«Je promets et donne ma foi à monseigneur le procureur général surintendant des finances et ministre d'État de n'estre jamais à autre personne qu'à lui, auquel je me donne et m'attache du dernier attachement que je puis avoir, et je lui promets de le servir généralement contre toute personne sans exception, et de n'obéir à personne qu'à lui, ni mesme d'avoir aucun commerce avec ceux qu'il me défendra, et de lui remettre la place de Concarneau qu'il m'a confiée toutes les fois qu'il l'ordonnera; je lui promets de sacrifier ma vie contre tous ceux qu'il lui plaira, de quelque qualité et condition qu'ils puissent estre, sans en excepter dans le monde un seul, et pour assurance de quoi je donne le présent billet escrit et signé de ma main, de ma propre volonté, sans qu'il l'ait mesme désiré, ayant la bonté de se fier à ma parole qui lui est assurée, comme le doit un bon serviteur à son maistre. Fait à Paris, le 2 juin 1658.

Signé DESLANDES.»

L'engagement du président Maridor était conçu dans les termes suivants:

«Je promets à monseigneur le procureur général, quoiqu'il puisse arriver, de demeurer en tout temps parfaitement attaché à ses intérests, et sans aucune réserve ny distinction de personnes et de quelque qualité et condition qu'elles puissent estre, estant dans la résolution d'exécuter aveuglément ses ordres dans toutes les affaires qui se présenteront et le concerneront personnellement, Faict ce vingtiesme octobre 1658[39].

Signé MARIDOR.»

De bonne foi, que pouvaient signifier de pareils écrits? Comprend-on qu'un homme occupant une position aussi élevée que Fouquet, qui aurait dû savoir au juste le prix de la fidélité, comment on l'acquiert et comment on la conserve, ait pu garder un seul instant des pièces semblables, bonnes uniquement à le perdre? Car, supposez que le capitaine Deslandes et le président Maridor se fussent tournés contre lui, quel usage aurait-il pu faire de leurs billets? Devant quel tribunal aurait-il attaqué leur manquement? Aurait-il seulement osé en parler? Une pareille imprévoyance est sans exemple. A ce sujet, Fouquet prétendit que le capitaine Deslandes lui avait été donné par son frère l'abbé pour commander à Concarneau; que, depuis, s'étant brouillé avec son frère, Deslandes avait craint de ne lui plus inspirer assez de confiance, et lui avait, de son propre chef, comme il le dit lui-même, envoyé l'engagement dont il s'agit; mais que, malgré cela, ayant eu à s'en plaindre, il l'avait renvoyé depuis trois ans sans gratification, ce qui prouve qu'il n'en avait jamais rien attendu de blâmable. Il en était de même pour l'engagement du président de Maridor, avec lequel il n'avait jamais eu de relations, et qui, dans tous les cas, ne pouvait lui rendre aucun service. Une note sans signature, intercalée dans les lettres de Colbert, explique en outre de la manière suivante l'origine de cet engagement[40]. M. de Maridor venait d'acheter sa charge. Lorsque les lettres de nomination furent présentées au roi pour être scellées, l'affaire éprouva quelques retards. Cependant, le roi allait partir pour un voyage assez long. On dit alors à M. de Maridor que, s'il voulait que ses lettres fussent scellées pendant le voyage, il fallait qu'il donnât au surintendant, comme il avait fait au cardinal Mazarin, un engagement de lui être dévoué en toute occasion. C'est ce qui provoqua l'engagement incriminé. Les lettres furent expédiées de Lyon; et la suite, ajoute la note remise à Colbert, a justifié les intentions de M. de Maridor, qui ne s'est jamais écarté de la fidélité qu'il doit au roi. Quoi qu'il en soit, M. Talon reprochait à Fouquet d'avoir soigneusement conservé ces deux engagements dans une cassette où se trouvaient ses papiers les plus précieux, et, pour preuve de l'importance qu'il y attachait, de les avoir fait figurer sur un inventaire écrit de sa main.

Mais cela n'était rien encore comparé à la pièce principale, au projet de révolte. Ce projet se composait de vingt-six pages d'écriture, de la main même de Fouquet, et surchargées par lui à diverses reprises. Ecrit en 1657, il avait été modifié sensiblement en 1658, après l'acquisition de Belle-Isle et aussi par suite de la mésintelligence qui, à cette époque, régnait entre lui et son frère l'abbé. On n'a connu jusqu'à présent ce projet que par l'analyse qu'en a faite M. Talon dans son réquisitoire; mais cette analyse laisse dans l'ombre beaucoup de particularités curieuses et ne donne le nom d'aucune des personnes sur lesquelles Fouquet comptait pour faire réussir son plan. J'ai vu la représentation exacte du manuscrit original, avec toutes ses ratures et surcharges; c'est une copie unique peut-être aujourd'hui, car il n'en fut gravé que quatorze exemplaires pour le procès, et je l'ai moi-même copiée très-exactement[41]. Je la reproduis ici. Les procédés typographiques ne permettant pas de figurer les mots interlignés ni les ratures, je me bornerai à indiquer en note les différences les plus considérables existant entre la première et la dernière rédaction de Fouquet.

«L'esprit de Son Éminence, susceptible naturellement de toute mauvaise impression contre qui que ce soit[42], et particulièrement contre ceux qui sont en un poste considérable et en quelque estime dans le monde; son naturel deffiant et jaloux, les dissensions et inimitiés qu'il a semées avec un soin et un artifice incroïable dans l'esprit de tous ceux qui ont quelque part dans les affaires de l'Estat, et le peu de reconnaissance qu'il a des services receus quand il ne croit plus avoir besoin de ceux qui les lui ont rendus, donnant lieu à chacun de l'appréhender, à quoi ont donné plus de lieu en mon particulier le plaisir qu'il tesmoigne trop souvent et trop ouvertement prendre à escouter ceux qui lui ont parlé contre moi, auxquels il donne tout accès et toute créance, sans considérer la qualité des gens, l'intérest qui les pousse et le tort qu'il se fait à lui-mesme de décréditer un surintendant qui a toujours une infinité d'ennemis[43], que lui attire inévitablement un employ qui ne consiste qu'à prendre le bien des particuliers pour le service du Roi, outre la haine et l'envie qui suivent ordinairement les finances; d'ailleurs, les commissions qu'il a données à mon frère l'abbé, qui s'est engagé trop légèrement, puisqu'il n'a pas de titre pour cela, contre M. le Prince et les siens, à l'exécution de tous ses ordres, contre ceux qu'il a voulu persécuter, ne pouvant qu'il ne nous ait attiré un nombre d'ennemis considérables qui confondent toute la famille, attendent l'occasion de nous perdre, et travaillent sans discontinuer près de Son Éminence mesme, connoissant son foible, à luy mettre dans l'esprit des deffiances et des soubçons mal fondez; ces choses, dis-je, et les connoissances particulières qu'il a données à un grand nombre de personnes de sa mauvaise volonté, m'en faisant craindre avec raison les effets, puisque le pouvoir absolu qu'il a sur l'esprit du Roy et de la Reyne lui rendent facile tout ce qu'il veut entreprendre, et considérant que la timidité naturelle qui prédomine en luy ne lui permettra jamais d'entreprendre de m'esloigner seulement, ce qu'il auroit exécuté déjà, s'il n'avoit pas été retenu par l'appréhension de quelque vigueur qu'il a reconnu en mes frères et en moi, un bon nombre d'amis que l'on a servis en toutes occasions, quelque intelligence que l'expérience m'a donnée dans les affaires, une charge considérable dans le Parlement, des places fortes occupées par nous ou nos amis, et des alliances assez avantageuses, outre la dignité de mes deux frères dans l'Église; ces considérations, qui paraissent fortes d'un costé à me retenir dans le poste où je suis, d'un autre ne peuvent permettre que j'en sorte sans que l'on tente tout d'un coup de nous accabler et de nous perdre, parce que, par la connoissance que j'ay de ses pensées, et dont je l'ay oüy parler en d'autres occasions, il ne se résoudra jamais de nous pousser, s'il peut croire que nous en reviendrions, et qu'il pourrait estre exposé au ressentiment de gens qu'il estime hardis et courageux.

«Il faut donc craindre tout et le prévoir; afin que, si je me trouvois hors de la liberté de m'en pouvoir expliquer, lors on eust recours à ce papier pour m'y chercher les remèdes qu'on ne pourroit trouver ailleurs, et que ceux de mes amis qui auront été advertis d'y avoir recours sachent qui sont ceux auxquels ils peuvent prendre confiance.

«Premièrement, si j'estois mis en prison et que mon frère l'abbé, qui s'est divisé dans les derniers temps d'avec moi mal-a-propos, n'y fust pas et qu'on le laissast en liberté, il faudroit doubler qu'il eust été gagné contre moi, et il seroit plus à craindre en cela qu'aucun autre[44]. C'est pourquoi le premier ordre seroit d'en avertir un chacun estre sur ses gardes à observer sa conduite. Si j'estois donc prisonnier et que l'on eust la liberté de me parler, je donnerois les ordres de là tels qu'il faudrait les suivre, et ainsi cette instruction demeureroit inutile et ne peut servir qu'en cas que je fusse resserré et ne peusse avoir commerce libre avec mes véritables amis.

«La première chose donc qu'il faudrait tenter seroit que ma mère, ma femme, ceux de mes frères qui seroient en liberté, le marquis de Charrost et mes autres parents proches, fissent, par prières et sollicitations, tout ce qu'ils poudroient, premièrement pour me faire avoir un valet avec moi, et ce valet, s'ils en avoient le choix, seroit Vatel; si on ne pouvoit l'obtenir, on tenteroit pour Long-Champs, sinon pour Courtois ou Lavallée.

«Quelques jours après l'avoir obtenu on feroit instance pour mon cuisinier, et on laisserait entendre que je ne mange pas, que l'on ne doit pas refuser cette satisfaction à moins d'avoir quelque mauvais dessein.»

Fouquet recommande ensuite qu'on tâche de lui envoyer aussi Bruant, son commis, et Pecquet, son médecin.

«On feroit tous les efforts d'avoir commerce par le moyen d'autres prisonniers, s'il y en avoit au mesme lieu, ou en gagnant les gardes, ce qui se fait toujours avec un peu de temps, d'argent et d'application....

«Cependant, il faudrait sous main voir tous ceux que l'alliance, l'amitié et la reconnoissance obligent d'estre dans nos intérests, pour s'en assurer, et les engager de plus en plus à sçavoir d'eux jusques où ils voudroient aller.

«Madame du Plessis-Bellière, à qui je me fie de tout et pour qui je n'ai jamais eu aucun secret ni aucune réserve, seroit celle qu'il faudrait consulter sur toutes choses, et suivre ses ordres, si elle estoit en liberté, mesme la prier de se mettre en lieu seur.

«Elle connoît mes véritables amis, et peut-estre qu'il y en a qui auroient honte ce manquer aux choses qui seraient proposées pour moy de sa part.

«Quand on auroit bien pris ses mesures, qu'il se fust passé environ ce temps de trois mois à obtenir de petits soulagements dans ma prison, le premier pas seroit de faire que M. le comte de Charrost allast à Calais, qu'il mist sa garnison en bon estat, qu'il fist réparer sa place et s'y tinst sans en partir pour quoy que ce fust. Si le marquis de Charrost n'estoit point en quartier de sa charge de capitaine des gardes, il se retireroit aussi à Calais avec M. son père, et y mèneroit ma fille, laquelle il faudroit que madame du Plessis-Bellière fist souvenir en cette occasion de toutes les obligations qu'elle m'a, de l'honneur qu'elle peut acquérir en tenant par ses caresses, par ses prières et par sa conduite, M. son beau-père et son mari dans mes intérests, sans qu'il entrast en aucun tempéramment là-dessus.

«Si M. de Bar, qui est homme de grand mérite, qui a beaucoup d'honneur et de fidélité, qui a eu autrefois la même protection que nous, et qui m'a donné des parolles formelles de son amitié, vouloit aussi se tenir dans la citadelle d'Amiens, et y mettre un peu de monde extraordinaire et de munitions, sans rien faire néantmoins que de confirmer M. le comte de Charrost de s'asseurer encore de ses amis et du crédit qu'il[45] a au Havre, et sur M. de Montdejeu, gouverneur d'Arras.

«Je ne doute point que madame du Plessis-Bellière n'obtînt de M. de Bar tout ce que dessus, au moins pour l'extérieur, et à plus forte raison de M. le marquis de Créqui, que je souhaiterois de faire le mesme personnage et se tenir dans sa place. Je suis assuré que M. de Feuquières feroit de mesme au moindre mot qu'on lui en diroit.

«M. le marquis de Créqui pourroit faire souvenir M. Fabert des parolles formelles qu'il m'a données et à luy par escrit[46] d'estre dans mes intérests, et la marque qu'il faudroit lui en demander, s'il persistoit en cette volonté, seroit que luy et M. de Fabert escrivissent à Son Éminence en ma faveur fort pressamment, pour obtenir ma liberté, qu'il promist d'estre ma caution de rien entreprendre, et, s'il ne pouvoit rien obtenir, qu'il insinuast que tous les gouverneurs cy-dessus nommez donneroient aussi leur parolle pour moi; et en cas que M. Fabert ne voulust pas pousser l'affaire et s'engager si avant, M. le marquis de Créqui pourroit agir et faire des efforts en son nom, et de tous lesdits gouverneurs, par lettres et se tenans dans leurs places.

«Peut-estre M. d'Estrades ne refuseroit pas aussi une première tentative.

«Je n'ay point dit cy-dessus la première chose de toutes par où il faudroit commencer, mais fort secrettement, qui seroit d'envoyer, au moment de nostre détention, les gentilshommes de nos amis, et qui sont asseurez, dans Belle-Isle; M. de Brancas, auquel je me confie entièrement, auroit la conduite de tout avec madame du Plessis.

M. le chevalier Meaupoue pourroit donner des sergents asseurez et y faire filer quelques soldats[47].

«Et, comme il y a grande apparence que le premier effort seroit contre Belle-Isle et Concarnau, que l'on tascheroit de surprendre, et que M. le maréchal de La Meilleraye, quoy qu'il m'ait donné parolle d'estre dans mes intérests envers et contre tous, en présence de M. de Brancas et de madame du Plessis, n'en useroit peut-estre pas trop bien, il faudroit avertir Deslandes de prendre des hommes le plus qu'il pourroit, sans faire néanmoins rien de mal à propos.

«Que Devaux y mist des cavaliers; en un mot, que la place fust munie de tout.

«Il faudroit, pour cet effet, envoyer un homme en diligence à Concarnau trouver Deslandes, dont je connois le cœur, l'expérience et la fidélité, pour lui donner advis de mon emprisonnement, et ordre de ne rien faire d'esclat en sa province, ne point parler et se tenir en repos, crainte que d'en user autrement ne donnast occasion de nous pousser; mais il pourroit, sans dire mot, fortifier sa place d'hommes, de munitions de toutes sortes, retirer les vaisseaux qu'il auroit à la mer, et tenir toutes les affaires en bon estat, achepter des chevaux et autres choses pour s'en servir quand il en seroit temps.

«Il faudroit aussi dépescher un courrier à madame la marquise d'Asserac et la prier de donner les ordres à l'Isle-Dieu qu'elle jugeroit à propos, pour exécuter ce qu'elle manderoit de Paris, où elle viendront conférer avec madame du Plessis.

«Ce qu'elle pourroit faire seroit de faire venir quelques vaisseaux à l'Isle-Dieu pour porter des hommes et des munitions où il seroit besoin, faire accommoder Saint-Michel-Tombelaine, et faire les choses qui lui seroient dites et qu'elle pourroit mieux exécuter que d'autres, parce qu'elle a du cœur, de l'affection, du pouvoir, et que l'on doit entièrement s'y fier. Il faudroit qu'elle observast une grande modération dans ses parolles.

«Il seroit important que celui qui commande dans Saint-Michel-Tombelaine soit adverty de s'y tenir, y mettre le nombre d'hommes d'armes, de munitions et vivres nécessaires, ledit lieu de Tombelaine pouvant estre de grande utilité, comme il sera dit cy-après.

«Si madame du Plessis se trouvoit obligée de sortir de Paris, il faudroit qu'elle allast s'enfermer quelque temps dans la citadelle d'Amiens ou de Verdun, pour y conférer et donner les ordres aux gens dont on se voudroit servir.

«Prendre garde surtout à ne point escrire aucune chose importante par la poste, mais envoyer partout des hommes exprès, soit cavaliers, ou gens de pied, ou religieux.

«M. de Brancas, MM. de Langlade et de Gourville m'ont beaucoup d'obligation, et, leur ayant confié le secret de toutes mes affaires, sont plus capables d'agir que d'autres hommes et de s'asseurer des amis qu'ils connoissent obligez à ne me pas abandonner.

Ici quatre paragraphes consacres à MM. de La Rochefoucault, de Marsillac et de Bournonville. Suivent trois paragraphes indiquant les démarches que MM. de Harlay, Meaupeou, Miron, Chanut et Jannart devraient faire près du Parlement.

«Une chose est d'advertir mes amis, qui commandent à Belle-Isle, Concarnau et Tombelaine, que les ordres de madame du Plessis doivent estre exécutés comme les miens.

«M. Chanut me feroit un singulier plaisir de venir prendre une chambre au logis où sera ma femme, pour lui donner conseil en toute sa conduite, et qu'elle y prenne créance entière et ne fasse rien sans son advis.

«Une des choses les plus nécessaires à observer est[48] que M. de Langlade, M. de Gourville sortent de Paris, se mettent en seureté, fassent savoir de leurs nouvelles à madame du Plessis, au marquis de Créqui, à M. de Brancas et aux autres, et qu'ils laissent à Paris quelque homme de connoissance capable d'exécuter une entreprise considérable, s'il étoit besoin.

«Il est bon que mes amis soient advertis que M. le commandant de Neuf-Chaise me doibt le rétablissement de sa fortune; que sa charge de vice-admiral a esté payée des deniers que je lui ai donnés par la main de madame du Plessis, et que jamais un homme n'a donné des parolles plus formelles que lui d'estre dans mes intérests en tout temps, sans distinction et sans réserve, envers et contre tous.

«Qu'il est important que quelqu'un d'entr'eux lui parle et voye la situation de son esprit, non pas qu'il fust à propos qu'il se déclarast pour moy; car, de ce moment, il seroit tout à fait incapable de me servir; mais, comme les principaux establissements sur lesquels je me fonde sont maritimes, comme Belle-Isle, Concarnau, Le Havre et Calais, il est bien asseuré que, le commandement des vaisseaux tombant en ses mains, il pourroit nous servir bien utilement en ne faisant rien, et lorsqu'il seroit en mer trouvant des difficultés qui ne manquent jamais quand on veut.

«Il faudroit que M. de Guinaut, lequel[49] a beaucoup de connoissance de la mer et auquel je me fie, contribuast à munir toutes nos places de choses nécessaires, et d'hommes qui seroient levez par les ordres de Gourville, ou des gens cy-dessus nommez; c'est pourquoi il seroit important qu'il fust adverti en diligence de se mettre en bon estat et de se rendre à Belle-Isle[50].

«Comme l'argent seroit nécessaire pour toutes ces dépenses, je laisseray ordre au commandant de Belle-Isle d'en donner autant qu'il en aura, sur les ordres de madame du Plessis, de M. de Brancas, de M. d'Agde ou de M. du Gourville; mais il faut mesnager, et que mes amis en empruntent partout pour n'en pas manquer....

«M. d'Agde, par sous-main, conduira de grandes négociations dans le parlement sur d'autres sujets que le mien, et mesme par mes amis asseurez dans les autres parlements, où il ne manque jamais de matière, à l'occasion des levées, de donner des arrests et troubler les receptes, ce qui fait qu'on n'est pas si hardy dans ces temps-là à pousser une violence, et on ne veut pas avoir tant d'affaires à la fois[51].

«Le clergé peut encore, par son moyen et M. de Narbonne, fournir des occasions d'affaires en si grand nombre que l'on voudra, en demandant des estats généraux avec la noblesse, ou des conciles nationaux qu'ils pourroient convoquer d'eux-mêmes en lieux éloignez des troupes, et y proposer mille matières délicates.

«M. de La Salle, qui doibt avoir cognoissance de tous les secours qu'on peut tirer par nos correspondances des autres royaumes et Estats, y peut aussi estre employé et donner des assistances à nos places. Voilà l'estat où il faut mettre les choses sans faire d'autres pas, si on se contentoit de me tenir prisonnier; mais si on passoit outre et que l'on voulust faire mon procez, il faudroit faire d'autres pas; et, après que tous les gouverneurs auroient écrit à Son Éminence pour demander ma liberté avec termes pressant comme mes amis, s'ils n'obtenoient promptement l'effet de leur demande et que l'on continuast à faire la moindre procédure, il faudroit en ce cas montrer leur bonne volonté et commencer tout d'un coup, sous divers prétextes de ce qui leur est deub, par arrester tous les deniers des recettes, non-seulement de leurs places, mais des lieux où leurs garnisons pourroient courre; faire faire de nouveau serment à tous leurs officiers et soldats, mettre dehors tous les habitants et soldats suspects, peu à peu, et publier un manifeste contre l'oppression du gouvernement.

«C'est en cas où Guynaut pourroit, avec quelques vaisseaux de guerre, s'asseurant en diligence du plus grand nombre d'hommes qu'il pourroit, matelots et soldats, principalement étrangers, prendre tous les vaisseaux qu'il rencontreroit dans la rivière du Havre à Rouen, et par toute la coste, et mettre les uns pour brûlots, et des autres en faire des vaisseaux de guerre; en sorte qu'il auroit une petite armée assez considérable, retraite en de bons ports, et y meneroit toutes les marchandises dont on pourroit faire argent....

«Il est impossible, ces choses estant bien conduites, se joignant à tous les mal-contants par d'autres intérests, que l'on ne fist une affaire assez forte pour tenir les choses longtemps en balance, et en venir à une bonne composition, d'autant plus que l'on ne demanderoit que la liberté d'un homme, qui donneroit des cautions de ne faire aucun mal.

«Je ne dis point qu'il faudroit oster tous mes papiers, mon argent, ma vaisselle et mes meubles les plus considérables de mes maisons de Paris, de Saint-Mandé, de chez M. Bruant, et les mettre dès le premier jour à couvert dans une ou plusieurs maisons religieuses et chez M. Bournonville, et s'asseurer d'un procureur au parlement, fidèle et zélé, qui pourroit estre donné par M. de Meaupeou, le président de la première....

«Une chose qu'il ne faudroit pas manquer de tenter seroit d'enlever des plus considérables hommes du conseil, au mesme moment de la rupture, comme M. Le Tellier, et quelques autres de nos ennemis les plus considérables, et bien faire sa partie pour la retraite, ce qui n'est pas impossible.

«Si on avoit des gens dans Paris assez hardis pour un coup considérable, et quelqu'un de teste à les conduire, si les choses venoient a cette extrémité et que le procez fust bien advancé, ce seroit un coup embarrassant de prendre de force le rapporteur et les papiers, ce que M. Jannart ou autre de cette qualité pourroit bien indiquer par le moyen de petits greffiers que l'on peut gaigner, et c'est une chose qui a peu estre pratiquée au procez de M. de Chenaille, le plus aisément du monde, où, si les minutes avoient été prises, il n'y avoit plus de preuve de rien.

«M. Pellisson est un homme d'esprit et de fidélité connue, auquel on pourroit prendre créance, et qui pourroit servir utilement à composer les manifestes et autres ouvrages dont on auroit besoin, et porter des parolles secrettes des uns aux autres.

«Il faudroit, sous mille noms différenz et divers intéressez, recommencer à faire des imprimez de toutes sortes dans les grandes villes du royaume, d'en envoyer par les postes et semer par les maisons.

«Pour cet effet encore, mettre les imprimeries en lieu seur; il y en a une à Belle-Isle.

«M. le premier président La Moignon, qui m'a l'obligation toute entière du poste qu'il occupe, auquel il ne seroit jamais parvenu, quelque mérite, qu'il ait, si je ne lui en avois donné le dessein, si je ne l'avois cultivé et pris la conduite de tout avec des soins et des applications incroïables, m'a donné tant de parolles de reconnoissance et d'amitié que je ne puis douter qu'il ne fist les derniers efforts pour moi, ce qu'il peut faire en plusieurs façons, en demandant luy-mesme personnellement ma liberté, en se rendant caution et en faisant cognoistre qu'il ne cessera point d'en parler tous les jours qu'il ne l'aye obtenue; que c'est son affaire; qu'il quitteroit plustost sa charge que se départir de cette sollicitation, et faisant avec amitié et avec courage tout ce qu'il faut....»

Suivent neuf autres paragraphes renfermant des recommandations à plusieurs autres personnes moins connues, à M. Amproux, conseiller au Parlement; à une sœur de madame du Plessis-Bellière; à M. Cargret, maître des requêtes, et à M. Fouquet, conseiller en Bretagne, parent du surintendant.

Tel était ce projet que, les uns après les autres, les historiens d'abord, le public ensuite, sur la foi des historiens, ont cru vague et inoffensif, faute de le connaître. En le lisant, les réflexions viennent en foule, et l'on ne sait ce qui doit le plus étonner ou de la légèreté excessive de celui qui l'a écrit et de la naïveté avec laquelle il comptait sur le dévouement des hommes qu'il avait gorgés d'argent pendant sa prospérité, ou des folles idées qu'il se faisait sur son importance politique dans l'État. C'était, en effet, une étrange illusion de Fouquet de croire qu'il pourrait engager, soutenir une lutte avec le cardinal de Mazarin, et de ne pas s'apercevoir, au contraire, qu'il ne s'était avancé, ne se maintenait que par lui; car, de son aveu même, au moment où la faveur du cardinal semblait l'abandonner, le terrain manquait aussitôt sous ses pieds. Son influence reposant uniquement sur ses largesses, tout son crédit ne devait-il pas tomber dès qu'on lui retirerait le moyen de les continuer? Quant aux promesses formelles qu'on lui avait données, de vive voix ou par écrit, de lui être dévoué envers et contre tous, elles n'auraient eu, pour un esprit sérieux, aucune signification. Mazarin, au contraire, disposait du pouvoir en maître absolu, car le roi et la reine mère n'avaient d'autre volonté que la sienne. Vers la fin de sa carrière surtout, son ascendant moral était immense, et aussi solidement établi qu'il avait été précaire dans les commencements. Les esprits les plus hardis, les plus résolus avaient fini par plier devant sa timidité apparente, et tous les princes du sang, les uns après les autres, s'étaient soumis à ses conditions. Voilà les deux hommes qui se seraient trouvés en présence, si Mazarin eût donné suite au projet que Fouquet lui supposa à plusieurs reprises de se défaire de lui. Renversé, emprisonné, en face de Mazarin tout-puissant et singulièrement grandi depuis quelque temps par ses succès diplomatiques et par le résultat des négociations avec l'Espagne, quelle figure Fouquet eût-il faite? Combien de dévouements eussent-ils éclaté en sa faveur? Combien de gouverneurs eussent-ils compromis leur position et leur tête? Tout le monde peut résoudre ces questions. Mais, pour paraître incroyable, le projet qu'on vient de lire n'en était pas moins très-réel. Il semble aujourd'hui que cette pièce seule eût dû suffire pour justifier un procès dont l'issue ne pouvait être douteuse. En effet, malversations, abus des deniers publics pour s'attacher des créatures au préjudice de l'État, plan de guerre civile, ces trois griefs y sont écrits à chaque ligne. Au lieu de s'en tenir au dernier, on insista outre mesure sur les faits particuliers de péculat, dans le détail desquels personne, en définitive, ne voyait clair. Au point de vue de l'accusation, ce fut une faute immense, et le ministre Le Tellier avait raison de dire, en parlant du procès de Fouquet, que, pour avoir voulu faire la corde trop grosse, on ne pourrait plus la serrer assez pour l'étrangler. Le mot était cruel; heureusement pour Fouquet il fut vrai. Dans tous les procès politiques, le point essentiel c'est de gagner du temps, et, sous ce rapport, Fouquet n'avait pas lieu de se plaindre. Le réquisitoire du procureur général, véritable amplification de rhétorique, parsemée à chaque page de grands mouvements passablement déclamatoires, lui avait été signifié seulement dix-huit mois après son arrestation. Sa captivité datait du 5 septembre 1661 et son procès ne fut jugé qu'en décembre 1664. Pendant cet intervalle, les éloquents plaidoyers de Pélisson, les touchantes élégies de La Fontaine, les doléances de Ménage, de Scarron, de mademoiselle de Scudéry, les fureurs de Hénault, et les vœux de tous les artistes de l'époque, encouragés et pensionnés par Fouquet, avaient peu à peu ramené l'opinion[52]. Ajoutez à cela, les sollicitations de quelques amis puissants et dévoués, au nombre desquels le dévouement de madame de Sévigné se fait surtout remarquer, les nombreuses irrégularités du procès, les soustractions, les falsifications de pièces, l'animosité évidente des accusateurs. Il n'est pas jusqu'à l'administration rigide et sans pitié de Colbert, dont les réductions sur les rentes faisaient alors crier tout Paris, qui ne gagnât des partisans à l'accusé. Enfin, le gouvernement tenait essentiellement, on le comprend de reste, après la publicité qu'il avait donnée au projet de guerre civile, à obtenir la condamnation la plus rigoureuse, et la situation des esprits était telle que, malgré les précautions prises lors de la formation de la Chambre de justice, malgré la ressource des promesses et de l'intimidation, il en était réduit au point de craindre le scandale d'un acquittement.

Outre le procès-verbal officiel des opérations de la Chambre de justice pendant le procès de Fouquet[53], on possède encore une relation intime et très-circonstanciée sur la marche de cette affaire; c'est le journal de M. d'Ormesson[54], un des deux conseillers du parlement de Paris que le roi avait nommés rapporteurs du procès. A l'époque où cette nomination eut lieu, la famille de Fouquet, croyant que M. d'Ormesson lui serait hostile, avait eu le projet de le récuser; ce fut lui, au contraire, qui sauva Fouquet de la mort. Issu d'une ancienne famille de robe, très-attaché aux prérogatives de la compagnie, esclave de la règle et des formes, M. d'Ormesson n'avait pu se plier à cette violation des prérogatives, à cet oubli de toutes les formes accoutumées dont se plaignait l'accusé; sa conscience de magistrat s'en était révoltée, et, longtemps avant la fin du procès, il avait passé du côté de la clémence. Son journal, qu'aucun des biographes de Fouquet n'avait encore consulté, renferme les particularités les plus curieuses. C'est la relation secrète, intime, et jour par jour, des diverses phases du procès. Seulement, il est bon de ne pas oublier en la lisant, et son auteur le rappelle assez lui-même, qu'il est tout à fait contraire au parti du gouvernement, c'est-à-dire en hostilité avec Colbert, avec le chancelier Séguier, avec Pussort, oncle de Colbert, Foucault et Berryer, ses créatures. A propos de ce dernier, à qui Colbert venait, pour prix de ses services, de faire accorder une charge de conseiller d'État ordinaire et une abbaye de 6,000 livres, M. d'Ormesson fait observer qu'on avait commis une grande faute, en lui confiant toute la conduite secrète, mais réelle, du procès; car, pour se rendre nécessaire et indispensable plus longtemps, il avait traîné les choses en longueur, en ayant soin toutefois de rejeter les retards, tantôt sur les rapporteurs, tantôt sur M. Talon, qu'il avait fini par faire renvoyer et remplacer par M. de Chamillart. M. d'Ormesson ajoute que ce Berryer était l'homme le plus décrié de tout Paris, ayant fait en dix-huit mois seulement pour 1,800,000 livres d'acquisition. En un mot, dit-il, «c'était un frippon hardi et capable de toutes choses.» Vers la fin du procès, Berryer eut des accès de folie. Se voyant renié, abandonné par tous, sa tête s'était troublée, affaiblie. Un jour, il était à l'église des Petits-Pères; tout à coup on fit un grand bruit dans la rue; il crut qu'on venait l'arrêter, et sa frayeur fut telle qu'il fallut le saigner deux fois aux pieds pour le faire revenir. Écoutons le plus spirituel chroniqueur de l'époque. «Berryer est devenu fou, mais au pied de la lettre; c'est-à-dire qu'après avoir été saigné excessivement, il ne laisse pas d'être en fureur; il parle de potences, de roues; il choisit des arbres exprès; il dit qu'on le veut pendre, et fait un bruit si épouvantable qu'il le faut tenir et lier. Voilà une punition de Dieu assez visible et assez à point nommé.» A ces coups de pinceau on a reconnu madame de Sévigné[55]. Tel était aussi l'avis de M. d'Ormesson, qui, du reste, il faut bien le dire, se préoccupe dans son journal, un peu plus qu'il ne conviendrait à un homme grave, des constellations, des comètes et des remèdes de bonne femme envoyés à la reine par la mère de Fouquet[56].

Tout cela faisait qu'on s'intéressait à l'accusé. Cependant, les sollicitations étaient pressantes du côté de la cour. Deux mois après l'arrestation du surintendant, en novembre 1661, M. de Lamoignon était allé à Fontainebleau pour complimenter Louis XIV sur la naissance du Dauphin. Le roi lui parla de Fouquet. «Il se vouloit faire duc de Bretagne et roi des îles adjacentes, dit Louis XIV; il gagnoit tout le monde par ses profusions; je n'avois plus personne en qui je pusse prendre confiance.» M. de Lamoignon fait observer que le roi étoit si plein de ce sujet que, «pendant plus d'une heure d'entretien, il y revenoit toujours[57]

Malheureusement, les preuves de l'influence que Louis XIV et Colbert exercèrent dans cette affaire abondent. Au mois d'août 1663, un conseiller du Parlement, Lecamus, écrivait à Colbert:

«On a su dans la compagnie que j'avois eu l'honneur de voir le Roy. Je n'ay pas pu m'empescher de dire à quelques-uns de Messieurs la manière dont le Roy m'avoit parlé et le mécontentement qu'il m'avoit témoigné de la conduite de la compagnie, que je l'avois justifiée autant qu'il m'avoit été possible, mais qu'il estoit important d'oster au Roy les mauvaises impressions dont je l'avois trouvé prévenu. Cela a touché, et j'espère que Sa Majesté, dans la suite, n'aura pas sujet de se plaindre[58]

Aussitôt que le rapporteur d'Ormesson eut manifesté son opinion sur le procès, Colbert lui retira une charge qu'il avait à Soissons. En outre, le roi continuait à stimuler personnellement le zèle des membres de la Chambre de justice. Un jour, entre autres, à Fontainebleau, où la Chambre avait dû se transporter, MM. d'Ormesson et de Sainte-Hélène, les deux rapporteurs, furent mandés au château. Ils trouvèrent le roi dans son cabinet avec Colbert et de Lionne. Le roi leur dit alors qu'il fallait que le procès eût une fin; qu'il y allait de sa réputation, surtout dans les pays étrangers, où l'on ne voudrait pas croire à sa puissance, s'il ne pouvait venir à bout de ce qu'il considérait comme une affaire de rien «contre un misérable.» Pourtant, il ne demandait que la justice, ne voulant pas, disait-il, comme il s'agissait de la vie d'un homme, prononcer une parole de trop, et souhaitant avant tout de voir la fin de l'affaire, de quelque manière que ce fût[59]. Voilà comment le roi recommandait l'impartialité aux juges. Une autre fois, il leur disait qu'il était au courant de tout ce qui se passait dans la Chambre, ce dont personne ne doutait. Enfin, Colbert lui-même se rendit un jour chez le père de M. d'Ormesson, pour se plaindre à son tour et au nom du roi de la longueur du procès. M. d'Ormesson demanda pourquoi on l'avait allongé par trente ou quarante chefs d'accusation sans importance, au lieu de s'en tenir à deux ou trois; il ajouta qu'au surplus son fils ne se plaignait pas qu'on lui eût ôté l'intendance de Soissons, et qu'il n'en rendrait pas moins bonne justice[60].

En même temps qu'elle s'occupait du procès de Fouquet, la Chambre de justice jugeait aussi d'autres affaires, et se montrait parfois d'une sévérité peu rassurante pour la famille de l'accusé. Déjà deux sergents des tailles d'Orléans avaient été condamnés à être pendus, et exécutés; d'autres avaient été envoyés aux galères. Gourville, l'ami intime, le confident et le faiseur de Fouquet, avait été condamné à mort «pour crime d'abus, malversations et vols par lui commis ès-finances du roi, sans compter les violentes présomptions de crime de lèse-majesté pour sa participation à cet écrit fameux qui contient un projet de moyens pour rallumer la sédition dans le royaume.» Tels sont les termes de l'arrêt. Mais Gourville était déjà à l'étranger. Un financier de moindre importance, nommé Dumont, ne fut pas aussi heureux. Condamné à mort pour crime de péculat par douze voix contre huit, il fut pendu, le 15 juin 1664, devant la porte même de la Bastille, où Fouquet était alors renfermé[61].

On a vu que la Chambre de justice avait siégé à Fontainebleau pendant le séjour qu'y fit la cour. La comparution de Fouquet pouvant être nécessaire d'un moment à l'autre, il avait été, avec une foule d'autres prisonniers, pour fait de concussion, transféré à Moret, à la suite de la Chambre. Ainsi, celui qui avait disposé pendant neuf ans en maître absolu des finances du royaume suivait maintenant ses juges de cachot en cachot! D'après le Journal d'Ormesson, le retour du surintendant à la Bastille fut marqué par une scène des plus attendrissantes. La femme et les enfants de Fouquet attendaient la voiture sur le pont de Charenton où elle devait passer. Arrivé sur le pont, d'Artagnan, qui fut toujours plein d'humanité pour son prisonnier, malgré la rigueur des précautions qu'il lui était commandé de prendre, permit à la voiture de marcher au pas, et Fouquet put embrasser sa femme et ses enfants qu'il n'avait pas vus depuis trois ans. Entrevue cruelle et déchirante, malgré ses douceurs; car, peu de temps auparavant, le roi avait vu, sans s'arrêter, la femme et la fille de Fouquet agenouillées sur son passage, et les récents arrêts de la Chambre de justice n'étaient que trop faits pour jeter l'épouvante dans tous les cœurs!

Enfin, M. de Chamillart fit connaître ses conclusions, par lesquelles il requérait que Fouquet, atteint et convaincu du crime de péculat et autres cas mentionnés au procez, fust condamné à estre pendu, et estranglé, tant que mort s'en suive[62].

Trente-huit mois s'étaient alors écoulés depuis l'arrestation de Fouquet. Le 14 novembre 1664, il parut devant la Chambre de justice. Avant de le laisser entrer, le chancelier crut de son devoir de faire connaître les justes plaintes de l'accusé au sujet de quelques lettres scandaleuses qu'on lui avait attribuées. Le chancelier ajouta qu'aucune des lettres trouvées dans ses papiers n'avait été publiée, le roi n'ayant pas voulu commettre la réputation de quelques dames de qualité[63]. Après ce préambule, on fit entrer Fouquet. Il était vêtu, dit M. d'Ormesson, d'un habit court de drap tout uni, avec un petit collet uni et un manteau. Il salua la compagnie, sans que personne lui rendît le salut. Le chancelier lui ayant dit de s'asseoir, il se mit sur la sellette sans faire aucune observation; mais, invité à lever la main pour prêter serment, il pria qu'on ne trouvât point mauvais s'il s'y refusait, ne voulant pas déroger à son privilège. En même temps, il renouvela ses protestations et fit des excuses sur ce qu'il s'était présenté en habit court, mais depuis plus d'un an il avait demandé une soutane et une robe qu'on n'avait pas voulu lui donner; au surplus, il ne croyait pas que son privilège dépendît de son habit. Après en avoir délibéré, la Chambre décida, ainsi que cela avait déjà eu lieu lors des interrogatoires, que, s'il ne voulait pas prêter serment, on le jugerait comme s'il était muet, sauf à faire mention de ses protestations au procès-verbal. Là-dessus, Fouquet se soumit et répondit à toutes les questions qu'on lui posa. Cependant, il n'en protesta pas moins contre la violation de ses privilèges toutes les fois qu'il comparut devant la Chambre de justice, et réclama jusqu'à la fin ses juges naturels.

Les premiers interrogatoires portèrent sur les faits relatifs au péculat, tels que le marc d'or, les sucres et les cires de Rouen, les 6 millions de billets réassignés, les octrois, les dépenses personnelles. Suivant madame de Sévigné, le cher et malheureux ami parlait d'ordinaire si habilement, que plusieurs de Messieurs ne pouvaient s'empêcher de l'admirer. Elle cite, entre autres, M. Renard, un des vingt-deux juges, qui avait dit: «Il faut avouer que cet homme est incomparable; il n'a jamais si bien parlé dans le Parlement; il se possède mieux qu'il n'avait jamais fait.» Deux ou trois fois cependant la patience avait échappé à l'accusé, et il s'était défendu avec une chaleur qui lui était nuisible. Vint enfin la lecture du projet de rébellion. Pendant tout le temps qu'elle dura, Fouquet eut les yeux attachés sur un crucifix qui était dans la chambre. Invité à s'expliquer à ce sujet, il répondit que c'était là une pièce extravagante, un effet de vapeurs fantastiques et chimériques, et que si le but de ses ennemis avait été de le couvrir de confusion en le forçant d'en ouïr la lecture, ils y avaient pleinement réussi. «Comment, lui dit alors le chancelier, accordez-vous le zèle et l'affection pour l'État, dont vous avez parlé si souvent, avec le dessein que vous aviez projeté de le troubler et bouleverser de fond en comble, pour l'unique but de conserver votre charge? Vous ne pouvez pas dire que ce ne soit là un crime d'Etat?—Non, répondit Fouquet; on ne saurait être accusé d'un crime d'État pour avoir eu une folle pensée qui n'est pas sortie du cabinet, qui n'a reçu aucun commencement d'exécution, qu'on a si bien oubliée depuis plus de deux ans que l'on en croyait toute trace disparue. Un crime d'État, poursuivit-il, c'est quand on est dans une charge principale, qu'on a le secret du prince et que tout d'un coup on se met du côté de ses ennemis, qu'on fait ouvrir les portes d'une ville dont on est le gouverneur à l'armée des ennemis, et qu'on les ferme à son véritable maître, qu'on porte dans le parti tous les secrets de l'État[64].» Le chancelier, que tout le monde reconnut à ce portrait, garda prudemment le silence; et madame de Sévigné de s'écrier avec son air le plus triomphant: «Voilà au vrai comme la chose se passa. Vous m'avouerez qu'il n'y a rien de plus spirituel, de plus délicat, et même de plus plaisant.» Ensuite, Fouquet continua sa défense et rappela les services qu'il avait rendus au cardinal, les remerciements qu'il en avait reçus et dont les preuves se seraient trouvées dans ses papiers, si on ne les eût soustraites; puis enfin, la noire ingratitude qu'il en avait recueillie. Mais de ce que la conduite du chancelier n'avait pas été exempte de reproches dans les troubles de la Fronde, de ce que le cardinal Mazarin n'avait pas eu pour Fouquet toute la reconnaissance à laquelle celui-ci s'attendait, s'ensuivait-il que l'accusation n'eût aucun fondement? L'amitié la plus vive pouvait seule se faire illusion à ce point; et, loin que les troubles encore récents de la Fronde dussent servir d'excuse à Fouquet, la raison d'État voulait, au contraire, qu'il fût puni d'autant plus sévèrement qu'on était plus rapproché des temps où l'exécution d'un pareil projet aurait pu être tentée avec quelque chance de succès.

D'après le témoignage même de ses amis, Fouquet était vulnérable sur la plupart des griefs concernant le péculat. Madame de Sévigné reconnaît elle-même, et sans doute c'était l'opinion de sa société, que dans bien des endroits on aurait pu l'embarrasser et le pousser[65]. On vient de voir ce qu'il répondait relativement au projet de révolte. Quant à l'achat et aux fortifications de Belle-Isle, Fouquet objectait qu'il avait acheté cette terre sur l'invitation du cardinal Mazarin, bien aise de la voir sortir des maisons de Retz et de Brissac à qui elle appartenait, et qui lui étaient suspectes; que le cardinal devait s'en charger plus tard, ou, à défaut, de celle de Vaux; mais que, dans la suite, pressé de remplir cette promesse, il avait répondu, au bout de six à sept mois, «car il ne prenait pas ses résolutions sans y avoir pensé bien longtemps» qu'il ne pouvait s'accommoder ni de Vaux ni de Belle-Isle, ayant fait de grandes acquisitions du côté de Nevers. Fouquet ajoutait «que se trouvant possesseur de Belle-Isle, il avait dû naturellement mettre en bon état les fortifications et le port, espérant ainsi quadrupler le revenu ordinaire;» que, d'ailleurs, le cardinal lui ayant commandé de donner tous ses soins au commerce maritime, il avait acheté des vaisseaux marchands et les avait envoyés à Terre-Neuve, aux Indes-Orientales, en Amérique, à la pêche de la baleine, tâchant de s'instruire en toutes choses; «en sorte qu'il pouvait dire, sans vanité, qu'aucun autre n'était plus en état de servir, et qu'il avait des lumières pour procurer au roi des revenus immenses au soulagement de ses peuples[66].» Suivant Fouquet, les arrêts qu'il avait fait rendre, les lettres circulaires qu'il avait adressées aux intendants de justice et aux principaux marchands du royaume pour les consulter, étaient des preuves évidentes qu'il était chargé de tout ce qui concernait le commerce et les affaires de mer, et la propriété de Belle-Isle lui fournissait le moyen de faire quelques spéculations commerciales, utiles tout à la fois aux intérêts du roi et aux siens propres. «Pourquoi, ajoutait-il, le cardinal m'a-t-il engagé à toutes ces choses, s'il vouloit laisser des mémoires pour y trouver à redire? Étoit-ce un piège à cause de ma facilité et de ma déférence que j'avois à tout ce qu'il proposoit? ou le sieur Colbert a-t-il fait depuis, à la fin de ses jours, du poison de tout ce qui estoit simple et innocent? Henry-le-Grand a-t-il trouvé quelque chose à dire que M. de Sully eust fait bâtir non-seulement un superbe château, mais une ville entière? qu'il eust des biens si considérables, dont jouit encore sa maison? Qu'auroient-ils dit, mes ennemis, si dans le cœur du royaume j'avois établi une souveraineté et fait battre monnoie, comme a fait le sieur de Sully? C'étoit Henry-le-Grand néanmoins qui l'a veu et l'a souffert.» Revenant au projet de révolte, Fouquet ajoutait: Ou il estoit vray qu'on vouloit m'opprimer injustement, comme on fait, ou non. Si on le vouloit, n'est-il pas excusable d'avoir seulement pensé aux moyens de faire peur à celuy qui avoit le dessein de me perdre, et faire diversion dans son esprit pour l'en détourner? Si on ne le vouloit pas, ma pensée, qui n'estoit que pour ce seul cas, estoit une chimère.» Certes, voilà des moyens de défense auxquels il y avait beaucoup à répondre. «Mais, poursuivait Fouquet, on vouloit me perdre; on vouloit ma place. Si j'eusse laissé périr des armées faute d'argent, et que le Roy et tout le royaume eussent sceu qu'il ne tenoit qu'à moy d'empescher le mal, que n'eust-on point dit de moy? Que n'en diroit-on point encore? Ou m'eûst crû, on me voudroit croire aujourd'huy d'intelligence avec les ennemis, ou du moins mal affectionné à l'Estat, et partant criminel.... Mais qu'ils fassent ce qu'il leur plaira, puisqu'ils le peuvent, ils ne serviront jamais l'Estat aussi utilement que j'ay fait. On peut se flatter aisément soy-même d'une vaine opinion d'habileté, quand les choses rient, et que le vent souffle à pleines voiles; mais quand je considère qu'ils creusent des précipices autour d'un poste qu'ils occupent, qu'ils me persécutent, moy sans biens, pendant qu'ils en possèdent d'immenses de toutes sorte; qu'ils sont obligez, dans ma disgrâce, de corrompre des témoins et supposer des dénonciateurs, qui ne se nomment point, pendant qu'il s'en présente contre eux, malgré leur faveur, qui se nomment, qui sont connus et intelligents, à qui la seule autorité souveraine ferme la bouche; que cependant ils ne laissent pas de me pousser jusqu'aux dernières bornes de l'inhumanité, sans considérer ni Dieu, ni les hommes, ni le présent, ni l'avenir; je doute souvent s'ils sont aussi habiles qu'ils se sont imaginez[67]

C'est ainsi que Fouquet se justifiait, et ses défenses, je l'ai déjà dit, remplissent quinze volumes. On ne saurait se figurer la variété de tons qui y règne et l'intérêt qu'il eut le talent d'y répandre. Vainement, c'est le prisonnier lui-même qui nous l'apprend, la lecture de l'Évangile était sa principale lecture et sa sa seule consolation; par intervalles, des accents pleins d'amertume, de véhémence, d'indignation, éclatent malgré lui. Imprimées clandestinement dans un très-petit format, ses défenses étaient avidement recherchées et servaient d'arme à l'opposition du temps contre l'administration réparatrice, mais inexorable, de Colbert. En examinant avec impartialité ces plaidoyers, une réflexion se présente souvent à l'esprit. Inattaquable toutes les fois qu'il met en lumière les dilapidations de Mazarin et les immenses services qu'il a rendus à ce ministre en lui procurant de l'argent dans un temps où l'État n'avait ni ressources ni crédit, Fouquet se laisse aller aux plus étranges illusions en ce qui concerne ses dilapidations personnelles et le projet de révolte dont on lui faisait si justement un crime. Il est vrai que, pressé de plus près, il répliquait par un argument qui lui paraissait irréfutable. Suivant lui, quelques mois avant son arrestation, il avait dit au roi qu'il s'était passé, du vivant du cardinal, plusieurs choses contraires aux règles, et qu'il le suppliait, pour rassurer sa conscience et ôter tout prétexte à ses ennemis, de lui pardonner tout ce qu'il pouvait avoir fait de mal jusqu'alors, et de lui donner tout ce qu'il avait reçu et distribué, sans avoir des ordres en forme; à quoi le roi aurait répondu: «Ouy, je vous pardonne tout le passé, et vous donne ce que vous demandez[68]

Spirituelles, hardies, pleines de fiel et d'ironie, éloquentes parfois, les justifications de Fouquet, on a pu le voir, ne brillaient ni par leur modération, ni par leur prudence. Sous ce rapport, les deux discours que Pélisson adressa au roi en faveur du surintendant auraient bien mieux servi l'accusé, si sa perte n'eût été arrêtée depuis longtemps. Ces discours que Voltaire compare aux belles harangues de Cicéron; et dont La Harpe a fait le plus magnifique et le plus juste éloge, furent aussi écrits sous les verroux[69]. Le premier discours surtout est ordonné avec un art extrême, qui n'exclut ni la vigueur, ni la logique, ni l'éloquence. Style, idées, enchaînement des preuves, tout concourt à l'effet qui est vraiment irrésistible pour quiconque n'a pas étudié l'affaire à fond. Le but principal de Pélisson était de réclamer pour Fouquet ses juges naturels, c'est-à-dire le parlement de Paris, et l'on comprend que, ce point gagné, l'accusé était sauvé. Pélisson soutient cette thèse avec une abondance de raisons et une chaleur qui durent ébranler bien des convictions; il fait un admirable portrait de Henri IV, qui avait, dit-il, le cœur d'un lion avec la bonté d'un ange, a grand soin d'exalter Mazarin, au lieu de le déprécier, comme Fouquet y était peut-être obligé; puis, s'adressant à Louis XIV, il termine ainsi:

«Votre Majesté voit combien il est digne de sa bonté et de sa grandeur de ne point faire juger M. Fouquet par une chambre de justice, dont même plusieurs membres sont remplacés; qu'on ne saurait prouver les malversations dont on l'accuse, ni par son bien (car il n'en a point), ni par ses dépenses non plus, car il y a fourni par ses dettes et par plusieurs avantages légitimes; qu'un compte du détail des finances ne se demande jamais à un surintendant; qu'il n'a point failli depuis que Votre Majesté lui a donné ses ordres elle-même; que la mort de S. E. dont il les recevait auparavant, peut-être même que la soustraction de ses lettres lui ôte tout moyen de se justifier; qu'en plusieurs choses, comme on ne peut le nier, son administration a été grande, noble, glorieuse, utile à l'État et à Votre Majesté; que son ambition, quand elle passera pour excessive, a mille sortes d'excuses, et ne doit être suspecte d'aucun mauvais dessein; que ses services, ou du moins son zèle en mille rencontres, surtout dans les temps fâcheux et au milieu de l'orage, méritent quelque considération.... C'en est assez, Sire, pour espérer toutes choses de Votre Majesté. Qu'elle n'écoute plus rien qu'elle-même et les mouvements généreux de son cœur, et que l'histoire marque un jour dans ses monuments éternels: Louis XIV, véritablement donné de Dieu pour la restauration de la France, fut grand en la guerre, grand en la paix. Il effaça par son application et par sa conduite la gloire de tous ses prédécesseurs. Il n'aima à répandre que le sang de ses ennemis, et épargna celui de ses sujets. Il sut connaître les fautes de ses ministres, les corriger et les pardonner. Il eut autant de bonté et de douceur que de fermeté et de courage, et ne crut pas bien représenter en terre le pouvoir de Dieu, s'il n'imitait aussi sa clémence[70]

Cependant, les interrogatoires de Fouquet avaient été terminés le 4 décembre, et les rapporteurs résumèrent l'affaire. M. D'Ormesson parla le premier. On a déjà vu de quel côté il était. «M. D'Ormesson m'a priée de ne plus le voir que l'affaire ne soit jugée, dit madame de Sévigné; il est dans le conclave et ne veut plus avoir de commerce avec le monde. Il affecte une grande réserve; il ne parle point, mais il écoute; et j'ai eu le plaisir, en lui disant adieu, de lui dire tout ce que je pense[71].» Son résumé dura sept jours. Il eut à examiner quatre-vingt-seize chefs d'accusation. Il reconnut vrais la plupart des griefs concernant le péculat, «trouvant inconcevable, dit-il, que le surintendant ait pu voler en quatre mois plus de 4 millions. A l'égard des dépenses faites par l'accusé, elles étaient au delà de toute raison. Il est vrai qu'on l'avait vu garder assez de mesure dans l'adversité, mais il n'en avait gardé aucune dans sa prospérité; l'on voulait prétendre que la dissipation n'était pas un crime, mais, quant à lui, il n'était pas de cet avis, les fortunes subites lui paraissant suspectes. Pour ce qui était du crime d'État, le projet en était fort méchant, absolument inexcusable, et on ne saurait trouver une bonne raison pour le défendre; ce projet était l'effet d'une ambition déréglée, d'un esprit blessé de la maladie du temps de se rendre considérable; c'était l'œuvre d'un homme enivré de sa fortune, dont les pensées étaient vagues et se portaient partout; pour en finir, c'était une méchante pensée, indigne d'un homme d'honneur[72]

Voici quelles furent les conclusions de M. d'Ormesson:

«Par toutes ces considérations, il y a lieu de déclarer l'accusé duement atteint et, convaincu d'abus et malversations par lui commises au faict des finances; pour réparation de quoy, ensemble pour les autres cas résultant du procès, d'ordonner qu'il sera banny à perpétuité hors du royaume, enjoint à lui de garder son ban à peine de la vie, ses biens confisqués.»

Veut-on savoir maintenant les motifs réels qui déterminèrent M. d'Ormesson et l'effet que ses conclusions produisirent dans Paris? Son journal nous l'apprend.

«Il me semble que l'on fut satisfait de moi et j'en remercie Dieu. Jamais il ne s'est fait tant de prières que pour cette affaire. La conjoncture des rentes et autres affaires publiques, où tout le monde s'est trouvé blessé, fait qu'il n'y a personne qui ne souhaite le salut de M. Fouquet, autant par haine pour ses ennemis que par amitié pour lui.»

Et un peu plus loin:

«Je ne puis omettre que l'approbation de mon opinion est si publique, si grande et si générale, qu'il n'y a personne qui ne m'en fasse compliment, et que j'en reçois de toute part des lettres de conjouissance. Dieu en soit loué[73]

Les amis de Fouquet trouvèrent les conclusions de M. d'Ormesson un peu sévères; néanmoins ils firent des vœux pour qu'elles fussent adoptées par la majorité des juges, et l'on savait, au surplus, que les espérances de la famille n'allaient pas au delà. Après M. d'Ormesson, c'était à M. de Sainte-Hélène, son camarade très-indigne, à reprendre l'affaire. On devine de quelle plume lui vient cette qualification, et il est inutile d'ajouter que, d'après la même autorité, il le fit pauvrement, misérablement, sans s'appuyer sur rien. M. de Sainte-Hélène conclut à ce que l'accusé eût la tête tranchée. Pussort, l'oncle de Colbert, le trouva digne de la corde et du gibet; mais, eu égard aux charges que Fouquet avait exercées, il se rangea à l'avis de M. de Sainte-Hélène. Et madame de Sévigné de s'écrier, non sans raison: «Que dites-vous de cette modération? C'est à cause qu'il est oncle de M. Colbert et qu'il a été récusé qu'il a voulu en user si honnêtement. Pour moi, je saute aux nues quand je pense à cette infamie[74].» Cependant, le jour du jugement approchait, et de part et d'autre, l'intrigue redoublait d'efforts. D'un côté, on répétait que le roi avait dit, en parlant de Fouquet: C'est un homme dangereux. «Quant à Colbert, il est tellement enragé, écrivait encore madame de Sévigné, qu'on attend quelque chose d'atroce et d'injuste qui nous remettra au désespoir.» En même temps, on offrait aux juges de leur rembourser ce qu'ils perdraient à la suppression des rentes et on leur donnait quittance de ce qu'ils auraient eu à payer pour le droit annuel de leurs charges[75]. Mais si le roi avait des cordes puissantes à sa disposition, les amis et la famille de Fouquet ne négligeaient rien pour mettre les chances de leur côté. Le bruit courait qu'on avait fait gagner M. de Roxante, un des juges, par une dame à qui l'on avait donné de l'argent. Selon M. d'Ormesson, le fils de M. Pontchartrain avait dit à son père, en se jetant à ses genoux: «Ne nous déshonorez pas en votant la mort, sinon je quitte la robe.» Qui n'a lu en outre dans madame de Sévigné ce dévouement héroïque d'un autre juge, de M. de Mazenau? Malade à mourir, souffrant des douleurs horribles, il se faisait porter à l'audience pour ne pas perdre son droit de voter, et il y rendit un jour deux pierres d'une grosseur considérable. M. le prince de Condé, Turenne sollicitaient aussi, et l'on cite un mot de ce dernier qui peint bien l'état des esprits. Quelqu'un blâmait devant lui l'emportement de Colbert et louait la modération de Le Tellier; «Oui, dit Turenne, je crois que M. Colbert a plus d'envie qu'il soit pendu, et que M. Le Tellier a plus de peur qu'il ne le soit pas.» Enfin, faut-il le dire? vers le 13 décembre, on annonça qu'une comète d'une grandeur considérable, dont la queue se dirigeait du côté de la Bastille, avait paru à l'horizon. D'abord, on n'y avait pas cru: on s'en était moqué. Mais bientôt, il n'en fallut plus douter. N'était-ce pas d'un heureux présage en faveur de l'accusé? «La comète me fait beaucoup d'honneur,» aurait dit Fouquet à ce sujet. Mais enfin, le jour fatal arriva, «Depuis quelque temps (je demande pardon de faire des emprunts si fréquents à des lettres que tout le monde sait par cœur), depuis quelque temps, dit madame de Sévigné, on ne parle d'autre chose; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts, on s'attendrit, on craint, on souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé.» Cet accablement, du reste, n'était que trop naturel. Chacun des juges opinait ouvertement en faisant connaître ses motifs, et déjà, si l'on en excepte M. d'Ormesson, les six premiers avaient voté pour la mort. On se figure les angoisses de la famille et des amis de Fouquet. Heureusement, dans la journée du 19 décembre, les chances tournèrent; et les avis favorables se succédèrent les uns aux autres. Le lendemain, le sort de l'accuse était fixé: à la majorité de treize voix contre neuf, la Chambre de justice avait rendu l'arrêt suivant:

«La chambre a déclaré et déclare ledit sieur Fouquet duement atteint et convaincu d'abus et malversations par lui commises au faict des finances; pour réparation de quoy, ensemble pour les autres cas résultant du procès, l'a banny et bannit à perpétuité hors du royaume, enjoint à lui de garder son ban sous peine de la vie, a déclaré tous ses biens confisquez au Roy, sur iceux préalablement pris la somme de 100,000 livres applicables moitié au Boy et l'autre moitié en œuvres pies.»

On a conservé les noms des juges qui siégèrent dans le procès de Fouquet. MM. D'Ormesson, le Feron, Moussy, Brillac, Renard, Bernard, Roxante, la Toison, la Baume, Verdier, Mazenau, Catinat, Pontchartrain, votèrent pour le bannissement; MM. Sainte-Hélène, Pussort, Gisancourt, Fériol, Noguès, Héraut, Poncet, le chancelier Séguier, pour la mort. Ce dernier opina pour la mort, bien que, lorsque son tour vint, la majorité en faveur du bannissement fût déjà acquise à l'accusé. Quelle que fût la conséquence de son vote, il ne pouvait, dit-il, aller contre sa conscience. Un des juges, au contraire, tellement la passion était grande contre Colbert! n'avait voté qu'à cinq ans de prison et à l'amende[76].

On sait comment le roi modifia l'arrêt. Par une rigueur sans exemple et qui n'a pas eu d'imitateurs, il aggrava la peine, et le bannissement fut converti en une détention perpétuelle. Au point de vue de la morale, une pareille décision est inexcusable; c'est le comble de l'arbitraire, de l'injustice, et jamais on ne vit, dans un gouvernement civilisé, un abus de pouvoir plus audacieux. Pour tout dire en un mot, cette décision, inspirée par la politique, par la raison d'État, fut un véritable coup d'État. Pour quiconque aura lu avec quelque attention le projet de Fouquet, il est évident que ce projet constituait le crime d'État le plus caractérisé. On objectait vainement qu'il n'avait pas reçu un commencement d'exécution. Il y avait d'abord les séductions à prix d'argent; ensuite, cette exécution n'avait pas eu lieu par des motifs indépendants de Fouquet, et par cela seul que le cardinal n'effectua jamais les projets qu'il lui supposait. Dieu nous garde de vouloir porter atteinte au respect que méritent les formes judiciaires! Il faut plutôt se féliciter, quel que soit le résultat de la leçon, lorsque des tribunaux rappellent à la stricte observation des formes les gouvernements qui s'en sont écartés. Mais cela dit, on ne saurait disconvenir que la Chambre de justice n'ait vu que le petit côté de l'affaire de Fouquet, et qu'en inclinant à l'indulgence elle ne préparât, si le gouvernement l'avait suivie dans cette voie, le retour des troubles dont on était à peine sorti et de ces prétentions qu'avaient certains hommes, suivant l'expression de M. d'Ormesson, à se rendre considérables dans l'État. La politique que le roi adopta dans cette mémorable circonstance se rattachait à la politique violente, révolutionnaire en quelque sorte, mais ferme et prévoyante, du cardinal de Richelieu. Supposez que Fouquet fût passé à l'étranger et qu'il s'y fût mêlé à quelques intrigues, comme son caractère léger devait le faire craindre naturellement; quel échec moral, quelle déconsidération pour le gouvernement! Non-seulement, la détention perpétuelle prévenait de telles conséquences, mais elle inspirait une frayeur salutaire aux ambitieux aux brouillons, quel que fut leur rang; elle donnait du gouvernement, aux autres puissances, une opinion que l'on avait le plus grand intérêt à accréditer, à savoir qu'il n'était plus dominé par les partis, qu'il était maître de ses mouvements, libre dans ses desseins. Il ne faut pas oublier enfin, en appréciant le parti adopté par Louis XIV, que Fouquet fut surtout un prétexte pour l'opposition du temps, et que la haine pour les manières austères de Colbert, le mécontentement causé par ses mesures financières, l'animosité de ses créatures, mais principalement l'oubli des formes, déterminèrent les juges dont le vote sauva la vie à l'accusé.

L'arrêt fut signifié à Fouquet le 22 décembre 1664, mais déjà il l'avait appris par des signaux. Lorsque Foucault, le greffier de la Chambre de justice, vint à la Bastille pour lui en faire la lecture, suivant l'usage, il lui demanda son nom. «Ne savez-vous pas qui je suis? dit Fouquet. Quant à mon nom, je ne le dirai pas plus ici que je ne l'ai fait à la Chambre.» Et il renouvela une dernière fois sa protestation touchant l'incompétence de ses juges. Quelques moments après, on le sépara de Pecquet, son médecin, de Lavallée, son domestique, qui pleuraient tous deux, et il partit en carrosse pour Pignerol, accompagné de d'Artagnan, sous l'escorte de cent mousquetaires. Il paraissait heureux et gai, dit le journal de M. d'Ormesson. Partout, sur son passage, il recevait les bénédictions de la foule. Trois ans auparavant, elle lui prodiguait mille injures dans le trajet de Nantes à Paris. En même temps, toute sa famille fut de nouveau exilée, ceux-ci en Bretagne, ceux-là en Auvergne, d'autres en Champagne. Cependant, les frayeurs étaient vives à Paris au sujet du cher et malheureux ami. On apprit qu'il était tombé malade en route, et, comme des bruits d'empoisonnement avaient circulé, madame de Sévigné de s'écrier: «Quoi! déjà?...» Inutile de dire que ces craintes ne se réalisèrent pas[77].

Arrivé à Pignerol, d'Artagnan remit la garde de son prisonnier au capitaine Saint-Mars. Les ordres donnés à celui-ci étaient des plus sévères. D'abord, Fouquet ne devait avoir de communication avec personne, sous quelque prétexte que ce pût être, ni de vive voix, ni par écrit. Il n'était permis de lui fournir ni encre, ni papier. On pouvait lui donner un confesseur, en observant néanmoins la précaution d'en changer de temps en temps, et de ne prévenir ce confesseur qu'au moment même où il serait appelé. Enfin, un chapelain devait lui dire la messe tous les jours, et il était alloué pour son entretien une somme de 1,000 livres par an, plus 500 louis une fois donnés pour achat d'ornements et de divers autres objets. En résumé, une somme annuelle de 9 à 10,000 livres fut affectée aux dépenses qui concernaient personnellement le prisonnier[78].

Il était impossible qu'un homme doué d'une activité d'esprit aussi prodigieuse que Fouquet, qui, depuis l'âge de vingt ans, avait eu la conduite de tant d'affaires considérables, et dont l'aptitude pour le travail était telle que, pendant la durée de son procès, il écrivit quinze volumes de justifications, acceptât sans arrière-pensée cet avenir de réclusion perpétuelle que la volonté du roi lui avait fait. Comme il arrive à tous les prisonniers, sa première idée, en entrant dans la citadelle de Pignerol, fut d'aviser aux moyens d'en sortir. La correspondance du capitaine Saint-Mars avec Louvois fournit à ce sujet des détails pleins d'intérêt et fixe toutes les incertitudes qui pouvaient exister encore, il y a quelques années, sur l'époque et le lieu de la mort de Fouquet[79]. D'abord, Fouquet essaya d'intéresser à son sort le confesseur qu'on lui donnait, et l'on crut devoir limiter à cinq par an, à moins de maladie, le nombre de fois qu'il lui serait permis de se confesser[80]. Au mois de juin 1665, la foudre tomba sur la citadelle de Pignerol. Plusieurs personnes périrent; Saint-Mars crut même un instant que Fouquet avait été écrasé sous les décombres de son appartement avec le domestique qui le servait: heureusement, ils avaient pu se sauver tous les deux dans une corniche. Malgré la surveillance dont il était l'objet, Fouquet avait trouvé le moyen de tracer quelques lignes sur un mouchoir, sur des rubans de couleur; il se servait pour plume d'os de chapon, et faisait de l'encre avec du vin et de la suie. Il avait composé en outre une encre sympathique, et l'on voit Louvois se préoccuper beaucoup dans sa correspondance de la découverte d'un pareil procédé. Il est plus probable que Fouquet le connaissait déjà depuis longtemps, et s'en était servi étant au pouvoir. Mais si l'imagination du prisonnier était féconde en expédients, Saint-Mars faisait bonne garde et le surveillait de près. Pendant quelques années, on ne lui donna que des rubans noirs, on compta exactement son linge avec lequel il était parvenu à faire du papier; enfin on le fouilla plusieurs fois par jour, et des grilles furent placées aux fenêtres de son appartement, de manière qu'il ne voyait plus que le ciel. Que faire dans la solitude de ces journées sans fin? Il avait demandé des livres. Le Tellier répondit à Saint-Mars: «Vous pouvez lui faire achepter les Œuvres de Clavius et de saint Bonnaventure et le Dictionnaire nouveau des Rimes françoises, mais non pas les Œuvres de saint Hiérosme et de saint Augustin[81].» Comprend-on les motifs d'une pareille exclusion? Cependant, un projet d'évasion avait été comploté, mais il fut découvert, et un soldat de la citadelle, qui avait reçu 6 pistoles pour y prendre part, fut jugé militairement et exécuté. S'il faut en croire Guy-Patin, vers la même époque, Fouquet avait encore des amis particuliers qui auraient bien voulu le servir. En attendant, ils travaillaient à faire un recueil de diverses pièces pour sa justification en 4 volumes in-fº, pièces dans lesquelles, ajoute le spirituel docteur, le cardinal Mazarin ne trouverait pas sans doute de quoi être canonisé[82]. Quelques années s'écoulèrent ainsi. Au mois de novembre 1671, le roi donna pour compagnon à Fouquet ce même Puyguilhem, duc de Lauzun, avec qui il avait eu un entretien à Nantes, la veille de son arrestation. Les deux prisonniers occupaient un appartement voisin, et parvinrent, au bout de quelque temps, à établir une communication secrète d'un appartement à l'autre. Toutefois, la rigueur du roi avait fini par s'apaiser. On permit d'abord a Fouquet et à Puyguilhem de se promener ensemble dans la citadelle, de dîner avec le capitaine Saint-Mars, et l'on autorisa celui-ci à inviter quelquefois à sa table les personnes de Pignerol dont il pouvait répondre. Enfin, au mois de mai 1679, le roi accorda à madame Fouquet et à ses enfants l'autorisation d'aller à Pignerol et de demeurer dans la citadelle. Il y avait alors dix-neuf ans qu'ils étaient séparés. Sans doute, cette faveur en présageait une plus grande: malheureusement, la santé de Fouquet était depuis longtemps altérée, et il mourut, vers la fin du mois de mars 1680, à l'âge de soixante-cinq ans.

Quelques jours après, le 3 avril 1680, l'amie fidèle et dévouée qui avait sollicité si vivement auprès de M. d'Ormesson, et à qui l'on doit de si curieux détails sur le procès du surintendant, madame de Sévigné, écrivait à sa fille:

«Ma chère enfant, le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée. Je n'ai jamais vu perdre tant d'amis; cela donne de la tristesse de voir tant de morts autour de soi..... Mademoiselle de Scudéry est très-affligée; enfin, voilà cette vie qui a donné tant de peine à conserver. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus; sa maladie a été des convulsions et des maux de cœur sans pouvoir vomir.»

Puis, deux jours plus tard, le 5 avril, madame de Sévigné trouvait au fond de son cœur cette mélancolique pensée;

«Si j'étais du conseil de famille de M. Fouquet, je me garderais bien de faire voyager son pauvre corps, comme on dit qu'ils vont faire. Je le ferais enterrer là; il serait à Pignerol, et après dix-neuf ans, ce ne serait pas de cette sorte que je voudrais le faire sortir de prison.»

La correspondance de Louvois avec le capitaine Saint-Mars constate qu'un fils de Fouquet, le vicomte de Vaux, emporta tous les papiers qui avaient appartenu à son père. Louvois trouva qu'ils auraient dû être envoyés au roi, et réprimanda sévèrement le commandant de Pignerol[83]. Il y avait parmi ces papiers, quelques poésies[84]. Il s'y trouvait peut-être aussi un livre qui fut publié en 1682 sous le titre de Conseils de la sagesse, et qu'on a attribué à Fouquet. M. d'Ormesson dit également que Fouquet avait écrit et fait imprimer, pendant l'instruction de son procès, un livre de piété ayant pour titre: Heures de la Conception de Notre-Dame. On cherche inutilement ces deux ouvrages dans les bibliothèques.

Telle fut cette vie avec sa magnificence et ses revers. Il est fâcheux pour Fouquet que sa célébrité et l'intérêt qui s'attache à son nom, lui soient venus, non pas des actes de son administration, mais de la grandeur, du retentissement de sa chute. On peut dire de tous les ministres, même les plus mauvais, qu'ils ont fait un peu de bien et rendu quelques services que l'on oublie trop. C'est ce qui arriva à Fouquet. Au mérite d'avoir, grâce à ses ressources personnelles, fourni au cardinal Mazarin toutes les sommes qui lui étaient nécessaires pour ses projets, a l'époque où Mazarin et l'État n'avaient plus aucun crédit, Fouquet joignit celui d'encourager le grand commerce extérieur et la navigation, qu'il essaya de relever en établissant un droit de cinquante sous par tonneau sur les navires étrangers, résolution importante, expédient indispensable pour que la France put un jour posséder une marine, et qui donna lieu, de la part de la Hollande, à des réclamations énergiques dont le résultat sera exposé avec quelque détail dans l'histoire de l'administration de Colbert, sous lequel ces réclamations se prolongèrent longtemps encore. Parmi les édits et règlements concernant le commerce et l'administration, qui ont paru sous le ministère de Fouquet, ceux dont les titres suivent sont les seuls qui méritent d'être rappelés:

Janvier 1655. Édit portant établissement d'une marque sur le papier et parchemin pour valider tous les actes qui s'expédient dans le royaume (papier timbré).

Janvier 1656. Édit portant règlement pour l'établissement des manufactures de bas de soie.

Mars 1656. Établissement de la halle aux vins.

22 avril 1656. Déclaration portant que les compagnons qui épouseront des orphelines de la Miséricorde seront reçus maîtres de leurs métiers à Paris.

Mai 1656 et avril 1657. Lettres patentes portant établissement d'une colonie dans l'Amérique méridionale.

Juillet 1656. Déclaration pour le dessèchement des marais[85].

Voilà quels furent les principaux actes administratifs de Fouquet.

Et maintenant, qu'on se figure les angoisses de dix-neuf ans passés dans la plus dure prison, pour celui qui, au temps de sa prospérité, domptait, amollissait toutes les volontés et tous les cœurs, qui avait une cour de grands seigneurs et de grandes dames, de poëtes et d'artistes, dont un désir enfantait des chefs-d'œuvre, et qui, à Vaux, à Saint-Mandé, élevait des montagnes, creusait des vallées. Quelle expiation! Enfin, par une réaction des plus heureuses, les prodigalités et le désordre de l'administration de Fouquet valurent à la France la sévère économie, l'ordre, la probité que Colbert chercha toujours à faire régner dans les immenses affaires dont il fut chargé. J'ai essayé de faire voir le rôle que ce dernier avait joué dans l'affaire de Fouquet. Cette époque de sa vie dut être pour Colbert très-difficile et très-critique. Laisser aller les choses, n'opposer aucun effort aux efforts des amis de l'accusé, rester calme et sans passion autour de mille passions, cela eût été beau, sans doute, mais c'était s'exposer à voir absoudre les faits les plus graves, les malversations les plus criantes. Quoi qu'il en soit, si le but que Colbert voulait atteindre était louable, on n'en peut dire autant des moyens qu'il se crut obligé d'employer. Plus adroit, plus insinuant, plus maître de lui, d'un côté, il aurait retardé ses mesures sur les rentes; de l'autre, en circonscrivant l'accusation sur quelques chefs principaux, il aurait évité les lenteurs et les défauts de forme qui faillirent tout perdre. Telle n'était pas sa nature. Indigné des dilapidations qu'il avait vues; s'inquiétant peu de l'accusation, assez vraie au fond, qui lui était faite de se montrer inexorable envers celui dont il avait pris la place; d'humeur austère, inflexible, Colbert le poussa sans pitié jusqu'à ce qu'il fût tombé. Encore une fois, on peut ne pas approuver l'homme, mais à coup sûr le ministre méritait des éloges. Les malversations de Fouquet étant avérées, le crime d'État manifeste, patent, constaté de sa main, un exemple était nécessaire. Supposez que le gouvernement eût reculé, et que Colbert, doublement compromis dans cette affaire, et par la position qu'il avait prise, et par les accusations que lui renvoyait l'accusé, eût été dans la nécessité de se retirer, qui donc eût été capable de rétablir l'ordre dans les finances? Quelle confiance eût inspirée une nouvelle administration inaugurée sous de pareils auspices? Quel bien eût-elle pu opérer? Qu'on examine, au contraire, ce qui fut fait. Mais ici je m'arrête. L'administration de Colbert demande à être étudiée attentivement dans son ensemble et dans ses détails, et il est indispensable de lui consacrer un cadre beaucoup plus étendu.


HISTOIRE

DE LA VIE ET DE L'ADMINISTRATION DE COLBERT.


CHAPITRE PREMIER.

Causes de l'élévation de Colbert et de l'influence qu'il a exercée pendant son ministère.—Origine plébéienne de ce ministre (1619).—Il est employé successivement dans une maison de commerce de Lyon, chez un trésorier des parties casuelles à Paris, et chez le ministre Le Tellier d'où il entre chez Mazarin (1648).—Sa correspondance avec ce ministre.—Lettre de remercîments qu'il lui adresse et qu'il fait imprimer (1655).—Il est envoyé en mission en Italie (1659).—Conseil qu'il donne à Mazarin au sujet de sa fortune.—Résolution de Louis XIV de gouverner par lui-même.

Lorsqu'on examine attentivement l'ensemble de notre histoire, on demeure convaincu que jamais ministre n'a exercé une plus grande autorité dans des circonstances aussi propices pour la réforme des abus que Colbert pendant les dix ou douze premières années de son administration. Grâce à une adresse infinie, persévérante, le ministre entre les mains duquel le pouvoir a été le plus insulté, avili, le cardinal Mazarin, avait laissé en mourant le gouvernement plus fort que jamais. Cependant, bien que formé à son école, Colbert eut toujours une prédilection marquée pour les formes sévères, absolues de Richelieu, et il se gouvernait volontiers d'après ses maximes, tant l'empreinte du caractère est puissante chez les hommes. Souvent, quand une affaire importante devait être traitée dans le conseil, Louis XIV disait d'un ton railleur: Voilà Colbert qui va nous répéter: Sire, ce grand cardinal de Richelieu, etc., etc.,[86]. Pendant la première moitié de son ministère, tout seconda l'ardeur infatigable, l'honnêteté de Colbert, et sembla concourir pour assurer les résultats dont le règne de Louis XIV a tiré son plus grand éclat. C'était d'abord un roi de vingt-deux ans, voulant sincèrement l'ordre et la justice, systématiquement éloigné jusqu'alors des affaires par Mazarin, et très-facile à diriger, à cause de cela même, par un homme tout à la fois très habile et connaissant à fond le détail des finances; c'étaient ensuite des Parlements découragés par le mauvais succès de leurs dernières tentatives et résignés désormais à tout subir; un peuple désabusé en même temps de la tutelle des princes et des Parlements; mais, par-dessus tout cela, un désordre si grand, un gaspillage si effronté dans l'administration des finances, que, de tous côtés, on demandait un homme probe, doué d'assez d'énergie pour y mettre un terme. Telle était la situation, en 1661, lorsque Fouquet fut renversé. Il est facile de se figurer l'irritation que dut éprouver Louis XIV à l'idée d'avoir été la dupe de son surintendant. Habilement exploité par Colbert, ennemi personnel, remplaçant de Fouquet, ce sentiment donna immédiatement au nouveau ministre une influence immense. Ses intérêts se trouvèrent en quelque sorte liés à ceux du roi lui-même, et il arriva que l'un et l'autre désirèrent presque aussi vivement, quoique pour des motifs divers, de perdre le surintendant sans retour. On a vu à quels moyens ils furent obligés d'avoir recours. Ce n'est pas que, même à la mort de Mazarin, Colbert n'eût déjà une grande importance personnelle. A cette occasion, des personnages très-éminents lui avaient écrit pour lui exprimer leurs regrets et l'assurer de leur dévouement[87]. Peu de temps après, le 16 mars 1661, le roi l'avait nommé intendant des finances[88]. Mais c'est surtout la direction du procès de Fouquet qui valut tout d'abord à Colbert la confiance entière de Louis XIV. En peu de temps, sa faveur fut toute-puissante et il devint véritablement le ministre dirigeant. Seulement, il eut grand soin, et Louvois en fit autant après lui, de laisser au roi l'apparence et les honneurs de l'initiative. Une autre règle de conduite de Colbert fut de dissimuler toujours son influence, même aux yeux des siens, au lieu d'en faire parade. «Surtout, écrivait-il à son frère, ambassadeur en Angleterre, ne croyez pas que je peux tout.» Une autre fois, le 7 août 1671, il lui mandait: «Le roy a donné l'évesché d'Auxerre à M. de Luçon (c'était leur frère), et j'ay eu assez de peine à luy faire accepter cette grâce[89].» Était-ce modestie ou désir de tempérer l'ardeur des demandes? Pourtant, de 1661 à 1672, on peut dire que la puissance et le crédit de Colbert furent sans bornes. Codes, règlements, ordonnances, tout porte son empreinte et dérive de lui. Gouvernements, ambassades, présidences, évêchés, intendances, les plus hautes positions enfin ne sont données qu'à sa recommandation ou avec son agrément. Après l'élévation de Richelieu et de Mazarin, qui, eux aussi, avaient dû leur fortune à eux-mêmes, à leur propre mérite, la haute faveur à laquelle parvint Colbert a sans doute moins droit d'étonner. C'était un des plus sûrs instincts du pouvoir royal, dans sa lutte avec la féodalité, de s'appuyer sur des hommes intelligents, mais nouveaux, et par cela même tout à fait dévoués et désintéressés dans le débat. Sous l'influence des souvenirs de son orageuse minorité, Louis XIV devait, plus que tout autre, rester fidèle à ce système, et l'un des premiers éléments de la fortune de Colbert fut peut-être d'avoir été l'homme d'affaires, le domestique de Mazarin, comme disait insolemment Fouquet. Avant d'entrer dans l'examen détaillé des principaux actes qui ont signalé l'administration de Colbert, il ne sera donc pas sans intérêt de le suivre, autant que l'incertitude et la rareté des indications biographiques pourront le permettre, dans les commencements assez obscurs et peu connus de sa carrière. A défaut d'autres preuves, la supériorité de certains hommes pourrait se mesurer au besoin par l'espace qu'ils ont dû parcourir pour arriver au poste où ils sont devenus célèbres. Sous ce rapport encore, il convient de marquer avec plus de précision qu'on ne l'a fait jusqu'à présent le point de départ de Colbert et les circonstances de son entrée dans cette cour qu'il devait remplir de son nom, à l'époque même où Louis XIV, à l'apogée de sa grandeur, semblait justifier en quelque sorte l'orgueil de ses devises et les louanges de ses adulateurs.

Jean-Baptiste Colbert est né à Reims, le 29 août 1619, de Nicolas Colbert et de Marie Pussort. Le Dictionnaire de la Noblesse qualifie le père de Colbert du titre de seigneur de Vandières; d'un autre côté, les descendants de Colbert assurent qu'il n'y a rien dans son acte de naissance, qui est à leur disposition, d'où l'on puisse inférer «que le père du grand Colbert, ni aucune des personnes nommées dans cet acte, fussent des marchands[90].» Quoi qu'il en soit, non-seulement les contemporains de Colbert, mais Colbert lui-même, on va le voir bientôt, ne croyaient pas à la noblesse de sa famille. L'un de ses contemporains, l'abbé de Choisy, fournit même sur ce sujet de curieux détails.

«Colbert, dit-il, se piquoit d'une grande naissance et avoit là-dessus un furieux foible... Il fit enlever la nuit, dans l'église des Cordeliers de Reims, une tombe de pierre où était l'épitaphe de son grand-père, marchand de laine, demeurant à l'enseigne du Long-Vêtu, et en fit mettre une autre d'une vieille pierre où l'on avoit gravé en vieux langage les hauts faits du preux chevalier Kolbert, originaire d'Ecosse.»

Un peu plus loin, l'abbé de Choisy ajoute:

«Un ministre m'a pourtant rapporté que M. Colbert, en frappant son fils aîné avec les pincettes de son feu (ce qui lui étoit arrivé plus d'une fois), lui disoit en colère: «Coquin, tu n'es qu'un petit bourgeois, et si nous trompons le public, je veux du moins que tu saches qui tu es[91]

On croira peut-être cette scène inventée à plaisir par la malignité envieuse des contemporains, et, si l'on veut même, d'un des collègues de Colbert; mais la phrase suivante, extraite d'une instruction de ce ministre au marquis de Seignelay son fils, et écrite en entier de sa main, montre sans réplique l'opinion qu'il avait lui-même de ses titres de noblesse[92]. Après avoir tracé au jeune marquis de Seignelay la ligne de conduite qu'il doit suivre, Colbert ajoute: «Pour cet effet, mon fils doibt bien penser et faire souvent réflection sur ce que sa naissance l'auroit fait estre sy Dieu n'avoit pas bény mon travail, et sy ce travail n'avait pas esté extrême.» Un autre indice semble confirmer la scène racontée par l'abbé de Choisy. La Bibliothèque du Roi possède quelques manuscrits du marquis de Seignelay. Dans le nombre se trouve la copie de l'instruction que son père avait faite pour lui. Or, dans cette copie, entièrement de l'écriture du fils de Colbert, la phrase même qu'on vient de lire a été biffée après coup, et c'est la seule. N'est-on pas en droit d'en conclure que Colbert ne se faisait pas illusion sur l'ancienneté de sa famille, et que le marquis de Seignelay rougissait du souvenir que lui avait rappelé son père? On objectera, il est vrai, les preuves de noblesse faites en 1646 et en 1667. Mais l'instruction de Colbert à son fils est postérieure de quatre ans à la dernière de ces pièces, et il est évident qu'il n'eut pas dit à celui-ci, en 1671, d'examiner ce que sa naissance l'auroit fait estre, si déjà en 1667, sa famille avait pu prouver trois quartiers de noblesse. Le malin abbé de Choisy fait à ce sujet l'observation suivante:

«M. Colbert dit à MM. de Malthe qu'il les prioit d'examiner les preuves de son fils le chevalier avec la dernière rigueur. Ils le firent aussi et trouvèrent les parchemins de trois cents ans plus moisis qu'il ne falloit.»

La complaisance proverbiale des généalogistes n'y était-elle pour rien? Voilà ce qu'il est permis de se demander. Quant aux autres témoignages contemporains, ils s'accordent tous pour assigner à la famille de Colbert l'origine qui faisait le désespoir du marquis de Seignelay, et il est évident qu'on n'eût pas accusé Colbert d'être le fils d'un courtaut de boutique[93] si son père n'eût été commerçant. Un de ses plus anciens biographes[94] a dit aussi que celui-ci avait été marchand de vin comme son aïeul, puis marchand de draps, et ensuite de soie.» Enfin, un historien tout à fait désintéressé a eu en sa possession, vers la fin du siècle dernier, des lettres nombreuses écrites de 1590 à 1635, à un négociant de Troyes, nommé Odart Colbert, frère des Colbert de Reims[95]. Toutes ces lettres concernaient le commerce de la draperie, des étamines, des toiles, des vins, des blés, en France, en Flandre et en Italie, où Odart Colbert avait des associés. Ceux de Lyon et de Paris s'appelaient Paolo Mascranni e Gio-Andrea Lumagna. Les lettres de Lumagna constataient qu'il était banquier de la cour. A l'époque du meurtre du maréchal d'Ancre, qu'on soupçonnait d'avoir, par son intermédiaire, fait passer des fonds considérables en Italie, il vit sa caisse scellée et ses livres enlevés. Plus tard, Lumagna devint le banquier du cardinal Mazarin, et plusieurs historiens pensent que ce fut lui qui donna Jean-Baptiste Colbert au cardinal. Parmi les lettres dont il s'agit, il s'en trouvait un grand nombre de Marie Bachelier, veuve de Jean Colbert, frère d'Odart, et marraine de Jean-Baptiste Colbert. Marie Bachelier faisait à Reims, pour le compte d'Odart, des achats considérables d'étamines. Quant à ce dernier, son commerce ayant prospéré, il acheta plusieurs terres, et traita vers 1612 d'une charge de secrétaire du roi. Il mourut eu 1640, et cette inscription fut gravée sur sa tombe: Cy gist Odart Colbert, seigneur de Villacerf, Saint-Pouange et Turgis, conseiller-secrétaire du Roy, etc., etc. Le marchand, on le voit, avait déjà tout à fait disparu. Grâce aux bons offices du banquier Lumagna, dont le crédit était considérable à Paris, un de ses fils épousa une sœur de Michel Le Tellier, alors conseiller au Parlement et depuis chancelier de France. Il y avait en outre les Colbert de Troyes et ceux de Paris. Un de ces derniers, Girard Colbert, était établi à Paris, rue des Arcis, à la Clef d'argent, et c'est chez lui que descendaient, dans leurs voyages à Paris, les Colbert de Troyes et ceux de Reims[96].

Certes, Colbert ne perd aucun de ses titres à la reconnaissance de la France pour être issu d'un père commerçant. Il est même probable que les souvenirs de famille exercèrent une très-heureuse influence sur la direction de ses idées. Au lieu de compléter son éducation et de lui apprendre le latin, ce qu'il n'eût sûrement pas manqué de faire dans une position différente, son père l'avait envoyé fort jeune encore, à Paris d'abord, et de Paris à Lyon, «pour y apprendre la marchandise,» dit son premier historien[97]. Mais Colbert ne resta pas longtemps dans cette dernière ville. Il se brouilla, dit-on, avec son maître, revint à Paris, où il entra chez un notaire, puis chez un procureur au Châtelet, du nom de Biterne, qu'il quitta bientôt pour passer, en qualité de commis, au service d'un trésorier des parties casuelles nommé Sabatier[98]. C'est à cette époque qu'il aurait été présenté à Colbert de Saint-Pouange, intendant de Lorraine et beau-frère du ministre Le Tellier, qui possédait alors toute la confiance du cardinal Mazarin. «D'abord commis de Le Tellier, dit une autre publication contemporaine, pendant l'exil du cardinal, il fut chargé de remettre toute sa correspondance. A son retour, le cardinal le demanda à M. Le Tellier et le fit intendant de sa maison[99]

Mais cette version est inexacte, Colbert, on en aura bientôt la preuve, ayant fait partie de la maison du cardinal dès 1649. Il avait alors trente ans. «M. le cardinal, dit Gourville, s'en trouva bien, car il était né pour le travail au-dessus tout ce qu'on peut imaginer.» De son côté, Colbert s'attacha fortement, exclusivement, aux intérêts de Mazarin. Suivant l'auteur de sa vie, il seconda à merveille les penchants du cardinal en retranchant toutes les dépenses inutiles, et celui-ci «se servit de lui pour trafiquer les bénéfices et les gouvernements, dont il retirait de grandes sommes.» Un expédient que Colbert suggéra au cardinal fut aussi très-goûté par lui: il consista à forcer les gouverneurs des places frontières d'entretenir leurs garnisons avec le produit des contributions qu'on les chargea de percevoir, le gouvernement n'ayant plus l'autorité nécessaire pour cela. Une lettre du cardinal Mazarin lui-même, adressée le 3 octobre 1651 à la princesse Palatine, marque d'une manière certaine la confiance dont Colbert jouissait déjà à cette époque. C'est la première pièce authentique où le nom du futur contrôleur général soit prononcé[100].

«Si j'étois capable, écrivait Mazarin, après le coup mortel que j'ai reçu, de ressentir les autres effets de ma mauvaise fortune, je vous avoue qu'il m'eût été impossible de voir que la bonne volonté de XIV (le marquis de La Vieuville, surintendant des finances en 1651) pour XLIV (Mazarin) rencontrât d'abord des difficultés pour lui en donner des marques; car comment est-ce que XLIV (Mazarin) les pouvoit espérer sans entendre celui qui sait toutes choses et les expédients pour les mettre en bon état. Colbert, qui n'est pas une grue[101] et ne sait pas comprendre tous les mystères qu'on lui a faits, croit que la Mer (Mazariu) se méfie de lui et la conjure de se servir d'un autre, ne voulant pas préjudicier à ses intérêts, lesquels, je vous assure, seraient perdus sans ressource s'ils sortoient de ses mains, en ayant une connoissance parfaite, étant très-capable et homme d'honneur, et de plus fort contraire à tous les Postillons (le président de Maisons). Ce que je sais de certaine science, m'en ayant écrit diverses fois en termes qui le faisoient assez connoître, et en même temps grande estime et opinion pour l'Abondance (le marquis de La Vieuville).»

Tel était le crédit de Colbert en 1651. Une fois, au surplus, Colbert avait failli payer cher son dévouement au cardinal. Malgré un sauf-conduit du Parlement, la garde des barrières avait voulu l'arrêter aux cris de: «Mort aux Mazarins!» Heureusement, la garde bourgeoise arriva fort à propos pour le sauver. C'était dans les troubles qui remplirent l'année 1651[102]. Cependant, tout en participant aux libéralités du cardinal, Colbert les trouvait, à ce qu'il paraît, insuffisantes, et il n'oubliait pas ses intérêts. En 1654, pendant que la cour était à Stenay, il adressa à Mazarin plusieurs lettres où l'on trouve à ce sujet de précieuses indications. Le 19 juin 1654, il écrivit au cardinal:

«Il a couru ici un bruit de la mort de M. l'évêque de Nantes, qui a deux petites abbayes, dont l'une dépend de Cluny, qui vaut 4,000 livres de rentes. Je supplie très-humblement Vostre Éminence, si ce bruit se trouvoit vray, ou en pareil cas, de me gratifier de quelque bénéfice à peu près de cette valeur[103]

Dans les lettres suivantes, Colbert revient à plusieurs reprises sur le même sujet, mais le cardinal reste muet. Quelques passages de cette correspondance de Colbert initient à ses pensées intimes et le montrent déjà tel qu'il doit être un jour lorsqu'il exercera le pouvoir. Le 1er juillet 1654, il écrit que «les compagnies souveraines agissent d'une manière insupportable.» On voit poindre dans ces mots le caractère du ministre qui, servant en cela l'orgueil et les rancunes de Louis XIV, fit essuyer le plus d'humiliations aux Parlements[104]. Et Mazarin répond en marge: Il n'y a pas moyen de souffrir les procédés de ces gens-là.» Au mois d'août 1654, après la prise de Stenay, Colbert écrit au cardinal les lignes suivantes, dans lesquelles son caractère et celui de Mazarin se dessinent également:

«Les grandes actions, comme celle que l'armée du Roy vient d'exécuter par les soins et vigilance de Vostre Éminence, donnent des sentiments de joie incomparables aux véritables serviteurs du Roy et de Vostre Éminence, reschauffent les tièdes et estonnent extraordinairement les méchants; mais le principe du mal demeure toujours en leur esprit: il n'y a que l'occasion qui leur manque, laquelle Vostre Éminence voit bien par expérience qu'ils ne laisseront jamais s'eschapper. Au nom de Dieu, qu'elle demeure ferme dans la résolution qu'elle a prise de chastier, et qu'elle ne se laisse pas aller aux sentiments de beaucoup de personnes qui ne voudroient pas que l'autorité du roy demeurast libre et sans estre contre-balancée par des autorités illégitimes, comme celle du Parlement et autres. Je supplie Vostre Éminence de pardonner ce petit discours à mon zèle[105]

Évidemment, Colbert trouvait le cardinal débonnaire à l'excès, manquant de fermeté, et surtout trop éloigné des grands moyens, des coups d'État. «Je suis très-aise, répondit Mazarin en marge, des bons sentimens que vous avez.» Voilà tout. Quant à ses projets et à la vigueur qu'on lui recommande, pas un mot. A quoi bon, en effet? N'était-il pas déjà venu à bout de difficultés bien autrement grandes avec de la ruse, de la patience, et sans verser une seule goutte de sang?

Ce n'étaient pas là les idées et la politique de Colbert. Dans une longue lettre du 23 novembre 1655, par laquelle il proposait à Mazarin, qui approuva son projet, d'établir un comité de surveillance pour procéder à la réformation de l'ordre de Cluny, dont l'ancienne réputation était depuis quelque temps compromise par l'inconduite de quinze cents moines déréglés, Colbert parle avec une sorte de respect de la main puissante du cardinal de Richelieu. On a vu déjà comment il s'exprimait toujours sur son compte. En même temps, l'intendant de Mazarin portait très-loin le soin des détails. Souvent, après avoir parlé des plus graves affaires, il entretient le cardinal d'objets de la plus minime importance, et lui annonce des envois de vins, de melons, etc.

«On économiserait au moins 40 écus, écrivoit-il le 17 juillet 1655, à vous envoyer les dindonneaux, faisandeaux, gros poulets, si Vostre Éminence les faisoit prendre par une charrette, ne sachant d'ici où il faudroit les adresser[106]

Dans une autre lettre, en date du 20 août 1656, la sollicitude de Colbert pour les intérêts du commerce se manifeste déjà clairement, et il se plaint que «Messieurs des finances travaillent à établir de nouveaux droits à La Rochelle, ce qui ruinerait entièrement son commerce, à quoi il est nécessaire que le cardinal interpose son autorité.» Enfin, dans plusieurs lettres, on le voit chargé en quelque sorte de la police, faire épier les personnes dont les démarches étaient suspectes à Mazarin, travailler avec l'abbé Fouquet à découvrir ceux qui apposaient des placards séditieux sur les murs de Paris, ou qui en jetaient sous les portes, jusque dans les maisons, et en même temps investi des pleins pouvoirs du cardinal, dirigeant et faisant prospérer son immense fortune, le conseillant souvent avec succès, ayant, par suite de cette position beaucoup de crédit, et, de plus, toute l'affection de Mazarin, qui écrit en marge d'une très-longue lettre de Colbert, relative à un démêlé que celui-ci avait eu avec M. de Lionne: «Je prends part à tout ce qui vous regarde comme si c'estoit mon propre intérest

C'est à peu près à cette époque de sa vie que se rapporte une démarche très-singulière de Colbert. Sa position était devenue dès lors assez brillante et attirait sur lui l'attention. Déjà, en 1649, il avait été nommé conseiller d'État. Vers 1650, il avait épousé Marie Charon, fille de Jacques Charon, sieur de Menars, qui, «de tonnelier et courtier de vin, était devenu trésorier de l'extraordinaire des guerres[107].» Jacques Charon, estimant que sa fille était un des plus riches partis de la capitale, à cause des grosses successions qu'elle attendait, aurait eu, dit-on, des vues plus élevées; mais, menacé d'une taxe considérable dont Colbert le fit exempter, il consentit à ce mariage, qui, à tout événement, assurait à son gendre une position indépendante[108]. Enfin, les témoignages des bontés du cardinal ne s'étaient pas bornés à Colbert, et déjà, en 1655, grâce à l'influence de celui-ci, toute sa famille se trouvait établie dans des postes très-avantageux. C'est dans ces circonstances que Colbert écrivit, fit imprimer et rendit publique la curieuse lettre qu'on va lire. Si la reconnaissance seule le fit parler ainsi, rien n'était plus louable sans doute, bien qu'un peu moins d'éclat dans l'expression de ce sentiment eût été plus convenable. On jugera d'ailleurs, à la lecture de cette lettre, si une manifestation aussi inusitée n'entrait pas pour quelque chose dans la politique de Mazarin, si elle n'avait pas été concertée entre lui et Colbert, et si enfin, elle n'était pas pour ce ministre un moyen indirect de répondre par des faits au reproche d'ingratitude que ses ennemis affectaient de lui adresser.

«Lettre du sieur Colbert, intendant de la maison de Monseigneur le cardinal, à son Éminence[109].

«Monseigneur,

«Bien que j'aie reconnu en mille occasions, par l'honneur que j'ai d'approcher à toute heure de Votre Éminence, qu'elle ne cherche point d'autre récompense de ses vertueuses actions que ses actions vertueuses mêmes, et que sa magnanimité oublie aussi facilement ses bienfaits qu'elle a de dispositions à pardonner les injures, je la supplie de trouver bon que je ne paroisse pas insensible à tant de faveurs qu'elle a répandues sur moi et sur ma famille, et qu'au moins en les publiant je leur donne la seule sorte de paiement que je suis capable de leur donner. Si elle a de la peine à souffrir que je la fasse souvenir, des obligations infinies que je lui ai, qu'elle ne m'envie pas la joie de les apprendre à tout le monde, et qu'elle me permette de lui enquérir pour serviteurs tous ceux qui sont touchés de la beauté de la vertu, en leur faisant voir de quelle manière elle traite les siens, et quel avantage il y a de lui être fidèle.

«Je ne veux pas, Monseigneur, entrer dans le vaste champ de tous les bienfaits et de toutes les grâces qui sont sortis des mains de Votre Eminence; je me renfermerai dans les choses qui me regardent, et ne lasserai ni sa modestie ni sa patience, n'employant que peu de paroles pour ce grand nombre de bienfaits dont il lui a plu de me combler. Quelles paroles aussi bien pourraient exprimer ses libéralités, puisque l'étendue de ma gratitude même ne sauroit les égaler?

«Je dirai seulement qu'après quelques épreuves de mon zèle, dans la campagne de 1649 et 1650, où Votre Éminence me commanda de la suivre en Normandie, en Bourgogne, en Picardie, en Guyenne et en Champagne, m'ayant dès lors confié le soin de toutes les dépenses qu'elle faisoit faire dans ce voyage pour le service du roi, après avoir donné des marques publiques d'en être satisfaite, par une chanoinie de Saint-Quentin qu'elle fit obtunir à mon frère, nonobstant les instances que quelques personnes considérables en avoient faites. Dans ce grand orage qui s'éleva en 1651, et qui obligea Votre Éminence à céder pour un temps à sa furie, elle ne fut pas hors du royaume qu'elle jette les yeux sur moi pour me commettre la direction de toutes ses affaires, et j'avoue qu'encore que je mette à un très-haut prix toutes les bontés qu'elle m'a témoignées, il n'y en a pourtant aucune que je fasse entrer en comparaison avec celle-là; soit que je la considère du côté du jugement avantageux qu'elle faisoit de moi, soit que je la considère de l'exemple qui est en soi très-honorable, et que l'exemple de feu M. le cardinal de Richelieu[110] fait voir digne de l'ambition des personnes de la condition la plus haute dans l'Église, dans l'épée ou dans la robe, lesquelles ne l'eussent pas moins recherchée pour voir Votre Éminence éloignée, sachant qu'elle ne l'étoit pas du cœur de Leurs Majestés, et qu'en s'attachant à ses intérêts leurs services n'en auroient pas été moins reconnus; soit, enfin que je la considère du côté de l'utile, puisqu'elle me servoit comme d'assurance de tous les biens auxquels je pouvois prétendre en bien servant, et que j'ai reçus depuis au-delà de mes prétentions et de mes espérances. Votre Éminence voulut encore ajouter à la grâce d'un si grand bienfait celle de donner des marques d'une confiance tout entière et même d'une très-grande fermeté à maintenir le choix qu'elle avoit fait, lorsque ceux qui s'étoient élevés, à sa recommandation, aux premières charges de l'État, ayant déclaré par diverses pratiques ne vouloir aucune sorte de confiance avec moi, dans la vue de se rendre maîtres de ses affaires, elle leur écrivit dans des termes si pressants et si positifs qu'ils furent contraints d'en perdre la pensée et de s'accommoder à ses intentions[111]. Ces termes mêmes étoient accompagnés de tant de marques de bonté pour moi qu'une princesse, qui avoit eu part à ce démêlé, ne fit pas difficulté de me dire qu'elle se tiendroit pour bien récompensée si, après avoir servi Votre Éminence pendant dix ans le plus utilement, elle recevoit quatre lignes de sa main, de la manière dont Votre Éminence avoit écrit quatre pages sur mon sujet. Une faveur en toutes façons si importante fut suivie de plusieurs autres presque en même temps. Votre Éminence me donna un bénéfice de 10,000 livres de rente pour ce même frère à qui elle avoit procuré une chanoinie de Saint-Quentin, et à un autre qui venoit d'être blessé sur la brèche de Chastel en Lorraine, elle fit accorder une lieutenance au régiment de Navarre, et pour un troisième elle obtint de la reine la direction des droits de tiers des prises faites par les vaisseaux du roi sur les ennemis de cette couronne. Mais, comme si Votre Éminence eût résolu de ne point laisser passer d'année sans la signaler par de nouveaux bienfaits, la suivante ne fut pas commencée que je me vis honorer de la charge d'intendant de la maison de Monseigneur le duc d'Anjou, et que je vis ce même frère gratifié d'un autre bénéfice de 800 livres de rente. Votre Éminence couronna tant de bienfaits par un dernier prix inestimable, je veux dire par les témoignages avantageux qu'elle voulut bien rendre en diverses rencontres au roi et à la reine, comme si elle eût voulu justifier ses grâces par mon mérite, quoiqu'elles n'eussent autre principe ni autre fondement que sa bonté et sa munificence. Votre Éminence me les continua encore, en 1653, par la permission que j'eus de tirer 40,000 livres de récompenses de la charge d'intendant de Monseigneur le duc d'Anjou, et par le dessein qu'elle forma de me faire avoir celle de secrétaire des commandements de la reine à venir. Dans le cours de la même année, elle fit donner une compagnie, au régiment de Navarre, à celui de mes frères[112] à qui elle avoit fait donner une lieutenance; elle fit agréer mon autre frère[113] pour la direction des préparatifs et pour l'intendance de l'armée de terre destinée à l'entreprise de Naples, et nomma un de mes cousins germains[114] à l'intendance de l'armée de Catalogne, qui depuis fut convertie en celle de toutes les affaires de ses gouvernements de La Rochelle et de Brouage.

«Enfin, au commencement de l'année 1654, elle exécuta le dessein qu'elle avait conçu pour la charge de secrétaire des commandements de la reine à venir, de laquelle elle me fit revêtir, refusant ses offices pour la même charge à une personne à qui, sans cette excessive bonté qu'elle a pour moi, une infinité de raisons les dévoient faire accorder[115]. Dans la même année elle mit le comble à ses faveurs par une abbaye de 6,000 livres de rente qu'elle impétra de Sa Majesté pour mon frère. Je dois encore à l'efficacité de ses bons témoignages la bonté que la reine a eue d'acheter pour moi une charge considérable de la maison du roi, avec ces paroles si avantageuses qu'elle ne l'achèteroit pas pour me faire plaisir, mais pour le service du roi son fils; et je ne puis taire que Votre Eminence, avec quelque résistance de ma part au torrent de ses libéralités[116], a pensé cette année encore à les accroître par un bénéfice de 8,000 livres de rente.

«Voilà, Monseigneur, en abrégé, ce qui se peut exprimer et connoistre des bienfaits dont je suis comblé par la bonté immense de Votre Éminence: étant infiniment au-dessus de mes forces d'exprimer la manière avec laquelle vous en avez su rehausser la valeur; car comme il n'y a que Votre Éminence qui puisse concevoir et produire toutes ces grâces dont vous les accompagnez, qui surpassent infiniment les bienfaits mêmes, et que vous imprimez si puissamment dans les cœurs, il n'y a qu'elle seule qui les puisse dignement apprécier. Je ne lui en dis autre chose, sinon qu'elle surpasse autant mon mérite que mes souhaits; que leur grandeur et leur nombre m'ôtent le moyen et le loisir de les goûter comme il faudrait, et que plus sa bonté veut même relever le peu que je vaux, pour leur donner quelque apparence de justice, et plus j'en rapporte les motifs à cette bonté, sans que je prétende jamais en demeurer quitte envers elle, quelques services que je lui puisse rendre, quand je lui en rendrois des siècles entiers.

«Toutes ces grâces, Monseigneur, et une infinité d'autres que Votre Éminence a répandues sur toutes sortes de sujets, à proportion de leur mérite et même beaucoup au delà, devroient étouffer la malice de ceux qui ont osé publier que les grâces et les bienfaits ne sortoient qu'avec peine de vos mains, et quelques-uns de ceux qui en ont été comblés ont été de ce nombre, comme si, dans le même temps qu'ils recevoient des bienfaits, ils cherchoient des couleurs pour les diminuer, afin de se décharger du blâme de l'ingratitude qu'ils méditaient. C'est une matière dont personne ne peut guère mieux parler que moi; la meilleure partie de ces grâces a passé devant mes yeux, et je n'en ai vu aucune, pour peu de mérite qu'ait eu la personne qui les a reçues, qui n'ait été redoublée par la manière obligeante de la faire. Il est vrai que souvent ces grâces ont été fort ménagées, parce qu'elles étoient faites pour de très puissantes considérations d'État, et non pour celles des personnes qui les recevoient, qui souvent en étoient très-indignes. Je dois ce témoignage à la vérité, et c'est pour cela que je supplie Votre Éminence de souffrir que je fasse connoître à chacun ce que j'en ai éprouvé moi-même, afin que si quelques particuliers lui dérobent la gloire des bonnes actions qui lui ont été profitables, le public lui rende justice et ne dénie pas à ses actions la louange qui leur est due.

«J'avoue, Monseigneur, que Votre Éminence trouveroit facilement une infinité de sujets plus dignes que moi de sa munificence, et toutefois si un cœur, bien persuadé de ses obligations, et brûlant du désir d'y bien répondre, pouvoit tenir lieu de mérite, je croirois que le mien a toute la disposition dont il est capable, et que Votre Eminence peut justement désirer pour les grandes choses qu'elle a faites pour moi. Et du moins je ne lui laisserai pas le déplaisir de les avoir semées en une terre ingrate.

«Ce n'est pas, Monseigneur, que, pour m'être entièrement dévoué au service de Votre Éminence et de sa maison, et en avoir montré l'exemple à mes frères et à mes proches, et pour élever mes enfants dans la religion où Dieu les a fait naître, avec le même zèle et la même constance que moi; ce n'est pas que je prétende satisfaire à ce que je dois à ses bontés; mes soins et mes travaux quelque grands et quelque utiles qu'ils puissent être, demeureront toujours au-dessous de ce qu'elle a droit d'attendre de moi en toute l'étendue de ses intérêts et de ses commandements. Mes paroles mêmes, quelque puissantes qu'elles fussent, ne lui sauraient faire connoître qu'imparfaitement ma gratitude en voulant lui en exprimer la grandeur. Je me trouve réduit à me servir de termes trop foibles et trop ordinaires d'une protestation très-véritable d'être éternellement, avec toute sorte de respect et de dévotion.

«Monseigneur,

«De Votre Éminence,

«Le très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur,

Paris, le 9 avril 1655.

«Colbert

Une telle manifestation est au moins étrange, et il n'est guère possible de supposer qu'elle ait été spontanée. Ce fut là comme un manifeste de Mazarin dont le but principal était de prouver l'avantage qu'il y avait à s'attacher fortement à lui. Telle dut être au fond sa tactique, et elle lui réussit à merveille. En effet, à partir de cette époque, toute velléité de résistance disparut, et l'on peut dire que l'exercice du pouvoir royal ne rencontra plus dès-lors d'opposition sérieuse, même dans les Parlements.

On a déjà vu, par les récriminations de Fouquet, que Mazarin, au mépris de toutes les règles administratives et de toutes les convenances, se chargeait de la fourniture des vivres de l'armée. Une lettre de Colbert, du 8 juin 1657, constate ce fait d'une manière péremptoire. Colbert n'ose pas dire au cardinal que ces opérations sont déloyales, mais il insiste fortement pour lui faire comprendre jusqu'à quel point elles le compromettent.

«Le surintendant, écrit-il, ne pouvant rembourser Vostre Éminence que par des assignations sur divers, il s'ensuivra que ceux-ci auront connoissance de ces fournitures, ou bien il faudra prendre toute sorte de faussetés pour les leur cacher[117]

Quatre ans plus tard cependant, à l'époque du procès de Fouquet, il fallut que Colbert et tous ceux qui avaient épousé sa cause défendissent la probité du cardinal obstinément attaquée par le surintendant, qui prétendait se justifier surtout par cette raison que le premier ministre avait amassé illégalement vingt fois plus de bien que lui.

J'ai essayé précédemment de caractériser les rapports qui avaient existé entre Colbert et Fouquet avant l'arrestation de ce dernier, et l'influence que Colbert exerça sur la destinée du surintendant. Qu'on me permette de revenir un instant sur cette partie de leur biographie commune. La lettre suivante, du 16 juin 1657, ne justifie pas complètement Colbert, il est vrai, du reproche qui lui a été fait d'avoir fortement travaillé à renverser Fouquet pour le supplanter; cependant, elle est favorable au surintendant, pour lequel il paraît évident qu'à cette époque Mazarin éprouvait déjà de l'éloignement.

«Le sieur procureur général, écrit Colbert, ayant toujours bien, servi Vostre Éminence en toute occasion, mérite assurément de recevoir quelque grâce particulière, et si Vostre Éminence est résolue de luy accorder ce qu'il demande, je suis obligé de luy dire qu'ayant tous les jours besoin dudit sieur procureur général pour ses affaires, il seroit assez nécessaire que je luy en portasse la nouvelle, et mesme que Vostre Éminence fist connoistre à tous ceux qui lui en parleront pour luy que je luy ai rendu témoignage en toute occasion du zèle qu'il fait paroistre pour le service de Vostre Éminence[118]

Ainsi, au mois de juin 1657, Colbert recommandait en quelque sorte Fouquet au cardinal et ne songeait pas évidemment à le remplacer. L'année suivante, Fouquet écrivit son fameux projet qu'il modifia ensuite à deux reprises, principalement après s'être brouillé avec son frère l'abbé. Ce ne fut que deux ans après, le 1er octobre 1659, pendant le voyage du cardinal aux Pyrénées, que Colbert lui adressa, sur le désordre des finances, ce mémoire dont Gourville et Fouquet prirent copie, grâce à l'infidélité du surintendant des postes, de Nouveau, inscrit comme tant d'autres sur la liste des pensionnaires de Fouquet.

Vers le même temps, Colbert reçut une nouvelle marque de la faveur de Mazarin, qui le chargea d'une mission difficile auprès du pape Alexandre VII. Il s'agissait de décider le pape à restituer au duc de Parme le duché de Castro dont il l'avait dépouillé, et, en second lieu, de le déterminer à porter du secours aux Vénitiens, afin de les aider à repousser de Candie les Turcs qui l'assiégeaient. Cette mission ne réussit pas. D'abord, Alexandre VII était animé de dispositions très-peu bienveillantes à l'égard du cardinal Mazarin; et, quant au duché de Castro, une invitation diplomatique pure et simple était peu propre à décider le pape à le remettre entre les mains du duc de Parme. Après quatre mois d'un inutile séjour à Rome, Colbert se rendit à Florence, à Gênes, à Turin pour solliciter des secours en faveur des Vénitiens, mais toujours sans succès. Le duc de Savoie seul promit de joindre mille fantassins aux troupes de l'expédition que la France projetait alors[119].

Mais la place de Colbert n'était pas dans les cours étrangères, et ce n'est point par la diplomatie, il est permis de le croire, qu'il se serait frayé un chemin au premier rang. Il revint donc à Paris et y trouva le cardinal Mazarin souffrant déjà de la maladie dont il mourut un an après[120]. Pour calmer ses tardifs scrupules, Colbert lui conseilla de faire une donation de tous ses biens au roi, lui garantissant d'avance, pour le rassurer, que Louis XIV ne les accepterait pas. C'est alors que le cardinal fit ce fameux testament par lequel il léguait au roi, et, en cas de non-acceptation de sa part, à diverses personnes, notamment au duc de La Meilleraie, mari de sa nièce Hortense, à condition qu'il prendrait le titre de duc de Mazarin, plus de 50 millions du temps. «Ah! ma famille, ma pauvre famille! s'écriait le cardinal en attendant la réponse du roi, elle n'aura pas de pain.» Enfin, Louis XIV le tira d'inquiétude en lui permettant de disposer de tous ses biens. Peu de jours après, le cardinal mourut. L'abbé de Choisy raconte qu'aussitôt Colbert alla trouver le roi et lui dit que le cardinal avait en divers endroits près de 15 millions d'argent comptant; qu'apparemment son intention n'était pas de les laisser au duc de Mazarin, bien qu'il l'eût déclaré son légataire universel; qu'il y aurait à prendre sur cet argent 400,000 écus qu'il donnait à chacune de ses nièces, mais que le surplus servirait à remplir les coffres de l'épargne entièrement vides, ce qui fut fait[121].

Tel fut, suivant l'abbé de Choisy, le commencement de la fortune de Colbert, mais cette faveur eut évidemment une autre cause. On a vu quelles étaient les dispositions du cardinal à l'égard du surintendant en 1659, et il est facile de deviner que, tout en faisant au roi le plus grand éloge de la probité, de l'exactitude, de la vigilance de Colbert, il blâma chez Fouquet tous les défauts opposés. Quand Mazarin mourut, laissant la France en paix au dehors, délivrée de l'esprit de faction au dedans, mais épuisée, sans ressources, et scandaleusement exploitée par tout homme qui avait une centaine de mille écus à prêter au trésor à 50 pour 100 d'intérêt; Colbert qui, depuis longtemps, suivait avec soin les progrès de la corruption, qui en savait toutes les ruses et toutes les faiblesses, et qui les dévoilait à Louis XIV; Colbert que le roi consultait d'abord en secret, tant était grand le besoin qu'il avait de lui, devait nécessairement, et au bout de peu de temps, obtenir ses entrées publiques au Conseil et y occuper la première place. Ses travaux spéciaux, ses antécédents, son caractère, son ardeur pour le travail, cette colossale fortune de Mazarin si habilement administrée pendant près de quinze ans, mais surtout la modestie des fonctions qu'il avait remplies auprès du cardinal, tout le désignait à Louis XIV, qui, sans doute, crut prendre en lui non un ministre, mais un premier commis. Fatigué d'obéir au cardinal Mazarin, qu'il ménageait tout en désirant se soustraire à son joug, Louis XIV éprouvait alors une extrême impatience d'exercer personnellement toutes les prérogatives de la royauté. «Sire, lui avait dit l'archevêque de Rouen, le lendemain de la mort du cardinal, j'ai l'honneur de présider l'assemblée du clergé de votre royaume. Votre Majesté m'avait ordonné de m'adresser à M. le cardinal pour toutes les affaires; le voilà mort à qui le roi veut-il que je m'adresse à l'avenir?—A moi, Monsieur l'archevêque,» répondit Louis XIV[122]. En même temps, il dit au chancelier Séguier et aux secrétaires d'État qu'il avait résolu d'être son premier ministre. Quant à Colbert, un des hommes qui avaient pris le plus de part aux dilapidations du surintendant, le financier Gourville a dit: «J'ai toujours pensé qu'il n'y avait que lui au monde qui eût pu mettre un si grand ordre dans le gouvernement des finances en si peu de temps[123].» Après la mort de Mazarin, Colbert fut donc nommé successivement intendant des finances, surintendant des bâtiments, contrôleur général, secrétaire d'État ayant dans son département la marine, le commerce et les manufactures. Malheureusement, dans la conduite des affaires générales d'un grand pays, les bonnes intentions ne suffisent pas toujours; et, si cela est encore vrai de nos jours, quelles ne devaient pas être les difficultés il y a environ deux siècles. L'examen approfondi de l'administration de Colbert fera voir jusqu'à quel point ce ministre a partagé certaines erreurs de ses contemporains, l'influence qu'il a exercée sur le développement de la richesse et de la puissance du royaume, enfin s'il a été aussi utile qu'il eut toujours le vif désir de l'être à la classe la plus nombreuse et la plus intéressante de la nation. Cette administration touche à bien des points divers et importants: finances, commerce, manufactures, agriculture, marine, législation, négociations diplomatiques, police, approvisionnements, beaux-arts, constructions, elle embrasse tout. Je n'ai pas la prétention de la juger sous chacun de ces rapports. Je me contenterai, le plus souvent, d'exposer les faits avec une rigoureuse impartialité, en les éclairant au moyen des documents nouveaux que j'ai recueillis sur un très-grand nombre d'entre eux incomplètement connus jusqu'à ce jour.


CHAPITRE II.