Premières réformes de Colbert.—Diminution des tailles (1661).—Création et composition d'une Chambre de justice.—Des invitations de dénoncer les concussionnaires sont lues dans toutes les églises du royaume.—Amendes prononcées par la Chambre de justice.—Réduction des rentes.—Fermentation que cette mesure cause dans Paris.—Remontrances faites au roi par le conseil de l'Hôtel de Ville (1662).—Comment elles furent accueillies.—Résultats financiers des opérations de la Chambre de justice.

La première pensée de Colbert fut pour le peuple; sa première réforme porta sur l'impôt le plus onéreux au peuple parce qu'il le payait seul alors, sur les tailles.

Dans l'année même qui précéda sa disgrâce, Fouquet avait fait l'abandon de 20 millions restant dus sur celles de 1647 à 1656, et, par conséquent, irrécouvrables[124]. Il se proposait même de diminuer successivement cet impôt, principalement odieux aux habitants des campagnes, qu'il enchaînait, en outre, à leur bourgade, par des dispositions d'une inconcevable rigueur[125]. En même temps, Fouquet avait supprimé des péages nombreux établis sur la Seine et les rivières affluentes, péages particulièrement nuisibles au commerce et dont les propriétaires furent remboursés au prix de leurs acquisitions. Enfin, deux ordres du Conseil, en date du mois d'avril 1661, prouvent que Fouquet avait le projet, ainsi qu'il l'a dit plus tard pour sa justification, de réduire les dépenses abusives, telles que l'étaient un grand nombre de rentes émises dans les moments de détresse. Ces mesures étaient trop conformes aux idées de Colbert pour qu'il ne s'empressât pas d'y donner suite. En 1661, la France payait environ 90 millions d'impôts, sur lesquels il en restait près de 35 à l'État, prélèvement fait des frais de perception et des rentes à servir. En outre, deux années du revenu étaient toujours consommées d'avance. Dès son entrée au Conseil et pendant toute la durée de son administration, Colbert s'attacha à diminuer l'impôt de la taille, qu'il trouva à 53 millions et laissa à 32 millions de livres. Ne pouvant y soumettre tous ceux qui possédaient, il voulut au moins le rendre aussi léger que possible, et préféra toujours demander aux impôts de consommation, qui pèsent sur tous, bien que dans des proportions inégales, les sommes nécessaires à l'entretien de l'État.

Mais, si le premier projet de la réduction des rentes date de l'administration de Fouquet, Colbert, qui l'avait peut-être inspiré, conduisit cette opération avec une vigueur dont son prédécesseur, compromis comme il l'était, n'eût certes pas été capable. Soixante ans auparavant, Sully ayant voulu réduire les rentes sur l'Hôtel de ville, les bourgeois de Paris, François Miron à leur tête, menacèrent de se révolter, et Henri IV jugea convenable de donner satisfaction à ces vieux ligueurs, déjà prêts à s'armer pour défendre leur magistrat et leurs rentes. En 1648, le cardinal Mazarin, à bout de ressources, avait fait une véritable banqueroute, et cette faute, un des nombreux prétextes de la Fronde, rendit plus tard les transactions des surintendants avec les financiers plus difficiles et surtout plus onéreuses que jamais. Ces précédents n'arrêtèrent pas Colbert. Imbu des principes du cardinal de Richelieu, porté par goût vers les mesures extrêmes, il reprit ce projet d'établir une Chambre de justice, dont il avait parlé au cardinal Mazarin dans le mémoire que Fouquet surprit en 1659, et n'eut pas de peine à le faire adopter par le roi. Il courait à cette'époque parmi le peuple un proverbe très-expressif: L'argent du prince est sujet à la pince[126]. Colbert n'était pas homme à se mettre en quête des applaudissements populaires, mais fallait-il les fuir, si une occasion se présentait d'effrayer les concussionnaires par un rigoureux exemple, de réduire les rentes à un chiffre en rapport avec leur valeur réelle, de dégager le Trésor, et cela tout en satisfaisant les rancunes du peuple, toujours mal disposé, non sans motifs, contre les financiers, traitants et partisans[127]? Un édit du mois de novembre 1661 institua donc une Chambre de justice. Les considérants de cet édit sont des plus instructifs, et quelques-uns méritent d'être cités.

«Un petit nombre de personnes, y est-il dit au nom du roi, profitant de la mauvaise administration de nos finances, ont, par des voyes illégitimes, élevé des fortunes subites et prodigieuses, fait des acquisitions immenses, et donné dans le public un exemple scandaleux par leur faste et leur opulence, et par un luxe capable de corrompre les mœurs et toutes les maximes de l'honnesteté publique. La nécessité du temps et la durée de la guerre nous avoient empeschés d'apporter les remèdes à un mal si dangereux: mais à présent que nos soins ne sont point divertis comme ils l'estoient durant la guerre, pressez par la connoissance particulière que nous avons prise des grands dommages que ces désordres ont apportez à notre Estat et à nos subjets, et excitez d'une juste indignation contre ceux qui les ont causez, nous avons résolu, tant pour satisfaire à la justice, et pour marquer à nos peuples combien nous avons en horreur ceux qui ont exercé sur eux tant d'injustice et de violence, que pour en empescher à l'avenir la continuation de faire punir exemplairement et avec sévérité tous ceux qui se trouveront prévenus d'avoir malversé dans nos finances et délinqué à l'occasion d'icelles, ou d'avoir esté les auteurs ou complices de la déprédation qui s'y est commise depuis plusieurs années, et des crimes énormes de péculat qui ont épuise nos finances et appauvry nos provinces[128]

L'édit stipule ensuite des encouragements aux dénonciateurs et délateurs, à qui le roi promet au moins le sixième des amendes prononcées contre les personnes qu'ils auront signalées au procureur général de la Chambre de justice[129].

Il n'était pas possible, ou le voit, d'engager la guerre d'une manière plus vigoureuse, et l'on reconnaît le style de Colbert dans ces expressions véhémentes, dans ces accusations empreintes d'une légitime colère. Quelques jours après, le 2 décembre 1661, un arrêt régla la procédure et les attributions de la Chambre de justice. Une disposition de cet arrêt est surtout étrange et donne une singulière idée des mœurs du temps: elle ordonnait à tous les officiers comptables ayant exercé depuis 1635, soit en leur nom, soit sous le nom de leurs commis, ainsi qu'à tous les fermiers du roi, leurs cautions, associés ou intéressés, de fournir un état justifié des biens dont ils avaient hérité, des acquisitions faites par eux ou sous des noms supposés, des sommes données à leurs enfants, soit par mariage, soit par acquisition de charges.

«Et faute de ce faire, disait l'arrêt, le délay de huit jours passé, seront tous leurs biens saisis, et commis à l'exercice de leurs charges, et procédé extraordinairement contre eux comme coupables de péculat. Et en cas qu'après ladite saisie ils ne satisfassent pas dans un second délay d'un mois, tous les biens par eux acquis depuis qu'ils sont officiers comptables, et qu'ils ont traité avec nous, nous demeureront incommutablement acquis et confisquez, sans espérance de restitution[130]

Et les moyens de coercition ne s'arrêtèrent pas là. Les influences matérielles n'étant pas estimées suffisantes, on jugea à propos de faire servir la religion même à l'intimidation des consciences. Le 11 décembre 1661, un dimanche, on lut dans toutes les églises de Paris un premier monitoire, approuvé et collationné par le greffier de la Chambre de justice. Ce monitoire, curieux monument des mœurs et des passions de l'époque, enjoignait à tous les curés et vicaires d'inviter formellement, pendant trois dimanches consécutifs, leurs paroissiens et fidèles ayant connaissance de délits commis depuis 1635 sur le fait des finances, de gratifications, pensions ou pots-de-vin, de sommes surimposées ou levées au nom du roi, de vexations exercées par les receveurs des tailles, d'abus dans le commerce des billets de l'épargne et dans les ordonnances de comptant, etc., etc., d'en donner immédiatement avis à M. le procureur général Talon, sous peine d'excommunication, en ayant soin de lui faire connaître la retraite de ceux qui avaient disparu et dans quels lieux d'autres avaient caché leurs effets les plus précieux. Puis, comme si ce n'était pas assez d'avoir compromis la religion une fois dans des affaires où l'on n'eût jamais dû la faire intervenir, deux ans après, le 2 octobre 1663, un nouveau monitoire beaucoup plus détaillé fut lu, «à la requête de M. le procureur général,» dans les églises de Paris. Comme le premier, il portait obligation de dénoncer tous les quidans qui avaient et retenaient des sommes appartenant au roi, «qui s'étaient fait donner des charretées de paille, foin et avoine, tant de gibier et de poisson que, leurs maisons fournies, ils en faisaient revendre pour beaucoup d'argent, le tout par les contribuables, pour en estre taxez favorablement et soulagez; avaient fait usage de fausses balances pour peser les escus d'or, dressé de faux procès-verbaux, etc.» Enfin, le monitoire du 2 octobre 1663 passait en revue tous les cas, et ils étaient nombreux, pour lesquels les financiers, fermiers, receveurs des tailles, collecteurs, huissiers, sergents, leurs parents et adhérents, étaient justiciables du nouveau tribunal. Dans la passion qui les animait, les meneurs de la Chambre de justice ne dispensaient personne, de quelque qualité ou condition que l'on pût être, «mesmes religieux ou religieuses,» des dénonciations commandées par le monitoire, et faisaient, prononcer les peines de conscience les plus sévères contre ceux qui auraient hésité à remplir ce rôle de délateur[131].

Cependant, les premières opérations de la Chambre de justice avaient répandu la terreur dans une foule de familles, et de tous côtés on prenait des précautions pour échapper à l'orage. Parmi les plus compromis, les uns s'étaient cachés; d'autres avaient soustrait aux recherches leurs bijoux, leur vaisselle plate; ceux-là avaient fait des substitutions de biens; les plus effrayés, parmi lesquels il faut citer, dans le seul entourage de Fouquet, Vatel, Bruant, Gourville, s'étaient empressés de passer à l'étranger. Quant aux substitutions, la Chambre de justice y mit bon ordre, en annulant toutes les transactions faites par des personnes qui, depuis 1635, avaient pris part, directement ou indirectement, à la gestion des finances du roi. Bientôt, l'incarcération de quelques financiers notables acheva de faire comprendre que le gouvernement, contrairement à ce qui s'était toujours pratiqué en pareille occasion, maintiendrait la mesure qu'il avait prise, et qu'il était bien décidé à en tirer tout le parti possible. Parmi les financiers enfermés à la Bastille, on citait, entre autres, MM. Duplessis-Guénégaud et de La Bazinière, tous les deux trésoriers de l'épargne et ayant dans Paris de grandes relations[132]. Un intendant des finances nommé Boylesve était parvenu à se cacher; on saisit provisoirement, sur dénonciation, un magnifique service en vermeil qu'il avait confié à la garde d'un ami[133]. Mais, parmi les traitants dont on avait à cœur d'obtenir la condamnation, il n'y en avait pas de plus riches que les nommés Hamel et Datin, fermiers des gabelles. Aussi l'accusation leur consacra un factum spécial de soixante-seize pages[134]. Suivant le procureur général, parmi tous ceux qui avaient pris un intérêt dans les fermes de l'État, personne n'avait fait une fortune plus étonnante et plus rapide. On lit à ce sujet dans le préambule de son réquisitoire:

«Cette grande et fière compagnie, avoit éblouy tout le monde par l'abondance et par l'éclat de ses richesses. Les particuliers qui la composoient avoient surpassé en magnificence les plus grands de l'Estat. Le mesme luxe paroissoit encore dans les maisons de ceux de ce puissant corps qui resloient vivants; et les autres, après des profusions immenses, avoient laissé des successions plus opulentes que celles de plusieurs souverains. On voyoit bien que ces prodigieuses eslévations n'estoient pas innocentes, et que tant de millions ne pouvoient estre légitimement acquis; mais peu de gens estoient capables de comprendre les moyens particuliers et mystérieux qu'ils avoient employez pour y parvenir. Ceux qui en avoient quelque connoissance, ou estoient leurs complices, ou craignoient leur pouvoir. Et si quelques-uns ont eu assez de cœur et de lumières pour en porter les plaintes au conseil, et pour offrir de les justifier, ils avoient esté aussitôt accablés par le crédit des intéressez, puissants par leurs alliances et par leurs liaisons de parenté avec les premières familles de la robe, et si redoutables qu'ils dictoient eux-mesmes les arrêts de leurs décharges.... Cependant, ces grands trésors qu'ils ont amassez, les superbes palais qu'ils ont élevés à la vue de toute la France, la somptuosité de leurs trains et de leurs meubles, la délicatesse et la superfluité de leurs tables, tous les autres monuments de leur orgueil, et le pompeux appareil de leurs délices, sont des témoins plus que suffisants pour les convaincre de malversations, et surgant in judicio cum generatione istâ, et condemnent cam, comme parle l'Escriture.»

Le procureur général développait ensuite seize griefs principaux sur lesquels était fondée la demande en restitution, basée principalement sur les 40 millions de fortune dont les membres vivants de la compagnie jouissaient encore, malgré leurs prodigieuses dépenses.

«Il y a certaines véritez, disait le procureur général en terminant, qui n'ont besoin d'autre preuve que de leur propre évidence. Qui voudra sçavoir quelle a esté la conduite des intéressez aux gabelles de France, dans l'administration de leurs fermes, qu'il jette les yeux sur leurs établissemens dans le monde. On ne parvient point par des voies innocentes à cette opulence qui paroist en leurs maisons, et qui est trop esclatante pour sortir d'ailleurs que des trésors d'un grand roy.»

Tels étaient donc les hommes auxquels la Chambre de justice avait pour mission de faire rendre gorge, suivant une expression populaire de tous les temps, qu'elle traquait de mille manières, leur interdisant tout déplacement de leurs papiers, de leurs meubles, toute vente ou substitution, lançant des décrets de prise de corps contre les plus riches ou les plus compromis, tels que Polisson, Gourville, Bruant, Boylesve, et «faisant deffenses aux gouverneurs des places frontières, et capitaines de navires et vaisseaux, de les laisser sortir hors du royaume, à peine d'en respondre en leurs propres et privez noms[135].» Il y en avait un dans le nombre qui s'était particulièrement désigné lui-même aux recherches de la Chambre de justice et qui ne pouvait en être oublié: c'était M. de Nouveau, ce surintendant des postes, autrefois créature dévouée à Fouquet, et qui lui avait communiqué le fameux mémoire par lequel Colbert dévoilait au cardinal Mazarin, dans le voyage que celui-ci fit en 1659 à Saint-Jean-de-Luz, les malversations du surintendant. La Chambre de justice n'eut garde, comme on pense bien, de négliger une proie si agréable aux puissants du jour, et, par un arrêt du 22 décembre 1662, elle ordonna qu'il serait informé sur les exactions commises par le sieur de Nouveau.

On a déjà vu avec quelle sévérité la Chambre sévissait contre les personnes. Gourville et Bruant avaient été condamnés à mort; il est vrai qu'ils s'étaient prudemment retirés hors du royaume avec un grand nombre d'autres. Peu de temps avant la condamnation de Fouquet, un financier, nommé Dumon, fut pendu devant la Bastille. Des sergents et receveurs des tailles eurent le même sort à Orléans[136]; car, la Chambre de justice n'exerçait pas seulement à Paris. Elle s'était adjoint des subdélégués dans les provinces et leur avait donné des instructions très-rigoureuses, leur recommandant sur toutes choses de rassurer les révélateurs contre les rancunes des traitants, receveurs, huissiers, sergents des tailles, et de leur promettre en outre une diminution sur les tailles au moins égale au total des sommes que les poursuites commencées feraient rentrer dans les coffres du roi. On peut se faire une idée, l'intérêt général étant ainsi mis en jeu, du nombre des dénonciations et de l'importance des restitutions qui en furent la conséquence. J'ai sous les yeux deux listes manuscrites des taxes des gens d'affaires vivants, ou de la succession des morts, faites par Sa Majesté dans la Chambre de justiceés-années 1662 et 1663[137]. Ces listes contiennent près de cinq cents noms, et il en est dans le nombre qui y figurent pour des sommes très-considérables. J'en citerai seulement quelques-uns:

Boylesve 1,473,000   liv. Gruin 2,547,748   liv.
Biton 554,218   Gourville[138] 399,746  
Bruant 135,305   Jacquin 3,747,313  
De La Bazinière 962,198   Janin de Castille 894,224  
Béchameil 1,127,158   Languet 657,565  
Bossuet 969,644   Lafond 804,242  
Bourdeaun 569,672   Lacroix de Paris 391,744  
Bonneau 2,212,032   Lacroix de Moulins 124,290  
Belant 556,844   Monnerot (L) 5,803,606  
Catelan 1,501,155   Monnerot (L.-G.) 5,053,000  
Coquille 2,054,776   Moreton 878,382  
Chastelain 1,069,151   Messat 835,674  
De Chalus 1,458,605   De Nouveau 13,666  
Daganry 1,380,643   Pélisson 21,652  
De Mons 1,098,455   Richebourg 837,504  
De Guénégaud 573,450   Tabouret 1,202,132  

Ces deux listes seules s'élèvent à plus de 70 millions, et elles ne se rapportent qu'aux deux années 1662 et 1663. Or, la Chambre continua de siéger jusqu'en 1665, et ne fut dissoute officiellement qu'en 1669[139].

Mais ce n'était rien d'avoir repris aux financiers une partie de ce qu'ils avaient extorqué au trésor, grâce aux embarras inouïs où il s'était trouvé depuis une vingtaine d'années et à la coupable connivence des surintendants. Dans cette opération, quel que fût le nombre des parties intéressées et froissées, Colbert avait eu pour lui et derrière lui la classe moyenne et surtout le peuple, de tout temps porté, avec raison, à suspecter l'honnêteté des grandes fortunes trop rapidement acquises. L'opération de la réduction des rentes devait rencontrer bien d'autres obstacles, car les rentes, à Paris surtout, et notamment celles sur l'Hôtel de ville, se trouvaient, comme au temps de Sully, entre les mains de la classe moyenne, et il était aisé de prévoir qu'on n'y toucherait pas sans causer immédiatement une émotion extraordinaire parmi les bourgeois. Ce qui était arrivé à toutes les époques à l'occasion de tentatives semblables arriva encore une fois. Dans sa satire troisième, publiée en 1665, Boileau a constaté l'effet des mesures prises par Colbert à l'égard des rentes sur l'Hôtel de ville:

«Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère?
D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère,
Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier,
A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier[140]

Il faut renoncer à peindre la confusion dans laquelle Colbert trouva les rentes sur l'État. Il est difficile aujourd'hui de se faire une juste idée d'un semblable chaos. Autant il existait de natures de recettes, autant de variétés de rentes. Les unes étaient constituées sur les tailles, d'autres sur les gabelles, celles-ci sur les fermes, celles-là sur l'Hôtel de ville, dont les revenus patrimoniaux en répondaient, ce qui leur donnait plus de solidité, plus de valeur qu'aux autres, et les faisait particulièrement rechercher de la classe bourgeoise de Paris et des familles de robe. Si les fonds sur lesquels on avait constitué ces rentes n'eussent pas été détournés de leur destination, cette diversité de titres n'aurait pas eu sans doute en réalité de fâcheux résultats; mais le contraire avait lieu tous les ans, et, par suite, le désordre allait chaque année en augmentant. Ainsi, un arrêt du conseil, du 4 décembre 1658, fit les fonds nécessaires pour achever de payer aux rentiers leurs quartiers de janvier 1641 et 1643[141]. Souvent, on le croira sans peine, ces rentes éprouvaient des dépressions considérables; puis, au moindre signe d'abondance, on les remboursait, et ceux qui les avaient achetées à vil prix décuplaient leur argent. Une des opérations de la Chambre de justice qui fit le plus crier fut celle qui, revenant sur ces anciens remboursements, obligea toutes les personnes en ayant profité, soit directement, soit par leurs domestiques, à restituer l'excédant qu'elles avaient touché, augmenté des intérêts de la somme perçue en trop; et quelques-uns de ces remboursements remontaient à l'année 1630[142]. En même temps, le gouvernement faisait soutenir les thèses les plus étranges et, en réalité, les plus funestes à son crédit. «Il est nécessaire, disait-il, de détruire une erreur très-grossière qui s'est aisément emparée de l'esprit des rentiers, parce qu'on croit volontiers ce qu'on désire, savoir que le roi doive payer les quatre quartiers des rentes constituées sur l'Hôtel de ville de Paris, et notamment sur les 8 millions de tailles, vu qu'il n'en a presque jamais reçu le montant effectif[143].» Une économie de 8 millions sur les rentes fut le résultat de ces diverses mesures. Cependant, une grande agitation régnait dans Paris. Le 10 juin 1662, elle gagna le conseil de l'Hôtel de ville, et il fut convenu que le prévôt des marchands et les conseillers iraient dans un bref délai «supplier très-humblement Sa Majesté de faire justice aux rentiers.» On renvoya la démarche à trois jours de là. Puis, le 13 juin 1662, le prévôt et ses conseillers se rendirent à la cour pour présenter leurs observations au roi. Après un discours du prévôt, «très-fort et très-éloquent,» le roi, avant de répondre, passa dans une autre pièce où il fut suivi par le chancelier Séguier. Mais laissons parler les registres mêmes de l'Hôtel de ville:

«Quelque temps après, le Roy rentra, assisté de mondit sieur chancelier, qui dit que Sa Majesté ne trouvait pas à propos l'arrest dudit jour 13 juin, de se pourvoir aux cours au subjet dudit arrest de la Chambre de justice, concernant lesdites nouvelles rentes, qu'il deffendait à la ville de suivre ladite délibération; lesquels motifs furent une seconde fois répétés par M. le chancelier, qui y augmenta les deux mots suivants de peyne et d'indignation[144]

Les premières tentatives essayées en faveur des rentiers de Paris par les magistrats de la cité échouèrent donc complètement. Sans doute, dans l'intervalle du jour où cette manifestation avait été arrêtée à celui où les conseillers de l'Hôtel de ville furent reçus par le roi, Colbert, plus puissant alors qu'il ne le fut jamais, avait parlé à Louis XIV de manière à ne laisser aucune chance de réussite à ceux qui osaient traverser ses plans. Pourtant, les intéressés ne se tinrent pas pour battus. L'année suivante, à propos de nouveaux édits de remboursement, de nouvelles sollicitations très-pressantes furent faites par le prévôt des marchands, qui obtint à la vérité, pour toute faveur, qu'une partie des rentes serait réduite des deux tiers seulement et assignée sur les fermes[145]. C'est tout ce que les plus puissantes considérations purent faire à une époque pourtant où les interminables longueurs du procès de Fouquet, et l'intérêt qui se manifestait pour lui de toutes parts, préoccupaient singulièrement le gouvernement. Malgré ces entraves inattendues, l'opération concernant la réduction des rentes dépassa les espérances de Colbert. D'un autre côté, la Chambre de justice fit rentrer au trésor plus de 110 millions[146]. En même temps, elle remit l'État en possession d'une multitude de droits et de riches domaines qui avaient été aliénés à vil prix, d'îles, d'îlots, d'atterrissements, de péages que des particuliers avaient usurpés au milieu du trouble des vingt dernières années[147a]. En 1657, Fouquet avait aliéné à plusieurs compagnies l'exploitation de l'octroi dans un grand nombre de villes importantes, parmi lesquelles se trouvaient La Rochelle, Moulins, Troyes, Langres, Angers, Saumur, Limoges, Vitry-le-Français, etc., etc. Un arrêt du 6 juin 1662 cassa ces traités[147b]. Était-ce de la justice? Qu'on eût sévèrement puni les comptables qui avaient commis des exactions et surchargé le peuple de leur propre autorité; qu'on eût obligé à restitution les fermiers qui avaient payé l'État avec des billets dépréciés, rien de mieux; mais réduire à rien des rentes acquises peut-être de bonne foi par des particuliers, annuler des marchés, reprendre un bénéfice, exagéré sans doute, à ceux que l'on avait implorés aux jours de crise, cela était, il faut bien en convenir, passablement arbitraire et draconien. Cependant, jamais tribunal exceptionnel ne fut établi dans des intentions plus honnêtes et plus droites que la Chambre de justice de 1661. Gardons-nous, d'ailleurs, de juger avec nos idées une époque dont deux siècles déjà nous séparent. Les Chambres de justice étaient une institution révolutionnaire, contraire à toute idée de justice, funeste à l'État et au peuple même, à qui l'on se proposait de donner satisfaction; mais elles étaient dans les mœurs du temps. En 1661, grâce à la fermeté et à l'intégrité de Colbert, contrairement à ce qui s'était toujours vu jusqu'alors, les plus haut placés et les plus riches furent les plus taxés. Si le scandale avait été immense, la punition fut exemplaire et produisit les plus heureux effets, moins encore par les 110 millions qu'elle fit rentrer à l'État, par la réduction de ses charges, par les droits et les domaines qu'elle lui rendit, que par l'effet moral qui en résulta.


CHAPITRE III.

Disette de 1662.—Fausses mesures contre les marchands de grains prises par Fouquet et approuvées par Colbert.—Détails sur la création de l'Hôpital général de Paris (1656).—Difficultés que rencontra l'exécution des dispositions relatives à la mendicité.—Création d'un Bureau des pauvres ou maison de travail à Beauvais (1652).—Misère des campagnes constatée par les documents contemporains (1662).—Colbert fait venir des blés à Paris malgré l'opposition des provinces.—Réformes financières de ce ministre (1662).—Ordonnances de comptant.—Pots de vin, reçus et distribués par Louis XIV.—Gratifications données à Vauban, Pélisson, Despréaux, Racine, madame de Montespan, etc.—Traitement et gratifications de Colbert.

Pendant que Colbert dirigeait, avec la passion qu'il portait en toutes choses, les opérations fort compliquées et très-diverses de la Chambre de justice, d'autres soucis le préoccupaient gravement, et des embarras d'une nature fâcheuse compromettaient la popularité de la nouvelle administration, principalement dans les campagnes en proie à une famine si horrible qu'il lui était de toute impossibilité de la soulager. Déjà, vers la fin de l'année 1661, la disette avait été grande dans les provinces. Une mauvaise récolte, de fausses mesures concernant le commerce des grains portèrent le mal à son comble. Au nombre de ces dernières, il faut signaler un arrêt du Parlement, du 19 août 1661, par lequel il était défendu aux marchands de contracter aucune société pour le commerce du blé et de faire aucun amas de grains, comme si le meilleur moyen de remédier à la disette n'eût pas été, au contraire, d'encourager, par tous les moyens possibles, le commerce des grains. Cet arrêt est antérieur, il est vrai, de quinze jours à l'avènement de Colbert au pouvoir; mais par malheur celui-ci épousa, en les exagérant, les préjugés de son prédécesseur, qui étaient aussi ceux de ses contemporains, et la plus cruelle famine fut la conséquence de ces erreurs. Comme toujours, grâce aux sacrifices faits par la cité, ses effets furent moindres à Paris qu'ailleurs. Au mois de mai 1661, le prévôt des marchands avait pris un arrêté pour empêcher que les grains ne sortissent de Paris[148]. Au mois de juillet suivant, la Ville obtint un arrêt contre le lieutenant du roi de Vitry-le-Français, qui défendait d'en enlever les grains[149]. A partir de cette époque, les arrêtés pour faire acheter les grains se succèdent. Le 15 février 1662, une déclaration du roi «permet à toutes les personnes de faire venir des bleds en France, avec descharge, pour les bleds seulement, du droit de 50 sous par tonneau payé par les navires estrangers.» Mais il était trop tard, et cette mesure ne ramena pas l'abondance dans le royaume. Au mois de mai, les magistrats de Paris durent recourir à des distributions publiques où le peuple ne portait pas, à ce qu'il paraît, toute la reconnaissance désirable, car un arrêté fut pris pour punir tous ceux qui proféreraient des injures contre les personnes chargées de la distribution gratuite du pain[150]. Cependant, à Paris, la création récente de l'Hôpital général, auquel le roi avait concédé des avantages considérables, permettait de remédier plus facilement aux funestes effets de la disette. En outre, le cardinal et le duc de Mazarin avaient donné à l'Hôpital général, pour l'agrandissement des bâtiments, 260,000 livres, qui furent employées en achats de blés. Ce bel établissement, dont la ville de Lyon avait depuis longtemps fourni le modèle, datait du mois d'avril 1656[151]. Le préambule de l'édit rendu à ce sujet porte que le roi agissait, «dans la conduite d'un si grand œuvre, non par ordre de police, mais par le seul motif de charité.» Dans l'intention des fondateurs, l'Hôpital général devait être aussi une maison de travail, car l'article 1er portait que «les pauvres mendiants et invalides des deux sexes y seraient enfermés pour estre employez aux manufactures et aultres travaux selon leur pouvoir.» A cet effet, les diverses corporations eurent à fournir des ouvriers pour y enseigner leur état. De plus, les notaires qui recevaient des testaments étaient tenus d'avertir les testateurs de faire un legs à l'Hôpital général, et il leur fut enjoint de mentionner cet avertissement dans l'acte, sous peine de 4 livres parisis d'amende.

«L'article 9 de l'édit faisoit très-expresses inhibitions et défenses à toutes personnes de tout sexe, lieux et âge, de quelque qualité et naissance, et en quelque estat qu'ils pussent estre, valides ou invalides, malades ou convalescents, curables ou incurables, de mendier dans la ville et faux-bourgs de Paris, ni dans les églises, ni aux portes d'icelles, aux portes des maisons, ni dans les rues, ni ailleurs, publiquement, ni en secret, de jour ou de nuit, sans aucune exception des festes solennelles, pardons ou jubilez, ni d'assemblées, foires ou marchez, ni pour quelque autre cause ou prétexte que ce fût.»

Puis, comme il faut que l'esprit d'une époque se retrouve partout, l'édit punissait les hommes et garçons qui y contreviendraient, du fouet d'abord, et des galères en cas de récidive. Quant aux femmes et aux filles, un nouvel édit rendu au mois d'août 1669, les condamna également au fouet et à être bannies pour dix ans de la prévôté de Paris, le tout sans aucune forme de procès[152].

Ou ne saurait se faire une idée des résistances que rencontra l'exécution d'un édit tout à la fois si charitable et si dur. Troublés dans leurs habitudes de vagabondage et de paresse, tous les Bohémiens de Paris se révoltèrent, et il fallut employer la force pour les obliger d'entrer à l'hôpital[153]. La police ordinaire n'y suffisant pas, on créa une milice spéciale, qui prit le nom d'Archers de l'Hôpital. Malgré ce renfort, le corps des mendiants persista dans son opposition à l'édit qui lui ôtait sa liberté, son industrie, et de nombreuses rixes eurent lieu. Voici un arrêt du 20 août 1659 qui en fait foi.

«Le Parlement condamne Michel Truffault, soldat estropié, à estre battu et fustigé nud de verges, tant au devant de la Conciergerie, sur le pont Saint-Michel, place Maubert, qu'autres carrefours du bailliage de la Barre-du-Chapitre, à son de tambour, et à l'un d'iceux marqué d'une fleur de lys de fer chaud sur l'épaule dextre, ayant deux escriteaux pendants au col, devant et derrière, contenant ces mots: Séditieux coustumier contre les archers de l'Hospital général. Ce fait, l'a banny et bannit pour neuf ans de la ville, prévosté et vicomté de Paris, luy enjoint garder son ban, luy fait deffense de récidiver à peine de la hart[154]

A la vérité, les Parisiens eux-mêmes secondaient les vagabonds et mendiants dans leur résistance aux archers de l'Hôpital général. En effet, un arrêt du Parlement, du 26 novembre 1659, renouvelle très-expressément la défense de leur donner l'aumône, et se plaint «de ce que les archers préposés pour la capture des pauvres qui mendient, non-seulement ne sont point secourus et protégés dans leurs fonctions, mais même y sont troublés par les fréquentes rébellions qui leur sont faites par des personnes de toutes qualités.» Quoi qu'il en soit, l'Hôpital général de Paris rendit en 1662 d'immenses services et soulagea bien des misères. Les chiffres suivants donneront une idée de ses ressources, bien restreintes encore à cette époque, et du bien qu'il lui fut possible de faire au milieu de la détresse générale.

Année. Recette.   Dépense.  
1657 589,536 liv.   586,966 liv.
1660 722,917         765,083  
1662 766,869         895,922  
A la même époque, les dépenses pour les gages des
employés s'élevaient à
  40,000
  pour le blé [155]   350,300
  pour la viande   83,658
  pour le bois, vin, charbon, paille   68,344
  pour habits, étoffes, ustensiles   60,383

C'est avec ces modiques sommes qu'il fallait fournir aux besoins de six mille deux cent soixante-deux pauvres, et, bien qu'on en fit coucher trois et souvent quatre dans le même lit, les recettes étaient forcément dépassées. Aussi, ceux qui avaient accepté la direction de cet établissement, constataient avec amertume, au commencement de 1663, que le produit des quêtes, troncs et autres charités, ayant diminué d'un tiers au moment où le nombre des malheureux allait sans cesse en augmentant, il était devenu impossible de recevoir tous ceux qui se présentaient pour y être admis[156].

Tandis que cela se passait à Paris, où la bienfaisance particulière et la prévoyance du pouvoir central se combinant avec les précautions prises par les magistrats de la cité, assuraient au moins du pain aux plus nécessiteux, une misère affreuse, inouïe, désolait les provinces. Il faut en lire les témoignages dans quelques publications contemporaines aujourd'hui perdues dans les combles des grandes bibliothèques, et négligées à tort par les historiens, trop exclusivement préoccupés jusqu'ici des actions des princes, des batailles fameuses et des événements à grand fracas. Les pauvres des communes et des provinces les plus voisines de la capitale n'avaient pas manqué, dès le commencement de la famine, de se porter en foule à Paris, dans l'espoir d'y trouver plus facilement de quoi vivre, soit en mendiant, soit en se présentant, pour dernière ressource, à l'Hôpital général, qui fut bientôt forcé de les refuser; mais à quelque distance de Paris et dans tout le royaume, principalement dans les campagnes, la misère était arrivée à un tel point qu'il faudra, pour y croire, entendre ceux-là mêmes qui en ont été les témoins. Ce n'est pas que, antérieurement à la famine de 1662, la position des classes pauvres n'eût déjà bien des fois inspiré une profonde pitié. Il importe d'établir ce fait, afin de tranquilliser les esprits portés à voir sous des couleurs trop sombres les événements contemporains, et persuadés, bien à tort, que la condition de certains ouvriers de nos grandes villes n'a jamais eu d'équivalent dans les siècles précédents. Cette condition est parfois bien assez triste; n'accréditons pas l'idée qu'elle est toute nouvelle; croyons plutôt au progrès dans la bien. C'est à ce titre, et non pour le vain plaisir d'étaler les plaies de l'ancien état social, qu'on me permettra de faire connaître, d'après des témoignages irrécusables, la situation de la classe ouvrière de Beauvais en 1652[157].

A l'époque dont il s'agit, quelques personnes considérables de Beauvais songèrent à mettre un terme aux importunités et aux scandales de toute sorte causés par le nombre excessif des mendiants et gens sans ouvrage. Voici, d'après le récit de l'une d'elles, ce qui motiva leur résolution:

«Cette ville, qui est une des plus chrestiennes et des plus anciennes du royaume, ne subsistant que par le commerce et le lanifice, s'est toujours trouvée accablée d'un plus grand nombre de mendiants qu'aucune autre de son étendue; car, comme la manufacture des draps et serges demande un très-grand nombre d'artisans qui ne gaignent pas beaucoup et pour l'ordinaire ne sont pas fort assidus au travail, la fertilité des bonnes années n'a presque jamais diminué la multitude des pauvres, puisqu'il est souvent arrivé, ou que l'abondance des bleds n'a pas esté suivie de l'heureux succès du commerce, ou que les chefs de ces petites familles, qui n'ont presque rien de commun avec la prévoyance de la fourmy, sont tombez ordinairement d'un excez de confiance dans un excez d'oysiveté, ou dans la desbauche qui en est la suite ordinaire.

«Et parce qu'après cette mauvaise conduite, la nécessité extrême à laquelle ils se sont réduits par leur faute leur est devenue un fardeau insupportable, le désespoir les a souvent portés à se séparer de leurs femmes par une fuite précipitée et abandonner leurs enfants... Et comme un désordre en attire plusieurs autres, ces enfants se trouvant tout à la fois privez de pain, et demeurant sans éducation et sans employ, ont choisi la mendicité comme l'unique métier de ceux qui n'en savent point d'autre...

«Et certainement le nombre s'en estoit accru d'une manière si prodigieuse qu'il remplissoit tout de confusion et de tumulte, et l'importunitée des pauvres ne troubloit pas seulement le repos des riches, mais aussi ils interrompoieut les plus saints mystères avec beaucoup d'irrévérence. Le bruit confus qu'ils faisoient dans les églises pendant le service divin causoit de l'inquiétude et apportoit de la distraction aux prestres... Ainsi, la maison de Dieu estoit moins une maison de paix, d'oraison et de silence, qu'un lieu plein de bruit, de querelles et de désordre[158]

C'est dans ces circonstances que fut établi le Bureau des pauvres de Beauvais. Supprimer la mendicité était déjà une grande entreprise; c'en était une bien plus difficile encore de faire travailler des pauvres depuis longtemps habitués à l'oisiveté. Aussi, ce ne fut pas sans beaucoup de vigilance et de peine qu'on en vint à bout. Les femmes, les filles et les petits garçons filèrent de la laine. Les garçons les plus âgés apprirent à faire des serges sous les yeux d'un maître. Une partie des serges servait à vêtir les personnes de la maison; le reste se vendait assez bien. On donnait aux travailleurs un tiers de leur gain, avec faculté d'en disposer comme ils voudraient. Il ne paraît pas, d'ailleurs, que les fabricants de la localité eussent élevé des plaintes touchant la concurrence que leur faisait la maison de travail; car le bureau des pauvres de Beauvais n'était pas autre chose, et l'époque actuelle, en créant des établissements de ce genre, aujourd'hui discrédités par l'expérience, n'a fait qu'imiter ce qui se pratiquait il y a bientôt deux cents ans.

Dans une ville où la charité privée avait pris de telles précautions, on conçoit que la famine de 1662 ne dut pas faire des ravages bien considérables. Mais, je le répète, les bureaux des pauvres étaient une institution toute nouvelle alors, et dans presque toutes les autres villes du royaume, particulièrement parmi les habitants des communes rurales ou des campagnes, la misère dépassa tout ce que l'on pourrait imaginer. Ici encore, il faut laisser parler dans leur naïve éloquence les documents contemporains; y toucher serait s'exposer à être taxé d'exagération. Qui voudrait croire en effet aux misères dont on va voir le tableau, si elles n'étaient attestées par des témoins oculaires et garanties par les noms les plus dignes de foi?

advis important[159].

«La supérieure des Carmélites de Blois écrit à une dame de Paris:

«Nous sçavons certainement que la misère présente fait un si grand nombre de pauvres que l'on en compte trois mille dans la ville et dans les faux-bourgs. Toutes les rues résonnent de leurs cris lamentables; leurs lamentations pénètrent nos murailles, et leurs souffrances nos âmes de pitié.

«Le bled, mesure de Paris, a esté vendu ici 200 escus le muid, et tous les jours il renchérit[160].

«Les pauvres des champs semblent des carcasses déterrées; la pasture des loups est aujourd'huy la nourriture des chrestiens; car, quand ils tiennent des chevaux, des asnes et d'autres bestes mortes et estouffées ils se repaissent de cette chair corrompue qui les fait plustost mourir que vivre.

«Les pauvres de la ville mangent comme des pourceaux un peu de son destrempé dans de l'eau pure, et s'estimeroient heureux d'en avoir leur saoul. Ils ramassent dans les ruisseaux et dans la boue des tronçons de choux à demy pourris, et, pour les faire cuire avec du son, ils demandent avec instance l'eau de morrue sallée qu'on respand; mais elle leur est refusée.

«Quantité d'honnestes familles souffrent la faim et ont honte de le dire. Deux damoiselles de qui la nécessité n'estoit point connue ont esté trouvées mangeant du son destrempé dans du laict; la personne qui les surprit en fut si touchée qu'elle se mit à pleurer avec elles.

«Considérez, je vous prie, quelques tristes effets de cette pauvreté qui se peut dire générale. Un homme, après avoir esté plusieurs jours sans manger, a trouvé un charitable laboureur qui l'a fait disner; mais, comme il avoit l'estomac trop foible et les entrailles retrécies, il en mourut subitement.

«Un autre homme se donna hier un coup de cousteau, par désespoir de ce qu'il mouroit de faim.

«Un autre a esté rencontré sur le pavé, agonisant de faim, et, luy ayant porté le Saint-Sacrement de l'autel au mesme endroit, le prestre a esté contraint de le reposer sur une pierre pendant qu'il parloit au malade, et, l'ayant fait transporter sous un hautvent à couvert de la pluie, il luy donna le viatique, et le pauvre expira quelque temps après, n'ayant sur soy que des habits pourris.

«L'on a trouvé une femme morte de faim ayant son enfant à la mamelle, qui la tettoit encore après sa mort, et qui mourut aussi trois heures après.

«Un misérable homme, à qui trois de ses enfants demandoient du pain les larmes aux yeux, les tua tous trois, et ensuite se tua luy-mesme. Il a esté jugé et traisné sur la claye.

«Un autre, à qui sa femme avoit pris un peu de pain qu'il se réservoit, il luy donna six coups de hache, et la tua à ses pieds, et s'enfuit.

«Bref, il n'y a point de jour où l'on ne trouve des pauvres morts de faim dans les maisons, dans les rues et dans les champs; nostre meusnier vient d'en rencontrer un qu'on enterroit dans le chemin.

«Enfin, la misère et la disette se rendent si universelles, qu'on asseure que dans les lieux circonvoisins, la moitié des paysans est réduite à paistre l'herbe, et qu'il y a peu de chemins qui ne soient bordés de corps morts.

«Le missionnaire qui, depuis dix ans, assiste continuellement les pauvres des frontières ruinées, en allant à Sedan a passé a Donchery, Mézières, Charleville, Rocroy et Maubert, d'où il escrit qu'il n'a jamais veu une telle pauvreté que celle de ces lieux-là et des villages des environs. Voici ce qu'il mande;

«J'ai trouvé partout un 'grand nombre' de pauvres mesnages qui meurent de faim. Si quelques-uns mangent une fois le jour un peu de pain de son, d'autres sont deux et trois jours sans en manger un seul morceau. Ils ont vendu jusqu'à leurs habits et sont couchés sur un peu de paille sans couverture: ce sont les meilleurs gens du monde, et si honteux de leur estat pitoyable qu'ils se couvrent le visage quand on va les voir.

«J'ai trouvé une famille à Charleville composée de huit personnes, qui a passé quatre jours sans manger. La pauvre femme a voulu vendre la dernière chemise de son mary, et n'a jamais pu trouver 5 sols dessus, toute la ville le sait. Mon Dieu! quelle angoisse!

«J'ai rencontré d'autres mesnages de six personnes qui ne mangent de pain que pour un sol marqué. Jugez ce que c'est qu'un petit pain partagé en six parts, et s'il ne faut pas que ces gens-là meurent.

«La plupart sont malades, secs et abattus de famine et d'affliction; ceux qui sont moins résignés à Dieu ont l'esprit à moitié perdu et presque au désespoir. S'ils sortent pour aller mendier, ils trouvent les autres villages aussi pauvres qu'eux. Les laboureurs n'ont pas seulement de l'avoine pour se nourrir ni d'autre grain pour semer, et, de quelque costé que les uns et les autres se tournent, ils ne voient que langueur et que mort...

«Riches! courage, voici une belle occasion pour vous ouvrir le ciel!.... Dieu donne suffisamment les biens pour tous les hommes, si les uns en manquent, c'est que les autres en ont trop, et ce trop appartient aux pauvres dans leur extrême nécessité. Et ne doutez pas, Messieurs et Mesdames, que, si vous les abandonnez, Dieu ne vous chastie comme des larrons et des meurtriers qui ont desrobé la subsistance de tant de pauvres, et qui les ont fait cruellement mourir.

«Ceux qui tout de bon se voudront garantir de ce malheur sont priez d'escouter Dieu, et de mettre entre les mains de MM. leurs curez ce qu'il leur inspirera de donner, ou de l'envoyer à Mesdames les présidentes Fouquet, rue de Richelieu; de Herse, rue Pavée ou Traverse-Saint-Martin, ou bien à Mesdemoiselles de Lamoignon, en la cour du palais, ou Viole, en la rue de La Harpe

Mais la famine continuant à sévir, il fallut faire un nouvel appel à la charité publique. L'avis suivant, qui fut publié quelque temps après, renferme sur la détresse des campagnes de nouveaux détails dont la lecture seule soulève et fait saigner le cœur.

«suite de l'advis important de l'état déplorable des pauvres du blaisois et de quelques autres provinces.

«....Si vous estiez réduits à la faim extrême pendant que d'autres personnes mangent à souhait, vous diriez avec justice qu'ils sont impitoyables de vous laisser cruellement mourir, pouvant vous soulager.

«Pardonnez à plus de trente mille pauvres, qui, mourant de nécessité, vous font le même reproche avec justice.

«Car il n'y a rien de plus véritable que, dans le Blaisois, la Sologne, le Vendomois, le Perche, le Chartrain, le Maine, la Touraine, le Berry, partie de la Champagne et autres lieux où le bled et l'argent manquent, il y a plus de trente mille pauvres dans la dernière extrémité, et dont la plus grande part meurent de faim.

«Hastez-vous donc, s'il vous plaist, de les secourir, car il en meurt tous les jours un grand nombre; vous avez pu voir, par la dernière relation, la rage, le désespoir, la mortalité et les autres accidents sinistres arrivés du costé de Blois.

«L'on escrit encore de ce lieu-là, et on le prouve par lettres et bonnes attestations de MM. les curez et d'autres personnes dignes de foy, et dont nous avons les originaux, que seulement dans cinq ou six paroisses il est mort deux cent soixante-sept personnes de faim, qu'il y en meurt encore tous les jours et que cela est de mesme aux autres lieux du Blaisois.

«On certifie qu'à Uzain il y avoit vingt personnes prestes à rendre l'âme, ne pouvant ni marcher ni quasi plus parler;

«Que, de neuf personnes mortes de faim à Coulanges, un pauvre homme fut trouvé dans les champs, qui, portant une partie d'un asne à moitié pourry pour s'en repaistre, tomba sous la charge de foiblesse et y rendit l'esprit;

«Qu'en soixante-trois familles de la paroisse de Chambon on n'a pas trouvé un morceau de pain; il y avoit seulement dans une un peu de paste de son que l'on mit cuire sous la cendre; et, dans une autre, des morceaux de chair d'un cheval mort depuis trois semaines, dont la senteur estoit espouvantable.

«Un homme est mort dans la cour du chasteau de Blois, tout ensanglanté pour s'estre débattu pendant la nuict par une faim enragée.

«Les pauvres sont sans licts, sans habits, sans linges, sans meubles, enfin dénués de tout; ils sont noirs comme des Mores, la plupart tous défigurés comme des squelettes, et les enfants sont enflés.

«Plusieurs femmes et enfants ont esté trouvés morts sur les chemins et dans les bleds, la bouche pleine d'herbes.

«M. de Saint-Denis, qui est seigneur d'une des grandes paroisses du Blaisois, asseure que plus de huict-vingts de sa paroisse sont morts manque de nourriture, et qu'il en reste cinq à six cents dans le mesme danger. Ils sont, dit-il, réduits à pasturer l'herbe et les racines de nos prés, tout ainsi que les bestes; ils dévorent les charognes, et, si Dieu n'a pitié d'eux ils se mangeront bientost les uns les autres. Depuis cinq cents ans il ne s'est pas vu une pareille misère à celle de ce pays. Il reste encore quatre mois à souffrir pour ces pauvres gens.

«M. le prieur, curé de Saint-Soleine de Blois, qui travaille avec grande charité à l'assistance de ces pauvres, escrit que l'on a trouvé à Chiverny, dans un lit, le mary, la femme et quelques enfants morts de faim, la pluspart de ces pauvres gens n'ayant pas la force de se lever, ne se nourrissant plus que d'orties bouillies dans de l'eau, puisqu'ils ont mangé toutes les racines et qu'il n'en reste plus de mangeables.

«MM. les curez de Villebaron, de Chailly et de Marolles attestent qu'ils ont deux ou trois cents familles qui non-seulement sont contraintes à manger de l'herbe, mais d'autres choses qui font horreur.

«M. Rouillon, vicaire à Saint-Sauveur de Blois, atteste qu'il a veu des enfants manger des ordures; mais, ce qui est plus estrange, qu'il en a veu deux dans le cimetière succer les os des trespassez, comme on les tirait d'une fosse pour y enterrer un corps. M. le curé escrit aussi qu'il a oüy dire la mesme chose à plusieurs de ses chapelains, tesmoins de ce spectacle inoüy.

«M. Blanchet, sieur de Bonneval, prévost de la maréchaussée de Blois et de Vendosme, atteste que les chemins ne sont plus libres en ces quartiers-là; qu'il s'y fait quantité de vols de nuit et de jour, non par des vagabonds, mais par quelques habitants des paroisses, qui avouent hautement leurs larcins et disent qu'ils aiment mieux mourir à la potence que de faim en leurs maisons.

«Il atteste de plus avoir trouvé devant l'église de Chiverny un jeune garçon transi de froid, ayant sa main gauche dans la bouche, qui mangeait ses doigts desjà ensanglantez, et l'ayant fait porter dans une maison, et luy ayant donné du vin, du bouillon et d'autre nourriture, il ne la put avaler et mourut dès le soir.

«Une dame revenant de Bretagne par le Perche et le Maine, a passé par deux villes qu'on n'ose nommer par respect aux seigneurs, où les habitants sont dans une prodigieuse nécessité; ils tombent morts de faim par les rues: on en trouve le matin jusques à trois ou quatre morts dans leurs chambres, et de pauvres petits innocents, poussez par la faim, qui meurent dans les champs où ils vont paistre l'herbe comme les bestes.

«Un curé du diocèse de Bourges escrit qu'en allant porter le saint Viatique à un malade il a trouvé cinq corps morts sur le chemin, et qu'on a trouvé dans le mesme canton une femme morte de faim, et son enfant âgé de sept ans auprès d'elle qui luy avoit mangé une partie du bras.

«On escrit du Mans que, se faisant une aumosne publique de quatre deniers à chaque pauvre pour le décedz de feu M. le lieutenant général, il s'y trouva une si grande affluence de pauvres que dix-sept furent estouffez dans la presse, et portez dans un chariot au cimetière, et qu'aux distributions faites par les abbayes de Saint-Vincent et de la Cousture on a compté pour l'ordinaire douze mille pauvres, dont la pluspart mourront, s'ils ne sont assistez promptement.

«On a trouvé dans les roches qui sont proches de Tours grand nombre de personnes mortes de faim et desjà mangées des vers. Dans la ville, les pauvres courent les rues la nuit comme des loups affamez. Dans le reste de la Touraine, les misères sont inconcevables; les paysans n'y mangent plus de pain, mais des racines.

«Enfin, Messieurs, enfin, Mesdames, la désolation incomparable des villes et des villages dont nous venons de parler suffira pour vous persuader le pressant besoin des autres lieux de ces provinces, dont nous ne pouvons pas vous raconter par le menu les extrêmes misères dans si peu d'espace.

«Un très-digne curé de Blois, nommé M. Guilly, après une longue narration des souffrances publiques, des personnes mortes de nécessité, dit qu'il y a des femmes qui portent des jupons de taffetas qui passent des journées entières sans manger de pain, et que les chrestiens mangent des charognes corrompues, et conclud par ces paroles: Il est impossible que la plus grande part des villageois ne meurent de faim, il faut que les terres demeurent sans semer, si le bourgeois ne conduit lui-mesme sa charruë. Je pardonne à ceux qui ne croient pas nos misères, parce que nos maux sont au-dessus de toutes les pensées....

«Ceux qui voudront estre des besnits de Dieu envoyeront leurs aumosnes à MM. les curez ou à Mesdames... (Suivent les noms des dames désignées à la fin du premier avis[161].)

On se figure maintenant quelle dut être la détresse des provinces dans l'année qui suivit l'avènement de Colbert au pouvoir. Les deux pièces qui précèdent, bien que non datées, se rapportent positivement à cette époque. Un troisième avis, du 8 mai 1664, ajoute encore quelques détails à ce qu'on vient de lire, et fait connaître que, dans la Beauce, dans le Poitou, la misère n'était pas moins grande. Comment le gouvernement y eût-il remédié? Dans l'état de pénurie où se trouvait l'épargne, une intervention efficace de la royauté en faveur des campagnes était impossible: on ne donne pas du pain à toute une nation. La seule chose que Colbert put faire, ce fut d'attirer des blés à grands frais dans la capitale. Par ce moyen, il maintint les prix à 346 livres le muid au lieu de 650 livres qu'on le payait dans les provinces. C'est ainsi qu'il fournit à l'Hôtel de ville la possibilité de faire des distributions gratuites, et à l'Hôpital général celle de nourrir les six à sept mille pauvres qu'en pouvait y loger. En même temps, il fit rendre un édit portant qu'il serait établi dans chaque ville et bourg du royaume un hôpital pour les pauvres malades, mendiants et orphelins[162]. En effet, le soulagement des provinces ne pouvait être que le fait de la charité locale; mais comme celle-ci était insuffisante, probablement faute de ressources, elle fut obligée de recourir aux personnes riches et généreuses de Paris. On vient de voir par quels accents touchants, par quelles pressantes exhortations ceux à qui elle s'adressa lui servirent d'interprètes. A ce cri parti du cœur: Riches, courage! sans doute d'abondantes aumônes répondirent. Là où le gouvernement était impuissant, la charité chrétienne intervint, et, si elle ne soulagea pas toutes les misères, elle en diminua du moins sur bien des points la durée et l'intensité.

Ce qui avait fait surtout la fortune de Colbert, c'étaient ses connaissances spéciales en matière de finances. Colbert ne l'avait pas oublié, et, à peine investi de l'autorité, il prit une série de mesures propres à ramener l'ordre et la probité dans cette partie si importante de l'administration, où, depuis Sully, on ne vivait au contraire que de désordre et d'expédients. Déjà, au mois de septembre 1661, peu de jours après la chute de Fouquet, on avait créé un Conseil royal des finances dont Colbert fit partie. Les décisions de ce Conseil, rédigées en forme d'ordonnance, devaient être signées par le roi, qui le présidait lui-même toutes les semaines[163]. Ce fut pour les financiers et les comptables le signal et le point de départ d'un nouvel ordre de choses. Les manœuvres des financiers ont déjà été suffisamment indiquées. Celles des nombreux comptables qui prenaient part au maniement des finances publiques n'étaient pas moins contraires à l'intérêt général. Sully avait exigé qu'ils fissent connaître régulièrement le résultat de leurs opérations au moyen d'un état qu'il avait dressé pour cet objet. Mais, après lui, ils trouvèrent bientôt le moyen de s'en dispenser, gardèrent les fonds en leur pouvoir le plus longtemps possible, afin de les utiliser, et poussèrent la rapacité jusqu'à ne payer les dépenses publiques que moyennant un escompte. Ce dut être une vive satisfaction pour Colbert de faire cesser d'aussi criants abus. Impatient de mettre un frein à l'insatiable avidité des comptables, il s'empressa de révoquer l'hérédité et la survivance de tous les offices de finances, afin de pouvoir supprimer ceux qui lui paraîtraient inutiles, exigea un cautionnement des titulaires et les força de tenir un journal détaillé de leurs opérations, les obligea à la résidence, sous peine de destitution, sauf le cas d'une autorisation expresse du Conseil, assura à l'État, d'après une ancienne loi qu'il remit en vigueur, la première hypothèque sur les biens meubles et immeubles des comptables, et fixa à 9 deniers seulement, au lieu de 5 sous pour livre, leurs frais de recouvrement. En même temps, Colbert imagina de se procurer d'avance le montant des tailles en faisant souscrire aux receveurs généraux des obligations à quinze mois qui se négocièrent à un taux modéré, expédient très-naturel, très-licite, abandonné plus tard, mais auquel le premier Consul s'empressa de revenir en 1801, avec sa sagacité accoutumée, à la suite d'une crise financière plus terrible que celle dont Colbert avait à réparer les désastres, et que le gouvernement emploie encore aujourd'hui[164]. Enfin, les gabelles, les octrois et les autres droits récemment rachetés furent affermés aux enchères publiques, après trois publications, précaution indispensable pour empêcher les ignobles trafics et les pots-de-vin, dans un temps surtout où ces sortes de compositions, ruineuses pour le peuple, étaient pour ainsi dire passées dans les mœurs[165].

Tout en travaillant à régler la quotité des revenus, Colbert s'occupait donc du soin d'en assurer exactement la rentrée au Trésor, et d'en surveiller la dépense. A cet effet, on tint d'abord trois registres. Sur l'un, intitulé Journal, on portait toutes les ordonnances de dépense à mesure qu'elles étaient signées au Conseil, ainsi que la recette effectuée mois par mois au trésor royal; le second était appelé Registre des fonds, et devait toujours indiquer les fonds disponibles sur chaque nature de recettes; le troisième était le Registre des dépenses, et mentionnait toutes les ordonnances de paiement délivrées par le Conseil, suivant la nature de la dépense.

En 1667, on ne tint plus que deux registres.

Les ordonnances de dépense étaient d'abord signées par le secrétaire d'État dans le département duquel la dépense était faite; celui-ci les remettait à la partie prenante, qui les rendait au contrôleur général. Ce dernier les signait après avoir indiqué sur quels fonds elles seraient payées, et les donnait à signer au roi. Quand la somme dépassait 300 livres, le roi mettait le mot bon, au-dessus de sa signature. Enfin, lorsqu'une ordonnance était payable au porteur pour affaires secrètes, le roi ajoutait de sa main en marge: Je sçai l'emploi de cette somme; c'est ce qu'on appelait ordonnance de comptant. A la fin de chaque mois, Colbert présentait le registre-journal au roi, qui arrêtait lui-même le montant de la dépense[166].

Il a déjà été plus d'une fois question des ordonnances de comptant; c'est un sujet qui comporte quelques détails, et sur lequel on vient de voir que l'attention de Colbert s'était portée tout d'abord. Si la crise financière de 1789 n'avait pas été le prétexte plutôt que la cause de la révolution française; si cette révolution n'était pas sortie en quelque sorte des entrailles mêmes de l'ancienne organisation sociale, on pourrait dire que les ordonnances de comptant y ont puissamment contribué en agrandissant sans cesse le déficit, grâce à la facilité qu'elles donnaient au pouvoir de dérober à tout contrôle, tantôt les plus ruineuses opérations, tantôt les plus folles dépenses. On lit dans un édit de 1669: «Ces ordonnances, établies pour les dépenses secrètes de l'État, les prests et affaires extraordinaires tolérez, et pour suppléer dans les besoins pressants aux revenus ordinaires, ont donné lieu à une infinité de pièces fausses et simulées, et il en a été délivré, de 1655 à 1660, pour 385 millions, qui ont servi à consommer criminellement tous les revenus[167].» Cent vingt ans plus tard, en 1779, Necker trouva le budget chargé pour 116 millions d'ordonnances de comptant, et les réduisit d'une année à l'autre 12 millions[168]. On se figure les abus que devait engendrer cette faculté laissée à un pouvoir absolu de cacher à tous les yeux les motifs de dépenses aussi considérables. Colbert fit bien adopter à ce sujet certaines précautions; mais il ne détruisit pas le mal, parce que le mal était inhérent à la forme même du gouvernement. En effet comment obtenir de Louis XIV, qu'il soumît à la vérification de la Chambre des comptes les états constatant toutes ses dépenses personnelles, ou les sommes énormes annuellement employées pendant un certain temps à soudoyer le roi d'Angleterre et les princes allemands? Colbert fit sans doute tout ce qui était possible en obtenant que les ordonnances de comptant fussent signées par le roi, après examen des motifs réels de la dépense. Une fois acquittées, ces ordonnances devaient être brûlées tous les ans en présence du roi lui-même, et remplacées par un état de certification collectif, que la Chambre des comptes était autorisée à recevoir, comme pièce de dépense, du garde du trésor royal. Tel est le mécanisme qui fut adopté. Il ne sera pas sans intérêt maintenant de faire passer sous les yeux du lecteur les pièces justificatives de cette curieuse organisation financière. Les archives du royaume possèdent à ce sujet des documents encore inédits auxquels, outre leur importance historique, le nom même des personnages qui y figurent donne un nouveau prix.

L'état général des ordonnances de comptant pour l'année 1676 fut arrêté par le roi à la somme de 2,232,200 livres, à Saint-Germain en Laye, le 20 décembre 1678.

D'après cet état, les appointements de Colbert s'élevaient à 55,500 livres, dont voici le détail[169].

Pour ses appointements comme membre du Conseil royal. 4,000 liv.
comme intendant du trésor royal. 10,000  
comme contrôleur général. 14,000  
comme secrétaire d'Estat et des commandements de Sa Majesté. 7,000  
pour gratification extraordinaire a raison de ses services. 20,000  
  TOTAL....... 55,500  
Au premier commis du sieur Colbert pour son cahier de frais à cause dudit trésor royal. 6,000  
Au sieur Berrier, secrétaire du Conseil et des finances. 20,000  
Au sieur Desmarets, pour gratification[170]. 10,000  
Au comte de Saint-Aignan, pour gratification en considération de ses services. 36,000  

On ne s'explique pas pourquoi les appointements des membres du conseil, des divers ministres, des présidents du Parlement et autres grands fonctionnaires étaient portés sur les états du comptant. Au contraire, les gratifications suivantes réclamaient impérieusement ce mode de paiement. On les trouve inscrites, à divers chapitres, dans l'état du comptant de 1677[171]:

«Au sieur de Vauban, maréchal de camp aux armées du Roy,
en considération de ses services et pour luy donner moïen de les
continuer.
75,000 liv.
«Au sieur Berrier, en considération de ses services, etc. 30,000  
«Au sieur Lebrun, premier peintre de Sa Majesté. 22,000  
«Aux sieurs Despréaux et Racine, en considération
de divers ouvrages auxquels ils travaillent, par ordre de Sa
Majesté, à raison de 6,000 livres chacun[172].
12,000  
«A Mlle la marquise de Montespan, pour l'entretenement
et nourriture des ducs de Mayenne et comte de Vexin,
et des demoiselles de Nantes et de Tours, ensemble de
leurs domestiques, train, suite, équipages, et ce pendant
les six premiers mois de 1677.
75,000  
«A la même, pendant les six derniers mois. 75,000  
«Au sieur Pélisson, maistre des requestes, en considération
de ses services.
75,000  
«Au sieur Colbert, pour gratification, en considération
de ses services et pour luy donner moïen de me les
continuer[173].
400,000  

Voici maintenant la forme dans laquelle les ordonnances de comptant parvenaient généralement au garde du trésor royal.

Quelquefois, l'ordonnance mentionnait le nom de la partie prenante et le motif de la dette[174]; mais c'était l'exception. D'ordinaire, ni le nom ni le motif n'y figuraient.

«Garde de mon trésor royal, M. Gédéon du Metz, payez comptant au porteur de la présente, pour affaires secrètes concernant mon service, dont je ne veux ici estre fait mention, la somme de... qui sera employée au premier acquit de comptant qui s'expédiera par certification à votre desharge.

«Fait à —— , le

«Sur la recepte générale des finances   (De la main du roi),   Bon.
De Tours. Paiement des six Louis.
premiers mois. Au bas de la page: Colbert

D'autres fois enfin, mais très-rarement, l'ordonnance de comptant était accompagnée de pièces justificatives. En voici une de ce genre fidèlement copiée sur l'original[175]:

«Duveau, vous me ferez plaisir de donner à celuy qui vous randra ce billet deux cent louis d'or d'une debte que j'ay promis de payer, dans le commencement de ce mois y si ce quatriesme novembre 1681[176].

Signé: Marie Terese.

«Et, au-dessous, de la main de la reine:

«Faites cella toute a l'heure

Voilà quelle fut, depuis l'administration de Colbert jusqu'en 1789, l'organisation de la comptabilité relative aux ordonnances de comptant. On se figure les étranges abus que ces ordonnances devaient couvrir avant lui, puisque l'ordre qu'il y introduisit n'était encore que du désordre. Mais comment en eût-il été autrement? Les favoris, les maîtresses du roi, et Colbert lui-même, trouvaient leur compte à ce que le voile jeté sur une foule de dépenses ne pût être soulevé. Qu'on ajoute à cela le besoin de cacher à tous les yeux où passaient les sommes énormes affectées à l'achat des consciences. Or, dans le nombre des ordonnances de comptant conservées aux archives du royaume, il en est beaucoup qui ont eu évidemment cette destination, principalement à l'étranger, en Angleterre, en Allemagne, dans les États de Hollande. Tout en faisant la part des exigences de la politique, on est forcé de convenir que les formes de comptabilité de l'ancien gouvernement encourageaient et provoquaient de pareils abus. Le développement immodéré que prirent les ordonnances de comptant aux deux époques que j'ai citées en est une preuve. Mais il est des réformes qu'il n'est pas donné à un seul homme d'accomplir, cet homme fût-il doué d'un désintéressement inaccessible à toutes les influences de la famille, et armé d'un pouvoir sans bornes. Chaque forme de gouvernement a, d'ailleurs, des vices qui lui sont inhérents. Les ordonnances de comptant, corollaire fatal, mais obligé, d'une monarchie absolue, ne pouvaient disparaître qu'avec elle, et ce ne fut pas trop d'une nation entière de réformateurs pour prévenir le retour des gaspillages auxquels un des ministres les plus intègres de cette monarchie avait essayé de porter remède dans la mesure et avec les tempéraments qu'on vient de voir.


CHAPITRE IV.

Négociations avec la Hollande, au sujet du droit de 50 sous par tonneau, établi en France sur les navires étrangers.—Causes de la prospérité commerciale de la Hollande vers le milieu du XVIIe siècle.—Bénéfices de la compagnie des Indes-Orientales de ce pays.—Motifs qu'avait eus Fouquet en rétablissant le droit de tonnage.—L'ambassadeur Van Beuningen vient à Paris pour diriger les négociations.—Ses prétentions sont combattues par Colbert.—Il obtient des concessions importantes.—Une compagnie du Nord, formée par Fouquet et soutenue par Colbert, est obligée de liquider.—Le droit de tonnage et l'acte de navigation.—Opinions d'Adam Smith et de Buchanan sur les mesures de ce genre.—Sans le droit de tonnage, la création d'une marine en France eût été impossible.—Premiers efforts de Colbert à ce sujet.—Il travaille seize heures par jour pendant toute la durée de son administration.

Cependant, la réforme des abus dont il vient d'être question n'empêchait pas Colbert de suivre une négociation très-importante avec l'ambassadeur extraordinaire des États de Hollande, Van Beuningen, diplomate très-distingué, très-habile, dont le nom acquit plus tard une grande célébrité. Il s'agissait pour les États de conclure un traité d'alliance offensive et défensive avec la France, en prévision des éventualités de leurs démêlés avec l'Angleterre; mais, en même temps, les Hollandais demandaient expressément que la France rapportât cet édit de 1659, par lequel il était interdit aux navires étrangers de faire le commerce international et de cabotage dans ses ports, à moins de payer un droit de 50 sous par tonneau, dont les nationaux étaient exempts, et la France n'était nullement disposée à faire une pareille concession. Cette négociation dura quatre ans, et l'on ne saurait se figurer la rare patience et l'obstination imperturbable des ambassadeurs hollandais Van Beuningen et Boreel, qui furent tour à tour chargés de la diriger. L'histoire de leurs efforts, consignée en entier dans la correspondance qu'ils entretinrent à ce sujet avec le grand-pensionnaire Jean de Witt, est très-curieuse à étudier, et renferme d'excellentes leçons, même pour les négociateurs de notre temps[177]. Avant d'en signaler les phases principales, examinons rapidement quelle était alors la situation commerciale de la Hollande. Cet aperçu aura, au surplus, son opportunité, car l'établissement en France d'un droit de 50 sous par tonneau sur les navires étrangers eut principalement pour cause l'excessive prospérité à laquelle la Hollande était parvenue à cette époque, et sa tendance à absorber le commerce de l'Europe, dont elle fit seule, pendant longtemps tous les approvisionnements.

La situation des Provinces-Unies était en effet des plus brillantes vers le milieu du dix-septième siècle; mais il ne faudrait pas croire, ainsi qu'on l'a dit souvent, que leur prospérité ait commencé seulement en 1579, époque où elles secouèrent le joug de l'Espagne. En 1477, Philippe de Bourgogne écrivait au Pape «que la Hollande et la Zélande étaient des îles riches, habitées de peuples braves et guerriers, qui n'avaient jamais pu être vaincus par leurs voisins et faisaient actuellement le commerce sur toutes les mers[178].» Il y avait antérieurement, à Leyde, à Amsterdam, des manufactures de laine renommées, et l'on voit, par un édit de 1464, que le roi d'Angleterre, Édouard IV, interdit l'entrée de ses États à toutes les productions, étoffes et manufactures de la Hollande, de la Zélande et de la Frise[179]. La pêche du hareng et de la morue, dont elle eut longtemps le monopole, procura à la Hollande des gains immenses et donna à sa marine un essor prodigieux. Nés en quelque sorte au milieu des mers, habitués dès l'enfance à toutes ses fatigues, y vivant à moins de frais que les matelots des autres nations, les Hollandais purent fixer leur fret à des conditions plus avantageuses, et accaparèrent peu à peu tout le commerce de transport. Une lettre de Colbert lui-même fournit, au sujet de l'importance de la marine marchande hollandaise, à cette époque, un renseignement concluant. Le 21 mars 1669, ce ministre écrivit à M. de Pomponne, ambassadeur en Hollande, que le commerce par mer se faisait en Europe avec vingt-cinq mille vaisseaux environ; que, dans l'ordre naturel, chaque nation devrait en posséder sa part suivant sa puissance, sa population et l'étendue de ses côtes; mais que les Hollandais en ayant quinze à seize mille, et les Français cinq ou six cents au plus, le roi employait toutes sortes de moyens pour s'approcher un peu plus du nombre de vaisseaux que ses sujets devraient avoir[180]. Quant aux bénéfices que faisaient les Compagnies hollandaises dans leur commerce des Indes, ils étaient considérables, et, suivant l'habitude, les étrangers les grossissaient en raison du désir qu'ils avaient d'y participer. Le commerce des Indes avait d'abord appartenu aux Portugais. A la fin du XVIe siècle, les Hollandais et les Zélandais, qui jusqu'alors s'étaient bornés à acheter de seconde main aux Portugais les marchandises des Indes, résolurent d'aller les y chercher eux-mêmes. Les fils d'un brasseur organisèrent cette expédition. En 1602, après quelques mauvaises chances courageusement supportées, la Compagnie des Indes-Orientales s'organisa au capital de 6,600,000 florins[181]. Vingt ans après, en 1622, la Compagnie des Indes-Occidentales se forma au capital de 7 millions de florins, divisé en actions de 6,000 florins. Entre autres priviléges, les États de Hollande lui accordèrent un droit de commerce exclusif sur la côte d'Afrique, dans toutes les îles situées entre la mer du Nord et la mer du Sud, ainsi que dans les Terres-Australes. La Compagnie avait en outre, comme celle des Indes-Orientales, le droit de construire des forts, de faire des alliances et d'établir des colonies. Environ quarante ans plus tard, les Hollandais étaient les maîtres exclusifs du commerce des épiceries, ils avaient de nombreux comptoirs dans les Indes, possédaient Java, les Moluques, et le traité de Munster leur garantit la propriété de ces avantages au préjudice des Espagnols et des Portugais, qui en avaient joui avant eux[182]. Cependant, la fortune financière des deux Compagnies, éprouva des destins bien différents. La dernière créée, celle des Indes-Occidentales, ne s'était soutenue pendant quelque temps que grâce aux ressources qu'elle tirait du Brésil. Dépossédée de cette contrée, ses affaires déclinèrent, et elle se trouva obligée, en 1665, de liquider à des conditions désastreuses pour ses actionnaires et ses créanciers. Mais il n'en fut pas de même de la Compagnie des Indes-Orientales. De 1605 à 1648, son dividende annuel s'éleva une fois à 62 ½ pour 100, et fut en moyenne de 22 pour 100. Dans la période de 1649 à 1684, qui comprend l'administration de Colbert, la moyenne descendit, à cause de la guerre, à 17 ½ pour 100[183]. Quoi qu'il en soit, c'était là un magnifique résultat, qui procurait ensuite des profits considérables à la Hollande entière par l'exportation qu'elle faisait des produits des Indes. Il était donc très-naturel que la France, avec l'immense développement de ses côtes maritimes, avec sa population dix fois plus forte, se trouvant d'ailleurs dans des conditions de climat plus heureuses et dans une position plus centrale que la Hollande, lui enviât sa prospérité, ses riches Compagnies, ses possessions lointaines, mais surtout sa marine, à laquelle la Hollande devait tout cela[184].

L'établissement du droit de 50 sous par tonneau n'eut pas d'autre cause, mais elle suffisait pour que la France, une fois entrée dans cette voie, y persévérât résolument. Ce droit, on l'a déjà vu, avait été établi par Fouquet, qui s'était borné, du reste, à remettre en vigueur d'anciens règlements publiés par Henri IV et tombés depuis en désuétude[185]. C'était en 1659. Frappé de plus en plus des envahissements de la marine hollandaise, le gouvernement français rendit, à la date du 15 mars, un arrêt par lequel il était défendu d'importer les marchandises sur des navires étrangers, sauf des permissions provisoires qui seraient retirées dès que les nationaux posséderaient un nombre de navires suffisant pour les besoins du commerce extérieur et du cabotage. Un arrêt du 31 mars fixa le prix de ces permissions à 50 sous par tonneau. Enfin, un nouvel arrêt, daté du 20 juin, compléta les précédents, en supprimant la formalité des permissions et en assujettissant au droit de 50 sous tous les navires étrangers qui aborderaient dans les ports de France pour y faire le commerce d'importation, d'exportation ou de cabotage[186].

A ce coup qui l'atteignait dans ses intérêts les plus chers, la Hollande s'alarma, et résolut d'envoyer son diplomate le plus habile, Conrard Van Beuningen, à la cour de France en qualité de ministre extraordinaire, pour y négocier le traité d'alliance offensive et défensive, avec ordre de ne rien négliger dans le but de faire révoquer l'édit relatif au nouveau droit. Cet ambassadeur arriva à Paris au mois de novembre 1660. La situation dans laquelle il allait se trouver était des plus délicates. Depuis 1648, époque du traité de Munster, une grande froideur régnait entre les deux cours. Le gouvernement français surtout n'avait pas oublié les obstacles qu'avaient apportés à la conclusion de ce traité les États de Hollande, jaloux, non sans motifs, de son agrandissement, craignant toujours de voir la France s'établir à leurs portes, et il en avait gardé une rancune qu'on ne se donnait pas même la peine de déguiser. D'un autre côté, l'ambassadeur de Hollande venait avec le plus vif désir de faire annuler une mesure très-populaire à la cour, où l'on était tellement honteux de la faiblesse de notre marine, comparativement à celles de la Hollande et de l'Angleterre, qu'on songeait dès lors à la relever par tous les moyens. Cependant, il y avait de part et d'autre des motifs puissants pour s'entendre. A cette époque, et dans la situation politique des deux pays, un traité d'alliance offensive et défensive leur était également avantageux, mais il l'était principalement pour la Hollande, dont le grand-pensionnaire, Jean de Witt, avait d'autant plus à redouter l'animosité de l'Angleterre qu'il existait déjà, au sein même des États, un parti puissant prêt à profiter de ses moindres embarras pour le compromettre et le renverser du pouvoir.

Les négociations s'ouvrirent sur ces dispositions réciproques. Dès le début de la correspondance à laquelle elles donnèrent lieu entre Jean de Witt et Van Beuningen, celui-ci constate les retards qu'éprouvait sa présentation au cardinal Mazarin, encore vivant à cette époque, et les mauvais souvenirs laissés à la cour de France par la conduite de la Hollande au congrès de Munster. Malgré les réclamations des provinces de Guyenne et de Bretagne, dont le droit de 50 sous diminuait sensiblement les bénéfices en éloignant les Hollandais de leurs ports, Van Beuningen mandait que l'édit s'exécutait partout, et que le surintendant lui avait paru très-décidé à le maintenir[187]. Il faisait connaître en même temps qu'à Dieppe, à la suite d'une émotion populaire, on avait pillé la maison d'un receveur du droit de tonneau. Le soulèvement était arrivé à l'occasion de deux bâtiments hollandais chargés de grains qui, après avoir essayé de décharger sans payer le droit, avaient passé outre dès qu'on le leur eut refusé; mais le roi avait donné ordre d'instruire contre les coupables, et quelques-uns avaient été punis de mort[188]. Les États de Hollande s'étaient d'abord flattés d'obtenir l'abolition entière du droit; mais, quand leur ambassadeur connut mieux les dispositions de la cour de France, quand il vit ce qui s'était passé à Dieppe, et que les sollicitations des députés de la Bretagne et de la Guyenne n'avaient pu obtenir même une simple diminution, il comprit toutes les difficultés de sa mission, et informa son gouvernement que les obstacles et les retards qu'éprouverait la conclusion du traité viendraient principalement des prétentions relatives au droit de 50 sous par tonneau. Quoi qu'il en soit, il ne laissa pas de faire valoir avec force et à diverses reprises les motifs par lesquels il prétendait justifier les réclamations des États. Ces motifs étaient de plusieurs natures. Le ministre plénipotentiaire de Hollande faisait d'abord observer que l'édit sur les droits de navigation constituait une innovation tellement ruineuse pour les habitants des Provinces-Unies que, si l'on y persévérait, son gouvernement ne pourrait s'empêcher d'adopter des mesures rétorsionnelles au préjudice des Français; que déjà l'Angleterre avait pris ce parti[189], et que certainement les États de Hollande ne manqueraient pas de la suivre dans cette voie, si toutefois ils ne jugeaient pas plus à propos d'augmenter considérablement les droits sur les vins, les fruits, le sel, et généralement sur tous les objets importés de France; qu'au surplus l'impôt de 50 sous par tonneau allait directement contre le but qu'on s'était proposé, puisqu'il avait donné lieu aux remontrances de toutes les villes de France, qui se plaignaient évidemment dans leur propre intérêt et non pour être agréables à la Hollande; et enfin, qu'à supposer qu'il en résultât quelque avantage pour la France, le mauvais effet qu'il produisait dans les esprits des deux peuples devait être pris en sérieuse considération au moment où il était question de signer un nouveau traité d'étroite alliance. Van-Beuningen ajoutait que la France avait grand tort d'envier aux sujets des Provinces-Unies le commerce de transport dont ils étaient en possession; qu'à la vérité ce commerce était considérable, mais que les bénéfices n'en pouvaient être comparés à ceux que les Français faisaient sur leurs fruits et leurs denrées, le fret étant descendu à si bas prix que les armateurs ne tiraient pas de leurs navires l'intérêt de l'argent qu'ils y avaient dépensé. Mais un point sur lequel il insistait principalement, c'était la menace de représailles, et il allait jusqu'à dire en finissant que les États, dans le légitime désir qu'ils avaient de voir les relations commerciales des deux peuples rétablies sur leurs anciennes bases, ne se contenteraient pas de prohiber les manufactures et les fruits de France, mais qu'ils engageraient les princes allemands à leur expédier des vins du Rhin qu'on pourrait avoir, en diminuant quelque peu les droits d'entrée, au même prix que ceux de France, ce qui ferait pour notre nation une perte réelle de 8 millions tous les ans[190].

Telles étaient les raisons que les États de Hollande faisaient valoir avec instance, par l'intermédiaire de leur représentant, pour obtenir la suppression du droit de 50 sous par tonneau, sans que ni les conférences que celui-ci avait avec les commissaires du gouvernement français, ni les notes et les mémoires qu'il leur fournissait, lui eussent donné le moindre espoir de réussir, lorsque la disgrâce du surintendant éclata. Peu de jours après, Van Beuningen écrivait que «cette disgrâce lui donnait quelque espoir par rapport au droit de tonneau[191].» Mais son illusion ne fut pas de longue durée. A quelque temps de là, il vit bien, au contraire, que les chances étaient devenues moins favorables que jamais. Colbert avait succédé à Fouquet dans la direction des négociations, et, parmi les moyens qui lui semblèrent le plus propres à donner à la France une marine proportionnée à son importance territoriale et politique, l'impôt de 50 sous par tonneau sur tous les navires étrangers qui fréquenteraient nos ports lui parut un des plus efficaces. On vient de voir les arguments un peu spécieux de la Hollande. A cela, Colbert objectait, avec beaucoup de sens, qu'il ne fallait pas faire trop d'attention à tous ces beaux raisonnements, par le motif que l'intention du roi étant d'engager ses sujets à se livrer à la navigation, l'impôt établi sur les bâtiments étrangers y contribuerait fortement; que déjà plusieurs bâtiments français avaient été construits; qu'au surplus, il convenait au moins d'attendre quelque temps pour savoir si le droit de tonneau causerait au commerce et à la navigation des Hollandais tout le préjudice dont se plaignaient d'avance les commissaires des États; que, dans tout état de cause, on devait laisser au roi la facilité de faire l'essai d'un projet ne tendant à rien moins qu'à rétablir la navigation ruinée de son royaume; et qu'enfin, comme dans les règlements concernant le commerce des États, LL. HH. PP.[192] ne consultaient que l'intérêt de leurs peuples, sans se soucier de celui des autres, il était naturel que le roi de France eût une égale liberté[193]. Il semble, d'après cette réponse de Colbert, que les prétentions des commissaires hollandais auraient dû être complétement repoussées. Mais il n'en fut pas tout à fait ainsi. Comme il arrive souvent dans les négociations de ce genre, l'intérêt politique du moment l'emporta. Dans le Traité d'amitié, de confédération, de commerce et de navigation, qui fut signé le 27 avril 1662, à Paris, entre la France et les Provinces-Unies des Pays-Bas, celles-ci furent autorisées, par article séparé, à ne payer le droit de 50 sous qu'une fois par chaque voyage, en sortant des ports du royaume, et non en y entrant. En outre, le droit fut réduit de moitié pour les navires qui sortiraient chargés de sel; et il fut convenu que, si les États trouvaient à propos de mettre une semblable imposition sur les navires étrangers, elle ne pourrait excéder, à l'égard des Français, celle que les sujets de la Hollande paieraient dans nos ports[194].

En réalité, le traité de 1662 consacrait, pour les Hollandais, une réduction de moitié dans tous les cas, parce qu'ils ne voyageaient jamais sur l'est, et des trois quarts du droit pour les navires qui chargeraient du sel français, beaucoup plus estimé que celui de Portugal, le seul pays qui en fournît alors des quantités un peu considérables. Cependant, tout en s'applaudissant du traité, les Hollandais n'étaient qu'à moitié satisfaits, et ce qu'il laissait subsister du droit de tonnage leur était un grand sujet de déplaisir. L'article séparé portait, il est vrai, qu'un jour peut-être le roi pourrait, sur les remontrances des États, abolir entièrement le droit. Mais c'était là un engagement sans importance, admis dans l'article par la France uniquement pour sauver l'amour-propre du ministre plénipotentiaire de la Hollande. Doué comme il l'était d'une clairvoyance et d'une expérience consommées, celui-ci ne le prit que pour ce qu'il valait. On peut s'en convaincre par ce passage de la lettre qu'il écrivit au grand-pensionnaire, le jour même de la signature du traité.

«Il faudra bien du temps et bien de la prudence pour désabuser et convaincre M. Colbert, qui est un vrai financier, et tout rempli du projet d'accroître la navigation des sujets de ce royaume, s'il est possible, outre qu'il est le seul à qui on s'en rapporte sur cet article[195]

Une fois le traité signé, Van Beuningen retourna en Hollande, laissant à Paris l'ambassadeur Borcel. Celui-ci avait alors pour mission expresse de hâter le plus possible l'échange des ratifications du nouveau traité, et de poursuivre l'abolition intégrale du droit sur les navires étrangers. En même temps, il devait mettre tout en œuvre pour faire lever l'interdiction qui fermait, depuis quelques années, la France aux huiles de baleine étrangères, par suite du privilège exclusif concédé à une Compagnie du Nord, œuvre de Fouquet, la seule qui lui eût survécu avec le droit de 50 sous par tonneau. L'ambassadeur Borcel n'épargna ni soins ni démarches pour atteindre ce triple but; mais, à peine le traité signé, les dispositions du gouvernement français vis-à-vis de l'Angleterre parurent changer, et dix-huit mois se passèrent sans que la Hollande pût obtenir l'échange des ratifications. Quant au droit de 50 sous par tonneau, Colbert resta inébranlable. Bien plus, au lieu de revenir sur ce qui était, il songeait de plus en plus à en tirer parti, dans l'intérêt du commerce, et l'ambassadeur de Hollande se plaignait amèrement de ce que les sujets des États étaient par tout exposés à toute sorte de difficultés et de vexations, dans la vue de les rebuter et de les obliger ainsi, indirectement, à ne plus fréquenter les ports de France[196]. Une autre fois, il écrivait:

«On remue ciel et terre ici pour ôter aux étrangers la navigation et le commerce, et faire passer l'une et l'autre aux sujets du roi. Ainsi chacun doit veiller à ses propres intérêts. Il n'y a pas de sujet de chagrin et de peine qu'on ne fasse aux sujets de LL. HH. PP. sous prétexte de ce droit de tonneau; cependant, tant que le traité ne sera pas ratifié, toutes mes plaintes seront inutiles[197].

Une de ces difficultés provenait du jaugeage des navires. Souvent, des contestations avaient lieu à ce sujet, et les Hollandais se plaignaient avec raison d'être obligés d'aller plaider à cinquante ou soixante lieues de leur navire. De là des observations sans cesse renaissantes de la part de l'ambassadeur; mais, ajoute-t-il, «pour toute conclusion, on me renvoye toujours auprès de M. Colbert, auprès duquel il est assez difficile de réussir dans toutes les affaires qui intéressent les finances[198].» Pourtant, la France n'était pas guidée dans cette affaire par un intérêt fiscal, car le droit de 50 sous ne rapportait guère que 600,000 livres; mais, suivant l'ambassadeur, il avait porté un coup mortel au commerce et à la navigation de la Hollande[199].

«Ce malheureux droit de tonneau, écrit-il encore le 18 mai 1663, est de l'invention d'un homme dont on condamne presque toutes les actions; mais il paraît que celle-ci est profitable: c'est pourquoi on la maintient.»

Quant à la Compagnie du Nord, l'ambassadeur de Hollande eut la satisfaction de la voir se dissoudre d'elle-même et tout naturellement. «Elle va à reculons,» dit-il avec un plaisir visible dans une de ses lettres. Il est vrai que la Compagnie faisait tout ce qu'il fallait pour cela, car, malgré le privilége dont elle jouissait, ou plutôt à cause de ce privilége même, l'huile et les fanons de baleine se vendaient beaucoup plus cher en France qu'avant sa création. Bientôt, la moitié de son capital fut englouti, et elle sollicita pour toute faveur de renoncer au privilége qu'on lui avait concédé, à condition qu'on mettrait une imposition à son profit sur les huiles et fanons de baleine jusqu'à l'entier recouvrement des pertes qu'elle avait faites. C'était un exemple frappant et curieux à étudier des abus que traînent presque toujours à leur suite les priviléges et les protections. Malheureusement, il passa inaperçu, et la même faute amena bien souvent encore, sous l'administration de Colbert, d'aussi fâcheux résultats.

Telle fut la première négociation importante à laquelle Colbert eut à prendre part. Un acte qui a une grande analogie avec l'édit de Fouquet concernant les navires étrangers, le fameux Acte de Navigation du Long-Parlement, a été diversement apprécié par deux hommes fort compétents, et professant tous deux les principes économiques les plus libéraux, Adam Smith et Buchanan. Adam Smith a dit à ce sujet que, les moyens de défense de la Grande-Bretagne dépendant surtout du nombre de ses vaisseaux et de ses matelots, c'est avec raison que l'Acte de Navigation avait cherché à donner aux vaisseaux et aux matelots anglais le monopole de la navigation de leur pays par des prohibitions absolues en certains cas, et par de fortes charges dans d'autres, sur la navigation étrangère. Il est vrai, dit-il, qu'en diminuant le nombre des vendeurs, auxquels il fermait expressément tous les ports de la Grande-Bretagne, l'Acte de Navigation diminuait nécessairement celui des acheteurs, ce qui exposait les Anglais, non-seulement à acheter plus cher les marchandises étrangères, mais encore à vendre celles du pays meilleur marché que s'il y avait une parfaite liberté de commerce. Néanmoins, la sûreté de l'État étant d'une plus grande importance que sa richesse, l'Acte de Navigation paraît au célèbre économiste, le plus sage peut-être de tous les règlements de commerce de l'Angleterre[200]. D'un autre côté, un des plus célèbres commentateurs de Smith, Buchanan, a fait observer à ce sujet, qu'il y avait de grands motifs de mettre en doute la sagesse d'une mesure qui portait une aussi grave atteinte à la liberté naturelle du commerce; que d'autres États pourraient avoir recours aux mêmes moyens, et, se trouvant exclus de la navigation de la Grande-Bretagne, l'exclure à leur tour de leur navigation; qu'avec un système de liberté universelle, toutes les nations prendraient part à la navigation de la Grande-Bretagne, qui participerait à son tour à la navigation générale du monde. Il y avait donc lieu de se demander si les chances d'acquérir une grande puissance navale ne seraient pas aussi favorables avec le principe de la liberté de la navigation qu'avec un système de restriction[201].

Tout en admettant avec Buchanan que l'Acte de Navigation portait en effet atteinte à la liberté naturelle du commerce, il est permis d'examiner si l'économiste écossais n'a pas jugé cette question plus nettement et d'un point de vue plus pratique que son commentateur. Ce qui est certain, c'est qu'à l'époque où l'Acte de Navigation fut adopté par le Long-Parlement, la Hollande faisait presque tout le commerce de l'Angleterre, et que, par le fait seul de la publication de l'Acte, ce commerce passa forcément aux mains des Anglais. On objecte que toutes les nations pourraient prendre de pareilles mesures; mais la preuve que cela ne se peut pas, c'est que cela n'a pas été fait. Il y avait là d'ailleurs une raison dominante: c'est que ni l'Angleterre, ni la France ne pouvaient consentir à rester sans marine à côté de la Hollande qui comptait alors près de vingt mille navires. Les raisons alléguées par Adam Smith en faveur de l'Acte de Navigation s'appliquent donc aussi à l'édit dont Colbert combattit la révocation, et s'y appliquent avec d'autant plus de force que la marine française était alors, comparativement à celle de l'Angleterre, dans le plus triste état[202]. Au surplus, l'édit concernant les navires étrangers était loin de procéder d'une manière aussi exclusive que l'Acte de Navigation. Celui-ci défendait à tous les bâtiments dont les propriétaires et les trois quarts de l'équipage ne seraient pas sujets de la Grande-Bretagne, de commercer dans les établissements et colonies de cette nation, ou de faire le cabotage sur ses côtes, sous peine de confiscation du bâtiment et de la cargaison. D'autres articles défendaient l'importation d'un très-grand nombre de marchandises encombrantes autrement que par des navires appartenant à des sujets de la Grande-Bretagne, et l'un de ces articles spécialement dirigé contre la Hollande, qui était alors l'entrepôt général de l'Europe, portait qu'un certain nombre d'objets encombrants ne pourraient être importés, même par les bâtiments de la Grande-Bretagne, de tout autre pays que de celui qui les produisait, et cela sous peine de confiscation. Enfin, le poisson salé de toute espèce, les fanons, l'huile et la graisse de baleine, quand la pêche et la préparation n'en avaient pas été faites à bord des bâtiments de la Grande-Bretagne, ne pouvaient être importés sans payer un double droit de douane. En France, au contraire, rien d'aussi absolu, d'aussi exclusif: notre marine était dans l'enfance, nos ports n'étaient fermés à personne, et les Hollandais, après les diminutions de tarif que la France leur avait accordées par le traité du 27 avril 1662, pouvaient fort bien, grâce à l'économie de leur navigation, continuer à fréquenter nos ports. Mais on ne se résigne pas à partager ce que l'on a possédé exclusivement pendant longtemps. Faute de comprendre les justes exigences du gouvernement français et les nécessités de sa position, les Hollandais traversèrent ses projets de tout leur pouvoir. De là, aigreur dans les relations diplomatiques, représailles de tarif, guerres fatales pour la France et la Hollande, qu'elles finirent par épuiser. Après avoir vécu dans une paix parfaite avec la Hollande depuis 1579 jusqu'à 1659, époque de l'établissement du droit de 50 sous par tonneau, la France, dit-on, a été ensuite en guerre avec elle pendant cinquante ans[203]. La guerre de 1672, je le prouverai plus loin par des textes officiels, eut une cause plus immédiate; mais, le droit de tonnage y eût-il aussi contribué, la France pouvait-elle rester toujours stationnaire et sans marine, entourée, comme elle l'était, de voisins dont la marine tendait à devenir plus puissante d'année en année? Dans la position géographique qu'elle occupe, sous le charme des idées de conquête et d'agrandissement qui fermentaient alors dans toutes les têtes, commandée par un roi jeûne, ambitieux de renommée, et entouré de ministres qui ne cherchaient que des occasions d'acquérir de la gloire à lui fournir, enfin, avec ce mirage continuel des colonies, où d'immenses richesses semblaient alors réservées à quiconque voulait seulement aller les prendre, une pareille infériorité était intolérable pour la France, et l'on conçoit fort bien que Colbert remuât ciel et terre pour en sortir au plus tôt et à tout prix. Ce fut le malheur de Jean de Witt et de la Hollande de n'avoir pas fait la part de cet entraînement et de ces besoins. Erreur funeste qui fit répandre bien du sang et des larmes! Mais alors, à l'issue des négociations du traité de 1662, où plutôt à l'échange des ratifications de ce traité, vers la fin de l'année 1663, on était loin de prévoir tant de désastres. De plus en plus indisposés contre l'Angleterre, dont l'Acte de navigation avait porté un coup fatal à leur commerce, les Hollandais entrevoyaient bien dans un avenir peu éloigné la possibilité d'une guerre avec cette puissance; toutefois, ils l'attendaient sans crainte, comptant sincèrement sur le concours de la France. Quant à Louis XIV, après avoir signé le traité d'alliance offensive et défensive avec la Hollande, il se retournait secrètement vers l'Angleterre, et le but principal de sa politique semble avoir été, dans cette période de son règne, de mettre les marines des deux nations aux prises; et de les faire battre l'une par l'autre au profit de la marine française, au rétablissement de laquelle il apportait déjà tous ses soins[204].

En attendant, Colbert travaillait, avec cette ardeur infatigable qui a été l'un des traits les plus distinctifs de son caractère, à réformer toutes les parties vicieuses de l'administration. Labor improbus omnia vincit, a dit le poëte; cela a surtout été vrai pour ce ministre. En effet, une volonté ferme, énergique, de faire le bien, une tendance très-prononcée vers l'unité et l'égalité, autant que l'unité et l'égalité étaient possibles au dix-septième siècle, une exactitude irréprochable dans ses engagements, enfin seize heures par jour d'un travail assidu pendant tout le temps qu'il a été ministre, voilà peut-être ses principaux titres aux honneurs et au pouvoir pendant sa vie, à la gloire qui entoure son nom depuis qu'il est mort. Sévère comme il l'était pour lui-même, on conçoit qu'il fût exigeant envers ses commis. Été et hiver, son neveu Desmarets travaillait avec lui dès sept heures du matin. Un jour, il n'arriva qu'à sept heures un quart, et Colbert, sans lui parler, le mena vers la pendule. «Mon oncle, lui dit Desmarets, il y a eu hier au château un bal qui a duré fort tard, et les Suisses m'ont fait attendre un quart d'heure.—Il fallait vous présenter un quart d'heure plus tôt,» répondit Colbert, et tout fut dit; mais il est probable que la leçon ne fut pas perdue[205]. On vient de voir les mesures qu'il adopta pour la restauration des finances et pour doter la France d'une marine en rapport avec son rang et sa population. Mais, avec lui, chaque journée apportait sa tâche, et nous allons assister à d'autres réformes tout aussi importantes, parmi lesquelles figureront en première ligne, celles du tarif des douanes, tant intérieures qu'extérieures, des codes, des règlements sur les eaux et forêts. En même temps, l'ouverture du canal de Languedoc, la création des Compagnies des Indes orientales et occidentales, d'une nouvelle Compagnie du Nord, la réorganisation des consulats, les encouragements donnés aux manufactures, au commerce, à la marine, aux lettres, aux beaux-arts, les constructions de Versailles, réclameront ses soins; et si des objections peuvent être faites au système qu'il crut devoir adopter relativement aux compagnies privilégiées, à l'amélioration des manufactures et au commerce des grains, jamais, depuis cette époque, il est permis de le dire, ni la marine, ni les lettres, ni les beaux-arts n'ont brillé en France d'un plus vif éclat.


CHAPITRE V.

Portrait et caractère de Colbert d'après Guy-Patin, Mme de Sévigné, M. de Lamoignon, etc., etc.—Il devient le confident intime de Louis XIV (1663).—Lettre de ce roi à Colbert au sujet de M. de Montespan.—Colbert poursuit ses réformes.—Réduction des dettes communales.—Abus commis par les maires et échevins.—Troubles en Bourgogne au sujet de la réduction des dettes (1664).—Usurpation et vente des titres de noblesse.—Mesures prises par Colbert pour réprimer ces abus.—Modification du tarif des douanes (1664).—Colbert aurait voulu soumettre la France entière à un tarif uniforme.—Résistances qu'il éprouve.—La douane de Valence.—Promulgation du tarif de 1664.—Organisation douanière du royaume par suite de l'adoption de ce tarif.

Tous les portraits de Colbert le représentent avec des sourcils épais, un regard austère, des plis de front redoutables. Son accueil froid et silencieux était l'effroi des solliciteurs les plus intrépides[206]. C'était un homme de marbre, vir marmoreus, selon Guy-Patin. Un autre contemporain a dit de lui: «Il est homme sans fastidie, sans luxe, d'une médiocre dépense, qui sacrifie volontiers tous ses plaisirs et divertissements aux intérests de l'Estat et aux soins des affaires. Il est actif, vigilant, ferme et inviolable du côté de son devoir, qui témoigne n'avoir pas grande avidité pour les richesses, mais une forte passion d'amasser et de conserver les biens du roi[207].» Un jour, cette Mme Cornuel, qui s'était fait une réputation par son esprit au milieu de la société la plus spirituelle, entretenait Colbert de ses affaires sans pouvoir obtenir une réponse. «Monseigneur, s'écria-t-elle enfin, piquée au vif de ce silence, faites-moi au moins signe que vous m'entendez[208]. Mme de Sévigné appelait Colbert le Nord, et tremblait à la seule idée de lui demander une audience[209]. Pourtant, elle s'y résignait quelquefois, et un jour que, bravant son abord glacial, elle vint lui recommander son fils avec cette chaleur un peu verbeuse sans doute qu'elle apportait dans ses affections de famille, elle sortit à moitié satisfaite de n'avoir obtenu de lui que ces mots: Madame, j'en aurai soin[210]. Une autre fois, Mme de Sévigné invitait spirituellement Mme de Coulange, qui sollicitait une intendance pour son mari, à prier le roi, si elle voulait réussir, de la faire parler à M. Colbert. Dans l'appréciation qu'il a laissée du caractère de ce ministre, un de ses plus illustres contemporains, le premier président de Lamoignon, a dit que c'était un des esprits du monde les plus difficiles pour ceux qui n'étaient ni d'humeur ni d'état à lui être entièrement soumis.

«Cela vient, dit M. de Lamoignon, plutôt de son humeur que d'aucune mauvaise volonté; mais cette humeur est capable de produire de bien mauvais effets; car il la suit entièrement et il se fortifie dans ses défauts par ses bonnes qualités, et, comme il est plein de la connoissance des services qu'il rend, lesquels sont en effet très-grands, et tels que je crois qu'il n'y a personne qui pût travailler avec plus d'application, avec plus de fidélité et de capacité, et même avec plus de succès, pour dégager les finances du roi, pour en ôter les abus et y établir un ordre excellent, cette connoissance lui fait croire que tout ce qui ne suit pas ses sentiments est mauvais, qu'on ne peut le contredire sans ignorance ou sans malignité, et il est si persuadé que toute la bonne intention est chez lui qu'il ne peut pas croire qu'il s'en puisse trouver chez les autres, à moins qu'ils ne se rangent entièrement de son avis. C'est ce qui le porte à vouloir trop fortement ce qu'il veut, et à employer toute sorte de moyens pour parvenir à la fin qu'il s'est proposée, sans considérer que bien souvent les moyens sont tels qu'ils peuvent rendre mauvaise la meilleure fin du monde. Son humeur et son habileté le portent aussi à conduire toutes choses despotiquement, et, comme il n'a pas été dans les compagnies réglées, où on apprend à déférer aux sentiments des autres et à régler sa conduite et son propre jugement sur le secours de ceux avec lesquels on travaille, il veut tout décider et tout emporter par sa seule autorité, sans se concerter avec ceux qui ont titre et caractère pour juger des objets dont il s'agit; au contraire, ce sont ceux-là dont il est le plus éloigné de prendre conseil, parce que ce seroit comme un partage d'autorité qu'il ne peut souffrir; et cette même disposition le jette dans une autre extrémité qui paroît d'abord bien opposée, mais qui procède du même principe et que j'ai retrouvée dans plusieurs personnes du morne caractère: c'est d'être très-susceptible des différentes impressions que ses valets et ceux qui sont entièrement soumis à ses ordres lui veulent donner. La défiance et les soupçons suivent presque toujours ces dispositions-là; aussi, je n'ai vu personne qui en soit plus susceptible[211]

Cependant, cet homme si difficile et si rude, à l'abord glacial, aux manières austères et dures, avait été obligé, pour se raffermir au pouvoir, où il s'étonnait sans doute encore lui-même d'être arrivé, de se prêter aux plus intimes confidences du roi, de servir, de favoriser ses amours. Au mois d'août 1663, Louis XIV était l'amant heureux, mais discret, de Mlle de La Vallière. Dans un voyage qu'il fit alors en Lorraine, il écrivit à Colbert le billet suivant:

«...Rendés les lettres que je vous envoie et particulièrement celle où il n'i a rien dessus, qui s'adresse à la personne que je vous ai recommandée en partant; vous m'entendes bien[212]

Plus tard, chaque fois que Mlle de La Vallière voulait cacher les résultats de cette faiblesse qui faisait tout à la fois son bonheur et sa honte, il fallait que le ministre de Louis XIV intervînt. Puis, quand les jours du remords et du désespoir arrivèrent, et que, désolée, inconsolable de la faveur chaque jour plus évidente de sa rivale, Mlle de La Vallière se retira pour la première fois dans un couvent de Chaillot, ce fut Colbert, Mme de Sévigné nous l'apprend, que le roi chargea de la ramener à Versailles[213]. Enfin, voici une autre lettre de Louis XIV à Colbert, qui fait voir quel rôle indigne d'eux les mauvaises passions du roi imposaient parfois à ses ministres.

«Saint-Germain-en-Laye, le 15 juin 1678.

«Monsieur Colbert, il me revient que Montespan se permet des propos indiscrets. C'est un fou que vous me ferez le plaisir de suivre de près, et, pour qu'il n'ait plus de prétexte de rester à Paris, voyez Novion, afin qu'il se hâte au Parlement.

«Je sais que Montespan a menacé de voir sa femme, et, comme il en est capable et que les suites seroient à craindre, je me repose encore sur vous pour qu'il ne parle pas. N'oubliez pas les détails de cette affaire, et surtout qu'il sorte de Paris au plus tôt.

«Louis[214]

Et Colbert fit sans doute ce que Louis XIV demandait. Ne blâmons pas trop néanmoins cette condescendance d'un des ministres les plus austères qui aient occupé le pouvoir, pour les faiblesses du roi; ne la jugeons pas surtout avec les idées du XIXe siècle. Pour que Louis XIV se soit montré dans un carrosse où se trouvaient avec lui Marie-Thérèse, Mlle de La Vallière et Mme de Montespan, pendant que le peuple disait tout bas en les voyant passer; Voilà les trois reines[215]; pour qu'il ait fait légitimer tous ses enfants naturels par le Parlement, il faut qu'il ait eu, jusqu'à un certain point pour complices les idées et les mœurs de son temps. On ne passe pas, d'ailleurs, sans périls d'une situation précaire, comme l'avait été celle de la royauté sous la Fronde, à une souveraineté sans limite et sans contrôle. Qu'on se rappelle en outre que Henri IV avait légitimé treize de ses bâtards; qu'on songe enfin à l'espèce de culte que les personnages les plus considérables, non-seulement de la France, mais de l'Europe, par leur position et par leur intelligence, professèrent pour Louis XIV pendant les trente premières années de son règne, à l'ivresse de Mme de Sévigné lorsqu'elle en avait obtenu un compliment, au malheur de Racine pour lui avoir déplu, et l'on sera sans doute indulgent pour celui qui, vivant dans sa sphère et sous son influence immédiate, a servi dans quelques circonstances, il est vrai fâcheuses, d'instrument docile à ses caprices et à ses passions.

Mais ces services d'intérieur occupaient heureusement fort peu de place dans la vie de Colbert, et jamais peut-être ministre n'a été moins absorbé que lui par les petites intrigues, par le soin de faire sa cour et de déjouer les influences rivales. On a vu la série de mesures réparatrices qu'il avait fait adopter dans les trois premières années de son administration. Sûr de l'appui du roi, Colbert poursuivait le cours de ses réformes avec une ardeur que le succès ne faisait qu'augmenter. Déjà les tailles avaient été réduites de 50 à 36 millions. Concédées en adjudication publique, les fermes rapportaient moitié plus; la révision des rentes avait procuré une économie de 8 millions; enfin, l'ordre introduit depuis peu dans les comptes des receveurs commençait à porter ses fruits. Mais ce n'était pas tout, et si d'excellents résultats avaient été obtenus, il restait beaucoup à faire encore, principalement dans les provinces, où, par suite des dettes énormes qu'avaient contractées les communes et des exemptions à la taille usurpées sous prétexte de noblesse, le menu peuple des villes et des campagnes se trouvait écrasé d'impôts. Ces deux objets attirèrent l'attention de Colbert dès 1663, et il résolut d'y porter remède immédiatement.

En ce qui concernait les dettes des communes et l'intervention du pouvoir royal dans la gestion des finances municipales, la chose n'était rien moins que facile et demandait en même temps beaucoup de vigueur et d'adresse. Ces dettes, on en aura la preuve tout à l'heure, s'élevaient à des chiffres vraiment excessifs, sans rapport avec l'importance des villes. Cependant, la plupart des emprunts ne remontaient qu'à l'année 1647. A cette époque, le cardinal Mazarin, toujours aux expédients, avait fait rendre un édit portant que tous les droits d'octroi et autres, qui se levaient au profit des villes et communautés, seraient portés à l'épargne, et autorisant les maires et échevins à lever, par doublement, les mêmes droits et octrois[216]. Au lieu de doubler l'octroi, les communes préférèrent emprunter, espérant sans doute que l'édit serait bientôt rapporté, et, comme rien n'est plus glissant que la voie des emprunts, quinze ans après, le mal était tellement considérable que des moyens énergiques pouvaient seuls y mettre ordre. Ainsi, dans la province de Bourgogne, la ville de Beaune, dont les revenus patrimoniaux et les octrois n'atteignaient pas 17,000 livres, devait 560,000 livres; dans la même province, Arnay-le-Duc, petite ville de quelques mille âmes, ne devait pas moins de 317,000 livres[217]. Le mal eût été moindre encore si ces sommes eussent été employées en dépenses utiles, mais il s'en fallait de beaucoup, et les comptes annuels d'Arnay-le-Duc établissaient, par exemple, qu'à cette époque la meilleure partie des deniers de la ville s'employait en frais de voyage alloués aux magistrats qui se rendaient à Dijon sous prétexte de réclamer des exemptions de logements militaires, ou pour suivre des procès qu'ils traînaient exprès en longueur. Et ce n'était pas là un abus local, car, quelques années après, Louis XIV rendit, pour le réformer, un édit très-significatif qui mérite d'être rapporté.

«Le roy ayant esté informé que les dettes des villes et communautés procèdent en partie des frais de voyage et desputation des maires, eschevins, consuls et autres qui ont l'administration des affaires publiques, lesquels ayant des procès en leurs mains ou autres affaires particulières en la ville de Paris, ou à la suitte de la cour ou ailleurs, font naistre ou supposent des affaires auxdites villes et communautés, et soubs ce prétexte, se font nommer députez pour les solliciter et poursuivre, et ensuite payer des frais de leurs voyages et des longs séjours qu'ils font pour leurs propres affaires; à quoy estant nécessaire de pourvoir, Sa Majesté, en son conseil, a ordonné et ordonne qu'il ne sera faict à l'advenir aucune députation par les villes et les communautés que préalablement les maires, eschevins ou consuls, n'en aient faict connoistre les raisons et le besoin aux commissaires despartis par Sa Majesté dans les provinces, et pris sur ce leur advis; et, en cas qu'ils estiment lesdites despulations nécessaires, lesdites villes et communautés pourrons desputer ceux qu'elles jugeront propres à cet effet, autres, toutefois, que les maires, eschevins ou consuls en charge, auxquels Sa Majesté deffend très-expressément d'accepter lesdites députations, si ce n'est en déclarant sur le registre du greffe qu'ils ne prétendent aucune chose pour leur voyage et séjour; sinon seront condamnés à restituer le quadruple[218]

On peut voir par là quelle espèce de garantie trouvaient les communes dans leurs anciennes franchises municipales. Il fallait que les gaspillages eussent été bien fréquents, bien avérés, pour que la couronne mît ainsi en suspicion tout un ordre de magistrats. Mais les dettes n'en existaient pas moins, et pour les villes comme pour l'État, dans l'impossibilité de les payer sans embarrasser l'avenir pour longtemps, il fallait les liquider et les réduire. Colbert fit d'abord annuler par la Chambre de justice les baux par lesquels les octrois des villes avaient été affermés à vil prix sous l'administration précédente. Ensuite il fit rendre un édit qui accordait au roi la moitié seulement du revenu des villes, sans y comprendre leurs deniers patrimoniaux, au lieu du revenu total que lui attribuait la déclaration de 1647[219]. Intéressées de nouveau à la perception de leurs revenus, les villes y apportèrent la plus grande surveillance, et, en peu d'années, la part seule du roi s'éleva au même chiffre qu'avant l'édit qui semblait devoir la diminuer de moitié. Comme toute réforme, cette mesure, on le pense bien, souleva de vives réclamations.