16

La nuit tombe sur la ville. En chute de plume portée par le vent du soir. L’éclairage public crache sa lumière jaunasse sur la chaussée mouillée par une bruine fantomatique qui n’a pas duré. Un brouillard humide nimbe les globes des lampadaires d’un halo glauque. Une autre brillance, démesurée, monte du périphérique, palpite au rythme de la ronde motorisée ; l’haleine de la capitale. Les maisons allument leur façade. Lucarnes bleutées pour la plupart : télévision. Sport sur la Une, magazine sur la Deux, film pour les heureux possesseurs de décodeur, téléfilm sur la Cinq, téléfilm sur la Six – américains ; culture sur la troisième chaîne. Indice d’écoute faible. Tiens donc.

Vignetti se hâte le long de la patinoire ; le bâtiment trapu semble dormir, obscur, un pavé de charbon brut posé au milieu des immeubles. L’animateur presse le pas. Il a dû attendre son bus. A pu enfin lire l’heure à une pendule murale, au fronton d’un bureau de poste. Et fait la grimace : la secrétaire va l’étriper.

Il coupe au plus court, par la cité de transit. Ceux qui n’ont pas la fenêtre magique sont dehors. Petits groupes rassemblés dans les squares, simples carrés délimités par la croisée des allées desservant les blocs. Discussions animées. Palabres. Boubous, gandouras, chéchias. Pour les purs, qui recréent la cérémonie vespérale de la place du village. Les femmes restent cloîtrées dans les gourbis préfabriqués. La planète évolue plus vite que ses habitants.

Les rotondes de la MJC. Silencieuses, éteintes ; aucun véhicule sur le parking du personnel. La secrétaire est partie. Vignetti jure à mi-voix. Elle a téléphoné au président, il n’habite pas loin, il peut venir fermer. Bon bougre, le président, mais à cheval sur le règlement, ça va barder pour leur matricule, à Francis et à lui ; le président n’a pas dû apprécier de quitter la quiétude familiale pour pallier leur carence.

Vignetti se met à courir. Arrive devant la porte de la rotonde principale. Et jure derechef : la grille n’est pas dépliée derrière le battant vitré. Il fait jouer la poignée, la porte s’ouvre.

La MJC n’est pas fermée.

Ou Josiane est partie en oubliant, sans se préoccuper des animateurs, hypothèse invraisemblable, ou elle ronfle sur sa machine à écrire, supposition des plus farfelues. Ou alors le président est bien venu tout boucler, et ce sont des petits sagouins qui sont en train de déménager les équipements. Possibilité plus rationnelle. Sauf qu’il n’y a pas trace d’effraction.

Vignetti pénètre dans la rotonde, la gorge sèche et nouée. Les locaux paraissent déserts, un silence de plomb règne. L’animateur fonce dans son bureau, c’est là que sont rangées toutes les clefs des placards, ce n’est un secret pour personne. Il entre, tend la main vers l’interrupteur commandant le plafonnier.

— N’allumez pas, s’il vous plaît.

Vignetti suspend son geste, le bras à moitié levé. Enregistre plus qu’il ne voit la pièce baignée d’une clarté lunaire brouillée, glacée, qui trahit une forme humaine assise. Qui fume. Une volute bleue monte dans le noir. S’y ramifie en toile d’araignée.

Cliquetis. La lampe articulée pincée à la table de travail. Un cône de lumière crue tombe sur le bureau. Laisse le visage de l’autre dans l’ombre.

Mais révèle une flopée de selles de mobylettes alignées sur le désordre paperassier de Delamarre.

— C’est plus intime comme cela. Asseyez-vous.

Dit l’autre. La phrase a la même tonalité que la précédente. Ni autoritaire ni menaçante. Ni engageante non plus. Neutre. Évidente. Indiscutable.

Vignetti se pose, obéissant. Mécaniquement. Et laisse sortir ce qui le tarabuste depuis qu’il a vu la MJC offerte à tous. Bien que cela soit sa vocation.

— Où est Josiane ?

— Vous voulez parler de la secrétaire ? Elle est partie. Rentrée chez elle. Elle était assez en colère, je crois… répond l’autre.

— Je sais ! Mais… elle n’a pas pu s’en aller comme ça, en vous laissant seul dans… avec la porte ouverte… Qui êtes-vous, d’abord ? Je suis sûr qu’elle ne vous connaît pas !

— Tout le monde connaît ça…

Qu’il dit. En tendant une carte plastifiée. Barrée de tricolore. Une photo brille sous la lampe. Tampon officiel qui mord en relief un coin. C’est la seule fois que Vignetti verra la tête de son interlocuteur.

— Inspecteur Blanchard, officier de police judiciaire.

— Enchanté ! balbutie l’animateur.

Qui ne l’est pas. Mais alors pas du tout. Son sang tourne à l’acide et lui grille le système nerveux. Un étau de glace lui broie les reins. La rousse avait raison : la police… Déjà.

Et il y en a qui se plaignent de sa lenteur.

— Je dois confesser que je vous attendais dehors, dans ma voiture, reprend Blanchard ; mais j’ai commencé à trouver moi aussi le temps long, pour ne rien vous cacher ! C’est pourquoi je suis venu voir votre secrétaire, que j’ai trouvée seule, désemparée et en pétard ! Je lui ai montré ma carte, lui ai expliqué que je devais vous attendre, que vous étiez en retard, qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, qu’elle pouvait partir… C’est fou ce qu’une simple carte de police vous simplifie la vie ! Cette demoiselle a donc vidé les lieux, pas mécontente de le faire, croyez-moi ! Et je vous ai attendu.

— Voilà, fait bêtement Vignetti.

— En votre absence, une ribambelle de morveux est venue déposer ça à l’intention d’un certain Moustache…

Dit Blanchard en montrant les selles. Vignetti compte : il y en a onze.

— Amusant. Vous faites collection ?

L’animateur se tait. Parce qu’il ne sait pas, c’est une affaire à Francis qui ne lui en a pas parlé. Parce qu’il n’a pas envie de répondre. Parce qu’il a peur.

Blanchard écrase son mégot. Par terre. Allume une autre cigarette. Nerveux. Fume trop dans ces moments-là. La planque devant la MJC a un peu entamé sa patience, il doit faire des efforts pour ne pas sauter sur le barbu et le faire avouer à coups de crosse sur la coloquinte. Il a passé de longues heures dans son cabriolet, à écouter les collègues déblatérer sur les ondes. Sans rien de nouveau. Ni à l’enquête, ni dans les hôpitaux. Point mort. A dû rendre compte, il n’est pas seul, il y en a d’autres au-dessus de lui. Qui lui ont fait comprendre qu’il y avait péril en la demeure, pour parler poliment. À demi-mot.

Alors il est venu directement se garer à proximité des rotondes, pour guetter l’animateur qui ne manquerait pas de revenir. Pas le moustachu ; même de loin il avait pu voir qu’il avait été méchamment touché. L’autre, celui qui conduisait. Rien ne l’assurait, pure question de flair. Tabler sur la chance, quand on ne peut pas la provoquer. Faire confiance à son intuition : rien n’était organisé, les animateurs ont agi sur un coup de tête, ils doivent donc rallier à un moment ou un autre leur base, quittée en catastrophe. Le raisonnement est bancal, Blanchard ne se leurre pas, mais on ne fait pas son métier sans flamber un peu.

— Nous nous sommes déjà vus, mais je ne connais pas votre nom, dit le policier.

— Quand ça ? fait Vignetti.

Sur la défensive. Faire l’âne. Ne pas donner prise. Laisser l’adversaire se découvrir d’abord. La tactique marche avec les voleurs de bonbons ou de raquettes de ping-pong, elle doit aussi fonctionner avec ce zouave. Pense Vignetti. Qui n’y croit quand même pas beaucoup.

— En fin de matinée, ici même… Oh, nous n’avons fait que nous croiser.

— C’est bien possible…

Vignetti se rappelle vaguement. Quand il est revenu du hangar à bateaux saccagé. Oui, il a bien croisé un type dans la rotonde, ça ne l’a pas marqué, il avait autre chose en tête. Et il s’en est passé depuis.

— Je vous ai posé une question…

— La secrétaire ne vous a pas dit mon nom ?

Dit Vignetti, un rien fanfaron. Regrette aussitôt.

La voix du policier change. Il se lève et fait le tour du bureau. Vient derrière lui. Pose ses mains sur ses épaules. Vignetti les regarde sans plaisir : des serres. Blanchard se penche et lui parle à l’oreille. Une coulée de lave qui lui bourdonne dans le pavillon.

— Je déteste deux choses dans la vie, monsieur l’animateur : les femmes frigides, et qu’on se foute de ma gueule… Avoir rendez-vous avec quelqu’un dont on ignore le nom, sous prétexte de rester seul dans les locaux, même quand on est policier c’est un peu douteux, vous en conviendrez…

— Voui monsieur ! gémit Vignetti.

— Bien. Ton nom !

Ça claque dans le tympan.

— Étienne Vignetti !

— Parfait, Étienne, tu deviens raisonnable… Poursuivons dans cette bonne voie de collaboration libre et volontaire, et dis-moi où sont tes petits camarades !

— Pardon ?

Les mains du policier s’incrustent dans les salières. Crochent sous les clavicules. Si Vignetti avait encore l’espoir qu’on venait seulement lui dresser contravention pour excès de vitesse, il s’envole. À tire-d’aile.

— Ne joue pas au plus fin avec moi, Étienne, tu perdras ! gronde Blanchard. Ne cherche pas à comprendre, et parle ! Je dois savoir où sont cette sacrée rouquine et son foutu frangin, c’est clair ? Il y a urgence ! Je sais tout, j’étais derrière vous cet après-midi, c’est un homme à moi qui s’est éclaté contre la benne à ordures… À propos, chapeau, le truc de l’échangeur à l’aéroport, je m’en souviendrai !

La pression des griffes s’accentue. Vignetti transpire, halète, crève de peur. Francis avait raison : Nanar est dans une drôle d’embrouille. Et ce flic est un drôle de flic, avec de drôles de méthodes. Pas catholiques. Pas question de l’aider. S’il peut. Francis s’est payé un pruneau, il peut bien, lui, subir un peu de pression psychologique. Zaune aura deux martyrs à son palmarès. Il croit pouvoir tenir tête au policier. Tant que celui-ci se borne à lui malaxer douloureusement le bas du cou.

Ce qu’il ne fait pas. Il le retourne d’un coup de genou dans les côtes. Le siège est pivotant, Vignetti se retrouve face à Blanchard. Qui prend soin d’éviter le plus possible d’accrocher la lumière. Mais ne peut empêcher ses yeux de fauve marin de trouer la pénombre. De clouer ceux de l’animateur, voilés par la terreur. Et Blanchard sourit, ce qui n’arrange rien.

— Tu veux jouer aux héros, Étienne ? D’accord… Bien que je sois pressé, je te l’accorde, si cela t’amuse… Prêt ? Je commence !

Et il frappe.

À toute volée, la vraie baffe de saloon, celle qui vous dévisse les cervicales dans le piano mécanique. Vignetti rebondit sur place. N’a pas le temps de réagir : une autre le fouette. En retour chassé. Jamais il n’aurait pensé qu’on puisse gifler si fort.

Blanchard se masse la main. L’animateur encaisse bien. Trop bien, cela risque d’être un peu plus long que prévu. Ce qui n’est pas pour lui déplaire, tant pis pour ceux d’en haut. Le barbu va essayer de tenir, l’ahuri. Il sait reconnaître les entêtés, en bon flic qu’il est ; torture directe, ils se braquent, se taisent et deviennent très vite fous pour ne pas craquer. Pour s’évader, se soustraire au risque de faiblesse. Ceux-là, il faut les traiter progressivement, les ménager à la limite, puis placer un effet bien vicieux qui les brise. Sans les casser. C’est contradictoire, mais bien réel.

En tout cas, il doit admettre que la maudite rousse sait choisir ses amis. Ses complices. Même recrutés à l’improviste. Comment fait-elle, mystère, et Blanchard ne s’en soucie pas : tout ce qui l’intéresse, c’est de récupérer les dollars et la drogue. Le pistolet, c’est déjà fait.

Il refrappe. Un second aller et retour, moins violent, pour mieux faire ressentir la manchette qui suit. Sur le coin de la bouche, en tombé. Il éclate la lèvre supérieure. Goût de sang âcre, débris d’émail dentaire qui crissent sous la langue.

— Vous n’avez pas le droit ! rugit Vignetti.

— Voilà le gauche !

Qui s’écrase sur l’arête nasale, juste assez fort pour ne pas fracturer l’os, mais faire résonner une onde de douleur jusqu’au cerveau. Blanchard adore ce calembour, qu’il n’a que trop souvent l’occasion de placer dans ses séances musclées, ses victimes finissant toujours par prononcer la phrase fatidique.

L’animateur sombre dans une brume rouge. Les veines battent à ses tempes, son cœur s’emballe. Ne plus penser, laisser passer l’orage. Ne rien dire. Ça va être dur. Faire honneur à Francis qui a eu son baptême du feu. À Zaune, à Nanar. À Antoine. Des conneries. Penser à son tiers provisionnel. Les bateaux qu’il va falloir remplacer, l’assurance qui va renâcler, comme d’habitude, on n’est pas des philanthropes, merde, quoi ! Les élus qui vont une fois de plus remettre l’existence de la MJC en cause, un vent de pessimisme souffle toujours après les gros pépins.

Blanchard travaille à la face, des poings et du tranchant de la main sur les points sensibles. Sans trop forcer, entretenir le mauvais parleur dans un bain de souffrance jusqu’à un certain point. Qu’on reconnaît quand celui qui subit tente de riposter. C’est qu’il est mûr pour le coup de grâce, celui qui déclenche les confidences. Ça ne rate jamais.

Blanchard s’arrête un instant pour souffler. Laisser refroidir ses phalanges. Vignetti rue dans le fauteuil et lance son genou dans le ventre du policier. Le coup arrive avec la mollesse d’un loukoum percutant un marshmallow.

C’est mûr.

Blanchard lui attrape le bras par le poignet. Étire. Plaque sur le bureau au milieu des selles. Se sert de l’une d’elles comme point d’appui. Retourne le membre coude vers le haut. Et pèse dessus avec sa cuisse. De tout son poids.

L’articulation se déboîte sans rechigner, avec un bruit mat plus insoutenable que la douleur elle-même. Vignetti saute au plafond en hurlant comme un damné. Retombe évanoui.

Son tortionnaire allume tranquillement une bout-filtre. Tout va bien. Quand l’animateur reviendra à lui, il parlera. S’il refuse encore, il suffira de lui prendre l’auriculaire et de lui secouer le bras façon pompe à bière. Cela suffira.

Épilogue, de l’affaire avant minuit. Songe Blanchard, pas mécontent de lui-même. Le reste n’aura plus d’importance. Tous auront intérêt à se faire oublier. Se méfier quand même de la rouquine, elle a du caractère et la tronche en granit, elle peut vouloir faire des vagues. Mais qui l’écoutera dans cet océan de béton, assourdi par le chant des sirènes ?

À midi, tous les jours.