38

 

 

Le corps de Munter fut emporté avec une rapidité et une efficacité que Cordélia trouva presque inconvenantes. Vers deux heures, le cercueil métallique pourvu de deux longues poignées latérales avait été glissé sur le pont de la vedette de la police avec aussi peu de cérémonie que s’il avait contenu un chien. Mais qu’avait-elle espéré ? Munter avait été un homme. Maintenant, il n’était plus qu’une masse de chair en voie de putréfaction, juste un cas auquel on attribuerait un dossier et un numéro, un problème à résoudre. Il était naïf de croire que ces hommes – policiers en civil ? employés de la morgue ou croque-morts ? – allaient l’emmener avec la solennité propre aux funérailles. Ils accomplissaient une tâche familière, sans émotion ni embarras.

Ce second décès permit aux suspects d’observer la police à l’œuvre. Ils le firent discrètement, par la fenêtre de la chambre de Cordélia. Ils regardèrent Grogan et Buckley tourner lentement autour du corps comme deux océanographes intrigués par quelque spécimen rejeté par la marée sur le rivage. Ils regardèrent le photographe faire son travail. Absorbé par sa propre expertise, cet homme paraissait à peine remarquer les policiers. Et, cette fois-ci, le docteur Ellis-Jones ne s’était pas déplacé. Cordélia se demanda si c’était parce que la cause du décès était claire ou parce qu’il était occupé à examiner un autre cadavre ailleurs. À sa place, ce fut un médecin de la police qui arriva pour délivrer l’acte de décès et procéder à un examen préliminaire de la victime. C’était un gros homme jovial, chaussé de bottes en caoutchouc et vêtu d’un chandail aux coudes rapiécés, qui salua les autres policiers comme s’ils étaient de vieux compagnons de beuverie. Sa voix joyeuse s’élevait avec netteté dans l’air tranquille du matin. Ce n’est que lorsqu’il s’agenouilla pour fouiller dans sa trousse, à la recherche d’un thermomètre, que les observateurs se retirèrent en silence de la fenêtre. Ils se réfugièrent au salon, soudain conscients et honteux de leur curiosité indécente. Et de la fenêtre du salon, dix minutes plus tard, ils virent les hommes descendre le corps de Munter jusqu’à la vedette. Un des porteurs chuchota quelque chose à son compagnon et tous deux éclatèrent de rire. Sans doute le premier s’était-il plaint du poids du défunt.

Avec ce second décès, même les interrogatoires de la police prirent peu de temps. Les témoins n’avaient pas grand-chose à dire et Cordélia devina à quel point l’unanimité qu’ils montraient dans leurs brèves déclarations devait paraître suspecte. Quand arriva son tour, elle entra dans le bureau, accablée par la conviction qu’on ne croirait pas un mot de ce qu’elle raconterait. De derrière son bureau, Grogan la dévisagea de ses pâles yeux froids, bordés de rouge comme s’il n’avait pas dormi. Les deux boîtes à musique étaient posées devant lui, soigneusement placées côte à côte.

Quand elle eut terminé son récit – l’apparition de Munter à la porte-fenêtre de la salle à manger, la découverte de son corps et le repêchage de la boîte à musique -, il y eut un long silence. Puis Grogan demanda :

« Pour quelle raison, exactement, êtes-vous montée dans la tour vendredi après-midi ?

– Par simple curiosité. Miss Lisle ne voulait pas que j’assiste à la répétition et Mr. Whittingham et moi avions terminé notre promenade. Fatigué, il était allé se reposer et moi, je ne savais pas quoi faire.

– Vous vous êtes donc amusée à explorer la tour ?

– Oui.

– Puis vous avez joué avec les jouets ? »

D’après le ton de Grogan, on aurait pu croire qu’elle était une gosse insupportable qui n’avait pas pu s’empêcher de toucher à la voiture de son petit copain. Avec un mélange de colère et de désespoir, elle se rendit compte qu’il lui serait impossible d’expliquer, de lui faire comprendre, le désir irrésistible qui l’avait prise de mettre tous ces automates en marche pour noyer son chagrin dans une puérile cacophonie. Et, même si elle lui avait confié la cause de sa détresse – l’histoire de la mort de l’enfant de Tolly, qu’Ivo venait de lui raconter -, son témoignage en aurait-il paru plus plausible ? comment expliquait-on à un policier, ou peut-être à un juge, à un jury, ces petites impulsions apparemment irrationnelles, ces pitoyables palliatifs à la souffrance qui semblaient à peine logiques à celui qui s’y livrait ? Et, si c’était difficile pour elle, une insigne privilégiée, comment se débrouillaient les autres, les ignorants, les gens sans éducation, ceux qui ne savaient pas s’exprimer face à la mystérieuse et impitoyable machine judiciaire ?

« Oui.

– Et vous êtes sûre que la boîte à musique que vous avez trouvée dans la tour jouait Greensleeves ? »

De sa grosse paume, Grogan tapa sur la boîte de gauche, puis en souleva le couvercle. Le cylindre se mit à tourner et débita encore une fois la plaintive et nostalgique mélodie.

« Absolument sûre, dit-elle.

– Elles se ressemblent beaucoup. Même dimension, même forme, même bois et presque le même dessin sur les couvercles.

– Je sais. Mais elles jouent des airs différents. »

Elle comprenait la frustration et l’irritation que Grogan maîtrisait avec tant de fermeté. Si elle l’avait trouvé plus sympathique, elle l’aurait peut-être plaint. Car si elle disait la vérité, c’était Munter qui avait menti. Il avait quitté le rez-de-chaussée du château à un moment donné de ces quatre-vingts minutes cruciales. Il était passé devant la porte de Clarissa. Or Munter était mort. Même si Grogan le tenait pour innocent, même si un autre suspect était traduit devant un tribunal, son témoignage à elle arrangerait bien la défense.

« Hier, lors de votre interrogatoire, vous n’avez pas parlé de votre visite de la tour, reprit Grogan.

– Vous ne m’aviez rien demandé à ce sujet. Ce qui vous intéressait surtout, c’était mon emploi du temps de samedi. J’ai jugé que ce n’était pas important.

– Y a-t-il d’autres détails que vous n’avez pas jugés importants ?

– J’ai répondu à toutes vos questions aussi sincèrement que je l’ai pu.

– Peut-être. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose, n’est-ce pas ? »

De connivence avec Grogan, la petite voix de sa conscience l’accusait. As-tu vraiment été aussi sincère que tu l’as pu ?

Soudain l’inspecteur se pencha au-dessus du bureau et approcha son visage tout près du sien. Elle crut pouvoir sentir son haleine acide, chargée d’une légère odeur de bière. Elle dut se maîtriser pour ne pas reculer.

« Que s’est-il passé exactement le samedi matin dans le Chaudron du Diable ?

– Je vous l’ai dit. Mr. Gorringe nous a raconté l’histoire d’un jeune interné qu’on a laissé se noyer. Et j’ai trouvé la citation tirée de la pièce.

– C’est tout ?

– Je trouve que c’est bien assez. »

Grogan s’adossa de nouveau. Elle attendit. Il resta silencieux. Finalement, elle dit :

« J’aimerais aller à Speymouth cet après-midi. Je voudrais sortir de cette île.

– Vous n’êtes pas la seule, Miss Gray.

– C’est possible, alors ? Je n’ai pas à demander de permission ? Vous ne pouvez donc pas m’empêcher d’aller où je veux à moins de m’arrêter ?

– C’est sans doute ce que vous diriez à vos clients, si vous en aviez. Et vous auriez tout à fait raison. Nous ne pouvons pas vous en empêcher. Mais vous devrez être à Speymouth demain à quatorze heures pour l’enquête. Cela ne prendra pas longtemps. Une simple formalité. Nous demanderons un ajournement. Mais c’est vous qui avez découvert le cadavre. Et vous êtes la dernière personne à avoir vu Miss Lisle vivante. Le coroner exigera votre présence. »

Cordélia se demanda si elle devait prendre cette dernière phrase comme une menace.

« J’y serai », répondit-elle.

Grogan leva les yeux. Il prit un ton si gentil qu’elle faillit le croire sincère :

« Amusez-vous bien à Speymouth, Miss Gray. Bonne journée. »

 

 

39

 

 

Quand on la libéra, il était midi et demi. Sortant sur la terrasse où les autres buvaient l’apéritif, elle apprit qu’Oldfield était déjà parti chercher le courrier et des vivres sur le continent. Ambrose attendait un paquet de livres de la London Library. Cordélia demanda si elle pourrait prendre le Shear-water à deux heures. Ambrose acquiesça sans manifester la moindre curiosité. Il se contenta de s’informer de l’heure à laquelle elle désirait la vedette pour le retour. Cordélia la commanda pour six heures.

Elle n’avait pas faim, ce qui semblait également le cas pour les autres. Mrs. Munter avait dressé un buffet froid dans la salle à manger : une surabondance de nourriture, dont la plus grande partie avait été préparée pour la réception du samedi, s’étalait en une masse hétéroclite et compacte qui coupait l’appétit. L’étonnant, pensa Cordélia, c’était que la domestique s’en fût donné la peine. Personne n’avait parlé d’elle depuis la découverte du corps de son mari. Elle aussi avait été interrogée par la police, mais avait passé presque toute la matinée enfermée dans son appartement ou à circuler, silencieuse et discrète, entre l’office et la salle à manger. Ambrose n’avait pas l’air de s’intéresser beaucoup à la femme de son majordome et personne d’autre d’ailleurs ne s’occupait d’elle. Cordélia décida d’aller prendre de ses nouvelles, de lui demander, avant de partir, si elle pouvait faire quelque chose pour elle à Speymouth. On n’apprécierait sans doute guère son intrusion. Après tout, en quoi elle, ou n’importe qui d’autre, pouvait-elle l’aider ? Mais elle poserait quand même la question.

Au lieu de s’asseoir, elle se coupa quelques tranches de rosbif et les mit entre deux tranches de pain. Puis, s’excusant auprès d’Ambrose, elle prit une pomme et une banane et emporta son pique-nique sur la plage. En esprit, elle quittait déjà cette île étouffante pour se rendre sur le continent. Elle se sentait pareille à une réfugiée qui attendait d’être délivrée de quelque colonie dévastée par la peste et la violence, guettant désespérément le bateau qui l’emporterait loin de la puanteur des cadavres pourrissants, des cris et du tumulte, des corps éparpillés sur le rivage, vers la sécurité et la vie normale de la métropole. Le continent qu’elle avait vu s’éloigner trois jours plus tôt avec de si grandes espérances brillait maintenant dans son imagination avec tout l’éclat d’une terre promise. Elle avait l’impression qu’il ne serait jamais deux heures.

Peu avant une heure et demie, elle descendit le corridor carrelé, passa devant le bureau et se dirigea vers la porte matelassée qui, comme elle le savait, menait à l’appartement des domestiques. Il n’y avait ni sonnette ni heurtoir, mais pendant qu’elle se demandait comment attirer l’attention, Mrs. Mun­ter apparut silencieusement derrière elle, un panier à linge posé sur la hanche. Sans dire un mot, elle ouvrit la porte. Cor­délia la précéda dans un couloir plus court, puis entra dans une petite salle de séjour, à sa droite. Comme tous les architectes de l’époque victorienne, Godwin avait fait en sorte que, d’aucune de leurs chambres, les domestiques ne puissent observer leurs maîtres, que ceux-ci fussent en train de s’ébattre dehors ou à l’intérieur. Par l’unique fenêtre, on ne voyait qu’une grande cour et, au-delà, les écuries avec leur tour charmante, pourvue d’une horloge et d’une girouette. Dans la cour, un énorme pyjama de Munter pendait sur la corde à linge. Ce spectacle avait quelque chose de navrant et d’embarrassant. Cordélia détourna les yeux comme si on l’avait surprise en train de regarder une curiosité malsaine.

Bien qu’à peine meublée, la pièce n’était pas inconfortable ; cependant, malgré la simplicité étudiée du mobilier art nouveau, elle manquait de cachet. Il y avait une télévision dans un coin, mais ni livres ni tableaux, et pas de photos, pas de bibelots non plus sur le buffet. On aurait dit que les occupants de ce lieu n’avaient pas de passé à se rappeler, pas de présent à fêter. On avait l’impression aussi que jamais une troisième personne ne venait s’asseoir ici. Il n’y avait que deux fauteuils de part et d’autre de l’élégante grille du foyer en fer forgé et seulement deux chaises en bois de chaque côté de la table.

Mrs. Munter ne l’invita pas à s’asseoir.

« Je ne veux pas vous déranger, dit Cordélia. Je voulais simplement m’assurer que vous alliez bien. Je vais faire un saut à Speymouth.

« Est-ce que je pourrais y faire, ou en rapporter quelque chose pour vous ? »

Mrs. Munter balança son panier sur la table et se mita plier le linge.

« Non merci. Je serai très probablement sur le bateau avec vous. Je pars, miss. Je quitte cette île.

– Je comprends tout à fait vos sentiments. Mais si vous avez peur, je pourrais partager une chambre avec vous ce soir.

– Je n’ai pas peur. De quoi aurais-je peur ? Je pars et c’est tout. Je n’ai jamais aimé cet endroit. Maintenant que Cari est mort, plus rien ne m’y retient.

– Bien sûr que non. Il faut faire ce qui vous convient le mieux. Mais je suis persuadée que Mr. Gorringe regrettera de vous voir partir si brusquement. Il voudra vous parler. Il aura certainement des… euh… propositions à vous faire.

– Je n’ai rien à lui dire. Il a été un bon maître, mais c’était Munter qu’il voulait. Je suis venue avec Munter. Maintenant, nous sommes séparés. »

Oui, définitivement et pour toujours, pensa Cordélia. La femme avait dit cela avec une note de satisfaction, presque de triomphe dans la voix. Et elle, pauvre innocente, qui était venue la voir dans un élan de compassion, pour essayer de la consoler ! Mrs. Munter ne semblait avoir ni envie ni besoin de réconfort. Pourtant il lui restait un problème de gages à régler, des dispositions à prendre pour l’enterrement. Ambrose voudrait sûrement lui assurer qu’elle pouvait demeurer au château aussi longtemps qu’elle le désirait. Et, bien entendu, il y aurait la police, Grogan et ses spécialistes de la mort si bien entraînés au doute et à la suspicion. Si quelqu’un avait poussé Munter dans l’eau, cela pouvait être elle. Avec, dans l’île, un assassin encore en liberté, aurait-il pu y avoir un meilleur moment pour se débarrasser d’un mari gênant ? À voir une veuve aussi peu affligée, Grogan la placerait sûrement en tête de sa liste de suspects. Et la police ne manquerait pas de considérer son départ précipité comme éminemment louche. Cordélia se demandait si elle allait mettre Mrs. Munter en garde, quand celle-ci déclara :

« J’ai parlé avec les flics. Ils n’ont aucune raison de me garder ici. Ils savent où me trouver. Mr. Gorringe peut s’occuper de l’enterrement. Cela ne me regarde pas.

– Mais vous étiez sa femme !

– Je ne l’ai jamais été. Nous n’étions ni l’un ni l’autre du genre à nous marier. Je prendrai la vedette dès qu’Oldfield sera prêt.

– Avez-vous assez d’argent ? Je suis sûre que Mr. Gorringe…

– Je n’ai pas besoin de lui. Munter en avait. Pour arrondir ses gages, il avait trouvé le moyen de faire un peu de gratte. Je sais où il cachait ses économies. Je prendrai ce qui m’est dû. Je me débrouillerai fort bien. On n’a encore jamais vu une bonne cuisinière mourir de faim. »

Cordélia se sentait complètement dépassée.

« En effet, acquiesça-t-elle. Mais où logerez-vous, ce soir, je veux dire ?

– Elle habitera chez moi. »

Tolly entra silencieusement dans la pièce. Elle portait un manteau bleu foncé ajusté à la taille et large d’épaules, et un petit chapeau percé d’une longue plume. Cette tenue, qui rappelait les années 30, lui donnait une élégance légèrement canaille et démodée. Elle tenait une valise qui semblait pleine à craquer, entourée d’une courroie. Sans un sourire, elle se plaça à côté de Mrs. Munter – Cordélia n’arrivait pas à penser à elle sous un autre nom – et les deux femmes la dévisagèrent ensemble.

Cordélia eut l’impression de voir vraiment la cuisinière pour la première fois. Jusqu’à présent, elle l’avait à peine remarquée. La seule chose qui l’avait frappée en elle, c’était sa discrète efficacité. Elle avait été l’auxiliaire de Munter, et c’était à peu près tout. Même son apparence était banale : cheveux rudes ni bruns ni blonds, coiffés en petites ondulations figées, corps lourd, mains courtes et épaisses, abîmées par le travail. Mais à présent, sa bouche mince, jusque-là si secrète, arborait un sourire de triomphe obstiné. Les yeux qu’elle avait toujours baissés avec tant de déférence la fixaient hardiment, d’un regard plein de défi, presque avec une insolente assurance. Ils semblaient dire : « Vous ne savez même pas mon nom, et maintenant vous ne le saurez jamais. » À côté d’elle se tenait Tolly, toujours aussi réservée et sereine.

Les deux femmes partaient donc ensemble. Où vivraient-elles ? Tolly devait avoir une maison ou un appartement quelque part à Londres où elle avait créé un foyer pour son enfant. Avec une clarté déconcertante, Cordélia les imagina soudain, non pas là, entourées de souvenirs, mais installées dans une maison proprette de la banlieue, non loin du métro et du centre commercial. À leur fenêtre en saillie, il y aurait des rideaux en filet retenus par des embrasses qui les dissimuleraient aux regards indiscrets, et, devant leur petit jardin, une grille les protégerait des visiteurs importuns comme du passé. Elles avaient rejeté leur servitude. Mais cet état, elles l’avaient bien volontairement choisi un jour ? Elles étaient adultes. Ce n’était tout de même pas par peur du chômage qu’elles avaient renoncé à leur liberté ? Elles auraient pu quitter leur emploi à n’importe quel moment. Alors, qu’est-ce qui les en avait empêchées ? Quelle était cette mystérieuse alchimie qui enchaînait les gens l’un à l’autre contre toute raison, tout désir, contre leurs propres intérêts ? La mort, maintenant, les avait séparées, l’une de Clarissa, l’autre de Munter – séparées un peu trop à propos, penserait peut-être la police.

Oui, je les vois toutes deux clairement à présent, mais je continue à ne rien savoir d’elles, se dit Cordélia. Une phrase d’Henry James lui vint à l’esprit : « Surtout ne croyez pas que vous puissiez jamais connaître à fond un cœur humain. » Et elle, qui se disait détective, parvenait-elle à connaître les gens, ne serait-ce que d’une manière superficielle ? N’était-ce pas là une des vanités humaines les plus communes que cette curiosité qu’éveillaient les motifs, les impulsions, les passionnantes inconsistances de la personnalité d’autrui ? Peut-être prenons-nous tous plaisir à jouer au détective, même avec ceux que nous aimons ; surtout avec ceux que nous aimons. Elle, elle en avait fait son métier, elle gagnait de l’argent avec. Elle n’avait jamais nié que cette activité la fascinait, mais maintenant, pour la première fois, elle se demanda si elle n’avait pas péché par orgueil. Jamais encore elle ne s’était sentie aussi peu à la hauteur de sa tâche, opposant sa jeunesse, son inexpérience, son maigre bagage à l’insondable mystère du cœur humain. Elle se tourna vers Mrs. Munter :

« J’aimerais dire un mot à Miss Tolgarth en particulier, si cela ne vous ennuie pas. »

Au lieu de répondre, la femme regarda son amie. Celle-ci lui adressa de la tête un petit signe d’assentiment. Mrs. Munter quitta la pièce.

Tolly attendit patiemment, toujours sans sourire, les mains croisées devant elle. Il y avait quelque chose que Cordélia aurait voulu lui demander tout d’abord, mais après tout, ce n’était pas nécessaire. Et elle était moins arrogante maintenant que lorsqu’elle avait commencé son enquête. Elle se dit qu’il y avait des questions qu’elle n’avait pas le droit de poser, des faits qu’elle n’avait pas le droit d’apprendre. Elle devait refouler sa curiosité, son désir d’avoir chaque morceau du puzzle bien à sa place, comme si, de ses propres mains, elle pouvait imposer de l’ordre à la confusion des vies humaines, car rien ne lui permettait de demander si Ivo avait été le père de son enfant, au fond d’elle-même elle savait que la réponse était positive. Ivo qui avait parlé de Vicky avec amour, comme de quelqu’un que l’on connaît bien, qui avait su que Tolly avait refusé toute aide du père ; Ivo qui s’était donné la peine d’appeler l’hôpital pour apprendre la vérité au sujet du message téléphonique. On avait du mal à les imaginer ensemble. Ivo et Tolly.

Qu’avaient-ils bien pu attendre l’un de l’autre ? se demanda-t-elle. Ivo avait-il essayé de blesser Clarissa ou d’apaiser sa propre blessure, plus profonde ? Tolly était-elle une de ces femmes qui voulaient à tout prix un enfant mais préféraient ne pas s’encombrer d’un mari ? La naissance de Vicky, sinon sa conception, avait été voulue. Mais tout cela ne la regardait pas. De toutes les choses que les êtres humains faisaient ensemble, l’acte sexuel était celui qui acceptait les explications les plus variées. Le désir était sans doute la plus répandue, mais pas forcément la plus simple d’entre elles. Cordélia n’avait même pas le courage de mentionner Vicky ouvertement. Il y avait cependant une question qu’elle devait absolument poser.

« Vous étiez avec Clarissa quand elle a reçu les premiers messages, pendant la saison où elle jouait Macbeth. Pourriez-vous me décrire ces billets ? »

Les yeux noirs de Tolly plongèrent dans les siens un regard brûlant, pensif, mais dénué, pensa-t-elle, de ressentiment ou d’antipathie. Cordélia poursuivit :

« Voyez-vous, je pense que c’est vous qui les avez envoyés. Je crois aussi que Clarissa l’avait deviné et qu’elle en avait compris la raison. Mais elle ne pouvait pas se passer de vous. Il lui était plus facile de faire semblant. Et elle ne voulait pas montrer ces messages à quelqu’un d’autre. Elle était consciente du mal qu’elle vous avait fait. Elle savait qu’il y avait des actes que même ses amis ne lui auraient peut-être pas pardonnés. Puis un de ses espoirs se réalisa, sans doute y a-t-il eu un changement dans votre vie qui vous a fait sentir que vous agissiez mal. Alors, les messages se sont arrêtés. Ils se sont arrêtés jusqu’au moment où l’un des rares initiés de l’entourage de Clarissa a pris le relais. Mais ses messages à lui étaient différents. Leur aspect et leur but étaient différents. Et leur fin fut, elle aussi, différente et terrible. »

Ne recevant toujours pas de réponse, Cordélia dit avec gentillesse :

« Je sais, je n’ai pas le droit de vous questionner. Ne me répondez pas directement si cela vous ennuie. Décrivez-moi simplement ces premiers messages et je crois que je devinerai. »

Alors Tolly parla :

« Ils étaient écrits à la main, en caractères d’imprimerie, sur du papier rayé. Des pages arrachées d’un cahier d’écolier.

– Et les messages eux-mêmes, étaient-ils des citations ?

– C’était toujours le même texte : un passage de la Bible. »

Cordélia s’estima heureuse d’en avoir obtenu autant. Et même cette confidence-là, elle ne l’aurait pas reçue si Tolly n’avait senti passer entre elles un certain courant de sympathie. Mais il restait une autre question encore. Elle prit le risque de la poser :

« Miss Tolgarth, quel est le deuxième auteur de ces lettres ? »

Le regard que Tolly plongea dans ses yeux était implacable : elle avait dit tout ce qu’elle avait l’intention de dire.

« Non. Je ne m’occupe que de mes propres péchés. Que les autres s’occupent des leurs.

– Je ne dirai jamais à personne ce que vous venez de me confier.

– Si je n’en avais pas eu la certitude, je vous aurais envoyée promener. »

Tolly se tut un instant, puis demanda du même ton calme :

« Que deviendra le garçon ?

– Simon ? Il m’a dit que Sir George le laisserait faire sa dernière année à Melhurst, puis il essaiera d’entrer dans un conservatoire.

– Tout ira bien pour lui maintenant qu’elle est morte. Elle était néfaste à ce garçon. Et maintenant, veuillez m’excuser, miss. Je voudrais aider mon amie à faire ses bagages. »

 

 

40

 

 

Il n’y avait plus rien à dire ou à faire. Laissant les deux femmes ensemble, Cordélia monta dans sa chambre se préparer pour son excursion de l’après-midi. Comme elle avait pour but de rechercher une coupure de presse, elle n’avait guère besoin de sa trousse de détective. Elle glissa néanmoins une loupe, une lampe de poche et un calepin dans son sac à main et enfila son gros chandail par-dessus son chemisier. Il risquait de faire froid sur le bateau du retour. Enfin, elle enroula deux fois la ceinture autour de sa taille et la boucla solidement. Comme d’habitude, elle eut l’impression de ceindre un talisman. Alors qu’elle venait de la façade ouest du château et traversait la terrasse, elle vit Mrs. Munter et Tolly descendre vers la vedette. Toutes deux portaient une valise dans chaque main. Selon toutes les apparences, Oldfield venait tout juste d’arriver. Il était encore en train de décharger les caisses de vin et les vivres, aidé, chose curieuse, par Simon. Le garçon devait être content d’avoir une occupation, se dit Cordélia.

Soudain, devant elle, Roma surgit de la porte-fenêtre de la salle à manger et descendit précipitamment de la terrasse. Elle se dirigea vers Oldfield et lui parla. Le sac postal se trouvait sur le dessus du chariot. L’homme l’ouvrit et en tira un paquet de lettres. S’approchant d’eux, Cordélia sentit l’impatience de Roma. On aurait dit qu’elle allait arracher la liasse des mains noueuses du marin. Enfin il trouva de qu’elle voulait et le lui tendit. Roma partit presque en courant, puis ralentit le pas. Sans remarquer Cordélia, elle déchira le haut de l’enveloppe et commença à lire. Pendant un moment, elle se tint absolument immobile. Puis elle fit entendre un sanglot si aigu qu’on eût dit un cri. Elle longea la terrasse en chancelant, passa à côté de Cordélia et disparut à l’autre extrémité, au bas des marches qui conduisaient à la plage.

Cordélia hésita un instant, se demandant si elle devait la suivre. Puis elle cria à Oldfield de l’attendre, qu’elle n’en avait pas pour longtemps, et elle courut après Roma. Quelles que fussent les nouvelles qu’elle avait reçues, elles l’avaient bouleversée. Elle pourrait peut-être l’aider. Et, même si c’était impossible, elle ne pouvait pas simplement embarquer comme si rien ne s’était passé. Elle essaya de faire taire en elle une petite voix maussade. Elle avait bien besoin d’un tel incident juste maintenant ! Ne la laisserait-on jamais quitter cette île ? Etait-elle condamnée à jouer les assistantes sociales auprès de tout le monde ? Mais comment faire pour ne pas remarquer une telle détresse ?

Roma avançait d’un pas mal assuré le long du rivage, les mains tendues devant elle. Cordélia crut entendre un hurlement prolongé de souffrance, mais peut-être n’était-ce que le cri d’une mouette. Elle l’avait presque rattrapée quand elle trébucha et tomba de tout son long sur les galets, le corps secoué de sanglots. Cordélia s’approcha d’elle. Voir quelqu’un d’aussi orgueilleux et réservé que Roma s’abandonner si complètement au chagrin était aussi choquant physiquement qu’un coup de poing dans l’estomac. Cordélia se sentit envahie du même sentiment de peur et d’impuissance. Elle s’agenouilla sur le sable et lui entoura les épaules de son bras, espérant que ce contact humain l’aiderait à se calmer. Elle se surprit à lui murmurer des paroles apaisantes, comme elle l’aurait fait pour un enfant ou un animal. Au bout de quelques minutes, le terrible tremblement s’arrêta. Roma resta couchée, tellement immobile que, pendant un instant, Cordélia craignit qu’elle n’eût cessé de respirer. Puis elle se releva avec maladresse et rejeta le bras de Cordélia. S’approchant de l’eau d’un pas incertain, elle se pencha et se mit à s’asperger le visage. Elle se redressa et regarda un moment le large avant de se retourner vers Cordélia.

Elle avait un visage grotesque, gonflé comme celui d’une noyée, les yeux pareils à deux fentes poisseuses, et le nez semblable à un bulbe rouge. Quand elle parla, ce fut d’une voix dure et gutturale, comme si les sons devaient se frayer un chemin à travers des cordes vocales enflées.

« Désolée de m’être ainsi donnée en spectacle. Je suis contente que ce soit devant vous, si cela peut vous faire plaisir.

– J’aimerais pouvoir vous aider.

– C’est impossible. Personne ne peut m’aider. Comme vous l’avez peut-être deviné, il s’agit de l’habituelle et sordide petite tragédie. On vient de me plaquer. Il m’a écrit vendredi soir. Nous nous étions vus jeudi. Il devait déjà savoir à ce moment-là ce qu’il allait faire. »

Roma extirpa la lettre de sa poche et la lui tendit.

« Tenez, lisez-la ! Je me demande combien il lui a fallu de brouillons pour produire ce chef-d’œuvre d’hypocrisie et d’autojustification. »

Cordélia ne voulut pas prendre la lettre.

« S’il n’a pas eu ni l’élégance ni le courage de vous dire les choses en face, il ne mérite pas d’être regretté ni aimé.

– Qu’est-ce que le mérite a à voir avec l’amour ? Mon Dieu, n’aurait-il pas pu attendre ? »

Attendre quoi ? se demanda Cordélia. L’argent de Clarissa ? La mort de Clarissa ?

« Mais s’il l’avait fait, comment auriez-vous jamais pu être sûre de lui ?

– Sûre de ses motifs, vous voulez dire ? Je m’en serai fou tue de ses motifs. Je n’ai pas ce genre d’amour-propre. Mais il est trop tard à présent. Il a écrit un jour trop tôt. Oh ! mon Dieu, pourquoi n’a-t-il pas attendu ? Je lui avais bien dit que je l’obtiendrais, ce fric ! »

Une vague, plus grosse que les autres, se brisa aux pieds de Cordélia et une sandale du soir argentée vint rouler sur les galets mouillés. Cordélia se mit à la regarder avec intensité, se forçant à se demander quelle sorte de femme l’avait portée, comment elle avait pu échouer dans la mer, lors de quelle fête, sur quel yacht, elle était tombée par-dessus bord. Ou bien sa propriétaire se trouvait-elle quelque part là-bas, au large – corps svelte et peu vêtu tournoyant dans l’eau ! N’importe quelle pensée, même celle-là, l’aidait à ne pas entendre cette voix discordante qui risquait à tout instant de prononcer des mots fatals impossibles à reprendre ou à oublier.

« Enfant, je fréquentais une école mixte. Tous les gosses formaient des couples. Quand ils ne s’aimaient plus, ils s’envoyaient une lettre de rupture. Je n’en ai jamais reçu. Et pour cause : je n’ai jamais eu de petit ami. À l’époque, je me disais que cela valait la peine d’en recevoir une, si on avait avant profité de l’amitié, ne serait-ce que pendant un trimestre. Je voudrais pouvoir penser de même maintenant. C’est le seul homme qui m’ait jamais désirée. Et je crois savoir pourquoi. On ne peut s’aveugler que jusqu’à un certain point. Sa femme n’aimait pas faire l’amour, et moi, il pouvait me baiser à l’œil. Oh ! Ne me regardez pas comme ça ! Je sais que vous ne pouvez pas me comprendre. Vous pouvez avoir de l’amour à volonté.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Cordélia avec véhémence. Ce n’est pas vrai pour moi ni pour personne !

– Ah ! Non ? C’était vrai pour Clarissa. Il lui suffisait de regarder un homme. Un seul regard, il n’en fallait pas plus. Toute ma vie, je l’ai vue se servir ainsi de ses yeux. Mais c’est fini. Elle ne le fera plus jamais. Jamais, jamais, jamais. »

L’angoisse de Roma avait quelque chose de contagieux, de fébrile et de moite. Cordélia en sentit les premiers signes dans son propre corps. Elle restait sur les galets, craignant de s’approcher de Roma puisqu’elle refusait tout réconfort physique, tout en hésitant à l’abandonner. Elle était cependant désagréablement consciente qu’Oldfield devait commencer à s’impatienter. Puis Roma dit d’un ton brusque :

« Si vous voulez prendre ce bateau, vous feriez bien de partir.

– Et vous ?

– Ne vous tracassez pas pour moi. Vous pouvez vous enfuir la conscience tranquille. Je ne ferai pas de bêtise. C’est cela l’euphémisme consacré, n’est-ce pas ? Non, j’ai appris ma leçon. Les bêtises, c’est fini, Roma ! Je vais vous dire ce que je deviendrai, si cela vous intéresse. Je toucherai l’argent de Clarissa et m’achèterai un appartement à Londres. Je vendrai la librairie et trouverai un emploi à temps partiel. De temps à autre, je partirai en vacances à l’étranger avec une amie. Nous n’apprécierons pas tellement notre compagnie réciproque, mais ce sera toujours mieux que de voyager seule. Nous nous offrirons de petits plaisirs : une sortie au théâtre, une exposition, un dîner dans un de ces restaurants où l’on ne traite pas les femmes seules en pestiférées. Et, à l’automne, je m’inscrirai à un cours du soir. Je ferai semblant de m’intéresser à la poterie, à l’architecture anglaise du XVIIIe siècle ou à la religion comparée. Et, chaque année, je deviendrai un peu plus maniaque, un peu plus, intolérante avec les jeunes et irritable avec mes amis, un peu plus réactionnaire, un peu plus amère, un peu plus seule et un peu plus morte. »

Cordélia aurait aimé répondre : mais vous mangerez à votre faim. Vous aurez votre propre toit sur la tête. Vous ne mourrez pas de froid. Vous aurez votre force et votre intelligence. N’est-ce pas plus que ce que possèdent les trois quarts de l’humanité ? Vous n’êtes pas, comme sur le tableau victorien, une ramasseuse de coquillages qui attend un mari pour lui donner prestige social et but dans la vie.

L’amour n’est même pas absolument indispensable.

Mais elle savait que se serait aussi vain et insultant que de dire à un aveugle qu’il y avait toujours le coucher du soleil.

Elle se tourna et s’éloigna, laissant Roma à sa contemplation de la mer. Elle avait l’impression de déserter. Craignant de la vexer en montrant trop de hâte, Cordélia attendit d’avoir atteint la terrasse pour se mettre à courir.

 

 

41

 

 

Personne ne parla pendant la traversée. Cordélia était assise à l’avant de la vedette, les yeux fixés sur la côte qui se rapprochait petit à petit. Mrs. Munter et Tolly s’étaient installées l’une près de l’autre, à l’arrière, leurs bagages à leurs pieds. Quand le Shearwater accosta enfin, Cordélia attendit qu’elles aient débarqué pour se lever. Elle suivit du regard les deux femmes tandis que, côte à côte, et toujours sans dire un mot, elles gravissaient lentement la rue qui montait vers la gare.

La ville était moins encombrée et moins animée que le vendredi matin, mais elle avait encore cet air légèrement archaïque qui évoquait une vie d’intérieur agréable et ensoleillée. Ce qui lui parut extraordinaire, ce fut de passer inaperçue. Elle s’était plus ou moins attendue à ce que les gens se retournent pour la dévisager et murmurent « Courcy » dans son dos comme si elle était marquée de quelque signe de Caïn. Que c’était bon d’être libérée de Grogan et de ses acolytes, du moins pour quelques heures bénies, de ne plus appartenir à cette troupe craintive de suspects uniquement préoccupés d’eux-mêmes, de n’être plus qu’une jeune femme ordinaire marchant dans une rue ordinaire, anonyme parmi les gens qui faisaient leurs courses, les derniers vacanciers et les employés qui retournaient en hâte à leurs bureaux après un déjeuner prolongé ! Elle perdit quelques minutes dans une pharmacie à jolie façade Régence à s’acheter un rouge à lèvres dont elle n’avait pas besoin, passant plus de temps qu’elle ne l’aurait fait d’habitude à le choisir. C’était un petit geste d’espoir et de confiance, un hommage à la normalité. Elle ne vit ou n’entendit aucune mention de la mort de Clarissa, à part quelques affiches publicitaires de quotidiens qui annonçaient : « Une actrice assassinée dans l’île de Courcy. » Ces mots n’étaient même pas imprimés, mais écrits à la main sous le nom du journal. Elle en acheta un au kiosque et trouva un bref compte rendu à la troisième page. La police n’avait laissé filtrer que peu d’informations et comme Ambrose avait refusé de recevoir les journalistes, ils avaient manifestement exprimé leur frustration en réduisant leur article à trois fois rien. Cordélia se demanda si, en fin de compte, la décision du châtelain s’avérerait sage. Elle apprit par le marchand de journaux qu’il n’y avait plus qu’un journal local, le Speymouth Chronicle. Il paraissait deux fois par semaine, le mardi et le vendredi. Le bureau du journal était situé à l’extrémité nord de l’Esplanade. Cordélia le trouva sans difficulté. C’était une maison individuelle blanche, trans­formée à usage commercial, avec deux grandes fenêtres ; sur l’une d’elles étaient peints les mots « Speymouth Chro­nicle », sur l’autre s’étalaient des photos de presse. L’ancien jardin sur rue était devenu un parking où stationnaient une demi-douzaine de voitures et une camionnette de livraison. À l’intérieur, elle trouva une fille blonde, à peu près de son âge, qui trônait à un bureau de réception et s’occupait en même temps d’un petit standard téléphonique. Assis à une table sur le côté, un homme de soixante ans environ triait des photos.

Pour l’instant, elle avait encore de la chance. Elle avait craint que les anciens numéros du journal ne fussent conser­vés ailleurs ou difficilement accessibles au public. Mais quand elle eut expliqué à la jeune fille qu’elle faisait une recherche sur le théâtre de province et souhaitait pouvoir consulter les critiques concernant Clarissa Lisle dans The Deep Blue Sea, on ne lui posa pas de questions et elle n’eut aucun mal à obtenir ce qu’elle voulait. La jeune fille pria son compagnon de surveiller le bureau et, sans se préoccuper d’un voyant qui venait de s’allumer sur le standard, elle condui­sit Cordélia par une porte à double battant, puis par un esca­lier raide et obscur, dans le sous-sol. Là, elle ouvrit la porte d’une petite pièce. Une odeur de vieux papier journal moisi leur monta aux narines. Cordélia vit que les archives étaient conservées dans des classeurs à ressort rangés par ordre chronologique sur des étagères métalliques. Au milieu de la pièce, il y avait une longue table sur tréteaux. La jeune fille tourna le commutateur et la lumière crue de deux tubes fluo­rescents éclaira les lieux.

« Ils sont tous là, dit-elle, à partir de 1860. Vous ne pou­vez rien emporter ni écrire sur les journaux. Surtout, ne vous éclipsez pas sans me prévenir. Je dois refermer la pièce quand vous en aurez terminé. D’accord ? À tout à l’heure. »

Cordélia se mit au travail avec méthode. Speymouth était une petite ville et il était peu probable qu’elle possédât une troupe de théâtre permanente. Clarissa avait donc presque cer­tainement dû se produire avec une compagnie temporaire engagée pour la saison d’été, vraisemblablement entre mai et septembre. En conséquence, il fallait commencer les recherches dans cette période. Cordélia ne trouva aucune men­tion de la pièce de Rattigan dans les archives du mois de mai, mais elle remarqua que la compagnie établie dans le vieux théâtre pour cet été-là présentait chaque nouvelle pièce un lundi et la jouait ensuite pendant deux semaines. Les comptes rendus paraissaient dans l’édition du mardi à la page consa­crée aux arts, donc avec une louable célérité pour un petit quo­tidien de province. On pouvait supposer que le critique télé­phonait son article du théâtre même. La première mention de The Deep Blue Sea parut début juin dans une publicité annon­çant que Miss Clarissa Lisle en serait l’actrice vedette pen­dant les deux semaines commençant le 18 juillet. Cordélia cal­cula que la critique avait dû paraître à la page des arts, invariablement page neuf, dans l’édition du 19 juillet. Elle transporta le lourd volume relié contenant les numéros de juillet à septembre jusque sur la table et trouva le journal en question. Il était plus épais que l’édition normale : il comp­tait dix-huit pages au lieu des seize habituelles. La raison en était évidente dès la première page. La reine et le duc d’Edimbourg s’étaient rendus dans la ville le samedi précédent, à l’occasion de leur tour des provinces pour l’année du Jubilé, et l’édition du mardi avait été la première à sortir après leur passage. Cela avait été un grand jour pour Speymouth. C’était la première visite royale depuis 1843 et le Chronicle avait couvert l’événement en détail. L’article de la première page mentionnait que des photos supplémentaires figuraient en page dix. Cette précision lui rappela soudain quelque chose. Elle était à peu près sûre à présent que c’était un texte et non une photo qui occupait le verso de l’article qu’elle avait vu.

Alors que le succès semblait proche, elle perdit soudain confiance. Que trouverait-elle sinon le compte rendu, par un journaliste de province, de la reprise d’une pièce de théâtre dont presque personne à Speymouth ne devait plus se sou­venir ? Clarissa avait laissé entendre que l’article était impor­tant pour elle, assez en tout cas pour qu’elle le conservât dans le tiroir secret de son coffret à bijoux. Mais, avec Clarissa, cela pouvait vouloir tout dire. Peut-être avait-elle aimé le texte, rencontré le critique et pris plaisir à vivre une nouvelle aven­ture amoureuse, brève, mais satisfaisante. La coupure n’avait peut-être eu que cette simple valeur sentimentale ? Quel rap­port aurait-elle bien pu avoir avec sa mort ?

Et puis elle s’aperçut que la feuille qu’elle cherchait man­quait. Elle vérifia deux fois. Elle eut beau tourner les pages du journal avec le plus grand soin, il n’y avait aucune trace des pages neuf et dix. Elle plia la masse de papier en arrière, à l’endroit où les journaux étaient coincés dans la reliure. Dans la marge de la page onze, il lui sembla distinguer une fine trace comme si le papier avait été éraflé par une lame de cou­teau ou de rasoir. Elle sortit sa loupe et la fit glisser le long de la reliure. À présent, elle voyait nettement la marque révélatrice qui, à certains endroits, avait même traversé le papier et montrait où la feuille manquante avait été coupée. Elle put aussi retrouver quelques fibres de papier là où le bord de la page neuf était encore pris dans la reliure. De toute évi­dence, quelqu’un était passé par là avant elle.

La jeune fille dans l’entrée s’occupait à présent d’une cliente qui demanda, sans d’ailleurs manifester le moindre chagrin, comment faire insérer une notice nécrologique et quel serait le supplément à payer si elle voulait y ajouter un joli poème. Elle sortit de son sac un cahier d’écolier et montra quelques lignes écrites d’une écriture ronde et appliquée. Toujours curieuse des singularités de ses semblables, Cordélia se rapprocha discrètement et parvint à déchiffrer ces mots :

« Les murs avaient l’éclat des perles. Saint Pierre murmura tout bas :

Que le portail d’or s’entrouvre,

Et qu’entre ce brave Joe. »

La jeune fille accepta ce texte d’une théologie plus que douteuse avec une indifférence qui faisait penser qu’elle en avait vu d’autres du même genre. Elle passa les trois minutes suivantes à expliquer quel serait le coût approximatif de l’annonce si celle-ci était encadrée et surmontée d’une croix portant une couronne de fleurs. La consultation était ponctuée de longs silences pensifs tandis que les deux femmes exa­minaient ensemble les modèles de dessins disponibles. Dix minutes plus tard, tout était réglé et la jeune fille put porter son attention sur Cordélia.

« J’ai bien trouvé le journal que je cherchais, dit celle-ci, mais la page qui m’intéresse manque. Quelqu’un l’a décou­pée.

– C’est impossible. Ce n’est pas permis. Ce sont les archives.

– C’est pourtant ainsi. En existe-t-il un autre exemplaire ?

– Il faut que j’en parle à Mr. Hasking. On ne peut pas continuer à découper nos archives. Mr. Hasking en sera malade.

– Je vous crois. Mais j’ai vraiment besoin de voir cette page d’urgence. C’est la page neuf de l’édition du 19 juillet 1977. Avez-vous d’autres vieux numéros que je pourrais consulter ?

– Pas ici. Le directeur en a peut-être une collection à Londres. Découper les archives ! Mr. Hasking fait grand cas de ces vieux journaux. C’est de l’histoire, dit-il toujours.

– Vous rappelez-vous qui a été la dernière personne à demander à les voir ?

– Il y a eu une dame blonde de Londres le mois dernier. Elle disait écrire un livre sur les estacades. On a fait sauter celle de Speymouth en 1939 pour empêcher les Allemands de débarquer, et ensuite la municipalité n’a pas eu assez d’argent pour la reconstruire. C’est pour cela qu’elle est si courte. Elle disait aussi qu’il y avait une salle de concert au bout, du temps de son enfance, et que des artistes de Londres venaient s’y produire pendant l’été. Elle était très calée en matière de jetées. »

Un détective privé mieux équipé ou plus efficace aurait eu sur lui des photos de la victime et des suspects pour permettre l’identification, se dit Cordélia. Il aurait été utile de savoir si la dame blonde, spécialiste des estacades ressemblait à Cla­rissa ou à Roma. Tolly, à moins qu’elle ne se fût déguisée, ce qui aurait été une ruse inutilement théâtrale, était hors de cause. Elle se demanda si Bernie, préparé à une éventualité de ce genre, aurait pensé à photographier les invités du châ­teau. Elle-même n’avait pas jugé possible ou utile une entre­prise aussi délicate. Mais elle avait toujours son Polaroid dans sa trousse, dans l’île. Peut-être cela valait-il la peine d’essayer. Elle pourrait revenir demain.

« La dame des jetées a-t-elle été la seule personne à consul­ter les archives récemment ? demanda-t-elle.

– Oui, depuis que je travaille ici. Mais cela ne fait que deux mois que je suis à la réception. Sally aurait pu vous rensei­gner sur ce qui s’est passé avant mon arrivée, mais elle nous a quittés pour se marier. Et puis je ne suis pas toujours à cette table. Quelqu’un aurait pu venir quand j’étais dans le bureau, et Albert à ma place.

– Est-il ici ?

La jeune fille la regarda, l’air stupéfait :

« Albert ? Bien sûr que non ! Il n’est jamais là le lundi. »

Prise d’une suspicion soudaine, elle dévisagea Cordélia.

« Pourquoi voulez-vous savoir qui d’autre est venu ici ? Je croyais que tout ce que vous vouliez, c’était voir cette édi­tion ?

– C’est vrai. Mais je me demande qui a bien pu découper cette page. Comme vous l’avez dit, ce sont des archives importantes et je ne voudrais pas qu’on pense que c’est moi. Êtes-vous bien sûre qu’il n’y a pas d’autre exemplaire ailleurs, en ville ?

Sans se retourner, l’homme qui était toujours en train d’arranger de nouvelles photos pour la vitrine avec une méti­culosité et une recherche d’effet artistique qui laissaient pré­sager qu’il y passerait le reste de la journée, intervint :

« Vous avez dit le 19 juillet 1977 ? C’était trois jours après la visite de la reine. Vous pourriez essayer Lucy Costello. Cela fait cinquante ans qu’elle collectionne des coupures de presse sur la famille royale. Il est peu probable qu’elle n’ait rien sur ces festivités.

– Mais Lucy Costello est morte, Mr. Lambert ! s’écria la jeune fille. Nous avons eu un entrefilet à son sujet, le len­demain de son enterrement. On y mentionnait aussi sa col­lection. C’était il y a trois mois. »

Mr. Lambert se retourna, caricaturant une patiente rési­gnation.

« Je sais bien que Lucy Costello est morte ! Nous savons tous ici qu’elle est morte. Je n’ai jamais dit le contraire. Seulement elle a une sœur, n’est-ce pas ? Pour autant que je sache, Miss Emmeline est toujours en vie. Elle aura sûrement gardé les albums de coupures de presse. Je doute qu’elle les ait jetés. On a peut-être enterré Miss Lucy, mais je ne crois pas qu’on ait enterré ses papiers avec elle. J’ai dit d’essayer de ce côté-là. Je n’ai pas dit d’aller la voir. »

Cordélia demanda comment elle pourrait trouver Miss Emmeline. Mr. Lambert se tourna de nouveau vers ses photos et répondit d’un ton bourru, comme s’il regrettait sa loquacité :

« Windsor Cottage, dans Benison Row. En haut de High Street, deuxième rue à gauche. Vous ne pouvez pas vous tromper.

– Est-ce loin ? Je veux dire : est-ce que je devrais prendre un autobus ?

– Vous auriez de la chance d’en trouver un. C’est la mort d’attendre ce 12. Vous en aurez pour dix minutes à pied tout au plus. Aucun problème pour une jeunesse comme vous. »

Il choisit une photo d’un monsieur rondouillard portant une chaîne de maire, dont le regard en coin, chargé d’une bon­homie lubrique, donnait à penser que le banquet officiel avait largement répondu à son attente. Il la plaça soigneuse­ment à côté du cliché d’une pin-up aux formes généreuses, de telle façon que les yeux du monsieur semblaient plonger dans le décolleté de la belle. Cordélia se dit qu’il y avait là quelqu’un qui aimait son travail. Elle le remercia, ainsi que la jeune fille pour leur aide, et partit à la recherche de Miss Emmeline Costello.

 

 

42

 

 

Mr. Lambert ne s’était pas trompé. En marchant vite, il y avait vraiment dix minutes, à peu de chose près, jusqu’à Benison Row. Cordélia se retrouva dans une rue étroite et sinueuse, bordée de maisons victoriennes qui surplombaient la ville. Si elles avaient toutes un air de famille agréable à regarder – de par leur architecture et leur situation en hau­teur -, chacune de ces villas avait su pourtant préserver son originalité. Certaines possédaient des baies vitrées, d’autres étaient garnies de jardinières en bois d’où s’échappait une pro­fusion de lierres et de géraniums multicolores. Les deux dernières maisons, elles, étaient ornées de lauriers plantés dans des bacs peints, de part et d’autre de leur porte d’entrée laquée. Devant chaque demeure, il y avait un jardinet séparé de la rue par des grilles de fer forgé, qui avaient été épargnées lors des réquisitions de vieux métaux, pendant la dernière guerre, probablement grâce à leurs volutes délicates. Cordélia se rendit compte qu’elle n’avait encore jamais vu de rangées de maisons avec leurs grilles intactes. Celles-ci donnaient à la rue si typiquement anglaise par son charme et ses pro­portions réduites une touche d’originalité séduisante, mais étrange. Les petits jardins éclataient de couleurs, les rouges profonds et chauds de l’automne semblaient monter à l’assaut des grilles. Bien que la saison fût avancée, l’air embaumait la lavande et le romarin. Il n’y avait ni voitures garées le long des trottoirs, ni gaz d’échappement pour vous saisir à la gorge. Après la confusion et les relents chauds de High Street, pénétrer dans Benison Row, c’était retrouver un peu de la simplicité confortable d’un autre âge.

Windsor Cottage était la quatrième maison sur la gauche en descendant la rue. Son jardin était plus sobre que les autres : un carré parfait de pelouse impeccable bordé de rosiers. Le heurtoir de bronze en forme de poisson brillait de toutes ses écailles. Cordélia sonna et attendit. Mais elle ne per­çut aucun bruit de pas. Elle sonna à nouveau, plus longuement cette fois. Seul le silence lui répondit. Elle en conclut avec une certaine frustration que la propriétaire était absente. Peut-être avait-elle fait preuve d’un optimisme un peu bête en pensant que Miss Costello serait chez elle à l’attendre, sim­plement parce qu’elle, Cordélia, désirait la voir. Ce contre­temps la tourmenta et la remplit d’impatience. Elle était de plus en plus convaincue que la coupure de presse manquante constituait un élément essentiel et qu’il n’y avait que dans cette jolie petite résidence qu’elle avait une chance de mettre la main dessus.

La perspective de devoir retourner dans l’île sans avoir pu explorer cette piste, sans avoir pu satisfaire sa curiosité, la consternait. Elle se mit à faire les cent pas le long des grilles, se demandant combien de temps elle devrait attendre Miss Costello au cas où elle reviendrait chez elle après avoir fait quelque course – à moins qu’elle n’ait fermé la maison et ne soit partie en vacances. Elle s’aperçut alors que les vantaux supérieurs des deux fenêtres du haut étaient ouverts et elle reprit courage. Une dame d’un certain âge sortit de la maison voisine et scruta la rue comme si elle attendait quelqu’un. Elle était sur le point de refermer sa porte quand Cordélia se précipita :

« Excusez-moi. J’espérais trouver Miss Costello. Savez-vous si elle sera là cet après-midi ?

– Elle doit être allée à la laverie automatique, répondit aimablement la dame. Elle fait toujours sa lessive le lundi après-midi. Elle ne devrait pas tarder, à moins qu’elle ne décide de prendre le thé en ville. »

Cordélia la remercia. La porte se referma et la petite rue retomba dans son silence. Cordélia s’appuya à la grille et s’efforça de rester patiente.

Elle n’eut pas à attendre longtemps. Moins de dix minutes plus tard, elle vit apparaître une curieuse silhouette, au coin de Benison Row. Elle comprit tout de suite qu’il s’agissait de Miss Emmeline Costello. C’était une personne âgée et elle traînait derrière elle un caddie recouvert d’une toile d’où dépassait un paquet enveloppé de plastique. Elle marchait lentement, mais très droite : sa mince silhouette disparaissait sous une capote militaire kaki tellement longue qu’elle tou­chait presque le sol. Son visage menu était plissé comme une vieille pomme ratatinée et paraissait encore plus petit à cause d’une écharpe à rayures blanches et rouges posée sur sa tête et nouée sous le menton. Un bonnet rouge en tri­cot, orné d’un pompon, complétait l’ensemble. Si elle avait besoin d’une telle quantité de vêtements par une chaude journée de septembre, comment pouvait-elle bien s’habiller en hiver ? se demanda Cordélia. À l’approche de la vieille dame, elle ouvrit la porte du jardin devant elle et se présenta.

« Mr. Lambert du Speymouth Chronicle m’a dit que vous pourriez peut-être m’aider. Je cherche un article paru dans un ancien numéro du journal daté du 19 juillet 1977. Cela vous ennuierait-il beaucoup de me permettre de parcourir la col­lection de votre sœur ? Je ne vous dérangerai pas. C’est très important. J’ai essayé les archives du journal, mais la page qui m’intéresse manque. »

Si Miss Costello offrait au monde une apparence d’excen­tricité presque déroutante, ses yeux, en revanche, quand elle dévisagea Cordélia, étaient vifs, brillants comme des perles et manifestement habitués à juger les gens. Quand elle parla, ce fut d’un ton clair, distingué et plein d’autorité qui indiqua immédiatement et sans erreur possible la place exacte qu’elle occupait dans la hiérarchie complexe du système de classes anglais.

« Quand vous aurez quatre-vingt-cinq ans, mon enfant, n’allez surtout pas habiter en haut d’une colline. Nous ferions bien d’entrer et de boire une tasse de thé. »

C’était d’une voix toute semblable que l’avait accueillie la mère supérieure quand, fatiguée et pleine d’appréhen­sion, elle était arrivée au couvent de l’Enfant Jésus.

Elle suivit Miss Costello à l’intérieur de la maison. Il était clair qu’elle ne réglerait pas son affaire rapidement et, en tant qu’obligée, elle pouvait difficilement bousculer son hôtesse. Elle fut introduite dans le salon, puis Miss Costello la quitta quelques instants pour se débarrasser de plusieurs couches de vêtements et préparer le thé. La pièce était agréable. Les vieux meubles, qui provenaient sans doute d’une maison familiale plus grande, avaient été choisis en fonction des proportions du lieu. Les murs disparaissaient presque entièrement sous de petits portraits de famille, des aquarelles et autres miniatures. Loin de donner une impres­sion de désordre, l’ensemble avait l’air d’avoir été agencé avec soin. Un buffet d’acajou incrusté de palissandre conte­nait quelques belles pièces de porcelaine et, sur la cheminée, une pendule ancienne égrenait les heures. Quand Miss Cos­tello réapparut, poussant une table roulante, Cordélia remar­qua que le service à thé était du Worcester vert et la théière, en argent. Miss Maudsley se serait sentie tout à fait à l’aise dans ce genre de situation.

Tout en dégustant son thé – de l’Earl Grey – dans son élé­gante tasse évasée, Cordélia fut soudain prise d’une irrésis­tible envie de se confier. Bien entendu, elle ne pouvait pas dire à Miss Costello qui elle était, ni ce qu’elle cherchait vraiment à savoir. Dans la pièce paisible, elle se sentait entourée d’une chaude sécurité, c’était un répit réconfortant après l’horreur de la mort de Clarissa, un palliatif à ses peurs et à sa solitude. Elle voulait raconter à son hôtesse qu’elle venait de l’île, entendre une voix humaine pleine de sympathie lui dire à quel point cela avait dû être effrayant – la voix rassu­rante d’une personne âgée lui affirmant, avec les inflexions si familières de la révérende mère, que tout irait bien main­tenant.

« Il y a eu un meurtre dans l’île de Courcy, dit-elle. L’actrice Clarissa Lisle a été assassinée. Mais je suppose que vous le savez déjà. Et maintenant, le domestique de Mr. Gorringe s’est noyé,

– J’ai appris la mort de Miss Lisle. L’île a un passé tragique et je crains que ce ne soient pas les dernières morts violentes. Mais je n’ai pas lu les comptes rendus des journaux et, vous pouvez le constater vous-même, nous n’avons pas de télé­vision. Comme ma pauvre sœur avait l’habitude de dire : de nos jours, il y a beaucoup d’horreur dans ce monde, beaucoup de haine, mais au moins nous ne sommes pas obligées de les introduire dans notre salon. À quatre-vingt-cinq ans, ma chère, on a le droit de rejeter ce qu’on trouve désagréable. »

Non, elle ne tirerait aucun réconfort de cette atmosphère de paix, séduisante mais irréelle. Cordélia eut honte de sa fai­blesse momentanée. Tout comme Ambrose, Miss Costello s’était bâtie avec soin une citadelle privée, moins grandiose, moins isolée, moins sybaritique, mais tout aussi fermée et inviolée.

Ni l’excitation ni l’impatience n’avaient coupé l’appétit à Cordélia. Elle aurait volontiers mangé davantage que les deux minces tartines beurrées qu’on lui offrait, d’autant plus que l’indigence de ce repas n’avait aucun rapport avec sa durée. C’était étonnant de voir Miss Costello mettre si long­temps à avaler deux tasses de thé et grignoter sa part du goû­ter. Elle ne fut pas mécontente quand il se termina enfin.

« Les coupures de presse de ma défunte sœur sont en haut, dans sa chambre. Lucy était une fervente monarchiste, dit la vieille dame, d’un ton où Cordélia crut déceler une nuance de mépris indulgent. Elle était au courant de presque tous les faits et événements royaux des cinquante dernières années. Bien entendu, elle s’intéressait surtout à la maison de Saxe-Cobourg-Gotha. Si vous permettez, je vous laisserai chercher seule. Il est peu probable que je puisse vous être utile. Mais n’hésitez pas à m’appeler si vous croyez que je peux vous aider. »

C’était intéressant, mais pas tellement étonnant, pensa Cordélia, que Miss Costello ne se fût pas donné la peine de lui demander ce qu’elle cherchait. Peut-être considérait-elle une question de ce genre comme l’expression d’une curiosité vulgaire ou bien, ce qui était plus probable, redoutait-elle une intrusion supplémentaire de choses désagréables dans sa vie bien ordonnée.

Elle emmena Cordélia dans la chambre à coucher qui donnait sur la rue. L’obsession de Miss Lucy sautait tout de suite aux yeux. Les murs étaient presque entièrement tapis­sés de photographies de membres de la famille royale, et cer­taines portaient de grandes signatures illisibles. Sur une longue étagère au-dessus du lit était alignée toute une col­lection de tasses du Couronnement, et quantité d’autres sou­venirs étaient exposés dans une vitrine : théières, tasses, soucoupes et verres taillés, tous dûment armoriés et décorés. Enfin, dans la bibliothèque qui garnissait tout le mur du fond, étaient rangés d’innombrables albums : la fameuse collection d’extraits de presse.

Au dos de chaque volume figurait une date et Cordélia trouva sans difficulté celui du mois de juillet 1977. Les pho­tographes de la presse locale avaient fait honneur à la grande célébration de Speymouth. Aucun aspect de la visite royale n’avait été négligé. Il y avait des photos de l’arrivée des hôtes royaux, du maire avec sa chaîne, de son épouse faisant la révé­rence, d’enfants agitant de petits drapeaux britanniques, de la reine souriante assise dans la limousine, la main levée en un caractéristique salut royal, le duc d’Edimbourg à ses côtés. Cependant, Cordélia ne trouva aucune coupure cor­respondant par sa forme et ses dimensions au document recherché tel qu’elle se le rappelait. Elle resta un moment immobile, l’album ouvert devant elle, presque malade de déception. Tous ces visages souriants, pleins d’une aimable fatuité semblaient se moquer de sa déconvenue. Ses chances avaient été minimes, mais elle constata avec dépit qu’elle avait beaucoup espéré de cette démarche. Mais tout n’était pas perdu. Elle vit soudain, empilées sur l’étagère inférieure, plu­sieurs grosses enveloppes où Miss Lucy avait tracé, de son écriture bien droite, un numéro d’année. Elle ouvrit celle du dessus et découvrit qu’elle contenait également des cou­pures de presse. Ce devaient être soit des doubles envoyés par des amis désireux de l’aider à compléter sa collection, soit des coupures qu’elle n’avait pas jugées dignes de ses albums, sans avoir pu se résoudre à les détruire. L’enveloppe portant la date 1977 était plus volumineuse que les autres, comme il conve­nait à une année de Jubilé. Elle sortit toutes les coupures et les éparpilla autour d’elle.

Elle trouva presque tout de suite ce qu’elle cherchait : elle reconnut la forme allongée de l’article, le titre (« Clarissa Lisle triomphe dans une reprise d’une pièce de Rattigan »). La troisième colonne était coupée au milieu. Cordélia retourna le papier. Elle ne savait pas très bien ce qu’elle avait espéré y trouver, mais, tout d’abord, elle fut déçue. Tout le verso était occupé par une photo de presse tout à fait quel­conque. Elle avait été prise de l’autre côté de l’Esplanade et représentait le trottoir d’en face plein de spectateurs souriants. Des enfants étaient accroupis au bord de la chaussée, prêts à agiter leurs drapeaux tandis que leurs aînés, plus audacieux, étaient perchés sur des rebords de fenêtre ou accrochés à des réverbères. À l’arrière-plan, deux solides matrones coiffées de chapeaux aux couleurs britanniques se tenaient debout sur les marches d’une maison, agrippées aux perches d’un cali­cot fatigué portant ces mots : « Bienvenue à Speymouth. » Les visiteurs royaux n’étaient pas encore arrivés et la photo montrait l’attente joyeuse de la foule. La première et futile pensée de Cordélia fut de se demander pour quelle raison Miss Lucy Costello avait rejeté cet extrait. Comme elle avait dû disposer d’un choix énorme de documents, elle avait certainement privilégié ceux où l’on voyait vraiment la reine. Mais quel intérêt Clarissa Lisle avait-elle pu trouver à cette photo médiocre, à ce témoignage de patriotisme local ? Cordélia l’examina de plus près et, soudain, elle sur­sauta. Sur la droite de la photo, on distinguait la silhouette un peu floue d’un homme. Il s’apprêtait à traverser la rue, avec l’intention manifeste d’aller régler quelque affaire per­sonnelle, indifférent à toute cette excitation autour de lui, les yeux fixés sur un point situé au-delà de l’appareil de photo. Il n’y avait aucun doute possible : cet homme, c’était Ambrose Gorringe.

Ambrose à Speymouth en juillet 1977 ! Au beau milieu de son année d’exil volontaire pour raison fiscale ! Il aurait dû rester à l’étranger pour toute la durée de cette année-là. Elle se rappelait avoir lu quelque part qu’une seule visite en Angleterre, même très brève, suffisait pour invalider le sta­tut de non-résident. Par conséquent, s’il était revenu en cachette – comme cette photo semblait le prouver – n’était-il pas redevable de tout l’impôt qu’il avait cherché à éviter ? Une belle somme, qu’il avait dû dépenser pour la restaura­tion du château, l’acquisition de ses tableaux et porcelaines et l’embellissement de son île. Elle devrait aller trouver un expert pour se renseigner. Il y avait bien des avocats à Spey­mouth. Elle pouvait en consulter un, poser des questions générales sur les lois fiscales, sans donner de précisions. Mais il fallait qu’elle sache et il lui restait peu de temps. Elle consulta sa montre. Il était déjà cinq heures moins dix. La vedette l’attendrait à six heures. Elle voulait pourtant vérifier à tout prix son hypothèse avant de retourner dans l’île.

Cordélia ramassa les coupures de presse qui ne l’intéres­saient pas et les remit dans l’enveloppe, puis elle descendit l’escalier pour rejoindre Miss Costello, tout en réfléchis­sant à ce qu’elle venait de découvrir. Si Clarissa s’était rendu compte des implications de cette photo de presse, comment expliquer que personne d’autre n’y avait pensé ? Par ailleurs, qui, à part elle, aurait pu faire le rapprochement ? En 1977, Ambrose n’avait encore jamais habité l’île. Sans doute n’y venait-il que rarement ; il y avait peu de chances pour que son visage fût familier aux gens du pays. Ceux qui le connais­saient le mieux vivaient à Londres et ne devaient guère avoir l’occasion de tomber sur le Speymouth Chronicle. De plus, il avait écrit son roman à succès sous un pseudonyme. Même si quelqu’un du pays l’avait reconnu sur la photo, il n’aurait certainement pas établi le lien avec À. K. Ambrose, l’auteur d’Autopsie, qui était censé séjourner à l’étranger pour échap­per au fisc – ce n’était pas le genre de choses qu’on allait crier sur les toits. Non, il avait fallu un extraordinaire coup de mal­chance pour que Clarissa soit venue jouer à Speymouth cette semaine-là et qu’en plus, elle ait voulu lire cette critique. Puis elle avait monnayé son silence. Bien sûr, elle l’avait sans doute fait avec subtilité ; son chantage n’avait certainement rien eu de vulgaire ni de trop flagrant. Elle avait dû poser ses conditions avec charme, et même, avec une nuance de regret amusé. Mais elle avait fixé son prix et Ambrose avait payé. Beaucoup de choses devenaient soudain compréhensibles : pourquoi il avait permis aux acteurs de déranger sa vie, pourquoi Clarissa avait fait usage du château comme si elle en était la propriétaire. Mais tout cela, se dit Cordélia, ne prou­vait pas qu’Ambrose était l’assassin ; cela prouvait seulement qu’il avait eu un motif.

Plus tard, elle s’étonna de n’avoir à aucun moment envi­sagé d’apporter immédiatement la coupure de presse à la police. Elle voulait d’abord obtenir une confirmation juridique de certains points, puis affronter Ambrose. C’était comme si cette enquête criminelle n’avait rien à voir avec la police. C’était une affaire entre elle et Sir George qui l’avait enga­gée, ou encore, entre elle et cette femme qu’elle n’avait pas réussi à protéger. Elle se rappela la voix mâle et arrogante de l’inspecteur principal Grogan :

« Vous pourriez être trop futée pour que cela vous réussisse. Vous n’êtes pas là pour résoudre cette affaire. Ça, c’est mon boulot. »

Elle retrouva Miss Costello dans une petite cuisine, à l’arrière de la maison, en train de plier du linge pour le repasser. La vieille dame ne vit aucune objection à ce que Cor­délia emportât la coupure de presse et ne se donna même pas la peine de la regarder ni de détacher son attention de ses taies d’oreiller. Cordélia lui demanda si elle pouvait lui recom­mander un cabinet d’avocat dans la ville. Miss Costello leva très brièvement vers elle ses yeux perspicaces, mais elle ne posa pas de questions. L’accompagnant jusqu’à la porte, elle dit simplement :

« Mon propre conseil juridique est établi à Londres, mais j’ai entendu dire que le cabinet Blake, Franton et Fairbrother est digne de confiance. Vous les trouverez sur l’Esplanade, à une cinquantaine de mètres à gauche de la statue de la reine Victoria. Vous feriez bien de vous dépêcher. À Speymouth, toute activité, qu’elle soit professionnelle ou autre, cesse généralement à cinq heures. »

 

 

43

 

 

Miss Costello avait raison. Quand Cordélia arriva tout essoufflée devant la porte de MM. Blake, Franton et Fair­brother, elle la trouva fermée aux clients pour le reste de la journée. Les pièces du bas n’étaient plus éclairées. Il y avait bien de la lumière au premier étage, mais une plaque à côté de la porte indiquait que cette partie de la maison constituait un logement séparé. De toute façon, elle pouvait difficilement déranger un avocat inconnu à son domicile privé pour le consulter au sujet d’une affaire qui, à première vue, ne sem­blait guère urgente. Peut-être y avait-il un autre cabinet d’avocat ouvert jusqu’à six heures ? Mais comment le trou­ver ? Elle pouvait avoir recours aux pages jaunes de l’annuaire si les Postes et Téléphones offraient ce service en province. Mais elle eut honte de découvrir qu’en bonne londonienne, elle ignorait si c’était le cas. Et, même si elle réussissait à mettre la main sur un tel annuaire, et donc sur la liste des avo­cats du coin, elle aurait des difficultés à les trouver sans un plan de la ville. Elle semblait s’être engagée dans cette aven­ture singulièrement mal équipée. Alors qu’elle se tenait là, indécise, un jeune homme chargé d’un carton plein de légumes s’approcha et appuya sur le bouton de sonnette de l’appartement.

« Ils sont fermés, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

– Oui, comme vous voyez. J’avais besoin de consulter rapidement un avocat. C’est assez urgent.

– C’est toujours comme ça avec les avocats. Quand vous avez besoin d’eux, c’est presque toujours urgent. Vous pour­riez essayer Beswick. Son bureau est dans Gentleman’s Walk. Descendez cette rue sur une trentaine de mètres, puis tournez à gauche. Le cabinet se trouve à peu près au milieu, sur la droite. »

Cordélia le remercia et partit en courant. Elle trouva Gent-leman’s Walk sans difficulté : c’était une rue pavée bordée d’élégantes maisons du début du XVIIIe siècle. Une plaque de cuivre astiquée au point d’être devenue presque illisible portait le nom de James Beswick, avocat. Cordélia constata avec soulagement que de la lumière brillait encore derrière le verre dépoli de la porte et que celle-ci s’ouvrait sous la poussée de sa main.

Elle se trouva en face d’une femme corpulente d’apparence peu soignée, assise à un bureau. Cette personne portait d’immenses lunettes à monture rouge vif et un ensemble très cintré en une cretonne imprimée aux couleurs criardes dont le motif – de grosses roses entrelacées de feuilles de vigne – lui donnait l’air d’un canapé récemment refait à neuf.

« Désolée, dit-elle, le cabinet est fermé. Passez ou appe­lez demain à partir de dix heures.

– Mais la porte était ouverte.

– Matériellement oui, mais réellement non. J’aurais dû la fermer il y a cinq minutes.

– Mais puisque je suis là… C’est très urgent. Je vous promets que je n’en aurai que pour quelques mi­nutes. »

Venant de l’étage au-dessus, une voix demanda :

« Qui est-ce, Miss Magnus ?

– Une cliente. Une jeune fille. Elle dit que c’est urgent.

– Est-ce qu’elle est jolie ? »

Miss Magnus fit glisser ses lunettes jusqu’au bout de son nez et dévisagea Cordélia par-dessus la monture. Elle cria à l’adresse de la personne du haut :

« Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Elle est propre, elle n’a pas l’air d’avoir bu et dit que c’est urgent. En plus, elle est là.

– Faites-la monter. »

Des pas s’éloignèrent. Soudain assaillie de doutes, Cordélia demanda :

« Il est avocat, n’est-ce pas ? Est-ce qu’il est bien ?

– Oh ! Oui, il est avocat. Et personne n’a encore jamais dit qu’il n’était pas un bon avocat. »

L’accent mis sur le dernier mot semblait plein de menaces. Miss Magnus lui indiqua l’escalier.

« Vous l’avez entendu. C’est au premier, à gauche. Il est en train de donner à manger à ses poissons tropicaux. »

L’homme qui se tourna vers Cordélia était grand et dégin­gandé. Il avait un visage maigre et ridé, mais plein d’humour, et portait au bout d’un long nez des lunettes demi-lune. Il sau­poudrait l’eau d’un immense aquarium de nourriture spéciale pour poissons, il la prélevait par petites pincées et la distri­buait en un dessin compliqué. Dans un tournoiement de tons rouges et bleus vifs, les poissons se jetaient sur la manne. Mr. Beswick lui montra du doigt un des poissons qui venait de jaillir à la surface tel un éclair de bronze poli.

« Regardez celui-là. N’est-il pas superbe ? C’est un tétra lumineux, un spécimen très cher qui nous vient de la Guyane britannique. Mais peut-être préférez-vous le tétra joyau. Le voilà qui se cache sous les coquillages.

– Il est très beau, en effet, mais je n’aime pas beaucoup voir des poissons tropicaux dans des aquariums.

– Qu’est-ce qui vous dérange ? Les poissons, les aquariums ou la conjonction des deux ? Je vous assure qu’ils sont par­faitement heureux. C’est en tout cas ce qu’on prétend. Leur petit univers a été conçu esthétiquement et scientifiquement pour leur bien-être et ils sont nourris régulièrement. Ils ne sèment ni ne récoltent. Ah ! voici une autre merveille ! Regar­dez cet éclat or et vert.

– J’aurais besoin de certains renseignements urgents. Cela ne me concerne pas directement. C’est une information d’ordre général. Vous donnez bien ce genre de conseils, n’est-ce pas ?

– D’habitude non. Je ne crois pas que ce soit très sage. Les avocats sont un peu comme des médecins. On ne peut pas faire de généralisation ni traiter de cas hypothétiques. Chaque situation est particulière. On doit connaître l’ensemble des circonstances pour pouvoir être utile. Voilà une analogie intéressante à y bien réfléchir, et je la pousserai même plus loin. Si votre médecin vous dit de partir immédiatement à l’étranger, vous pouvez toujours transiger et aller prendre le soleil dans une station balnéaire anglaise. Mais, si c’est votre avocat qui vous le recommande, vous avez intérêt à filer tout de suite à Heathrow. J’espère que vous ne vous trouvez pas dans une situation aussi précaire.

– Non, mais la raison de ma visite n’est pas sans rapport avec les voyages à l’étranger. J’aimerais en savoir plus sur l’évasion fiscale.

– Voulez-vous parler de l’évasion fiscale légale ou de celle qui ne l’est pas ?

– De la première. Supposons que j’aie une très grosse ren­trée de fonds, disons, en une seule année. Est-ce que je pour­rais échapper à l’impôt en allant séjourner à l’étranger pen­dant un an ?

– Cela dépend de ce que vous entendez par « grosse ren­trée de fonds ». S’agit-il d’un héritage, d’une donation, d’un gain au P. M. U., du produit de la vente de biens immobiliers ou d’actions ? Je ne sais pas, moi. Vous n’envisagez pas un hold-up, j’espère ?

– Non, il s’agirait de revenus provenant d’un certain tra­vail, d’argent gagné en écrivant une pièce ou un roman à suc­cès, ou en peignant un tableau ou en jouant dans un film.

– Si vous étiez maligne, vous vous arrangeriez pour ne pas toucher toute la somme la même année. Mais cette affaire-là serait plutôt du ressort d’un comptable que du mien.

– Mais supposons que j’aie du mal à obtenir cet arrange­ment.

– Dans ce cas, vous pourriez éviter l’impôt en quittant le pays pendant toute l’année fiscale suivante. De l’argent gagné de cette manière serait taxé rétroactivement, comme vous le savez probablement.

– Pourrais-je revenir à la maison pour des vacances ou un week-end ?

– Non. Même pas pour un seul jour.

– Supposons que ce retour soit nécessaire, que j’aie le mal du pays ?

– Je vous le déconseillerais vivement. Ceux qui s’exilent pour de telles raisons ne peuvent s’offrir le luxe d’avoir le mal du pays.

– Et si je revenais quand même ? »

Mr Beswick soupira.

« Si vous voulez une réponse autorisée, il faudrait que je fasse quelques recherches pour voir s’il y a eu jurispru­dence. Et comme je vous le disais, il s’agit là d’une question qui concerne davantage un comptable fiscal que moi-même. À mon avis – et je ne sais pas ce qu’il vaut -, vous seriez assu­jettie à l’impôt pour les revenus de l’année précédente dans sa totalité.

– Et si je cachais mon retour au fisc ?

– Dans ce cas, vous pourriez être poursuivie pour tentative de fraude. Il est probable qu’ils ne donneraient pas suite s’il s’agit d’un montant peu élevé, mais ils percevraient en tout cas l’impôt correspondant. C’est leur tâche, après tout, de recouvrer toute taxe due légalement.

– À combien se monterait un tel impôt ?

– Actuellement, le taux pour le plafond supérieur est de soixante pour cent.

– Et en 1977 ?

– Avant le changement de régime, donc. Eh bien, c’était encore davantage : quatre-vingts pour cent, ou plus, pour un revenu imposable supérieur à vingt-quatre mille livres.

– Ils pourraient donc me ruiner ?

– Vous amenez à la faillite, vous voulez dire ? En effet, ils le pourraient si vous aviez l’imprudence de dépenser la tota­lité de vos revenus de l’année précédente avant d’être certaine d’avoir échappé au fisc. La mort et les impôts nous rattrapent toujours.

– Merci. Vous avez été très aimable. Puis-je vous régler maintenant ? Si vos honoraires dépassent deux livres, je crains de devoir vous donner un chèque.

– Oh ! Cela n’a pas pris beaucoup de temps, n’est-ce pas ? De plus, je crois que Miss Magmus a déjà fait les comptes et mis la caisse sous clef. Disons que je vous fais cadeau de cette consultation.

– Ça ne serait pas juste. Il faut que je vous paie pour le temps que vous m’avez consacré.

– Dans ce cas, mettez une livre dans cette tirelire et nous serons quittes. Quand vous aurez écrit votre livre et qu’il aura du succès, vous pourrez revenir et je vous donnerai de bons conseils à un tarif très élevé. »

La tirelire était sur le bureau de l’avocat. C’était un épagneul lugubre peint de couleurs vives avec, entre ses pattes, une boîte portant le nom d’une société bien connue de pro­tection des animaux. Cordélia plia deux billets d’une livre et les glissa dans la fente tout en se promettant de n’en porter qu’une sur la note de frais de Sir George.

Puis elle se souvint. Il n’y aurait probablement pas de note de frais. Elle se retrouverait peut-être dans le bureau de son agence plus pauvre que lorsqu’elle en était partie. Sir George lui avait assuré qu’elle serait payée, mais comment pourrait-elle lui réclamer de l’argent pour un échec aussi drama­tique ? Cela ressemblerait trop au prix du sang. Et comment diable pourrait-elle libeller sa facture ? C’était étrange de pen­ser à toutes les petites complications qui se présentaient à la suite d’un meurtre. Même confrontés à la mort, nous restons plongés dans la vie, préoccupés par les petits soucis du quo­tidien, songea-t-elle.

Elle arriva au port avec deux minutes d’avance. Elle fut surprise et un peu déconcertée de constater que la vedette ne l’attendait pas, mais elle se dit qu’Oldfield avait dû être retenu dans l’île par quelque corvée. 11 était d’ailleurs trop tôt. Elle s’assit sur la borne d’amarrage, assez contente de pou­voir se reposer. Elle sortit très vite de sa torpeur, l’esprit trop surexcité par les événements de la journée pour rester calme. Elle se leva et se mit à arpenter la jetée avec impatience. À ses pieds, un ressac indolent grignotait les pierres vert-de-gris et un paquet d’algues agitait sous l’eau sombre ses doigts tor­dus et noyés. Le jour baissait et il commença à faire plus froid. Une à une les maisons qui s’étageaient sur la colline s’illu­minèrent à l’abri de leurs rideaux et les rues sinueuses prirent un air de fête sous les guirlandes des réverbères. Les ache­teurs et vacanciers attardés étaient rentrés chez eux et Cordélia n’entendait plus que l’écho intermittent des pas de quelque passant solitaire. Comme si elle regrettait ses heures de fri­volité, la petite ville s’installait à présent dans un froid repos automnal. Les senteurs de l’été étaient oubliées et un relent d’eau croupie montait du port.

Consultant sa montre, Cordélia constata qu’il était six heures et demie, ce que confirma aussitôt la sonnerie lointaine d’une cloche d’église. Elle s’avança jusqu’à l’entrée du port et regarda en direction de l’île. Il n’y avait aucune trace de la vedette : la mer était vide, à l’exception de deux ou trois bateaux qui, les voiles à peine gonflées par le vent, ren­traient au port, vers leurs amarrages respectifs.

Elle poursuivit sa déambulation et attendit. Sept heures. Sept heures et quart. Le ciel vespéral, strié de mauve et d’écarlate, s’enflamma et s’éteignit, puis la lune traça sur la mer un pâle et tremblant chemin de lumière. Au loin, l’île de Courcy se tenait tapie comme un animal sur le fond plus clair du ciel. La nuit la faisait paraître plus lointaine. On avait peine à croire à présent que trois kilomètres à peine séparaient ces rivages sombres et menaçants des lumières et des foyers de la ville. Tout en la regardant, Cordélia frissonna. L’histoire d’Ambrose lui revint à l’esprit avec la force d’un cauchemar d’enfant. Elle pouvait comprendre pourquoi, à travers les âges, tant de pêcheurs locaux avaient cru l’île maudite. Elle pou­vait presque se représenter ce marin désespéré, luttant contre les premières atteintes de la peste et contre la fureur de la mer, les yeux pleins d’une exultation sauvage, en route pour accomplir sa terrible vengeance.

Il était plus de sept heures et demie à présent. Soit par acci­dent, soit à dessein, Oldfield ne viendrait plus. Elle pouvait en tout cas quitter la jetée et appeler l’île sans crainte de le rater. Elle se souvint d’avoir vu deux cabines téléphoniques près de la statue de la reine Victoria. Elles étaient libres. Alors qu’elle s’enfermait dans la première, elle constata avec sou­lagement que l’appareil n’avait pas été saccagé. Elle s’en vou­lut de n’avoir pas noté le numéro du château et elle craignit un instant, comme Ambrose protégeait sa vie privée avec un soin obsessionnel, qu’il ne figurât pas dans l’annuaire. Il y était cependant, sous Courcy et non pas sous son nom à lui.

Elle le composa et put entendre la sonnerie. On décro­cha, mais aucune voix ne répondit à la sienne. Elle crut dis­tinguer un bruit de respiration, mais se dit qu’elle devait l’imaginer.

« Ici Cordélia Gray, répéta-t-elle. Je vous appelle de Spey­mouth. J’attendais la vedette à six heures. »

Toujours pas de réponse. Elle parla de nouveau, plus fort. Encore une fois. Elle n’obtint que le silence et cette impres­sion inquiétante, mais indéniable, que quelqu’un était à l’autre bout du fil, quelqu’un qui n’avait nullement l’inten­tion de parler. Elle reposa le combiné et refit le numéro. Mais, à présent, ça sonnait occupé. L’appareil avait dû être décroché.

Elle revint vers le port, sans grand espoir d’apercevoir la vedette. C’est alors qu’elle repéra des lumières et des signes d’activité sur un des bateaux amarrés. Debout au bord du quai, elle vit à ses pieds un bateau en bois d’aspect assez minable, mais solide, avec une cabine rudimentaire au centre, des voiles brunes et un moteur hors-bord. Les feux à bâbord et à tribord étaient allumés et un chalut était plié à l’avant, sur le pont. On aurait dit que le marin se préparait pour une sortie de pêche nocturne. Il devait aussi y avoir une petite cuisine à bord. Une appétissante odeur de lard frit s’échappait de la cabine, dominant celle, plus pénétrante mais moins forte, de goudron et de poisson. Un homme jeune, trapu et barbu, se faufila par l’écoutille et leva les yeux, d’abord vers le ciel, ensuite vers elle. Il portait un chandail rapiécé et des bottes, et il mangeait un gros sandwich. Son visage joyeux et coloré et sa tignasse noire lui donnaient un air de flibustier. Sans réfléchir, elle lui cria :

« Si vous êtes sur le point de partir, pourriez-vous me déposer à Courcy ? J’habite là-bas et la vedette n’est pas venue me chercher. Il faut absolument que je rentre ce soir. C’est très important. »

Il se rapprocha d’elle tout en mâchonnant son bout de pain huileux et la dévisagea d’un regard perçant, mais non dénué de gentillesse.

« Il paraît qu’un meurtre a été commis là-bas. La victime est une femme, n’est-ce pas ?

– Oui, une actrice, Clarissa Lisle. J’étais là en visite quand c’est arrivé. Je suis censée rester cette nuit. Ils auraient dû envoyer la vedette me prendre à six heures. Il faut que je sois de retour ce soir.

– Une femme assassinée, fit le marin. Ce n’est pas très nou­veau pour Courcy. J’ai l’intention de pêcher au large de la pointe sud-est. Je vous emmène, si vous êtes sûre de vouloir y aller. »

Ni sa voix ni son visage ne trahissaient une curiosité par­ticulière.

« Oui, j’en suis sûre. Bien entendu, je vous dédommage­rai pour l’essence.

– Ce n’est pas la peine. Le vent est gratuit. Il y en aura assez dès que nous serons dans la baie. Vous pouvez aider à la manœuvre, si vous voulez.

– Je ne m’y connais guère, mais je crois pouvoir tirer sur les cordages, à condition de me dire lesquels. »

L’homme passa son sandwich dans la main gauche, essuya la droite sur son chandail et la lui tendit pour monter à bord.

« Combien de temps est-ce que ça va prendre ? demanda-t-elle.

– Nous irons à contre-marée. Il faut compter quarante minutes, peut-être plus. »

Le pêcheur disparut dans la cabine et elle attendit, assise à l’arrière, s’efforçant de rester calme. Il réapparut quelques instants plus tard et lui offrit un sandwich : deux tranches de lard frit, graisseuses et sentant fort, entre deux grosses tartines de pain croustillant. Ce fut en y mordant – et elle faillit se démettre la mâchoire – que Cordélia se rendit compte à quel point elle avait faim. Elle le remercia. Devant le succès évi­dent de son casse-croûte, il dit d’un ton de satisfaction presque gamin :

« Une fois en route, nous boirons du chocolat chaud. »

En se tenant à la paroi extérieure de la cabine, il se glissa à l’arrière. Quelques instants plus tard, le moteur se mit à tré­pider et le bateau s’éloigna lentement du quai.

 

 

44

 

 

 Il lui semblait impossible que trois jours à peine se fussent écoulés depuis qu’elle était arrivée pour la première fois au château. C’était comme si, dans ce court laps de temps, elle avait vécu de longues années très actives. D’ailleurs, elle avait l’impression d’avoir changé. Elle n’était encore qu’une enfant quand, trois jours plus tôt, elle avait découvert ces murs ensoleillés, ces créneaux ornés, cette haute et lumineuse tour. Et maintenant, alors que la petite embarcation dou­blait la pointe de l’île, Cordélia faillit à nouveau pousser un cri de surprise. Le château était illuminé. Toutes les fenêtres brillaient et, en haut de la tour striée de fines raies de lumière, un puissant faisceau jaillissait de la dernière embrasure, comme un fanal d’alarme dirigé vers le large. La demeure semblait flotter dans la lumière, planer, immobile et sereine, sous un ciel indigo, éclipsant par son éclat les étoiles les plus proches. Seule la lune gardait son rang, pâle cercle de papier de riz naviguant derrière un mince voile de nuages.

Elle attendit sur l’embarcadère que le bateau se fût éloi­gné. Un court instant, elle eut envie de crier au jeune homme de rester à portée de voix. Puis elle se dit qu’elle paraîtrait ridi­cule et capricieuse. De toute façon, elle ne serait pas seule avec Ambrose. Même si Ivo était trop mal en point pour être d’un grand secours, il y aurait Roma, Simon et Sir George. Et, même s’ils n’étaient pas là, qu’avait-elle à craindre ? Bien sûr, elle savait maintenant qu’Ambrose avait eu un mobile pour commettre ce meurtre et elle allait se trouver face à lui. Mais un mobile ne suffisait pas pour faire de lui un assassin. Et elle donna raison à Roma : Ambrose n’avait ni le courage, ni la cruauté, ni la capacité de haine qui peuvent pousser un homme au meurtre.

La terrasse était couverte d’une nappe de lumière argen­tée. Elle la traversa avec l’impression de marcher sur de l’air, de planer au-dessus du sol, et se dirigea silencieusement vers les hautes portes-fenêtres du salon. C’est alors qu’Ambrose apparut. Il la regarda s’approcher, silhouette obs­cure se détachant contre le fond éclairé. Il portait un smoking et tenait un verre de vin rouge dans la main gauche. La scène avait la clarté, la netteté d’un tableau. Elle se surprit à admirer la technique de l’artiste : la position du corps, la tache rouge du vin dans le verre faisant ingénieusement ressortir la verticalité de la silhouette, l’éclat de la chemise blanche, et, au centre, ces yeux étranges qui donnaient un sens à l’ensemble de la composition. C’était là son royaume, son château, et il en était le seigneur et maître. Il l’avait illuminé comme pour célébrer sa puissance. Mais, quand elle arriva à sa hauteur, il lui adressa la parole sur un ton léger, banal, comme si elle venait de passer l’après-midi à faire des courses sur le continent. D’ailleurs, imaginait-il autre chose ?

« Bonsoir, Cordélia. Avez-vous déjà mangé ? Je n’ai pas attendu l’heure du dîner. Je me suis préparé une soupe et une omelette aux herbes. En voulez-vous ? »

Cordélia entra dans le salon. Seules les appliques murales et une lampe posée sur la table étaient allumées, créant un chaud cercle de lumière près du feu. Les coins de la pièce étaient obscurs et de longues ombres se mouvaient comme des doigts sur le tapis et les murs. Le feu devait brûler depuis un certain temps déjà. Une unique et grosse bûche se consumait dans la cheminée. Cordélia fit glisser son sac de son épaule et demanda :

« Où sont les autres ?

– Ivo est au lit et je crains qu’il ne soit plutôt mal en point. Il partira demain s’il peut supporter le voyage. Roma nous a déjà quittés. Elle semblait pressée de rentrer à Londres, Sir George a reçu une de ses mystérieuses convocations à une réunion à Southampton, et elle a pris le bateau en même temps que lui. Ils ne reviendront pas ici. Toutefois, ils seront tous les deux présents demain à Speymouth, pour l’enquête. Quant à Simon, il a déclaré qu’il n’avait pas faim. Il est allé se cou­cher. »

Ils étaient donc seuls, mis à part le malade et le garçon. Espérant que sa voix ne trahirait pas sa consternation, elle demanda :

« Pourquoi la vedette n’était-elle pas à Speymouth ? Old­field devait venir m’y prendre à six heures.

– Lui ou moi avions dû mal comprendre. Il ne rentrera pas avec le Shearwater avant demain matin. Il est allé rendre visite à sa fille à Bournemouth, et il passera la nuit là-bas.

– J’ai pourtant téléphoné, mais la personne qui a répondu a raccroché tout de suite.

– Je crains que ce soit ce que j’ai fait toute la journée d’aujourd’hui. Trop d’appels, trop de journalistes. »

Ils se tenaient tous deux devant le feu. Cordélia sortit de son sac la photo du journal et la lui tendit.

« Je suis allée à Speymouth pour chercher ceci. »

Ambrose ne la prit pas. Il ne la regarda même pas.

« Je me demandais… Félicitations. Je ne pensais pas que vous y arriveriez.

– Parce que vous l’aviez déjà découpée dans l’exemplaire des archives ?

– Oui, je l’ai détruite il y a à peu près un an, répondit Ambrose posément. Cela m’a paru une précaution raison­nable.

– J’en ai trouvé une autre.

– C’est ce que je vois. Vous avez l’air fatiguée, Cordélia, ajouta-t-il soudain, d’un ton aimable. Ne voulez-vous pas vous asseoir ? Puis-je vous offrir un verre de vin rouge ou un cognac ?

– Plutôt un verre de vin, s’il vous plaît. »

Il lui fallait garder les idées claires, mais le désir d’un verre de vin fut le plus fort. Elle avait la bouche si sèche qu’elle avait du mal à articuler. Ambrose alla lui chercher un verre dans la salle à manger, le lui remplit ainsi que le sien, et se rassit, la carafe à portée de la main. Ils se trouvaient main­tenant de part et d’autre de la cheminée. Il sembla à Cordé­lia qu’aucun fauteuil ne lui avait jamais paru si accueillant et confortable, ni aucun vin si bon. Son hôte se mit à parler d’un ton aussi calme et normal que s’ils s’étaient trouvés assis ensemble après dîner à discuter des événements tout à fait ordinaires d’une journée comme les autres.

« Je suis revenu en Angleterre pour rendre visite à mon oncle. J’étais son héritier et il désirait me voir. Je ne crois pas qu’il avait bien saisi que, si je rentrais, je perdrais le bénéfice d’une année sans impôts. Il était incapable de ce genre de cal­cul. Il ne lui serait pas venu à l’idée que quelqu’un pût pas­ser un an de sa vie à faire quelque chose qui lui déplaisait, à vivre là où il ne voulait pas vivre, et tout cela pour de l’argent. Dommage que vous n’ayez pas eu l’occasion de faire sa connaissance. Vous vous seriez bien entendus tous les deux. Je n’ai eu aucun mal à arriver jusqu’ici incognito. J’ai pris l’avion de Paris à Dublin et ensuite un vol Air-Lingus jusqu’à Heathrow. J’ai continué en train jusqu’à Speymouth et de là, j’ai téléphoné au château pour demander que William Mogg, le domestique de mon oncle, vienne me prendre à la nuit tom­bée avec la vedette. Mon oncle et lui avaient passé près de quarante ans ensemble ici. J’ai demandé à Mogg de ne dire à personne qu’il m’avait vu, mais c’était inutile. Il ne parlait jamais des affaires de son maître. Trois mois après le décès de mon oncle, il s’est alité et l’a rejoint dans la mort. Comme vous voyez, je ne courais pratiquement aucun risque. Il m’avait demandé de venir et je suis venu.

– Si vous ne l’aviez pas fait, il aurait pu modifier son tes­tament.

– Ce que vous dites n’est guère aimable, Cordélia. Vous ne me croyez peut-être pas, mais cette éventualité désa­gréable ne m’a pas influencé. Je n’ai même pas pensé qu’une telle chose pourrait arriver. J’avais beaucoup d’affection pour mon oncle. Je le voyais peu. Il n’aimait pas tellement les visites, même celles de son héritier. Mais, quand je venais une fois l’an lui présenter mes respects, nous éprouvions une émo­tion dont nous étions tous les deux conscients. Ce n’était pas de l’amour. Je crois qu’il n’a jamais aimé que William Mogg et personnellement, je ne suis pas sûr du sens que je dois don­ner à ce mot. Quelle qu’ait été la nature de ce lien, j’y atta­chais de l’importance. Et lui, je l’estimais. Il était dur, obs­tiné, courageux. Et totalement indépendant. Il était étendu là, dans son immense chambre à coucher, comme un seigneur des temps anciens, à contempler la mer, et il n’avait peur de rien, absolument rien. C’est alors qu’il m’a demandé de lui pro­curer quelque chose dont il avait envie, un dernier morceau de stilton. Il y avait bien trente ans qu’il n’en avait goûté. William Mogg et lui ne subsistaient pratiquement qu’avec les produits de l’île, faisant eux-mêmes leur beurre et leur fromage. Dieu sait pour quelle raison ce désir lui est venu. Il aurait pu envoyer Mogg. Mais c’est à moi qu’il s’est adressé.

– C’est pour cela que vous êtes allé à Speymouth ?

– En effet. Si je n’avais pas accompli ce simple geste de piété filiale, Clarissa n’aurait pas vu cette photo de presse, ne m’aurait pas contraint de mettre en scène La Duchesse de Malfi, et elle serait encore en vie. Étrange, n’est-ce pas ? Cela démolit toute théorie selon laquelle une volonté bienveillante régirait les vies humaines. Mais j’avais déjà appris cette leçon à huit ans, quand ma mère est morte parce qu’elle avait raté à une minute près le vol qui devait la ramener et que l’avion suivant s’est écrasé au sol. Cela n’avait dépendu que des feux de signalisation de Paris. Nous vivons et mou­rons au gré du hasard. Pour Clarissa, si vous remontez assez loin dans toute cette histoire, son sort a dépendu de huit onces de stilton. Le mal a engendré le bien, si ces deux mots ont un sens pour vous. »

Ivo lui avait demandé plus ou moins la même chose. Mais cette fois-ci, elle n’eut pas à répondre.

« Un homme doit avoir le courage de vivre selon ses croyances, poursuivit Ambrose. Si vous acceptez, comme je le fais, que tout ce qui nous entoure est irrémédiablement perdu à l’heure de la mort et que nous nous engageons dans une nuit sans espoir, alors cette croyance ne peut qu’influen­cer votre façon de vivre.

– Des millions d’êtres partagent cette idée. Ils n’en mènent pas moins des vies bonnes, bienfaisantes et utiles.

– Parce que la bonté, la serviabilité et l’amabilité sont pra­tiques. J’y souscris d’ailleurs. Pour notre bien-être, nous avons besoin d’être aimés, au moins un peu. Et peut-être cer­tains mécréants vertueux conservent-ils un vague espoir, ou une vague crainte, qu’il puisse y avoir une existence après la mort, un semblant de récompense ou de punition, une renais­sance. Il n’y a rien de tout cela, Cordélia, rien. Il n’y a que les ténèbres et nous nous y enfoncerons sans espoir. »

Elle se rappela comment il avait expédié Clarissa dans ces ténèbres, et contempla avec effroi son visage souriant qui simulait le chagrin. C’était comme si, pour la première fois, elle prenait pleinement conscience de ce qu’il avait fait.

« Vous lui avez défoncé la figure ! Et pas seulement une fois, mais à coups redoublés. Comment avez-vous pu faire une chose pareille ?

– Cela n’a pas été agréable. Et, si cela peut vous consoler, j’ai dû fermer les yeux. Cette opération m’a paru interminable. Les sensations étaient affreusement précises, surtout la mol­lesse des chairs protégeant la fragile ossature. Il y avait tant d’os et je les sentais craquer comme lorsque, enfant, on écrase des caramels durs. Notre vieille cuisinière me laissait les confectionner ; quand la pâte était refroidie, je l’écrasais : c’était mon plus grand plaisir. Puis j’ai ouvert les yeux et me suis forcé à regarder, Clarissa n’était plus là. Bien entendu, elle n’avait pas été là non plus avant. Mais, une fois son visage disparu, je n’ai même pas pu me rappeler ses traits. Plus que toute autre personne, Clarissa était surtout un visage. Celui-ci détruit, j’ai compris une fois de plus à quel point il avait été présomptueux de croire qu’elle pouvait avoir une âme. »

Ne pas me sentir mal, pensa Cordélia. Surtout pas. Il faut que je reste calme. Ne pas paniquer.

La voix d’Ambrose lui parvint de loin, mais très distinc­tement :

« Quand, à l’âge de seize ans, je suis venu pour la première fois dans cette île, j’ai découvert ce que j’attendais de la vie. Ça ne serait ni le pouvoir, ni le succès, ni les conquêtes sexuelles, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes. J’ai tou­jours considéré cette dernière activité comme un gaspillage d’énergie dans un désert de honte. Ça ne pourrait pas être l’argent, non plus, sauf celui qu’il me faudrait pour assouvir ma passion. Je désirais posséder un lieu. Ce lieu-ci. Avec une demeure. Celle-ci. Je voulais cette vue, cette mer, cette île. Mon oncle souhaitait y mourir. Moi je voulais y vivre. C’est la seule vraie passion que j’aie jamais connue. Et je n’allais pas laisser une actrice nymphomane de deuxième ordre m’en priver.

– Vous l’avez donc tuée ? »

Ambrose remplit de nouveau leurs verres et la regarda. Elle eut l’impression qu’il évaluait quelque chose : la manière dont il allait réagir, son propre besoin de parler, peut-être même le temps qui leur restait. Il sourit, et son sourire exprima un réel amusement, proche du rire.

« Ma chère Cordélia ! Croyez-vous vraiment que vous êtes assise ici en train de déguster un Château-Margaux en compagnie d’un assassin ? Je pensais que vous l’aviez com­pris. Je n’ai ni le courage ni la cruauté qu’il faut pour cela. Non, elle était déjà morte quand je lui ai défoncé le visage. Quelqu’un m’avait précédé. Elle ne pouvait plus rien sentir, vous comprenez. Ce n’était pas de la chair vivante que je réduisais en bouillie. Ce n’était pas Clarissa. »

Mais bien sûr. Comment avait-elle pu se tromper à ce point ? Elle était déjà parvenue à cette conclusion. Clarissa était déjà morte quand Ambrose avait empoigné le bras de marbre pour l’abattre sur elle – ce bras d’une princesse dis­parue qui avait par hasard porté le même nom que cette autre enfant qui, un siècle plus tard, était morte dans un lit d’hôpital londonien, privée de sollicitude maternelle.

« Je n’ai pas fait jaillir de sang. Comment cela aurait-il été possible ? Elle était déjà morte. Frapper n’est pas aussi dif­ficile quand la mort a déjà fait son œuvre. Ni sang, ni souf­france, ni culpabilité. Tout ce que j’ai fait, c’est couvrir le véritable meurtrier. Je reconnais que j’ai agi par égoïsme. Il me fallait trouver et détruire cette coupure de presse. Je savais qu’elle était quelque part dans la pièce. C’était une de ses petites manies, à Clarissa, de la garder près d’elle, de la sortir de temps en temps de son sac comme si elle voulait lire l’article. Mais vous m’accorderez que je me suis montré plutôt généreux vis-à-vis de l’assassin. J’ai même éprouvé un certain plaisir à mettre au point pour lui un moyen de s’échap­per, si toutefois il avait lui-même assez de cran pour en pro­fiter. Après tout, je lui devais quelque chose.

– Clarissa pouvait avoir fait des photocopies de la photo.

– C’était possible, mais improbable. Et quelle impor­tance ? On les aurait trouvées chez elle parmi ses vêtements, bouts de papier sans valeur à jeter avec les résidus d’une vie plus que banale, les pots de crème de beauté à moitié vides, les lettres d’amours mortes, les programmes de théâtre soi­gneusement gardés. Même si George Ralston avait découvert la coupure et compris sa signification – ce dont je doute – il n’aurait rien fait. George aurait considéré qu’il n’avait pas à faire le travail d’un inspecteur des impôts. Je suis revenu ici pour passer un jour et une nuit au chevet d’un vieillard mou­rant. Auriez-vous pu, vous ou n’importe laquelle de vos connaissances, utiliser ces faits contre moi ?

– Non.

– Et à présent, que ferez-vous ?

– Il le faut. Maintenant c’est différent. Je dois en parler, non pas au fisc, mais à la police. Il le faut.

– Oh ! non, Cordélia, vous n’y êtes pas obligée. Pas du tout. N’essayez pas de vous convaincre que vous n’avez plus la res­ponsabilité du choix. »

Elle ne répondit pas. Ambrose se pencha et remplit de nou­veau son verre.

« Ce n’était pas l’existence possible d’autres exemplaires qui me tracassait. Mais je ne pouvais risquer de voir la police découvrir celui-là, surtout dans sa chambre. Je savais que si ce document était resté dans la pièce, les flics l’auraient certainement trouvé. Ils allaient chercher le mobile du crime. Chaque objet de la pièce serait recueilli, étiqueté, examiné à fond. Bon, peut-être n’auraient-ils vu dans cette coupure qu’un simple article de presse conservé pour des raisons purement sentimentales. Mais pourquoi précisément cet article-là, cette critique d’une pièce banale donnée dans un théâtre de province ? Il ne faut jamais trop compter sur la stu­pidité des policiers.

– C’était donc Simon, dit Cordélia avec tristesse. Pauvre Simon. Où est-il à présent ?

– Dans sa chambre. Tout à fait en sécurité, je vous assure. Ne voulez-vous pas savoir ce qui s’est passé ?

– Il n’a pas pu préméditer tout cela, quand même ! Pas Simon. Il ne peut pas l’avoir fait intentionnellement.

– Le préméditer, non. Mais ses intentions, qui pourra jamais les démêler ? De toute façon, cela ne change rien au fait qu’elle est morte. Il m’a raconté qu’elle l’avait invité à venir dans sa chambre. Il était censé dire qu’il allait se bai­gner, enfiler son maillot sous son jean, attendre une demi-heure après qu’elle fut allée se reposer et frapper trois coups à sa porte. Elle le ferait entrer. Elle lui avait dit qu’elle vou­lait lui parler de quelque chose. C’était bien sûr d’elle-même qu’elle voulait l’entretenir. Clarissa a-t-elle jamais eu un autre sujet de conversation ? Et lui, pauvre nigaud, il pensait qu’elle lui confirmerait qu’il pourrait aller au Royal College et qu’elle paierait ses études musicales.

– Mais pourquoi faire venir Simon ? Pourquoi lui ?

– Voilà une chose que nous ne saurons sans doute jamais. Mais je peux émettre une hypothèse. Clarissa aimait faire l’amour avant de monter sur scène. Cela lui donnait sans doute confiance en elle-même. Peut-être trouvait-elle là un exutoire momentané à sa tension. Peut-être ne connaissait-elle que ce moyen pour s’empêcher de penser.

– Mais pourquoi Simon ? Ce jeune garçon ! Elle ne peut pas l’avoir désiré !

– C’est possible. Peut-être cette fois-ci ne voulait-elle que parler, avoir un peu de compagnie. Et, ne vous en déplaise, ma chère Cordélia, elle n’a jamais beaucoup recher­ché celle des femmes. Elle a peut-être pensé aussi qu’elle pou­vait lui rendre service. Clarissa n’aurait jamais pu croire qu’un homme – normal s’entend – refuserait de la prendre si l’occasion s’en présentait. Et, en toute justice, je dois recon­naître que mes congénères n’ont rien fait pour la détromper. Et y avait-il un meilleur moment pour initier Simon que ce chaud après-midi, à la suite – et je m’en vante – d’un excel­lent déjeuner, d’autant plus qu’elle avait besoin de sensations nouvelles, d’une distraction pour éviter de penser à l’immi­nente représentation ? Qui d’autre aurait-elle pu choisir ? George, pauvre idiot chevaleresque, mentirait à mort pour pro­téger la réputation de sa femme, mais je crois qu’il ne l’a pas touchée depuis qu’il a découvert qu’elle le trompait. Quant à moi, je ne pouvais lui être utile en rien. Et Whittingham ? Ivo a eu son tour. Et pouvez-vous imaginer qu’elle ait pu le désirer, même s’il avait eu la force de faire l’amour ? Ç’aurait été comme caresser la peau sèche d’un mort, empoisonner sa langue avec un goût de mort, s’emplir les narines d’une odeur de putréfaction. Étant donné les besoins particuliers de cette chère Clarissa, qui aurait pu la satisfaire à part Simon ?

– Mais c’est horrible !

– Seulement parce que vous êtes jeune, jolie et intolérante. Cela n’aurait fait aucun tort à tout autre jeune homme, et en d’autres circonstances. Il aurait même pu lui en être recon­naissant. Mais Simon Lessing cherchait une autre sorte d’édu­cation. En plus, c’est un romantique. Ce qu’elle a dû voir sur son visage, ce n’était pas du désir, mais de l’aversion. Bien entendu, je pourrais me tromper. Les intentions de Clarissa n’étaient peut-être pas aussi précises. Mais elle lui a demandé de venir la voir. Et comme moi je l’ai fait avec mon oncle, il est venu.

– Qu’est-il arrivé ? Comment avez-vous découvert ce qui s’est passé ?

– J’ai menti à Grogan au sujet de l’heure à laquelle j’ai quitté ma chambre. Je me suis changé tout de suite après le déjeuner et assez rapidement, de sorte qu’à deux heures moins vingt, je passais devant la chambre de Clarissa. C’est alors que Simon a ouvert la porte. Notre rencontre a été tout à fait fortuite. Nous nous sommes regardés. Il avait le visage décomposé, blanc comme un linge, les yeux vitreux. J’ai cru qu’il allait s’effondrer. Je l’ai repoussé dans la chambre et j’ai fermé la porte à clef. Il ne portait que son maillot de bain. Sa chemise et son jean formait un tas par terre. Clarissa était affa­lée sur le lit. Morte.

– Mais vous ne pouviez pas en être sûr ! Pourquoi n’êtes-vous pas allé chercher du secours ?

– Chère Cordélia, j’ai probablement mené une vie proté­gée, mais je sais reconnaître la mort quand je la vois. D’ailleurs, j’ai vérifié. J’ai pris son pouls. Rien. J’ai passé un des coins de mon mouchoir sur le globe oculaire, une opé­ration fort désagréable. Aucune réaction. Simon avait abattu le coffret à bijoux sur sa tête et lui avait fracassé le crâne. La boîte lui recouvrait encore la figure. Il y avait étonnamment peu de sang, simplement une petite tache sur l’avant-bras de Simon et un mince filet qui lui sortait de la narine gauche. Celui-ci était déjà pratiquement sec et pourtant, Clarissa n’était morte que depuis dix minutes. On aurait dit une vilaine balafre au-dessus de sa bouche ouverte. Voilà une der­nière humiliation contre laquelle nous ne pouvons rien : avoir l’air ridicule dans la mort. Comme elle en aurait souf­fert ! Mais vous le savez bien. Vous l’avez vue.

– Vous oubliez que je ne l’ai vue que plus tard. Je l’ai vue quand vous en aviez fini avec elle. Elle n’avait pas l’air ridicule.

– Pauvre Cordélia ! Je suis désolé. J’aurais aimé vous épargner cette épreuve si j’avais pu. Mais cela aurait paru sus­pect si je m’étais présenté trop tôt à sa porte pour l’appeler moi-même. J’ai appris dans les polars bon marché qu’il ne faut jamais être celui qui découvre le cadavre.

– Mais pourquoi ? À-t-il donné une raison ?

– Pas d’une façon très cohérente. Mais j’étais plus soucieux de l’éloigner que de discuter avec lui de l’imbroglio psy­chologique de leur rencontre. En tout cas, aucun des deux n’avait eu ce qu’il voulait. Elle a dû lire dans ses yeux la honte et le dégoût. Et lui, dans les siens, la fin de toutes ses espé­rances. Elle lui a reproché avec mépris son échec comme amant. Elle lui a dit qu’il lui était aussi inutile que l’avait été son père. Je crois que c’est à ce moment-là, alors qu’elle était couchée sur le lit à moitié nue, lui riant au nez, se moquant à la fois de lui et de son père, anéantissant tous ses espoirs, qu’il a perdu la tête. Il a saisi le coffret à bijoux, la seule arme à portée de sa main, et l’a frappée.

– Et après ?

– N’avez-vous pas deviné ? Je lui ai dit exactement ce qu’il devait faire. Je lui ai soufflé l’histoire qu’il devait raconter à la police. Il devait dire qu’il était allé nager après le repas, comme il nous l’avait dit à nous tous, qu’il s’était promené le long de l’eau pendant une heure environ, et puis s’était bai­gné ; qu’il avait repris le chemin du château à environ trois heures moins le quart pour aller se changer. Je me suis assuré qu’il savait sa leçon par cœur. Je l’ai emmené dans la salle de bain de Clarissa et j’ai lavé la petite tache de sang sur son bras. J’ai essuyé le lavabo avec du papier hygiénique que j’ai jeté dans la cuvette des W. -C. et j’ai tiré la chasse. Ensuite, j’ai retrouvé la coupure de journal. Cela ne m’a pris que quelques minutes. Le papier ne pouvait être que dans son sac à main ou dans son coffret à bijoux. J’ai conduit Simon dans la pièce à côté et lui ai montré comment descendre par l’échelle d’incendie sous la fenêtre de votre salle de bain en faisant attention de ne pas saisir les barreaux avec les mains. Il était comme un enfant docile, obéissant, extraordinairement calme. Je l’ai regardé descendre, le coffret sous le bras, puis s’approcher de la falaise pour le jeter à la mer, comme je le lui avais recommandé. Si la police parvient à le récupérer, elle découvrira que les bijoux les plus précieux ont disparu. Je les ai enlevés moi-même et les ai jetés à la mer à un autre endroit. Excusez-moi de ne pas vous prouver ma confiance en vous révélant l’endroit exact. Mon plan ne pouvait pas réussir si la police découvrait que le seul objet manquant dans le coffret était ce morceau de papier journal. Après, Simon a plongé et je l’ai regardé s’éloigner vivement à la nage en direction de la baie, à l’ouest.

– Cependant, quelqu’un d’autre l’avait vu aussi : Munter, penché à la fenêtre de la chambre de la tour, la seule ouver­ture d’où l’on aperçoive l’échelle d’incendie.

– Je sais. Il a réussi à nous faire comprendre tout cela à tra­vers ses élucubrations d’ivrogne, alors que Simon et moi l’aidions à regagner sa chambre. De toute façon, cela n’avait pas d’importance. Munter ne représentait aucun danger. J’ai convaincu Simon de ne pas se tracasser à ce sujet. Munter aurait emmené avec lui dans la tombe tout secret que je lui aurais confié.

– Munter a emporté ce secret-là avec lui très rapidement. Voilà qui a bien dû arranger les choses. Mais pouviez-vous vraiment faire confiance à un ivrogne ?

– Je pouvais avoir confiance en Munter, qu’il soit ivre ou à jeun. En tout cas, je ne l’ai pas tué. Et Simon non plus. Cette mort-là au moins a été accidentelle.

– Qu’avez-vous fait ensuite ?

– Il fallait que j’agisse vite. Mais l’urgence et le risque me stimulaient très fort. La mise au point de cette intrigue vécue était aussi ingénieuse que celle d’Autopsie. J’ai nettoyé les traces de maquillage du visage de Clarissa : ainsi la police ne soupçonnerait pas qu’elle attendait une visite. Puis j’ai entre­pris d’effacer tout ce qui pouvait indiquer la façon exacte dont elle avait été tuée. J’ai remplacé l’arme du crime par une autre que Simon n’aurait pu avoir prise puisqu’il en ignorait l’existence. Cette arme devait lancer la police sur une fausse piste : le meurtre serait associé avec les lettres de menace. Je n’ai pas dit à Simon ce que je me proposais de faire et je n’ai pas touché au corps jusqu’à son départ. Son ignorance était sa meilleure protection. Il n’avait pas besoin de mentir ou de jouer la comédie. Il ne savait rien de la sculpture et n’avait pas vu le visage détruit de Clarissa.

– Vous aviez le bras de la statue avec vous, je suppose, dans la poche intérieure de votre cape ?

– J’avais sur moi le marbre et le billet. J’avais l’intention de les déposer dans le coffret que Clarissa devait ouvrir dans la scène 2 de l’acte III. J’aurais été obligé de le faire sous le couvert de ma cape et à la dernière minute, comme un tour de prestidigitation. Mais je crois que j’y serais arrivé. Et je peux vous assurer que le résultat aurait été spectaculaire. Cla­rissa n’aurait sûrement pas pu aller jusqu’au bout de cette scène.

– C’est donc pour cette raison que vous vous êtes proposé comme assistant metteur en scène et que vous vous êtes occupé des accessoires ?

– C’est exact. Cela paraissait d’ailleurs tout naturel ! On devait penser que j’avais envie de surveiller mon bien.

– Et après avoir écrasé le visage de Clarissa, vous avez dû emmener les vêtements de Simon dans la petite anse, en les cachant également sous votre cape ?

– Vous avez parfaitement deviné le scénario, Cordélia. J’aurais préféré les déposer un peu plus loin sur la plage, mais je n’en ai pas eu le temps. Je n’ai pas réussi à dépasser la petite baie au-delà de la terrasse. Ensuite, je suis entré dans le théâtre par les arcades et j’ai inspecté les accessoires avec Munter. Je devrais mentionner aussi que je n’avais pas à me soucier des empreintes digitales éventuelles dans la chambre de Clarissa. Après tout, c’est ma maison. Les meubles et les objets, y compris le marbre, m’appartiennent. Il est donc nor­mal qu’elles portent mes empreintes. Je me suis pourtant inquiété au sujet de la trace de ma main sur la porte de com­munication. Elle aurait pu révéler que j’avais été la dernière personne à la toucher. C’est pourquoi j’ai pris soin de l’ouvrir après la découverte du corps.

– Et les citations ? C’est également vous qui les avez envoyées, en reprenant les choses où Tolly les avait laissées ?

– Vous êtes donc au courant pour Tolly ? Je crains de vous avoir sous-estimée, Cordélia. Oui, cela n’a pas été difficile. Cette pauvre Tolly a eu recours à l’opium de la religion pour apaiser son chagrin et moi j’ai poursuivi son œuvre, mais d’une façon plus raffinée. Ce n’est qu’à ce moment-là que Clarissa s’est adressée à la police. N’appréciant guère cette nouvelle tournure des événements, je lui ai suggéré un petit stratagème qui a efficacement bloqué l’action des flics. Cla­rissa était vraiment une femme extraordinairement stupide. Elle avait de l’instinct, mais aucune intelligence. Le succès de mon plan dépendait de deux éléments : sa bêtise et sa ter­reur de la mort. Donc, quand Tolly a cessé de lui envoyer des billets, avec une citation de la Bible qui faisait si pertinem­ment allusion à des meules passées autour des cous, j’ai pris le relais avec mes propres références désagréables. Mun­ter m’aidait à l’occasion. Mon but était, bien entendu, de la démolir en tant qu’actrice et de reconquérir ma vie privée, mon île paisible. Car ce n’était qu’en tant qu’actrice que Cla­rissa avait une quelconque emprise sur moi. Elle ne remettrait jamais les pieds à Courcy si mon théâtre était le lieu de son ultime humiliation. Une fois son assurance et sa carrière définitivement brisées, je serais libre. Il faut reconnaître qu’elle n’était pas un maître-chanteur ordinaire. Elle n’en avait pas besoin. Elle avait vu pour la première fois la coupure de presse en 1977. L’ego de Clarissa se délectait volontiers des secrets peu honorables de ses amis et elle avait soi­gneusement gardé celui-ci pendant trois ans avant de s’en ser­vir. Par malchance pour moi, la restauration du théâtre a coïn­cidé avec la crise de sa carrière. Soudain, elle a su ce qu’elle voulait obtenir de moi. Et elle en avait les moyens. Je peux vous assurer que ce chantage-là a été mené avec le plus grand tact et une infinie discrétion. »

Se penchant brusquement vers Cordélia, Ambrose ajouta :

« Écoutez, Cordélia, il va bientôt devenir impossible de le protéger plus longtemps. Il s’est mis à boire. Vous avez dû le remarquer. Il commence à faire des gaffes, comme celle que Roma a relevée, par exemple. Comment aurait-il pu savoir de quoi avait l’air la boîte à bijoux s’il ne l’avait ni vue ni tou­chée ? Et il en fera d’autres. J’aime ce garçon. Il n’est pas sans qualités. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour le sauver. Clarissa a détruit son père et je ne voulais pas qu’elle ajoute le fils à la liste de ses victimes. Mais je me suis trompé sur ce garçon. Il n’a pas le cran nécessaire pour tenir le coup. Et Grogan n’est pas un imbécile.

– Où est Simon maintenant ?

– Je vous l’ai dit : pour autant que je le sache, il est dans sa chambre. »

Cordélia examina son visage dont la peau, lisse comme celle d’une femme, brillait à la lumière du feu, ses yeux très noirs, sa bouche au perpétuel demi-sourire. Elle sentit sa force de persuasion s’infiltrer en elle, l’immobiliser au fond de son confortable fauteuil. Et soudain, comme si le bordeaux lui avait éclairci les idées ; elle comprit ce qu’il était en train de faire. Les explications appliquées, le vin, la causerie ami­cale, ce séduisant confort dont il entourait sa fatigue, comme d’un châle, tout cela n’était qu’une diversion pour gagner du temps, pour la garder à ses côtés. Même le décor s’était ligué contre elle, avec lui : la douce intimité du feu, l’impres­sion d’irréalité produite par les longues ombres mouvantes, les fenêtres grandes ouvertes sur la noirceur troublante de la nuit, le murmure incessant, hypnotique de la mer.

Elle saisit son sac et se précipita en dehors de la pièce, tra­versa le hall sonore, et se rua jusqu’en haut du vaste escalier. Elle ouvrit à la volée la porte de la chambre de Simon, alluma. Le lit était fait, la chambre vide. Elle courut d’une chambre à l’autre : toutes étaient vides. Dans une seule, elle aperçut un visage humain. Sous la lumière tamisée de sa lampe de chevet, Ivo était couché, le regard au plafond. Comme elle s’approchait, il dut se rendre compte de son désespoir. Avec un petit sourire triste, il secoua la tête d’un air navré. Il ne pouvait lui être d’aucun secours.

Il restait encore à inspecter la tour ainsi que le théâtre. Toute l’île, avec ses falaises et son plateau, ses prairies et ses bois, était accessible au garçon. Cette île sombre, impossible à fouiller, qui, telle une conque, retenait en son tréfonds l’éternel chuchotement de la mer. Mais il y avait aussi le bureau et la cuisine, bien qu’il y eût peu de chance que l’adolescent se fût réfugié là. Cordélia parcourut rapidement le couloir carrelé et se précipita vers la porte du bureau. Elle se figea soudain. La deuxième vitrine, celle qui conte­nait les souvenirs des crimes et atrocités de l’époque victo­rienne, avait été fracturée. Le verre avait été brisé. En se pen­chant, elle constata que l’un des objets avait disparu : les menottes. Alors, elle sut où trouver Simon.

 

 

45

 

 

Cordélia lança son sac sur la table du bureau et ne garda que sa lampe de poche. Il n’y avait qu’un autre objet qu’elle aurait voulu emporter : sa ceinture de cuir. Mais elle n’était plus autour de sa taille. D’une façon ou d’une autre, elle l’avait perdue au cours de la journée. Elle se rappelait l’avoir remise en hâte dans les toilettes d’un grand magasin où elle s’était arrêtée, en route pour Benison Row. Pressée de trou­ver Miss Costello, elle avait dû mal la boucler.

Alors qu’elle traversait la pelouse en courant et s’enfon­çait dans le bois sombre, elle souhaita sentir contre elle la pression rassurante de ce talisman. La masse imposante de l’église se profila devant elle, magique et secrète sous la lune. Aucune lumière ne passait par le portail ouvert, mais la faible lueur qui tombait de la fenêtre de la façade est suffi­sait à éclairer sa route vers la crypte, même sans l’aide de sa torche. La porte de la crypte était grande ouverte, elle aussi, la clef dans la serrure. Ambrose avait dû dire à Simon où on pouvait la trouver. Une forte odeur de moisi l’assaillit. Elle ne s’arrêta pas pour trouver l’interrupteur, mais suivit le faisceau mouvant de sa lampe, la lumière erra le long des ran­gées de crânes aux bouches grimaçantes avant de rencontrer la lourde porte aux solides ferrures qui menait au passage secret. Celle-ci aussi était ouverte.

Elle n’osa pas se mettre à courir : le couloir était trop tortueux, le sol trop inégal. Elle se souvint que les lumières du passage étaient réglées par une minuterie. Elle poussa les boutons les uns après les autres, consciente que les lampes s’éteindraient derrière elle et qu’elle s’enfoncerait alors dans l’obscurité. Le chemin lui parut interminable. Le petit groupe n’avait certainement pas pu aller aussi loin, deux jours aupa­ravant ! Elle eut un moment de panique, elle craignait de s’être engagée par erreur dans une autre voie et de s’être perdue dans un labyrinthe de couloirs. Mais elle reconnut bientôt la deuxième volée de marches et la salle basse et faiblement éclairée au-dessus du Chaudron du Diable. L’unique ampoule brillait sans discontinuer sous son grillage protecteur. La trappe était ouverte, l’abattant appuyé contre le mur du sou­terrain. Cordélia s’agenouilla et aperçut le visage de Simon au-dessous d’elle. Avec effort, le garçon leva la tête vers elle. Il avait les yeux écarquillés, avec le blanc apparent, comme ceux d’un chien terrifié. Tendu au-dessus de lui, son bras gauche était attaché par les menottes au barreau supérieur. Sa main pendait de l’anneau d’acier. Ce n’était plus la main vigoureuse qu’elle avait vue plaquer des accords sur le piano, mais plutôt celle, pâle et tendre, d’un enfant. Comme de l’huile noire, l’eau continuait à monter, battant les parois de la grotte et réfléchissant la lumière de la salle au-dessus. Elle avait déjà atteint ses épaules.

Cordélia descendit à ses côtés. Le froid lui transperça les cuisses comme un coup de couteau.

« Où est la clef ? demanda-t-elle.

– Je l’ai laissée tomber. »

Évidemment, il n’avait pas eu besoin de la lancer bien loin. Attaché et réduit à l’impuissance, il n’avait aucun moyen de la récupérer, même si elle avait été tout près, même poussé par la force du désespoir. Pourvu que le sol de la grotte soit du roc et non du sable, se dit-elle. Elle devait trouver la clef. C’était la seule solution. Elle avait déjà fait quelques rapides calculs. Il lui faudrait cinq minutes pour regagner le château et cinq autres pour revenir. Et où dégoterait-elle une boîte à outils avec une lime suffisamment forte pour cou­per le métal ? Même si elle trouvait au château quelqu’un dis­posé à l’aider, il ne restait pas assez de temps. Si elle quittait Simon maintenant, elle le retrouverait noyé. Le garçon dit tout bas :

« Ambrose m’a dit que je serais jeté en prison pour le res­tant de mes jours. Ou alors qu’on m’enfermerait dans un hôpi­tal psychiatrique.

– Il mentait.

– Je ne pourrais pas le supporter, Cordélia !

– Ce ne sera pas nécessaire. Un homicide involontaire n’est pas un meurtre. Vous n’aviez pas l’intention de la tuer. Et vous n’êtes pas fou. »

Les paroles d’Ambrose lui revinrent à l’esprit avec une grande netteté : « Ses intentions ? Qui pourra jamais les démêler. De toute façon, cela ne change rien au fait qu’elle est morte. »

Elle avait besoin du maximum de lumière.

Elle alluma sa torche et l’appuya contre le barreau supé­rieur. Elle inspira profondément et se laissa glisser avec précaution sous la surface mouvante. Il fallait surtout éviter de trop agiter le fond. L’eau était glaciale et tellement sombre qu’elle ne distinguait rien. Elle explora le sol, passant et repassant ses mains dessus, sentant le sable gréseux et les aspérités du rocher. Une guirlande d’algues s’enroula autour de son bras comme pour la retenir. Mais ses doigts tâtonnants ne rencontrèrent rien qui ressemblât à une clef. Elle refit sur­face.

« Montrez-moi l’endroit exact où vous l’avez laissée tom­ber », haleta-t-elle.

Les lèvres exsangues et tremblantes, Simon murmura :

« À peu près ici. J’ai tendu ma main droite comme ceci et je l’ai laissée tomber. »

Cordélia maudit sa propre sottise. Elle aurait dû prendre la peine de mieux repérer l’endroit avant de remuer le sable. Maintenant, elle l’avait peut-être perdue à jamais. Il fallait qu’elle bouge doucement, lentement. Elle devait rester calme et ne pas se presser. Mais le temps manquait. Déjà le niveau de l’eau atteignait leur cou.

Elle se baissa à nouveau, essayant de parcourir avec méthode l’espace que le garçon avait indiqué, ses mains avançaient comme des crabes sur le sable. À deux reprises, elle dut remonter pour respirer. Chaque fois, elle aperçut les yeux de Simon, pleins d’horreur et de désespoir. Cepen­dant, à la troisième tentative, sa main trouva le morceau de métal et elle remonta avec.

Le froid avait complètement engourdi ses doigts. Elle pouvait à peine tenir la clef et avait terriblement peur de la lâcher ou de ne pas pouvoir l’introduire dans la serrure. Regardant ses mains tremblantes, Simon lui dit :

« Je ne mérite pas tout cela. J’ai aussi tué Munter. Je ne pouvais pas dormir et j’étais là, dans la roseraie. J’étais là quand il est tombé. J’aurais pu le sauver. Mais je me suis enfui pour ne pas voir. J’ai dit que je n’avais rien vu, et je n’ai pas avoué que je me trouvais à proximité.

– Ne pensez pas à cela maintenant. Nous devons vous sor­tir d’ici, vous réchauffer. »

La clef pénétra enfin dans la serrure. Cordélia continuait à craindre que cela ne marche pas, qu’il ne s’agisse peut-être même pas de la bonne clef. Mais elle tourna sans difficulté. La petite barre métallique des menottes glissa. Simon était libre.

Et puis soudain, tout bascula. La trappe retomba avec un fracas si tangible qu’ils eurent l’impression de recevoir un coup sur la tête. Il leur sembla que le bruit se répercutait comme un coup de tonnerre à travers l’île, ébranlant l’échelle de fer à laquelle s’agrippaient leurs mains raidies, soulevant l’eau jusqu’à leur gorge pour la précipiter contre les parois de la grotte en un terrifiant raz de marée. On aurait dit que la caverne allait éclater pour laisser entrer les flots rugissants. La torche encore allumée fut délogée du barreau supérieur de l’échelle. Sa trajectoire traça un arc lumineux sous les yeux épouvantés de Cordélia. Elle brilla un moment sous l’eau agi­tée et s’éteignit. L’obscurité devint totale. C’est alors que Cor­délia perçut, avant même que l’écho du vacarme se fût éloi­gné en grondant, un autre son, qui se répéta deux fois : un horrible grincement de métal sur du métal – un bruit qui impli­quait une menace si affreuse qu’elle renversa en arrière sa tête trempée et lança dans le noir un cri, presque un hurlement, de protestation.

« Oh ! Non ! Mon Dieu, non ! »

Quelqu’un – et elle savait qui – avait fait retomber la trappe. Quelqu’un avait repoussé les deux verrous. On avait scellé leur tombeau. Au-dessus d’eux, du bois très dur, autour d’eux, la paroi rocheuse, à leur gorge, la mer.

Cordélia s’arc-bouta et pressa de toutes ses forces contre le panneau. Elle baissa la tête et poussa avec ses épaules. En vain. Elle savait qu’elle n’ébranlerait pas la trappe. Elle sen­tit la présence de Simon qui était monté à ses côtés et qui frap­pait inutilement l’abattant de ses mains. Elle ne pouvait pas le voir. L’obscurité était épaisse et lourde comme une chape. Elle la sentait peser contre sa poitrine. Elle ne percevait que les longs et tremblants gémissements du garçon, le relent de sa peur, ses halètements saccadés, les battements fous d’un cœur qui pouvait être aussi bien celui de Simon que le sien. Elle tendit les mains vers lui, toucha, en des gestes qui se vou­laient apaisants, son visage, où les larmes, plus chaudes, se mêlaient aux gouttes d’eau salée. Puis elle sentit ses mains à lui sur son visage, ses yeux, sa bouche.

« Est-ce que nous allons mourir ? demanda-t-il.

– Peut-être. Mais nous avons encore une chance de nous en tirer. Nous pouvons nager.

– J’aimerais mieux rester ici et vous garder près de moi. Je ne veux pas mourir seul.

– Il vaut mieux mourir en essayant de s’en sortir. Je n’essaierai pas sans vous.

– J’essaierai, murmura-t-il. Quand ?

– Bientôt. Pendant qu’il nous reste assez d’air. Vous par­tez en avant. Je vous suivrai. »

C’était mieux ainsi pour lui. Le premier à passer aurait la voie plus libre. Il ne serait pas gêné par les battements de jambes d’un nageur devant lui. Et s’il abandonnait, elle pou­vait toujours espérer avoir assez de force pour le pousser en avant. Un bref instant, elle se demanda ce qu’elle ferait si l’ouverture se rétrécissait et que le corps coincé du garçon blo­quât le chemin. Mais elle écarta cette pensée. Il était à pré­sent moins fort qu’elle, affaibli par le froid et la peur. Il devait passer le premier. L’eau était maintenant si haute qu’il ne res­tait plus qu’un mince trait de lumière pour signaler la sortie, un rayon laiteux sur la surface sombre. À la prochaine vague, il disparaîtrait, et ils seraient prisonniers d’une obscurité totale sans aucun repère pour se diriger. Cordélia se débar­rassa de son chandail alourdi par l’eau. Ils lâchèrent l’échelle et, se tenant par la main, nagèrent jusqu’au milieu de la grotte, là où la voûte était la plus haute. Puis ils se mirent sur le dos et inspirèrent leurs dernières et profondes goulées d’air. Cordélia faillit s’écorcher le front contre la paroi. Une eau fraîche et douce suintait de la pierre et lui mouilla la langue comme un dernier goût de vie. Elle murmura : « Allons-y ! » Simon lâcha sa main sans hésiter et glissa sous l’eau. Elle respira une dernière fois, vira et plongea.

Elle savait que sa vie était en jeu. C’était à peu près tout ce qu’elle savait. Obligée d’agir, elle n’avait pas eu le temps de réfléchir jusqu’à présent, et elle fut surprise par les ténèbres, sa propre terreur, la force de la marée. Elle ne per­cevait pas le battement sourd de son cœur dans ses oreilles, le point douloureux dans sa poitrine et l’eau noire contre laquelle elle luttait comme un animal acculé et désespéré. La mer était la mort et elle luttait contre elle avec toutes les res­sources de sa vie, de sa jeunesse et de son espoir. Le temps était aboli. Cette traversée de l’enfer aurait pu durer des minutes, voire des heures, pourtant il n’avait dû s’agir que de quelques secondes. Elle n’avait pas conscience d’un autre corps nageant devant elle. Elle avait oublié Simon, oublié Ambrose. Dans cette lutte pour survivre, elle avait même oublié la peur de mourir. Puis au paroxysme de sa souf­france, quand elle crut que ses poumons allaient éclater, elle vit l’eau s’éclaircir, au-dessus d’elle, devenir translucide, plus douce, tiède comme le sang. Comme une flèche, elle monta vers l’air, la mer libre, les étoiles.

C’était donc cela, naître : la pression, la poussée, l’obscurité humide et le jaillissement chaud du sang. Et puis la lumière. Elle s’étonna que la lune pût répandre une lumière aussi chaude, aussi douce et embaumée qu’un jour d’été. Et la mer aussi lui parut chaude. Elle se retourna sur le dos et se laissa flotter, les bras en croix. Les étoiles semblaient amicales. Elle fut heureuse de les savoir là. Elle les salua d’un rire joyeux. Et elle ne fut pas du tout surprise de voir sœur Perpétua pen­chée au-dessus d’elle avec sa coiffe blanche. Elle lui cria :

« Me voici, ma sœur, me voici ! » Cependant, chose étrange, sœur Perpétua secoua la tête, gentiment mais fermement ; la coiffe blanche s’estompa et il n’y eut plus que la lune, les étoiles et l’immensité de la mer. Puis elle sut de nouveau qui et où elle était. Le combat n’était pas encore terminé. Il lui fallait rassembler assez d’énergie pour surmonter cette lassitude, ce bonheur et cette paix qui la submergeaient. N’ayant pas réussi à la vaincre par­la force, la mort essayait de s’emparer d’elle par la ruse.

C’est alors qu’elle aperçut un voilier avancer vers elle dans la réverbération de la lune. Tout d’abord, elle pensa qu’il s’agissait d’un mirage marin né de son épuisement, pas plus réel que la coiffe et le visage de sœur Perpétua. Mais l’appa­rition prit corps et forme. Comme elle se tournait vers le bateau, elle le reconnut, et en même temps, les cheveux embroussaillés de son propriétaire. C’était l’embarcation qui l’avait ramenée dans l’île. À présent, elle l’entendait approcher, avec le chuintement de l’eau contre la coque, le faible grincement du bois et le sifflement du vent dans la voile. Bientôt la silhouette trapue du marin se dressa, noire sur le ciel, pour descendre la toile, puis elle perçut le tous­sotement du moteur. L’homme manœuvrait pour arriver à côté d’elle. Il dut la tirer à bord. Elle fut consciente d’une douleur aiguë au bras, puis elle se trouva allongée sur le pont, le marin agenouillé près d’elle. Il ne parut pas étonné de la voir, ne posa pas de questions. Il ôta simplement son chandail et l’en enveloppa. Quand elle put enfin parler, elle haleta :

« Quelle chance que vous ayez encore été dans les parages ! »

D’un signe de tête, il désigna le niât. Attachée au poteau comme une flamme, se balançait une mince lanière de cuir. « Je venais vous rapporter ça. – Vous me rapportiez ma ceinture ! » Elle n’aurait pu dire pourquoi cela lui paraissait si drôle, ni pourquoi elle devait résister à l’envie d’éclater d’un rire hystérique.

« Oh ! Vous savez, j’avais envie d’accoster dans l’île par pleine lune, dit le marin d’un ton léger. Ambrose Gorringe n’est pas particulièrement tendre avec les intrus. Je voulais juste déposer la ceinture sur le débarcadère. Je pensais que vous la trouveriez là, dans la matinée. »

Après ce bref moment d’hystérie, Cordélia se redressa et porta son regard en arrière, vers l’île, vers la masse sombre du château, roc imprenable, où toutes les lumières étaient éteintes. À cet instant, la lune apparut derrière un nuage et, comme sous le coup d’une baguette magique, la demeure se mit à briller, chaque brique devint visible mais immatérielle et la tour lui sembla tout argentée, comme dans un rêve. Elle regarda le spectacle, fascinée par sa beauté. Puis la mémoire lui revint. Serait-il à l’affût là-haut, dans sa citadelle, armé de ses jumelles, en train de scruter la mer à sa recherche ? Elle imagina l’autre éventualité : elle arrivait sur la grève, traînait son corps épuisé sur les galets mouillés et ses yeux lar­moyants ne se levaient que pour rencontrer son regard impla­cable, sa faiblesse affrontant sa force. Elle se demanda s’il aurait été capable de la tuer de sang-froid. Cela lui aurait été difficile, peut-être même impossible. Il était infiniment plus simple de refermer la trappe, de pousser les verrous et de charger la mer de faire le travail. Elle se rappela les paroles de Roma : « Avec Ambrose, même l’horreur est d’occa­sion. » Mais comment aurait-il pu la laisser vivre, sachant ce qu’elle savait ?

« Vous m’avez sauvé la vie, dit-elle. – Je vous ai surtout épargné un bout de trajet pour atteindre la plage. Vous n’en êtes pas loin. Vous y seriez déjà. »

Le jeune homme ne lui demanda pas pourquoi, à demi-nue, elle prenait un bain à cette heure indue. Rien ne semblait le surprendre, ni le déconcerter. Soudain, elle se souvint de Simon et s’écria, affolée :

« Nous étions deux. Il y a encore un garçon. Il faut que nous le trouvions. Il doit être par là. C’est un très bon nageur. »

Mais la mer s’étendait, calme et vide sous la lune. Cordélia persuada le marin d’attendre et de chercher, pendant une heure. Ils louvoyèrent longuement en suivant la côte, la voile serrée, le moteur au ralenti. Affalée contre le plat-bord, elle scrutait désespérément la mer déserte. Enfin elle admit ce qu’elle avait craint depuis le début. Simon était un excellent nageur, mais, affaibli par le froid et la peur, et peut-être aussi par quelque profond désespoir, il n’avait pas eu la résistance nécessaire. Elle était trop fatiguée pour éprouver du chagrin. Elle était à peine consciente de sa déception. Elle s’aperçut qu’ils se dirigeaient lentement vers le débarcadère.

« Pas l’île, dit-elle vivement. À Speymouth.

– Vous voulez sans doute voir un médecin ?

– Pas un médecin : la police. »

Toujours sans poser de questions, le jeune homme vira de bord. Quelques instants plus tard, alors qu’elle sentait la chaleur et la force revenir dans ses membres, elle essaya de se lever pour l’aider aux cordages. Mais ses bras étaient comme paralysés.

« Descendez plutôt dans la cabine et reposez-vous.

– J’aimerais rester ici sur le pont, si c’est possible.

– Vous ne me gênez pas. »

Il alla chercher dans la cabine un coussin et un gros man­teau, et il l’installa confortablement au pied du mât. Le regard perdu dans l’entrelacs des étoiles impassibles, bercée par le froissement de la voile à chaque passage de la baume d’un bord à l’autre et par le chuintement de l’eau sous la coque, Cordélia souhaita que ce voyage ne prenne jamais fin, que la paix et la beauté de ce répit entre l’horreur passée et l’angoisse à venir ne cessent jamais.

Ainsi unis dans le silence et le calme nocturnes, ils cin­glèrent vers le port. Cordélia avait dû s’assoupir. Elle ne sen­tit que vaguement l’accostage en douceur, puis ses mains sous ses seins tandis qu’il la hissait sur le débarcadère, le fort par­fum marin de son chandail et son cœur qui battait fortement contre le sien.

46

Les douze heures qui suivirent ne laissèrent dans le sou­venir de Cordélia qu’une impression confuse de temps qui s’écoule, mais sans cohérence, d’un brouillard diffus d’où émergeaient soudain, avec une précision saisissante et anor­male, des scènes et des gens, comme si un appareil photo les avait enregistrés par à-coups, pour les figer instantanément et à jamais, dans leur banalité du moment.

Elle se rappelait un énorme ours en peluche appuyé contre un mur, dans un bureau du commissariat, ses yeux qui lou­chaient, l’étiquette accrochée à son cou. Et une tasse d’un thé fort et sucré, qui avait débordé dans la soucoupe, avec deux biscuits mouillés qui se désintégraient. Pourquoi ces images étaient-elles si nettes ? Elle revoyait l’inspecteur principal Gro­gan, avec son chandail bleu aux poignets effrangés, en train d’essuyer une trace d’œuf sur ses lèvres et de contempler son mouchoir comme s’il s’étonnait lui-même, en même temps que Cordélia, de l’heure tardive de son repas. Et puis elle-même, pelotonnée à l’arrière d’une voiture de police, sous une couverture rugueuse qui lui grattait le visage et les bras. Ensuite le hall d’entrée d’un petit hôtel avec son parfum d’encaustique à la lavande et l’affreuse gravure accrochée au-dessus de la réception qui représentait la mort de Nelson. Une dame aussi, au visage souriant, que les policiers semblaient connaître et qui l’aida à monter l’escalier. Une petite chambre sur l’arrière de l’hôtel avec un lit en cuivre et un Mickey sur l’abat-jour. Elle se souvint de s’être réveillée le matin et d’avoir trouvé son jean et son chemisier soigneusement pliés sur la chaise près du lit. Elle les avait tournés et retournés dans ses mains comme s’ils appartenaient à quelqu’un d’autre. Puis elle s’était dit que les policiers avaient dû se rendre à nouveau sur l’île, la nuit précédente ; mais pourquoi ne l’avaient-ils pas emmenée avec eux ? Au petit déjeuner, un vieil homme avait mangé en silence avec elle, ainsi que deux femmes policiers. Elle revoyait sa serviette en papier enfoncé dans son col de chemise et la grande tache de naissance rouge qui lui recou­vrait la moitié du visage. Ensuite, c’était la vedette de la police qui traversait la baie, et elle, comme une prisonnière sous escorte, flanquée du brigadier Buckley et d’une femme agent en uniforme. Une mouette au bec dur et recourbé plana au-dessus d’eux, puis descendit se poser à l’avant comme une figure de proue. Enfin, il y eut ce cliché qui dissipa brutalement tout le flou des autres événements, fit resurgir avec acuité toute l’horreur du jour précédent et lui serra le cœur comme un étau : Ambrose seul sur l’embarcadère, les attendant. Ponctuant cette succession d’images sans rac­cords, il y avait eu des questions, toujours les mêmes, sans fin, et autour d’elle, ce cercle de visages attentifs, de bouches s’ouvrant et se fermant comme celles d’automates. Par la suite, elle put se rappeler chaque mot du dialogue, bien que le décor – était-ce au poste de police, à l’hôtel, dans la vedette, dans l’île – ne lui eût laissé aucun souvenir. Peut-être ces questions avaient-elles été posées dans tous ces endroits et par plus d’une voix ? Elle eut l’impression de parler d’évé­nements vécus par quelqu’un d’autre, quelqu’un, toutefois, qu’elle connaissait fort bien. Tout était très clair dans l’esprit de cette autre fille, bien que les choses se fussent passées il y avait très longtemps, bien des années, semblait-il, quand Simon était encore en vie.

« Etes-vous sûre qu’en arrivant en bas vous avez trouvé la trappe ouverte ?

– Oui.

– Et l’abattant était-il appuyé contre le mur du couloir ?

– Il devait l’être si la trappe était ouverte.

– Si ? Mais n’avez-vous pas dit que la trappe était ouverte ? Êtes-vous certaine de ne pas l’avoir ouverte vous-même ?

– Tout à fait certaine.

– Combien de temps aviez-vous passé dans la grotte, auprès de Simon, quand vous l’avez entendue retomber ?

– Je ne sais plus. Assez longtemps pour pouvoir le ques­tionner au sujet de la clef des menottes, pour plonger et la retrouver, pour le libérer. Peut-être un peu moins de huit minutes.

– Etes-vous certaine que quelqu’un a verrouillé la trappe ? Avez-vous essayé tous les deux de l’ouvrir ?

– D’abord, j’ai essayé seule, puis Simon s’est joint à moi. Mais je savais qu’il n’y avait rien à faire. J’avais entendu le grincement des verrous.

– Est-ce pour cela que vous n’avez pas insisté, parce que vous pensiez que cela ne servirait à rien ?

– J’ai vraiment poussé de toutes mes forces, avec mes épaules. Je suppose que c’était une réaction normale, d’essayer. Mais je savais que c’était en vain. J’avais entendu glisser les verrous.

– Vous avez réussi à entendre ce bruit relativement faible alors que la marée montait avec violence ?

– Il n’y avait pas beaucoup de bruit dans la grotte même. La mer pénétrait doucement. C’est ce qui était si effrayant.

– Vous aviez peur et vous aviez froid. Êtes-vous certaine que vous auriez eu la force de relever l’abattant si celui-ci était retombé accidentellement ?

– Il n’est pas retombé accidentellement. Comment cela aurait-il été possible ? Et puis, j’ai entendu le bruit des ver­rous.

– Un ou deux ?

– Deux. Le grincement du métal contre le métal. Par deux fois.

– Vous rendez-vous compte de ce que cela signifie ? Com-prenez-vous l’importance de ce que vous affirmez ?

– Bien sûr. »

Ils l’emmenèrent de nouveau dans le Chaudron du Diable. C’était dur et cruel, mais ils n’étaient pas là pour être agréables ni pour s’apitoyer. Des projecteurs éclairaient la trappe. Tel un peintre procédant par petites touches légères, un homme agenouillé enlevait délicatement la poudre répan­due pour faire ressortir les empreintes digitales. Puis ils relevèrent l’abattant, sans toutefois l’appuyer contre le roc. Ils le laissèrent en équilibre vertical, reposant sur ses gonds, puis reculèrent. À peine deux secondes plus tard, la trappe bascula d’elle-même et retomba avec fracas. Cordélia sursauta comme un jeune animal, se souvenant d’un bruit tout à fait semblable. Ils lui demandèrent de soulever l’abattant. Celui-ci lui parut plus lourd qu’elle ne l’imaginait. En bas, il y avait l’échelle tragique, le rayon de lumière qui filtrait par l’ouver­ture en forme de croissant et le clapotis de l’eau sombre, aux forts relents, contre le roc. Ils l’obligèrent même à descendre et refermèrent doucement la trappe au-dessus d’elle. Selon leurs instructions, elle devait s’y appuyer, des épaules, et l’ouvrir. Elle y parvint sans difficulté. Un des inspecteurs des­cendit dans la grotte ; la trappe fut à nouveau refermée et les verrous poussés. Elle savait qu’ils vérifiaient ce qu’elle avait pu entendre d’en bas. Ils lui demandèrent aussi de mettre l’abattant en équilibre sur ses gonds, mais elle n’y arriva pas. Ils lui demandèrent d’essayer encore une fois. Devant ses efforts infructueux, ils gardèrent le silence. Elle se demanda s’ils pensaient qu’elle avait fait preuve de mauvaise volonté. Et, pendant tout ce temps, elle voyait en esprit le corps de Simon, avec sa bouche ouverte et ses yeux vitreux de noyé, qui tournoyait sur lui-même comme un poisson mort poussé par la marée.

Un peu plus tard, elle se retrouva assise dans un coin de la terrasse, seule avec une femme agent taciturne et impas­sible, attendant à côté de la vedette de police qu’on l’emme­nât loin de l’île pour n’y plus revenir. Sa machine à écrire et son sac de voyage étaient posés à ses pieds. Le vent soufflait encore, mais le soleil avait percé. Elle en sentait la chaleur réconfortante sur son dos et fut remplie de gratitude. Depuis la veille, elle pensait qu’elle ne pourrait plus jamais avoir chaud.

Une ombre se projeta sur le dallage. Ambrose s’était approché silencieusement et se tenait à côté d’elle. La femme agent n’était pas à portée de voix. Il parla comme si celle-ci n’existait pas, comme s’ils étaient seuls.

« Vous m’avez manqué hier. Je me suis fait du souci pour vous. Les policiers m’ont dit qu’ils vous avaient trouvé un hôtel. J’espère qu’il était confortable.

– Oui, certainement. Mais je ne m’en souviens pas très bien.

– Vous leur avez tout dit, bien entendu. C’est évident à en juger par le mélange de froideur, d’hésitation et de léger embarras qu’ils manifestent à mon égard depuis leur visite pour le moins inopportune, sinon inattendue, la nuit dernière.

– Oui, je le leur ai dit.

– J’arrive presque à sentir leur jubilation. Cela se com­prend. Si vous ne mentez pas, si vous ne vous trompez pas et si vous n’êtes pas folle, ils sont sur une affaire intéressante. Ils doivent déjà voir des promotions luire à l’horizon comme le Saint Graal. Comme vous pouvez le constater, ils ne m’ont pas encore arrêté. La situation est inhabituelle et requiert du tact et de la prudence. Ils prendront leur temps. En ce moment, j’imagine qu’ils sont encore en train de manœuvrer la trappe pour essayer de savoir si elle a pu retomber accidentellement et si vous avez vraiment pu entendre glisser les verrous. Après tout, quand ils sont reve­nus ici hier soir, dans un état d’excitation certaine, ils ont trouvé la trappe fermée, mais non verrouillée. Et je ne crois pas qu’ils trouveront sur les verrous des traces identifiables d’empreintes. Qu’en pensez-vous ? »

Soudain, elle se sentit submergée par une colère immense, d’une intensité quasi cosmique, comme si son frêle corps de femme pouvait contenir à lui seul la révolte de toutes les pitoyables victimes du monde entier.

« Vous l’avez tué, cria-t-elle, et vous avez essayé de me tuer aussi. Moi ! Et cela, même pas pour vous défendre, même pas par haine. Ma vie comptait moins pour vous que votre confort, vos biens, votre petit monde. Ma vie !

– Si c’est là ce que vous pensez, votre rancune est com­préhensible, répondit Ambrose, nullement décontenancé. Mais, voyez-vous, Cordélia, ce que j’essaie de faire com­prendre aux policiers et à vous-même, c’est que cela ne s’est pas passé ainsi. Ce n’est pas vrai. Personne n’a tenté de vous tuer. Personne n’a poussé les verrous. Quand vous êtes arrivée à la trappe, vous l’avez trouvée fermée. Vous l’avez soulevée juste assez pour vous glisser à travers et descendre jusqu’à Simon. Vous ne l’avez pas relevée entièrement. Vous l’avez refermée sur vous, ou sinon, vous ne l’avez soulevée qu’en partie et elle est retombée accidentellement. Vous étiez terrifiée, vous aviez froid et vous étiez épuisée. Vous n’avez plus eu la force de la bouger.

– Et que faites-vous du mobile, la photo du Chronicle ?

– Quelle photo ? Ce n’était pas très sage de votre part de la laisser dans votre sac sur la table du bureau. Oubli bien naturel étant donné votre affolement pour Simon, mais rude­ment commode pour moi. Ne me dites pas que vous n’avez pas encore découvert qu’elle avait disparu.

– La police est en train de vérifier auprès de la dame qui me l’a donnée. Ils apprendront que je possédais une coupure de presse. Ensuite, ils en chercheront le duplicata.

– Ils auront beaucoup de chance s’ils en trouvent un. Et, même s’ils réussissent et que l’exemplaire soit aussi net au bout de quatre ans, que celui que vous avez eu l’impru­dence de perdre, je n’aurais aucun mal à me défendre. Mani­festement, j’ai un sosie quelque part en Angleterre. À moins que ce n’ait été un visiteur étranger. Disons que j’ai un sosie quelque part dans le monde. Cela serait-il si étrange ? Prou­ver que j’étais vraiment en Grande-Bretagne en 1977 devien­dra de plus en plus difficile avec chaque mois qui passe. D’ici un an ou deux, je me serais senti hors de danger, même si Cla­rissa avait pu continuer à me faire chanter. Et, même en admettant qu’ils puissent prouver que j’étais bien ici, cela ne fait pas de moi un assassin ou le complice d’un assassin. La mort de Simon Lessing a été un suicide et c’est lui, pas moi, qui a tué Clarissa. Il m’a tout avoué avant de disparaître. Il lui a défoncé le crâne, lui a réduit le visage en bouillie, poussé par la haine et le dégoût, puis il s’est enfui par la fenêtre de la salle de bain. La nuit dernière, incapable d’affronter la réalité et les conséquences de ce qu’il avait fait, il a essayé de se donner la mort. Malgré votre tentative héroïque pour le sauver, il a réussi à se supprimer. C’est heu­reux qu’il ne vous ait pas entraînée dans la mort avec lui. Je n’y étais absolument pour rien. Voilà ma version des faits, Cordélia, et quelle que soit celle que vous pourrez inventer, elle ne pourra pas réfuter la mienne.

– Pourquoi devrais-je inventer une histoire ? Pourquoi devrais-je mentir ?

– C’est ce que m’ont dit les policiers. Je leur ai répondu que l’imagination des jeunes femmes était, c’est bien connu, très fertile et que vous veniez de vivre une expérience hor­rible. J’ai ajouté que vous dirigez une agence de détective privé qui, selon les apparences – excusez-moi -, n’est pas exactement prospère. Si cette affaire passait en justice, cela vous ferait de la publicité mais cela vous coûterait aussi très cher.

– Ce genre de publicité ne serait guère souhaitable. Que ferait-elle connaître sinon un échec ?

– Oh ! je ne me tracasserais pas trop pour cela. Vous avez montré un courage et une intelligence admirables. Bien au-delà du simple devoir, comme dirait ce pauvre George Ral­ston. Je crois que George sera d’avis qu’il en a eu pour son argent. Si vous persistez dans vos déclarations, ce sera ma parole contre la vôtre. Simon est mort. Plus rien ne peut l’atteindre. Ce ne sera pas facile pour vous, ni pour moi. »

Croyait-il qu’elle n’avait pas réfléchi à tout cela, aux longs mois d’attente, aux interrogatoires, au procès trauma­tisant, aux yeux inquisiteurs, au verdict qui pourrait la stig­matiser comme menteuse ou, pis encore, comme une hysté­rique avide de publicité ?

« Je sais, répondit-elle, mais je n’ai guère l’habitude de la facilité. »

Il était donc prêt à se battre. Hier, alors qu’il assistait à son sauvetage, il devait déjà faire des plans, élaborer une ligne de conduite, parfaire ses mensonges. Il mettrait en œuvre toute son habileté, sa réputation, son savoir, son intelligence. Il s’accrocherait à son royaume privé jusqu’à son dernier souffle. Elle le dévisagea, nota son demi-sourire, son expres­sion de tranquille assurance, presque de triomphe. Déjà porté par l’euphorie du succès escompté, il se réjouissait de ce déri­vatif à l’ennui. Il se paierait les meilleurs conseils, les avo­cats les plus prestigieux. Mais ce serait surtout son combat à lui et il ne céderait pas d’un pouce, maintenant ou plus tard.

Mais s’il gagnait, comment pourrait-il vivre avec le sou­venir de son crime ? Sans trop de problèmes, sans doute. Aussi facilement que Clarissa avait dû vivre avec le souvenir de la mort de Vicky, Sir George avec ses remords au sujet de Cari Blythe. On n’avait pas besoin de croire au sacrement de la pénitence pour trouver des remèdes au sentiment de cul­pabilité. Elle avait les siens ; il s’en fabriquerait d’autres, conformes à sa personnalité. Etait-ce tellement surprenant ce qui était arrivé à Ambrose ? Quelque part dans le monde, à chaque minute de chaque jour, un homme ou une femme se trouvait soudain confronté à une terrible tentation. Cela avait mal tourné pour Ambrose Gorringe. Mais à quelle source pro­fonde aurait-il bien pu puiser pour y résister ? Peut-être que lorsqu’on se désintéresse suffisamment longtemps de toute préoccupation humaine, de la vie même avec tout ce qu’elle comporte de confusion, on devient incapable d’éprouver de la pitié.

« Je vous en prie, dit-elle, laissez-moi. Je veux que vous partiez. »

Mais il ne bougea pas. Après quelques instants, elle l’entendit rire avec douceur et gentillesse : « Je suis navré, Cordélia, vraiment navré. » Puis, comme s’il prenait soudain conscience de la présence du témoin en uniforme, il ajouta :

« Votre première visite à Courcy n’a pas été aussi heureuse pour vous que je l’espérais. J’aurais voulu qu’il en soit autre­ment. Je vous en demande pardon. »

Elle comprit que c’était là le seul aveu qu’il ferait jamais. En justice, celui-ci n’avait aucune valeur. Il ne pourrait jamais lui servir de preuve. Mais elle pensa, presque malgré elle, qu’Ambrose avait été sincère.

Elle le regarda s’éloigner d’un pas alerte vers le château. L’inspecteur principal Grogan apparut à la porte et s’avança à sa rencontre. En silence, ils pénétrèrent ensemble dans la maison.

Toujours assise au même endroit, elle continua d’attendre. Un agent en uniforme, extrêmement jeune, au visage d’ange à la Donatello, s’approcha d’elle et dit en rougissant :

« Il y a un appel pour vous, Miss Gray. Dans la biblio­thèque. »

Au téléphone, Miss Maudsley s’efforça de ne pas paraître inquiète, mais sa voix la trahissait :

« Oh ! Miss Gray, j’espère que c’est permis de vous appe­ler ainsi. Le jeune homme qui a pris la communication m’a dit qu’il n’y avait pas de problème. Il a été si compréhensif ! Je me demandais quand vous reviendriez à l’agence. Il y a une nouvelle affaire qui vous attend. Il s’agit d’un chat siamois perdu. Il appartient à une petite fille qui vient de sortir de l’hôpital après un traitement pour leucémie et qui n’a l’ani­mal que depuis une semaine. C’était un cadeau pour son retour à la maison. Elle est affreusement triste. Comme Bevis est allé à une audition, si je m’absente, il n’y aura personne pour gar­der le bureau. Et Mrs. Sutcliffe vient d’appeler. Son pékinois,

Nanki-Poo, a de nouveau disparu. Elle voudrait qu’on passe la voir tout de suite.

– Mettez un avis sur la porte, disant que nous serons ouverts demain matin à neuf heures. Puis vous fermerez et irez à la recherche du petit chat. Appelez Mrs. Sutcliffe et dites-lui que je passerai la voir au sujet de Nanki-Poo. Je suis sur le point de me rendre à l’enquête judiciaire, mais l’inspecteur Grogan demandera un ajournement. Cela ne devrait pas être long. Je prendrai le train dans l’après-midi. »

En raccrochant, elle se dit : après tout, pourquoi pas ? La police saurait où la trouver. Elle n’était pas encore débarrassée de Courcy. Peut-être ne le serait-elle jamais. Mais elle avait un travail qui l’attendait, un travail qui devait se faire et pour lequel elle était douée. Elle savait qu’il ne pourrait pas la satis­faire éternellement, mais elle ne dédaignait pas ses aspects prosaïques, au contraire. Les animaux, eux, n’étaient pas tourmentés par la peur de mourir et ne vous infligeaient pas l’horreur de leur mort. Ils ne vous faisaient pas porter le far­deau de leurs problèmes psychologiques. Ils ne s’entou­raient pas d’objets ; ils ne vivaient pas dans le passé. Ils ne hur­laient pas de douleur quand ils perdaient leur amant. Ils n’attendaient pas de vous que vous mentiez pour eux. Ils n’essayaient pas de vous assassiner.

 Elle traversa le salon et sortit sur la terrasse. Grogan et Buckley l’attendaient, immobiles, l’un à l’avant de la vedette, l’autre à l’arrière. À la fois impassibles et tendus, ils étaient comme des chevaliers sans armes gardant un vaisseau fabu­leux, prêts à emmener leur roi à Avalon. Elle s’arrêta et les dévisagea, sentant peser sur elle toute la concentration de leurs regards perçants, consciente que ces instants étaient chargés d’un sens que tous les trois leur reconnaissaient, mais qu’aucun d’eux n’exprimerait jamais en paroles. Ils se débat­taient avec leur propre dilemme. Jusqu’à quel point pouvaient-ils se fier à son équilibre mental, à son honnêteté, à sa mémoire, à la solidité de ses nerfs ? Jusqu’à quel point oseraient-ils engager leur réputation pour l’appuyer dans son combat courageux si les choses se compliquaient ? Com­ment se comporterait-elle si jamais l’affaire passait en justice et qu’elle se trouvât un jour à la barre des témoins de la cour d’assises, l’un des endroits du monde où l’on est le plus seul ? Cependant, elle se sentait détachée de leurs préoccu­pations comme si rien de ce qu’ils pouvaient faire, penser ou projeter ne la concernait. Tout cela serait un jour du passé, dès qu’elle et eux viendraient à disparaître. Le temps s’empare­rait de leur histoire et la placerait parmi les légendes à demi oubliées de l’île : la mort solitaire de Cari Blythe, Lillie Langtry descendant majestueusement le grand escalier, les crânes de la crypte tombant en poussière. Soudain elle se sen­tit invulnérable. La police devrait prendre ses propres déci­sions. Elle avait déjà pris les siennes, sans hésitation et sans conflit. Elle dirait la vérité et elle survivrait. Rien ne pouvait l’atteindre. Elle remonta son sac sur son épaule et avança réso­lument vers le bateau. L’espace d’un moment ensoleillé, ce fut comme si Courcy et tout ce qui s’y était passé pendant ce week-end fatidique étaient aussi étrangers à sa vie, à son ave­nir, aux battements réguliers de son cœur que la mer bleue indifférente.