Le corps de Smenkhara fut conduit à Thèbes, où on l’inhuma dans la tombe encore inachevée du jeune Pharaon. Les membres de la Cour qui avaient accompagné le sarcophage le long du Nil eurent l’impression de découvrir une terre hostile, inconnue. La moisson était finie. L’Égypte, craquelée de chaleur sous le soleil du plein été, semblait désertée, à l’abandon. À Thèbes, les entrepôts du bord du fleuve étaient effondrés, et la plupart des quais n’existaient plus. La foule venue assister au passage des embarcations royales n’était ni hostile ni amicale - curieuse, simplement, d’un spectacle dont elle avait été privée depuis longtemps. Malkatta n’était qu’une ruine. Le canal étouffait sous la vase, les marches du quai disparaissaient sous des herbes d’eau verdâtres et gluantes. Les fontaines ne coulaient plus. Le portail du jardin des femmes pendait sur un seul gond, et le sable avait dévoré les pelouses. L’intérieur du palais, malgré la sécheresse, sentait le moisi. Et sous les fresques dont la fraîcheur était restée intacte frissonnaient des nappes de feuilles mortes et de détritus desséchés.
Les funérailles de Smenkhara se déroulèrent sans émotion, et seule Méritaton versa des pleurs sincères. À l’aube qui suivit le banquet funéraire, ses femmes découvrirent dans les draps rougis de sa couche son corps baigné de sang. Près d’elle gisait le fin poignard à manche d’ivoire avec lequel elle s’était taillé, derrière l’oreille, une plaie nette et profonde. Son cadavre fut emmailloté de lin blanc et jeté au fleuve.
À la fin de Mesore, la Cour se transporta à Memphis, où Toutankhaton, au premier jour de l’An Nouveau, fut couronné Roi d’Égypte selon le cérémonial antique. Sur le conseil d’Ay, il prit les titres des Pharaons d’autrefois : Puissant Taureau, Horus d’Or. Dieu de Beauté et Seigneur des Deux-Terres. Quelques semaines après le couronnement, il épousa Ankhésenpaaton, et la Cour s’en réjouit. Car c’était une enfant belle et bonne, qui avait déjà prouvé qu’elle pouvait être mère.
Ay et Horemheb se disputaient âprement les faveurs du jeune Pharaon. Au cours d’une audience particulièrement houleuse, chacun lui exposa son point de vue sur ce qu’il considérait comme une priorité pour le redressement de l’Égypte. Horemheb estimait qu’une guerre de reconquête était le seul moyen de remplir les coffres presque vides du Trésor Royal. Ay demanda que les terres et les biens confisqués au Temple de Karnak lui fussent rendus, afin que le culte d’Amon fût enfin restauré dans sa splendeur, selon le vœu du peuple. Les nobles les plus fortunés et tous ceux qui s’étaient enrichis de l’or d’Amon grâce aux faveurs d’Akhénaton, ajouta-t-il dans le murmure indigné de l’assistance, participeraient à l’effort général en cédant au Trésor une partie de leurs richesses.
Après les avoir posément écoutés l’un et l’autre, Toutankhaton glissa la main dans celle de son épouse.
— Est-ce tout, mon Oncle ?
— Non. Horus. (Ay prit une longue inspiration.) J’aimerais en outre que tu envisages de changer ton nom.
Un silence accueillit ces paroles, suivi d’un brouhaha de protestations. Toutankhaton resta un instant ébahi.
— Mais pour quelle raison ? parvint-il enfin à articuler.
— Quelle que soit l’adoration que tu manifestes envers Amon, le peuple entend toujours dans ton nom le nom de l’Aton, et tous les souvenirs amers qu’il traîne après lui. Il n’oubliera pas, et sa confiance en toi…
— Que m’importe la confiance d’un troupeau d’esclaves ! s’écria le garçon. Mon père a choisi mon nom. C’est un nom sacré !
Ay s’attendait à une telle résistance. Mais il connaissait bien son neveu, à présent. Toutankhaton méditerait sa suggestion et, mieux encore, il solliciterait l’avis de son épouse. Et Ay tenait en haute estime le jugement de la jeune Reine. Il s’agenouilla humblement.
— Pardonne à un vieil homme qui t’aime, dit-il.
— Majesté ! explosa alors Horemheb. Je te prie de me laisser répondre aux propositions du Porteur d’Éventail !
Mais Toutankhaton commençait à s’agiter sur son trône. Il balança d’un air grognon son pied sanglé de lanières d’or.
— Pas maintenant, capitaine. Cette conversation m’ennuie à présent, et j’ai envie de me baigner. Une autre fois. Sortez.
Une semaine plus tard. Pharaon convoquait Ay et lui annonçait qu’il approuvait toutes les suggestions qu’il lui avait soumises. Il le nomma Régent, lui offrant ainsi un pouvoir que jamais, dans sa longue carrière de courtisan, conseiller et confident royal, Ay n’avait détenu. À sa demande, Horemheb reçut le titre, purement honorifique, d’Ambassadeur du Roi, et Nakht-Min celui de Porteur d’Éventail de la Main Droite.
Il fallut trois ans pour restaurer le vieux palais de Malkatta, où devait emménager la nouvelle administration. Durant cette période, Ay réalisa la plupart de ses projets. Il restitua au culte d’Amon son or et ses terres, demanda à Maya, le Grand Prêtre vieillissant de Karnak, de former de nouveaux prêtres, et fit savoir dans tout le Royaume que le peuple pouvait désormais adorer les Dieux de son choix. Il écrasa les paysans d’impôts, qui servirent à restaurer Malkatta ainsi que les quais et la cité de Thèbes. Enfin, il proclama un décret selon lequel les nobles devaient soumettre leurs récoltes au contrôle de l’État et déposer une partie de leurs grains dans les silos adjacents à leurs résidences, afin que chaque village pût y puiser en cas de famine. L’Égypte peu à peu relevait la tête.
Dans son désir d’affirmer son lien avec le passé, Toutankhaton, pour sa part, entreprit de glorifier Aménophis III, en insistant sur la parenté qui l’unissait au grand Pharaon. Il acheva son temple de Soleb, où il fit inscrire leurs deux noms. Sur les lions sculptés qui ornaient le sanctuaire, il nomma Aménophis III son père. Il rouvrit également le chantier de la maison d’Amon à Louxor, qui avait suscité l’intérêt passionné du Puissant Taureau. Et le jeune Roi, joyeusement, étudiait les plans que ses architectes dépliaient devant lui. C’était un adolescent de belle allure et d’humeur joviale, et s’il s’abandonnait parfois à des accès de fureur qui évoquaient le mauvais caractère de Tii, ceux qui l’épiaient discrètement, dans la crainte ou l’espoir de découvrir en lui les signes d’une instabilité intérieure, ne voyaient qu’un souverain épris d’action, qui riait bruyamment et chassait avec fougue, qui ne gagnait sa couche que tard dans la nuit, à contrecœur. Bien qu’il n’eut que quatorze ans dans sa troisième année de règne, il avait déjà consommé son mariage et commencé à organiser son harem, en gardant pour lui les plus jeunes concubines de son père. Ankhésenpaaton était enceinte, et à dix-sept ans elle semblait incarner, par sa grâce et son rayonnement, l’optimisme nouveau qui se répandait peu à peu à la Cour.
Quatre jours avant son départ officiel de l’Horizon d’Aton, Pharaon prit place sur son trône, paré de la Double Couronne et de tous les insignes de sa royauté. Devant Maya et la foule nombreuse qui se pressait dans la salle, il dicta solennellement le décret par lequel il changeait de nom. Celui qui se dénommait Vivante Image de l’Aton grava dans la cire chaude le sceau tout neuf de Toutankhamon, Vivante Image d’Amon. Ankhésenpaaton suivit son exemple. Cédant à ce qu’elle considérait comme une trahison à l’égard de son père et du Dieu qu’elle avait appris à adorer, elle prit le nom d’Ankhesenamon, Celle qui Vit par Amon. Puis, blême et muette, les deux mains posées sur son ventre qui déjà s’arrondissait, elle subit les vivats de l’assistance en délire.
Le lendemain, Toutânkhamon, Ankhesenamon et Ay se firent transporter en palanquin jusqu’au palais du nord, dans le fracas et le chaos des préparatifs du départ : chariots chargés de meubles encombrant les ruelles, animaux de trait qu’aiguillonnaient à grands cris des enfants nus, jurons des capitaines manœuvrant les canges entremêlées sur le fleuve. Une poussière dorée voletait dans les rues, des nuées de mouches fondaient sur les tas de détritus qui grossissaient devant tes maisons vides. Déjà les autels d’Aton qui ornaient les carrefours étaient nus et souillés, et des chiens pantelaient sous leurs dalles. La cité semblait en proie à cette hâte fébrile qui précède les invasions, comme si ses habitants, soudain, ne supportaient pas de rester une heure de plus dans ce lieu qu’ils avaient tant redouté de quitter jadis.
Les portes du palais du nord s’écartèrent devant l’escorte royale. Meryra accourut en haut des marches et s’inclina plusieurs fois.
— Quel honneur, Puissant Taureau ! s’exclama-t-il gravement avant d’introduire dans le frais royaume de Néfertiti les trois visiteurs qui n’en croyaient pas leurs yeux.
La grande salle de réception qu’ils traversèrent d’abord regorgeait de statues. De tous côtés, le visage de la Reine contemplait leur progression, modelé dans l’ébène, le marbre ou le grès. Il y avait des bustes et des têtes, et une foison de sculptures en pied, grandeur nature. Certaines présentaient Néfertiti dans la solennité de sa fonction, arborant perruque et cobra, ou parée de la sobre et masculine couronne solaire, le corps rigide sous les plis de ses voiles, bras figés le long des flancs. Mais la plupart évoquaient la grâce moelleuse du mouvement saisi dans son envol, du geste vibrant de vie. Le génie artistique d’Akhénaton trouvait ici sa pleine mesure, dans cet hommage secret rendu par un homme à sa bien-aimée. Car Thothmes avait dépeint Néfertiti sans complaisance, dans l’intégralité de son caractère. En même temps que sa sensuelle splendeur, il avait su insuffler aux statues cette arrogance et cette étrange fragilité que la Reine avait en elle, et qui semblaient s’exhaler autour des visiteurs au fur et à mesure qu’ils avançaient. Une effigie retint particulièrement leur attention. Ils s’y attardèrent un instant. Sculptée dans un bloc de calcaire blanc, Néfertiti était penchée sur un côté. Les cuisses pleines, les seins lourds et tombants, le ventre mou évoquaient une femme mûrissante. Elle tenait au bout des doigts une fleur de lotus qu’elle humait, souriant légèrement et paupières closes, et la langueur de son attitude était un fervent hommage à la vie, presque une action de grâces.
— Dieux ! s’exclama Toutânkhamon avec dégoût. Les sculpteurs ne sont guère que les domestiques de ceux qui les paient, mais celui-ci est un véritable esclave !
Puis il détourna les yeux, et le petit groupe reprit sa marche.
Les corridors qui menaient au salon particulier étaient pareillement décorés de sculptures, et il apparut que Thothmes était aussi bon peintre que sculpteur, car les murailles resplendissaient d’effigies grandioses de Néfertiti, conçues dans un style plus traditionnel. La chair cependant y était peinte en rouge, teinte réservée aux portraits masculins, et les cheveux avaient l’éclat bleuté du lapis-lazuli, la gemme des Dieux.
Meryra conduisit ses hôtes vers un rang de sièges que l’on avait disposés près d’une table basse chargée de boissons et de fleurs. Comme ils avançaient, Néfertiti et le sculpteur se levèrent de leurs fauteuils. Thothmes murmura quelques mots à l’oreille de Néfertiti, qui se mit aussitôt à genoux puis se prosterna sur le sol. Elle se releva enfin, appuyée à son bras, et se tint debout, sans sourire, mains nouées devant elle. Elle était vêtue sobrement, d’un fourreau blanc et souple qui cascadait en plis innombrables jusqu’à ses pieds. Un rang d’onyx enserrait sa gorge et sa taille. Sa perruque était simple aussi, noire et raide, cerclée d’un fin diadème. Elle semblait une irréelle vision d’un autre âge. Sous le fard épais de ses joues, des rides délicates commençaient à apparaître. Thothmes aussi était peint et emperruqué, mais sous l’élégance un peu cérémonieuse de sa tenue, Ay découvrit à sa surprise un homme svelte et gracieux au regard profond, rayonnant de bonté. Ankhesenamon sourit à sa mère, qui ne parut pas la remarquer. Le Régent non plus ne put croiser son regard tandis qu’elle examinait vivement les nouveaux venus. Sans y être invité, Toutânkhamon prit un siège et dit :
— C’est bon de te revoir, Néfertiti.
Les deux autres s’assirent à leur tour. Déçue, Ankhesenamon plongea jes yeux sur son ventre difforme.
— Tu as bien grandi. Majesté, depuis la dernière fois que je t’ai vu, répondit Néfertiti. Et toi. Père, tu as encore pris du poids !
Ay l’observa avec stupeur, car il avait fort maigri, en réalité, depuis qu’il assumait l’épuisante fonction de Régent. Sa fille avait perdu sa pétulance de jadis, et son corps était étrangement calme, ses gestes mesurés. Thothmes se pencha vers elle d’un air tendre. Ay saisit la main d’Ankhesenamon.
— Bien au contraire ! s’exclama-t-il. J’ai déjà sacrifié quelques livres de graisse au service de mon Roi… (Se tournant vers l’adolescente, il lui fit signe de ne rien dire.) Néfertiti, je regrette vraiment que ta fille n’ait pas pu venir aujourd’hui. Tu espérais la voir, je sais, mais elle est un peu souffrante.
La Reine eut une moue triste soudain. Puis, la tête penchée sur le côté, elle sembla écouter quelque chose. Elle étira un froid sourire.
— Tu deviens gâteux. Régent ! Ankhésenpaaton, est-il vrai que la santé n’est pas bonne ?
— Tu es aveugle, n’est-ce pas ? dit alors Ay avec douceur, avant que l’adolescente pût ouvrir la bouche. Oh ! Néfertiti, un tel orgueil ! Si nous avions su…
— Si vous aviez su, ricana-t-elle d’une voix blanche, j’aurais dû endurer votre pitié à tous. Cette pauvre Néfertiti, qui avait tant de pouvoir autrefois ! Regardez-la : une femme vieillissante et aveugle, qui a trahi les siens et ne peut faire un pas aujourd’hui sans l’aide d’un bras secourable ! (Elle porta brièvement la main à sa joue pâle.) Non, je ne suis pas totalement aveugle. Je distingue encore l’ombre et la lumière.
Les mots flottèrent un court instant au-dessus de leurs têtes. Puis, avec un petit cri, Ankhesenamon jaillit de son siège et courut vers sa mère, qui la serra dans ses bras.
— Tu dois quitter immédiatement ce palais ! s’écria Pharaon. À Malkatta, tu auras des appartements et des domestiques, et mes propres médecins veilleront sur toi. Viens avec nous, Néfertiti.
Ses doigts exploraient le visage de la jeune fille.
— Malkatta ? répondit-elle tranquillement. Non, Majesté, il est trop tard pour moi. Je ne supporterais pas les ricanements silencieux de la Cour sur mon passage. Ici, je suis toujours Reine. Mon époux s’en est allé, toutes mes filles sont mortes hormis celle-ci, et je n’ai pas de fils sur le trône d’Horus. Mais j’ai trouvé du moins une forme de paix. Voudrais-tu la détruire dans l’unique but de manifester à la traîtresse ton infinie miséricorde ?
Blessé par la calme violence de ces paroles, Toutânkhamon répliqua vivement :
— Rien ne m’oblige à te pardonner ! J’entends simplement les supplications de ma Reine !
Néfertiti repoussa doucement Ankhesenamon et hocha la tête.
— Mon époux a fait de moi un être sacré, dit-elle. La cité d’Akhétaton est un chant de louanges à l’Aton ainsi qu’à moi-même. Elle m’appartient. Jamais je ne partirai.
— Je ne pourrai garantir ta sécurité une fois que la police secrète du Mazoï aura quitté la ville, lui rappela le Régent.
Elle haussa les épaules.
— J’ai mes propres soldats. Quatre de mes filles reposent ici, dans la falaise. Père. Je ne peux les abandonner.
— Mais ton devoir n’est-il pas de vivre auprès d’Ankhesenamon, le seul enfant qui te reste ?
— Ankhesenamon ? Ton père serait fort chagriné d’entendre le nom de ce Dieu mêlé au tien… Quant à mon devoir, Ay, je l’ai accompli, je crois.
Le vieil homme n’insista pas. Dans ce palais, il le comprit, les rêves de Néfertiti avaient fini par prendre corps, d’une certaine manière. Ce lieu était un autel à sa gloire, un sanctuaire d’adoration, et l’homme qui siégeait auprès d’elle de ce bel air calme et solide lui donnait enfin l’amour qu’elle avait ardemment désiré. Elle était comblée, sereine. Elle n’inspirait plus la pitié.
Ils continuèrent à bavarder quelque temps encore tandis que Meryra, sur les ordres discrets de Thothmes, leur servait des friandises. Ay observa le sculpteur. Nulle ostentation dans sa tendresse, nulle fierté de mauvais aloi. Son amour semblait sincère et désintéressé, inaltérable. Lorsque Pharaon prit congé, Néfertiti et Thothmes se prosternèrent à ses pieds, après quoi ils l’accompagnèrent dans le soleil couchant, la Reine délicatement arrimée d’une main au coude de son amant. Comme Pharaon grimpait dans son palanquin, la jeune fille revint enlacer sa mère.
— Je brûlerai de l’encens pour toi chaque jour, promit-elle en sanglotant, et je l’écrirai souvent.
Néfertiti tourna vers son enfant l’éclat gris de ses prunelles vides.
— Donne un fils à l’Égypte, Ankhesenamon, et ne te mêle jamais d’affaires qui ne te concernent pas. Je t’aime.
Les joues noyées de larmes, l’adolescente s’enfouit dans sa litière. La dernière vision qu’elle eut de sa mère fut son beau visage immobile, le lin blanc que la brise plaquait sur ses formes majestueuses et l’éclair du soleil sur ses bagues lorsqu’elle chercha la main de Thothmes.
Deux jours plus tard, la Cour s’éloigna de l’Horizon d’Aton pour n’y plus jamais revenir, emportant les corps de Tii et d’Akhénaton, que le Régent avait décidé de faire inhumer près de Thèbes. Après les festivités profanes et religieuses qui accueillirent à Malkatta le jeune Pharaon, les deux sarcophages furent placés côte à côte dans un tombeau préparé à la hâte au cœur de la Nécropole. Ankhesenamon donna naissance à une fillette mort-née.
Dans le cours de la même année, Ay reçut un message de l’Horizon d’Aton. « Elle est morte, disait le papyrus. En m’éveillant un matin, j’ai découvert son corps froid près du mien. Je l’ai enterrée dans les collines. Je quitte le palais du nord, en n’emportant que ce qui m’appartient. Longue vie à toi. Régent. » Les lignes étaient signées : Thothmes, sculpteur. Ay se rendit aussitôt chez sa petite-fille. Quand elle eut fini de lire le papyrus, elle s’assit brusquement au bord de sa couche, saisit l’étoffe qui drapait le lit et la serra frileusement autour de son corps.
— Je hais ces appartements, dit-elle au bout d’un moment. Ils sont vieux et sombres, et ma mère y vivait autrefois. (Sa voix tremblait.) Je dors mal.
— Pour l’amour du ciel, parles-en à ton époux. Il t’adore. Majesté. Il fera construire une autre aile pour toi.
— Ce n’est pas de nouveaux appartements dont j’ai besoin, répondit-elle amèrement. Lorsque j’ai couché pour la première fois avec mon père, j’avais onze ans. J’étais innocente et pure, Ay, je ne comprenais pas. Ce que mon père m’a fait, ce qu’il a fait à mes sœurs ne violait pas la loi du Maât, pensais-je alors, puisqu’il était Pharaon. Mais aujourd’hui, à Malkatta, je sais que ce n’était pas seulement la raison d’État qui le poussait à agir ainsi. La vérité est plus sombre, plus sordide. Et maintenant que mes yeux se sont ouverts, je me sens pareille à une vieille femme qui découvre soudain que ses souvenirs les plus doux n’étaient en fait que de sinistres mensonges. (Ses yeux s’emplirent de larmes.) Thothmes nous avertit alors qu’il est trop tard pour que nous puissions la revoir, la pleurer, rester auprès d’elle ! Mais pourquoi, pourquoi ?
— Je le comprends, répondit Ay. Elle était à lui, non à nous. Il l’a voulue pour lui seul jusqu’au dernier moment. Il n’a pas supporté l’idée de voir le palais où ils ont vécu si heureux dans leur solitude envahi tout à coup de courtisans éplorés et braillards. Comme je lui donne raison… Je demanderai à Pharaon de faire bâtir ici un temple mortuaire à la gloire de Néfertiti.
L’adolescente releva le menton.
— Je me sens si seule, murmura-t-elle, et plus seule encore maintenant qu’elle nous a quittés.
Il glissa un bras sur ses fines épaules.
— Tu n’as que dix-sept ans, Ankhesenamon. Tu es Reine, tu es belle et aimée. L’avenir est plein de promesses pour nous tous. Ne regarde pas en arrière.
Elle se détourna de lui.
— C’est plus fort que moi, prononça-t-elle d’un ton glacé. Le passé ne relâchera jamais son étreinte.