18
Cordélia dormit plus profondément et plus longtemps qu’elle ne l’avait prévu. Un coup discret frappé à la porte la réveilla. Aussitôt, elle fut pleinement consciente. Jetant sa robe de chambre sur ses épaules, elle alla ouvrir. C’était Mrs. Munter qui lui apportait son thé. Cordélia avait eu l’intention d’être debout bien avant son arrivée. C’était gênant d’être surprise endormie derrière une porte fermée à clef comme si elle confondait le château de Courcy avec un hôtel. Mais si Mrs. Munter s’étonna de cette bizarrerie, elle n’en laissa rien paraître. Déposant le plateau sur la table de chevet, elle murmura « Bonjour, miss », puis s’en alla aussi discrètement qu’elle était venue.
Il était sept heures et demie. La lueur sale de l’aube emplissait la pièce. S’approchant de la fenêtre, Cordélia vit que la clarté de l’aurore commençait à strier le ciel, à l’est. Une brume très basse pendait au-dessus de la pelouse et montait en volutes entre les cimes des arbres, comme de la fumée. Une autre belle journée s’annonçait. Nulle part, il n’y avait trace d’un feu de jardin. Pourtant, Pair était chargé de l’odeur de bois brûlé et la masse gris argent de la mer se soulevait, générant mystérieusement sa propre lumière.
Cordélia se glissa vers la porte de communication et l’ouvrit doucement. Quoique lourd, le battant tourna sans grincer. Malgré les rideaux fermés, il arrivait assez de lumière de sa chambre pour qu’elle pût voir Clarissa encore endormie, enlaçant l’oreiller de son bras blanc. Sur la pointe des pieds, Cordélia s’approcha du lit et, immobile, écouta la respiration tranquille de la dormeuse. Sans bien savoir pourquoi, elle se sentit soulagée. Elle n’avait jamais cru que la vie de Clarissa était sérieusement menacée. De plus, toutes les précautions avaient été prises. Elles avaient toutes deux fermé leurs chambres en laissant les clefs dans les serrures. Personne n’aurait pu entrer, même avec un passe-partout. Pour se sentir tout à fait rassurée, Cordélia avait aussi besoin d’entendre Clarissa respirer.
Elle vit alors le papier : un rectangle clair qui luisait sur le fond sombre du tapis. Quelqu’un avait apporté un autre message, l’avait glissé sous la porte. Donc, quel que fût l’auteur de ces billets, il était ici, dans l’île. Son cœur sauta dans sa poitrine. Très vite, elle se ressaisit, furieuse de n’avoir pas pensé à cette possibilité, furieuse d’avoir peur. Elle traversa la pièce à pas de loup, ramassa le papier, l’emmena dans sa chambre et ferma la porte derrière elle.
C’était un autre message de La Duchesse de Malfi : dix mots surmontés d’une tête de mort.
« Ainsi l’acte va s’accomplir.
Je suis venu te tuer. »
La forme était la même, mais le papier différent. Ce message avait été tapé au dos d’une vieille gravure appelée Le Grand Messager de la mort. Sous le titre, on voyait la silhouette de la Mort, grossièrement dessinée, munie d’un sablier et d’une flèche, avec, en bas, quatre strophes en vers.
Cordélia avala en hâte son thé, enfila son pantalon et son chemisier, puis partit à la recherche d’Ambrose. Elle n’avait guère espéré le trouver de si bonne heure, mais il était déjà dans la petite salle à manger du matin, une tasse à café à la main, en train de regarder par la fenêtre. C’était l’une des pièces qu’elle avait vues la veille, pendant la visite du château. Le mobilier et les installations étaient de Godwin. Il y avait une simple table de réfectoire et une série de chaises à dossier chantourné ; un des longs murs était couvert de placards et d’étagères en bois clair, délicieusement sculptés et surmontés d’une frise de carreaux sur lesquels des orangers dans des pots bleu vif alternaient avec des scènes de la légende du roi Arthur et de la Table Ronde. Sur le moment, Cordélia avait jugé que ce décor était un exemple intéressant de l’évolution de l’architecte vers la sobriété du Mouvement esthétique, mais maintenant son charme étudié ne la touchait plus.
Quand elle entra, Ambrose se tourna vers elle et lui sourit :
« Bonjour. J’ai l’impression que nous avons de la chance en ce qui concerne le temps. Les invités devraient arriver avec le soleil et repartir sans avoir à se délester de leur dîner. Par mer forte, la traversée peut-être très désagréable. Notre vedette est-elle levée ?
– Pas encore. »
Cordélia prit une brusque résolution. Que risquait-elle en le lui disant ? La gravure provenait presque certainement de sa maison. Clarissa avait dit qu’Ambrose était déjà au courant des lettres anonymes. Et Clarissa était son invitée. Par-dessus tout, Cordélia voulait voir sa réaction. Lui tendant le papier, elle dit :
« Voici ce que j’ai trouvé sous la porte de Clarissa ce matin. Cette gravure vous appartient-elle ? Dans ce cas, quelqu’un vous l’a abîmée. Regardez au dos. »
Ambrose examina brièvement l’image, puis la retourna. Il resta un instant silencieux.
« Elle continue donc à recevoir ces fameux messages, dit-il ensuite. Je me le demandais. À-t-elle vu celui-ci ?
– Non. Et elle ne le verra pas.
– Très judicieux de votre part. Lui éviter ce genre de contrariété fait sans doute partie de vos tâches de secrétaire ?
– En effet. Cette gravure vous appartient-elle ?
– Non. Elle est intéressante mais ce n’est pas ma période préférée.
– C’est pourtant votre maison, et Miss Lisle est votre invitée. »
Ambrose sourit et se dirigea vers le buffet.
« Voulez-vous un café ? »
Cordélia le regarda s’approcher de la plaque chauffante, lui verser une tasse et remplir de nouveau la sienne.
« J’accepte votre critique implicite. Un invité a certes le droit de ne pas être importuné ni menacé pendant qu’il est sous votre toit. Mais que voulez-vous que je fasse ? Je ne suis pas policier. Il me serait difficile d’interroger mes autres invités. D’ailleurs, non seulement cela ne servirait à rien, mais de plus, je me retrouverais avec six personnes mécontentes, au lieu d’une, sur les bras. Je doute aussi que Clarissa m’en serait reconnaissante. Excusez-moi, mais ne prenez-vous pas cette histoire un peu trop au sérieux ? Certes, c’est une plaisanterie de fort mauvais goût, mais est-ce beaucoup plus que cela ? Et la réponse à ce genre de sottise, n’est-ce pas un silence digne, voire un certain mépris amusé ? Clarissa, en tant qu’actrice, devrait être capable de feindre l’une de ces deux attitudes. Si quelqu’un, ici, à Courcy, essaie de saboter sa représentation, il – ou plus vraisemblablement elle – abandonnera bientôt son projet si elle fait preuve d’un calme olympien.
– C’est ce qu’elle fera, du moins jusqu’à ce que le spectacle soit terminé. Elle ne verra pas ce papier. Puis-je compter sur votre discrétion ?
– Bien sûr. J’ai tout intérêt à ce que Clarissa remporte un succès, ne l’oubliez pas. Ce ne serait pas vous par hasard qui auriez glissé ce billet sous la porte ?
– Non.
– C’est bien ce que je pensais. Excusez-moi de vous avoir posé cette question, mais je suis sûr que vous me comprenez : si ce n’est pas vous, c’est probablement son mari – sauf qu’il n’est pas là en ce moment -, son beau-fils, sa cousine, sa fidèle habilleuse ou l’un de ses plus vieux amis. De quel droit irais-je fourrer mon nez dans ces rapports avec sa famille ou ses amis de longue date ? À propos, cette gravure appartient à Roma.
– À Roma ! Comment le savez-vous ?
– Quel ton sévère ! On dirait une maîtresse d’école ! Roma était professeur, vous savez. De géographie et de gymnastique, m’a dit Clarissa. Une combinaison bizarre. J’ai du mal à imaginer Roma, le sifflet aux lèvres, en train de galoper sur un terrain de hockey et encourager les filles, ou bien de plonger dans la partie profonde de la piscine. Enfin, c’est peut-être possible : elle a des épaules de débardeur.
– Mais la gravure ? insista Cordélia.
– Elle m’a dit l’avoir trouvée dans un livre d’occasion. Elle a pensé que cela pouvait m’intéresser. Elle me l’a montrée hier, juste avant la répétition. Je l’avais laissée sur mon sous-main, dans le bureau.
– Où n’importe qui a pu la voir et la prendre ?
– Maintenant vous parlez comme un détective. En effet : où n’importe qui a pu la voir et la prendre. On dirait d’ailleurs que le message a été tapé sur ma machine à écrire, qui est également installée dans mon bureau. »
Ce dernier détail serait facile à vérifier, songea Cordélia. Autant le faire tout de suite. Mais avant qu’elle n’ait pu le suggérer, Ambrose ajouta :
« Autre chose. Excusez-moi si cela m’ennuie plus que les lettres anonymes de Clarissa : quelqu’un a cassé la serrure de la vitrine qui se trouve à l’extérieur du bureau et a pris le bras de marbre. Si, au cours de vos fonctions de secrétaire, vous appreniez qui est le coupable, veuillez prier cette personne de le remettre à sa place. Cet objet ne plaît pas à tout le monde, je l’admets, mais j’y suis attaché.
– Le bras de la princesse royale ? s’étonna Cordélia. Quand avez-vous remarqué sa disparition ?
– D’après Munter, le marbre était là quand il a fermé la vitrine, hier soir. C’était à minuit dix. Il l’a rouverte ce matin, peu après six heures, mais n’a pas regardé à l’intérieur. Il pense toutefois que si le bras avait manqué à ce moment-là, il s’en serait aperçu. Cependant, il n’en est pas certain. Moi, j’ai constaté que la sculpture n’y était plus et qu’on avait forcé la serrure quand je me suis rendu à la cuisine pour faire du thé, ce matin, un peu avant sept heures.
– Ça ne peut pas être Clarissa. Quand je me suis levée ce matin, elle dormait. D’ailleurs, je doute qu’elle ait la force de casser une serrure.
– Cela n’en demandait guère. Un solide coupe-papier et le tour était joué. Et, comme par hasard, il y en avait un sur ma table dans le bureau.
– Qu’allez-vous faire ?
– Rien, du moins jusqu’à la fin de la représentation. Je ne vois pas en quoi cela pourrait affecter Clarissa – c’est moi qui ai perdu quelque chose, pas elle. Mais je suppose que vous préféreriez qu’elle n’en sache rien ?
– Je pense que c’est vital. Le moindre petit incident risque de la bouleverser. Espérons simplement que personne d’autre ne s’apercevra de la disparition du bras.
– Dans ce cas, je pourrais toujours dire que je l’ai enlevé parce qu’il déplaisait tellement à Clarissa. C’est humiliant d’avoir à mentir, mais si vous estimez qu’il est important qu’elle ne l’apprenne pas…
– En effet, très important. Je vous serais reconnaissante de ne rien dire ni de ne rien entreprendre avant la fin de la représentation. »
À ce moment, ils entendirent des pas fermes et rapides résonner sur le dallage. Tous deux se retournèrent simultanément et regardèrent la porte. Sir George Ralston apparut, vêtu d’un manteau de tweed, un sac de voyage à la main.
« La réunion à laquelle j’ai dû assister s’est terminée hier soir. J’ai roulé presque toute la nuit et j’ai dormi sur une aire de stationnement. Je me suis dit que Clarissa serait contente si je faisais acte de présence.
– Mais comment êtes-vous venu ? Je n’ai pas entendu de canot.
– J’ai trouvé deux pêcheurs matinaux. Ils m’ont débarqué dans la petite crique. Je me suis mouillé les pieds, mais ce n’est pas grave. Cela fait bien deux heures que je suis dans l’île, mais je ne voulais pas réveiller tout le monde. Est-ce du café que vous avez là ? »
Toutes sortes de pensées traversèrent l’esprit de Cordélia. Avait-on encore besoin d’elle ? En présence d’Ambrose, elle pouvait difficilement poser la question à Sir George. Elle était censée être là en qualité de secrétaire de Clarissa, fonction qui n’avait aucune raison d’être remise en cause par la brusque apparition du mari. Et sa chambre alors ? Sir George voudrait sans doute s’installer à côté de celle de sa femme.
Gênée, elle se rendit compte qu’elle devait avoir l’air rien moins que contente et qu’Ambrose la regardait d’un œil sardonique et amusé, comme s’il voyait sa déconvenue. Murmurant une excuse, elle s’éclipsa.
Bien que Tolly ne lui eût pas encore porté son thé, Clarissa commençait à remuer dans son lit. Cordélia tira les rideaux et tourna la clef dans la porte donnant sur le couloir. Elle se tint près du lit jusqu’à ce que Clarissa ouvrît les yeux, puis elle dit :
« Votre mari vient d’arriver. Il paraît que sa réunion s’est terminée plus tôt que prévu. »
Clarissa se souleva sur ses oreillers.
« George ? Mais c’est idiot ! Je ne l’attendais que ce soir !
– Eh bien, il est là », fit Cordélia.
Elle avait eu raison de prévenir Clarissa, se dit-elle. La façon dont elle avait accueilli la nouvelle n’aurait guère pu faire plaisir à son mari. Clarissa s’assit et regarda fixement devant elle, le visage dénué d’expression.
« Tirez sur la sonnette, s’il vous plaît. Là, près de la cheminée. Il est temps que Tolly m’apporte mon thé.
– Je me demandais si vous vouliez que je reste ici quand même.
– Évidemment ! s’écria Clarissa d’une voix brusque, presque effrayée. Qu’est-ce que cela change ? Vous savez ce que vous avez à faire ici. Si quelqu’un cherche à me tuer, ce n’est pas l’arrivée de George qui l’en empêchera !
– Je pourrais lui laisser ma chambre, si vous le désirez. »
Clarissa se tira du lit et se dirigea vers la salle de bain.
« Oh ! Ne soyez pas si naïve, Cordélia ! Restez. Et dites à George que je suis réveillée, qu’il peut venir me voir. »
Elle disparut. Cordélia décida d’attendre que Tolly arrive avec le thé. Elle ferait tout son possible pour éviter que Clarissa ne reste sans protection jusqu’au lever de rideau.
Clarissa revint de la salle de bain et regrimpa dans son lit.
« Pendant que nous sommes encore seules, pourriez-vous me dire quel est le programme de la journée ? demanda Cordélia.
– Oh ! Vous n’êtes pas au courant ? Je pensais vous avoir déjà tout expliqué. Le rideau se lève à trois heures et demie. Ambrose a prévu le déjeuner vers midi. Ensuite, je me reposerai seule ici jusqu’à trois heures moins le quart. Je n’aime pas passer trop de temps dans ma loge avant d’entrer en scène. Vous pourrez venir m’appeler à trois heures moins le quart. Nous déciderons alors de ce que vous ferez pendant la représentation. La vedette partira chercher les autres acteurs à Speymouth. Ils devraient arriver ici à deux heures et demie au plus tard. Ambrose a loué une vedette plus grande pour les spectateurs invités. Ils sont attendus à trois heures. Pendant l’entracte, à quatre heures et demie, nous prendrons le thé sous l’arcade, s’il fait assez chaud, et nous dînerons à sept heures et demie dans la grande salle. Les canots sont commandés pour neuf heures.
– Et ce matin ? Qu’y a-t-il de prévu pour les trois heures entre le petit déjeuner et le déjeuner ? Nous essaierons de les passer ensemble.
– C’est tout à fait possible. Ambrose a proposé que nous fassions le tour de l’île en vedette, mais je lui ai répondu que nous ne faisions pas une excursion à cinq livres par jour. J’ai eu une idée bien plus drôle. Ambrose ne nous a pas encore montré certains aspects de Courcy. Vous ne vous ennuierez pas, croyez-moi. Pour commencer, nous irons voir les crânes de Courcy.
– Les crânes de Courcy ? Voulez-vous dire de vrais crânes, ici, au château ? »
Clarissa éclata de rire.
« Ils sont tout ce qu’il y a de plus vrai. Dans la crypte de l’église. Ambrose vous racontera la célèbre légende. Ça sera une excellente préparation aux horreurs d’Amalfi. »
Tolly, avec le plateau à thé, arriva en même temps que Sir George. Clarissa accueillit son mari d’une manière tout à fait charmante. Elle lui tendit une main languide que Sir George porta à ses lèvres ; puis, très raide, il se baissa et appuya brièvement son visage contre celui de sa femme. D’une voix aiguë et crispée, Clarissa s’écria :
« Quelle bonne surprise, mon chéri ! Tu as donc trouvé un bateau ? Bravo ! Tu t’es bien débrouillé ! »
Sir George ne regarda même pas Cordélia. D’un ton bourru, il demanda à sa femme :
« Tout va bien ?
– Bien sûr, chéri ! T’inquiétais-tu à mon sujet ? Comme c’est touchant ! Mais, comme tu vois, je suis toujours là, duchesse de Malfi. »
Cordélia les laissa. Elle se demandait si Sir George trouverait une occasion pour lui parler en tête-à-tête et, dans ce cas, si elle devait mentionner la gravure glissée sous la porte. C’était lui, après tout, qui l’avait engagée, mais à la demande de Clarissa. Clarissa était sa cliente, elle payait pour se faire protéger. Cordélia eut l’intuition qu’elle devait se taire, du moins jusqu’à la fin de la représentation. Puis elle se rappela le marbre volé. Surprise par l’arrivée de Sir George, elle n’y avait plus pensé. À présent, elle revoyait sa forme pâle dans son imagination, avec toute l’intensité sinistre d’un mauvais présage. Devait-elle au moins prévenir Sir George de sa disparition ? Pourquoi ? Il s’agissait simplement de la reproduction sculptée d’un bras d’enfant, celui d’une princesse morte depuis longtemps. Comment cet objet pouvait-il nuire à qui que ce fût ? Cordélia ne parvenait pas à s’expliquer pourquoi elle trouvait si important d’en cacher la disparition à Clarissa sinon parce que cette sculpture l’avait dégoûtée et que la moindre allusion à cet objet risquait de la troubler. Elle avait sûrement bien fait de demander à Ambrose de garder le secret, du moins jusqu’à la fin de la représentation. Alors, pourquoi en parler à Sir George ? Il n’avait pas vu le marbre. Il serait toujours temps de mettre tout le monde au courant quand Ambrose commencerait à enquêter, après le spectacle, le soir même. Il n’y avait donc que la journée à passer. Elle n’avait pas les idées très claires, se dit-elle. Mais une chose était certaine : la présence du mari de Clarissa à Courcy l’inquiétait, alors que ça aurait dû, en principe, lui faciliter la tâche. Elle aurait dû se sentir soulagée de pouvoir partager les responsabilités avec lui. Pourquoi alors voyait-elle en cette arrivée inopinée une nouvelle et fâcheuse complication ? Pourquoi se sentait-elle pour la première fois embringuée dans une partie de colin-maillard dans laquelle elle trébuchait, tandis que des mains invisibles la faisaient tourner, la poussaient et la tiraient, pendant que quelqu’un, derrière tout cela, regardait, attendait, menait le jeu ?
19
Le petit déjeuner se transforma en un interminable repas. Les invités y arrivèrent un à un et mangèrent lentement, comme s’ils craignaient de se lever de table. Les plats allaient bien avec les idées victoriennes d’Herbert Gorringe sur la façon dont il fallait commencer une journée. À mesure qu’on soulevait les couvercles d’argent, les odeurs mêlées d’œufs au bacon, de saucisses, d’oignons et de haddock emplissaient la pièce et donnaient presque la nausée. Malgré la perspective d’une autre belle journée, Cordélia sentait que les hôtes étaient mal à l’aise et qu’elle n’était pas la seule à compter mentalement les heures qui les séparaient de la nuit. On aurait dit que les convives s’étaient tous entendus pour ne pas contrarier Clarissa. Quand celle-ci annonça son intention d’aller visiter l’église et la crypte, il y eut un murmure approbateur d’une suspecte unanimité. Si quelqu’un avait préféré faire le tour de l’île en bateau ou se promener seul, il se garda bien de le dire. Tous devaient bien voir que Clarissa était très agitée avant une représentation et personne ne voulait être responsable d’une de ses crises de nerfs. Tandis que le groupe longeait l’arcade, dépassait le théâtre et pénétrait dans l’ombre de l’allée qui menait à l’église, Cordélia eut l’impression qu’on entourait l’actrice de la sollicitude réservée généralement à une invalide ou – pensée désagréable – à une victime prédestinée.
De tous, Sir George paraissait le plus détendu. Quand ils entrèrent dans l’église et que les autres regardèrent autour d’eux comme des gens décidés à trouver quelque chose de positif à dire, il eut aussitôt une réaction sans équivoque. De toute évidence, il détestait cet amalgame propre au XIXe siècle qui mêlait ferveur religieuse et romantisme médiéval. Il regardait d’un œil critique l’abside richement ornée, avec ses mosaïques représentant le Christ dans toute sa gloire, son carrelage de couleurs et ses arcs polychromes.
« Cela ressemble davantage à un club londonien de l’époque victorienne – ou à un bain turc – qu’à une église. Désolé, Gorringe, mais cet édifice me laisse froid. Qui en était l’architecte déjà ?
– George Frederick Bodley. Quand mon arrière-grand-père en arriva à restaurer l’église, il était fâché avec Godwin. Il a eu des relations orageuses avec tous ses architectes. Dommage qu’elle vous déplaise. Les peintures des retables sont de Lord Leighton et les vitraux proviennent de l’atelier de William Morris qui se spécialisait dans ces teintes plus claires. Bodley fut l’un des premiers architectes de l’époque à lui passer des commandes. En général, on trouve que le vitrail de gauche est assez réussi.
– Je ne vois pas comment quelqu’un pourrait prier dans un endroit pareil. Est-ce le monument aux morts, là-bas ?
– Oui. Il a été érigé par l’oncle dont j’ai hérité. C’est sa seule contribution à l’architecture du château. »
Le monument, une simple dalle de pierre, était encastré dans le mur, à gauche de l’autel. On y lisait l’inscription suivante :
À la mémoire des hommes de Courcy qui tombèrent au champ d’honneur pendant les deux guerres et dont les restes reposent en terre étrangère 1914-1918 1939-1945
Cette plaque, au moins, suscita l’approbation de Sir George :
« Voilà qui me plaît. C’est simple et digne. Qui a bien pu déposer cette couronne ? Elle ne date pas d’hier, à en juger par son aspect. »
Ambrose s’était approché de lui par-derrière.
« Il y en aura une fraîche le 11 novembre. Munter les tresse lui-même avec nos lauriers et en accroche une nouvelle tous les ans. Son père est mort à la guerre, dans la marine, je crois. Il aurait péri noyé. C’est tout ce qu’il m’en a dit.
– Assistez-vous à cette scène touchante ? demanda Roma.
– Non, Munter ne m’y a jamais invité. C’est une cérémonie strictement privée. Je ne sais même pas si je suis censé être au courant de la chose. »
Roma se détourna :
« Cela jette un jour nouveau sur Munter, » en tout cas. Qui aurait pu croire qu’il avait un côté romantique ? Mais pourquoi fleurit-il ce monument-ci ? Son père n’a pas vécu ni travaillé dans l’île, n’est-ce pas ?
– Pas que je sache.
– Et s’il est mort noyé, ses ossements ne sont pas enterrés à l’étranger, ni ailleurs. Tout cela paraît assez dénué de sens. Comme la fête du 11 novembre, d’ailleurs : j’ai l’impression que plus personne ne sait à quoi elle sert.
– Elle sert à se souvenir des braves gars qui sont tombés, répliqua Sir George. Une fois l’an, pendant deux minutes. Ce n’est pas trop demander, tout de même ! Et pourquoi en faire une sorte de festival vulgaire et sentimental ? Lors de notre dernier défilé, le pasteur a parlé du tiers monde et du concile œcuménique. Je voyais certains anciens combattants s’agiter.
– Sans doute croyait-il que son sermon avait un rapport avec la paix du monde, dit Roma.
– Le jour de l’Armistice n’a rien à voir avec la paix. Il concerne la guerre et le souvenir des soldats tués. Une nation qui est incapable d’honorer ses morts ne mérite plus qu’on se sacrifie pour elle. Et qu’est-ce que le tiers monde a donc de si paisible ? »
Sir George se détourna brusquement et, pendant un instant, Cordélia crut voir des larmes briller dans ses yeux. Puis elle s’aperçut qu’il ne s’agissait que d’un jeu de lumière et faillit rougir de sa naïveté. Si Sir George pensait à ses propres camarades et à toutes ces causes perdues et oubliées pour lesquelles ils s’étaient battus, il le faisait sans pleurer. Il avait vu tant de cadavres, tant de mourants. Pour lui, que pouvait signifier une mort de plus ? se demanda Cordélia.
Une porte dans la sacristie menait en bas, dans la crypte. Descendre les étroites marches, à la lumière de la lampe de poche d’Ambrose, c’était comme descendre dans un autre monde, une autre époque. C’était le seul endroit où l’on voyait une trace de l’ancienne construction normande. Le plafond était si bas qu’Ivo, le plus grand de tous, pouvait à peine se tenir droit, et les gros piliers semblaient peiner sous le poids des neuf siècles entassés sur leurs chapiteaux. Ambrose tendit le bras, appuya sur un interrupteur et la pièce minuscule s’emplit d’une lumière crue peu flatteuse. Aussitôt ils aperçurent les crânes. Ils s’étalaient sur tout un mur, en une parade ricanante de la mort. On les avait disposés sur de grossières étagères de chêne, en rangs si serrés que Cordélia eut l’impression qu’on n’aurait pu les séparer qu’à coups de hache. Par endroits, du ciment avait coulé sur eux, les fixant bouche contre bouche en une parodie de baiser. Ailleurs, du sable s’était accumulé avec les années, les unissant en un seul bloc, bouchant les cavités nasales, se rassemblant dans les orbites et posant sur les calottes polies une patine de poussière semblable à un linceul.
Ambrose expliqua :
« Ces crânes ont une légende, bien sûr. Au XVIIe siècle, cette île appartenait à la famille de Courcy (celle-ci y habitait en fait depuis le XIVe siècle). À l’époque dont je vous parle, le seigneur de ces lieux était un représentant particulièrement déplaisant de sa race. Quelqu’un avait dû lui parler des petits amusements que Tibère s’offrait à Capri – je ne crois pas qu’il savait lire – et il s’est mis à l’imiter. Vous pouvez vous imaginer le genre d’horreurs qu’il a perpétrées : jeunes filles de Speymouth et des environs enlevées, droit de cuissage exercé à une échelle que même les plus accommodants des tenanciers trouvaient exagéré, corps mutilés rejetés par la mer à l’indignation générale des habitants. En ce temps-là, Speymouth n’était qu’un petit village de pêcheurs. La ville ne se développa que sous la Régence. Mais les choses finirent par se savoir. Personne n’entreprit quoi que ce soit, bien sûr. Sauf le père de l’une des filles enlevées dont le corps torturé échoua trois semaines plus tard sur le rivage. Il porta plainte contre Courcy devant le magistrat local. Le seigneur passa effectivement en jugement, mais fut acquitté. On suppose qu’il se servit des moyens habituels : juge vénal, faux témoins, jury acheté, intimidation. Et, bien entendu, on n’avait aucune preuve contre lui. À la fin du procès, le père, qui, selon la légende, était une sorte de géant, se leva dans la salle d’audience et prononça contre Courcy et sa famille des malédictions pénibles quoique traditionnelles : mort du premier-né, horribles maladies, ruine du château, extinction de la lignée. Ce fut sûrement la partie la plus appréciée de tout l’épisode. Puis, en 1666, arriva la peste. »
Ici, Ambrose fit une pause. Pour l’effet dramatique, c’était inutile, se dit Cordélia : le petit groupe rassemblé autour de Gorringe regardait son hôte avec l’extrême attention de touristes étrangers dont le guide, pour une fois, leur en donne pour leur argent.
« La peste fut particulièrement meurtrière sur cette côte, reprit Ambrose. On dit qu’elle y avait été introduite par une famille de Cheapside qui s’était réfugiée dans un village, chez des parents. Le pasteur et sa famille comptèrent parmi les premières victimes, de sorte qu’il n’y eut plus personne pour célébrer le service funèbre. Bientôt, il ne resta plus qu’un seul homme, un vieillard, pour enterrer les morts. C’était le règne de l’anarchie. L’île se sentait à l’abri du danger et Courcy menaça de mort quiconque y aborderait. Or, il paraît qu’un bateau chargé de femmes et d’enfants, et manœuvré par un seul homme adulte, essaya de le faire. Si ses occupants espéraient éveiller la pitié de Courcy, ils se trompaient. Le seigneur se comporta d’une façon tout à fait logique dans ce cas. Le seul moyen d’échapper au fléau, c’était la quarantaine. Il était évidemment moins logique de faire des trous dans le plancher de l’embarcation, puis de forcer le bateau à reprendre le large où sa cargaison humaine se noya avant d’avoir pu atteindre la côte. Mais peut-être s’agit-il là d’une exagération destinée à rendre le récit plus intéressant. En ce qui concerne ces "boat-people" du XVIIe siècle, on devrait accorder à Courcy le bénéfice du doute. Et maintenant venons-en au point fort de cette histoire.
– Il ne manque plus que des costumes de Motley et une musique de scène de Menotti », murmura Ivo.
Mais Cordélia vit qu’il était aussi captivé que tous les autres.
« Je ne sais pas si vous connaissez les symptômes de la peste bubonique, poursuivit Ambrose. Les victimes ont d’abord l’impression de sentir une odeur de pommes pourries. Ensuite leur front se couvre de pustules roses. Un jour, donc, le père de la jeune fille assassinée sentit l’odeur fatale et vit au fond d’un miroir la marque de la mort. C’était par une nuit d’été, mais le vent soufflait et la mer était agitée. L’homme savait qu’il ne lui restait que peu de temps à vivre : la peste tuait rapidement. Il mit son bateau à l’eau et prit la direction de l’île.
« Courcy et sa petite cour privée étaient en train de dîner quand la porte de la grande salle s’ouvrit et qu’apparut une haute silhouette ruisselante. Le père de la jeune fille – car c’était lui – avança en chancelant vers son ennemi, les yeux brûlants de haine, les autres convives étaient trop stupéfaits pour intervenir. Quand il arriva près de Courcy, l’homme l’étreignit et l’embrassa en plein sur la bouche. »
Quand Ambrose se tut, le silence se fit lourd. Cordélia se demanda si l’auditoire allait applaudir poliment. L’histoire avait été bien racontée ; la simplicité, l’horreur, la lutte symbolique’entre l’innocence et le mal lui conféraient un pouvoir envoûtant.
« Cette légende ferait un bon opéra, dit Ivo, vous en avez déjà le livret. Reste à trouver un Verdi ou un Benjamin Britten. »
Contemplant les crânes avec un mélange de fascination et de dégoût, Roma Lisle demanda :
« La malédiction s’est-elle réalisée ?
– Absolument. Courcy et ses gens attrapèrent la peste et furent anéantis. Sa famille s’éteignit. On ne vint les enterrer que quatre ans plus tard. Mais il faut dire que l’île inspirait une crainte superstitieuse. Les habitants de Speymouth évitaient de la regarder. Les pêcheurs obéissant à des rites ancestraux se signaient quand ils passaient à l’ombre de ses falaises. Le château tomba en ruine. Il resta dans cet état jusqu’à ce que mon arrière-grand-père le rachète en 1864. Il s’en fit construire un autre de style moderne, assécha et défricha les terres. Il ne laissa subsister que les ruines de la vieille église. Courcy et ses gens n’avaient pas été ensevelis au cimetière. Les autochtones ne les avaient pas jugés dignes d’un enterrement chrétien. Aussi quand mon arrière-grand-père commença à aménager son jardin, il découvrait sans cesse des squelettes. Ses employés ramassèrent les crânes et les rangèrent ici. C’était faire un compromis entre les inhumer chrétiennement et les brûler avec les feuilles mortes.
– Il y a une inscription au-dessus de l’étagère du haut, fit remarquer Roma. Des caractères grossièrement gravés. S’agit-il d’une référence biblique ?
– Ah ! oui, répondit Ambrose, c’est là un commentaire dû à l’un des maçons de l’époque victorienne. Le brave homme a estimé que cet alignement de Yoricks permettait de tirer une morale et d’embellir une légende. Non, je ne vous dirai pas à quoi il renvoie. Trouvez-le vous-même. »
Cordélia n’eut pas besoin de chercher. Sa connaissance du Nouveau Testament due à son éducation de couventine et une heureuse intuition la menèrent droit au texte :
« C’est moi qui ferai justice, qui rétribuerai, dit le Seigneur. »
Ce commentaire, en fait, ne convenait guère, songea-t-elle. Si l’histoire d’Ambrose était vraie, la vengeance avait au contraire été singulièrement – et de manière fort satisfaisante – humaine !
Il faisait très froid dans la crypte. La conversation s’était tue. Formant un cercle, les visiteurs contemplaient les crânes comme si les cavités nasales déchiquetées et les orbites vides pouvaient leur révéler le secret de leur mort. Combien ils étaient peu effrayants, se dit Cordélia, ces vieux symboles de la mortalité disposés comme une rangée de diables ricanants, destinés à faire peur aux enfants dans une foire. Dans la nudité de leur anonymat, ils réduisaient les prétentions humaines à la risible évidence que le plus durable chez l’homme, ce sont les dents.
Pendant le récit d’Ambrose, elle avait jeté des coups d’œil furtifs à Clarissa pour voir quel effet produirait sur elle cette histoire épouvantable. Elle trouvait curieux que le dessin grossier d’une tête de mort pût lui inspirer une telle frayeur tandis que la réalité ne lui causait qu’un frisson exagéré de dégoût. Mais la sensibilité raffinée de Clarissa semblait capable de supporter n’importe quelles horreurs du moment qu’elles étaient anesthésiées par le temps et ne la menaçaient pas directement. Même dans la lumière dure et crue de la crypte, elle avait les joues roses et les yeux plus brillants que jamais. Sans doute n’aurait-elle pas aimé visiter cet endroit seule, mais maintenant, consciente d’être le centre d’intérêt du petit groupe, elle jouissait des mêmes sensations fortes qu’un enfant qui regarde un film d’horreur et qui sait que rien de tout cela n’est vrai, que dehors l’attend la rue familière, les visages ordinaires, le petit monde douillet de la maison. Quoi que Clarissa redoutât, et Cordélia ne pouvait pas croire que cette peur fût feinte, elle n’éprouvait aucune sympathie pour ces âmes tourmentées mortes depuis longtemps, aucune crainte de recevoir des visites surnaturelles aux environs de minuit. Cependant certaine que sa mort, quand elle viendrait, sous quelque forme que ce fût, aurait un visage humain. Mais maintenant, rendue euphorique par l’excitation, elle dit à Ambrose :
« Quel amoncellement d’horreurs que ton île ! Charmante en surface, grouillante de choses malsaines en dessous. Mais n’a-t-on pas commis un vrai meurtre ici, récemment ! Parle-nous du Chaudron du Diable, et conduis-nous-y. »
Ambrose évita son regard. L’un des crânes était mal aligné. Il prit la boule blanche entre ses mains et essaya de la repousser. La tête lui résista et, soudain, le maxillaire s’en détacha. D’un geste brusque, Ambrose le remit en place, s’essuya les mains à son mouchoir et répondit :
« Il n’y a rien à voir. Et ce drame assez affreux ne peut intéresser que ceux qui aiment imaginer les autres en train de souffrir. »
Clarissa ne voulut pas comprendre la mise en garde et la critique implicite contenues dans cette remarque.
« Oh, ne sois pas si collet monté ! s’écria-t-elle. Cette histoire remonte au moins à quarante ans et de toute façon je la connais. Je veux voir l’endroit où elle s’est déroulée. De plus, cela m’intéresse à titre personnel. George était ici, dans l’île, à l’époque. Le saviez-vous ?
– Oui, répondit laconiquement Ambrose.
– J’ignore de quoi il s’agit, mais vous feriez bien de nous le montrer, intervint Roma. Clarissa ne vous laissera pas en paix et maintenant, nous aussi, nous aimerions bien satisfaire notre curiosité. L’endroit en question ne peut guère être pire que celui-ci. »
Personne d’autre ne prit la parole. Clarissa et sa cousine étaient de curieuses alliées, se dit Cordélia. Elle se demanda si Roma s’intéressait vraiment à cette histoire ou si elle espérait l’entendre raconter le plus vite possible pour pouvoir sortir de la crypte. Clarissa prit la voix cajoleuse d’une enfant importune :
« Je t’en prie, Ambrose. Tu m’avais promis de m’y emmener un de ces jours. Pourquoi pas maintenant, puisque nous sommes déjà ici ? »
Ambrose se tourna vers George Ralston. Son regard semblait quêter un assentiment, ou du moins quelque commentaire. Mais s’il espérait de l’aide pour résister à Clarissa, il dut déchanter. La figure de Sir George était impassible et, pour une fois, immobile.
« Bon, si vous insistez », dit Ambrose.
Il conduisit ses hôtes à une porte basse, à l’extrémité ouest de la crypte. Elle était en chêne noirci par les ans, renforcée par deux bandes de fer et pourvue d’un double verrou. À côté d’elle, une clef pendait à un clou. Ambrose tira les verrous et introduisit la clef dans la serrure. Elle tourna assez facilement, mais Gorringe dut faire un effort pour ouvrir le battant. Une fois à l’intérieur, il leva le bras et tourna un commutateur. Devant eux, les invités aperçurent un couloir voûté, juste assez large pour permettre à deux personnes d’y avancer de front. Ambrose prit la tête du petit groupe, Clarissa sur ses talons. Roma marchait seule, suivie de Cordélia et de Simon. Sir George et Ivo fermaient la marche.
À moins de six mètres plus loin, le couloir se prolongeait par un escalier de pierre abrupt qui tournait à gauche. En bas, le passage s’élargit, mais le plafond était si bas qu’Ivo devait se baisser. Le corridor était éclairé par des ampoules nues qui pendaient au bout d’un fil. Malgré l’odeur de moisi, l’air était assez frais pour qu’on y respire à l’aise. Dans le silence, leurs pas résonnaient sur le sol de pierre. Cordélia jugea qu’ils devaient avoir parcouru deux cents mètres quand ils parvinrent à un coude, puis à un second escalier, plus abrupt que le premier et plus grossier, comme taillé dans le roc. C’est alors que la lumière s’éteignit.
Après la clarté artificielle du tunnel, ces ténèbres subites et profondes leur coupèrent le souffle et l’une des femmes poussa un cri. Cordélia pensa que c’était Clarissa. Pendant un instant, elle lutta contre la panique, s’efforça de calmer son cœur affolé. Instinctivement, elle étendit la main dans le noir et rencontra un bras ferme et chaud sous le coton : le bras de Simon. Elle le lâcha immédiatement, mais aussitôt la main du garçon saisit la sienne. Puis elle entendit la voix d’Ambrose :
« Désolé, mes amis. J’avais oublié que cet éclairage est réglé par une minuterie. Je vais trouver le bouton dans une seconde. »
Cordélia jugea qu’il en fallut au moins quinze. Quand la lumière revint, ils se regardèrent tous en clignant des paupières, arborant des sourires un peu gênés. Simon retira aussitôt sa main, comme sous l’effet d’une brûlure et détourna la tête.
« Tu aurais dû nous prévenir avant de nous jouer un tour pareil », se plaignit Clarissa.
Ambrose avait l’air amusé.
« C’était tout à fait involontaire, je t’assure. Et cela ne se reproduira plus. La salle située au-dessus du Chaudron est pourvue d’une installation électrique normale. Plus qu’une cinquantaine de mètres. Je te ferai remarquer, ma chère, que c’est toi qui as voulu venir ici. »
Ils descendirent l’escalier, se tenant à une rampe de corde passée dans des anneaux fixés dans le roc. Au bout d’une autre trentaine de mètres, le couloir s’élargit pour former une grotte au plafond bas. D’une voix qui paraissait anormalement forte, Ivo demanda :
« Nous devons nous trouver à douze mètres sous terre. Comment cet endroit est-il ventilé ?
– Par des puits d’aération. L’un d’eux débouche dans la casemate construite pendant la dernière guerre pour défendre la côte sud de l’île. Et il y en a plusieurs autres. On pense que le premier a été installé par Courcy. Le Chaudron du Diable devait lui être bien utile. »
Au milieu du plancher se découpait une trappe en chêne pourvue de deux gros verrous. Ambrose les tira et souleva l’abattant. Les autres se pressèrent autour de l’ouverture et six têtes se penchèrent pour regarder en bas. Ils aperçurent une échelle métallique qui menait à une grotte. Au-dessous d’eux, on voyait la mer. On n’aurait pu dire si c’était la marée montante ou descendante, mais on voyait de la lumière entrer par une ouverture en forme de demi-lune ; puis ils entendirent un faible murmure et sentirent l’odeur âcre et salée des algues. À chaque vague, l’eau envahissait la grotte et bouillonnait autour des barreaux de l’échelle. Cordélia frissonna. Ces coups de boutoir réguliers avaient quelque chose d’impitoyable, presque d’inquiétant.
« Et maintenant, raconte ! » ordonna Clarissa.
Ambrose resta un instant silencieux, puis il dit :
« Cela s’est passé en 1940. Le gouvernement avait réquisitionné l’île et le château. Il s’en servait comme centre de rassemblement pour les étrangers originaires des pays de l’Axe bloqués dans le Royaume-Uni par la guerre, et pour d’autres personnes, y compris un certain nombre de sujets britanniques soupçonnés, au pire, d’être des agents de l’ennemi, au mieux, des sympathisants nazis. Comme mon oncle vivait au château avec son seul serviteur, on le fit déménager et on l’installa dans le cottage, près des écuries, c’est Oldfield qui les occupe maintenant. Ce qui se passait au château était, bien entendu, ultra-secret. Les internés ne restaient ici que peu de temps et je n’ai pas la moindre raison de supposer que leur séjour était particulièrement pénible. Certains d’entre eux étaient libérés après interrogatoire, d’autres partaient dans un camp de l’île de Man, d’autres encore ont connu une fin moins agréable. Mais George en sait plus que moi là-dessus. Comme l’a dit Clarissa, il a été affecté ici comme jeune officier pendant quelques mois de l’année 1940. »
Ambrose se tut, mais de nouveau il n’y eut aucune réaction. Il avait parlé comme si Sir George n’était plus avec eux. Cordélia vit Roma jeter à Ralston un regard surpris, légèrement méfiant. Ensuite, elle entrouvrit la bouche, se ravisa, mais continua à le fixer obstinément comme si elle le voyait pour la première fois.
Ambrose poursuivit :
« Je ne connais pas les détails. Quelqu’un doit les connaître, je suppose, du moins pour autant qu’on ait jamais su toute la vérité. Il doit bien y avoir quelque part un rapport officiel sur l’incident, même s’il n’a jamais été rendu public. Je ne sais de cette affaire que ce que mon oncle m’en a dit lors d’une de mes rares visites ici, et encore ne s’agissait-il que de rumeurs. »
À ce moment, Clarissa manifesta habilement quelque impatience. Sa mimique, pensa Cordélia, était aussi artificielle que la grimace de dégoût avec laquelle elle avait regardé les crânes un peu plus tôt. Clarissa n’avait nul besoin de se montrer impatiente : elle connaissait parfaitement la suite de l’histoire.
Étendant ses mains potelées, Ambrose haussa les épaules comme s’il se résignait à un récit qu’il eût préféré éviter. Cela lui aurait pourtant été possible s’il l’avait vraiment voulu, se dit Cordélia. Pour la première fois, elle se demanda si la conversation, et même la visite de la crypte, faisaient partie d’un plan concerté.
« En mars 1940, reprit Ambrose, il y avait cinquante internés à Courcy et, parmi eux, un petit nombre de fanatiques nazis, pour la plupart des Allemands bloqués en Angleterre au commencement des hostilités. Ils soupçonnaient l’un d’eux, un garçon de vingt-deux ans, d’avoir trahi leurs secrets au cours de son interrogatoire par les autorités britanniques. C’est possible. Ils pensaient aussi qu’il était peut-être un agent britannique infiltré dans leurs rangs. Ce qui semble certain, c’est que ces nazis organisèrent un tribunal secret dans la crypte de l’église, accusèrent leur camarade de trahison et le condamnèrent à mort. Puis ils le bâillonnèrent, lui ligotèrent les bras et l’emmenèrent le long du tunnel jusqu’ici, au Chaudron du Diable. Comme vous pouvez le voir, la grotte est percée d’une étroite ouverture qui débouche sur la petite baie située à l’est de l’île, mais elle est toujours immergée à marée haute. Les nazis attachèrent leur victime à cette échelle de fer et le laissèrent se noyer. Le jeune homme était très grand. Il est mort dans les ténèbres et sa fin fut atroce. Plus tard, l’un de ses assassins se glissa de nouveau et détacha le cadavre, qui fut emporté par la mer. Quand, deux jours plus tard, il échoua sur le rivage, ses poignets étaient entaillés presque jusqu’à l’os. Un des codétenus raconta que le jeune homme avait paru très déprimé les derniers temps. Il laissa entendre que la victime s’était liée les poignets pour s’empêcher de nager, puis avait sauté dans la mer. Aucun de ses juges, ou bourreaux, ne parla.
– Comment a-t-on appris cette histoire, alors ? demanda Roma.
– Quelqu’un a dû finir par cracher le morceau, mais seulement après la fin de la guerre. À l’époque, Oldfield vivait à Speymouth et travaillait ici pour l’armée. Il peut avoir entendu des rumeurs. Il le nie maintenant, mais quelqu’un dans l’île doit avoir eu des soupçons. Quelqu’un a peut-être même approuvé ce qui s’est passé ou, du moins, a fermé les yeux. C’était l’armée, après tout, qui commandait ici. Pourtant, les internés ont pu se procurer les clefs de la crypte et du passage secret, et les remettre à leur place sans être découverts. Cela semble indiquer qu’un des responsables s’est montré… disons, négligent. »
Clarissa se tourna vers son mari.
« Chéri, comment s’appelait le garçon qui est mort ?
– Cari Blythe. »
Clarissa se tourna de nouveau vers les autres. Elle avait une voix suraiguë, hystérique.
« Le plus extraordinaire, c’est qu’il est anglais – son père, tout du moins, sa mère était allemande – et que George est allé en classe, avec lui, n’est-ce pas, chéri ? Tous deux étaient à Melhurst. De trois ans son aîné, ce garçon était assez affreux, cruel, même – une de ces terreurs qui empoisonnent la vie des autres élèves. George et lui n’étaient pas exactement amis. En fait, George le détestait. Et dire qu’il l’a retrouvé ici, à sa merci ! N’est-ce pas curieux ?
– Pas tellement, intervint Ivo tranquillement. Les collèges privés anglais ont contribué à produire bon nombre de sympathisants nazis, et Courcy était l’endroit où l’on avait des chances de les trouver en 1940. »
Cordélia regarda au bas de l’échelle. Crue, éblouissante, la lumière du couloir n’atténuait en rien l’horreur des lieux, au contraire. Autrefois, la cruauté de l’homme envers l’homme était pudiquement cachée par les ténèbres ; on imaginait des cachots sombres et étouffants, le jour filtrant à travers des ouvertures aussi étroites que des meurtrières. Mais les chambres d’interrogatoire et de torture modernes étaient violemment éclairées. Les technocrates de la souffrance avaient besoin de voir ce qu’ils faisaient. Cet endroit lui devint soudain intolérable. Le froid du souterrain s’intensifia. Elle dut raidir les bras et serrer les poings pour ne pas trembler trop visiblement. Dans son imagination, le tunnel derrière eux s’étendait à l’infini ; il leur faudrait courir le long de ce boyau illuminé comme des rats terrifiés. Elle sentit une goutte de sueur rouler sur son front et lui piquer les yeux. Elle se força à parler, espérant que sa voix ne la trahirait pas.
« Si nous sortions d’ici ? J’ai l’impression d’être une voyeuse.
– Et moi j’ai froid », ajouta Ivo.
Comme si elle n’avait attendu que cette réplique, Clarissa frissonna. Puis Sir George parla pour la première fois. Cordélia se demanda si c’était à cause d’une aberration de ses sens ou de l’écho de la voûte basse que la voix du baronnet lui sembla si changée.
« Si ma femme a satisfait sa curiosité, nous pouvons peut-être partir. »
Puis, brusquement, il fit quelques pas en avant. Avant que les autres aient pu deviner ses intentions, il mit son pied derrière la trappe ouverte et poussa. L’abattant tomba avec fracas. Les murs parurent craquer et le couloir trépider sous leurs pieds. Ils devaient tous avoir crié, mais leurs voix s’étaient perdues dans le rugissement répété en écho, réverbéré par les murs. Quand le vacarme diminua, personne n’éprouva le besoin de parler. Sir George avait déjà pivoté sur ses talons et se dirigeait vers la sortie.
Cordélia éprouva une telle peur, une telle détresse, qu’elle se sentit devenir complètement claustrophobe et se trouva légèrement en tête des autres. Même la crypte avec son ossuaire bien rangé était préférable à cet endroit horrible. Elle se baissa pour ramasser un rectangle soigneusement plié de papier blanc. Elle le fit instinctivement et sans curiosité, sans même retourner le billet pour voir s’il portait une adresse. À la dure lumière de l’unique ampoule, le dessin du crâne et la citation dactylographiée se détâchaient avec netteté sur le fond clair. Cordélia se rendit compte qu’elle avait su dès le premier instant ce que c’était. *
« Ta mort est décidée ; voilà la conséquence du meurtre.
Nous ne respectons ni mérite ni souffle chrétien,
Quand nous savons que seule la mort purge les forfaits. »
Cette citation, se dit-elle, n’était pas absolument exacte. Le premier mot en était certainement « ma » et non « ta ». Mais le message était clair, lui. Elle le glissa dans la poche de son chemisier et se tourna pour attendre les autres. Elle essaya de se rappeler leur position au moment où la lumière s’était éteinte. Ce devait être à l’endroit où le couloir faisait un coude. Il aurait suffi de quelques secondes à l’un d’entre eux pour retourner en hâte à sa place, sous le couvert de l’obscurité, quelqu’un qui avait le message tout prêt, quelqu’un qui se moquait bien que Clarissa apprît que son ennemi était l’un des membres de leur petit groupe, ou qui pouvait même l’avoir souhaité. Si elle ne l’avait pas vu en premier, ou s’ils avaient été tous ensemble, le billet serait tombé entre les mains de Clarissa. L’adresse avait été tapée sur la même machine que la citation. Ambrose était le suspect numéro un. La lumière s’était éteinte vraiment très à propos. Tous pourtant pouvaient être coupables sauf Simon. Elle avait senti la main ferme du garçon dans la sienne.
Puis ils arrivèrent. Debout sous l’ampoule, Cordélia scruta leurs visages. Mais aucun d’entre eux ne trahissait la moindre anxiété, la moindre surprise : personne ne baissa les yeux. En les rejoignant, elle comprit pleinement, pour la première fois, pourquoi Clarissa avait si peur. Jusque-là, les messages lui étaient apparus comme une persécution puérile que toute femme intelligente aurait jugé à peine dignes d’un bref instant d’angoisse. Mais ils exprimaient la haine, sentiment qu’il ne fallait jamais prendre à la légère. Les billets étaient puérils, certes, mais, derrière cette puérilité se dissimulait une méchanceté adulte et sophistiquée ; le danger dont ils menaçaient la destinataire pouvait, après tout, être réel, imminent. Cordélia se demanda si elle avait le droit de cacher ces derniers messages à Clarissa, si elle ne devait pas la prévenir pour qu’elle redoublât de vigilance. Mais elle avait reçu des instructions très claires : éviter à sa « cliente » toute anxiété ou contrariété avant la représentation. Il resterait suffisamment de temps après la fin de la pièce pour voir ce que l’on devait entreprendre. Et il n’y avait plus que quatre heures à attendre jusqu’au lever du rideau.
Quand ils passèrent à côté des rangées de crânes, cette fois sans les regarder, Cordélia se retrouva près d’Ivo. Par nécessité ou à dessein, il marchait plus lentement que les autres. Cordélia régla son pas sur le sien.
« Très instructif, cet incident, n’est-ce pas ? dit-il. Pauvre vieux Ralston ! Si je comprends bien, cet épisode n’était qu’un exemple d’exhibitionnisme conjugal. Qu’en pensez-vous, ô sage Cordélia ?
– J’ai trouvé ça horrible », répondit-elle.
Et tous deux savaient qu’elle ne faisait pas seulement allusion à l’agonie du pauvre renégat, à sa terrible mort solitaire. Roma s’approcha d’eux. Cordélia remarqua que, pour une fois, elle avait l’air animée. Ses yeux brillaient de méchanceté.
« Eh bien, quelle scène peu édifiante ! Pour ceux qui ont la chance d’être célibataires, cela donne une image bien pénible du saint état du mariage. Une image presque terrifiante.
– Le mariage est terrifiant, déclara Ivo. C’est du moins ainsi que je l’ai ressenti. »
Roma tenait à son sujet :
« À-t-elle toujours besoin d’un étalage de cruauté pour se doper mentalement avant une représentation ?
– Elle est nerveuse, c’est certain. Chacun réagit différemment à l’anxiété.
– Mais, enfin, il ne s’agit que d’une représentation d’amateurs ! Le théâtre compte à peine cent places. Et Clarissa, c’est tout de même une professionnelle ! Je me demande ce que pouvait bien éprouver George Ralston tout à l’heure ? » poursuivit Roma d’un ton où perçait une nette satisfaction.
Cordélia eut envie de lui répondre qu’un simple coup d’œil sur Sir George aurait suffi à la renseigner. Mais elle ne dit rien.
« Comme la plupart des soldats de métier, Ralston est un sentimental, répliqua Ivo. Il prend de grandes notions tels que l’honneur, la justice, la loyauté et les fixe à son cœur avec des crampons d’acier, pour parler comme Polonius. C’est plutôt sympathique, mais cela entraîne forcément une certaine… rigidité. »
Roma haussa les épaules.
« Si vous voulez dire par là qu’il se maîtrise anormalement bien, je suis de votre avis. Je serais curieuse de voir ce qui se passerait s’il perdait un jour son sang-froid. »
Clarissa se retourna et leur cria d’une voix impérieuse et gaie :
« Dépêchez-vous, vous trois ! Ambrose veut fermer la crypte. Et moi, je veux mon déjeuner. »
20
La terrasse ensoleillée, où le déjeuner était servi sur une table à tréteaux recouverte d’une nappe blanche, offrait un tel contraste avec le trou sombre et malodorant du Chaudron du Diable que Cordélia se sentit toute désorientée. Cette brève descente dans l’enfer du passé aurait pu se produire en un autre lieu, un autre temps. Quand on regardait la mer éclaboussée de lumière et les voiliers, nombreux ce week-end, on pouvait imaginer que rien de tout cela n’était vraiment arrivé ; se dire que la cour de Courcy frappée par la peste, Cari Blythe luttant contre l’horreur de sa lente mort n’étaient que les vestiges d’un cauchemar tout autant dépourvus de réalité que les caricatures d’une bande dessinée.
Le repas, léger, se composait d’une salade de cresson et d’avocats, suivie d’un soufflé au saumon. Sans doute le menu avait-il été choisi à dessein, au cas où la nervosité aurait troublé quelques digestions. Malgré cela, personne ne mangea avec appétit, ni même avec un plaisir manifeste. Cordélia but un verre de riesling frais et se força à avaler le saumon. Elle n’arrivait guère à apprécier ce qu’elle mangeait, mais elle était persuadée qu’il était délicieux. L’euphorie précaire de Clarissa avait fait place à une méditation inquiète que personne ne voulait troubler. Assise sur la marche au bout de la terrasse, son repas intact sur les genoux, Roma regardait la mer d’un air sombre. Sir George et Ivo se tenaient côte à côte sans échanger un mot. Par contre tous buvaient, sauf Clarissa et elle-même. Assez silencieux, Ambrose circulait parmi ses invités et remplissait leurs verres, une expression d’indulgence amusée dans ses yeux brillants, comme s’ils étaient tous des enfants qui, à un moment de tension, réagissaient exactement comme il s’y attendait.
Chose curieuse, le plus animé, c’était Simon. Sans que Clarissa eût l’air de le remarquer, il buvait ferme ; le geste un peu incertain, les yeux brillants, il engloutissait avidement le vin comme si c’était de la bière. Vers une heure moins dix, il annonça soudain d’une voix forte qu’il allait se baigner. Il dévisagea les autres convives, il s’attendait peut-être à ce qu’ils accueillent cette nouvelle avec intérêt. Pourtant personne ne réagit, sauf Clarissa :
« Pas tout de suite après le repas, mon chéri. D’abord, promène-toi un peu. »
Surpris par le terme d’affection inhabituelle qu’elle avait employé, les autres levèrent la tête. Le garçon rougit, s’inclina avec raideur et disparut. Peu après, Clarissa posa son assiette et consulta sa montre :
« Je vais me reposer un moment. Merci, pas de café, Ambrose. Je n’en prends jamais avant une représentation. Je croyais que tu le savais. Veux-tu demander à Tolly de m’apporter tout de suite un thé ? Du thé de Chine. Elle sait lequel. George, pouvez-vous monter dans cinq minutes ? Je vous verrai un peu plus tard, Cordélia. Disons à une heure dix. »
Elle traversa lentement la terrasse, d’un pas gracieux et décidé, comme si elle sortait de scène. Pour la première fois, Cordélia la vit vulnérable, presque pitoyable, toute à son égocentrique et solitaire frayeur. Elle eut envie de la suivre, mais savait que ce geste ne ferait que l’irriter. Elle n’avait pas à craindre que Clarissa trouvât un autre billet glissé sous sa porte : elle avait inspecté la chambre juste avant de descendre déjeuner. Elle savait à présent que le « corbeau » se trouvait dans le petit groupe qui avait visité le Chaudron du Diable ; or elle avait pu en surveiller tous les membres pendant le repas. Seul Simon était parti tôt. Et pas un instant, elle ne l’avait soupçonné.
Soudain, Roma se leva et courut après sa cousine. Ambrose et Ivo échangèrent un regard, mais ne dirent rien. Peut-être étaient-ils gênés par la présence de Sir George. À présent, il leur tournait le dos pour gagner le bout de la terrasse, sa tasse de café à la main. Il semblait compter les minutes. Puis il regarda sa montre, posa sa tasse sur la table et se dirigea vers la porte-fenêtre. Le pied sur la marche, il se retourna :
« À quelle heure commence la représentation, Gorringe ?
– À trois heures et demie.
– Et nous nous changeons avant ?
– C’est ce qu’a prévu Clarissa. Il est vrai que nous n’en aurions pas le temps après. Le dîner est servi à sept heures et demie. »
Sir George approuva d’un signe de tête et disparut.
« Clarissa dirige ses esclaves avec la brutale précision d’un chef militaire, commenta Ivo. Vous avez dix minutes avant d’aller au rapport, Cordélia. Cela suffit pour boire un autre café. »
Quand Cordélia ouvrit sa chambre à coucher et franchit la porte de communication, elle trouva Sir George et sa femme debout à la fenêtre, en train de regarder la mer. Un plateau rond en argent avec une seule tasse et une élégante théière assortie était posée sur la table de chevet. Clarissa n’y avait pas encore touché. Toujours vêtue de son chemisier et de son bermuda, elle arpentait la pièce, le teint coloré.
« Elle m’a demandé vingt-cinq mille livres ! Elle m’a sorti ça en rougissant comme une gamine qui demande une augmentation d’argent de poche. Et juste maintenant ! Elle ne pouvait même pas attendre la fin de la représentation.
Comment peut-on être aussi stupide ! Essaie-t-elle de me mettre dans tous mes états ou quoi ? »
Sans se retourner, Sir George répondit :
« Ça devait être très important pour elle. Elle n’a pas pu supporter la tension de l’attente. Elle voulait savoir à quoi s’en tenir. Et puis, ce n’est plus facile de te voir seule.
– Elle n’a jamais eu le sens de l’à-propos, même enfant. Tu pouvais être sûr que Roma choisissait toujours le plus mauvais moment pour dire ou faire quelque chose ! Et Dieu sait si elle a choisi le mauvais moment maintenant ! »
De la fenêtre, Sir George demanda tranquillement :
« Y en aurait-il eu un bon ? »
Clarissa parut ne pas entendre.
« Je lui ai dit que je n’avais pas la moindre intention de lui passer de l’argent pour entretenir un amant qui n’a même pas le cran ou l’élégance de venir le demander lui-même. Je lui ai donné un bon conseil : si tu ne peux pas te faire baiser sans payer, alors, prends quelqu’un de moins cher. Elle est follement amoureuse de lui, évidemment. Et sa librairie n’est qu’un stratagème pour éloigner cet homme de sa femme. Roma amoureuse ! S’il n’était pas si bête, il me ferait presque pitié, ce type. Quand une vierge de quarante-cinq ans, plutôt laide, s’éprend pour la première fois et goûte à l’amour physique, que Dieu vienne en aide au malheureux amant !
– Mais en quoi cela nous regarde-t-il, ma chère ?
– Ce qui nous regarde, c’est le fric, répondit Clarissa d’un ton acerbe. D’ailleurs, en dehors de toute autre considération, ils n’ont pas la moindre chance de réussir. Ni capital, ni expérience, ni bon sens. Mettre de l’argent dans cette affaire équivaudrait à le jeter par la fenêtre. »
Elle se tourna vers Cordélia :
« Vous feriez bien d’aller vous habiller. Ensuite, fermez votre porte à clef et sortez par ici. Je ne veux pas que vous vous affairiez à côté pendant que je me repose. Je suppose que vous mettrez cette chose indienne. Il ne doit pas falloir beaucoup de temps pour la passer.
– Je ne mets jamais longtemps à m’habiller.
– Ni à vous déshabiller, je présume ? »
Sir George se tourna brusquement.
« Clarissa ! » s’indigna-t-il à voix basse. Sa femme sourit, satisfaite, et, s’approchant de lui, lui tapota la joue.
« Cher George. Toujours aussi galant. » Elle aurait pu tout aussi bien caresser un chien. « N’aimeriez-vous pas que je reste à côté pendant que vous dormez ? La porte de communication pourrait être ouverte ou fermée, comme vous voulez. Je ne ferais aucun bruit.
– Je viens de vous le dire ! Je ne veux pas que vous restiez à côté, ni à proximité. J’aurai peut-être envie de réciter certaines de mes répliques et cela m’est impossible quand je sais que quelqu’un m’écoute. Peut-être qu’avec les trois portes fermées à clef et sans téléphone dans la chambre je peux espérer avoir la paix ! »
Soudain, Clarissa appela : « Tolly ! »
L’habilleuse sortit de la salle de bain, vêtue de noir, impassible comme d’habitude. Cordélia se demanda si elle avait entendu une partie de la conversation. Sans qu’on lui eût dit un mot, Tolly alla à l’armoire et en sortit la robe de chambre de Clarissa qu’elle pendit sur son bras. Puis elle revint et attendit silencieusement à côté de sa maîtresse. Clarissa déboutonna son chemisier et le laissa tomber. Tolly ne fit pas un geste pour le ramasser ; elle dégrafa le soutien-gorge. Clarissa le fit glisser sur ses bras, l’ôta, le tint du bout des doigts et le laissa tomber. Enfin, elle ouvrit la fermeture de son bermuda qu’elle enleva avec son slip, les descendant ensemble par-dessus ses genoux avant de les faire choir à terre. Elle resta là un moment, immobile, son corps pâle tacheté de lumière ; les seins ronds, presque lourds, la taille mince, les hanches anguleuses et saillantes et la tache de poils dorés. Sans hâte, Tolly déploya la robe de chambre et aida Clarissa à l’enfiler. S’agenouillant, elle ramassa les vêtements épars, puis elle retourna dans la salle de bain. Cordélia eut l’impression d’avoir assisté à une exhibition rituelle. Cette scène avait été d’une sensualité presque innocente, moins vulgaire qu’elle ne l’aurait cru, narcissique plutôt que provocante. Elle eut soudain la conviction, aussi profonde qu’irrationnelle, que c’était là l’image de Clarissa dont elle se souviendrait toute sa vie. Et, quelle qu’ait pu en avoir été la raison, ce moment où elle avait joui de sa propre beauté semblait avoir calmé Clarissa.
« Ne faites pas attention à moi, dit-elle. Vous savez dans quel état je suis avant une représentation. » Elle se tourna vers Cordélia.
« Prenez ce qu’il vous faut dans votre chambre et donnez-moi les deux clefs. Je mettrai le réveil pour trois heures moins le quart. Montez donc à ce moment-là. Je vous dirai alors ce que j’attends de vous pendant la représentation. Ne comptez pas trop voir la pièce dans la salle. J’aurai peut-être besoin de vous en coulisses. »
Laissant Clarissa et Sir George ensemble, Cordélia retourna dans sa chambre. Alors qu’elle enlevait son chemisier et son jean pour passer sa robe longue, elle pensa à l’extraordinaire démarche de Roma. Pourquoi n’avait-elle pas fait ce qui s’imposait : attendre la fin de la représentation et, en cas de succès, profiter de l’euphorie de Clarissa ? Mais peut-être avait-elle considéré ce moment comme le plus propice, peut-être le seul possible. Si la pièce était un fiasco, Clarissa serait d’humeur exécrable. Elle pouvait même quitter Courcy sans assister à la soirée qui devait suivre. Mais Roma connaissait sûrement assez bien sa cousine pour savoir que, quel que fût le moment choisi, elle n’avait aucune chance. Qu’espérait-elle ? Que Clarissa se plairait à avoir un nouveau geste généreux, comme pour Simon Lessing, qu’elle ne pourrait résister au rôle insidieusement gratifiant de protectrice et de libératrice ? Cordélia en déduisit que Roma devait être aux abois, et pas très sûre du succès de Clarissa.
Cordélia se brossa vigoureusement les cheveux et se regarda une dernière fois, sans enthousiasme, dans le miroir. Elle ferma la porte de sa chambre, laissant la clef dans la serrure. Puis elle frappa à la porte de communication et entra. La clef de cette porte-là se trouvait dans la serrure, du côté de Clarissa. Sir George et Tolly étaient partis. Assise à sa coiffeuse, Clarissa se brossait les cheveux avec de grands mouvements énergiques du bras. Sans se retourner, elle demanda : « Qu’avez-vous fait de votre clef ?
– Je l’ai tournée dans la serrure et je l’ai laissée sur la porte. Voulez-vous que je ferme celle-ci maintenant ?
– Non, je m’en chargerai. Je voulais juste m’assurer que vous aviez bien fermé votre porte extérieure.
– Je resterai assez près pour vous entendre. Si vous avez besoin de moi, je serai au bout du couloir. Je peux prendre une chaise dans ma chambre et m’asseoir là avec un livre.
– Ne comprenez-vous pas l’anglais ? explosa Clarissa. Avez-vous décidé de m’espionner ou quoi ? Je vous le répète : je ne veux pas que vous restiez à côté, ni que vous vous baladiez dans le couloir sur la pointe des pieds. Je ne veux ni vous ni personne à proximité. Ce que je veux, c’est qu’on me fiche la paix ! »
Sa voix était devenue franchement hystérique.
« Alors promettez-moi de rouler une de vos serviettes de toilette et de la coincer sous votre porte. Je ne voudrais pas qu’on vous glisse un message dessous.
– Que voulez-vous dire ? fit Clarissa sèchement. Il n’y en a eu aucun depuis mon arrivée ici ! Il ne s’est rien passé.
– Je voudrais simplement m’assurer que cet état de choses se poursuive, répondit Cordélia d’un ton apaisant. Si l’auteur de ces billets débarquait à Courcy, il essaierait peut-être de vous faire parvenir un dernier message. Je ne pense pas que cela se produira avant un moment. Il n’y aura sans doute plus jamais de lettres anonymes. Mais je ne veux prendre aucun risque.
– D’accord, concéda Clarissa de mauvaise grâce. C’est une bonne idée. Je bloquerai le bas de ma porte. »
Il ne semblait pas y avoir autre chose à dire. Alors que Cordélia sortait, Clarissa la suivit, ferma la porte d’un geste résolu et tourna la clef dans la serrure. Il y eut un raclement de métal, puis un petit déclic. Cordélia avait l’oreille fine, elle perçut nettement ces faibles bruits. Clarissa s’était enfermée. Cordélia n’avait plus rien à faire jusqu’à trois heures moins le quart. Elle regarda sa montre. Il était une heure vingt.
21
Elle n’avait qu’une heure et demie à tuer, mais dans l’état d’agitation et d’irritation où elle se trouvait, les minutes lui parurent interminables. Elle ne pouvait plus entrer dans sa chambre et, malheureusement, avant de la fermer, elle avait oublié de prendre son livre. Elle se rendit à la bibliothèque, espérant y passer une heure à lire de vieux numéros reliés du Strand Magazine. Là, elle tomba sur Roma. Elle ne lisait pas, mais, assise près du téléphone, elle lui lança un regard si peu cordial que Cordélia comprit qu’elle attendait un coup de fil et désirait le recevoir en privé. Refermant la porte, Cordélia pensa avec envie à Simon, probablement tout heureux de prendre un bain, en solitaire, et à Sir George qui se promenait, jumelles en main. Pendant un bref instant, elle fut tentée de le rejoindre, mais sa robe longue n’était pas pratique pour la marche et, de toute façon, elle avait l’impression qu’elle devait rester au château.
Elle se dirigea vers le théâtre. On avait déjà allumé les lumières ; avec ses rangées de sièges vides, la salle rouge et or semblait attendre dans un nostalgique et solennel silence. En coulisses, Tolly préparait la loge des femmes, disposant des boîtes de Kleenex et des essuie-mains sur les tables. Quand Cordélia lui demanda si elle pouvait l’aider, l’habilleuse refusa son offre avec politesse mais fermeté. Elle se rappela alors une autre tâche : lors de sa visite à Kingly Street, Sir George l’avait priée d’inspecter la scène. Cordélia ne savait pas trop à quoi il avait pensé. Même si le « corbeau » réussissait à glisser une lettre sur la scène ou parmi les accessoires, il était improbable que Clarissa l’ouvrît et la lût au beau milieu d’une représentation. Mais Sir George avait raison. C’était une sage précaution et cela présentait l’avantage de lui donner quelque chose de précis à faire.
Cependant, tout était en ordre. Le décor pour la première scène, un jardin victorien devant le palais, était simple : une toile de fond bleue, des lauriers et des géraniums dans des urnes de pierre, une statue extrêmement sentimentale d’une femme tenant un luth et deux fauteuils en rotin, très ouvragés, avec des coussins et des petits tabourets pour les pieds. Sur le côté du plateau se dressait la table des accessoires. Cordélia examina l’assortiment d’objets victoriens qu’Ambrose avait prêtés pour les scènes d’intérieur : vases, tableaux, éventails, verres et même un cheval à bascule. Un gant de daim bourré de coton hydrophile, prévu pour la scène de la prison, ressemblait en effet de manière désagréable à une main coupée. La boîte à musique était là, ainsi que le coffret à bijoux bordé d’argent pour le deuxième acte. Cordélia l’ouvrit, mais aucun message ne se cachait dans ses profondeurs en bois de rose.
Elle n’avait plus rien d’utile à faire. Et il lui restait une heure avant d’aller réveiller Clarissa. Elle se promena un moment dans la roseraie, mais le soleil était moins chaud de ce côté-là, exposé à l’ouest. Finalement, elle retourna sur la terrasse et s’assit sur la dernière des marches qui menaient à la plage. C’était un véritable solarium ; même les pierres étaient tièdes contre ses cuisses. Fermant les yeux, elle offrit son visage au soleil et savoura la caresse de la brise sur ses paupières, l’odeur de pins et d’algues, bercée par le doux chuintement des vagues sur les galets.
Elle avait dû s’assoupir, mais fut réveillée par l’arrivée de la vedette. Debout sur le débarcadère, Ambrose et les deux Munter accueillaient les acteurs. Ambrose s’était déjà changé : il portait une large cape de soie par-dessus son smoking, ce qui le faisait ressembler à un prestidigitateur victorien. Jacassant avec animation, les comédiens dont certains, quelques hommes, étaient déjà en costume sautèrent à terre et disparurent sous l’arcade qui menait à la pelouse est et à l’entrée principale du château. Cordélia regarda sa montre. Il était deux heures vingt ; la vedette était en avance. Elle se réinstalla confortablement, mais n’osa pas fermer les yeux. Puis, vingt minutes plus tard, elle entra par la porte-fenêtre pour appeler Clarissa.
Elle s’arrêta devant la porte de la chambre et regarda sa montre. Il était deux heures quarante-deux. Clarissa avait demandé à être réveillée à deux heures quarante-cinq, mais trois minutes de plus ou de moins ne devaient pas avoir d’importance. Cordélia frappa, d’abord doucement, puis plus fort. Pas de réponse. Clarissa était peut-être déjà levée et dans la salle de bain. Cordélia tourna la poignée. À sa grande surprise, la porte s’ouvrit. Baissant les yeux, elle vit que la clef était dans la serrure. Aucune serviette de toilette ne bloquait le bas du battant. Clarissa, donc, était déjà levée. Pour une raison qu’elle fut incapable de comprendre plus tard, elle ne sentit ni prémonition ni malaise. Elle pénétra dans la pénombre de la pièce et appela doucement :
« Miss Lisle, Miss Lisle, il est presque trois heures moins le quart. »
Les lourds rideaux de brocart doublés étaient fermés, mais le jour pénétrait par un minuscule interstice et même l’épais tissu ne pouvait empêcher complètement la lumière d’entrer. Le soleil de l’après-midi filtrait au travers, diffusant une lumière rosée. Clarissa était étendue, spectrale, sur son lit cramoisi, les deux bras arrondis à ses côtés, les paumes vers le haut, les cheveux épars sur l’oreiller. La couverture et le drap de dessus avaient été repliés vers le bas et elle était couchée sur le dos, découverte, le satin pâle de sa robe de chambre lui remontant presque au genou. Levant les bras pour ouvrir les rideaux, Cordélia se dit que la lumière tamisée qui emplissait la pièce lui jouait d’étranges tours : le visage ombragé de Clarissa paraissait presque aussi foncé que le baldaquin, comme si sa peau en avait absorbé le rouge profond.
Quand le deuxième rideau s’écarta et qu’un flot de lumière entra soudain dans la chambre, Cordélia vit clairement pour la première fois ce qu’il y avait sur le lit. Pendant une seconde d’incrédulité, son imagination s’emballa, produisit les plus fantastiques visions : Clarissa avait appliqué un masque de beauté, une crème sombre, poisseuse, qui avait imbibé les deux compresses relaxantes posées sur ses yeux ; ou le baldaquin se désintégrait et couvrait la figure de la femme de ses précieuses fibres cramoisies. Puis toutes ces ridicules fantaisies s’évanouirent et son esprit accepta la simple réalité de ce que ses yeux voyaient. Clarissa n’avait plus de visage. Il ne s’agissait pas d’un masque de beauté. Cette pulpe, c’était la chair de Clarissa, c’était son sang qui virait au brun, se coagulait, tout dégoulinant de sérum et hérissé de petits fragments d’os brisés.
Cordélia se tint au chevet du lit, tremblant de tous ses membres. La chambre était pleine de bruit – un bruit de tambour qui remplissait ses oreilles et martelait ses côtes. Elle pensa : je dois appeler quelqu’un, chercher de l’aide. Mais il n’y avait plus d’aide à donner. Clarissa était morte. Cordélia se sentit clouée sur place, seule ses yeux restaient mobiles. Mais ils voyaient les choses avec une effroyable netteté. Elle les détacha lentement de ce spectacle horrible et les fixa sur la table de chevet. Quelque chose avait disparu : le coffret à bijoux. Mais le petit plateau à thé était encore là. Cordélia aperçut la tasse peu profonde ornée de délicates roses peintes, un reste de thé pâle sur lequel flottaient deux feuilles, du rouge à lèvres sur le bord. Et, à côté du plateau, il y avait un objet nouveau : le bras de marbre souillé de sang, posé sur une feuille blanche. On aurait dit que les doigts rougis fixaient le papier au bois ciré. Du sang avait coulé sur le billet, couvrant presque la tête de mort familière, mais le message dactylographié avait échappé au flot sournois. Cordélia put lire sans difficulté :
« D’autres péchés ne font que parler, le meurtre crie.
L’eau tombe et mouille la terre.
Mais le sang s’élève en jet, éclaboussant les deux. »
Soudain le réveil placé sur l’autre table de nuit se mit à sonner. Cordélia bondit de terreur. Elle retrouva brusquement l’usage de ses membres. Contournant le lit en courant, elle essaya de l’arrêter, saisissant le réveil d’une main si tremblante que celui-ci tomba par terre. Oh ! Mon Dieu ! Ce bruit ne cesserait-il donc jamais ? Enfin ses doigts rencontrèrent le bouton. Le silence revint et, comme en écho à l’effroyable sonnerie, elle entendit de nouveau le battement de son cœur. Elle se surprit en train de regarder la chose sur le lit comme si elle craignait que le vacarme ne l’eût réveillée, que Clarissa ne se dressât soudain, raide comme une marionnette, et ne la confrontât avec cette horreur sans visage.
Elle commençait à se calmer. Elle devait agir, prévenir Ambrose. Il appelerait la police. Surtout, il ne fallait toucher à rien avant qu’elle n’arrive. Elle promena son regard autour de la chambre, nota tous les détails avec une grande concentration : les boules de coton hydrophile maculées de fard sur la coiffeuse, la bouteille de lotion pour les yeux encore débouchée, les mules brodées de Clarissa rangées bien droites devant la cheminée, sa trousse à maquillage ouverte sur une chaise, son exemplaire de la pièce tombé près du lit.
La porte s’ouvrit au moment où elle se tournait dans cette direction. Cordélia vit Ambrose, suivi de Sir George qui portait encore ses jumelles autour du cou. Les deux hommes la regardèrent fixement. Personne ne parla. Puis Sir George écarta Ambrose et s’approcha du lit. Toujours en silence, il baissa les yeux vers sa femme, le dos raide. Ensuite, il se tourna. Son visage était tendu, figé, sa peau presque verte. Puis il avala sa salive et porta la main à sa gorge comme pour vomir. Instinctivement, Cordélia fit un pas dans sa direction et cria :
« Je suis désolée ! Oh ! je suis affreusement désolée ! »
Malgré leur futile banalité, ces mots la consternèrent dès qu’elle les eût prononcés. Puis elle regarda Sir George : il semblait porter un masque exprimant l’horreur et l’étonnement. Elle pensa : Oh ! Mon Dieu ! Il croit que j’avoue ! Il croit que je l’ai tuée. Alors elle s’écria :
« Vous m’aviez engagée pour veiller sur elle. J’étais ici pour la protéger. Je n’aurais jamais dû la laisser seule. »
Elle vit que l’impression d’horreur quittait peu à peu son visage. Il dit d’une voix calme, presque cassante :
« Comment auriez-vous pu le prévoir ? Je n’ai jamais cru que sa vie était menacée, personne ne le croyait. Et elle ne vous aurait pas permis de rester avec elle. Ne vous faites pas de reproches.
– Mais je savais que quelqu’un avait pris le marbre ! J’aurais dû la mettre en garde.
– Contre quoi ? Qui aurait pu s’attendre à une chose pareille ? »
Il répéta d’un ton brusque comme s’il donnait un ordre :
« Ne vous faites pas de reproches, Cordélia. »
C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom. Ambrose était encore à la porte. Il demanda :
« Est-elle morte ?
– Venez le constater par vous-même. »
Ambrose s’approcha du lit, regarda le cadavre et devint tout rouge. L’observant, Cordélia se dit qu’il avait davantage l’air embarrassé que choqué. Il se détourna avant de s’exclamer :
« C’est incroyable ! »
Ensuite, il murmura :
« C’est horrible ! Horrible ! »
Soudain, il bondit vers la porte de communication et en tourna la poignée. Elle n’était pas fermée à clef. Les autres le suivirent dans la chambre de Cordélia et dans la salle de bain. Là, la fenêtre qui donnait sur l’échelle d’incendie était ouverte, comme Cordélia l’avait laissée.
« Il se peut que l’assassin se soit échappé par là, dit Sir George. Fouillons l’île. Le château aussi, bien sûr. Combien d’hommes pouvons-nous rassembler, en comptant les acteurs de la pièce ? »
Ambrose se livra à un rapide calcul :
« Environ vingt-cinq comédiens, plus les six hommes du château, y compris Oldfield. Je ne sais pas si Whittingham nous sera d’un grand secours.
– Cela suffit pour former quatre équipes : une pour le château, trois pour couvrir l’île. Nous devons procéder méthodiquement. Vous feriez bien d’appeler tout de suite la police. Je m’occupe de rassembler les hommes et de l’organisation. »
Cordélia imagina le bouleversement que provoqueraient trente personnes, ou plus, en train de parcourir l’île ou la maison.
« Nous ne devons toucher à rien, dit-elle. Il faudra fermer ces deux chambres à clef. Dommage que vous ayez manié la poignée, Mr. Gorringe. D’ailleurs nous ferions bien d’empêcher les spectateurs de débarquer. Ne serait-il pas plus sage d’attendre l’arrivée de la police avant de commencer à fouiller les lieux ? »
Ambrose eut l’air indécis. Sir George répondit avec véhémence :
« Je ne veux pas attendre. C’est impossible, Gorringe ! »
Il avait une lueur sauvage dans les yeux.
« Bien sûr que non, concéda Ambrose d’un ton apaisant.
– Où est Oldfield ? s’informa Sir George.
– Chez lui, je suppose. Dans les communs.
– Je vais lui demander de sortir la vedette et de patrouiller sur l’eau entre Courcy et Speymouth. Cela empêchera l’assassin de s’enfuir par la mer. Puis je vous rejoindrai au théâtre. Prévenez les hommes que j’aurai besoin d’eux. »
Sir George partit.
« Il vaut mieux qu’il ait quelque chose à faire, commenta Ambrose. De toute façon, les équipes de recherche ne pourront pas être bien gênantes. »
Cordélia se demanda ce qu’Oldfield était censé faire s’il voyait un bateau quitter l’île. Monter à l’abordage et maîtriser l’assassin tout seul ? Ambrose et Sir George s’attendaient-ils vraiment à trouver un intrus à Courcy ? La signification de la main sanglante ne pouvait tout de même pas leur avoir échappé.
Ensemble, ils examinèrent la porte de la chambre de Cordélia, celle qui donnait sur le couloir : elle était fermée de l’intérieur, la clef toujours dans la serrure. Le meurtrier n’était donc pas sorti par là. Ensuite, ils repassèrent dans l’autre pièce et fermèrent la porte de communication à clef. Pour finir, ils fermèrent aussi la chambre de Clarissa à double tour. Ambrose mit la clef dans sa poche.
« En avez-vous un double ? demanda Cordélia.
– Non, pas un seul. Quand j’ai hérité du château, il n’y avait aucun double de clef pour les chambres d’amis et je n’ai jamais pris la peine d’en faire faire. Cela aurait été difficile de toute façon. Les serrures sont compliquées. Toutes les clefs sont d’origine. »
Alors qu’ils commençaient à s’éloigner, ils entendirent des pas : Tolly apparut au coin du couloir. Elle passa à côté d’eux en leur adressant un simple signe de tête, puis alla à la porte de Clarissa et frappa. Le cœur de Cordélia sauta dans sa poitrine. Elle regarda Ambrose, mais il semblait privé de l’usage de la parole. Tolly frappa de nouveau, plus fort, cette fois. Puis elle se tourna vers Cordélia.
« Je croyais que vous deviez la réveiller à trois heures moins le quart. C’est à moi qu’elle aurait dû demander ça. »
Cordélia articula avec difficulté, tant ses lèvres étaient sèches :
« Vous ne pouvez pas entrer. Elle est morte. Assassinée. »
Tolly se tourna et frappa de nouveau.
« Elle va être en retard. Il faut absolument que je sois auprès d’elle. Elle a toujours besoin de moi avant une représentation. »
Ambrose avança d’un pas. Pendant un instant, Cordélia crut qu’il allait poser sa main sur l’épaule de Tolly. Puis il laissa retomber son bras. D’une voix qui parut anormalement dure, il dit :
« Il n’y aura pas de représentation. Miss Lisle est morte. Elle a été assassinée. Je suis sur le point d’appeler la police. Personne ne peut entrer dans cette chambre avant son arrivée. »
Cette fois, l’habilleuse comprit. Elle pivota vers Gorringe, le visage dénué d’expression, mais si blanc que Cordélia, croyant que la femme allait s’évanouir, tendit la main et lui saisit le bras. Elle sentit Tolly frissonner. On ne pouvait s’y tromper, il s’agissait d’une réaction de rejet, presque de répugnance, aussi brutale qu’une gifle. Elle se hâta de retirer sa main.
« Et le garçon ? fit Tolly. Est-il au courant ?
– Simon ? dit Gorringe. Non, pas encore. Personne ne l’est à part Sir George. Nous venons à peine de découvrir ce qui s’est passé. »
Il parlait avec un peu d’irritation, comme un domestique débordé de travail. Cordélia s’attendit presque à l’entendre ronchonner qu’il ne pouvait pas être partout à la fois. Tolly continuait à le regarder fixement.
« Vous lui annoncerez la nouvelle avec ménagement, n’est-ce pas, monsieur ? Cela sera un tel choc pour lui !
– C’est un choc pour nous tous, répondit Ambrose d’un ton brusque.
– Sauf pour l’un d’entre nous. »
Tolly se tourna et les quitta sans prononcer un mot de plus.
« Quelle étrange bonne femme ! s’écria Ambrose. Elle a toujours été un mystère pour moi. Je me demande si Clarissa la comprenait. Et que signifie cette soudaine sollicitude pour Simon ? Elle n’a jamais paru s’intéresser à ce garçon. Enfin, peu importe, allons téléphoner à la police. »
Ils descendirent l’escalier et traversèrent le grand hall où l’on avait commencé les préparatifs pour le buffet du dîner. La longue table de réfectoire était couverte d’une nappe et des rangées de verres à vin s’alignaient à l’un des bouts. Par la porte ouverte de la salle à manger, Cordélia voyait Munter tirer des chaises de dessous la table et les ranger l’une derrière l’autre, sans doute pour les porter ensuite dans l’entrée.
« Attendez-moi un instant ici, s’il vous plaît », dit Ambrose.
Une minute plus tard, il revenait :
« J’ai prévenu Munter. Il va descendre à l’embarcadère et empêcher les vedettes d’amarrer. »
Ils se rendirent tous deux dans le bureau.
« Si Cottringham était ici, il insisterait sûrement pour parler au chef de la police du comté. Mais je suppose que c’est le commissariat de Speymouth que je devrais appeler. Faut-il demander la police judiciaire ?
– Moi, j’appellerais simplement le commissariat de Speymouth. Là, on nous indiquera la marche à suivre. »
Cordélia chercha le numéro pour lui et resta là pendant qu’il téléphonait. Il exposa les faits d’une façon succincte, sans émotion, puis mentionna la disparition du coffret à bijoux de Lady Ralston. Cordélia trouva intéressant qu’il eût remarqué l’absence de cet objet : il n’en avait soufflé mot pendant qu’ils étaient dans la chambre à coucher. Il y eut un moment de silence à l’autre bout de la ligne, puis le crépitement d’une voix. Elle entendit Ambrose répondre :
« Oui, nous l’avons déjà fait » et, plus tard : « C’est ce que j’ai l’intention de faire dès la fin de cette conversation. »
Peu après, il raccrocha.
« C’est plus ou moins ce que vous aviez dit. Il faut fermer les chambres. Ne toucher à rien. Tâcher de garder tout le monde en un même lieu. Ne laisser débarquer personne. Ils nous envoient un certain Grogan, l’inspecteur principal. »
Dans le théâtre, la salle était déjà éclairée. À gauche de la scène, une porte menait dans les coulisses. Des deux grandes loges s’échappaient des rires et un brouhaha de voix. La plupart des acteurs s’étaient déjà changés, se maquillaient et se donnaient des conseils en gloussant. L’atmosphère rappelait celle d’une fête scolaire de fin d’année. Ambrose frappa à la porte des deux loges réservées aux rôles principaux, puis cria :
« Voulez-vous tous venir sur scène, immédiatement ? »
Ils sortirent ensemble, comme des enfants turbulents, certains serraient leur costume autour de leur taille. Mais un coup d’œil sur Ambrose les fit taire. Ils s’assemblèrent sur le plateau, calmés et curieux. À moitié habillés et grimés comme ils l’étaient, avec leurs visages blancs tachés de fard à joue, ils ressemblaient, pensa Cordélia, à des clients de quelque maison close victorienne, tirés de leurs chambres par la police pour être interrogés.
« J’ai malheureusement une affreuse nouvelle à vous annoncer, dit Ambrose. Miss Lisle est morte. Cela a tout l’air d’être un meurtre. J’ai téléphoné à la police. Elle sera là dans un instant. Entre-temps, on vous demande de rester ensemble, ici, dans le théâtre. Munter et sa femme vous apporteront du thé, du café et tout ce dont vous pouvez avoir besoin. Cottringham, voulez-vous vous occuper de nos amis, ici ? J’ai encore d’autres personnes à prévenir. »
Une des comédiennes, une jeune fille blonde à l’air déluré, habillée en femme de chambre, demanda :
« Et la représentation, alors ? »
Elle n’avait pu poser cette question que sur le coup de l’émotion. Elle en rougirait sans doute toute sa vie, se dit Cordélia. Quelqu’un poussa une exclamation étouffée et la fille devint écarlate.
« La représentation est annulée », répondit sèchement Ambrose.
Puis il pivota sur ses talons et partit. Cordélia le suivit et demanda :
« Et les équipes de recherche, alors ?
– Je laisse à Ralston et à Cottringham le soin de régler ce problème. J’ai demandé aux acteurs de rester ensemble. Il m’est impossible de faire respecter les instructions de la police alors que le mari affligé est déterminé à montrer sa compétence. Où peuvent être les autres, à votre avis ? »
Ambrose paraissait presque grincheux.
« Simon doit être en train de nager. Roma était dans la bibliothèque tout à l’heure, mais elle est probablement montée se changer. Quant à Ivo, j’imagine qu’il se repose dans sa chambre.
– Allez les voir, voulez-vous, et annoncez-leur la nouvelle. Je pars à la recherche de Simon. Ensuite, nous ferions mieux de rester ensemble jusqu’à l’arrivée de la police. Sans doute serait-il plus poli que je tienne compagnie à mes invités, au théâtre, mais je ne suis pas d’humeur à supporter les questions d’une bande de femmes surexcitées.
– Avant l’arrivée de la police, moins on leur en dira, mieux cela vaudra », dit Cordélia.
De ses yeux brillants, Ambrose lui lança un regard scrutateur.
« Je vois. Vous pensez que nous devrions taire la véritable cause du décès !
– Cette cause, nous ne la connaissons pas. Oui, en effet, nous devrions en dire le moins possible à qui que ce soit.
– Mais enfin, la cause de la mort est évidente ! On lui a défoncé le visage.
– Cela peut avoir été fait après sa mort. Il y avait moins de sang qu’il y aurait dû en avoir normalement.
– Il y en avait plus qu’assez pour moi ! Pour une secrétaire, vous êtes rudement calée.
– Je ne suis pas secrétaire. Je suis détective privé. Inutile de jouer cette comédie plus longtemps. De toute façon, je sais que vous l’aviez déjà deviné. Et si vous me dites que je n’ai servi à rien, je le sais aussi.
– Ma chère Cordélia, qu’auriez-vous pu faire de plus ? Qui aurait pu s’attendre à un meurtre ? Cessez de vous torturer. Nous serons obligés de demeurer ensemble ici au moins jusqu’à l’enquête. Ce sera déjà assez ennuyeux d’être cuisiné par la police, sans vous voir en plus plongée dans les délectations moroses de l’auto-accusation. D’ailleurs, cela ne vous va pas très bien. »
Ils avaient atteint la porte qui menait de l’arcade au château. Regardant autour d’eux, ils aperçurent au loin Simon. Un drap de bain sur les épaules, il remontait la longue pente herbeuse qui conduisait de la roseraie, située dans l’allée de hêtres, jusqu’au point le plus élevé de l’île. Sans dire un mot, Ambrose alla à sa rencontre. Debout dans l’embrasure, Cordélia le suivit des yeux. Il marchait sans hâte, presque comme s’il se promenait. Les deux silhouettes se rencontrèrent et s’arrêtèrent dans le soleil, têtes baissées, leurs ombres tachant l’herbe d’un vert intense. Ils ne se touchaient pas. Au bout d’un moment, toujours à distance l’un de l’autre, ils revinrent lentement vers le château. Cordélia pénétra dans le grand hall au moment où Ivo descendait l’escalier, Roma à ses côtés. Il était en smoking ; Roma portait encore son ensemble-pantalon. Elle lança à Cordélia :
« Où est passé tout le monde ? On se croirait à la morgue ici. Je viens de dire à Ivo que je n’ai pas l’intention de me changer ni d’assister à la représentation. Faites ce que vous voulez, vous deux, mais moi je refuse de me mettre en robe du soir en plein milieu d’un chaud après-midi, juste pour regarder une bande d’amateurs se couvrir de ridicule et flatter la mégalomanie de Clarissa. Vous acceptez toutes ses folies comme si vous aviez peur d’elle. Quelqu’un devrait mettre fin à ses caprices.
– Quelqu’un l’a fait », dit Cordélia. Ils s’immobilisèrent sur les marches, les yeux baissés vers elle.
« Clarissa est morte, ajouta Cordélia. Assassinée. » Puis ses nerfs lâchèrent. Elle hoqueta et des larmes inondèrent son visage. Ivo dévala l’escalier et elle sentit ses bras, maigres et forts comme des tiges d’acier, l’attirer vers lui. C’était le premier contact humain, le premier geste de sympathie envers elle depuis le choc que lui avait causé la découverte du cadavre. Elle fut terriblement tentée de se laisser aller et de pleurer comme une enfant sur son épaule. Mais, ravalant ses larmes, elle essaya de reprendre son sang-froid pendant qu’il la serrait doucement contre lui, sans parler. Regardant par-dessus l’épaule d’Ivo, elle vit à travers ses larmes la figure de Roma au-dessus d’elle, masse informe de taches blanches et roses. Puis elle cligna des paupières et les traits redevinrent nets : la bouche, si semblable à celle de Clarissa, entrouverte, les yeux écarquillés et fixes, et sur tout le visage, une émotion qui aurait tout aussi bien pu être de la terreur que du triomphe.
Elle n’aurait su dire combien de temps ils restèrent ainsi, elle dans les bras d’Ivo, Roma en haut de l’escalier. Puis elle entendit des pas derrière elle. Elle se dégagea en murmurant à plusieurs reprises : « Je suis désolée. »
« Simon est monté dans sa chambre, dit Ambrose. La nouvelle l’a secoué et il veut être seul. Il descendra dès qu’il s’en sentira capable.
– Que s’est-il passé ? demanda Ivo. Comment est-elle morte ? »
Ambrose hésita. Roma cria :
« Vous devez nous le dire ! J’exige que vous nous le disiez ! »
Ambrose regarda Cordélia. Il haussa les épaules avec un air d’excuse et de résignation :
« Je regrette, mais je n’ai pas l’intention de faire le boulot de la police. Ils ont le droit de savoir. »
Il leva les yeux vers Roma :
« On lui a défoncé la tête. Son visage est complètement écrasé. L’arme utilisée semble être le bras de la princesse morte. Je n’ai pas dit à Simon comment on avait tué sa belle-mère et je pense qu’il vaut mieux qu’il continue à l’ignorer. »
Roma se laissa tomber sur les marches et agrippa la rampe.
« Votre marbre ? L’assassin a pris votre marbre ? Mais pourquoi ? Comment savait-il qu’il était là ?
– Il, ou elle, l’a pris dans la vitrine ce matin, peu avant sept heures. Et je crains que la police n’ait que trop tendance à penser que l’assassin savait où il était parce que hier, avant le déjeuner, je le lui avais moi-même montré. »
22
Dix minutes plus tard, Roma, Ivo et Cordélia se tenaient à la fenêtre du salon et, par-delà la terrasse, regardaient le débarcadère. À présent, tous trois avaient retrouvé un calme apparent. À l’état de choc avait succédé une agitation, presque une excitation malsaine, aussi gênante qu’inattendue. Tous avaient résisté à la tentation de boire de l’alcool, peut-être parce qu’ils jugeaient peu sage de faire face à la police avec une haleine révélatrice. Mais Munter leur avait servi un café très fort, presque aussi efficace.
À présent, ils regardaient deux vedettes lourdement chargées se balancer le long du quai. Les passagers, en habit de soirée, étaient entassés d’un côté de l’embarcation. On aurait dit une cargaison de réfugiés aristocrates, en tenue peu discrète, fuyant quelque holocauste républicain. Ambrose leur parlait, Munter à un pas derrière lui, comme une seconde ligne de défense. On gesticulait beaucoup de part et d’autre. Même à cette distance, l’attitude d’Ambrose, sa tête légèrement baissée, ses mains étendues exprimaient le regret, le chagrin et un peu de gêne. Cependant, il restait ferme. De la maison, on entendait le bruit de leurs voix, affaibli, mais aigu comme le pépiement d’étourneaux lointains.
« Ils ont l’air énervés, dit Cordélia à Ivo. Ils ont sans doute envie de se dérouiller les jambes.
– Ou de faire pipi, les pauvres.
– Il y a quelqu’un qui prend des photos, debout sur le plat-bord. On a l’impression qu’il va tomber à l’eau d’un instant à l’autre.
– C’est Marcus Fleming, le photographe. C’est lui qui devait illustrer mon article. À la place, il pourra toujours téléphoner un scoop à Londres – à moins que, excités comme ils le sont, ils ne fassent chavirer la vedette avant d’atteindre la côte.
– La grosse dame, là, en mauve, paraît très décidée.
– C’est Lady Cottringham, une redoutable douairière.
Ambrose ferait bien de la surveiller. Si elle réussit à mettre un pied à terre, personne ne pourra plus l’arrêter. Elle se précipitera au château pour jeter un coup d’œil à la pauvre Clarissa, elle nous cuisinera tous et démasquera l’assassin avant même l’arrivée de la police. Ah ! Ambrose a gagné ! Les bateaux repartent.
– Et voici les flics », annonça Roma.
Quatre étincelantes ailes d’écume doublèrent le cap. Deux élégants canots automobiles bleu nuit approchaient, leurs longs sillages empanachant le bleu plus pâle de la mer.
« Je suis terriblement inquiète, dit Roma. C’est bizarre. Et stupide. J’ai l’impression d’être à nouveau une écolière. À cet âge, on se sent, et on a l’air, d’autant plus coupable qu’on est totalement innocent.
– Totalement ? fit Ivo. C’est un état enviable. Je n’ai jamais réussi à l’atteindre. Mais rassurez-vous : les policiers ont une formule pour ce genre de circonstances. Les suspects sont classés par ordre de priorité : d’abord le mari, puis les héritiers, la famille, les amis intimes et les connaissances.
– Je suis à la fois une héritière et une parente, répliqua Roma sèchement. Cela n’a rien de rassurant. »
En silence, ils regardèrent les deux vedettes s’éloigner lourdement avec leur cargaison colorée et les canots bleus aux lignes pures foncer vers le rivage.