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Malgré les mots rassurants de la Reine, tous les courtisans surent bientôt qu’Aménophis n’avait pu honorer sa minuscule épouse de Mitanni, et cet événement, plus qu’aucun autre signe, les persuada que leur Dieu n’en avait plus pour longtemps à vivre, car son appétit sexuel était légendaire. Pourtant, abruti de souffrance et de fièvre, d’amères décoctions et des psalmodies interminables de ses prêtres, il se cramponnait à la vie et trouvait encore la force d’observer avec une ironie implacable la déchéance de son corps. Il ne fit plus venir auprès de lui Tadoukhipa, qui tenta d’apaiser ce qu’elle considérait comme un échec personnel dans un silence timide et digne. Son jeune amant, son épouse et sa fille-épouse occupaient les nuits du Pharaon. Le fleuve en crue avait franchi ses rives et vivifiait la terre roussie, qu’il fouaillait de ses lames. Les germes des maladies s’écoulaient avec l’eau sur les berges, et au sein du Harem royal, dans les taudis de la ville et les masures paysannes, les plus faibles succombaient, les femmes se lamentaient sur les cercueils.

Des nouvelles parvinrent enfin de Memphis. Assise auprès du trône vide de Pharaon, le menton dans la paume et le regard vissé à ses sandales d’or, Tii écoutait soigneusement les mots que lui lisait son scribe. Les messages de son fils étaient brefs et révérencieux, rassurants. Il suivait avec sérieux, disait-il, sa formation religieuse au temple de Ptah. Mais il ne s’informait jamais de la santé de son père. Les seuls propos un peu tendres qu’il dictât, en dehors des formules polies adressées à la Reine et de rares allusions à Néfertiti, concernaient Horemheb, dont il mentionnait avec fougue les bontés qu’il avait pour lui.

Tii préférait les missives moins cérémonieuses et foisonnantes de détails que lui faisait parvenir régulièrement le jeune capitaine. Horemheb décrivait sans détour, et en termes colorés, comment le Prince aimait à se faire promener dans les rues de la ville dans un char doré, afin que le peuple se prosternât sur son passage. Il avait par deux fois visité les temples d’On, où il avait prié Râ et l’Aton. Il discutait pendant des nuits entières avec les prêtres du Soleil, au grand dam des officiants de Ptah, qui refrénaient cependant leur irritation, car le futur Roi d’Égypte sacrifiait également à leurs rites, fût-ce d’un air distrait. Il avait appris à jouer du luth et composait des chansons, dont il régalait Horemheb et ses concubines. Sa voix, précisait le capitaine, était fluette mais juste.

Tii écoutait, analysait, méditait. Les lettres que son fils adressait à Néfertiti, interceptées par son scribe puis rescellées, ne lui révélaient rien qu’elle ne sût déjà, en dehors de quelques références à des entretiens que les deux adolescents avaient eus au sujet d’Amon, alors qu’Aménophis vivait encore au Harem.

Néfertiti avait emménagé dans un appartement du palais attenant à celui de la Reine. Elle avait vendu sans un regret ses anciens esclaves, et à l’égard de ceux qui travaillaient désormais à son service, se révélait une maîtresse rude et intransigeante. Elle ne souffrait pas la moindre négligence, et il ne passait pas un jour sans que des pleurs amers fussent versés à son propos dans le quartier des domestiques. Mais Tii s’inquiétait surtout du peu d’intérêt que manifestait sa nièce pour ses devoirs de souveraine. Car elle découvrait une adolescente hautaine, et qui n’apprenait pas aisément. Néfertiti l’accompagnait dans les audiences, les réceptions, et jusque sous le vent brûlant du champ de manœuvres, toujours escortée de son train de suivantes, de porteurs d’éventail et de cosméticiens. Elle se contentait d’écouter, jamais n’intervenait. Avec ses cheveux noirs et scintillants, ses yeux d’amande gris pâle, sa peau de satin sombre et ses lèvres pulpeuses, elle se savait sans rivale en beauté à la Cour. Et cela semblait lui suffire. Elle avait confié à son porteur de chasse-mouches un petit miroir de cuivre dans lequel, aux moments les plus incongrus, elle s’absorbait longuement – comme pour vérifier, songeait Tii, qu’aucune ride n’était apparue soudain, qui serait venue gâter l’impeccable tenue de ses fards.

 

Par une matinée lumineuse où semblèrent éclore en même temps, dans la verdure des jardins, des milliers de bourgeons, les femmes du Harem prirent des barques et se laissèrent voguer, bavardant et riant, dans la brise tiède du Nil. Clouée sur sa couche, Tii avait hâte de les rejoindre et regrettait déjà, pour quelques nausées et un peu de lassitude, d’avoir convoqué son médecin. Elle se laissa palper, impatiente. L’homme se redressa enfin et recula d’un pas. Un sourire étirait ses lèvres.

— Tu n’es nullement souffrante. Majesté. Tu attends un enfant.

Elle s’assit, livide, cramponnée au drap.

— Enceinte, moi ? Non. Tu dois faire erreur. Je suis trop vieille. Dis-moi que ce n’est pas vrai !

Il fit une révérence, s’éloigna discrètement à reculons.

— Cela ne fait aucun doute, Majesté. J’ai suivi chacune de tes grossesses.

— Sors d’ici immédiatement !

Quand les portes se furent fermées derrière lui, Tii arpenta la chambre d’un pas furieux, hurlant aux oreilles des servantes qui se ratatinaient dans les coins :

— C’est intolérable ! Je suis trop vieille, trop vieille…

À bout de rage, elle s’effondra sur un coussin, maussade et accablée, frissonnant de tous ses membres.

— Je me demande, murmura-t-elle amèrement, ce que dira Pharaon lorsqu’il saura.

Aménophis ne dit rien. Il rit tant et tant qu’il dut soutenir à deux mains son ventre ballonné. Les larmes déposèrent sur ses joues de longues zébrures de khôl.

— Ainsi, il restait encore un brin de vie dans ma divine semence ! gloussa-t-il enfin, tandis qu’elle souriait malgré elle. Et le printemps a refleuri dans l’hiver de ton ventre ! Les Dieux jubilent, j’en suis certain !

Il écarta le drap et, bondissant de sa couche, se dressa devant elle. Elle avait oublié combien il était grand.

— Es-tu heureuse, ma Tii ?

— Non. Pas le moins du monde.

Il cueillit son visage au creux de ses doigts.

— Quel Pharaon prolifique je suis ! Il nous faut immédiatement consulter l’Oracle au sujet de cet enfant. (Il prit soudain un air sournois.) Et si c’était un garçon ? Sain et vigoureux ? Il se pourrait alors que je change d’avis en ce qui concerne la succession. Qu’en dis-tu, ma Tii ?

Elle s’écarta brusquement.

— Je ne tiens pas à consulter l’Oracle avant la naissance. Et les problèmes de succession peuvent attendre également.

Il eut un grand sourire espiègle.

— J’adore te mettre en colère. Il y a bien longtemps que je ne me suis pas senti aussi bien ! Faisons préparer Splendeur d’Aton et rejoignons les femmes sur le fleuve. J’ai grande envie de me prélasser au soleil pendant que tu me maudiras tout ton soûl en agitant le chasse-mouches.

Si la grossesse inattendue de la Reine suscita peu d’émotion dans les rues de Thèbes, où seuls les mendiants cessèrent d’agriffer les passants pour s’accroupir à l’ombre des maisons et prendre de maigres paris sur le sexe de l’enfant à naître, au palais en revanche on remâcha sans fin la nouvelle, et on manifesta à haute voix une vive admiration pour la verdeur du Roi, la surprenante vitalité de la Déesse. La Cour devint sentimentale. Le culte de Mout, mère de Khonsou et épouse d’Amon, connut un nouvel essor. Les sculpteurs taillèrent d’innombrables statuettes d’Horus tétant le sein d’Isis, pour le compte de riches clients qui espéraient partager ainsi, par procuration, le sursaut de jouvence de leur souverain. Et bien des joailliers s’enrichirent en vendant aux femmes de la Cour des amulettes précieuses destinées à stimuler leur fécondité. L’optimisme régnait. Pharaon reprenait goût aux affaires de l’État, et l’air embaumait les récoltes mûrissantes, les lourds parfums des fleurs d’été.

Par une fin d’après-midi torride, Tii donna naissance à un garçon, dont le premier hurlement, vif et sonore, souleva dans l’assemblée venue assister à la délivrance un murmure d’approbation. Après en avoir longuement délibéré, les oracles décidèrent que l’enfant porterait le nom de Smenkhara. Pharaon approuva ce choix et s’en fut lui-même l’annoncer à son épouse.

— Il me plaît, commenta-t-il, que cet enfant qui symbolise un renouveau soit le premier de ce nom dans ma dynastie. De plus, il est dédié à Râ, l’universellement adoré. Et notre Empire accueille toutes les religions, n’est-ce pas ? (Il piqua d’un ongle rouge et griffu un grain de figue coincé dans ses dents noires et ajouta, malicieux :) Je me demande comment nous appellerons notre prochain enfant…

Mais il apparut bientôt que Pharaon avait engrangé la dernière moisson de son corps en ruine. Un mois plus tard, il sombrait de nouveau dans les fièvres, et un abcès à la gencive le mit au supplice. Il refusa de recevoir Tii durant plusieurs jours, mais ses médecins vinrent débiter à la Reine des rapports voilés, polis, sur la santé de son époux. Il s’accrochait tant et plus à la vie, marmonnaient-ils, tout le jour gisant sur son lit dans la pénombre, suffoquant à l’approche des grandes chaleurs. Le soir, l’adolescent venait s’allonger près de lui, immobile et muet, tandis que son vieil amant invoquait dans son délire des personnages qui avaient disparu bien avant qu’il fût né, des événements embaumés déjà dans la mémoire des hommes. Aménophis le réclamait toujours près de lui, bien qu’il n’eût pas la force de le toucher.

Mais pendant que son époux luttait désespérément dans ses draps moites, la Reine se dressait nue, parfois, devant son long miroir de cuivre. Et lorsque le crépuscule venait inonder sa chambre d’écarlate et sa peau d’une carnation mordorée, presque irréelle, elle s’émerveillait du regain de vie que la naissance de Smenkhara éveillait en elle. Elle n’avait jamais eu, elle le savait, la froide et lointaine splendeur de sa nièce, et cela lui importait peu. Car elle connaissait sa séduction, pétrie de concrète et vigoureuse sensualité. Sans indulgence elle examinait son corps trapu, banal, ses hanches rondes, sa taille fine sans excès, ses seins qui commençaient à perdre leur belle fermeté. Elle avait un cou long et gracieux dont elle eût pu tirer orgueil, mais préférait à ces vanités le bonheur d’un corps sain, qui savait lui donner du plaisir, et la grâce surtout d’un esprit vif et tortueux, passionné des jeux subtils de l’intelligence. Elle scrutait son visage. Paupières trop lourdes, joues zébrées de longues rides, comme égratignées par le sphinx de son pectoral, bouche trop grande, dont la moue perdait avec l’âge son élégance boudeuse. Et pourtant… Elle souriait à l’image qui vibrait devant ses yeux telle une lame d’or en fusion. Et tandis qu’agonisait Pharaon, elle se sentait renaître, et se faisait horreur soudain. Elle fuyait le miroir.

— Emporte-le d’ici ! criait-elle à Piha. Fais venir les musiciens et les danseurs. Je n’ai pas sommeil.

Alors les musiciens jouaient, et les jeunes gens dansaient pour elle, mais rien ne parvenait à la distraire vraiment de cette étrange vigueur qu’elle sentait jaillir en elle, et qui l’éloignait irrémédiablement de son époux.

Le mois de Mesore fut torride. La fête de l’An Nouveau approchait, et au début du mois de Thoth, Dieu de la sagesse, Amon quitterait dans sa Barque d’or le sanctuaire de Karnak afin de visiter, en amont du fleuve, le temple de Louxor que Pharaon faisait bâtir en son honneur depuis trente ans. Selon la coutume, le Roi devait accompagner le Dieu dans son voyage et assumer son identité pendant les quatorze jours de la fête, afin de vivifier l’incarnation divine.

Tii convoqua le Grand Prêtre Ptahotep, ainsi que Sourero, le chambellan du Roi.

— Sourero, la fête d’Opet approche. Toi qui côtoies Pharaon tous les jours, penses-tu qu’il pourra se rendre à Louxor ?

Sourero hésita.

— Pharaon s’assied près de son lit et prend un peu de nourriture. Hier, il s’est promené dans son jardin.

— Ce n’est pas ce que je te demande. Ptahotep, tu l’as vu ce matin. Quelle est ton opinion ?

— L’Incarnation du Dieu était de fort belle humeur, Majesté. Du reste, le Roi envisage un nouveau Jubilé.

Tii empoigna les têtes de sphinx qui ricanaient sous les accoudoirs de son trône.

— Je pensais que ce projet avait été annulé lorsque mon époux est tombé malade, il y a quelques mois ! D’ailleurs, Pharaon a déjà honoré l’Égypte de deux Jubilés. Cela ne suffit-il pas ?

Ptahotep savourait visiblement la stupeur de la Reine.

— Sa Majesté m’a ordonné de retrouver à la Bibliothèque le rituel précis de son premier Jubilé, précisa-t-il d’un ton pénétré. Il souhaite célébrer son règne lors de la fête d’Opet.

Tii se tourna vers le chambellan.

— Est-ce possible, Sourero ? Pharaon ne présume-t-il pas de ses forces ?

— Sa décision est prise. Majesté. Il désire se présenter à ses sujets, ainsi qu’à ses vassaux étrangers.

Elle en était donc la dernière informée. Si son frère Anon avait vécu, elle aurait su depuis longtemps. Elle aurait été prête. Sèchement elle congédia le Grand Prêtre, qui se prosterna de mauvaise grâce et recula jusqu’à la porte. Il ne l’aimait pas, elle le savait. Lorsqu’il fut sorti, elle se détendit un peu, s’adossa à son siège.

— Pharaon estime-t-il, Sourero, que sa longue maladie risque de rendre les alliés de l’Empire nerveux, ou trop gourmands, peut-être ? Est-ce la raison pour laquelle il organise un nouveau Jubilé ?

— Je le pense, Majesté. Les affaires de l’État ne sont nullement de ma compétence, puisque ma fonction se limite au palais. Mais il est certain que Pharaon évoque souvent la nécessité d’affermir l’équilibre du Royaume, afin de léguer à son fils un Empire unifié et puissant.

— Son plus jeune fils, je présume.

Le chambellan parut mal à l’aise.

— Je crois, oui, Divine Reine.

— Parfait. Demande au Grand Prêtre, je te prie, de ne pas compliquer inutilement le rituel. Je pense qu’Aménophis surestime sa vigueur.

Ô mon subtil et perfide époux, songea-t-elle, voilà donc pourquoi tu refusais de me recevoir !

— Majesté, objecta Sourero, je n’ai aucune autorité sur le Grand Prêtre. Seuls Pharaon et l’Oracle peuvent lui en donner l’ordre.

— Sans doute. Mais Ptahotep n’aimerait guère que l’on dise partout qu’il cherche délibérément à affaiblir la santé précaire de son Roi, n’est-ce pas ? Glisse-lui donc un mot ou deux dans ce sens. Cela suffira.

Elle réfléchit un instant.

— Délivre-moi d’un doute, Sourero. N’est-il pas écrit dans les textes que si Pharaon nomme un Prince Héritier, celui-ci doit officier avec lui au cours du Jubilé ?

— En effet.

— Pharaon sort-il prendre l’air aujourd’hui ?

— Il se reposera dans son jardin au coucher de Râ.

— Fort bien. Retire-toi.

Et tandis qu’elle déambulait de la salle d’audience aux bureaux ministériels, tandis qu’elle posait des questions, ratifiait des décrets, rendait des sentences, traînant dans son sillage Néfertiti et son babouin familier, la Reine réfléchit furieusement. Bien avant que le petit Smenkhara n’ait atteint l’âge de modeler son ambition. Pharaon serait mort, et Aménophis son Fils régnerait. Pourquoi s’affolait-elle ainsi ? Le Roi pouvait bien fêter son Jubilé, conserver encore un peu l’illusion qu’il manipulait l’avenir de l’Empire. Elle le lui concédait volontiers, après tout. Car si l’enfant au berceau couvait peut-être une force avec laquelle il faudrait compter un jour, son fils aîné était un roseau qui s’inclinait souplement sous son souffle.

— Ma Tante, est-il bien raisonnable d’envoyer de l’or à l’Assyrien Eriba-Adad, si l’on considère que l’Assyrie est menacée par Kadashman-Enlil avec qui nous avons signé un pacte d’amitié ? Cela ne risque-t-il pas d’indisposer les Babyloniens à notre égard ?

La question de Néfertiti tira la Reine de sa méditation. La jeune fille tentait depuis quelque temps de s’intéresser mollement aux inextricables finesses de sa politique extérieure, et Tii appréciait son effort.

— Non, expliqua-t-elle. Car sans notre or, l’Assyrie se ferait écraser, et Babylone pourrait devenir dangereuse pour nous. Lui envoyer des soldats, par contre, serait maladroit. Car le Roi de Babylone y sentirait de notre part une insulte. Mais grâce à notre or, l’Assyrie peut louer des mercenaires et se défendre – et l’honneur de Babylone est sauf. Comprends-tu ?

À midi, la Reine proposa à sa nièce une baignade dans son lac privé. Râ déversait sur l’eau une cascade aveuglante, et les deux femmes s’engloutirent avec bonheur dans la verdure des nénuphars. Leurs servantes les attendaient sur la berge, munies de serviettes et de parasols. Après le bain, assises côte à côte, chevelure collée à leur dos ruisselant, elles bavardèrent.

— Nous aurons une belle fête d’Opet, cette année. (Néfertiti cueillit des brins d’herbe, délicatement, sur sa cuisse humide.) Dans un peu plus de deux mois, le Prince revient de Memphis.

— Il t’aime beaucoup, je crois. Mais sois prudente, Néfertiti. L’affection qu’il te porte te confère un grand pouvoir sur lui. Et les contrats de mariage n’attendent plus que le sceau de Pharaon.

Deux prunelles d’amande grise, presque transparentes, clouèrent soudain le regard de Tii.

— J’ai l’intention d’être pour Aménophis ce que toi, ma Tante, as toujours été auprès du Puissant Taureau.

Sur quoi l’adolescente eut un sourire exquis et siffla son singe, qui accourut lui lécher les bras.

— Vraiment ! jeta la Reine, narquoise. Tant de dévouement, tant d’abnégation sont tout à ton honneur, ma nièce. Ton père en sera enchanté. (Néfertiti lui coula un regard glacé dessous l’aile noire de ses sourcils, et Tii sut qu’elle était comprise.) Nous donnons une réception ce soir afin d’offrir l’Or des Faveurs à Mahou Fils de Youni. Il a rendu de grands services à Horemheb sur la frontière syrienne. Tu l’honoreras à ma place, car je veux passer la soirée auprès du Pharaon. Ton père et Sitamon siégeront sous le dais royal avec loi.

Néfertiti hocha la tête, sans un mot. Le singe s’était endormi sur ses genoux. Puis elle dit :

— Horemheb revient-il à Thèbes en même temps que le Prince ?

— Pourquoi ?

Elle haussa les épaules.

— Le Prince est tellement attaché à lui. Il risque de se sentir un peu seul, si son ami ne l’accompagne pas.

— Je rappellerai le capitaine si je l’estime nécessaire, répliqua sèchement la Reine. Mais écoute bien mon conseil, Néfertiti. Ne tente jamais d’influencer un homme au travers de ses amis. Les hommes sont différents des femmes. Il vaut toujours mieux les affronter de face.

Néfertiti rougit et se mordit la lèvre. Tii se radoucit.

— Aménophis t’aime beaucoup, ajouta-t-elle gentiment. Tu n’as pas besoin d’entremetteur.

Après l’avoir envoyée se reposer dans sa chambre, elle se rendit auprès de Smenkhara qui dormait nu dans son berceau, veillé par deux sentinelles de la Garde Impériale. Elle questionna brièvement les deux hommes et la nourrice, se pencha sur l’enfant et baisa le duvet noir et crépu du petit crâne emperlé de sueur. Puis elle alla s’étendre sur sa couche et s’endormit.

 

Assis sur la berge de son lac privé, Pharaon lançait des miettes de pain à une troupe de canards piaillants lorsque Tii le rejoignit un peu plus tard. Le soleil avait sombré derrière la muraille du couchant qui protégeait le palais des sables du désert et des morts inhumés au pied des falaises. Les flèches de lumière incandescente qui zébraient la pelouse sous les sandales de Tii lui léchaient les mollets et le ventre. Sourero était agenouillé aux pieds du Roi, tandis qu’Apouia, le majordome, penché sur son épaule, versait de l’eau dans la coupe que lui tendait son maître. Les éventails de plume susurraient en cadence.

Un peu plus loin, le jeune amant du Roi observait un scarabée d’or, couché dans l’herbe, le menton posé sur les mains. À ses poignets scintillaient des anneaux, et son dos nu baignait dans une flaque de lumière rose.

Esclaves et domestiques se pressaient derrière le siège du Pharaon. Au cri du héraut de la Reine, tous se prosternèrent dans des flots de lin blanc. Son époux l’invita à venir s’asseoir. Kherouef ordonna que l’on déplie son siège. Elle sourit en prenant place sous le dais.

— Oui, je me sens mieux, avant que tu ne poses la question. (Le Roi jeta le reste du pain rassis aux volatiles et vida sa coupe.) Tu vois, je ne transpire même pas. Râ s’est coulé en douceur dans mes vieux os, aujourd’hui. Je savais que tu viendrais. Ne tente pas de me dissuader, Tii. Je tiens à ce Jubilé.

Le garçon taquinait le scarabée du bout d’un bâton.

— Je suis ravie de te voir en si bonne forme, mon époux. Mais je ne suis pas venue discuter ta décision. J’estime, du reste, qu’elle est assez habile vis-à-vis de nos alliés. Je tiens simplement à te rappeler que ton héritier légal doit être présent à la cérémonie.

Il sourit poliment.

— Bien entendu. Je le ferai transporter près de moi dans un couffin.

— Tu as signé le décret, Aménophis. Si tu meurs alors que Smenkhara est encore au berceau, il y aura une longue régence en Égypte, avec tous les problèmes qu’entraîne ce genre de situation.

Il haussa les épaules et ricana.

— Pauvre Tii ! Tellement incapable d’assumer une régence ! Mon cœur en frémit d’avance pour toi !

Elle ne put s’empêcher de rire à son tour.

— Mais imagine que je meure, moi aussi, avant qu’il n’ait atteint sa majorité.

— Toi ? (Il écarta de la main le plat de friandises que lui tendait Apouia.) Tu te nourris d’adulation et de pouvoir. Tant qu’il restera quelque chose ou quelqu’un à manipuler, tu seras immortelle !

— Considère alors que tu vas donner à ton fils aîné une nouvelle raison de te haïr.

— Nous y voilà enfin ! Mais pourquoi me soucierais-je d’être aimé ou haï par quiconque ? Je suis Pharaon, Dieu de Soleb et Dieu de Thèbes, l’Unique. Du reste, cet eunuque n’est pas mon fils.

— Je constate, lui siffla Tii dans le creux de l’oreille, que tes ridicules frayeurs te reviennent en même temps que tes forces ! Fort bien. Fais ce qu’il te plaira. Mais le décret reste valable.

— Oui, pour l’instant. Car tu as refusé de savoir ce que déclare l’Oracle au sujet de l’enfant, n’est-il pas vrai ? (Il posa une main bouffie sur le genou voilé de safran de la Reine.) Smenkhara sera Pharaon. Cela ne fait aucun doute.

— Aucun doute non plus que le digne successeur du Fils d’Apou se soucie davantage de flatter son royal maître que de lui dire la vérité ? cracha-t-elle tout bas.

L’adolescent poussa un cri de rage. Dépliant sa carapace irisée, le scarabée avait pris son envol. Il le poursuivit un instant à quatre pattes, en agitant son bout de bois. Tii et Pharaon observèrent le vol affolé du gros insecte, qui soudain vacilla, piqua vers le soi et s’abattit gauchement sur le sphinx vert qui ornait le pectoral de la Reine. Le garçon se précipita, et tout à sa poursuite, il trébucha contre Tii, tomba sur elle. Une main vola, qui cingla violemment la joue de bronze. Le gamin chancela.

— Comment oses-tu te vautrer ainsi sur moi ! s’écria Tii, laissant enfin exploser sa fureur. À genoux !

Elle vit du venin dans les grands yeux noirs, tandis qu’il plongeait dans l’herbe à ses pieds.

Aménophis gloussait.

— Le Soleil cherche refuge auprès d’un sphinx femelle… Intéressant ! Il faudra que je demande aux oracles ce que cela signifie.

— Cela signifie, ô mon époux obstiné, que Râ n’est guère impatient de te conduire sur la Barque Sacrée. Redresse-toi, petit imbécile !

Elle se leva, et ses porteurs d’éventail bondirent auprès d’elle. Après avoir posé un baiser sur le front du Roi, et tandis que tous se prosternaient à nouveau devant ses pas, elle s’en fut.

Pendant une heure, elle arpenta la salle d’audience. Son scribe, assis au pied du trône, tenait en l’air, patiemment, sa plume de roseau. Un long moment elle chercha les mots qui feraient comprendre à son fils, sans le blesser, qu’il devait rester encore à Memphis. Faute de mieux, elle se contenta d’annoncer à l’adresse d’Horemheb que la succession risquait d’être compromise si le Prince se présentait à Malkatta, et priait le capitaine de transmettre le message à son fils. Lorsqu’elle eut scellé le papyrus de sa bague et congédié scribe et héraut, elle se laissa tomber dans un fauteuil, à bout de forces. Tapis dans l’ombre, Piha et Kherouef attendaient ses ordres, mais elle ne bougeait plus, laissait voltiger son regard. Les échos de la fête lui parvenaient de la grande salle sur des bouffées de brise brûlante saturées de rires et de musique. Elle parla enfin.

— Apporte une lampe, Piha. Je désire me promener le long du lac avant de dormir.

Mais la clameur la suivit jusqu’au bord de l’eau, et lorsque les convives commencèrent à se répandre, ivres et amoureux, dans les jardins attenants à sa résidence, elle s’enfuit au cœur de ses appartements.