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Une fois dehors, Zaune s’aperçoit qu’elle a toujours l’automatique glissé dans le pantalon. Trop tard pour s’en débarrasser. Tout à sa sortie incognito, elle a négligé ce « détail » ! Et impossible d’aller au sous-sol sans passer dans le hall, pour y récupérer sinon la drogue, du moins l’argent balancé dans le vide-ordures. Tant pis. Ça fera une surprise au gardien s’il les découvre. Les dés sont jetés, il faut faire avec le résultat. Et vite, il y a urgence. Pour Nanar.

Zaune prend le bus. Elle sait où elle va. L’idée peut se révéler fausse, mais il faut bien prendre une décision. Simple exercice de réflexion sur le thème : où est Nanar ? Pas trente-six possibilités, dans sa situation… De nouveau accro, en fuite, les flics au cul, dans la merde jusqu’au cou, Zaune croit savoir où le trouver. De toute façon, elle n’a pas le choix, elle ne peut pas visiter tous ses potes – ceux qu’elle connaît. Ça fait du monde.

Place assise dans le bus. Peu de voyageurs, le gros des usagers travailleurs du matin est passé, et il est encore trop tôt pour la vague des ménagères sans voiture direction les grandes surfaces du canton. Où les attendent de caisse ferme des dizaines de Micheline maquillées de frais.

La grisaille du petit jour persiste et vire au jaune pisseux. Excès de soufre dans les basses couches aujourd’hui. Le soleil invisible y noie ses rayons impuissants.

Pour se rendre où elle le souhaite, Zaune doit traverser toute sa banlieue par le travers. Vers les confins de bordure, les terrains à rentabilité immédiate limitée. Les promoteurs ont encore de beaux lendemains dans la région. Suffit d’attendre que les prix montent.

Zaune a quitté l’appartement familial par l’autre façade, celle qui donne sur les jardins, devant le stade. Blanchard doit en être pour ses frais s’il planque devant l’entrée principale. Zaune ne crie quand même pas trop vite victoire : le flic aux yeux de poisson carnassier a l’air de connaître son Nanar sur toutes les coutures… S’il a autant de cervelle que de sadisme latent, il finira bien par suivre le même chemin que la sœur. La question est : combien a-t-elle d’avance sur lui ? Elle préfère ne pas trop connaître la réponse…

Fin de section. Fin de ligne. Fin de la zone. Le machiniste coupe son moteur, attend que son ultime passagère descende pour condamner les portes en accordéon de son véhicule. Remet sa casquette. Se réfugie dans la guérite réservée au personnel de conduite. Là, machine à café, urinoir et journal de sports. Un quart d’heure de battement avant le prochain départ. La ligne en sens inverse. À l’autre bout, le même terminus. La même machine à boissons chaudes, le même réceptacle de faïence blanche. Le même journal. Chaque chauffeur prenant le premier service est chargé d’acheter sa feuille de chou et d’en faire profiter les collègues. Avec les rotations qui changent chaque quinzaine, la servitude financière se répartit équitablement entre tous.

Pratique et économique. Et culturel.

Derrière la guérite, le dépôt. Longue bâtisse entourée d’une clôture symbolique, escaladable par un môme de cinq ans. À condition de supporter le triphasé injecté dans le grillage sitôt après le dernier service de nuit. Installation récente de la Compagnie, au vu de la facture annuelle de nettoyage des autobus : la peinture aérosol, ça tient bien. C’est la plaie de l’époque. Le Tag, ils appellent ça au journal télévisé. Le cri peinturluré de la banlieue. Cri d’agonie.

En face du dépôt, la fabrique de cartonnage. Une idée de génie d’un ex-chômeur qui a appliqué à la lettre le slogan : créez votre entreprise. Le génie de l’idée, c’est de l’avoir implantée au terminus de la ligne. Peut faire les trois-huit sans que le personnel ne manque de transport en commun. Lui s’en fout, il roule en Mercedes. Ça le change des coccinelles de sa jeunesse estudiantine. Ça reste germain. Alors, pour compenser, en bon patriote, il débite des emballages pour grenades, munitions et explosifs Made in France qualité létale garantie. Le bon emplacement, le bon créneau, le bon produit, il n’en faut pas plus pour faire fortune. Pas de barrière électrifiée autour de l’usine, elle n’est pas classée Secret Défense. Des dobermans barjots accompagnés de costauds en survêtement pour ramasser la charpie après suffisent.

Zaune passe entre les deux bâtiments. Plus de route, plus de rue, plus de trottoir. Une sorte de sentier qui part tout droit. Devant, le no man’s land.

Une charnière entre deux banlieues. Herbe rase, boue, buissons rachitiques, vieux frigos abandonnés. Si le réseau express régional s’étend, il passera par ici. Les différents possesseurs des terrains attendent d’en être sûrs pour faire construire. Avant de se faire juteusement exproprier. C’est un vaste quadrilatère de désert urbain bizarre. Fermé au nord par le champ de ruines d’une vieille usine à gaz – explosion inopinée vingt ans auparavant, cause inconnue, accident ou malveillance ? Mystère. Enquête toujours en cours, interdiction de recycler le site, c’est beau la bureaucratie. Fermé au sud par un centre de recrutement et d’entraînement de l’armée de terre – refuge ouvert à tous les paumés de la zone. Fermé à l’est par un méga-camp de romanos de toutes ethnies, grossissant au gré des interdictions aux nomades qui pleuvent sur les communes avoisinantes. À l’ouest, rien de nouveau (dépôt de bus, rocade de nationale en trèfle, ZUP, ZIP, et zap devant le poste les soirs de déprime).

Aux heures creuses, il fait bon s’y faire arranger le portrait au nunchaku. Le territoire est partagé entre plusieurs bandes rivales, inspirées des sanglants cinglés des mégalopoles américaines. En plus sage. Pour l’instant.

Présenté ainsi, ça fait un peu Colorado mâtiné de Bronx. En plus petit.

Zaune se dirige vers le centre stratégique du no man’s land. De jour, quoique sinistre, l’endroit est sûr. Paraît-il. On vient rarement vérifier par soi-même. Zaune n’est pas là pour son plaisir. Compte sur la bonne réputation diurne du coin. Au pire, elle a sur elle du répondant. Chemisé plein métal.

Les premiers toits de la communauté surgissent devant elle, affleurant une butte de terre un peu plus basse que les autres. Labourée en tous sens. On ne dédaigne pas venir ici faire pétarader les centimètres cubes chaussés de pneus à tétines. De jour, bien sûr, et pas trop longtemps : les machines de cross attirent la convoitise.

Zaune est arrivée.

La communauté. Ça ressemble à un bidonville, c’est construit comme un taudis, mais c’est plus confortable. Ça sent le hasch, le fromage de chèvre et le riz complet. On y tourne de la poterie ancienne typique, du macramé et des petits paniers tressés. Il n’y a pas le téléphone, mais l’électricité. Une seule ligne tirée à grands frais et payée sur les bénéfices de la vente des bracelets porte-bonheur indiens sur les marchés. Concession à la modernité du siècle pour la platine-laser : Pink Floyd période Barett et juste après, c’est quand même autre chose en CD.

Bref, le lieu est un sanctuaire réputé du babacoolisme moribond. Peut-être le dernier, avec quelques fermettes retapées au fond de nos belles provinces où la production fromagère des biquettes se micro-informatise de plus en plus. L’adresse est connue dans tout le pays et commence à circuler sur le continent à l’heure européenne. Les doux chevelus héritiers des marginaux post-soixante-huitards vivent en bonne entente avec les iroquois des gazomètres rouillés et les mauvais fils des gens du voyage. Une sorte d’équilibre impalpable, basé sur un protocole de paix mutuelle et réciproque, agrémenté d’échanges commerciaux fructueux : les voyous assurent le service après-vente du matériel hifi, et ont table ouverte à la gamelle de nouilles macrobio communautaire après les nuits de bastons homériques. Pas de quoi parler de trafics, les archers de la Préfecture ferment les yeux. Tant que les propriétaires fonciers ne la ramènent pas.

Nanar a fréquenté les babas, avant. Initiation à la fumette sur fond de musique planante, du temps où personne ne connaissait la signification du mot « yuppie ». Zaune avait cru deviner qu’il y avait trouvé une petite amie. C’est sa seule piste valable. Les ahuris de la bande décrépite n’étaient pas des adeptes des substances détonantes, mais sait-on jamais : tout évolue…

Zaune est déjà venue. Elle se rappelle vaguement la géographie du village. Qui a changé. Nouvelles constructions. En dur. L’habitat zonard suit le progrès. Elle cherche une baraque fatiguée, barbouillée en jaune vif avec des motifs psychédéliques sur la porte. Dedans, un grand barbu qui connaît Nanar. Qui connaissait. Croit-elle se rappeler. Pourvu que ses souvenirs soient bons. Et que le zigoto n’ait pas repeint sa boutique ni rasé son système pileux.

Il n’a pas. Rien n’a bougé. Un pur et dur. Il a juste rajouté des petits nains sculptés façon hobbits à la Tolkien dans le carré où pousse dru le chanvre à pipe ; les plants montent à mi-cuisse, la récolte sera bonne.

Zaune frappe au battant bariolé. Rien qu’à le regarder on voit des éléphants roses. Sans forcer. Personne ne répond. Zaune n’a pas de temps à perdre, elle ouvre et entre. On ne va pas s’embarrasser des politesses bourgeoises, non ?

Sombre à l’intérieur. Enfumé. Musique électronique soporifique, comme de bien entendu. Le grand barbu est assis en tailleur devant une table basse et crapote du chilum. C’est bien lui, il n’a pas changé, le brave homme ! Il est seul dans la pièce, à l’exception d’un être femelle écroulé sur une banquette, le bambou à opium coincé entre les seins. Out. Doit avoir à présent autant de conversation qu’une palette de parpaings en pisé.

Zaune l’oublie. S’agenouille devant le barbu. Sourit.

— Salut.

L’autre bat des paupières. La regarde. Loin, très loin. Voit à travers elle, à travers le mur, jusqu’au Népal sans se fatiguer. Il ouvre la bouche pour parler et vomit un brouillard dense qui fleure bon le kif et les alvéoles pulmonaires ravagées.

— Salut toi, t’es cool !

Et se remet à tirer sur son fourneau de terre cuite chauffé à blanc. Zaune fait la grimace : il a de la conversation, mais elle semble limitée.

— Je suis la sœur de Nanar, dit-elle. Tu te rappelles de lui ?

— Nanar…

— Tu l’as revu récemment ? Hier ? Aujourd’hui ? !

Trop pressée, Zaune. Il faut laisser du temps au monsieur, qu’il assimile bien la première question. Qu’elle remonte le long de ses conduits auditifs jusqu’à son cerveau. Avec ce qu’il a fumé, c’est jour de fog dans sa tête, il faut des phares longue portée, un Londonien trouve plus facilement son pub favori.

Et il faut compter un temps sensiblement égal pour que la réponse fasse le trajet inverse.

— Nanar… répète l’autre.

Il y a du progrès, il retient. Zaune insiste. Doucement, avec des grâces de puéricultrice. Répète bien les mots. Parlerait avec les mains si nécessaire. Veut bien le chanter.

— Nanar… trisse l’autre.

— Oui, Nanar, c’est mon frère, je le cherche… Tu l’as connu, je crois, ça ne date pas d’hier, d’accord, mais tu dois te rappeler…

Zaune prend sur elle pour ne pas le secouer. Elle s’impatiente. Le barbu hoche la tête avec régularité, sans cesser de pomper son brûle-gueule. Cet abruti envapé est le seul lien qui peut la mener à son frère. Ténu. Comparé, un fil d’araignée, c’est de l’amarre de paquebot. Ne pas s’énerver, surtout. C’est un tout petit peu plus difficile que la palabre avec le sachem à l’ombre des tipis. Elle va bientôt sortir les verroteries et les sacs de sel.

Mais la patience et l’obstination portent leurs fruits. Péniblement. Oui, il se rappelle Nanar. Effectivement, ce n’est pas d’hier. Non, il ne l’a pas revu. Pas depuis… Il ne se souvient pas, mais ça fait un bail. Ce n’était pas un vrai, Nanar, il venait plutôt pour Bibiche. Il n’était pas arrogant, il lui arrivait apporter sa quote-part de shit, on le tolérait. Bibiche, une grande blonde qui n’avait pas sa pareille pour teindre un foulard les mains dans le dos. Amoureux, qu’il était, le Nanar. Ça, il s’en rappelle bien. Amoureux fou, à l’époque, mais pas prêt au grand retour à la nature. Pas d’avenir avec Bibiche. Qui, de toute manière, a tout lâché peu après. Pas si prête que ça non plus, finalement. Retournée en ville, Bibiche.

Qu’est-ce que ça veut dire, en ville, pour un type qui habite derrière Saturne du matin au soir ? La capitale ? Le premier bled après le terrain vague ? Plus loin vers la province ? Zaune commence un nouvel accouchement. Plus rapide que le précédent. Il suffisait d’amorcer le barbu.

Elle a eu le grand ras-le-bol, Bibiche. A tout plaqué. La route, le soja et les sandales tibétaines pour prendre un boulot sérieux, qu’elle disait. Bien. Où habite-t-elle, donc, à présent ? Sait pas… Ah, si, attends… Une tour, vers le Centre, près de la patinoire : il l’y a croisée par hasard, un jour qu’il était allé « en ville ». Bonjour-bonsoir, rien de plus, il avait failli ne pas la reconnaître : tailleur strict, sac à main et rouge à lèvres discret, la parfaite secrétaire. C’est marrant qu’il s’en souvienne… – Ouais, marrant… Tu veux un joint ? Zaune décline l’offre.

— Et elle s’appelle comment, cette Bibiche ?

— Ben, Bibiche !

Zaune lève les yeux au plafond. N’insiste pas. Sait qu’elle a extrait tout ce qu’elle pouvait du barbu. C’est maigre, comme butin, mais c’est mieux que rien. Un bout de piste qui continue. Un embryon. Les cages à lapins de la patinoire, elle sait où c’est. Mais pas de nom de famille… Trente étages en ligne droite, une dizaine d’appartements à chaque, multipliés par sept clapiers érigés en losange au-dessus des galeries marchandes, ça ne va pas être de la tarte pour retrouver Bibiche.

Sans garantie aucune que Nanar soit en sa compagnie, d’ailleurs. La journée s’annonce longue et pénible.

Elle prend congé. Le barbu repart en voyage à l’intérieur de lui-même, à la recherche de son moi profond et de la vérité du cosmos. Il a du pain sur la planche.

Zaune se retrouve dehors et respire un bon coup pour se décrasser les poumons. Un vent léger s’est levé et souffle des abattoirs ; mélangé aux vapeurs de hasch, cela compose un cocktail qui vaut l’ipéca.

Zaune repart vers le terminus de bus. Fait trois pas et se fige.

Il y a une voiture devant elle, et pas une deux-pattes d’écolo défoncé : une conduite intérieure cossue, aux bas de caisse maculés de boue et de filaments herbeux. Elle n’a pas dû mollir pour traverser le no man’s land.

Zaune n’a pas le temps de prolonger sa réflexion : elle est saisie aux épaules, propulsée sans douceur vers la voiture et balancée sur la banquette arrière. Il y a quelqu’un au volant, et un autre qui s’écrase sur elle. La portière claque, le moteur ronfle, s’emballe, les roues creusent une paire de sillons hachurés dans la terre meuble. La voiture s’arrache.

Zaune se dit que son frère a bien fait de faucher un flingue.