mêmes conséquences que nous avons imaginées et refusées toute la journée.
Il y eut un soudain silence.
- A une différence près, c'est exact, Monsieur le Maréchal, remarqua Colombiani. Mais une différence colossale. Le monde ne pourra plus, ensuite, nous tenir, moralement, responsables d'un massacre. Avec cette explosion en mer, nous transmettons la responsabilité aux dirigeants de Chine, élus par leur peuple. Nous nous heurterons ensuite, c'est vrai, à la haine du peuple Chinois, mais il faudra bien, un jour ou l'autre, qu'il accepte la vérité. C'est à dire que c'est lui, en élisant son chancelier, qui a tout permis. Tout homme, tout peuple doit assumer entièrement ses erreurs, ses responsabilités.
Meerxel sourit intérieurement. Colombiani était avant tout un politique et raisonnait toujours dans cette optique. Le Premier Ministre se voyait déjà devant une conférence mondiale, répondant à ses détracteurs. Mais le Maréchal revenait au combat :
- Monsieur le Premier Ministre, j'ai bien entendu, maintenant écoutez-moi, à votre tour ! Les Chinois sont un peuple imprévisible. Ils peuvent s'effondrer aussi bien que résister jusqu'à la destruction totale. Il y a des précédents dans l'Histoire. En ce moment la population de Chine du Nord résiste férocement à nos troupes sibériennes. Même si nous préparons minutieusement cette opération, que nous mettons psychologiquement le gouvernement Chinois en condition, que le monde entier est terrorisé à l'idée que nous employions la bombe atomique, même dans ce cas, le risque, ou plutôt la chance, de gagner est, à mon avis, d'une sur deux… Dans ce cas, si la Chine refuse le bluff, nous lancerons ? Très bien, et après ? Car il y aura un après, n'est-ce pas ? Le jour suivant. La Chine peut très bien se révolter, refuser ce qu'elle jugera comme une injustice, reprendre le combat encore plus férocement. Que ferons-nous ? Nous n'aurons pas le choix, il faudra lancer une autre bombe, et puis une autre… Mais nous savons que nous ne disposerons que de quelques bombes, fiables, quatre à six, d'après Monsieur Pendsdorff, dans un délai de plusieurs mois. Plusieurs mois pendant lesquels les combats n'auront jamais été aussi meurtriers ; et nos hommes moins motivés ; pendant lesquels l'aviation de bombardement chinoise nous rendra la monnaie de notre pièce, sans se préoccuper des pertes, écrasant, anéantissant nos villes… Et une fois que nous aurons lancé toutes nos bombes atomiques, pour simplifier disons toutes les six ; en espérant qu'elles fonctionneront car si ce n'est pas le cas toute cette histoire n'aura servi à rien et l'Armée Chinoise sera plus puissante, plus gonflée que jamais ; après, donc, que se passera-t-il ? Nous saurons que notre bombe n'est finalement qu'un pétard, aux yeux du peuple chinois dans son entier. Oui, un pétard, Messieurs. Aussi effrayante soit elle. Deux cent mille morts par bombes ? Un million deux cents mille en tout ? Qu'est-ce que c'est pour la Chine ? Sur un territoire aussi immense, aussi peuplé, surtout ? Même Pékin rasé ; si cela est possible ; ne représente rien, militairement, pour eux. Vous pensez bien que notre raid serait annoncé, que le gouvernement de Chine aurait le temps de fuir. Pour la Chine, qui n'avait perdu que peu de civils du fait de cette guerre, jusqu'à ces dernières semaines, quel serait l'impact matériel ? Elle ne serait même pas totalement atteinte dans son potentiel industriel par nos super-bombes. Même si nous visions des centres industriels de première importance. Ils les reconstruiraient ailleurs ! Notre seul espoir est de toucher le moral du peuple Chinois ! Nous ne pouvons espérer qu'entamer le moral de la population. Voilà ce que doit être notre objectif. Et il n'y a rien, à la fois, de plus fragile et de moins facile à manœuvrer que le moral. Néanmoins, nous pouvons espérer, au mieux, jouer sur son moral, son imagination. Pas ses forces vives ! Pas sur ce qui lui permet de soutenir cette guerre, c'est à dire l'importance de son Armée. Même si toutes les victimes de ces bombes, un million deux cent mille, étaient des soldats, la Chine serait toujours capable de lutter des années !
Les regards ne quittaient plus le visage du Maréchal qui s'en rendit soudain compte et s'interrompit un instant.
- Messieurs, cette opération Alpha n'est qu'une possibilité d'en finir avec la guerre. Une possibilité qu'il faut saisir, croyez bien que je suis favorable à la solution qui vient d'apparaître, mais je vous mets en garde, ne vous leurrez pas, c'est seulement une possibilité ! Que les scientifiques, ici, soient impressionnés par ces chiffres, je le conçois, ils sont incapables d'en mesurer la portée sur le conflit, ce n'est pas leur domaine habituel. Ils ne sont que scientifiques. Mais, je vous en prie, soyez lucides. Pas autre chose qu'une "possibilité". Même si cette arme fonctionne parfaitement et que ses dégâts sont colossaux ; à la mesure de ce que nous devinons ; ils sont dérisoires, matériellement, pour un pays aussi gigantesque. La Chine ne s'est pas encore rendue ! Et c'est pour cela que le coup de bluff que nous sommes en train de monter me paraît, de très loin, notre meilleur atout. En qualité d'arme pure, votre bombe, Messieurs les scientifique, est une pétoire dans ce conflit, avec des gens fanatisés ! Mais si nous ne nous en servons pas contre l'ennemi, si nous lui suggérons d'imaginer ce qu'elle peut provoquer comme dégâts, si nous nous adressons à l'imagination du peuple Chinois, seulement son imagination… alors là, nous détenons, en effet, un moyen de pression énorme. Mais nous n'aurons pas le droit à l'erreur. Nous pourrons lancer les dès une fois, une seule fois…
Les hommes, y compris Meerxel, mirent plusieurs minutes à se remettre de ce discours. Et c'est Perrin qui montra qu'il avait parfaitement assimilé l'argument. Il commença d'une voix lente :
- Cette pression que nous voulons exercer sur le peuple chinois peut utiliser un autre moyen. Je dois vous tenir au courant de l'avancée du professeur von Braun, Messieurs. Excusez-moi, c'est un peu long mais l'importance est telle que je dois aller jusqu'au bout… Depuis que son équipe a quitté l'île de Peenemunde, pour Kolgujev, au début des années 40 pour des raisons de sécurité, ses travaux et les essais qui les accompagnent ont prodigieusement progressé. Aujourd'hui il en est à la fusée A4 qui utilise ce que nous appelons un comburant, le Visol, mélange 50/50 de benzol et de pétrole avec de l'acide nitrique comme oxydant. Dès 1941 il avait obtenu des vitesses d'éjection des gaz de l'ordre de 2 081 km/h ! Il cherchait alors à améliorer la portée de ses engins. Pour cela il a été amené à étudier deux versions, l'une avec des ailes permettant une trajectoire aérodynamique avec des ondulations, adaptée au vol supersonique, l'autre avec un fuselage porteur, c'est à dire large et peu épais. Une sorte de delta ; celui des flèches en papier des écoliers ; qui diminue la traînée et augmente la portée. Ce qui l'a amené à les dénommer A4b et A9. Un essai, réalisé il y a trois ans a donné les résultats suivants : la fusée est monté à 88 000 mètres d'altitude et a atteint une vitesse de 4 281 km/h ! Aujourd'hui il avance dans plusieurs directions. Il étudie un véhicule, une fusée à deux étages. Le premier étage, appelé A10 fonctionnant pendant 50 secondes, puis se séparant du corps principal. Le second, un A4, s'allumant ensuite. Il en escompte une vitesse, moteur coupé, de 12 210 km/h à une altitude de 388 kilomètres ! Avec un deuxième étage muni d'ailes il arrivera, dit-il, à 5 500 kilomètres de portée. Il travaille sur des évolutions comportant six moteurs Visol/acide nitrique, avec une tuyère commune, puis un moteur à chambre de combustion unique développant 200 tonnes de poussée.
Dans la pièce tout le monde le regardait avec des yeux où on lisait tantôt de l'incrédulité, tantôt de l'effarement, tantôt de l'incompréhension.
- Aujourd'hui nous pouvons pratiquement compter sur des fusées A4 contenant une charge de 910 kilos d'amatol, un explosif résistant aux hautes températures, reprit-il. Les fusées A1 des débuts nécessitaient une grande rampe de lancement de 40 mètres de long. Désormais les A4 se lancent à la verticale et cela change tout. Car elles peuvent être tirées à partir d'un gros sous-marin ! Il y en a dans notre Marine… Ce n'est pas du rêve, Messieurs. Si Walter von Braun n'est pas ici aujourd'hui c'est qu'il procède à un tir de première importance. Les essais, depuis 1940 l'ont prouvé, des tirs depuis des sous-marins ; en surface, bien entendu ; ne seraient pas des miracles de la technologie. Cela veut dire que Pékin, par exemple, est à portée de tir d'un bâtiment opérant en mer Jaune. En revanche, von Braun n'a toujours pas réglé le problème de la précision. Le guidage est délicat. Il faut être réaliste et la précision n'excède pas 8 km ! C'est pourquoi je vous parlais d'un objectif comme Pékin, très étendu. Néanmoins ces fusées sont utilisables. Il serait probablement encore un peu tôt pour placer une bombe atomique dans l'ogive mais ce sera chose possible d'ici à quelques mois, un à deux ans au plus.
- Monsieur Perrin, quelle est l'utilisation précise de ces fusées ? demanda Pilnussen.
- Aujourd'hui, envoyer des sortes d'énormes bombes à longue distance, des bombes que l'on n'entend pas venir tant leur vitesse est élevée ; donc pas d'alerte possible ; et qui ont de quoi effrayer la population, créer la panique, car elles peuvent tomber n'importe quand, n'importe où, dans un rayon de 300 kilomètres à l'intérieur des terres. Les dégâts devraient être spectaculaires, je pense. Loin de ce que les Chinois ont fait à Niznij-Novgorod mais assez "parlants", si j'ose dire, pour faire peur, si elles tombent en pleine journée, quand il y a de nombreux témoins, en quelque sorte. Mettons nous à la place du peuple chinois qui réalise qu'il peut être bombardé à tout moment… enfin j'exagère un peu, c'est vrai. Mais imaginons le contexte. D'abord ces fusées et ensuite notre bombe… Et dans quelques mois, von Braun est formel, ce sera l'espace.
- L'espace ? Quel intérêt ? fit le Maréchal Korsk.
- Aujourd'hui un intérêt scientifique répondit Perrin qui paraissait un peu gêné de s'être emballé. Dans quelques années, quelques décennies, plutôt, on pourra envisager de gagner la Lune, peut être ?
- La Lune ? La Lune mais pour quoi faire ? répéta le militaire, dérouté.
- Ceci appartient à l'avenir, Maréchal, intervint Meerxel. Ce qui est important c'est de frapper les esprits, en Chine. Si, en effet, des sous-marins de grande taille peuvent lancer les fusées A4 cela vaut la peine d'essayer. D'autant que si nous lançons ces fusées AVANT de faire usage de la bombe, les Chinois pourront faire eux même le transfert et craindre de recevoir une bombe par une fusée, indécelable, imprévisible, non annoncée. Cela pourrait provoquer un exode des villes. Stratégiquement c'est très fort, avec des conséquences importantes sur les industries Chinoises très regroupées.
Les onze hommes discutèrent encore quatre heures avant de se séparer. Mais quand ils se quittèrent, les bases de l'opération, qu'ils avaient eux mêmes appelée "Bluff", étaient figées.
***
On était le 2 juin 1949. Les salons du paquebot étaient bondés au deux niveaux supérieurs, dont de grandes baies donnaient vers l'avant et les flancs. C'est là que s'étaient groupés les membres des Missions Internationales d'observation. De même que les hommes d'équipage circulant devant les vitres, ils portaient tous de grosses lunettes de pilote de char, dont les verres étaient si foncés qu'on ne voyait pas les yeux. De même ils portaient dans leurs bras une combinaison blanche à reflets métalliques qu'ils étaient sensés enfiler quand on le leur demanderait. Quelques officiers de la Marine de Guerre, assez insolites sur ce bâtiment civil, circulaient parmi eux, équipés de la même manière ; mais les lunettes pendant autour de leur cou, pas encore en place ; et répondaient aux questions, rares maintenant, si près du début de l'opération.
Le ciel était couvert. Des nuages d'altitude culminaient à 8 ou 9 000 mètres et quelques masses cotonneuses le traversaient ici ou là. La mer, sans être vraiment dure, était très agitée comme c'est souvent le cas dans les parages de l'île Bouvet, dans l'hémisphère sud qui entamait son automne. C'était une île, autrefois Norvégienne, que l'Europe avait racheté au gouvernement d'Oslo, en 1856, à une époque où Kiev avait voulu y installer une mission scientifique de prestige. Mart Meri, Estonien, cousin éloigné du Président en poste, était navigateur, spécialiste des mers froides. Après avoir sillonné plus ou moins heureusement l'Arctique il s'était entiché de l'Antarctique où la concurrence des Scandinaves était moins rude ! Son vieux cousin Président européen avait fait d'une pierre deux coups. L'Europe avait une dette, morale, à l'égard de la Norvège ; qui avait accueilli beaucoup de familles d'émigrés Français, Espagnols, Allemands, Hongrois ; et avait acheté l'île Bouvet un bon prix à la Norvège, pour y établir une base arrière aux expéditions de Meri. Un petit village y avait survécu. Par la suite l'île était longtemps restée presque déserte. Trois assez grandes familles y vivant encore, tant bien que mal en 1949, avaient sauté sur l'occasion d'être transplantées dans une île au large de Kem, en mer Blanche, tout au nord de l'Europe moyennant des installations très confortables, une bonne indemnité et de solides bateaux de pèche, neufs. Bouvet avait subi des transformations très importantes, à peine terminées d'ailleurs, pour l'expérimentation de la bombe.
Depuis maintenant deux heures, le navire était au cap 270°, plein ouest, à vitesse très soutenue, juste pour s'éloigner des abords de Bouvet, par sécurité. Alentour on voyait, sur l'arrière, la silhouette du porte-avion qui l'escortait depuis l'île Maurice, dans l'Océan Indien. Toutes les délégations et les huit journalistes invités y avaient embarqué. Autour, on devinait les silhouettes des bâtiments de protection, un croiseur d'escorte, quelques Destroyers et des Frégates de lutte anti-sous-marine et anti-aérienne, qui faisaient d'amples ondulations, tous sonars en action. Et deux Ravitailleurs au milieu du dispositif. Ce lieu, au large de l'Afrique du sud était trop éloigné pour que l'on craigne l'arrivée d'une flotte chinoise ou un raid aérien. L'éventuel danger concernait des sous-marins ennemis. Mais si la Chine connaissait forcément l'existence de la Mission internationale, elle ignorait où les membres seraient emmenés. Le paquebot, pour cette raison, ne courait que peu de risques de torpillage.
L'atmosphère à bord était pénible. Depuis près de neuf jours sur zone, l'Amiral commandant l'opération attendait le vent de nord-ouest, annoncé par les météorologistes, et nécessaire pour que l'expérience se déroulât sans conséquences pour des terres habitées. Les membres des délégations en avaient profité pour visiter les installations, sur l'île. Le vent soufflait là depuis la veille au soir, assez fort en altitude disait-on et se renforçait au niveau de la mer. Quelques minutes auparavant, le bâtiment venait de faire demi-tour pour venir au 90 et diriger la proue vers Bouvet, au delà de l'horizon, maintenant.
Une voix sortit des hauts parleurs accrochés aux piliers du salon des premières classes :
- "Contrôle des appareils de mesures terminé… Contrôle de l'appareillage électrique terminé… Contrôle de la télémétrie terminé… Contrôle des enregistreurs terminé… Mise en place des lunettes de protection devant le visage, pour tout le monde et des combinaisons. L'avion lanceur est en phase d'attaque, face à l'est. Largage dans quatre minutes et trente secondes, à 09:04 …"
Nerveux, plusieurs passagers se hâtaient d'enfiler leur combinaison, facile à mettre, d'ailleurs.
Une autre voix, un peu rauque, se fit entendre, dans le circuit, un peu plus tard :
- "09:04 : Lancement !"
Personne n'entendit rien. Le navire était à 50 nautiques à l'ouest de Bouvet ; très loin des îles Sandwich du sud, les plus proches terres, inhabitées, du côté au vent. Un peu plus de 55 kilomètres. A l'abri des retombées avaient jugé les scientifiques. La mer se brisait en énormes paquets d'écume sur l'étrave et il y avait des bruits dans le salon, derrière. Quelques observateurs levèrent des jumelles, placées devant les lunettes de protection, pour tenter vainement, bien entendu, à cette distance, d'apercevoir l'avion en piqué. Ils ne virent pas davantage celui-ci, s'éloignant à vitesse maximale, près de la mer, après son piqué puis remontant pour faire des mesures, en altitude. Ensuite seulement, l'appareil reviendrait se poser sur le porte-avions, en arrière, sur le pont duquel des lances à incendie projetant un liquide particulier, le décontamineraient.
Il y eut un éclair, droit devant, d'une intensité comme personne n'en avait jamais vue. Des cris s'élevèrent, dans le salon et certains passagers s'écartèrent instinctivement des baies. Les autres, fascinés avaient porté des jumelles devant les grosses lunettes de char. Ce n'était pas nécessaire pour voir se former l'énorme, le gigantesque nuage, parcouru un instant de fugaces stries verticales, lumineuses, comme des éclairs monstrueux venant frapper la mer. Quasi immédiatement apparut la forme d'enclume d'un cumulo-nimbus ; les nuages d'orage renfermant des quantités d'énergie électrique phénoménales ; qui s'épanouissait, comme un champignon et montait en altitude. Elle perdura pendant que le nuage s'élevait, se développait, précisait sa forme de champignon, très haut dans le ciel. Beaucoup d'appareils photo fonctionnaient, bien qu'on eût prévenu tout le monde qu'il serait distribué une abondante documentation. Puis ce fut un brouhaha infernal. Tout le monde parlait, les uns ne cachant pas leur frayeur, les autres tremblant d'une excitation traduisant le choc émotionnel qu'ils venaient de subir. Dix minutes passèrent dans la même confusion.
- Messieurs, si vous le voulez bien, dit une voix dans les hauts parleurs…
L'Amiral Bizay, debout sur l'estrade qui devait servir à l'orchestre, pendant les croisières, avant guerre, les appelait montrant la centaine de sièges disposés devant lui, en arc de cercle. Il avait ôté les lunettes protectrices et la combinaison de même que le Vice-Président Pilnussen, assis à côté.
- Les personnes qui s'étaient installées à l'étage inférieur, devant les baies du salon des secondes classes sont en train de nous rejoindre et nous allons vous donner toutes les explications d'ordre matériel que vous désirerez entendre, hormis certains détails scientifiques, bien entendu.
Plusieurs hommes posaient déjà des questions mais Bizay sourit poliment sans répondre. Tout le monde s'assit dans le même vacarme de conversations avec les nouveaux arrivants et un officier apparut à la porte principale faisant signe que tout le monde était bien rassemblé là.
Pilnussen se leva alors et laissa son regard parcourir la salle. Son allure grave, son costume sombre, sa chemise blanche dont les poignets mousquetaires sortaient largement de ses manches ; il était toujours très élégant ; et ses cheveux blancs, firent leur effet et le silence s'établit lentement. Il commença, ralentissant encore son débit de voix pour donner plus de poids à ses paroles :
- Messieurs les Ambassadeurs, Messieurs les délégués, Messieurs les envoyés spéciaux, Messieurs les journalistes… Vous venez d'assister à l'explosion d'une arme atomique d'une puissance de vingt kilotonnes, c'est à dire l'équivalent, au moment de la déflagration, de 20 000 tonnes de TNT ! L'avion qui a largué cette arme est tout à fait standard, dans l'Aéronavale européenne, et ne dispose d'aucun dispositif spécial, hormis une protection étanche compte tenu de ce qu'il devait rester à proximité du nuage radioactif pour faire des mesures, après l'explosion. Comme il s'agit d'une arme atomique, reposant sur la fission d'une matière radioactive, dont le gouvernement Européen ne dira rien de plus, bien sûr, l'effet destructeur repose à la fois sur l'effet direct : l'impact, l'effet de chaleur, l'effet de souffle, et l'irradiation atomique, la radioactivité… Ces radiations sont mortelles, beaucoup d'entre vous le savent, si bien qu'il s'agit, en réalité, d'un engin, d'une arme jusqu'ici inconnue. Vous aller le mesurer quand je vous aurai confirmé qu'un seul projectile, une bombe "standard", a été lancée…
Tout le monde se leva et ce fut à nouveau le vacarme. Plusieurs minutes plus tard Pilnussen put reprendre.
- Bien entendu en arrivant à bord vous saviez que nous allions vous montrer l'expérimentation d'une nouvelle arme, après les fusées qui ont frappé Pékin, Shanghaï, Wenzhou et Canton, il y a un mois. C'était le but de l'invitation lancée aux principales nations de la terre, dont les plus en avance, technologiquement, à venir observer cette démonstration, grandeur nature. Ce n'est pas une habitude que de faire ce genre de révélations. Mais cette arme-ci, atomique, est si terrifiante, si totale…
Il insista sur le mot.
- …que nous avons voulu montrer ses effets au Monde, aux habitants de notre planète, avant de l'employer. Les tenir au courant, qu'ils sachent que nous venons, aujourd'hui, d'entrer dans une ère nouvelle, où les armes ont un pouvoir de destruction que l'on ne pouvait imaginer, il y a une heure, encore. Si, ces derniers jours, nous avons fait visiter à ceux qui le désiraient les installations de l'île et inspecter les 172 navires ancrés tantôt de face tantôt de travers au large des côtes ; à des distances extrêmement précises, soyez-en convaincus, pour mesurer les effets de cette arme, à l'abri de l'impact lui même ; c'est pour que vous soyez à même de vous faire une idée personnelle de cette puissance de destruction, après l'explosion. Les militaires, parmi vous, ont compris que la colossale quantité de mesures que nous avons faites est d'une richesse sans égale, pour savoir avec précision quelle superficie sera anéantie par l'explosion d'une bombe, quand nous allons l'employer, quels effets auront été produits sur des êtres vivants, sur des matières simples, des organismes vivants, ou des objets manufacturées. Les effets sur les matériaux sont aussi d'un grand enseignement pour l'utilisation stratégique, opérationnelle, pour mesurer, véritablement mesurer, l'efficacité de cette arme. Si nous avons racheté aux nations du monde, ces derniers mois, autant de vieux navires, à bout de souffle, c'était dans ce but, placer des cercles concentriques de laboratoires flottants où faire nos tests, installer nos instruments de mesures, triplés par sécurité. Etudier comment se transmet l'explosion en fonction du vent, par exemple, qui va emmener le nuage radio actif et ferait d'autres victimes, plus loin, beaucoup plus loin, dans la réalité, sur le territoire chinois, avant de se dissoudre dans l'atmosphère. Je dois préciser, au passage, que tous les navires ayant servi à cette expérimentation seront ensuite coulés, à l'est d'ici, par 5 700 mètres de fond… Vous avez vu le très grand nombre de mannequins, bourrés de systèmes permettant d'estimer les dégâts causés au corps humain… Nous n'emmènerons pas les membres de vos délégations, volontaires, protégés de combinaisons spéciales, contrôler tout ceci, sur place, par eux mêmes, avant plusieurs jours, pour la raison que je vous ai dite plus tôt. Souvenez-vous des drames qui ont eu lieu dans plusieurs laboratoires dans le monde lorsque les travaux sur l'uranium ont été révélés, au début du siècle, par Pierre et Marie Curie. Il y avait donc certains animaux, sur l'île et sur les navires, des échantillons d'insectes aussi, et beaucoup d'autres moyens de contrôler ce qui s'est passé, vous l'avez vu. Surtout des porcs et des fourmis, en ce qui concerne les êtres vivants, vos scientifiques vous expliqueront pourquoi. La raison est médicale. Certains spécimens étaient à l'extérieur, sur l'île, d'autres protégés dans des constructions ; de ciment, de pierres, de briques ou de différents métaux, afin d'en mesurer le degré de protection réel ; et aussi sur le pont des navires servant à l'expérimentation. D'ici à quelques dizaines d'heures, lorsque le taux de la radio activité aura baissé, en surface, des équipes de scientifiques européens, protégés eux aussi par des combinaisons spéciales retourneront sur l'île et sur les navires à l'ancre, pour relever les instruments de mesures et constater les dégâts directs et indirects. Des caméras, vous l'avez constaté ; avec des systèmes complexes de filtres optiques et de renvoi de la lumière ; très protégées de plaques de plomb, avaient été installées en plusieurs endroits. Nous ne savons pas ce que les films auront pu enregistrer mais, tous les documents visuels convenables seront communiqués à vos gouvernements. Beaucoup d'entre vous sont des scientifiques de haut niveau et imaginent mieux que je ne saurais le décrire ce qui s'est passé là-bas, sur l'île. Quelques laboratoires de pointe, dans le monde, font des études sur l'atome. Les représentants, ici, notamment des Etats-Unis, savent que ces recherches sont ardues et coûteuses. L'Amérique du nord a fait savoir, depuis longtemps qu'elle effectue des travaux sur l'atome et assure que ses savants sont parvenus assez loin. La Chine est également du nombre, bien entendu. L'Europe, elle, pressée par le calvaire que sa population subit depuis des années, du fait de la guerre et de la barbarie de notre adversaire, a réussi à mener à bien la fabrication "opérationnelle" d'une bombe. Tous les problèmes sont résolus, vous l'avez constaté, l'Europe est maintenant capable de l'utiliser…
Il laissa passer un temps pour montrer qu'il abordait désormais un autre sujet.
- A notre demande, vos missions d'observation sont composées à la fois de scientifiques, de diplomates et de militaires. Les uns pour constater que nous avons mis au point une arme sans commune mesure avec tout ce qui a été réalisé jusqu'ici, les autres pour évaluer les conséquences de son utilisation…
Il abordait maintenant le fond de cette déclaration et marqua un temps d'arrêt.
-… Ceci est important dans le contexte de l'Europe, aujourd'hui. La guerre qu'elle mène depuis quatre ans, sur son sol, a coûté la vie à des millions d'hommes, de soldats…
A nouveau il s'arrêta pour insister sur ce qu'il allait dire, maintenant.
- …mais aussi à des millions de civils, pensons-nous. Je vais vous donner quelques chiffres, effrayants, ajouta-t-il en prenant une feuille sur la table, devant lui. Depuis mai 1945 l'Allemagne a perdu 1 800 000 soldats. Je ne fais état ici que des morts, pas des prisonniers, dont nous n'avons aucune nouvelle, comme vous le savez, et à propos desquels nous avons, à juste raison, beaucoup de craintes. La Russie a perdu 1 700 000 soldats, la France 1 300 000, l'Autriche et la Hongrie ensemble 1300 000 également, l'Espagne et le Portugal 1 600 000, l'Italie 950 000, les Républiques du centre de l'Europe : Tchéquie-Bulgarie-Slovaquie 900 000. Je vous épargnerai la suite de cette énumération. Sachez, Messieurs, qu'en tout nous déplorons la disparition de près de… 6 millions de soldats. Vous avez bien entendu six millions ! Auxquels il faut ajouter les victimes des bombardements de nos villes ; dont certaines, en Russie et en Ukraine, en Sibérie de l'ouest ; ont été rasées totalement en une nuit, et les exactions des troupes spéciales du PURP, dans les Territoires Occupés. Je vous rappelle au passage, que les Chinois ont occupé la Sibérie, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, la Turkménie, le Kirghizstan, et le Tadjikistan, soit un territoire plus grand que celui des Etat-Unis d'Amérique ; avant, bien entendu, la vente à ceux-ci, au siècle dernier, par l'Angleterre, de tous ses territoires canadiens et d'Alaska, à l'exception du grand Québec. Je parle ici du territoire initial des USA, celui dont la France a garanti l'indépendance, à la fin du XVIIIème siècle, permettant sa véritable naissance, à une époque où l'Angleterre était son ennemi juré. Pardonnez-moi ce petit rappel historique qui a son importance, puisque le monde d'aujourd'hui en est directement issu. Les mitraillages des routes parcourues par les réfugiés, les villes détruites "pour l'exemple" ont fait de telles quantités de morts parmi les femmes, les vieillards, les enfants, que nous ne pouvons pas même en estimer le nombre ! Il dépasse, nous le pensons, plusieurs millions. Jusqu'à ces tous derniers mois, l'Armée Européenne avait peu porté la guerre sur le sol de Chine. La Chine ne savait pas ce que représentent des bombardements massifs. Certes nos appareils, partis de porte-avions, ont ponctuellement effectué des raids contre des villes côtières chinoises, mais cela n'avait rien de comparable avec l'écrasement, volontaire, systématique, de régions, de villes entières, rasées en une nuit ! Aujourd'hui elle va commencer à le découvrir. Lorsque R'azan, après Niznij-Novgorad, a été écrasée, il y a deux ans ; R'azan qui n'était un site ni stratégique ni industriel, mais une simple grande ville ; la Chine montrait ainsi qu'un objectif tactique n'était pas forcément une zone industrielle mais pouvait être une région banale, habitée, en tout cas. Ils ont inventé la notion de destruction pour l'exemple ! Donc lorsque cette ville a disparu sous les 9 000 tonnes de bombe, qu'ont déversées les bombardiers chinois, quarante heures durant, 85 000 victimes ont été dénombrées. Une ville rayée du monde en un bombardement ! Aujourd'hui, nous avons une bombe qui, à elle seule, peut détruire, directement ou indirectement, certainement plus de 150 000 vies ! Vous avez bien entendu 150 000 victimes, avec UNE seule bombe ! Je dois préciser que ce nombre est ce que les experts appellent une limite basse… Le vrai résultat peut être supérieur, en fonction du type de région atteinte, ou de conditions particulières, météo par exemple. Une grande ville et sa banlieue, une vallée entière contenant un grand site industriel à l'heure où les ateliers sont pleins d'ouvriers, un centre de production agricole. Ou même une ville sans importance stratégique, comme Canton, par exemple, en application de la notion que nous ont enseignée les chinois : pour l'exemple. Dans un pays moderne comme la Chine les choix sont multiples, selon ce que l'on vise, industrie ou population. Imaginez donc que nous lancions une bombe à l'est d'un objectif et une autre à l'ouest. Imaginez une surface rasée, où la vie ne pourra reprendre, selon les calculs des scientifiques, qu'après des années ; sans récolte possible pendant vingt ans au minimum, pensons-nous ; où il sera impossible, sous peine de radiations gravissimes, de revenir afin de récupérer du matériel, industriel par exemple. Un matériel qui porterait la mort en lui, et qu'il serait impossible d'utiliser de nouveau…
Il avait peu à peu durci le ton.
- Si quelqu'un avait l'idée de se poser la question : "pourquoi ?" que cette personne se souvienne de ce que je viens d'énoncer : 6 millions de soldats tués, 4 millions de prisonniers dont nous sommes sans nouvelles, probablement beaucoup plus, infiniment plus d'un million de femmes, de vieillards et d'enfants tués. Et qu'elle se demande ce que représentera la facilité d'un seul bombardement sur Shanghai ou Pékin, au prix de quelques équipages de bombardiers ; si nous choisissons ce mode d'attaque ; en face de ces chiffres ? Or nous avons plus de dix bombes terminées ! Et nous en fabriquons une par mois. Nous avons assez de matière fissile pour cela. Toutes de la même puissance, 20 kilotonnes, 20 000 tonnes… Un bombardier lourd, puissant, peut emporter une bombe d'UNE tonne !
Il laissa traîner le mot dans les têtes avant de lancer en promenant son regard de droite à gauche :
- Maintenant, si vous le voulez bien, Messieurs, les scientifiques vont descendre au salon inférieur où leurs collègues européens répondront à certaines de leurs questions, les diplomates et les militaires resteront ici, avec les représentants de la Presse internationale et je répondrai aux leurs. Nous nous sommes engagés à vous faire parvenir les documents illustrant cette… expérimentation. Ils vous parviendront dès que possible.
Pilnussen les regarda se lever, très excités, s'interpeller entre eux, faisant de grands gestes, songeant que malgré tout ce qui venait d'être dit, les massacres que subissait le peuple européen, la vraie réflexion était probablement : si l'Europe attendait trop, si elle n'était pas capable d'en terminer, sur le terrain, laissant le temps à la Chine d'achever sa bombe, elle aussi, la guerre finirait en apocalypse, sur le continent le plus vaste de la planète. Les deux camps lançant leurs bombes respectives. Parce que, la leur mise au point, les Chinois n'hésiteraient évidemment pas. La question ne se poserait même pas, ce n'était pas dans leur mentalité, on fabrique une arme POUR l'utiliser. Ils étaient trop réalistes pour se poser des questions de ce genre. Et que l'Europe DEVRAIT, cette fois encore l'imiter, comme avec le gaz moutarde de la Première Guerre. Que resterait-il du continent ? Fallait-il attendre d'avoir des dizaines de millions de morts, des étendues ravagées pour des décennies ; aussi bien à l'est qu'à l'ouest. Attendre qu'une flotte se présente devant les côtes de l'Atlantique, pour prendre une décision ? Non, Meerxel avait raison d'envisager son utilisation. De même, il comprenait mieux, depuis quelque temps, le sens que celui-ci donnait à leur responsabilité aux yeux du monde. Leur responsabilité morale à l'égard du peuple Chinois lui même. A ce niveau de destruction, la réflexion s'imposait.
Les membres des missions d'observation ne se séparèrent pas tout de suite. Ils paraissaient assommés par les chiffres qui avaient été énoncés et la menace qui venait d'être lancée, ils réalisaient que le Monde venait, effectivement, de changer.
Pilnussen laissa le temps aux diplomates, aux militaires et aux quelques journalistes, de se remettre et fit servir des pots de thé et de café. On entendit les moteurs de plusieurs avions qui avaient décollé du porte-avion et les survolaient avant d'aller surveiller le nuage et faire de nouveaux relevés scientifiques. Il y en aurait ainsi chaque heure. Ils suivraient la dérive du champignon atomique.
On lui avait remis, à l'île Maurice où ils avaient embarqués sur ce paquebot, une fiche sur chaque participant, incluant une photo, afin qu'il puisse répondre à ses interlocuteurs en sachant de qui il s'agissait, et de pouvoir l'appeler par son nom, par courtoisie. Le gouvernement européen savait que la Chine trouverait le moyen d'introduire au moins un espion dans une délégation et c'était parfait ainsi. Meerxel le souhaitait. Découvrir qui était l'espion eut été préférable mais Meerxel voulait, avant tout, qu'il y en eût un, ou plusieurs, à bord, afin que le chancelier Xian Lo Chu connaisse la puissance de la bombe européenne, d'un témoin qu'il ne soupçonnerait pas d'exagération. Néanmoins ; et c'était une nouvelle façon d'agir dans une réunion internationale ; certaines cabines des collaborateurs des missions, avait été "préparées", avec des microphones ! Cela faisait partie de son plan. De même qu'il voulait savoir aussi comment réagissaient les délégations étrangères, après la conférence. C'était une mesure contraire aux coutumes de la diplomatie mondiale, qui aurait fait hurler son propre Ministre des Affaires Etrangères, mais il avait bien changé, le Président Meerxel ! Il n'avait plus la naïveté de l'époque précédant la Conférence de Djakarta. Il avait perdu beaucoup d'illusions là-bas.
Un diplomate Indien, Kocheril Bihari, fut le premier à intervenir.
- Monsieur le Vice-Président, jamais l'Europe ne fera une chose pareille. Tuer 150 000 civils Chinois.
Ce n'était pas vraiment une question, plutôt un avis.
- L'Europe a eu beaucoup plus de morts civils que cela, tellement plus que nous en ignorons le nombre exact, je vous l'ai dit, et la Chine nous a montré le chemin, laissa tomber Pilnussen, en guise de réponse.
- Envisager de tuer 150 000 victimes innocentes est monstrueux, lança Nguyen Tran, le chef de la délégation Vietnamienne, qui semblait très excité.
- Parce que les victimes Chinoises sont plus innocentes que les victimes Européennes ? riposta le Vice-Président. Que je sache les Chinois ne se sont jamais posé la question en massacrant les populations européennes.
- Je ne suis pas au courant de ce dont vous parlez. Il n'y a aucune preuve à ce sujet… Peut être les troupes chinoises ont-elles été provoquées ?
- Vous voulez dire, Monsieur Tran, que des vieillards, des femmes, des enfants, pouvaient représenter une menace pour les célèbres soldats Chinois, qu’ils ont pu les effrayer ?
Il y eut quelques hochements de têtes écœurés, dans la délégation Australienne.
- Vous ne savez pas qui a commencé. Les civils européens ont peut être tiré sur la troupe chinoise ?
- Si, Monsieur Tran, nous savons qui a commencé. Nous le savons tous, qui a commencé ! Ce sont les troupes chinoises qui ont envahi l'Europe ! fit Pilnussen, calmement. Je ne pense pas que quiconque puisse le contester, n'est-ce pas ?
Le chef de la mission américaine, Prescot Fuch prit la parole pour la première fois, reprenant le même thème :
- L'usage des gaz de combat a causé beaucoup de remous, dans le monde et dans le continent européen, pendant la Première Guerre continentale. Est-ce que l'Europe est capable de recommencer, à assumer une pareille responsabilité, est-elle capable de provoquer la mort de 150 000 civils en un seul acte de guerre, en un bombardement ?
Pilnussen se tourna de son côté et le regarda fixement, soufflé de son culot. Il savait qu'il allait jouer gros en répondant, parce qu'il ne devait surtout pas exprimer la colère qui le secouait soudain. Il devait être crédible, tant de choses en dépendaient. Son rôle, ici, était, dans une certaine mesure de donner une impression, Meerxel l'avait choisi pour cela, pour la dignité, le respect qu'il inspirait. En fait c'était, déjà, le point culminant de tout cela, de cet essai, la présence d'autant de gens dans cette partie du monde. Il était prévisible, au départ, que quelqu'un, d'une manière ou d'une autre, aborderait le principe de l'utilisation de la bombe. Ils en avaient longuement débattu, à Kiev, en préparant cette Conférence, en imaginant tous les détails de la présence de Missions d'observation. Mais personne n'avait pensé qu'il s'agirait d'un Américain, ça non ! Même si c'étaient eux qui étaient visés par la réponse à apporter. Eux et les Vietnamiens, qu'il fallait convaincre avant tout, en raison de leurs relations privilégiées ; de partenaires commerciaux ou d'alliés ; avec la Chine.
- Voyons, je vous en prie, Monsieur Fuch, vous devez vous souvenir que c'est la Chine qui a employé la première le gaz moutarde en 1918, deux ans avant la fin du conflit ? La décision de répondre de la même manière nous a été imposée. Elle a peut être tourmenté des consciences… ailleurs, mais pas en Europe, vous êtes mal informé ! Voyez-vous, quand on est confronté à un danger de ce genre on n'accorde pas la même importance à ces choses là que ceux qui en discutent, dans un fauteuil…
En voyant le visage de l'Américain se crisper de colère, le Vice-Président regretta aussitôt cette répartie trop vive, pas du tout aussi maîtrisée qu'il l'aurait voulu, mais c'était parti et il enchaîna :
- Néanmoins, à propos de la bombe atomique, si vous me parliez de l'Europe d'avant-guerre j'aurais des doutes, poursuivit-il d'une voix lente, comme s'il réfléchissait, alors qu'il restituait, maintenant, le texte appris et souvent répété, à Kiev. Son rôle, en somme. En 1945 nous vivions tranquillement. Insouciants. Plus aujourd'hui. L'Europe a changé. Elle a terriblement changé, après ces quatre années de massacres. Vous ne la reconnaîtriez pas, Monsieur Fuch ! Elle avait changé après la Première Guerre continentale, mais cette fois-ci ce n'est même plus le même pays ! Je vais peut être vous stupéfier : une grande partie de la population accueillera la nouvelle avec des cris de joie ! Oui, je le répète, de joie ! Elle n'attend que l'occasion de faire découvrir la souffrance au peuple chinois qui a soutenu cette guerre, qui l'a autorisée, qui a mené le chancelier Xian Lo Chu et son PURP au pouvoir et le soutient depuis quatre ans ! L'occasion de lui montrer ce qu'est la guerre sur son propre sol, les ruines, les souffrances, morales et physiques, ce qu'est un véritable bombardement. Le peuple chinois n'a rien connu de ceci, à cette échelle. Nos raids, à partir de la mer, ne comportaient forcément que quelques dizaines d'appareils de bombardement, ceux qui pouvaient être emportés par les bâtiments de notre Marine. Et le nombre des victimes était évidemment limité. Pas des dizaines de milliers comme l'ont fait les avions chinois sur nos villes. Depuis quatre années, l'Europe endure les tueries, les massacres, les bombardements, les fuites, les routes mitraillées. Alors, que maintenant le peuple de Chine s'effondre sous les décombres, que les hôpitaux soient incapables d'accueillir tous les blessés, oui, Monsieur Fuch, aussi étonnant que cela paraisse à un observateur civilisé, les peuples d'Europe le souhaitent… Du moins une partie le souhaite ardemment, l'autre partie est tout à fait indifférente. In-di-ffé-ren-te, à ce qui peut survenir au peuple de Chine ! Tout comme une immense partie du peuple chinois a été indifférent à ce que signifiaient, pour nous, les intentions de Monsieur Xian Lo Chu, indifférent aux massacres de nos prisonniers ; dont nous avons donné au Monde, en son temps, la preuve du traitement qu'ils subissaient… Personne, dans le monde, n'a de référence pour juger de ce que ressent le peuple d'Europe. Personne ne peut se mettre à notre place ! L'Europe est la seule nation à avoir eu deux fois cette expérience : devoir livrer une guerre moderne contre un adversaire aussi inhumain. Aucune nation, aucun continent n'a jamais vu autant de morts. Votre guerre de Sécession, par exemple, est si loin, et nous paraît si… "mièvre", Monsieur Fuch ! Avec des armes tellement vieilles, primaires, d'un passé si ancien ! D'un autre siècle, d'une autre époque. Vous ne pouvez pas vous rendre compte ! La question de savoir si nous allons l'utiliser ne se pose même pas, en Europe !… Une partie de l'Europe voudrait écraser la Chine, l'écraser, Monsieur Fuch, comprenez-vous ce que je dis là ? L'écraser !
- Il faut déduire de vos propres paroles que les peuples d'Europe éprouvent une immense haine pour la Chine et cela est inquiétant pour l'après-guerre, pour l'équilibre du monde, commenta le chef de la délégation américaine, avec une petite grimace désapprobatrice. On peut tout craindre. Vous devez bien penser que l'usage de votre bombe posera des problèmes aux nations, une fois cette guerre finie. Vous devrez reconquérir leur confiance, par exemple.
Le Vice-Président ne put s'empêcher de réagir immédiatement tant il fut choqué :
- Parce que l'occupation de l'Europe selon le découpage qu'avait fixé le chancelier Chinois, le génocide de sa population, n'auraient posé aucun problème au Monde ? La disparition de l'Europe, en qualité de grande nation, se serait faite dans l'indifférence ? Sans problème de conscience, pour aucune nation ? L'extermination des Européens, en tant que race ? Non c'est l'inverse, monsieur Fuch. La confiance à reconquérir, à retrouver, c'est celle que l'Europe aura envers le reste du monde qui vit si bien, depuis cinq ans, Monsieur l'Ambassadeur !
- Monsieur Pilnussen, nous sommes des diplomates, nous raisonnons en qualité de diplomates, riposta Fuch, cela paraît parfois sévère, manquer de sentiments, mais nous traitons la réalité du Monde. En nous efforçant de ne pas y mêler de sentiments, vous devriez vous en souvenir. Non, c'est cette haine qui est préoccupante, pour nous, diplomates.
Sur le fond il n'avait pas tort et Pilnussen avait réagi viscéralement parce que Fuch était tellement pontifiant ; à donner une leçon de diplomatie à un gamin ; il en revint donc, mentalement, à cette affaire de haine. Ce sujet n'avait pas été prévu, à Kiev, et il partait à l'aveuglette, pour répondre. Il décida, malgré ce qui venait d'être dit, de le faire en laissant transparaître ce qu'il ressentait, c'était ce qui serait le plus plausible, venant de lui.
- Monsieur Fuch… je crois que vous n'avez pas saisi ce dont nous débattons. Nous évoquons en effet la réalité, j'en conviens parfaitement. Vous rendez-vous compte que vous êtes en train de parler de deux pays qui se livrent une guerre féroce depuis quatre ans ? Vous n'allez tout de même pas vous étonner de ce sentiment ? Vous pensez que la guerre va sans haine ? Bien sûr les Européens éprouvent de la haine pour les Chinois ! De même que les Chinois nous haïssent, j'en suis sûr. On le leur a très bien appris, avant guerre. Nous, Européens, avons appris cette haine par nous mêmes, en souffrant. De même que la haine était au cœur de bien des américains, après la guerre civile de Sécession, n'est-ce pas ? Reprenez-moi si je me trompe, les Américains du nord et du sud sont-ils tombés dans les bras les uns des autres lorsqu'elle a pris fin ? Ou bien a-t-elle perduré, dans les consciences, aux USA ? L'abolition de l'esclavage a-t-il contribué à l'oubli de cette haine pour les américains du nord ?… N'y avait-il pas de haine entre les nations indiennes et américaines pendant la période des batailles, dans l'ouest américain, lorsque les peuples indiens ont été massacrés puis parqués dans des réserves ? Heureusement que nous ressentons de la haine, heureusement, Monsieur Fuch ! Sans elle, les Européens n'auraient pas pu lutter. Cette haine a été le moteur de notre résistance. Intellectuellement on peut le regretter, mais l'intellect n'est pas sur le champ de bataille, Monsieur Fuch ! La réalité d'une guerre, de TOUTES les guerres, c'est cela : la haine. Elle existe, elle est là. Et il faut l'introduire dans nos raisonnements, nos discussions, comme un fait, précisément ! Et j'ajouterai encore une chose, Monsieur l'Ambassadeur, il est bien temps de nous parler de haine ! Qui s'en est préoccupé depuis quatre ans ? Qui aurait, dans le monde, une leçon de morale à nous donner ? Qui aurait une assez belle âme pour nous reprocher cette haine ?
- Je songeais aux problèmes qui surgiront après guerre, observa Fuch, mécontent de l'orientation du débat…
Les Américains détestent qu'on leur fasse observer leur attitude de donneurs de leçons, Pilnussen le savait bien.
- … Si la Chine est vaincue comment vivront les Chinois, face à cette haine ? ajouta-t-il.
- Certainement mieux que les Européens ne l'auraient pu à leur place, compte tenu de tout ce que le Chancelier Xian Lo Chu et le PURP avaient prédit du démantèlement de l'Europe, vous ne croyez pas ? Les citoyens Chinois vivront en paix, ce qui aurait été un luxe pour l'Europe. Ils auront finalement peu de ruines à redresser immédiatement ; puisque celles causées par nos bombes ne pourront pas l'être avant vingt ans. Vingt ans au mieux ! Et ils n'auront à reconstruire, économiquement, leur pays qu'en partie seulement. Les régions touchées par les bombes devront être abandonnées jusqu'à 1970. Donc, il s'agira de reconstruire ailleurs, ce qui est plus rapide, plus efficace et moins traumatisant. Ils auront le temps de songer que ce sont eux qui ont élu leur Chancelier, pas l'Europe ! Que l'Europe n'y est pour rien ! Que chacun assume ses responsabilités, Monsieur Fuch. Chaque homme, chaque nation ! Le temps est venu, pour le peuple de Chine, d'assumer ses actes.
Il y eut un long flottement avant l'intervention suivante. Pilnussen eut le sentiment que les délégations, notamment celles d'Australie, de Scandinavie et d'Amériques du Sud, n'étaient pas choquées de ses paroles à double sens. En revanche les délégations britanniques et d'Afrique du Sud, silencieuses jusqu'ici, se renfrognaient. Est-ce que le Vice-président européen parlait des Chinois seuls ou de ceux qui les avaient aidés indirectement ? Est-ce que la notion de responsabilité des nations faisait son apparition dans le monde ? Est-ce que certains pays n'étaient pas mécontents de voir les Etats-Unis sur la sellette ? Ou le Monde commençait-il à se lasser de l'attitude hautaine, méprisante, de la Chine ?
- L'Europe a-t-elle les moyens pratiques d'utiliser cette bombe ? demanda d'une voix calme, presque détachée, un membre de la délégation Suédoise, confirmant ainsi la réflexion de Pilnussen.
- Je suppose que vous ne vous attendez pas à ce que je vous donne des précisions d'ordre militaire, Monsieur Jenssen. Je peux vous dire, néanmoins, que nous avons plusieurs solutions comme disent les militaires, que la bombe est très stable, qu'en réalité tout repose sur son type de détonateur et que celui-ci est maintenant parfaitement au point. Il ne s'agit pas de craquer une allumette pour provoquer une réaction en chaîne, vous vous en doutez ! Ce genre de détonateur est extrêmement complexe et sa mise au point longue et difficile. Le maniement de la bombe, au sol, son largage, ne posent, paradoxalement, aucun problème, aucun danger. Moins qu'une bombe classique, plus sensible aux chocs, par exemple. Même son poids, son encombrement, sont très acceptables si bien qu'elle peut être chargée sur plusieurs modèles… de vecteurs européens. L'usage de cette bombe est assez facile .Cela peut être un avion tout seul, comme vous l'avez vu tout à l'heure, mais beaucoup plus rapide, ou un groupe, au cours d'un raid, ou n'importe quoi d'autre… nous avons le choix.
Il avait réussi à le caser ! A Kiev il n'avait pas trouvé comment glisser un doute dans les esprits des membres des missions, faire croire qu'ils pouvaient lancer la bombe avec une fusée. Von Braun en était incapable, à l'heure actuelle, mais que les Chinois le pensent serait une pression supplémentaire.
- Sous quels délais comptez-vous l'utiliser ? demanda alors un Norvégien, premier journaliste à s'exprimer.
Enfin ! C'était maintenant qu'il allait falloir jouer serré. Pilnussen avait longuement répété cette partie de sa déclaration. Il commença, comme un acteur qui connaît bien son texte, passant de son geste habituel la main gauche dans ses cheveux, pour se concentrer, faisant onduler sa crinière blanche.
- Les Etats Unis semblent effrayés de ce qu'implique une explosion atomique sur le territoire Chinois. Du nombre de victimes, de l'étendue des destructions. Nous y avons pensé également. Nous pourrions lancer l'opération ; le premier raid ; demain. Les vecteurs sont prêts, les équipages aussi, de même que le détail de chaque type de raid envisagé. C'est une question de direction du vent ! Nous allons savoir, très précisément, ce qui se passera au sol, grâce à l'explosion de tantôt. L'effet sur le territoire Chinois sera exactement le même, à la différence près qu'il n'y aura pas de mannequins, au sol et que le vent emportera la radio activité à une grande distance ! Au dixième raid, en moins d'un mois, la Chine sera exsangue, sans direction, sans gouvernement, en pleine anarchie, son économie, son agriculture, son marché intérieur, en ruine. Imaginez une bombe sur un bassin industriel comme celui de Yin-Chuan, par exemple… Il n'en restera… je veux dire qu'il n'en resterait rien !
Ca, c'était une petite astuce, naïve, qu'avait suggérée un psychologue d'Heidelberg, à tout hasard. Tout aussi grossier, enfantin que ce soit, l'ennemi serait obligé d'en tenir compte. Un faux lapsus, qui avait pour but de laisser entendre que le YinChuan allait bel et bien être visé. C'était, en effet, une région vitale pour la Chine. Le gouvernement Chinois allait avoir une trouille immense et, peut être, commencer à déménager une partie des installations, déséquilibrant sa production. En tout cas, la population, elle, allait peut être quitter cette région dare dare, en perturbant sérieusement les chaînes de fabrication… Pilnussen reprit :
- Economiquement, il faudra tout réorganiser, en Chine. Il est probable que des régions entières devront être interdites pendant des années… Car les régions industrielles sont forcément très peuplées d'ouvriers, et elles seront des cibles prioritaires, évidemment. Pas seulement elles, d'ailleurs, de grandes régions agricoles, plates par essence même, représentent un objectif tactique à plus longue échéance puisque la terre y sera brûlée pour des décennies et que, sans obstacle naturel pour la protéger, une seule bombe brûlera tout sur une très grande superficie… Mais il faudra commencer par soigner les victimes des radiations, et là nous avons eu un cas de conscience, Messieurs. Nous n'avions aucune envie d'aider les Chinois !… C'est une conséquence de la situation, de la haine que M. Fuch évoquait… Cependant nous le ferons, nous nous y engageons. D'abord, par compétence, parce que nous sommes ceux qui ont la plus grande expérience de ce genre, dans le Monde, et puis pour autre chose. La nouvelle politique étrangère de l'Europe impose que nous ne tolérerions la présence d'aucune délégation étrangère sur le sol Chinois, après le conflit ! Pas de Croix Rouge, par exemple, quelle que soit la raison invoquée. Aucune ! Nous considérerions une présence, humanitaire ou pseudo humanitaire, comme une agression directe envers l'Europe… Cette guerre est, comment dire… intestine. Propre à l'Europe et au continent asiatique, comme notre solitude l'a bien montré, depuis quatre ans ! Nous avons dû la gérer seuls, la mener seuls, quand elle nous coûtait tant. Nous assumerons les suites, seuls. Le Monde nous a laissé seuls dans cette tragédie, nous serons seuls après ! Que tout ceci soit clair pour le Monde entier ! Nous donnerons la chance au peuple de Chine de se sauver lui même, et de repartir. Cette chance qu'il nous a refusée, lui ! Dans un premier temps, c'est le peuple de Chine qui va décider, dans les prochaines semaines, combien de temps il veut poursuivre cette guerre. Combien de bombes atomiques il accepte de recevoir avant de dire assez. S'il veut que son pays soit économiquement anéanti ; ses villes détruites, sa population en partie exterminée, directement ou indirectement par les radiations, n'importe où dans le pays ; qu'il nous le montre. Car nous pouvons frapper n'importe où. Des équipages sont prêts, entraînés. Nous pouvons frapper vraiment n'importe où, au-delà du rayon d'action de nos appareils, depuis la côte, depuis une frontière, n'importe où ! Tout le monde le sait désormais… Aucune région ne sera à l'abri ! Poussés par la Chine, nous avons fait un si gigantesque bond technologique, Messieurs ; dans de nombreux domaines ; nous l'avons bien montré récemment ; que nous ne partagerons pas, cette fois. Chacun, dans le Monde, doit le savoir ! Inutile de vouloir voler la dépouille, nous veillerons à ce qu'elle reste aux Chinois. Ceci ne sera pas négociable non plus. Tout groupe d'individus s'efforçant de récupérer quoi que ce soit, en Chine, après la guerre, serait passé par les armes !
Il avait martelé ses derniers mots et personne ne bougea, devant lui. Il avait longuement répété cette déclaration à laquelle Meerxel tenait tant. Tout le monde avait compris l'avertissement. Le chef de la délégation Américaine était blême. Comme au jeu de Jacques a dit, personne ne voulait ne serait-ce que ciller. L'assemblée semblait attendre quelque chose qui la sorte de cette paralysie.
- Mais vous aiderez la Chine à se rebâtir ? demanda un journaliste Québécois.
- Une certaine Chine, oui, absolument. Une Chine à qui nous rognerons les ongles, mais une Chine qui vivra en paix qui pourra se reconstruire. Qui devra réorienter son économie, son industrie légère, mais où il y aura du travail et à manger pour tout le monde. Je le répète, c'est le peuple Chinois, reprit Pilnussen, d'une voix neutre, qui a entre les mains les clés de la paix, de la façon dont il veut sortir de cette guerre. Exsangue ou avec encore assez de forces pour se reconstruire, sous certaines conditions. Car nous ne ferons pas deux fois la même erreur. Nous aiderons la Chine à se rebâtir, économiquement ; je le précise encore, NOUS le ferons, nous l'Europe. A se rebâtir politiquement avec des élections générales interdites aux membres du PURP. Mais l'économie chinoise sera très différente de ce qu'elle était en 1945. Plus d'industries lourdes qui débouchent sur des fabrications d'armement, plus d'industries que nous appelons stratégiques, c'est à dire pouvant trouver des applications guerrières, mais des industries de temps de paix, et une économie agricole. Il y a là de quoi retrouver la prospérité, même si des pans entiers de son économie seront abandonnés. Nos exigences sont très précises. La Chine a déjà montré une fois qu'elle méprisait un traité de paix. Cette fois nous la surveillerons donc de très près. De l'intérieur évidemment, pendant des décennies, pour vérifier qu'elle ne réarme pas. Elle n'aura jamais plus l'occasion de nous tromper.
- Cela veut-il dire que vous l'occuperez, et seuls ? demanda un diplomate Pakistanais.
- Bien entendu, riposta immédiatement Pilnussen. Nous ne sommes plus naïfs, Monsieur Mouchraf.
- C'est une manœuvre impérialiste, capitaliste. L'Europe veut mettre la main sur la Chine et le peuple du Pakistan ne peut que s'élever contre cette mesure ! Nous exigeons d'être associés à cette occupation.
Pilnussen comprit que la conférence venait soudain de dérailler. Il n'avait jamais été question, à Kiev, d'entamer le débat communiste. Le Pakistan avait connu une révolution idéologique, en 1937: le communisme. Une dangereuse dérive de la Révolution Française. Les doctrinaires communistes Pakistanais avaient poussé le principe du partage des terres à une règle formelle, infranchissable : les terres appartenaient au peuple. C'est à dire à l'Etat, l'Etat ETANT le peuple. De même que les usines, les mines etc. L'Etat, en échange s'engageait à veiller sur chaque individu, à lui procurer du travail, des soins etc, pour peu qu'il se conduise en bon communiste, approuvant le gouvernement en toutes circonstances, travaillant sans relâche pour l'enrichissement du pays. Les économistes du monde entier s'étaient penchés sur ce principe de gouvernement. Ils n'étaient pas tous d'accord, mais la majorité affirmait que le principe économique n'était pas viable, à long terme, car il réduisait la part d'innovation de l'individu, son originalité, ses aspirations personnelles, à zéro. C'était l'anéantissement de l'individu au profit de l'Etat alors que les progrès de la société humaine, depuis plusieurs millénaires, reposaient sur l'initiative individuelle. L'Etat n'étant qu'une émanation du peuple.
La Chine avait vu la naissance de cet Etat voisin d'un très mauvais œil et l'essor du Pakistan communiste en avait été très affecté. Aujourd'hui la disparition de cette Chine là laissait le champ libre aux dirigeants communistes Pakistanais, qui s'efforçaient d'exporter leur idéologie dans l'Asie du Sud-Est. D'autant que le Monde avait toujours eu une attitude ambiguë envers le communisme pakistanais. Aucun pays ne l'avait condamné formellement.
Pilnussen comprit qu'il fallait abandonner, momentanément, le plan établi à Kiev. Un danger extrême venait de naître, ici. Il n'était pas habilité pour prendre position dans ce domaine, ne connaissait pas les intentions de Meerxel mais il réagit en homme de conscience. Si Meerxel l'avait dèsigné pour venir à bord de ce bateau c'est qu'il lui faisait confiance.
- Monsieur Mouchraf, commença-t-il en gardant le regard sur le diplomate Pakistanais. L'Europe condamne avec la plus grande sévérité ce qui se passe dans votre pays. Je veux parler des camps de détention des opposants au régime que vous avez installé. Ils ne sont guère différents de ceux qui existent en Chine ! Mais on dit qu'il y meurt encore plus de prisonniers. L'Europe n'a aucune confiance dans un gouvernement qui interne ses opposants, qui établit une censure, qui interdit la critique sous peine d'arrestation, qui embrigade ses jeunes générations, et le considère comme un régime dictatorial dangereux. Il est hors de question qu'une délégation communiste pénètre sur le territoire Chinois. J'ajouterai qu'après le conflit, les ambassades et consulats Pakistanais en Chine devront quitter le pays dans les deux mois. Ai-je été assez clair, Monsieur l'Ambassadeur ?
Le diplomate sembla blêmir. Il se leva.
- Mon gouvernement considèrera ces paroles comme une déclaration de guerre, Monsieur le Vice-Président. L'Europe a-telle les moyens d'affronter un second ennemi ?
- Si cela était réellement nécessaire, je pense que oui, Monsieur Mouchraf. Nous avons une certaine expérience de la guerre ; y compris dans des pays montagneux comme le vôtre ; vous le savez, et pas seulement de manifestations à réprimer, comme c'est le cas de votre gouvernement. Si vous maintenez ces paroles, si vous avez reçu l'accord de votre gouvernement pour les prononcer, et voulez vous retirer de cette conférence je le regretterai mais ne vous retiendrai pas.
Il y eut un silence tendu puis Mouchraf se rassit en lançant ce qui parut bien être une sorte de pirouette, voyant que son adversaire ne faiblissait pas :
- Il sera intéressant pour mon pays de connaître les positions de chacun ici.
- Dans ce cas je vais être plus précis, en ce qui concerne l'Europe, répondit Pilnussen, qui sentait une certaine colère l'envahir. L'Europe de 1789, l'Europe de la Révolution Républicaine Française, considère qu'un certain capitalisme est, dans l'état actuel de la pensée, dans l'attente d'une nouvelle forme, démocratique, de gouvernement, le système le plus juste et le plus convenable pour les hommes, ou le moins injuste, humainement, si vous voulez. Chaque individu aspire à deux choses : vivre en liberté ; liberté de pensées, liberté d'action, ceci dans la mesure où il ne cause de dommage à personne ; et aspire à la propriété légitime. Posséder sa maison, l'entreprise qu'il a lui-même montée, gagner suffisamment d'argent pour mieux vivre, cultiver ses champs à sa convenance et léguer le fruit de son travail à ses enfants. Et ne pas être écrasé par un employeur l'exploitant. Je ne dis pas que nous avons totalement réussi mais nous tendons à l'installer. Ceci est ce que j'appelle un capitalisme convenable, par opposition à un capitalisme qui favorise excessivement les grands possédants ou les groupes économiques, et brime ou écrase, financièrement ou autrement, les moins favorisés. Ceci est la position de l'Europe telle que je la connais. Si un participant a quelque chose à ajouter sur ce sujet qu'il s'exprime maintenant.
Il n'y eut aucune réaction dans l'assemblée qui paraissait vouloir en finir très vite avec ce sujet délicat. Une main finit par se lever.
- Pour en revenir à la guerre en Europe, que désirez-vous, désormais ? demanda le chef de la délégation Sud-africaine.
- L'Armistice, la reddition sans condition. Il n'y aura aucune négociation, seulement une signature. Nous avons les moyens de l'exiger.
- Vous voulez humilier le peuple Chinois sans aucune raison valable ! lança Nguyen Tran.
Pilnussen le regarda longuement, très longuement et très durement, le visage figé, sans prononcer un mot. Curieusement ce fut presque, ce regard-là ; cette non-réponse ; l'incident le plus impitoyable de l'allocution de Pilnussen, dont se souvinrent les membres des délégations.
Il n'avait pas été question des Procès pour crimes contre l'humanité, auxquels le Président tenait tant. Il n'était pas temps, encore. Une chose étonna Pilnussen, le silence des journalistes. Le représentant de l'Associated Press, l'agence américaine, notamment, n'avait pas posé une question. Il ne savait comment l'interpréter. Peut être cet homme estimait-il que tout avait été dit ? Ou demanderait-il un entretien particulier un jour prochain ?
***
Meerxel reçut le second message envoyé par la radio du paquebot alors qu'il était en conférence avec ce qu'il appelait "le Cercle", les dix qui avaient participé à monter Feux du ciel, la première explosion atomique, et quelques autres, désormais. Des savants, quelques uns étant d'ailleurs militaires de haut niveau, des stratèges, plusieurs psychologues. Il le lut à plusieurs reprises ; s'attardant sur la mention d'un long message confidentiel, codé, adressé à part ; avant de redresser la tête pour s'adresser aux hommes autour de la table.
- Voilà, tout est joué là-bas, Messieurs, dit-il d'une voix sourde, après l'avoir lu. La bombe a explosé normalement, selon les prévisions. Nous sommes entrés dans une nouvelle époque, je le crains bien, et je ne suis pas très fier que cela se soit produit sous mon mandat… Quelques membres des délégations sont allés sur place, dans l'île et sur les navires ancrés, et ont été bouleversés par l'étendue des dégâts. Beaucoup plus importants que ce que nos scientifiques n'avaient prédits. Il semble que l'onde de chaleur soit si intense qu'elle a laissé des traces noires sur tous les sols de l'île, et que ce soit insupportable, comme si des ombres avait été imprimées par terre… comme si le sol lui même, les rochers, avaient été brûlés. Les vieux navires, vides, ancrés tous les cinq kilomètres ont pu nous donner, pour la première fois, une idée exacte de l'étendue, de l'importance de l'onde de choc et de celle des radiations. Les tôles de leurs coques sont brûlées me dit-on. Je ne sais pas très bien comment il faut le comprendre ? Il semble que nous avions bien fait de prévoir une sorte de blindage pour les navires de la Mission car un certain taux de radiations a été relevé sur le bateau témoin ancré 100 kilomètres à l'est de l'île ! Les journalistes sur place ont pris des milliers de photos, paraît-il. Vos collègues, là-bas, étudient ces résultats que vous recevrez bientôt, dans vos laboratoires respectifs. De même, il apparaît que les radiations résiduelles sont très puissantes, ce qui laisse penser qu'il y aurait beaucoup plus de victimes que prévu, avec ces saloperies. Comme avec le gaz moutarde, finalement, mais à une beaucoup plus grande échelle. Je suppose que nous devrions nous en féliciter… Passons tout de suite à la phase 2 de notre plan. Van Damen, vous êtes prêt ?
- Oui, Monsieur le Président. Dès que nous aurons reçu les documents, nos hommes se mettront au travail. Mais, à propos du dernier tir de fusée, nous le programmons toujours pour dans cinq jours ?
- Oui, pourquoi poser la question, Maréchal ?
Van Damen haussa les épaules.
- Les Chinois multiplient la surveillance maritime, le long de leurs côtes. Ils ont dû comprendre que les fusées venaient de la mer et nos sous-marins sont traqués. S'ils réussissent à en couler un, ou pire encore à en capturer un, ce sera une victoire morale importante, en Chine.
Meerxel réfléchit.
- Une capture serait dramatique. Donnez l'ordre à tous ces bâtiments de rentrer.
Van Damen hocha la tête. Meerxel reprit, revenant au sujet précédent.
- Donc, nous attendons que les Délégations reviennent dans leurs pays respectifs pour voir comment les gouvernements réagissent. Cependant nos ambassades locales peuvent déjà demander s'il y aura une réaction officielle… De toute façon, les quelques journalistes, sur place, représentent les principales agences mondiales et nous devons attendre de voir ce que publieront les grands journaux, pour en utiliser des extraits. C'est à partir de leurs Unes, des photos qu'ils diffuseront que nous pourrons rédiger nos tracts, avec les traductions au dos. Compte tenu du nombre de clichés qu'ils ont pris, je suppose que nous allons avoir des articles durant plusieurs jours, abondamment illustrés. Il y aura là de quoi piocher. Peut être faudra-t-il attendre un peu plus que prévu, mais cela en vaut la peine. Le gouvernement Chinois, lui, va être au courant tout de suite et comprendre qu'en réalité c'est à lui qu'est adressée la proposition d'Armistice sans condition. Il va lui falloir un peu de temps pour assimiler la situation. On peut toujours espérer qu'il va être lucide et prendre contact avec nous. Encore que je crois toujours que c'est la pression du peuple qui le fera abandonner. Si celui-ci s'y résout. Il nous faut combien de temps pour fabriquer tout notre matériel ?
- Après que tout aura été réuni, sélectionné, choisi, il faudra au moins dix jours, Monsieur, répondit un Colonel du Matériel, imprimeur dans le civil, chargé de coordonner la fabrication des dizaines de millions de tracts qui allaient être déversés sur le territoire chinois. Malgré le travail préparatoire, les matériels d'impression, notamment, il y a une énorme besogne de mise en page, de composition, puis d'imprimerie, avant que les documents ne puissent être acheminés. Ce qui sera long aussi, nécessitera beaucoup de camions, par exemple, le papier est lourd. Tout cela avant que les avions ne puissent décoller. Tout doit être simultané sinon nous n'aurons pas le choc psychologique recherché. Il reste une décision à prendre, Monsieur, est-ce que nous étendons l'opération au IVème Groupe d'Armée chinois, sur notre territoire, devant Kiev ?
Meerxel, en bras de chemise, comme tout le monde dans la pièce, même les militaires, passa une main fatiguée sur son visage.
- Je suis toujours partagé. Eux risquent de réagir avec colère. L'Armée chinoise est un élément à part. On ne sait pas comment elle va se comporter. Elle a une puissance, un impact énorme sur la population de son pays. Elle peut flanquer en l'air notre opération. Vraiment je ne sais que faire. J'aimerais connaître vos avis, Messieurs.
- Puis-je me permettre, Monsieur, intervint un Commandant du Génie, un homme assez jeune qui portait la Légion d'Honneur, la Croix de fer et une brochette de barrettes montrant qu'il avait longtemps été au feu. Et si nous ne faisions rien pour l'instant ? Au fond nous ne sommes pas obligés de tenir les soldats encerclés au courant de ce qui se passe dans leur pays ? Bien sûr, les Etats-Majors du IVème Groupe l'apprendront par radio mais que feront-ils de l'information ? Soit, ils la communiquent à la troupe, avec le risque de voir son moral atteint, soit, ils l'interprètent pour mobiliser les hommes. Mais dans les deux cas nous n'avons aucune influence sur le cours des choses. En revanche nous pouvons toujours effectuer un largage au-dessus d'eux après que nous aurons appris comment réagit le peuple chinois. Un largage de documents choisis précisément pour la situation du moment. Un langage dur, du genre : "Soldats, on vous ment. Voici ce qui se prépare, voici comment réagit votre peuple, chez vous, etc."
- S'ils ont été bien intoxiqués auparavant par leurs chefs ça ne marchera pas, remarqua un civil, professeur de psychologie des peuples à la faculté de Varsovie.
- Ca ne marchera pas si nous mettons beaucoup de textes, reprit le Commandant. Mais si nous insistons sur les photos ou sur les Unes des grands journaux mondiaux ? Sur la liste de leurs centres industriels, sur la liste des grandes villes chinoises, en précisant le nombre d'habitants à chaque fois et la probabilité des morts ? En nous efforçant de ne pas être précis… N'oubliez pas que les soldats de ce IVème Groupe d'Armée Chinois sont coupés de chez eux depuis des mois, ils n'ont plus de courrier de leurs familles. Ce sera leur imagination qui fera le travail, non ? En tout cas ils douteront et, surtout, ils n'auront pas d'interlocuteurs pour répondre à leurs questions ou contre qui exercer leur colère. Ce sont leurs chefs qui devront encaisser ou gérer cette violence, ou leur abattement. Notre population civile également, c'est vrai, mais nous ne pouvons pas la protéger davantage qu'auparavant. Et faisons suivre le largage de tracts de raids de bombardement massifs sur leurs positions. Même s'ils ne sont pas sous les tapis de bombes, ils se diront qu'ils auraient pu s'y trouver, faire le transfert avec ce qui menace leur pays…
Meerxel réfléchissait.
- Ce n'est pas sot, cette idée là… Van Damen nous aurions le temps d'organiser des raids assez nombreux et assez massifs sur le IVème Groupe encerclé ?
- A priori oui, Monsieur, sous réserve de confirmation par le Commandement du Bombardement. Il va hurler que nous consommons trop de bombes, mais je vais poser la question.
***
C'est après la réunion, en revenant dans le Bureau Français que Meerxel prit connaissance du second message de Nyrup. Celui-ci lui adressait d'abord un rapport bref et avait fait coder tout l'enregistrement de la conférence. Et de son accrochage avec Mouchraf, insistant sur la surprise que lui avait causée le diplomate Pakistanais et son angoisse à trouver une réponse adéquate. Puis sa soudaine colère et sa réponse, quasi instinctive. Il lui proposait aussi de donner sa démission, dès son retour, afin qu'Edouard puisse avoir les mains libres pour apporter un rectificatif sur une question de politique étrangère de première importance. C'était la première fois que Nyrup avait eu à prendre ainsi position dans un domaine ressortant de la seule responsabilité du Président.
Le Président lut attentivement, tendu, la traduction de l'enregistrement. Cette question du communisme n'avait jamais été débattue officiellement entre les grandes nations. Pourtant il s'agissait là d'un problème de première importance. Une question qui risquait de diviser le monde ! Il marcha longtemps dans son bureau, sa décision se forgeant de plus en plus fermement au fil de ses réflexions. Le problème philosophique du communisme avait trop longtemps été négligé. Personne ne voulait se lancer le premier dans ce débat.
Et cependant, plus il y pensait plus il sentait que le communisme serait la grande question internationale de l'après guerre. Il savait qu'il n'y aurait aucun problème si la Chine gagnait la guerre. Elle envahirait le Pakistan, écraserait le communisme. Mais ce n'était pas une solution, il le savait bien. Pas civilisée, en tout cas. Et cela ne tuerait pas le communisme, au contraire, les partis fleuriraient partout. Il faudrait bien que quelqu'un se décide à mettre le problème sur la table et qu'on en discute. Savoir ce qu'en pensait, véritablement le peuple Pakistanais, c'était lui le premier intéressé. Il avait lu des rapports à ce sujet, depuis trois ans. Des partis communistes naissaient en beaucoup d'endroits, dans le monde. Même en Angleterre ! Meerxel sentait qu'il s'agissait d'un miroir aux alouettes, une idée qui contenait une sorte de fascination en elle-même. Plus de riches, plus de pauvres, chacun recevant le même salaire, l'idée avait de quoi séduire les populations des pays comportant le plus de pauvres, précisément ! A juste raison. Mais il pressentait aussi l'injustice du principe lui-même. Pourquoi travailler dur à faire des études, pendant sa jeunesse, son adolescence ; quand les autres jeunes passaient du bon temps ; si tout le monde devait vivre ensuite, toute sa vie durant, dans une semi pauvreté, en tout cas avec le même genre de salaire ? C'était nier l'effort personnel. Le nivellement par le bas d'une société. C'était accepter d'être assisté en tout. Pas question d'intervenir militairement au Pakistan, en tout cas. C'était au peuple Pakistanais à prendre sa décision. Peut être fallait-il laisser l'idée aller au bout d'elle même, se consumer de l'intérieur, comme les économistes pensaient que cela se passerait. Mais peut être, aussi, fallait-il dire à ce peuple que les autres pays du Monde condamnaient moralement ce régime ?
Plus il y pensait plus il se disait que Nyrup avait eu la bonne réaction en prenant une position sans équivoque. Et sa suggestion d'interdire la Chine aux Ambassades Pakistanaises ; qui lui avait paru excessive, d'abord ; lui semblait de plus en plus réaliste. Un parti communiste Chinois, après-guerre, correspondrait à laisser un nouveau PURP s'y installer. Or ces gens étaient belliqueux. Ils voulaient imposer leurs idées ailleurs.
Tard le soir, il rédigea un message adressé à Nyrup, sur le bateau.
"Entièrement d'accord avec la position que tu as défendue, au nom de l'Europe, devant Mouchraf. T'approuve en tout point. Nous en reparlerons à ton retour, je pense qu'il faudra préciser encore ce que tu as dit. Je t'avais dit que tu serais un bon Vice-Président…"
Edouard.
***
Les journaux du monde entier furent emplis des photos du champignon atomique et du récit de l'explosion. Des photos aussi des constructions effondrées, des murs dont "l'ombre" était imprimée sur le sol. Dans les pays du sud-est asiatique, on montrait même les cadavres des animaux, expliquant que les porcs avaient été choisis parce qu'ils ont des réactions, physiologiques, proches de celles des humains, aux traumatismes, aux agressions thermiques et aux radiations ! Les spécialistes de la Chine dirent au Cercle que ces photos ne choquaient pas les asiatiques et qu'il serait utile de les placer dans les tracts en préparation, alors que les psychologues européens se cabraient. Ce fut une discussion âpre que Meerxel trancha en acceptant, à contrecœur, de faire confiance aux sinologues.
Le gouvernement de Xian Lo Chu ne réagit pas aux récits parus dans la presse internationale. Il avait forcément, en outre, ses propres sources d'informations.
La nuit du 12 juin 1949 arriva. Six cents millions de tracts avaient été tirés, dans toute l'Europe, reproduisant les journaux du monde entier. Tous comportaient une photo du champignon atomique et des clichés des ruines, sur l'île. Il y en avait de plusieurs sortes, mais tous reproduisaient des articles relatant l'explosion, parus dans des journaux Vietnamiens, Malaisiens, Indiens, Birmans, Laotiens, Japonais, Américains aussi, avec leur traduction en dessous. Des traductions qui avaient été soigneusement choisies pour leur précision. Les tracts ne devaient pas être suspectés d'exagération. Et tous étaient barrés de la mention en grosses lettres rouges : "Voulez-vous cela ? Votre gouvernement, oui !"
Des bombardiers B 17 et B 24 se formèrent en ordre de mission et partirent, depuis le Kazakhstan et la région de Vladivostok vers la Chine qu'ils survolaient pour la première fois, avec des tonnes de tracts au lieu de bombes ! Ils les lâchèrent, de nuit, sur les villes les plus lointaines, allant se poser, au retour, en Sibérie orientale et en Inde. Des Mosquitos au long rayon d'action, des P 38 qui avaient une autonomie de 12 heures, avec des bidons sous les ailes, se dirigèrent vers les Centres industriels, les nœuds routiers, les gares et larguèrent des paquets de tracts chargés dans des containeurs spéciaux qui s'ouvraient au largage, pour une large dispersion, avant de rentrer se poser sur des terrains de fortune installés aux frontières. Un nouveau pilote prenait les commandes, une fois les pleins et les contrôles refaits. La côte est de la Chine, très peuplée, fut recouverte de tracts par des appareils partis de porte-avions. L'immense zone du Tibet fut abordée depuis des terrains d'Inde, dont le gouvernement avait accepté leur présence, à condition que les avions européens ne transportent pas de bombes. La chasse d'escorte alla aussi loin qu'elle le pouvait pour protéger les bombardiers, au retour, à l'aube. Cette nuit là tout ce qui pouvait voler décolla. Les pertes furent très importantes. Mais un système, automatique, permettait aux containeurs de s'ouvrir si l'avion porteur était touché gravement afin que ce ne soit pas une perte pour rien…
Le lendemain, l'opération se poursuivit, de jour, avec une grosse protection de chasse, sur les territoires moins éloignés, qui n'avaient pas été arrosés dans la nuit. Puis le gouvernement, l'Etat-Major, commencèrent à attendre. Meerxel savait qu'il jouait sa dernière carte. Que si les Chinois ne comprenaient pas la menace, n'acceptaient pas de s'avouer vaincus, la guerre allait s'éterniser, jusqu'au jour où ils auraient, eux aussi, la Bombe… A moins de la lancer, avant ?
Le 14 juin, le IVème groupe d'Armée chinois lança des attaques forcenées presque partout, sur les territoires russes et ukrainiens. En quelques endroits, les attaquants s'emparèrent des positions européennes mais, la plupart du temps ils furent écrasés par des barrages d'artillerie. La nuit suivante 3 000 bombardiers larguèrent des tapis de bombes sur les enclaves chinoises de Russie et d'Ukraine, avant que des Mosquito ne viennent larguer des tracts conçus expressément pour les soldats encerclés. Plusieurs formules furent utilisées, là aussi, les mêmes que celles qui avaient inondé la Chine, mais avec une seconde inscription en travers : "Le bombardement de la nuit du 15 aurait pu comporter une bombe atomique. Où seriez-vous aujourd'hui, dans quel hôpital ?" C'était simpliste, bien sûr, mais l'essentiel était dit. Il fallait tout essayer.
***
Le 19 au petit matin, alors que des petits groupes de soldats Chinois, sans arme, commençaient à arriver devant les lignes européennes, dans le secteur de Moscou, le gouvernement Finlandais prévenait Kiev que son consulat de Sian, au cœur de la Chine, lui signalait des manifestations de rue. Les gouvernements Egyptien, Australien, Chilien, Birman, prirent également contact avec Kiev, dans les heures suivantes, pour dire que leurs ambassades, en Chine, étaient longées par des cortèges composés d'hommes et de femmes en colère hurlant "Armistice, Armistice."
Avec le décalage horaire c'est le 20 à 03:00 que Meerxel apprit que des coups de feu avaient été tirés dans l'après midi à Pékin et à Shanghai. Les choses se précipitaient. Les stations radio qui, depuis le printemps 1947, avaient émis en direction de la Chine, depuis le territoire européen ; pour révéler aux Chinois que tout se paierait un jour après les exactions de telle ou telle unité, de tel ou tel corps du PURP ; donnaient ces informations en boucle. Pour annoncer, aussi, les chiffres des pertes chinoises sur les fronts. Toutes ces stations là terminaient leur message en avertissant que la seule issue pour la Chine était de signer un Armistice sans conditions. Que les peuples étaient maîtres de leur destin et que Xian Lo Chu ne pouvait poursuivre la guerre qu'avec l'accord du peuple Chinois. Mais qu'il avait beau jeu puisque c'était le peuple Chinois qui paierait les fautes, les erreurs, de son gouvernement !
Le 22 juin, à Pékin, dans l'ancienne cité interdite, encerclée de dizaines de milliers de manifestants souvent armés, le palais du gouvernement sauta. Xian Lo Chu et quelques uns de ses plus proches ministres avaient choisi la seule issue qui leur restait. Le Chancelier avait mis des années à construire son gouvernement, celui-ci s'effondrait en quelques heures.
La charge avait explosé dans la pièce où ils se tenaient. On ne retrouva aucun corps. La chasse aux membres du gouvernement commença. Plus tard seulement, les Troupes d'Occupation Européenne entameraient la traque des anciens Hauts Fonctionnaires, membres du PURP.
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En Europe ce fut, d'abord, un cri de colère. Tant d'Européens avaient rêvé de voir les responsables de la guerre devant un Tribunal International que leur suicide les laissait frustrés… Dans la journée, huit Maréchaux et Généraux Chinois formaient un gouvernement provisoire et informaient Kiev que : "le gouvernement de la Vieille Chine Traditionnelle était prêt à signer la reddition des armées Chinoises et acceptait un Armistice avec la Fédération des Républiques Européennes."
L'acte était prêt depuis longtemps. C'était l'une des premières choses que Meerxel avait commencé à rédiger, l'été 1945, s'efforçant de prévoir tous les cas de figures. Au fil des années des juristes d'université avaient peaufiné le texte, justifiant chaque article, voulant éviter toutes contestations ou protestations des autres nations, notamment au sujet des indemnisations aux victimes de la guerre, des dédommagements à la Fédération. Au fur et à mesure que la guerre avançait et que l'on apprenait de nouvelles exactions du PURP chinois, Meerxel rendait les clauses de plus en plus sévères, complexes.
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Le jour de la signature, dans le petit PC de compagnie d'une simple tranchée du front du centre, celui que les Chinois avaient enfoncé à plusieurs reprises mais n'avaient jamais totalement dépassé, Meerxel prononça un discours à la radio, qui fut intégralement retransmis, en direct, dans toute la Fédération et dans le monde.
Jamais aucune émission n'avait eu autant d'auditeurs, des centaines de millions d'êtres humains, en Europe, en Scandinavie et en Asie.
La presse écrite européenne, mais aussi celle du Monde, reproduisit ses derniers mots en énormes titres couvrant les 4/5èmes de leur UNE : "… je vous avais promis, il y a quatre ans, "du sang, de la sueur et des larmes". L'Europe a beaucoup saigné, l'Europe a beaucoup travaillé, l'Europe a beaucoup pleuré. Après avoir tant craint, je suis heureux qu'aujourd'hui nos larmes soient de joie."
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