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Cela ne faisait aucun doute : la nouvelle plaque apposée près de la porte était de guingois. Cordélia n’avait pas besoin, comme Bevis, de se faufiler entre les voitures qui encombraient Kingly Street au milieu de la matinée et de regarder, yeux mi-clos, à travers un flot éblouissant de fourgonnettes et de taxis, pour constater cette évidence strictement mathématique : ce parfait petit rectangle de bronze qui avait coûté si cher penchait d’un bon centimètre. Dans cette position, et malgré la simplicité de ce qui y était inscrit, il paraissait à la fois prétentieux et ridicule – une juste mise en garde contre de faux espoirs et une démarche inconsidérée.

 

AGENCE PRYDE – DÉTECTIVE Cordélia Gray (3e étage)

 

Si elle avait été superstitieuse, elle aurait pu croire que c’était l’esprit tourmenté de Bernie qui se manifestait pour protester contre cette nouvelle plaque où son nom ne figurait plus. En effet, c’est elle qui avait tenu à effacer symboliquement le nom de son associé défunt. Par contre, elle n’avait jamais envisagé de changer celui de l’agence : tant qu’elle existerait, elle continuerait à s’appeler Pryde. Elle avait seulement trouvé de plus en plus irritant que ses clients s’étonnent de tomber sur une femme si jeune et lui disent inévitablement : « Mais je pensais que j’aurais affaire à Mr. Pryde. » Mieux valait les prévenir tout de suite qu’il n’y avait plus qu’un seul propriétaire et que c’était une femme.

Bevis la rejoignit à la porte en feignant la consternation.

« J’ai pourtant mesuré son emplacement à partir du sol, je vous assure, miss.

– Je sais. Le trottoir doit être irrégulier. C’est ma faute. J’aurais dû acheter un niveau à bulle. »

Mais elle n’avait pas voulu trop puiser dans la petite boîte à cigarettes cabossée héritée de Bernie qui lui servait de caisse et d’où les dix livres de menue monnaie qu’elle s’octroyait chaque semaine semblaient disparaître comme par enchantement et sans aucun rapport avec les dépenses réelles. Elle préféra croire Bevis – « l’as du tournevis », comme il disait lui-même – et oublier que le jeune homme aimait mieux faire n’importe quoi plutôt que le travail pour lequel elle l’avait engagé.

« En fermant l’œil gauche et en inclinant la tête, elle a l’air parfaitement droite.

– Voyons, Bevis, on ne peut pas compter uniquement sur une clientèle de borgnes au cou tordu ! »

À voir ce joli garçon, qui semblait maintenant plongé dans un profond désespoir, comme si on lui avait annoncé l’imminence d’une attaque atomique, Cordélia fut prise d’une vague envie de le consoler. Sa sensibilité aux réactions de son personnel, teintée d’une légère culpabilité, était bien l’un des aspects troublants de ce rôle d’employeur, pour lequel elle se sentait de moins en moins faite. C’était d’autant plus irrationnel que, strictement parlant, elle n’était pas la véritable patronne de Bevis ni de Miss Maudsley. L’agence de placement de Miss Feeley les lui envoyait tous deux en intérim quand elle avait trop de travail. On ne devait sûrement pas se les arracher : par un curieux et inquiétant hasard, ils étaient toujours libres quand elle avait besoin d’eux. Ils se montraient d’ailleurs parfaitement honnêtes, scrupuleusement exacts et d’une fidélité à toute épreuve. Cette situation commençait même à l’inquiéter : si jamais l’agence faisait faillite, ce serait presque aussi terrible pour eux que pour elle. Surtout pour Miss Maudsley. Cette femme très douce de soixante-deux ans, dont le frère était pasteur, vivait d’une maigre pension dans une chambre meublée de South Kensington. Sa gentillesse, son âge, son incompétence et sa virginité avaient fait d’elle un objet de risée dans les innombrables bureaux où elle n’avait fait que passer, depuis la mort de son frère. Charmeur et légèrement vénal, Bevis était mieux armé qu’elle pour survivre dans la jungle londonienne. À l’en croire, il était danseur et ne travaillait comme dactylo intérimaire que pendant ses périodes de repos forcé – euphémisme tout à fait inadéquat pour un garçon aussi agité qui n’arrêtait pas de se trémousser sur sa chaise ou de pirouetter sur la pointe des pieds. Un diplôme délivré par une obscure école de secrétariat, fermée depuis longtemps, attestait qu’il tapait trente mots à la minute ; mais Cordélia se rappela que même cet établissement n’avait pas garanti que le garçon était capable d’exécuter de petits travaux de bricolage.

Chose surprenante, Miss Maudsley et lui s’entendaient bien. Pendant les pauses où ils ne tapaient pas maladroitement à la machine, on les entendait bavarder dans le bureau de réception, avec beaucoup plus d’entrain que Cordélia ne s’y serait attendue de la part de personnalités aussi opposées, venant, lui semblait-il, de milieux aussi différents. Bevis déversait dans l’oreille de sa collègue le récit de ses tribulations domestiques et professionnelles, les agrémentant généreusement de potins inexacts et parfois calomnieux sur les gens du théâtre. Miss Maudsley l’écoutait parler de ce monde déroutant avec un mélange d’innocence, de théologie high anglican, de morale de presbytère et de bon sens. Par moments, la vie du bureau de réception prenait un tour agréablement intime. Mais Miss Maudsley avait une conception démodée de la distinction à faire entre employeur et employés : elle considérait le bureau du fond où travaillait Cordélia comme un lieu sacro-saint.

Soudain, Bevis s’écria :

« Bon sang, mais c’est Tomkins ! »

Un chaton noir et blanc était apparu sur le seuil. Avec une fausse insouciance, il secoua une patte, comme pour explorer le terrain, dressa la queue, puis tremblant de peur et de délice, plongea sous une fourgonnette du service des postes. Bevis poussa un cri et s’élança à sa poursuite.

Tomkins était l’un des échecs de l’agence. Une vieille fille du même nom avait chargé Cordélia de retrouver son compagnon disparu : un chaton noir pourvu d’un couvre-œil blanc, de deux pattes blanches et d’une queue tigrée. Tomkins répondait exactement à ce signalement, mais sa maîtresse supposée avait vu aussitôt qu’il s’agissait d’un imposteur et elle l’avait rejeté. L’ayant trouvé à moitié mort de faim, sur un chantier derrière la gare Victoria, Cordélia et ses employés n’eurent pas le cœur de l’abandonner de nouveau. Il vivait donc à l’agence où il avait droit à un bac, à un panier garni d’un coussin et, pour ses promenades nocturnes, à l’accès au toit par une fenêtre entrouverte. Il épuisait les maigres ressources de l’agence, non que le prix de la nourriture pour chats ait beaucoup augmenté – encore que Miss Maudsley ait malheureusement eu la mauvaise idée d’encourager chez Tomkins le goût des conserves de luxe dès le premier jour – mais parce que Bevis passait beaucoup trop de temps à jouer avec lui. Il adorait lui lancer une balle de ping-pong ou traîner une patte de lapin au bout d’une ficelle, sur le plancher.

« Oh ! Regardez, Miss Gray, regardez comme il saute, le petit futé ! »

Après avoir perturbé la circulation dans Kingly Street, « le petit futé » s’engouffra dans l’arrière-boutique d’une pharmacie, talonné par un Bevis hurlant. Cordélia comprit qu’elle avait peu de chance de revoir le chat ou le garçon avant un bout de temps. Bevis adorait se faire de nouveaux amis et Tomkins serait un excellent prétexte pour engager la conversation. Découragée à l’idée que la matinée de Bevis risquait alors d’être presque totalement improductive, Cordélia se sentit elle-même saisie d’une certaine répugnance léthargique devant le travail qui l’attendait. Debout contre le montant de la porte, elle ferma les yeux et offrit son visage à la chaleur exceptionnelle du soleil de cette fin de septembre. S’isolant par un effort de volonté du vacarme de la circulation, de l’odeur pénétrante des gaz d’échappement et du bruit des passants, elle caressa l’idée – tout en sachant qu’elle résisterait à la tentation – de tout laisser tomber et de ne plus toucher à cette plaque.

Elle aurait dû se réjouir de ce que l’agence commençât à se faire un nom, ne fût-ce qu’en réussissant à retrouver des animaux domestiques perdus. Il y avait indéniablement un « créneau » pour ce genre de service, et elle pensait d’ailleurs en avoir le monopole. En larmes, désespérés, indignés par ce qu’ils appelaient la cruelle indifférence de la police judiciaire, les clients ne discutaient jamais le montant des honoraires et réglaient leur note plus rapidement qu’ils ne l’auraient sans doute fait si on leur avait rendu un membre de leur famille, c’était du moins l’avis de Cordélia. Même quand les recherches de l’agence échouaient et que Cordélia devait leur présenter sa facture avec des excuses, ils payaient sans rechigner. Peut-être était-ce parce que, en cet instant de deuil, ils éprouvaient le besoin tout à fait humain de sentir qu’on avait tenté l’impossible. L’agence comptait tout de même de nombreux succès. Miss Maudsley, en particulier, grâce à ses infatigables enquêtes au porte-à-porte et à sa manière presque inquiétante de comprendre les félins, avait permis de restituer à leurs propriétaires ravis au moins une demi-douzaine de chats humides, à moitié morts de faim, et tellement épuisés qu’il leur restait à peine la force de miauler. De temps à autre, Miss Maudsley démasquait un spécimen particulièrement perfide, qui menait une double vie et finissait par s’installer en permanence dans son second foyer. Quand elle traquait des voleurs de chats, elle parvenait à surmonter sa timidité ; le samedi matin, elle affrontait la bruyante exubérance et les dangers pas toujours apparents des marchés en plein air avec le courage de quelqu’un qui se sent placé sous la protection divine. Mais Cordélia se demandait parfois ce que le pauvre, l’ambitieux Bernie aurait pensé d’un tel avilissement de son œuvre. Alors que la chaleur du soleil la remplissait d’une paix voisine de l’extase, Cordélia se rappela avec une surprenante netteté la voix assurée, quoique un peu trop forte, de son ancien associé : « Une vraie mine d’or, cette affaire ! Il suffit de s’y mettre. » Heureusement qu’il ne peut plus voir combien les pépites sont rares et comme le filon est maigre, se dit Cordélia.

Une voix masculine, calme et autoritaire, interrompit sa rêverie.

« Cette plaque est de travers.

– Je sais. »

Cordélia ouvrit les yeux. La voix était trompeuse : l’homme était plus vieux qu’elle ne l’aurait cru. Entre soixante et soixante-cinq ans sans doute. Malgré la chaleur, il portait une veste de tweed, bien coupée mais déjà ancienne, avec des pièces de cuir aux coudes. De taille moyenne – un mètre soixante-quinze tout au plus -, l’inconnu se tenait très droit, avec un naturel et une assurance presque élégants. Cordélia crut sentir dans son attitude une sorte de circonspection, un peu comme s’il était sur le qui-vive, dans l’attente d’un ordre. Elle se demanda s’il avait été soldat. Il tenait la tête droite et immobile. Ses cheveux gris, un peu clairsemés, étaient brossés en arrière, au-dessus d’un large front ridé. Il avait un visage long et osseux aux joues rouges et couperosées, et une grande bouche bien dessinée. Ses yeux brillants, vifs et perçants la scrutaient (avec une certaine bienveillance, lui sembla-t-il) sous d’épais sourcils légèrement asymétriques. Cordélia remarqua qu’il les levait convulsivement et qu’il contractait en même temps les coins de sa bouche. Cette agitation du visage, qui contrastait étrangement avec la raideur du corps, avait quelque chose d’embarrassant.

« Vous devriez la faire poser correctement. »

Cordélia ne répondit pas. L’inconnu posa sa serviette, sortit d’une poche un stylo et son portefeuille. Il y trouva une carte de visite, au verso de laquelle il écrivit quelques mots d’une écriture droite et appliquée.

Sur le bristol, Cordélia vit un seul nom, Morgan, et un numéro de téléphone. Puis, elle lut au verso : Sir George Ral­ston, baronnet, croix de la valeur militaire, croix de guerre. Elle ne s’était donc pas trompée. C’était bien un ancien soldat.

« Prend-il cher, ce Mr. Morgan ?

– Moins cher que ce que vous coûtera ce travail mal fait. Dites-lui que vous téléphonez de ma part. Il vous demandera le tarif normal, ni plus ni moins. »

Le moral de Cordélia remonta en flèche. La plaque de guingois que ce chevalier errant, inattendu et bizarre, examinait d’un œil sévère, lui parut soudain d’un drôlerie irrésistible, ce n’était plus une calamité, mais une farce. Même Kingly Street, sous l’effet de sa bonne humeur, se transforma en un bazar étincelant, ensoleillé, vibrant de vie et d’optimisme. Elle faillit éclater de rire. Maîtrisant sa bouche tremblante, elle dit d’un ton grave :

« C’est très aimable de votre part. Etes-vous un amateur de plaques ou simplement un bienfaiteur de l’humanité ?

– Certains jugent que je suis un danger public. En fait, je suis un client, si toutefois vous êtes Cordélia Gray. Ne vous a-t-on jamais dit… »

Contre toute logique, Cordélia fut déçue. Qu’est-ce qui pouvait lui avoir fait croire qu’il était différent de ses autres clients masculins ? Elle termina la phrase pour lui :

« Que ce n’est pas un métier pour une femme ? Oui, souvent. Mais les gens ont tort. » L’homme reprit doucement :

« Non, que votre bureau est difficile à trouver. Cette rue est impossible. La moitié des bâtiments ne sont pas numérotés. Je suppose qu’ils ont trop souvent changé d’affectation. Mais une fois posée correctement, cette plaque devrait résoudre le problème. Occupez-vous-en le plus vite possible. Telle qu’elle est, elle fait mauvais effet. »

À cet instant, Bevis arriva, hors d’haleine, ses boucles blondes humides de transpiration, le tournevis accusateur dépassant de la poche de sa chemise. Tenant un Tomkins ronronnant contre sa joue rougie par la course, il présenta sa charmante et coupable personne au nouveau venu. Celui-ci l’en remercia par un « Du travail bâclé » très sec et un regard qui ne lui laissait aucune chance comme aspirant officier, puis, se tournant vers Cordélia, il ajouta : « Nous pourrions peut-être monter ? » Cordélia évita les yeux de Bevis, certaine que le garçon les levait au ciel. Elle monta alors la première et ils gravirent l’étroit escalier recouvert de lino. Ils dépassèrent l’unique W. -C. qui servait à tous les locataires (elle espéra que Sir George n’aurait pas à l’utiliser) et entrèrent dans le bureau du troisième étage qui donnait sur la rue. Miss Maudsley les regarda anxieusement par-dessus sa machine. Bevis déposa Tomkins dans son panier puis, l’œil écarquillé, il lança à Miss Maudsley un regard d’avertissement et articula silencieusement le mot « client ». La secrétaire rougit, se leva à demi de sa chaise, se rassit et, d’une main tremblante, entreprit de passer du Corrector sur une faute de frappe. Passant devant lui, Cordélia introduisit Sir George dans le saint des saints. Quand ils furent assis, elle demanda :

« Voulez-vous un café ?

– Du vrai ou un ersatz ?

– Mon Dieu, je suppose que vous pourriez appeler ça un ersatz, mais c’est un ersatz de première qualité.

– Alors du thé, si vous en avez. Avec du lait, s’il vous plaît. Sans sucre. Et sans biscuits. »

En s’exprimant ainsi, le visiteur n’avait nullement l’intention d’être désobligeant. Simplement, il avait l’habitude d’établir les faits, puis de formuler ses demandes.

Cordélia passa la tête par la porte et dit à Miss Maudsley : « Du thé, s’il vous plaît. » Quand on l’apporterait, le thé serait servi dans les fines tasses de Rockingham que Miss Maudsley avait héritées de sa mère et prêtées à l’agence, à l’usage exclusif des clients spéciaux. Cordélia ne doutait pas une seconde que Sir George y aurait droit.

Ils étaient assis de part et d’autre du bureau de Bernie. L’homme la dévisageait de ses yeux gris et perçants comme s’il était un examinateur et elle, une candidate – ce qui, dans un certain sens, était vrai. Contrastant avec le tic spasmodique de sa bouche, son regard direct et étincelant avait quelque chose de déconcertant. Il demanda :

« Pourquoi vous appelez-vous Pryde ?

– Parce que l’agence a été créée par un ancien agent de la police métropolitaine, Bernie Pryde. Pendant un certain temps, j’ai travaillé pour lui comme assistante, puis il m’a associée à son affaire. À sa mort, il m’a légué l’agence.

– Comment est-il mort ? »

La question, aussi sévère qu’une accusation, lui parut étrange, mais elle y répondit calmement.

« Il s’est ouvert les veines. »

Sans avoir besoin de fermer les yeux, elle pouvait revoir la scène aussi nette et fortement contrastée qu’une photo de cinéma. Elle avait trouvé Bernie affalé sur la chaise qu’elle occupait maintenant. Sa main droite tenait encore un rasoir de coiffeur ouvert, et sa main gauche, au poignet entaillé et béant, baignait dans une cuvette, paume vers le haut, comme une anémone de mer dans une flaque à marée basse, enroulant dans la mort ses pâles tentacules ridés. Mais aucune flaque d’eau de mer n’avait jamais été aussi rouge. Cordélia sentit de nouveau l’odeur douceâtre et pénétrante du sang frais.

« Ah ! Un suicide ! »

Sir George avait pris un ton plus aimable, presque enjoué. On aurait dit un joueur de golf félicitant Bernie pour un bon putt tandis que le regard qu’il promenait autour de la pièce suggérait qu’il comprenait parfaitement la raison de cet acte de désespoir.

Cordélia n’avait pas besoin de voir ce bureau-ci, ni l’autre, par les yeux de son interlocuteur. Ce qu’elle voyait par les siens était déjà assez déprimant. Miss Maudsley et elle l’avaient repeint en jaune pâle pour donner une impression de clarté, elles avaient aussi nettoyé le tapis fané avec un détachant mais le produit avait séché par plaques, et l’effet final rappelait une maladie de peau. Avec ses rideaux fraîchement lavés, la pièce avait au moins l’air propre et bien rangée, trop bien rangée même, l’absence de tout désordre pouvant indiquer un manque de travail. Des plantes occupaient chaque centimètre carré de surface plane. Miss Maudsley avait « les doigts verts ». Les boutures qu’elle coupait de ses propres plantes et repiquait avec amour dans toutes sortes de récipients aux formes bizarres, ramassés lors de ses expéditions sur les marchés, prospéraient malgré le manque de lumière. Mais cette luxuriante végétation pouvait donner à penser qu’elle avait été habilement déployée pour cacher quelque sinistre défaut de l’architecture ou du décor.

Cordélia continuait à se servir du vieux bureau en chêne de Bernie. Elle croyait encore pouvoir distinguer la marque du contour de la cuvette dans laquelle s’était écoulée la vie de son ami, ou une certaine tache de sang mêlé d’eau. Mais il y avait tant de marques, tant de taches sur le bois… Le chapeau de Bernie, avec son bord relevé et son ruban crasseux, pendait toujours au portemanteau. Aucune vente de charité ne l’accepterait et Cordélia se sentait incapable de le jeter. Deux fois, elle l’avait porté jusqu’à la poubelle, dans la cour, mais n’avait pu se résoudre à l’y laisser tomber : à ses yeux, ce geste aurait été un rejet définitif de Bernie encore plus intime et traumatisant que la suppression de son nom sur la plaque. Si l’agence finissait par faire faillite – elle ne savait pas encore à combien s’élèverait l’augmentation de son loyer, et n’osait y penser -, elle laisserait sans doute le chapeau à la même place, dans sa pitoyable décrépitude, pour que des mains étrangères l’expédient du bout des doigts dans la corbeille à papiers.

On apporta le thé. Sir George attendit que Miss Maudsley se fût retirée. Puis il versa méticuleusement le lait dans sa tasse et dit :

« Le travail que j’ai à vous offrir implique un certain nombre de fonctions. Vous seriez à la fois garde du corps, secrétaire personnelle, détective et… infirmière. Un peu tout. Pas le genre de chose qui plairait à tout le monde. Et aucun moyen de savoir comment tout cela finira.

– En principe, je suis détective privé.

– Certes, mais il ne faut pas se montrer trop difficile en ces temps de crise. Un travail est un travail. D’ailleurs, il n’est pas impossible que vous ayez à mener une enquête, et les risques de violence, bien que peu importants, ne sont pas exclus. Votre tâche serait sans doute plus désagréable que dangereuse. Si je pensais que ma femme, ou vous-même, courriez un risque réel, je n’engagerais pas un amateur.

– Pourriez-vous m’expliquer ce que vous attendez exactement de moi ? »

Comme s’il hésitait à commencer, Sir George contempla le fond de sa tasse. Mais, quand il parla, il le fit avec clarté, concision et fermeté :

« Je suis le mari de l’actrice Clarissa Lisle. Vous avez sans doute entendu parler d’elle. La plupart des gens semblent la connaître de nom, bien qu’elle n’ait pas beaucoup joué ces derniers temps. Je suis son troisième mari. Nous nous sommes mariés en juin 1978. En juillet 1980, elle a été engagée pour jouer Lady Macbeth au théâtre du Duke of Clarence. Le troisième soir – on avait prévu cent cinquante représentations – elle a reçu ce qu’elle a considéré comme une menace de mort. Depuis ce jour-là, elle continue à en recevoir par intermittence. »

Sir George se mit à boire son thé à petites gorgées. Cor­délia se surprit à le regarder avec l’anxiété d’une enfant qui espère qu’on acceptera son offrande. Au bout d’un silence qui lui parut très long, elle demanda :

« Vous dites que votre femme a considéré le premier message comme une menace. Cela signifie-t-il que le sens en était ambigu ? Quelle forme prennent ces menaces, exactement ?

– Ce sont de petits mots dactylographiés. Tapés sur diverses machines. Chacun d’eux est surmonté d’un dessin représentant un cercueil ou une tête de mort. Il s’agit toujours de citations de pièces dans lesquelles ma femme a joué. Et toutes concernent la mort : peur de la mort, damnation, caractère inéluctable de la mort. »

La répétition du mot « mort » avait quelque chose d’oppressant. Et Sir George le prononçait avec une mordante satisfaction, à moins que ce ne fût un effet de son imagination.

« Toutefois, ces messages ne la menacent pas directement ? demanda-t-elle.

– Ma femme voit une menace dans cette insistance à évoquer la mort. Elle est très sensible. Les actrices ne le sont-elles pas toutes ? Elles ont besoin d’être aimées. Or ces billets sont hostiles. Je les ai ici, du moins ceux que ma femme a gardés : elle a jeté les premiers. Vous en aurez besoin comme pièces à conviction. »

Sir George fit jouer la fermeture de sa serviette et sortit une grosse enveloppe. Il en déversa un tas de petits morceaux de papier qu’il se mit à étaler sur le bureau. Cordélia reconnut aussitôt le papier : blanc, de qualité moyenne, d’un type tout à fait courant, il se vendait en trois formats avec les enveloppes assorties dans des milliers de papeteries. Économe, l’expéditeur avait choisi le plus petit. Chaque feuillet portait une citation dactylographiée surmontée d’un dessin d’environ deux centimètres et demi de haut : soit un cercueil dressé avec les initiales R. I. P. inscrites sur le couvercle, soit une tête de mort agrémentée de deux tibias croisés. Ni l’un ni l’autre n’avaient nécessité un grand talent : c’étaient des emblèmes plutôt que des représentations fidèles. Par ailleurs, ils avaient été exécutés avec une certaine sûreté de trait, qui dénotait une facilité à manier la plume – ou, dans ce cas, un stylo à bille noir. Sous les doigts osseux de Sir George, les bouts de papier blanc ornés de leurs austères symboles noirs glissaient et se réarrangeaient comme les cartes d’un jeu sinistre : chasse à la citation ou rami de l’assassin.

Cordélia connaissait la plupart de ces extraits : c’étaient des mots qui devaient venir facilement à l’esprit de tout lecteur de Shakespeare et des auteurs du début du XVIIe siècle, ou de toute personne étudiant l’expression de la mort et de la peur de mourir dans le théâtre anglais. Même en les lisant maintenant, tronqués et puérilement illustrés, elle sentait la force de leur pouvoir évocateur. La plupart des citations étaient de Shakespeare. Aucune de celles qui s’imposaient ne manquait. La plus longue – comment l’expéditeur aurait-il pu y résister ? – était le cri d’angoisse que pousse Claudio dans Mesure pour mesure :

« Oui, mais mourir et aller on ne sait où ; être couché dans une froide immobilité et pourrir ; cette sensible et chaude palpitation devenir pesante glaise, et l’esprit voluptueux nager dans des flots de feu ou séjourner dans la zone frissonnante de l’épaisse glace ; être emprisonné dans les vents invisibles et emporté par leur turbulence infatigable tout autour de ce monde flottant !… »

Ce passage célèbre n’avait rien de particulièrement menaçant. Toutefois, dans la plupart des autres, il était possible de voir des intimidations plus directes, des allusions, pensa-t-elle, à un châtiment que mériterait la destinataire pour des torts réels ou imaginaires.

« Celui qui meurt paie toutes ses dettes. »

« Ô mauvaise herbe,

Toi si belle et parfumée

Qu’on en devient tout dolent,

Puisses-tu ne jamais être née ! »

L’auteur des billets avait mis quelque soin à choisir les illustrations. Une tête de mort ornait les vers de Hamlet :

« Va donc à présent retrouver ma dame dans son boudoir et dis-lui qu’elle aura beau s’appliquer un pouce de fard, voilà la figure qu’elle aura un jour » ainsi qu’un passage que Cordélia attribua à John Webster, bien qu’elle ne pût reconnaître la pièce dont il provenait :

« Plongé jusqu’à ce jour dans la sécurité,

Tu ne sais ni comment vivre, ni comment mourir ;

Mais j’ai ici quelque chose qui te secouera et te montrera où tu vas. »

Même en tenant compte de la sensibilité d’une actrice, il fallait une bonne dose d’égotisme pour détacher ces mots familiers de leur contexte et les rapporter à soi ; ou bien une peur de mourir quasi pathologique. Cordélia sortit un calepin neuf de son tiroir et demanda :

« Comment lui parviennent ces billets ?

– La plupart par la poste, dans des enveloppes du même type que le papier avec l’adresse tapée à la machine. Ma femme n’a pas pensé à garder ces enveloppes. Quelques-uns furent portés au théâtre ou à notre appartement de Londres. L’un d’eux fut glissé sous la porte de sa loge pendant la représentation de Macbeth. Les six premiers ont été détruits – ce serait d’ailleurs la meilleur chose à faire avec tous les autres, à mon avis. Ces vingt-trois-là sont tout ce que nous avons pour le moment. Je les ai numérotés au recto par ordre de réception – dans la mesure où ma femme s’en souvient -, et j’ai noté quand et comment chacun d’eux nous est parvenu.

– Merci. Cela ne sera sans doute pas utile. Votre femme a souvent joué Shakespeare, n’est-ce pas ?

– Oui. En sortant du conservatoire, elle est entrée dans la Malvern Repertory Compagny qui est spécialisée dans le répertoire élisabéthain. Elle y est restée trois ans. Elle en joue moins maintenant.

– Les premiers billets – ceux qu’elle a jetés – sont arrivés pendant qu’elle tenait le rôle de Lady Macbeth. Comment a-t-elle réagi ?

– Le tout premier l’a bouleversée, mais elle n’en a parlé à personne. Elle l’a pris pour un geste d’hostilité isolé. Elle dit avoir oublié son contenu. Tout ce qu’elle se rappelle, c’est qu’il comportait le dessin d’un cercueil. Puis il y en a eu un deuxième, un troisième et un quatrième. Durant la troisième semaine de la saison, ma femme avait sans cesse des crises de dépression et il fallait constamment lui souffler ses répliques. Le samedi, elle est sortie en courant de la scène pendant le deuxième acte et sa doublure a dû la remplacer. Tout cela est une question de confiance en soi. Si vous vous dites que vous allez avoir un trou, eh bien vous l’avez, c’est évident. Clarissa a été capable de reprendre le rôle au bout de quelques jours, mais elle a eu du mal à tenir six semaines. Ensuite, elle devait se produire à Brighton, dans une de ces pièces policières rétro des années 30 où l’ingénue s’appelle Bunty, le héros Clive et où les hommes, tous en costume de flanelle, ne cessent d’entrer et de sortir par des portes-fenêtres. Curieux. Et pas exactement le genre de rôle qu’interprète habituellement ma femme : Clarissa est une actrice classique. Mais les femmes d’âge mûr n’ont pas tellement le choix. Il y a plus de bonnes comédiennes que de rôles, paraît-il. La même chose est arrivée. Le premier billet est apparu le matin de la générale, d’autres ont suivi à intervalles réguliers. La pièce a été retirée de l’affiche au bout de quatre semaines. L’interprétation de ma femme y était peut-être pour quelque chose – c’est du moins ce que pense Clarissa. Moi, j’en suis moins sûr. L’intrigue était stupide, incompréhensible, même pour moi. Ensuite, Clarissa n’a plus joué jusqu’au jour où elle a accepté un rôle dans Le Démon blanc de Webster, à Nottingham. Victoria ou un nom comme ça…

– Vittoria Corombona.

– Peut-être bien. Comme j’étais à New York pendant dix jours, je n’ai pas vu la pièce… Mais le même incident s’est reproduit. Le premier billet est de nouveau arrivé le jour de la générale. Cette fois, ma femme a alerté la police. Sans grand résultat. Le commissaire a pris les messages, a longuement médité dessus, puis les lui a rendus. Il s’est montré compréhensif, mais absolument inefficace. Il nous a fait comprendre qu’il ne prenait pas la menace de mort au sérieux. Lorsque quelqu’un veut vous tuer, a-t-il fait remarquer, il passe à l’acte et ne se contente pas de vous menacer. Je dois dire que je suis plutôt de son avis. La police a tout de même découvert une chose : le billet qu’avait reçu ma femme pendant mon séjour à New York avait été tapé sur ma vieille Remington.

– Vous ne m’avez pas encore dit en quoi je pourrais vous être utile.

– J’y viens. Le week-end prochain, ma femme doit jouer le rôle principal dans La Duchesse de Malfi de Webster. Montée par des amateurs, cette pièce sera donnée en costumes victoriens dans l’île de Courcy, à trois kilomètres environ de la côte du Dorset. Ambrose Gorringe, le propriétaire de l’île, a restauré le petit théâtre de l’époque victorienne que son arrière-grand-père avait construit. Il paraît que le premier Gorringe, celui qui a rebâti le château médiéval en ruine, recevait souvent le prince de Galles et sa maîtresse, l’actrice Lillie Langtry. Les invités s’amusaient à faire du théâtre, en amateurs. Il y a un an environ, un journal du dimanche a publié un article sur l’île et sur la restauration du château et du théâtre. Vous l’avez peut-être lu ? »

Cordélia ne s’en souvenait pas.

« Vous voulez que je me rende dans l’île pour veiller sur Lady Ralston ? demanda-t-elle.

– Oui. J’espérais y être moi-même, mais cela me sera impossible. Je dois assister à une réunion qui a lieu dans le Sud-Ouest. Je pensais aller en voiture à Speymouth vendredi matin de bonne heure et laisser ma femme à l’embarcadère. Mais elle a besoin de quelqu’un pour lui tenir compagnie. Cette représentation est très importante pour elle. La pièce sera reprise à Chichester au printemps prochain. Si Clarissa retrouve sa confiance en elle, elle se sentira peut-être capable de la jouer là-bas. De plus, elle pense que les menaces vont peut-être se réaliser pendant ce week-end, que quelqu’un essaiera de la tuer, à Courcy.

– Elle doit bien avoir une raison pour croire cela.

– Non, rien qu’elle puisse expliquer. Rien qui convaincrait la police en tous les cas. C’est sans doute irrationnel, mais c’est ce qu’elle pressent. Elle m’a demandé de venir vous chercher. »

Et il était venu. Faisait-il toujours tout ce que sa femme désirait ?

« Pourriez-vous me préciser ce que j’aurai à faire ?

– Lui éviter des contrariétés. Prendre tous les appels téléphoniques pour elle. Ouvrir toutes ses lettres. Inspecter la scène avant la représentation, si c’est possible. Rester à proximité de ma femme la nuit : c’est surtout à ce moment-là qu’elle est anxieuse. Réfléchir à la question des messages et découvrir, si vous le pouvez en si peu de temps, qui en est l’auteur. »

Avant que Cordélia ait pu répondre à ces instructions concises, Sir George lui lança à nouveau un de ses regards fulgurants de dessous ses sourcils inégaux.

« Aimez-vous les oiseaux ? »

Pendant un instant, Cordélia ne sut que répondre. Peu de gens, sauf ceux qui souffrent d’une phobie, admettraient ne pas aimer les oiseaux. Mais Sir George devait lui demander d’une façon détournée si elle pouvait reconnaître un busard des marais à cinquante mètres. Elle dit avec prudence :

« J’ai du mal à identifier les espèces plus rares.

– Dommage. L’île est une des plus intéressantes réserves naturelles d’oiseaux de Grande-Bretagne. Probablement la plus remarquable parmi les réserves privées. Courcy abrite beaucoup d’espèces rares : des coucals ainsi que des bernacles du Canada, des barges noires et des huîtriers. Dommage que cela ne vous intéresse pas. Avez-vous d’autres questions – au sujet de notre affaire, je veux dire ?

– Si je dois passer trois jours avec votre femme, ne vaudrait-il pas mieux qu’elle me voie avant de prendre une décision ? suggéra Cordélia timidement. Elle ne me connaît pas. Nous ne nous sommes jamais rencontrées.

– Erreur. Elle vous a déjà vue. C’est pour cela qu’elle sait qu’elle peut avoir confiance en vous. Elle prenait le thé avec Mrs. Fortescue la semaine dernière quand vous êtes venue rapporter le chat de cette dame – il s’appelle Solomon, je crois. Il paraît que vous avez retrouvé l’animal trente minutes après avoir commencé les recherches et que vous avez demandé fort peu d’argent. Mrs. Fortescue est fort attachée à son chat. Vous auriez pu tripler vos honoraires. Elle aurait payé sans discuter. C’est cela qui a impressionné ma femme.

– Nous sommes assez chers. Nous ne pouvons faire autrement. Mais nous sommes honnêtes. »

Cordélia se rappela le salon d’Eaton Square. Une pièce très féminine, si ce qualificatif signifie luxe et douceur ; une accumulation de photographies dans des cadres d’argent, un thé copieux servi sur une table basse devant la cheminée, une surabondance de fleurs arrangées d’une façon conventionnelle. Mrs. Fortescue, folle de joie et de soulagement au point d’en devenir presque incohérente, lui avait poliment présenté son invitée, mais sa voix, étouffée par la fourrure de Solomon, n’était plus qu’un murmure indistinct et Cordélia n’avait pas saisi le nom de la visiteuse. Celle-ci lui avait toutefois laissé un souvenir très précis. Elle la revoyait assise, immobile, dans un fauteuil près de la cheminée, les jambes croisées, ses doigts bagués posés sur les accoudoirs. Cordélia se rappelait aussi une torsade de cheveux blonds relevés en une coiffure compliquée, un front haut, une petite bouche charnue, des yeux immenses très enfoncés, surmontés de paupières lourdes, presque gonflées. Cette femme semblait ajouter une touche de grâce hiératique au luxe banal du salon. Elle avait quelque chose de particulier qui, malgré la simplicité de son ensemble classique en daim, laissait deviner une personnalité excentrique, capable de tous les excès. La tête gravement penchée, elle observait les effusions de son amie avec un sourire légèrement moqueur. En dépit de son immobilité, on ne pouvait pas dire que se dégageait d’elle une impression de paix.

« Je n’ai pas reconnu votre femme, mais je m’en souviens très bien.

– Acceptez-vous ce travail ?

– Oui.

– Ça va vous changer des chats perdus, fit remarquer

Sir George d’un ton neutre. Mrs. Fortescue a indiqué à ma femme votre tarif journalier. Sans doute l’augmenterez-vous pour cette affaire ?

– Le tarif journalier reste le même, quel que soit le travail. La note finale dépend du temps que je passe à résoudre un problème, de la nécessité de faire intervenir l’un de mes deux employés et du montant des frais. Ils peuvent être assez élevés. Mais comme, dans le cas présent, je serai invitée au château, il n’y aura pas de frais d’hôtel. Quand dois-je arriver là-bas ?

– Le canot automobile de Courcy – le Shearwater – sera à Speymouth pour emmener les voyageurs qui auront pris le train de neuf heures trente-trois à Waterloo. Votre billet se trouve dans cette enveloppe. Ma femme a téléphoné à Mr. Gorringe pour lui annoncer qu’elle venait avec une secrétaire pour la décharger de diverses petites tâches pendant le week-end. Vous êtes attendue. »

Clarissa Lisle était donc certaine qu’elle accepterait ce travail. Et, en effet, elle acceptait. L’actrice semblait avoir été tout aussi sûre d’obtenir le consentement d’Ambrose Gorringe. Elle n’avait pourtant trouvé qu’un prétexte assez mince. Cordélia se demanda jusqu’à quel point Gorringe y avait cru. Arriver pour le week-end dans une maison de campagne, accompagné de son détective privé, était le privilège des membres d’une famille royale, mais pour tout invité d’un rang moins élevé, cela indiquait un manque de confiance manifeste en l’hôte. Quant à en emmener un, incognito, cela pouvait être considéré à juste titre comme un manquement aux convenances. Cordélia allait avoir du mal à protéger Miss Lisle sans trahir sa véritable profession ; si on la découvrait, ce ne pourrait être qu’une surprise désagréable pour le châtelain de Courcy et les autres invités.

« J’ai besoin de savoir qui d’autre sera dans l’île, et de tous les renseignements que vous pourrez me donner au sujet de ces personnes.

– Que vous dire ? Samedi après-midi, quand les acteurs et les spectateurs seront invités, il y aura environ une centaine de personnes. Mais les invités de la maison seront peu nombreux. Il y aura ma femme, évidemment, avec Tolly - Miss Tolgarth – son habilleuse. Puis le beau-fils de ma femme, Simon Lessing. C’est un collégien de dix-sept ans, le fils du second mari de Clarissa qui s’est noyé en août 1977. Comme il n’était pas heureux avec ses tuteurs, des membres de sa famille, ma femme a décidé de l’adopter. Je ne sais pas très bien pourquoi on l’a invité : il s’intéresse surtout à la musique. Clarissa a peut-être pensé qu’il était temps qu’il rencontre d’autres gens. C’est un garçon timide. Ensuite, il y aura sa cousine, Roma Lisle, un ancien professeur qui a maintenant une librairie quelque part dans le nord de Londres. Célibataire. Quarante-cinq ans environ. Je ne l’ai vue que deux fois. Elle viendra peut-être avec son associé, mais je suis incapable de vous dire quoi que ce soit sur lui. Vous ferez également la connaissance du critique d’art dramatique Ivo Whittingham. C’est un vieil ami de ma femme. Il doit écrire un article sur le théâtre et la représentation pour un hebdomadaire. Ambrose Gorringe sera là, bien sûr. Et il y a trois domestiques : Munter, le majordome, sa femme et Oldfield, qui fait office de passeur et d’homme à tout faire. Je crois que c’est tout.

– Parlez-moi de Mr. Gorringe.

– Gorringe connaît ma femme depuis son enfance. Leurs pères étaient diplomates. Il a hérité de l’île en 1977, alors qu’il passait une année à l’étranger, sûrement pour échapper au fisc. Il est revenu en Grande-Bretagne en 1978 et a passé ces trois dernières années à restaurer le château et à s’occuper de l’île. C’est un homme d’âge mûr, il est célibataire et a fait des études d’histoire à Cambridge, je crois. Il est très calé sur l’époque victorienne. En plus, il a excellente réputation.

– Une dernière question : votre femme paraît craindre pour sa vie au point de ne pas vouloir passer le week-end à Courcy sans protection. À-t-elle des raisons de redouter ou de soupçonner particulièrement quelqu’un parmi les invités ? »

Cordélia s’aperçut aussitôt que sa question contrariait son interlocuteur, peut-être parce qu’elle l’obligeait à admettre ce qu’il avait jusque-là laissé entendre sans jamais l’exprimer : la peur qu’avait sa femme d’être assassinée était hystérique, purement imaginaire. Elle avait demandé une protection, il la lui procurait. Mais il la jugeait inutile ; il ne croyait ni au danger ni aux moyens qu’il employait pour rassurer Clarissa. Et maintenant, une partie de son être détestait l’idée que l’hôte de son épouse et les autres invités allaient faire l’objet d’une surveillance secrète. Il avait donné satisfaction à sa femme, mais en même temps il s’en voulait de l’avoir fait. D’un ton sec, il répondit :

« Vous pouvez abandonner cette idée tout de suite : à Courcy ma femme n’a aucune raison de soupçonner qui que ce soit de lui vouloir du mal, absolument aucune. »

 

 

2

 

 

Ensuite, ils n’échangèrent plus que des paroles sans importance. Sir George consulta sa montre et se leva. Deux minutes plus tard, il prenait brièvement congé devant la porte de l’agence, sans plus mentionner ni regarder la plaque qui avait suscité ses critiques. Alors qu’elle remontait l’escalier, Cordélia se demanda si elle aurait pu tirer un meilleur parti de cet entretien. Dommage que la visite se fût terminée si abruptement. Elle regrettait de ne pas avoir pensé à poser certaines questions, surtout celle-ci : parmi les personnes qu’elle allait rejoindre à Courcy, y en avait-il qui connaissaient l’existence des lettres de menace ? Pour l’apprendre, il lui faudrait maintenant attendre de voir Miss Lisle.

Quand elle ouvrit la porte du bureau, Miss Maudsley et Bevis la regardèrent d’un œil avide par-dessus leurs machines à écrire. Il eût été cruel de refuser de les mettre au courant, du moins en partie. Sentant que Sir George n’était pas un client ordinaire, ils avaient été saisis d’une excitation quasi paralysante : un silence suspect, sans le moindre cliquetis, avait régné dans le bureau de réception pendant toute la durée de la visite. Cordélia leur en dit donc juste assez pour satisfaire leur curiosité, insistant sur le fait que Miss Lisle cherchait une secrétaire-dame de compagnie pour la protéger de lettres anonymes irritantes, mais sans importance. Elle ne parla pas de la nature de ces billets ni de la conviction qu’avait l’actrice d’être sérieusement menacée. Elle rappela à ses employés que ce travail, comme tous les autres, même les plus insignifiants, devait rester confidentiel.

« Mais naturellement, Miss Gray ! dit Miss Maudsley. C’est une chose que Bevis comprend parfaitement. »

Le garçon assura avec fougue :

« Je suis beaucoup plus digne de confiance que j’en ai l’air. Je ne soufflerai mot de tout de cela, parole d’honneur. D’ailleurs, je ne parle jamais de l’agence. Mais il ne faudrait pas qu’on me torture : je ne résiste pas à la douleur !

– Personne ne vous torturera, Bevis », promit Cordélia.

D’un commun accord, ils déjeunèrent tôt. Bevis alla chercher des sandwiches à la charcuterie de Carnaby Street et Miss Maudsley prépara du café. Assis confortablement dans le bureau, ils se livrèrent à d’agréables conjectures quant à l’issue de cette nouvelle enquête. Et cette heure de détente ne fut pas perdue. À la surprise de Cordélia, Miss Maudsley et Bevis avaient tous deux des renseignements à lui fournir sur l’île de Courcy et sur son propriétaire. Ce n’était pas la première fois qu’une telle chose arrivait. Si leurs qualités professionnelles laissaient à désirer, ils pouvaient souvent lui offrir en prime des potins utiles.

« Si vous vous intéressez à l’architecture victorienne, le château vous plaira, Miss Gray. Un mois avant sa mort, mon frère avait emmené l’Association des mères de familles dans l’île, pour leur excursion annuelle. Bien entendu, étant célibataire, je n’en faisais pas officiellement partie, mais j’accompagnais presque toujours ces femmes et je garde un souvenir merveilleux de cette sortie-là. J’ai surtout aimé les tableaux et les porcelaines. Dans le château, il y a une ravissante chambre à coucher. On dirait presque un musée de métiers d’art victoriens : on y voit des carreaux de Morgan, des dessins de Ruskin et des meubles de Mackmurdo. Cette excursion nous a coûté assez cher. Le propriétaire, Mr. Gor­ringe, ne reçoit qu’une fois par semaine, en saison. Par petits groupes de douze personnes à la fois. Cela explique le prix élevé des billets d’entrée, je suppose. Il faut bien qu’il gagne un peu d’argent, cet homme ! Mais personne ne s’est plaint, pas même Mrs. Baggot qui a pourtant tendance à devenir grognon en fin de journée. Et l’île est si belle, les paysages si variés ! Des falaises, des bois, des champs et des marécages. Une Angleterre en miniature.

– Eh bien, figurez-vous que j’étais au théâtre le fameux soir où elle a eu un trou, Clarissa Lisle. C’était affreux. Elle n’a pas simplement oublié une réplique – d’ailleurs je vois mal comment quelqu’un pourrait oublier Lady Macbeth, un rôle qui parle tout seul, pratiquement. Non, elle a complètement perdu pied. De nos places, mon ami Peter et moi, nous pouvions entendre la voix du souffleur. C’est tout juste s’il ne criait pas. Soudain, elle a poussé une sorte de gémissement, puis elle est sortie de scène en courant. »

La voix indignée de Bevis tira Miss Maudsley de ses agréables souvenirs de portraits d’Orpen et de tapisseries de William Morris.

« La pauvre ! s’exclama-t-elle. Comme cela a dû être pénible pour elle !

– Pénible pour le reste de la troupe. Pour nous aussi, d’ailleurs. Extrêmement gênant pour tous. Après tout, Cla­rissa Lisle est une actrice professionnelle qui jouit d’une certaine réputation. C’est tout de même surprenant de la voir réagir comme une collégienne hystérique qui perd la tête lors de sa première représentation en public. Je m’étonne qu’après ce fiasco Metzler lui ait offert le rôle de Vittoria. Au début, elle était bonne – les critiques lui étaient assez favorables – mais ensuite, les choses se sont, paraît-il, gâtées et la pièce a été retirée de l’affiche. »

On aurait dit que Bevis avait été mêlé de près à tous ces événements. Il avait souvent étonné Cordélia par l’air catégorique qu’il adoptait chaque fois qu’il parlait de théâtre, ce monde exotique plein de chimères et de désirs, sa terre promise, son élément. Il poursuivit :

« Comme j’aimerais le voir ce théâtre de Courcy ! Il est très petit, cent places seulement, mais parfait, à ce qu’on dit. Le premier propriétaire l’avait fait construire pour Lillie Langtry quand elle était la maîtresse du prince de Galles. Le prince se rendait souvent dans l’île et les invités du château s’amusaient à faire du théâtre.

– Comment savez-vous tout cela, Bevis ?

– À la fin des travaux de restauration, un journal a publié un article sur le château. Mon ami me l’a montré. Il sait que cela m’intéresse. Le théâtre a l’air charmant. Il comprend même une loge royale aux armes du prince de Galles. J’aurais bien aimé voir ça. Comme je vous envie, Miss Gray !

– Sir George m’a parlé du théâtre, dit Cordélia. Le propriétaire actuel doit être très riche. La réfection du château et l’achat des objets victoriens lui ont certainement coûté une fortune ! »

À sa grande surprise, ce fut Miss Maudsley qui répondit :

« Mais il l’est ! Il a gagné beaucoup d’argent avec son best-seller, Autopsie. A. K. Ambrose, c’est lui. Vous ne le saviez pas ? »

Cordélia l’ignorait. Elle avait acheté le livre comme des milliers d’autres personnes, à force de le voir dans les supermarchés et à la vitrine de toutes les librairies et par curiosité aussi, pour savoir à quoi ressemblait un premier roman qui, d’après les rumeurs, avait valu à son auteur une avance sur droits d’un demi-million de livres, avant même sa publication. Conformément au goût du jour, le livre était long et plein de scènes violentes. Elle se rappela qu’en effet, comme le promettait la prière d’insérer, elle avait eu du mal à interrompre sa lecture mais pourtant, à présent, elle se sentait incapable de se souvenir exactement de l’intrigue ou des personnages. L’idée était assez bonne : il s’agissait de l’autopsie d’une femme assassinée et l’écrivain avait raconté en détail l’histoire de toutes les personnes qui s’y trouvaient mêlées : le médecin légiste, l’agent de police, l’employé de la morgue, la famille de la victime, la victime et, finalement, le meurtrier. À la rigueur, on pouvait considérer ce livre comme un policier, à ceci près qu’il contenait plus de scènes érotiques – normales ou perverses – que d’enquêtes, et qu’il s’efforçait, avec un certain succès, de combiner saga familiale et suspense. C’était un livre écrit pour le grand public : pas assez bon pour décourager les masses, ni assez mauvais pour qu’on ait honte d’être vu en train de le lire. Elle l’avait terminé avec un sentiment de frustration, mais elle n’aurait pu dire si c’était parce qu’elle avait l’impression d’avoir été manipulée ou parce qu’elle était persuadée que À. K. Ambrose aurait pu écrire quelque chose de meilleur s’il l’avait voulu. Toutefois, la description détaillée de la dissection d’un corps de femme, les passages érotiques, habilement répartis, et écrits avec une ironie et un dégoût de soi sous-jacents, avaient un effet pornographique certain. Là, au moins, l’auteur avait été lui-même.

Miss Maudsley se hâta d’affirmer que sa question n’impliquait aucune critique :

« C’est normal que vous n’en sachiez rien. Moi-même, je ne l’ai appris que parce que l’une des femmes qui participait à l’excursion avait un mari libraire. C’est elle qui m’a donné ces renseignements. Mr. Ambrose ne tient pas du tout à ce que cela se sache. Je crois que c’est le seul livre qu’il ait écrit. »

Cordélia commença à se sentir extrêmement curieuse de voir ce phénomène d’Ambrose Gorringe et son île. Elle continua à réfléchir aux aspects étranges de cette nouvelle enquête pendant que Bevis ramassait les tasses à café : c’était à lui de faire la vaisselle. Les mains croisées sur les genoux, Miss Maudsley était tombée dans un mutisme songeur. Soudain, elle leva la tête et dit :

« J’espère que vous ne courrez aucun danger, Miss Gray. Les lettres anonymes ont quelque chose de venimeux, on pourrait presque dire de diabolique. Nous en avons reçu toute une flopée une fois, dans la paroisse, et cela s’est terminé tragiquement. Elles sont si malveillantes !

– Malveillantes, mais inoffensives. Cette enquête risque d’être plus ennuyeuse qu’effrayante. D’ailleurs, j’ai du mal à imaginer qu’un drame puisse se dérouler à Courcy. »

Bevis, qui avait atteint la porte, se retourna, les trois tasses en équilibre instable dans sa main :

« Et pourtant, il y en a eu des drames affreux, à Courcy ! Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé. L’article ne le précisait pas. Le château actuel est bâti sur l’emplacement d’un vieux château médiéval qui surveillait cette partie de la Manche. Par conséquent, il a bien dû hériter de deux ou trois fantômes. En tout cas, le reporter parlait d’une histoire "pleine de violence et de sang".

– Un beau cliché journalistique. Le passé est toujours plein de violence et de sang. Cela ne veut pas dire que ses fantômes errent encore. »

Cordélia parlait sans le moindre pressentiment, heureuse d’avoir enfin un travail sérieux, heureuse à la pensée de sortir de Londres par ce beau temps automnal. Elle imaginait déjà les tours élancées, les marais résonnant du cri des mouettes, les hauteurs et les bois de cette Angleterre en miniature, si mystérieuse et si belle, qui l’attendait là-bas, au soleil.

 

 

3

 

 

Ambrose Gorringe allait si peu à Londres qu’il commençait à se demander si ses rares déplacements justifiaient un abonnement à son club. Certaines parties de la capitale lui étaient encore agréablement familières, d’autres, où il s’était autrefois promené avec plaisir, lui paraissaient à présent sales, abîmées, étrangères. Quand des affaires avec son agent de change, son agent littéraire ou son éditeur l’appelaient à Londres, il établissait ce qu’il nommait un « programme des réjouissances ». Il ne manquait jamais de faire un saut chez Saul Gaskin, qui tenait un petit magasin d’antiquités près de Notting Hill Gâte. Il achetait la plupart de ses tableaux et de ses meubles victoriens dans les salles de ventes londoniennes, mais Gaskin connaissait et partageait un peu sa passion pour les objets de cette époque. Gorringe pouvait donc être certain que l’antiquaire lui avait gardé une petite collection de babioles souvent plus intéressantes que les acquisitions qu’il pouvait faire par ailleurs.

Dans la chaleur inhabituelle de ce mois de septembre, le bureau de l’antiquaire, installé dans l’arrière-boutique, sentait un peu le fauve. Avec sa figure blanche et pincée, ses petites mains aux gestes précis, son gilet de moleskine graisseux, son pas trottinant, Gaskin ressemblait à une souris affairée. Il ouvrit le tiroir de son bureau et, respectueusement, posa devant ce client privilégié tout ce qu’il avait pu trouver au cours des quatre derniers mois. La carafe bleue gravée de grappes de raisin et de feuilles de vigne était jolie, mais il n’y avait que cinq verres assortis. Or Gorringe aimait les services complets. Et l’un des deux vases en Wedgwood conçus par Walter Crâne était ébréché. Cela le surprit. Sachant qu’il exigeait la perfection, pourquoi Gaskin avait-il pris la peine de les lui réserver ? Par contre, le menu aux marges illustrées, d’un banquet donné par la reine à Windsor le 10 octobre 1844 pour célébrer la remise de l’ordre de la Jarretière au roi Louis-Philippe, était une bonne trouvaille. Gorringe caressa l’idée amusante de servir le même repas à Courcy le jour anniversaire, mais il se rappela les limites des talents culinaires de Mrs. Munter, ainsi que celles de l’estomac de ses invités.

Gaskin avait gardé le meilleur pour la fin. Comme d’habitude, il sortit avec des mines d’ecclésiastique célébrant la messe deux lourdes broches de deuil magnifiquement ciselées, en émail noir et or, toutes deux ornées d’une mèche de cheveux savamment torsadée pour former des volutes et des pétales ; un bonnet de veuve, encore rangé dans le carton à chapeau dans lequel on l’avait livré, et un fragment de statue en marbre – un bras dodu de jeune enfant – reposant sur un coussin de velours pourpre. Gorringe prit le bonnet entre ses mains et caressa le satin gaufré, les rubans d’un deuil ostentatoire. Qu’était-il arrivé à sa propriétaire ? se demanda-t-il. Folle de chagrin, avait-elle suivi prématurément son mari dans la tombe ? Ou bien cette coiffure – sûrement très chère – lui avait-elle simplement déplu ? Ce chapeau et les broches enrichiraient sa collection d’objets victoriens exposés dans la chambre à coucher qu’il appelait Memento Mori. Il y avait là les masques funéraires de Carlyle, de Ruskin et de Matthew Arnold, des faire-part bordés de noir pleins d’anges en pleurs et de vers sentimentaux, des tasses et des médailles commémoratives, des vêtements de grand deuil, noirs, gris et mauves. Clarissa n’y était entrée qu’une seule fois, en frissonnant. À présent, elle faisait comme si cette pièce n’existait pas. Mais Gorringe avait remarqué avec plaisir que les couples illégitimes aimaient parfois y dormir – un peu comme ces prostituées du XVIIIe siècle, pensa-t-il, qui copulaient avec leurs clients sur les pierres tombales des cimetières de l’East End. Il considérait cette alliance d’érotisme et de morbidité d’un œil à la fois sardonique et légèrement méprisant, comme il le faisait pour toute faiblesse humaine dont il était exempt.

« Je prends ces objets-là. Et peut-être le marbre aussi. Où l’avez-vous trouvé ?

– À une vente privée. Je ne pense pas que ce soit un morceau de monument funéraire. Le propriétaire a affirmé qu’il s’agissait de la copie d’une statue d’un des enfants royaux d’Osborne, réalisée pour la reine Victoria. C’est probablement le bras de la princesse.

– Pauvre Vicky ! Entre sa redoutable mère, son fils et Bismarck, elle n’a guère connu le bonheur. Ce marbre est vraiment irrésistible, mais pas à ce prix-là.

– Le coussin est d’origine. Et si c’est bien le bras de la princesse, nous sommes en présence d’une pièce unique. Pour autant que je le sache, il n’y a jamais eu de copies des statues d’Osborne. »

Comme d’habitude, les deux hommes se mirent à marchander d’un ton amical, mais Gorringe sentit que Gaskin ne le faisait que pour la forme. Le vieil homme était superstitieux. De toute évidence, ce marbre qu’il ne semblait toucher qu’avec la plus grande répugnance, le fascinait et le dégoûtait à la fois. Il voulait s’en débarrasser.

À peine le marché était-il conclu qu’on sonnait à la porte du magasin fermé. Alors que Gaskin allait ouvrir, Gorringe lui demanda la permission d’utiliser son téléphone. Il venait de se rendre compte que, en se dépêchant, il pourrait attraper un train qui partait un peu plus tôt que celui qu’il pensait prendre. Comme toujours, ce fut Munter qui répondit :

« Château de Courcy.

– Ici Gorringe. Je vous appelle de Londres. Je constate que je pourrai après tout rentrer avec le train de quatorze heures trente. Je serai sur le quai à seize heures quarante.

– Très bien, monsieur. Je préviendrai Oldfield.

– Tout va bien, Munter ?

– Assez bien, monsieur. On ne peut pas dire que la répétition générale de mardi ait été un grand succès, mais il paraît que c’est de bon augure pour la représentation.

– Et l’éclairage ?

– Parfait. La troupe a plus de chance avec ses électriciens amateurs qu’avec ses acteurs, si j’ose dire.

– Et Mrs. Munter, a-t-elle pu se procurer de l’aide pour samedi ?

– Pas tout à fait. Deux filles de la ville se sont récusées, mais Mrs. Chambers emmènera sa petite-fille. J’ai eu une entrevue avec cette jeune fille : elle n’a guère d’expérience, mais paraît remplie de bonne volonté. Si le théâtre à Courcy devait devenir un événement annuel, monsieur, il vous faudrait peut-être reconsidérer notre besoin en personnel, du moins pour cette semaine-là.

– Je pense que Mrs. Munter et vous-même n’avez rien à craindre à ce sujet. S’il vous faut absolument planifier votre travail douze mois à l’avance, il serait plus sage de supposer que Lady Ralston donnera sa dernière représentation à Courcy.

– Merci, monsieur. À propos, Lady Ralston a appelé. Sir George doit se rendre à une réunion imprévue et ne viendra peut-être que samedi après-midi, peut-être même après la représentation. Pour se consoler de l’absence de son mari, Lady Ralston a l’intention de venir avec une secrétaire-dame de compagnie, une certaine Miss Cordélia Gray. Cette dame arrivera vendredi matin, en même temps que les autres invités. Lady Ralston avait l’air de penser qu’il n’était pas utile qu’elle vous en parle personnellement. »

À l’autre bout du fil, Gorringe perçut très nettement la désapprobation de son majordome ainsi que son ironie soigneusement contenue. Munter savait exactement jusqu’où il pouvait aller ; comme son insolence voilée n’était jamais dirigée contre son employeur, celui-ci se montrait indulgent. Un homme, surtout un domestique, avait droit à de petites rébellions pour préserver son amour-propre. Dès le début de leurs relations, Gorringe avait noté que le comportement de Munter, un curieux croisement de Jeeves [1] et de Bunter2, son homonyme à une lettre près, devenait caricatural chaque fois qu’on dérangeait l’ordre minutieux de ses plans domestiques. Quand Clarissa venait au château, il devenait presque insupportablement « buntérien ». Appréciant beaucoup les excentricités de son domestique, le contraste entre son apparence bizarre et ses manières guindées, Gorringe ne s’interrogeait pas sur son passé, et ne se demandait presque plus jamais s’il existait un vrai Munter, ni quel genre d’homme cela pouvait être. Il l’entendit dire :

« Je pense que le mieux serait de loger Miss Gray dans la chambre de Morgan, juste à côté de Lady Ralston. Si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénient.

– Cela me paraît tout indiqué. Si Sir George arrivait tout de même pour la représentation, il pourrait occuper le Memento Mori. Un soldat devrait être habitué à la mort. Que savons-nous de Miss Gray ?

– C’est une jeune femme, à ce que j’ai cru comprendre. Elle prendra sûrement ses repas dans la salle à manger.

– Bien sûr. »

Quelles que fussent les intentions de Clarissa, son initiative avait au moins l’avantage de fournir à Gorringe un nombre pair d’invités à la table du château. Mais qu’elle se fît accompagner d’une secrétaire – une femme ! – piquait sa curiosité. Il espéra que la venue de cette inconnue ne compliquerait pas davantage un week-end qui s’annonçait difficile.

« À tout à l’heure, Munter.

– À tout à l’heure, monsieur. »

Quand Gaskin revint dans son bureau, il trouva son client plongé dans la contemplation du bras de marbre qu’il tenait à la main. Il ne put s’empêcher de frissonner. Gorringe replaça l’objet sur le coussin et regarda Gaskin prendre un petit carton et le garnir de papier de soie.

« Ce bras de pierre vous déplaît, n’est-ce pas ? » demanda-t-il.

L’antiquaire pouvait se permettre d’être franc. L’objet était vendu et Mr. Gorringe n’avait encore jamais refusé un article après en avoir discuté le prix. Il posa le fragment de statue dans la boîte en prenant soin de ne toucher que le cous­sin.

« J’avoue que je ne regrette pas de m’en séparer. Pourtant, j’aime bien ces mains humaines en porcelaine si répandues sous la reine Victoria : les baguiers et autres bibelots. J’en avais une très jolie la semaine dernière, mais la dentelle du poignet était ébréchée. Cela ne vous aurait pas intéressé. Mais un bras d’enfant ! Et coupé ! Je trouve cela brutal, presque morbide. Dès que je le vois, je me sens mal à l’aise. Vous me connaissez. Il me fait penser à la mort. »

Gorringe jeta un dernier regard aux broches que Gaskin était sur le point d’emballer.

« Ces bijoux et ce chapeau de veuve devraient vous faire le même effet, ce serait d’ailleurs plus logique. Je suis de votre avis : je ne crois pas qu’il provienne d’un monument funé­raire.

– Les monuments funéraires ne m’ont jamais dérangé, affirma Gaskin d’un ton ferme. Mais ce bras, c’est autre chose. À dire vrai, je l’ai pris en aversion dès l’instant où il est arrivé dans ma boutique. Chaque fois que je le regarde, j’imagine qu’il en suinte du sang. »

Gorringe sourit.

« Je vais le montrer à mes invités pour voir leurs réactions. Lors du week-end théâtral qui aura lieu chez moi, on jouera La Duchesse de Malfi. Si ce marbre avait représenté la main d’un homme adulte nous aurions pu l’utiliser comme acces­soire. Mais, malgré son affliction extrême, la duchesse aurait du mal à prendre cet objet pour la main du cadavre d’Anto­nio. »

Pour Gaskin, qui n’avait jamais lu Webster, cette allusion n’avait aucun sens.

« En effet, monsieur », dit-il avec un de ses sourires serviles et rusés.

Cinq minutes plus tard, il accompagnait son client et ses paquets à la porte, tout en se réjouissant prématurément de ce que le bras de la princesse morte disparût à jamais de sa vie, mais il savait que la clairvoyance n’était pas son fort, même s’il cultivait soigneusement une sensibilité extrême.

 

 

4

 

 

À moins de trois kilomètres de là, dans un cabinet médi­cal de Harley Street, Ivo Whittingham glissa ses jambes par-dessus le bord de la table d’examen et regarda le docteur Crantley-Mathers retourner à pas traînants vers son bureau. Comme d’habitude, le docteur portait son costume à fines rayures, d’une très bonne coupe bien qu’un peu râpé. Rien chez lui ne pouvait rappeler l’hôpital pas même une blouse blanche. La pièce ressemblait davantage à un bureau privé qu’à un cabinet de consultation avec son tapis Axminster, son bureau sculpté du début du siècle, où l’on pouvait voir dans des cadres en argent les photos des petits-enfants et des dis­tingués patients de Sir James, ses gravures représentant des scènes de chasse et le portrait de quelque ancêtre prospère trô­nant au-dessus de la tablette de cheminée en marbre. On ne semblait avoir fait aucun effort pour tenir les microbes en échec ; mais les germes, se dit Whittingham, devaient avoir l’intelligence de ne pas se tapir dans les fauteuils bien rem­bourrés où les patients s’installaient pour écouter les conseils de Sir James. La table d’examen n’avait rien de médical non plus : elle était recouverte de cuir marron et l’on y mon­tait à l’aide d’un élégant escabeau de bibliothèque datant du XVIIIe siècle. Tout le décor semblait indiquer que, même si des hôtes désiraient, par quelque caprice personnel, ôter leurs vêtements, cette excentricité ne pouvait avoir aucun rapport avec leur état de santé.

Levant les yeux de son bloc d’ordonnances, le médecin demanda : « Votre rate vous gêne-t-elle beaucoup ?

– Comme elle doit peser dix kilos et que j’ai l’air – et la sensation – d’une femme enceinte d’un côté, je dois dire que oui, elle me gêne.

– Le temps viendra peut-être où il vaudra mieux l’enlever. Mais rien ne presse. Nous reverrons la question dans un mois. »

Whittingham se retira derrière le paravent oriental où, pliés sur une chaise, se trouvaient ses vêtements, et il com­mença à se rhabiller. Il remonta son pantalon par-dessus son gros ventre. Il avait l’impression de porter sa propre mort. Il la sentait tirer sur ses muscles, une sorte d’incube pareil à un fœtus qui ne bougerait jamais, lui rappelant par son poids mort, par la déformation qu’il voyait dans son miroir chaque fois qu’il prenait un bain, ce qu’il avait en lui. Regardant par-dessus le paravent, il dit, d’une voix étouffée par la chemise :

« Si j’ai bien compris vos explications, ma rate est hypertrophiée parce qu’elle s’est chargée de fabriquer des globules rouges que mon sang a cessé de produire. »

Sir James garda la tête baissée. Avec un calme étudié, il répondit :

« C’est plus ou moins ce qui se passe, en effet. Lorsqu’un organe cesse de fonctionner, un autre a tendance à se sub­stituer à lui.

– Et serait-il indiscret de vous demander quel organe aura l’obligeance de se substituer à ma rate quand vous l’aurez enlevée ? »

Sir James se mit à rire.

« Nous verrons cela plus tard. Chaque chose en son temps, n’est-ce pas. »

Ce médecin n’a jamais brillé par l’originalité de ses pro­pos, se dit Whittingham. Pour la première fois depuis le début de sa maladie, il aurait aimé lui demander franchement combien de temps il lui restait à vivre. Non qu’il eût à mettre ses affaires en ordre : divorcé de sa femme, séparé de ses enfants et vivant seul, ses affaires, comme son apparte­ment d’une méticuleuse propreté, étaient désespérément en ordre depuis cinq ans. Son besoin de savoir la vérité ne correspondait qu’à une certaine curiosité. Il aurait aimé apprendre s’il éviterait un autre Noël, période de l’année qu’il détestait. Mais il comprit que cette question serait du plus mauvais goût. La pièce elle-même avait été conçue pour décourager ce genre de questions ; Sir James avait habilement appris à ses patients à ne pas l’interroger quand ils savaient pertinemment que le médecin répugnerait à leur répondre. À son avis – et Whittingham approuvait plutôt cette philoso­phie -, les malades se rendaient compte d’eux-mêmes, à un moment donné, qu’ils allaient mourir ; mais alors, leur fai­blesse physique rendait cette découverte moins pénible qu’une condamnation prononcée au premier stade de la maladie. La perte de l’espoir n’avait jamais fait de bien à per­sonne et, de plus, les médecins pouvaient se tromper. Cette dernière assertion ne manquait pas de fausse modestie. En son for intérieur, Sir James se croyait infaillible, et il était, en effet, très bon diagnosticien. Ce n’était pas sa faute, se dit Whittingham, si l’art du diagnostic était tellement en avance sur l’art de guérir. Enfilant sa veste, il récita à haute voix les paroles de Brachiano dans Le Démon blanc :

« Sous peine de mort, que personne ne me parle de mort. C’est là un mot infiniment terrible. »

De toute évidence, Sir James partageait ce point de vue. Il était même surprenant, en supposant qu’il les connût, qu’il n’eût pas fait graver ces mots au-dessus de sa porte.

« Pardon ? dit-il. Qu’avez-vous dit ?

– Rien, docteur. J’ai simplement cité deux vers de Webs­ter. »

Accompagnant son patient à la porte du cabinet où l’atten­dait, pour le conduire à la sortie, une ravissante infirmière, le médecin demanda :

« Partez-vous en week-end cette semaine ? Ce serait dom­mage de ne pas profiter de ce beau temps.

– Oui, dans le Dorset. À l’île de Courcy, au large de Speymouth. Une troupe d’amateurs et quelques profession­nels y donnent La Duchesse de Malfi. J’écrirai une critique pour un supplément en couleurs. Je parlerai surtout de la res­tauration et de l’histoire du théâtre victorien qui se trouve là-bas. »

Il se méprisa aussitôt d’avoir donné cette explication.

Qu’était-ce sinon une façon de dire que, même mourant, il n’en était pas encore réduit à faire des comptes rendus de spectacles d’amateurs ?

D’une voix tonitruante, Sir James exprima son approba­tion d’une manière qui aurait pu paraître excessive, même dans la bouche de Dieu, le septième jour de la Création.

« Bien. Très bien. »

Quand l’imposante porte d’entrée se referma derrière lui, Whittingham fut tenté de prendre le taxi qui venait de se ran­ger le long du trottoir, probablement pour y déposer un autre patient. Mais il se jugea capable de parcourir à pied le kilo­mètre et demi qui le séparait de son appartement de Russel Square. Un nouveau café s’était ouvert récemment dans Marylebone High Street. Les propriétaires – un jeune couple – faisaient leur café avec des grains fraîchement moulus et ser­vaient des pâtisseries maison. De plus, les quelques chaises et parasols en terrasse donnaient aux autochtones l’illusion que l’été anglais les invitait à manger dehors. Il s’y repose­rait une dizaine de minutes. Curieux comme ces menus plai­sirs sont devenus importants, se dit-il. Alors qu’il se résignait à la mélancolie d’une maladie mortelle, il commençait à posséder quelques-unes des marottes de la vieillesse ; l’envie de petites douceurs, l’attachement à des habitudes, une répu­gnance à faire l’effort de voir ses amis, même les plus vieux et les plus intimes, une indolence qui transformait de simples gestes, comme s’habiller ou prendre un bain, en corvée, un souci constant de ses fonctions corporelles. Il méprisait l’homme diminué qu’il était devenu, mais même ce dégoût de soi avait quelque chose de la rancune grincheuse des vieillards séniles. Sir James avait raison : on pouvait diffi­cilement regretter de perdre une vie si amoindrie. Quand la maladie en aurait fini de lui, la mort ne serait que la désin­tégration finale d’un corps que l’esprit avait déjà lentement déserté, d’un corps miné par la douleur, la fatigue et un malaise bien plus profond que la faiblesse physique ; un corps félon qui trahissait le cœur sans avoir jamais essayé de lutter.

Comme il descendait Wimpole Street dans la douce lumière automnale, il pensa aux grandes pièces qu’il avait vues et commentées. Mentalement, comme s’il faisait l’appel, il récita : le Richard III d’Olivier, Wolfit dans le rôle de Malvolio, le Hamlet de Gielguld, le Falstaff de Richardson, la Portia de Peggy Ashcroft. Il se les rappelait très bien ainsi que les théâtres, les metteurs en scène et même quelques-uns des extraits les plus souvent cités de ses propres critiques. Il nota avec intérêt qu’après avoir fréquenté les théâtres pendant trente ans, il se souvenait surtout des classiques. Mais il savait que s’il devait, ce soir, s’installer à sa place habituelle, au troisième rang d’orchestre, en habit de soirée comme il l’était toujours lors d’une première, et écouter ce bruit unique au monde, le murmure du public avant le lever du rideau, rien de ce qui se produirait sur la scène après les trois coups ne le toucherait, ni ne pourrait éveiller en lui plus qu’un intérêt déta­ché. La magie d’autrefois avait disparu. Jamais plus il ne sen­tirait ce picotement entre les omoplates, ce bouillonnement presque physique par lesquels, pendant toute sa jeunesse, il avait réagi à une belle représentation. Il y avait une certaine ironie dans le fait que, maintenant, toute passion éteinte, il allait critiquer sa dernière pièce, et qu’il s’agissait d’un spec­tacle d’amateurs. Mais, d’une façon ou d’une autre, il trou­verait l’énergie nécessaire pour accomplir la tâche qui l’atten­dait à Courcy.

D’après ce qu’il avait entendu dire, l’île était très belle et le château, un exemple intéressant du victorianisme triom­phant. Sans doute cela valait-il le déplacement, se dit-il, ce qui, pour lui, désormais, équivalait presque à de l’enthou­siasme. Par contre, ce qui l’inquiétait un peu, c’était les invités. Clarissa lui avait dit que sa cousine, Roma Lisle, y serait avec un ami. Whittingham ne connaissait pas Roma, mais il avait dû déjà trop souvent écouter Clarissa dénigrer cruellement sa parente pour se réjouir de loger sous le même toit que ces deux femmes. De plus, l’omission prudente du nom de l’ami n’était pas de nature à le rassurer. Et le garçon serait avec elles, semblait-il. En décidant d’adopter le fils de Martin Lessing, son deuxième mari qui s’était noyé, Clarissa avait obéi à l’une de ses impulsions les plus spectaculaires. Whittingham se demanda qui des deux le regrettait le plus maintenant : la bienfaitrice ou la victime. Les trois fois où il avait rencontré Simon Lessing – deux fois au théâtre et une fois à une party que Clarissa donnait dans son appartement de Bayswater -, il avait été frappé par la gaucherie du gar­çon et par son extrême tristesse qui, à son avis, semblaient liées à Clarissa plus qu’à quelque état d’âme adolescente. La servilité de Simon lui avait rappelé celle d’un chien. On aurait dit que le garçon avait désespérément besoin d’obte­nir l’approbation de sa mère adoptive sans avoir la moindre idée de ce qu’elle attendait de lui. Simon était, paraît-il, un pianiste de talent. Sans doute Clarissa s’était-elle imaginée installée dans l’une des magnifiques loges d’avant-scène du Royal Festival Hall pendant que, levant vers elle des yeux adorateurs, son petit prodige saluait un public en délire. Elle devait trouver assez déconcertant d’être, au lieu de cela, confrontée à l’humeur maussade et à la balourdise de l’ado­lescence. Whittingham se sentit vaguement curieux de voir comment évoluaient leurs rapports. Et il aurait entre autres petites satisfactions celle d’observer les progrès de la névrose de Clarissa. Si La Duchesse de Malfi allait être pour lui sa der­nière représentation, il n’était pas mécontent de penser que cela pourrait bien être aussi la dernière pour elle aussi. Elle comprendrait qu’il mourrait. Elle n’était pas aveugle. Il lui accordait volontiers le plaisir de suivre sa lente désagrégation physique. Il en connaissait de plus subtils, comme celui de suivre la désagrégation mentale de quelqu’un, par exemple. Whittingham découvrait que même la haine s’éteignait un peu à la fin. Mais elle durait plus que le désir, voire l’amour. Alors qu’il marchait au soleil en pensant au prochain week-end, il sourit en se rendant compte que ce qu’il y avait de plus vivant en lui, maintenant, c’était la méchanceté.

 

 

5

 

 

Au sous-sol d’un petit magasin, dans une ruelle qui débou­chait sur l’une des extrémités de Tottenham Court Road,

Roma Lisle, à genoux, triait des livres d’occasion qu’elle sortait d’une caisse. La pièce, à l’origine une cuisine, contenait encore un vieil évier en porcelaine, une rangée de placards et une cuisinière débranchée, si lourde que Colin et elle-même avaient été incapables de la déplacer. Malgré le sol carrelé, on y étouffait. Dehors, toute la chaleur accumulée de cette fin d’été semblait s’être concentrée dans l’espace situé au-dessous des barreaux de l’unique petite fenêtre, empêchant à la fois l’air et la lumière d’entrer. Au-dessus de Roma, une seule ampoule allumée pendait du plafond et projetait des ombres plutôt qu’elle n’éclairait. C’était absurde d’avoir à consom­mer de l’électricité un jour comme celui-ci. Elle avait été folle de penser qu’on pourrait transformer ce trou en une librairie intime, douillette, un paradis pour lecteurs.

Ces livres, comme elle s’en rendait compte maintenant, n’étaient pas extraordinaires. Elle les avait achetés très bon marché lors de la vente aux enchères d’une maison de campagne. Lorsqu’elle les avait examinés vraiment, elle s’était aperçue qu’elle les avait payés trop cher. On avait mis les meilleurs sur le dessus. Le reste n’était qu’un tas hétéroclite de sermons victoriens, de souvenirs de généraux à la retraite, de biographies d’hommes politiques mineurs, aussi médiocres morts qu’ils l’avaient été vivants, de romans dont le seul inté­rêt était l’étonnement qu’ils provoquaient à l’idée qu’on avait pu les publier.

Roma avait les genoux engourdis, les narines pleines d’une odeur de poussière, de carton moisi et de papier pourri. Elle avait imaginé quelque chose de tellement différent ! Colin agenouillé près d’elle, tous deux en train de fouiller joyeusement dans les caisses, les exclamations de plaisir à chaque trésor mis au jour, les rires, les projets. Elle se rap­pela leur dernier jour au lycée polyvalent de Pottergate, la fête d’adieu avec son mauvais xérès, ses inévitables chips et bis­cuits au fromage, l’envie à peine dissimulée de leurs collègues parce que Colin et elle quittaient l’enseignement pour mon­ter une affaire ensemble, disaient au revoir aux emplois du temps, aux bulletins scolaires, aux examens, à la découra­geante lutte quotidienne pour imposer de l’ordre à une classe de quarante élèves, dans une école londonienne où l’enseignement était toujours subordonné au maintien d’un semblant de discipline.

Et il n’y avait que neuf mois de cela ! Neuf mois au cours desquels tout ce qu’ils avaient acheté, tout ce dont ils avaient encore besoin avait augmenté ; le magasin était resté aussi vide que s’il avait été sous scellés, en faillite. Neuf mois de surmenage et de rentrées de plus en plus maigres, d’espoirs fugi­tifs et d’une panique inavouable. Neuf mois – était-ce pos­sible ? – d’une lente mort du désir. Elle faillit pousser un cri de révolte, ses grandes mains pressées contre la caisse comme si cette pensée, et la souffrance qu’elle provoquait, pou­vaient être chassées physiquement de son esprit. À cet ins­tant, elle entendit le pas de Colin sur l’escalier. Elle se tourna vers lui avec un sourire forcé. Il avait à peine ouvert la bouche pendant le déjeuner. Mais il y avait déjà trois heures de cela. Ses humeurs changeaient parfois assez vite. Ses premières paroles détruisirent cet espoir :

« Qu’est-ce que ça pue ici !

– Une fois que nous aurons nettoyé cet endroit, ça chan­gera.

– Et combien de temps ça va nous prendre ? Il nous faudrait une armée de femmes de ménage et de peintres. Et ce ne serait même pas suffisant pour que cette pièce devienne autre chose que ce qu’elle est : un sous-sol sordide. »

Il s’assit lourdement sur une caisse encore fermée et commença à retourner quelques-uns des livres que Roma avait déballés, les laissant retomber l’un après l’autre par terre, avec un dédain ostentatoire. Dans la pénombre, son beau visage renfrogné semblait se creuser sous l’effet de la fatigue. Pour­quoi ? se demanda Roma. C’était elle qui avait fait tout le tra­vail. Elle tendit la main. Au bout d’un instant, Colin la prit mollement dans la sienne.

« Oh ! Mon Dieu, mais je t’aime ! pensa Roma. Nous nous aimons. Ne m’enlève pas ça. »

Presque furtivement, il dégagea sa main et fit semblant de s’intéresser à l’un des livres. Quand il l’ouvrit, une petite feuille d’un épais papier jauni s’en échappa.

« Tiens, qu’est-ce que c’est ? fit-elle.

– On dirait une vieille gravure sur bois. Je ne crois pas qu’elle ait de la valeur.

– En arrivant à Courcy, nous pourrions la montrer à Ambrose Gorringe. C’est un amateur d’art. Il pourra peut-être nous renseigner, même si ce dessin n’est pas de la période qui l’intéresse. »

Ils examinèrent leur trouvaille ensemble. Elle était ancienne, quoique admirablement conservée : certainement du début du XVIIe siècle, déduisit Roma en remarquant l’ortho­graphe archaïque. En haut, on apercevait une grossière gra­vure sur bois représentant un squelette qui tenait une flèche dans une main, un sablier dans l’autre. Au-dessous, le titre, « Le Messager de la mort », suivi d’un poème. Roma en lut les quatre premiers vers à haute voix :

« Belle dame rangez votre coûteuse robe

Vous ne jouirez plus de vos attraits

Dites adieu à tous vos vains plaisirs charnels

Car ce soir je vous emmènerai. »

Au bas de la page, l’imprimeur avait indiqué son nom : John Evans de Long Lane, Londres.

« Cela me fait penser à Clarissa, dit Roma.

– À Clarissa ? Pourquoi ?

– Je ne sais pas. »

Avec une insistance irritée, Colin la pria de s’expliquer. Comme si cela avait de l’importance, comme si elle avait eu une arrière-pensée.

« C’est simplement quelque chose qui m’est venu à l’esprit, répondit-elle. Cela n’a aucune signification. Pose cette gra­vure près de l’évier, sur l’égouttoir. Nous la montrerons à Ambrose Gorringe. »

Colin fit ce qu’elle lui demandait, puis, l’air sombre, retourna à sa caisse.

« C’est stupide d’avoir acheté cette camelote, dit-il. Nous aurions dû nous en tenir à des livres neufs. Londres semble avoir une pléthore de librairies. Et Dieu sait pourquoi je me suis laissé persuader d’acheter tous ces livres progressistes, là-haut. Personne n’en veut. La gauche dispose déjà d’assez de lieux de rencontre dans le quartier. Ces brochures ne ser­vent qu’à repousser les autres clients et à ramasser la pous­sière. Je ne devais pas avoir toute ma tête. »

Roma comprit qu’il ne parlait pas seulement des livres. Cette injustice la mit en colère. Dès qu’elle commença à lui répondre elle sut que c’était une erreur. Colin avait besoin d’être cajolé, flatté, réconforté. Les querelles qu’il semblait provoquer de plus en plus souvent ne faisaient que le rendre morose, boudeur. Quant à elle, elle en sortait épuisée. Elle était à bout de nerfs.

« Écoute, tu n’as pas ouvert cette librairie pour me faire plaisir. Tu avais tout aussi envie que moi de quitter Pottergate. Tu détestais l’enseignement, tu te souviens ? J’en avais assez, je l’admets, mais jamais je n’aurais démissionné si tu n’avais pas fait le premier pas.

– Tout est ma faute, donc.

– Tout ? De quoi parles-tu ? Ce n’est la faute de personne. Nous avons fait ce que nous voulions.

– De quoi te plains-tu alors ?

– J’en ai assez d’être traitée comme quelqu’un de gênant, pire qu’une épouse, comme si tu ne gardais cette boutique qu’à cause de moi.

– Je la garde – nous la gardons – parce que nous n’avons pas le choix. Pottergate ne nous reprendrait pas, même si nous le leur demandions. »

Et dans quel autre lycée trouveraient-ils du travail ? Colin n’avait pas besoin de lui parler du chômage des enseignants, des restrictions du budget, de la recherche désespérée d’emplois, même pour les plus qualifiés. Elle ajouta, tout en sachant que discuter ne servait à rien, sinon à irriter davan­tage son amant :

« Si tu laisses tomber le magasin, cela fera plaisir à Stella. Elle n’attend que ça. Elle pourra dire : "Je t’avais prévenu" et te présenter, comme un agneau du sacrifice, à son cher papa et à l’affaire de famille. Elle doit prier pour que nous fassions faillite ! Je ne serais pas étonnée si elle se cachait quelque part dehors pour compter nos clients. »

Colin protesta avec mauvaise humeur plutôt qu’avec véhémence. Ils avaient déjà eu cette discussion.

« Elle sait que je me fais du souci. Elle aussi s’en fait. Et elle a raison : la moitié de l’argent que j’ai mis dans cette affaire lui appartient. »

Comme s’il avait besoin de lui dire ! Comme si elle ne connaissait pas, à un shilling près, la somme que Stella avait prélevée sur la confortable allocation de papa pour la lui prê­ter ! Comme si elle ne savait pas que ç’avait été dangereux de sa part ; généreux ou stupide ou malin. Ou les trois. Car Stella savait bien que Colin s’était associé avec sa maî­tresse ; elle n’était pas aveugle. Oh ! Elle s’en était sûrement rendu compte. Bien qu’elle ne comprît pas ce que son mari pouvait bien aimer en Roma – et elle n’était pas la seule à se poser la question – elle avait toujours su à quoi s’en tenir. Il fallait voir dans son geste généreux un plan de vengeance : elle avait prêté de l’argent pour une affaire vouée à l’échec à cause de leur manque d’expérience et de capital et de naï­veté. Un échec qui ramènerait Colin, dûment assagi, à la place où il devait être et qu’en fait il n’avait jamais quittée. Que lui resterait-il alors si ce n’est l’affaire de papa, ce magasin de Kilburn qui vendait, à crédit, des meubles en contreplaqué à des clients trop ignorants pour s’apercevoir qu’on les roulait, ou trop fiers, dans leur pauvreté, pour fureter sur les marchés et s’acheter du chêne d’occasion bien solide ? Les articles qui les éblouissaient – bars, meubles de séparation, chambres à coucher lourdement ornées – tomberaient en morceaux bien avant qu’ils aient fini de les payer. Était-ce cela que Colin voulait faire de sa vie ? Était-ce pour en arriver là qu’il avait abandonné l’enseignement ? Stella avait-elle tout combiné seule, ou papa y était-il pour quelque chose ? L’argent qu’elle leur avait prêté n’avait-il pas été soigneusement compté ? Juste assez pour ouvrir le magasin, mais trop peu pour assurer son succès. Stella était intelligente. Elle avait un petit cerveau rusé assorti à ses ongles pointus et vernis, à ses enfantines petites dents blanches. Elle disposait d’autres armes encore : Justin et Joanna. Instinct de possession et âpreté au gain avaient été sanctifiés par la maternité. Elle avait les jumeaux. Et Dieu sait si elle savait s’en servir. À chaque maladie d’enfant, fête scolaire, rendez-vous chez le dentiste, à chaque réjouissance familiale – Noël ou anniversaire – qui exigeaient la présence de Colin à la maison, c’était comme si elle lui disait : « Il couche avec vous, joue au libraire, s’imagine qu’il est amoureux de vous, se confie à vous ; mais vous ne lui don­nerez jamais d’enfant. Et il ne divorcera jamais pour vous épouser. »

Horrifiée par ses propres pensées, par ce qui arrivait à leur couple, elle s’écria :

« Cessons de nous quereller, mon chéri. Nous sommes crevés, il fait chaud et nous avons passé une sale journée. Vendredi nous fermons le magasin et nous partons pour Courcy. Trois jours de calme, de soleil, de bon vin, d’excellente nourriture ; et la mer. L’île ne mesure que cinq kilomètres sur quatre, m’a dit Clarissa, mais on peut y faire de merveilleuses promenades. Nous ne sommes pas obli­gés de rester avec les autres invités. Clarissa sera très occupée par sa représentation et Ambrose Gorringe ne s’intéressera sûrement pas à ce que nous faisons. Pas de créanciers, personne, rien que le calme. Dieu sait si j’en ai besoin ! »

Elle allait ajouter : « Et j’ai besoin de toi, mon amour. De plus en plus. Tout le temps. » Mais alors elle leva les yeux et aperçut le visage de Colin.

Ce n’était pas la première fois qu’elle lui voyait cette expression-là, ce mélange de honte et d’irritation. Les choses se passaient donc selon la formule habituelle : tous ces beaux projets qu’ils avaient faits ensemble avec confiance, Colin les annulait à la dernière minute. Mais jamais encore cela n’avait eu autant d’importance qu’aujourd’hui. Des larmes lui brû­lèrent les yeux. Elle essaya de rester calme, de ne pas craquer, mais quand elle fut de nouveau capable de parler, sa voix prit un ton nettement récriminatoire, même à ses propres oreilles, et elle vit l’expression de honte se durcir, se changer en défi.

« Tu ne peux pas me faire ça ! Tu m’avais promis ! J’ai déjà annoncé à Clarissa que j’emmenais mon associé. Tout est arrangé.

– Je sais. Je suis désolé, mais le père de Stella a téléphoné ce matin pour dire qu’il venait ce week-end. Il faut que je sois à la maison. Comme je te l’ai déjà expliqué, il a très mal pris mon départ du lycée. Nous ne nous sommes jamais entendus. Il trouve que je n’apprécie pas assez sa fille : elle est enfant unique, tu sais ce que c’est. Il va sûrement râler s’il découvre que je suis absent tout un week-end et que Stella doit se débrouiller seule avec les mômes. Et puis il ne croira jamais à mon histoire, que je suis à une vente de livres. Même Stella n’y croit pas. »

C’était donc ça. Papa débarquait. Papa qui payait l’école des jumeaux, la voiture, les vacances annuelles, le luxe devenu nécessité. Papa qui avait sa petite idée personnelle sur l’avenir de son gendre.

Elle dit d’une voix qui ressemblait à un gémissement :

« Que va penser Clarissa ?

– N’est-ce pas plutôt : que va-t-elle penser si je viens ? Elle sait que je suis marié. Tu le lui as sûrement dit. Cela ne paraîtrait-il pas assez étrange que nous arrivions ensemble ? Et puis, de toute façon, nous ne pourrions pas partager la même chambre…

– Tu veux dire que nous ne pourrions même pas faire l’amour ? Et pourquoi pas ? Clarissa n’est pas précisément un modèle de vertu et Ambrose Gorringe ne doit pas rôder la nuit dans les couloirs pour vérifier si ses invités dorment bien dans le lit qu’on leur a attribué.

– Ce n’est pas ça, marmonna Colin. Je te l’ai expliqué : c’est à cause du père de Stella.

– Mais ce week-end aurait justement pu te libérer d’elle, et de lui ! J’avais l’intention de parler du magasin à Clarissa, de lui demander si elle pouvait nous aider. C’est pour cela que je me suis arrangée pour nous faire inviter. Après tout, un tiers de sa fortune me reviendrait si jamais elle mourait sans enfant. C’est écrit dans le testament de mon oncle. Qu’est-ce que ça pourrait lui faire de me passer un peu d’argent main­tenant, quand j’en ai le plus besoin ? Simplement à titre de prêt, bien entendu. »

Roma essaya de ne pas remarquer que le visage de son amant s’éclairait. Mais il s’assombrit de nouveau.

« Je ne pourrais jamais demander de l’argent à une femme, dit Colin d’un ton maussade.

– Tu n’aurais pas besoin de le faire. C’est moi qui m’en chargerais. Je me suis dit qu’elle ferait ta connaissance, te trouverait sympathique. Elle te verrait dans les meilleures conditions possibles. Alors je choisirais un moment oppor­tun pour lui parler. Cela vaut la peine d’essayer, mon chéri. Déjà vingt mille livres nous tireraient d’affaire.

– Combien toucherais-tu si elle mourait ?

– Je ne sais pas. Quatre-vingt mille peut-être. Ou plus. »

Colin se détourna.

« C’est à peu près ce montant-là qu’il nous faudrait si je quittais Stella et demandais le divorce. Mais Clarissa ne va pas mourir pour nous faire plaisir. Vingt mille livres sauve­raient peut-être la boutique, mais c’est tout. Et pourquoi te prêterait-elle cette somme ? N’importe qui ayant un peu le sens des affaires verrait que ce serait de l’argent perdu. N’insiste pas. Je ne peux pas venir ce week-end. »

Au-dessus d’eux, le plancher craqua. Quelqu’un était entré dans le magasin. Colin dit en hâte, soulagé :

« Ça doit être un client. Écoute, à cinq heures, s’il n’y a personne, je fermerai et je descendrai te donner un coup de main. On arrivera peut-être quand même à en faire quelque chose, de ce sous-sol. »

Après le départ de Colin, Roma, très raide, s’approcha de la fenêtre, regarda dehors et serra si fort le bord de l’évier que ses jointures en blanchirent. Les yeux vagues, elle contem­pla, au-delà de la grille, au-delà du mur dont le plâtre s’écaillait, l’étal du marchand de légumes où se mêlaient et tremblaient les rouges, les verts et les jaunes sur le trottoir d’en face. De temps à autre, des pieds passaient, des voix criaient, la ruelle s’animait soudain. Mais elle, la silhouette silencieuse debout à la fenêtre, restait immobile. Enfin, elle poussa un soupir. Ses épaules tendues se relâchèrent, ses doigts desserrèrent leur étreinte. Roma prit la gravure posée sur l’égouttoir et l’examina comme si elle la voyait pour la première fois. Puis elle ouvrit son sac à main et l’y rangea soi­gneusement.

 

 

6

 

 

 Debout à la fenêtre ouverte de sa chambre à Melhurst, Simon Lessing contemplait les vastes pelouses et, au-delà, la rivière paresseuse qui coulait entre les châtaigniers et les tilleuls. À la main, il tenait une lettre non décachetée de Clarissa. Elle était arrivée au courrier du matin, mais il avait eu une excuse pour ne pas l’ouvrir tout de suite : il avait dû s’entraîner au cricket et, ensuite, suivre une séance de travaux pratiques. Il avait décidé d’attendre jusqu’à la récréation. Mais la matinée avait passé et maintenant il était presque l’heure du déjeuner. La cloche sonnerait dans moins de cinq minutes. Il ne pouvait pas remettre la lecture de cette lettre indéfini­ment. C’était ridicule, humiliant d’avoir si peur, d’être là comme un collégien de sixième en possession d’un bulletin scolaire redouté qui sait que, quoi qu’il fasse pour le diffé­rer, le moment de vérité finira tout de même par arriver.

Il attendrait la sonnerie, puis il lirait la lettre rapidement, avec indifférence, en pensant au déjeuner. Au moins pouvait-il le faire dans le calme. À partir de la sixième, tous les gar­çons de Melhurst avaient droit à une chambre individuelle. La nécessité d’avoir tous les jours un moment de silence et de solitude comptait parmi les meilleurs préceptes de l’homme pieux qui avait fondé l’école au XVIIe siècle ; cette coutume avait survécu à trois siècles de diverses modes pédagogiques, principalement parce que l’architecture presque monastique du bâtiment la favorisait. C’était là une des particularités de Melhurst que Simon appréciait le plus : un des privilèges que la protection et l’argent de Clarissa lui avaient procuré. Ni Clarissa ni Sir George n’avaient jamais envisagé de le mettre dans un autre collège et Melhurst n’avait fait aucune difficulté pour accueillir le beau-fils d’un de ses plus distingués anciens élèves. Sa devise, exprimée en grec plutôt qu’en banal latin, prônait les vertus de la modération. Et, pendant trois siècles, conformément à la maxime de Theognis, l’école avait été modérément célèbre, modérément chère et modérément effi­cace.

Aucun autre établissement n’aurait mieux convenu à Simon. Le garçon comprenait que ses traditions et ses rituels parfois bizarres – qu’il ne tarda pas à apprendre et à obser­ver scrupuleusement – servaient autant à décourager un atta­chement personnel à l’école qu’à promouvoir un esprit de corps. On le tolérait, mais on le laissait tranquille ; il n’en demandait pas plus. Même ses talents étaient compatibles avec le génie du collège : en raison, peut-être, d’une forte antipa­thie entre l’un de ses directeurs du XIXe siècle et le docteur Arnold de Rugby, on n’y encourageait ni la compétition sportive ni les manifestations de l’esprit d’équipe ; on y embrassait le high anglicanisme et le culte de l’originalité. Tou­tefois, on y enseignait fort bien la musique ; les deux orchestres de l’école avaient une réputation nationale. Et la natation, seule activité physique dans laquelle Simon excellât, comptait au nombre des sports acceptés. Comparé au lycée polyvalent de Norman Pagworth, Melhurst lui semblait un havre d’ordre et de civilisation. À Pagworth, il s’était senti pareil à un étranger débarqué sans dictionnaire ni lexique dans un pays inconnu, mal gouverné et dépourvu de lois, dont la langue et les coutumes, rudes et brutales comme la cour de récréation où elles étaient nées, lui paraissaient aussi incom­préhensibles que terrifiantes. L’idée d’avoir à quitter Melhurst pour retourner à son ancienne école le tracassait souvent depuis qu’il commençait à sentir que les choses se gâtaient entre lui et Clarissa.

Comment la peur et la reconnaissance pouvaient-elles être si intimement mêlées ? Sa reconnaissance était d’ailleurs sincère. Il aurait simplement voulu l’éprouver comme il l’aurait sans doute dû : comme une grâce, un bienfait dépour­vus de ce lourd fardeau d’obligation morale et de culpabilité. Le plus pénible, c’était cela, la culpabilité. Quand son poids devenait presque intolérable, il essayait de l’exorciser par le raisonnement. C’était ridicule de se sentir coupable, ridicule et inutile même, de se sentir aussi terriblement redevable. Après tout, Clarissa avait une dette envers lui. C’était elle qui avait détruit le ménage de ses parents, séduit son père, contri­bué à tuer sa mère de chagrin. Par sa faute, il était devenu orphelin, obligé de supporter l’inconfort, la vulgarité et l’ennui étouffant qui caractérisaient la maison de son oncle.

C’était Clarissa, et non pas lui, qui aurait dû se sentir coupable. Mais le seul fait de laisser cette idée s’insinuer dans son esprit alourdissait encore sa dette. Il lui devait tant, à Cla­rissa. L’ennui, c’était que tout le monde le savait. En parti­culier Sir George qui, les rares fois où il était là, lui appa­raissait comme une personnification silencieuse et accusatrice de toutes les qualités viriles qu’il ne possédait pas. Parfois, il devinait chez le mari de Clarissa une bienveillance muette qu’il aurait volontiers mise à l’épreuve, si seulement il en avait eu le courage. Mais, la plupart du temps, il imaginait que Sir George n’avait jamais vraiment approuvé la décision de Clarissa de le prendre chez eux, et que leurs conversations conjugales étaient ponctuées de phrases telles que : « Je te l’avais bien dit. Je t’avais prévenue ». Miss Tolgarth le savait, cette Tolly dont il n’osait rencontrer le regard de crainte d’y lire ce qu’il croyait être de l’antipathie, de la rancune et du mépris. Clarissa le savait aussi, et probablement au penny près. De plus en plus, il avait l’impression que Clarissa regrettait sa générosité. Elle avait d’abord goûté tout le charme de son geste magnifique et théâtral à souhait. Mais, à présent, elle se rendait compte qu’elle s’était mis sur les bras un adolescent boutonneux, incapable de s’exprimer et mal à l’aise avec ses amis à elle, des frais de scolarité, des dispo­sitions à prendre pour les vacances, des rendez-vous chez le dentiste, bref, tous les petits ennuis de la maternité sans aucune de ses principales satisfactions. Simon sentait qu’elle attendait quelque chose de lui, quelque chose qu’il était aussi incapable de définir que de donner : quelque rem­boursement non spécifié, mais considérable, qu’on lui récla­merait un jour avec l’instance brutale d’un percepteur.

Elle lui écrivait rarement maintenant et, quand il aperce­vait dans son casier la grande écriture ronde – Clarissa jugeait impolies les lettres dactylographiées -, il devait s’armer de courage pour ouvrir l’enveloppe. Mais jamais encore il n’avait eu autant d’appréhension qu’aujourd’hui. La lettre, lourde de menaces, semblait lui coller aux doigts. La cloche annonça une heure. Avec une impétuosité soudaine, Simon déchira un coin de l’enveloppe. Le papier de lin bleu ciel qu’employait toujours Clarissa était rigide. Simon introduisit son pouce dans l’ouverture et déchira malpro­prement l’enveloppe, brutal comme un amant impatient de connaître son sort. Voyant que le message était court, il poussa un soupir de soulagement. Si Clarissa le mettait à la porte, s’il ne devait pas y avoir de dernier semestre à Melhurst, aucune possibilité d’entrer au Royal College of Music, plus de mensualités, elle aurait sûrement eu besoin de plus d’une demi-page pour expliquer et justifier sa décision. Dès la première phrase, il se sentit rassuré :

« Ce mot pour te mettre au courant de nos projets pour le prochain week-end. Vendredi, George nous conduira, Tolly et moi, à Speymouth avant le petit déjeuner, mais il vaudrait mieux que tu arrives avec le reste des invités, pour le déjeu­ner. Une vedette attendra les voyageurs du train qui part à neuf heures trente-trois de Waterloo. Sois au port de Speymouth à onze heures quarante. Ivo Whittingham et ma cousine Roma seront dans ce train, ainsi qu’une jeune fille nommée Cordélia Gray. J’aurai besoin d’aide pendant le week-end et Cordélia me servira de secrétaire temporaire, en quelque sorte. Il y aura donc au château une personne jeune avec laquelle il ne devrait pas être trop difficile de bavarder. Tu devrais également pouvoir aller te baigner. Ainsi tu ne t’ennuieras pas trop. Emporte ton smoking. Mr. Gorringe aime que l’on s’habille pour dîner. Il est également amateur de musique. Choisis donc quelques-uns de tes meilleurs mor­ceaux, ceux que tu connais bien, mais rien de trop difficile. J’ai écrit à ton surveillant pour lui demander un jour de congé supplémentaire. L’infirmière t’a-t-elle remis cette lotion contre l’acné que je t’ai envoyée le mois dernier ? J’espère que tu t’en sers.

Je t’embrasse.

Clarissa »

Curieux comme le soulagement pouvait se transformer très vite en une autre sorte d’anxiété, et même en ressentiment. En relisant la lettre, Simon se demanda pour quelle raison on l’avait invité sur cette île. C’était évidemment Clarissa qui avait tout manigancé. Ambrose Gorringe ne le connaissait pas et, dans le cas contraire, pourquoi l’eût-il convié ? Simon se rappelait vaguement avoir entendu parler du château, de la restauration du théâtre victorien et du projet de monter la pièce de Webster. Quoique donnée par des amateurs, cette représentation semblait être importante pour Clarissa. Mais lui, qu’avait-il à faire là-bas ? Clarissa lui demanderait de ne pas la déranger, de se conduire convenablement, c’était cer­tain. Il pourrait se baigner dans la mer ou dans la piscine. Il y en avait sûrement une. Simon imagina Clarissa, pâle et dorée, couchée au soleil et, près d’elle, cette jeune fille, cette Cordélia Gray avec laquelle il était censé converser. Et à quoi d’autre encore était-il censé s’entraîner ? À se rendre agréable ? À tourner des compliments ? À lancer une plai­santerie au bon moment ? À flirter ? À montrer qu’il était un mâle attiré par le sexe opposé ? À cette pensée terrifiante, sa bouche se desséchait. La perspective de rencontrer une fille ne lui déplaisait pas. Il avait déjà imaginé celle qu’il aurait aimé emmener à Courcy, ou dans n’importe quelle île : elle était sensible, belle, intelligente, bonne et pourtant pleine de désir pour lui, prête à accepter qu’il lui fit des choses terri­blement excitantes et honteuses, qui cesseraient d’être hon­teuses parce qu’ils s’aimaient, des actes qui réconcilieraient à jamais, dans les palpitations de son propre corps, cette dichotomie qui occupait tellement ses rêves éveillés : romantisme et désir. Il ne s’attendait pas à rencontrer une telle fille à Courcy ni ailleurs. Sa cousine Susie était la seule fille à laquelle il avait eu affaire jusque-là. Et il la détestait. Il détestait ses yeux effrontés pleins de mépris, sa bouche tou­jours en train de mâcher, sa voix tantôt geignarde tantôt aiguë, ses cheveux teints, ses doigts sales couverts de bagues.

Mais, même si cette fille était différente, même si elle lui plaisait, comment pourrait-il apprendre à la connaître si Clarissa les observait, pour apprécier son aisance à s’exprimer, son charme, son esprit, ses aptitudes mondaines, comme elle allait juger, avec cet Ambrose Gorringe, ses dons de musi­cien ? La phrase de Clarissa à ce sujet le fit rougir. Il doutait déjà assez de son talent sans qu’on en parlât en termes de « tes morceaux », comme s’il était un enfant qui voulait épater les invités à une tea-party de banlieue. Les instructions, en tout cas, étaient parfaitement claires : il devait apporter un mor­ceau de musique brillant ou populaire, ou les deux, qu’il pourrait jouer avec brio parce qu’il l’avait longuement tra­vaillé, de sorte que Clarissa ne fût pas gênée par quelques fausses notes dues au trac. Puis Ambrose Gorringe et elle décideraient ensemble si son talent justifiait une dernière année à Melhurst, sa seule chance pour essayer d’obtenir une place au Royal College ou au conservatoire.

Et si le verdict lui était défavorable ? Il ne pouvait pas retourner à Mornington Avenue chez son oncle et sa tante. Clarissa ne pouvait pas lui faire ça. C’était elle, après tout, qui était venue le chercher. Elle était arrivée sans s’annoncer par un chaud après-midi d’été, pendant les vacances. Comme d’habitude, il était seul à la maison, en train de lire, assis à la table du salon. Il ne se rappelait plus comment elle s’était présentée ni si elle lui avait dit que l’homme silencieux et raide qui l’accompagnait était son nouveau mari. Mais il la revoyait telle qu’elle était ce jour-là : une apparition dorée, éclatante, fraîche et parfumée, qui s’était aussitôt emparée de son cœur et de sa vie comme un sauveteur qui arrache à la rivière un enfant en train de se noyer et le hisse sur un rocher ensoleillé de la berge. C’était trop beau pour durer. Mais le souvenir de cet après-midi d’été depuis longtemps disparu res­plendissait encore dans sa mémoire.

« Es-tu heureux ici ?

– Non.

– Comment pourrais-tu l’être, en effet ? Cette pièce est horrible. J’ai lu quelque part que cette gravure avait été vendue à un million d’exemplaires, mais je ne m’étais pas rendu compte que les gens l’accrochaient vraiment au mur. Ton père m’a dit que tu étais bon musicien. Joues-tu encore ?

– Je ne peux pas. Il n’y pas de piano ici. Et, à l’école, on n’enseigne que la percussion. Nous avons un steel-band antillais. Les professeurs ne s’intéressent qu’à la musique accessible à tous.

– Ce qui est accessible à tous ne vaut pas grand-chose généralement. Ils n’auraient pas dû mettre deux papiers dif­férents sur les murs. Trois ou quatre auraient pu produire un effet bizarre, mais amusant. Deux sont simplement vulgaires. Quel âge as-tu ? Quatorze ans, n’est-ce pas ? Cela te dirait de venir vivre chez-nous ?

– Pour toujours ?

– Rien n’est pour toujours. Mais oui, peut-être. En tout cas, jusqu’à ta majorité. »

Sans attendre sa réponse, sans même le regarder pour voir sa première réaction, Clarissa s’était tournée vers l’homme silencieux debout à ses côtés.

« Je pense que nous pouvons offrir quelque chose de mieux que ceci au fils de Martin.

– Si vous en êtes sûre, ma chère… Mais ce n’est pas une chose à décider à la hâte. Vous ne devriez pas vous charger d’un enfant sur un coup de tête.

– Mais, chéri, où seriez-vous si j’agissais toujours de manière réfléchie ? De plus, Simon risque d’être le seul fils que je vous donnerai jamais. »

Simon les avait dévisagés l’un après l’autre. Sir George avait pris une expression figée comme s’il contractait ses muscles pour éviter la souffrance ou la vulgarité, mais on devinait facilement qu’il était blessé. Puis il s’était détourné en silence.

Clarissa s’était de nouveau adressée à lui.

« Comment ton oncle et ta tante vont-ils réagir ? »

Alors son chagrin et sa rancune avaient débordé. Il avait dû se maîtriser pour ne pas s’agripper à sa robe.

« Cela leur sera complètement égal ! Ils seront contents d’être débarrassés de moi ! J’occupe leur seule chambre d’amis et je n’ai pas d’argent. Ils n’arrêtent pas de me dire que je leur coûte cher. Et ils ne m’aiment pas. Cela leur sera égal, je vous assure. »

Puis, sur une impulsion, il avait fait exactement le geste qu’il fallait pour gagner Clarissa. Un pot de géranium rose ornait le rebord de la fenêtre. Passionné de jardinage, l’oncle de Simon faisait pousser des boutures dans une serre en appentis, à côté de la cuisine. Une des fleurs était petite et déli­cate comme une rose. Il l’avait cueillie et tendue à Clarissa en la regardant dans les yeux. Elle avait éclaté de rire, pris la fleur, et l’avait mise à sa ceinture. Puis, se tournant vers son mari, elle avait ri de nouveau, d’un rire joyeux et triomphant :

« Eh bien, j’ai l’impression que c’est décidé. Nous ferions bien de rester ici jusqu’à leur retour. J’ai hâte de voir les gens qui vivent dans un tel décor. Nous irons ensuite t’acheter quelques vêtements. »

C’était ainsi, avec un tel espoir, dans une telle allégresse inattendue que tout avait commencé. Il essaya de se rappe­ler à quel moment les choses s’étaient gâtées. Mais, si ce n’est lors de cette première rencontre, leurs rapports avaient-ils jamais été bons ? Il sentait que, pour Clarissa, il était pire qu’un échec, puisqu’il était le dernier échec d’une série et que des déceptions antérieures avaient renforcé son mécontement présent. Il commençait à craindre les vacances. Pour­tant il voyait aussi peu Clarissa que Sir George. Leur vie conjugale se déroulait officiellement dans un appartement lon­donien donnant sur Hyde Park. Mais ils se trouvaient rarement ensemble. Clarissa possédait un appartement à Brighton ; son mari, un cottage isolé dans les marais de la côte est. C’était là qu’ils vivaient leur vraie vie, elle à s’amuser avec ses amis acteurs, lui à observer les oiseaux et, d’après cer­taines rumeurs, à comploter avec des extrémistes de droite. Simon n’avait jamais été invité chez l’un ni chez l’autre, mais il les imaginait souvent dans ces deux mondes secrets : Cla­rissa dans un joyeux tourbillon mondain, Sir George en train de discuter avec ses mystérieux complices aux visages durs. Pour une raison inexplicable, ces rêveries éveillées, qui occupaient la plus grande partie de ses loisirs, lui venaient sous la forme de vieux films : Clarissa et ses amies vêtues de robes sac des années 20, les cheveux coupés à la garçonne, munies de longs fume-cigarette sophistiqués dansaient un charleston endiablé tandis que les amis de Sir George arri­vaient à leur rendez-vous en voitures d’époque, vêtus d’imper­méables et de feutres à large bord rabattus sur les yeux. Exclu de ces deux univers, Simon passait ses vacances dans l’appartement de Bayswater, servi de temps à autre par une Tolly presque muette, ou bien il se débrouillait seul et dînait chaque soir dans un restaurant du quartier avec lequel Cla­rissa avait passé un accord. Depuis quelque temps, les repas étaient moins bons ; chaque fois qu’il choisissait un plat sur la carte, c’était soi-disant terminé bien qu’on le servît à d’autres clients ; on le plaçait à la plus mauvaise table et on le faisait attendre. Certains garçons se montraient presque franchement désagréables envers lui. Simon comprenait que Clarissa n’en avait plus pour son argent, mais il n’osait pas se plaindre. Comment pouvait-il parler d’« en avoir pour son argent », lui qui avait été acheté si cher et qu’on entretenait à si grands frais ?

S’il voulait déjeuner, il était temps de descendre. Il froissa la lettre et la fourra dans sa poche. Fermant les yeux pour ne plus voir l’éclat de l’herbe, des arbres et de l’eau miroi­tante, il se surprit en train de prier, suppliant un Dieu, auquel il ne croyait plus avec l’insistance importune et naïve d’un enfant :

« Faites que tout marche bien pendant ce week-end. Faites que je ne me rende pas ridicule. Faites que cette fille ne me méprise pas. Je vous en prie, faites que Clarissa soit de bonne humeur. Qu’elle ne me renvoie pas. Oh ! Mon Dieu ! Faites qu’il ne se passe rien de terrible à Courcy. »

 

 

7

 

 

Le jeudi, à dix heures du soir, dans son appartement du der­nier étage situé près de Thames Street, dans la City, Cordé­lia terminait ses préparatifs pour le week-end. Les longues fenêtres sans rideaux étaient pourvues de stores en bois. Ils n’étaient pas encore tirés et tandis qu’elle circulait entre son grand séjour et sa chambre à coucher, la jeune femme regardait au-dessous d’elle les rues pleines de lumière, les ruelles obscures, les tours et les flèches de la ville et, au-delà, le collier lumineux qui entourait l’Embankment et la courbe miroitante du fleuve. De jour et de nuit, cette vue l’émer­veillait. L’appartement lui-même lui procurait autant d’étonnement que de plaisir.

Ce n’était qu’après la mort de Bernie et à la fin de sa pre­mière enquête qu’elle avait appris qu’on avait enfin retrouvé le petit héritage de son père. Elle ne s’attendait qu’à des dettes. À sa grande surprise, elle découvrit qu’il avait été propriétaire d’une modeste maison à Paris. Sans doute Pavait-il achetée bien des années plus tôt, quand il était encore relativement aisé, pour fournir un abri sûr, voire parfois un refuge, aux « camarades » et à lui-même. Sinon, un révolutionnaire aussi convaincu que lui aurait sûrement méprisé l’acquisition d’une propriété, même délabrée ou insalubre. Mais le quar­tier avait été déclaré zone à urbaniser et la maison s’était éton­namment bien vendue. Une fois les dettes payées, il était resté suffisamment d’argent à Cordélia pour financer l’agence pendant six autres mois et pour chercher à Londres un appar­tement bon marché. Aucune société de crédit immobilier ne s’était intéressée à un appartement dépourvu de tout confort, situé au sixième étage d’un entrepôt victorien sans ascenseur, ni à une acheteuse aux revenus aussi incertains qu’irréguliers. Mais le directeur de sa banque avait fait preuve de compré­hension et lui avait octroyé un prêt sur cinq ans.

Elle avait payé l’installation d’une douche et celle d’une minuscule cuisine. Elle avait fait le reste des travaux elle-même et installé l’appartement avec des meubles achetés chez des brocanteurs ou à des ventes aux enchères de banlieue. L’immense séjour était peint en blanc ; une bibliothèque faite de planches peintes reposant sur des colonnes de briques couvrait l’un des murs. La table sur laquelle elle mangeait et travaillait était en chêne ; un poêle en fer forgé orné assu­rait le chauffage. Par contre, le luxe de la chambre à coucher tranchait sur la nudité Spartiate du séjour. Comme elle ne mesurait que deux mètres quarante sur un mètre cinquante, Cordélia s’était permis une petite folie : elle avait choisi un papier peint exotique très coûteux et en avait couvert le plafond, la porte du placard et les murs. La nuit, avec la fenêtre qui occupait presque tout un mur, grande ouverte sur le ciel, elle reposait là avec l’impression de flotter sous les étoiles.

Elle préservait farouchement son intimité. Personne, ni amis ni employés de l’agence, n’avait jamais mis les pieds dans son appartement. Les aventures, elle les avait ailleurs. Elle savait que si un homme partageait son lit étroit, elle se sentirait liée. Il n’y avait qu’un seul homme qu’elle eût jamais imaginé chez elle : un certain commandant de New Scotland Yard. Elle savait qu’il habitait également dans la City ; ils partageaient le même fleuve. Mais, elle était guérie de cette passade ; elle n’avait fait que chercher l’image du père perdu, dans un moment de grande tension où elle avait éprouvé une terrifiante insécurité. Quelques notions de psy­chologie étaient parfois bien utiles : elles permettaient d’exor­ciser des souvenirs qui sinon auraient pu être gênants.

Un étroit rebord muni d’une balustrade courait à l’extérieur de toutes les fenêtres. Il était juste assez large pour qu’on pût y placer quelques pots d’herbes aromatiques et de géranium, et une unique chaise longue en été. Au-dessous, il y avait des entrepôts et des bureaux, de mystérieuses entreprises signa­lées plutôt qu’identifiées par une double rangée de vieilles plaques près de l’entrée. De jour, le bâtiment vibrait d’une vie secrète, bavarde, parfois même braillarde. Mais, vers cinq heures, celle-ci disparaissait graduellement, remplacée, la nuit, par un profond silence que presque rien ne venait troubler. L’une des sociétés locataires importait des épices. Quand, en fin de journée, Cordélia grimpait ses six étages, cette étrange odeur piquante qui imprégnait la cage d’escalier lui apportait une sensation de sécurité et de confort ; pour la première fois, elle se sentait enfin chez elle.

La partie la plus difficile de ses préparatifs pour la nouvelle enquête consistait à choisir les vêtements à emporter. Dans ses crises de puritanisme, Cordélia méprisait les femmes qui consacraient trop de temps et d’argent à leur toilette. Un tel souci de leur apparence, se disait-elle, ne pouvait que témoigner d’un besoin de dissimuler une faille dans leur personnalité. Mais elle reconnaissait volontiers qu’il y avait des moments où elle s’intéressait beaucoup à son habillement et à son maquillage et qu’elle n’avait jamais connu de situa­tion dans laquelle elle n’aurait attaché aucune importance à son aspect extérieur. Dans ce domaine, comme dans les autres d’ailleurs, elle détestait s’encombrer : toute sa garde-robe tenait largement dans le placard et les trois tiroirs encas­trés dans le mur de sa chambre à coucher. Elle les ouvrit et réfléchit. De quels vêtements allait-elle avoir besoin pour un week-end qui, à part le travail d’enquête, pouvait com­prendre n’importe quelles activités : faire de la voile, de l’escalade, assister à une représentation théâtrale. Sa jupe plissée en fin lainage beige, le pull et le gilet assorti en cachemire achetés pendant les soldes d’été chez Harrods convenaient à toutes les circonstances ; avec un peu de chance, se dit-elle, le luxe discret du cachemire témoignerait du sérieux et de la prospérité de l’agence. Si le temps chaud persistait, ses knic­kers en velours côtelé seraient peut-être trop lourds pour enquêter ou se promener, mais ils étaient solides et puis, elle aimait le blouson ou la veste qui les complétaient aussi agréablement l’un que l’autre. De toute évidence, il fallait prendre un jean, deux tee-shirts ainsi que son gros pull bleu marine. Pour le soir, cela devenait un peu plus compliqué. De nos jours, on se changeait rarement pour dîner, mais Courcy était un château et Ambrose Gorringe peut-être un excen­trique : on pouvait donc s’attendre à tout. Par conséquent, elle avait besoin d’un vêtement léger et assez habillé. Elle finit par mettre dans la valise sa seule robe longue, en coton indien, dans des roses, rouges et bruns subtils, et une jupe plissée en coton avec un haut assorti.

Avec soulagement, elle passa à une tâche plus facile : véri­fier sa trousse de détective. C’était Bernie qui l’avait com­posée pour elle sur le modèle de celle qu’on fournissait aux membres de la brigade criminelle de New Scotland Yard. Bien qu’un peu moins complète, la sienne comprenait néanmoins l’essentiel : des enveloppes et des pinces pour ras­sembler des échantillons, de la poudre pour prendre les empreintes, un Polaroid, une lampe de poche, des gants de caoutchouc très fins, une loupe, des ciseaux, un solide canif, une boîte de pâte à modeler pour relever la forme des clefs, des éprouvettes munies de bouchons pour recueillir les pré­lèvements de sang. Bernie lui avait fait remarquer qu’en prin­cipe ces éprouvettes devaient contenir un conservateur et un anticoagulant. Jusqu’à présent, elle n’avait eu besoin ni de l’un ni de l’autre. Sauver des chats perdus, filer des maris volages, retrouver des adolescents fugueurs avaient surtout nécessité de la persévérance, des chaussures confortables et énormément de tact, les connaissances ésotériques que

Bernie avait pris tant de plaisir à lui enseigner lui avaient peu servi pour ce genre de travail. Lors de longues sessions d’été dans la forêt d’Epping, il lui avait pourtant appris l’art de la filature, du combat physique et même du tir au pistolet, il compensait ainsi son propre échec professionnel et essayait de recréer, grâce à l’agence Pryde, le monde perdu, hiérar­chique et fascinant, de la police judiciaire de Londres.

Depuis la mort de Bernie, Cordélia n’avait apporté que quelques modifications à la trousse. Elle avait jeté la boîte d’origine et l’avait remplacée par un sac à bandoulière en toile avec des poches intérieures, acheté dans un magasin de sur­plus militaires. Et, depuis sa première enquête, elle y avait ajouté un objet : une longue ceinture de cuir munie d’une boucle – la ceinture avec laquelle l’assassin avait pendu la vic­time. Elle répugnait à penser à cette affaire [2]  si prometteuse au départ, et qui, en fin de compte, s’était terminée d’une façon si tragique, en lui laissant une bonne part de remords. Mais la ceinture lui avait un jour sauvé la vie. Elle admettait y tenir par une sorte de superstition et, pour justifier cet ajout à la panoplie, elle se disait qu’un bout de bonne lanière pouvait toujours servir.

Enfin, elle prit une chemise en carton beige et, traçant les lettres avec le plus grand soin, inscrivit « CLARISSA LISLE » sur le recto. Elle avait souvent pensé que c’était là la partie la plus satisfaisante d’une nouvelle enquête : un moment d’espoir pimenté d’excitation, le dossier vierge et les carac­tères bien nets symbolisant en eux-mêmes un nouveau com­mencement. Elle feuilleta son carnet avant de l’ajouter à la chemise. À part Sir George et son épouse brièvement entre­vue, ses futurs compagnons dans l’île n’étaient encore que des noms, une liste de suspects possibles : Simon Lessing, Roma Lisle, Rose Tolgarth, Ambrose Gorringe, Ivo Whittingham – de simples sons transcrits sur du papier, qui contenaient une promesse de mystère, de défi, étant donné la fascinante variété de la personnalité humaine. Et tous, le beau-fils, la cousine, l’habilleuse, l’hôte et l’ami, évoluaient comme des planètes autour d’un astre : la figure centrale de Clarissa Lisle.

Cordélia étala les trente-trois billets sur la table. Elle voulait les examiner avant de les classer dans l’ordre où Miss Lisle les avait reçus. Puis elle prit sur l’étagère deux recueils de citations : le Penguin Dictionary, en collection de poche, et la deuxième édition de l’Oxford Dictionary. Comme prévu, elle trouva tous les passages dans l’un ou dans l’autre. Il ne faisait presque aucun doute que c’était du livre de poche dont on s’était servi : on pouvait l’acheter dans pra­tiquement n’importe quelle librairie, il était léger et facile à emporter avec soi. Y choisir les citations ne demandait ni grand effort ni beaucoup de temps ; il suffisait de chercher les mots « mort » ou « mourir » à l’index, ou de parcourir rapi­dement les quarante-cinq pages consacrées aux œuvres de Shakespeare et les deux réservées à Marlowe et à Webster. Cordélia découvrirait sans trop de peine quelles étaient les pièces dans lesquelles Clarissa Lisle avait joué. Pendant trois ans, elle avait fait partie de la Malvern Repertory Compagny. Or cette troupe se spécialisait dans Shakespeare et les dramaturges de la première partie du XVIIe siècle. N’importe quel programme résumant la carrière de l’actrice, à cette époque ou plus tard, mentionnerait les principaux rôles qu’elle avait interprétés. Mais vraisemblablement, vu les exigences d’une mise en scène shakespearienne disposant d’une troupe de répertoire assez réduite, elle avait dû jouer, ne serait-ce qu’un rôle de figurante, dans toutes les pièces.

Seules deux des citations, qu’elle avait attribuées à Webs­ter, ne figuraient pas dans le Penguin Dictionary, mais elle pourrait les trouver en étudiant les textes. Tous ces extraits lui étaient familiers ; elle n’avait eu aucun mal à recon­naître la plupart d’entre eux, même si elle hésitait parfois sur le nom de la pièce. Les taper correctement de mémoire était une autre affaire. Dans chaque passage, les vers étaient dis­posés correctement et la ponctuation s’avérait irréprochable. Raison de plus pour conclure que la, ou le, dactylo avait travaillé avec le Penguin Dictionary à côté d’elle ou de lui.

Puis elle les regarda à la loupe, se demandant jusqu’à quel point la police judiciaire les avait estimés dignes d’un examen scientifique. Pour autant qu’elle pouvait en juger, seuls trois des messages avaient été tapés sur la même machine. La forme ainsi que la taille des caractères variaient ; certains étaient irréguliers, d’autres pâles ou partiellement cas­sés. Ce n’était pas du très bon travail : la personne qui l’avait exécuté utilisait peut-être une machine pour sa correspondance personnelle, mais n’était pas un ou une dactylo profession­nel. À son avis, aucun des textes n’avait été tapé sur une machine électrique. Et qui pouvait bien avoir accès à vingt machines à écrire différentes ? De toute évidence, quelqu’un qui vendait du matériel d’occasion, ou qui travaillait dans une école de secrétariat. Il ne pouvait guère s’agir d’une agence de secrétaires : la qualité des machines était trop mauvaise. Et cela n’était pas nécessairement une école de secrétariat : dans la plupart des collèges modernes d’enseignement géné­ral, on devait enseigner la dactylographie et la sténogra­phie ; par conséquent, qu’est-ce qui empêchait un professeur, quelle que fût sa discipline, de rester à l’école après les cours et de se servir des machines à écrire pour son usage per­sonnel ?

Mais ces messages pouvaient encore avoir été écrits d’une autre façon – et c’était sans doute là l’hypothèse la plus vraisemblable. Elle-même avait acheté des machines d’occasion bon marché pour l’agence. Pour cela, elle s’était rendue dans des magasins ou des salles d’exposition où les machines étaient présentées enchaînées. Elle les avait essayées, passant librement, et sans que personne ne fît attention à elle, d’un article à l’autre. N’importe qui, muni d’un bloc de papier et du dictionnaire des citations, pouvait avoir tapé un stock suffisant de lettres de menace en faisant de courtes visites à différents magasins, dans des quartiers où il ne risquait guère d’être reconnu. Pour trouver ces bou­tiques, il lui suffisait de consulter les pages jaunes de l’annuaire.

Avant de ranger les billets dans la chemise, Cordélia exa­mina attentivement celui qui, selon les dires de Sir George, avait été tapé sur sa propre machine. L’imaginait-elle ou la tête de mort avait-elle vraiment été dessinée ici par une main différente, plus lente et moins assurée ? Les extrémités des deux os avaient indéniablement une autre forme et le crâne était plus large. Bien que légères, ces dissemblances lui parurent importantes. Les dessins des autres têtes de mort et des cercueils étaient pratiquement identiques. Et la citation elle-même, dactylographiée avec un espacement fantaisiste entre les lettres, manquait, en tant qu’avertissement, de venin :

« Sous peine de mort que personne ne me parle de mort. C’est là un mot infiniment terrible. »

Elle ne connaissait pas ce texte et ne le trouva pas dans le Penguin. Du Webster, se dit-elle, plutôt que du Shakes­peare ; Le Démon blanc peut-être, ou Le Procès du diable. La ponctuation semblait plus ou moins correcte, personnellement, elle aurait mis une virgule après le premier « mort ». C’était peut-être une citation faite de mémoire : elle avait sûrement été tapée par une main différente, moins habile. Et Cordélia crut deviner laquelle.

La menace contenue dans les autres messages variait d’intensité. Le sombre désespoir de Christopher Marlowe :

 

« L’enfer est sans limites ni lieu précis,

Car l’enfer est là où nous sommes,

Et là où est l’enfer, nous devons toujours être »

 

pouvait difficilement être interprété comme une menace de mort, bien que son nihilisme tout à fait contemporain eût pu troubler un destinataire nerveux. La seule autre citation de Marlowe reçue six semaines plus tôt :

 

« Maintenant il ne te reste plus qu’une heure à vivre

Puis tu seras damnée pour l’éternité ! »

semblait, elle, assez directe, mais la menace ne s’était pas réa­lisée : Clarissa avait survécu. Cordélia avait toutefois l’impression que les extraits étaient devenus graduellement plus violents et avaient été choisis pour augmenter de plus en plus la tension, depuis le sinistre souhait tapé sous un cer­cueil :

« Je vous souhaite bien du plaisir avec le ver » jusqu’aux lignes brutalement explicites de Henri VI :

 

« Descendez en enfer ; et dites que c’est moi qui vous y envoie. »

 

Vues toutes ensemble, ces litanies de mort et de haine devenaient oppressantes, et les stupides dessins puérils lourds de menace. Cordélia commençait à comprendre comment ce programme d’intimidation soigneusement organisé pouvait bouleverser une femme sensible et vulnérable, n’importe quelle femme en fait, et transformer en quelque chose de ter­rible un événement aussi banal que l’arrivée du courrier, une lettre sur le plateau, dans l’entrée, une enveloppe glissée sous la porte. Rien de plus facile que de conseiller à une victime de lettres anonymes de jeter celles-ci dans la cuvette des W. -C. comme de vulgaires ordures – ce qu’elles sont. Mais, dans toutes les sociétés, il existe une peur atavique du pou­voir malveillant d’un adversaire secret travaillant à votre mal­heur, souhaitant votre échec, peut-être votre mort. Un cerveau horrible était à l’œuvre ici. Cordélia trouva désagréable la pensée que le, ou la, coupable ferait peut-être partie du petit groupe qu’elle rencontrerait à Courcy, que les yeux qui croiseraient les siens au-dessus de la table recèleraient peut-être une telle méchanceté. Pour la première fois, elle se demanda si Clarissa pouvait avoir raison : la vie de l’actrice était-elle réellement menacée ? Puis elle repoussa cette idée ; les lettres anonymes commençaient à exercer leur effet néfaste sur elle-même. Un assassin ne proclamerait pas ses intentions des mois à l’avance. Mais était-ce toujours vrai ? Pour un esprit consumé par la haine, l’acte de tuer n’appor­tait-il pas une satisfaction trop rapide, trop passagère ? Clarissa Lisle pouvait-elle avoir un ennemi si acharné qu’il avait besoin de la regarder souffrir, de la détruire lentement par la terreur et l’échec avant de commettre son meurtre ?

Cordélia frissonna. La chaleur du jour se dissipait déjà. L’air nocturne qui entrait par la fenêtre ouverte avait l’odeur et la saveur de l’automne, même ici, en haut, dans son repaire citadin. Elle rangea la dernière lettre et ferma le dossier. Elle avait reçu des instructions très claires : préserver Clarissa Lisle de tout souci ou de toute angoisse avant la représentation de La Duchesse de Malfi qui devait avoir lieu le samedi et, si possible, découvrir qui était l’auteur de ces messages. Dans la mesure de ses moyens, c’était ce qu’elle ferait.