Le livre de Lady Bellairs, Causeries avec des petites et des grandes filles, contient quelques essais fort intéressants, et une quantité vraiment extraordinaire de renseignements utiles sur tout ce qui touche à l’éducation mentale et physique de la femme.
Il est très difficile de donner de bons conseils sans agacer en même temps ; il est presque impossible d’être à la fois instructif et agréable, mais Lady Bellairs trouve le moyen de mener très adroitement sa barque entre le Charybde de l’ennui et le Scylla de la légèreté.
Il y a une agréable bonhomie dans son style, et presque tout ce qu’elle dit se recommande à la fois par le bon sens et la bonne humeur. Elle ne se borne pas non plus à ces vastes généralités sur la morale, qui sont si aisées à émettre, et si difficiles à pratiquer.
En vérité, elle paraît avoir un salutaire dédain à l’égard de la sévérité à bon compte de l’éthique abstraite, et elle entre dans les détails les plus minutieux sur la direction de la conduite ; elle dresse avec soin des listes de ce que les jeunes filles doivent éviter et de ce qu’elles doivent développer.
Voici quelques spécimens des choses à éviter :
« Un ton de voix élevé, affecté, pleurard, rude ou aigre.
« L’extravagance, dans la conversation, des expressions de ce genre : Terriblement ceci – tout bêtement cela – des masses de temps. – Dites donc, savez-vous ? – Je déteste, au lieu de : Je n’aime pas.
« Les exclamations soudaines d’ennui, de surprise et de joie, qui ont une tendance dangereuse à devenir « des jurons féminins » comme : « Quelle scie ! – Bon Dieu ! – C’est rigolo. »
« Bâiller quand on vous parle.
« Causer d’affaires de famille, même avec vos amies les plus intimes.
« Essayer de chanter ou d’exécuter sur un instrument un morceau de musique que vous n’êtes pas en état de jouer aisément.
« Écrire vos lettres en croisant les lignes d’écriture.
« Faire une courte et brusque inclinaison de tête en guise de salut.
« Toutes sortes de sottises en fait de croyance, aux rêves, aux présages, pressentiments, fantômes, spiritisme, chiromancie, etc.
« Se livrer à de grands élans d’imagination, ou à de futiles aspirations vers l’idéal. »
Je crains bien d’avoir ma bonne part de sympathie pour ce qui est qualifié de futiles aspirations vers l’idéal ; et les grands élans d’imagination sont tellement, tellement rares au dix-neuvième siècle qu’ils me paraissent mériter l’éloge plutôt que la censure.
En outre, cette exclamation : « Quelle scie ! » bien qu’elle manque certainement de beauté, pourrait, à mon avis, être permise en des circonstances qui vous irritent extrêmement, par exemple quand l’éditeur d’un magazine vous refuse un manuscrit. Mais pour tout le reste, la liste paraît très bien faite.
Quant aux « choses à cultiver. », rien ne saurait être meilleur que ce qui suit :
« Un ton de voix naturel, bas, distinct, d’un timbre argentin.
« L’art de plaire à tous ceux qui vous entourent, d’avoir l’air enchanté d’eux et de tout ce qu’ils pourront faire pour vous.
« Le plaisir de faire tout naturellement de petits sacrifices comme s’ils ne comptaient pas pour vous.
« L’habitude de faire des concessions aux sentiments ou aux préjugés d’autrui.
« Une attitude droite, c’est-à-dire un corps sain.
« Une bonne mémoire des figures, et des faits qui s’y rapportent, grâce à laquelle vous éviterez d’offenser les gens en ne les reconnaissant pas, en ne les saluant pas, en leur disant des choses qu’il eût mieux valu garder pour vous.
« L’art d’écouter sans impatience les causeurs prolixes, et de sourire quand on vous répète un conte ou une plaisanterie. »
Je ne puis m’empêcher de trouver que ce dernier aphorisme vise trop haut. Il y a toujours un certain danger à vouloir pratiquer des vertus impossibles. Néanmoins, il est de toute justice d’ajouter que Lady Bellairs attache autant d’importance à l’art de se développer qu’à celui de se contenir, et qu’il y a une forte dose de bon sens dans tout ce qu’elle dit sur la croissance et la formation graduelles du caractère. Vraiment ceux qui n’ont pas lu ce que dit à ce sujet Aristote, pourront lire avec profit Lady Bellairs.
*
* *
Le petit volume de Miss Constance Naden, Un Apôtre moderne et autres poésies, montre à la fois beaucoup de culture et de courage (par culture j’entends l’emploi de la langue et par courage le choix du sujet).
Le moderne apôtre que chante Miss Naden est un jeune clergyman, qui prêche le Socialisme Panthéiste dans l’église libre d’une ville manufacturière de province, convertit tout le monde, excepté la femme qu’il aime, et est tué dans une émeute de la rue.
Le récit est d’une force extrême, mais il semble qu’il soit mieux fait pour la prose que pour le vers. Il est juste qu’un poète soit plein de l’esprit de son siècle, mais les formes extérieures de la vie moderne sont encore peu faites pour exprimer cet esprit. Ce sont des vérités de fait, non point des vérités d’imagination, et bien que le poète puisse y trouver l’occasion de s’y montrer réaliste, elles ôtent souvent au poème la réalité qui y est si essentielle. Toutefois l’art est affaire de résultat, et non de théorie, et si le fruit est agréable, nous n’avons pas à nous plaindre de l’arbre.
L’œuvre de Miss Naden se distingue par sa richesse en images, sa beauté de couleur, la douceur de sa musique, et ce sont là choses qui méritent notre gratitude quelque part que nous les trouvions.
En ce qui concerne simplement l’habileté technique, ses pièces les plus longues sont les meilleures, mais il y a quelques petites pièces très charmantes ; en voici par exemple une qui est jolie :
Le groupe des copistes était serré devant une fresque usée par le temps, réputée dans le monde entier, dont la gloire centrale avait été jadis la face du Christ, du Nazaréen.
Et chacun des copistes du groupe mettait son âme à lui dans cette face, la faisait douce, ou sévère, majestueuse ou basse ; mais comment était le Christ, le Nazaréen ?
Alors quelqu’un qui les regardait se plaignit, s’étonna, disant : « À quoi bon peindre, jusqu’au jour où vous serez sûrs d’avoir vu de vos yeux la face du Christ, du Nazaréen ? »
Et voici un sonnet bien suggestif :
Le monarque échauffé par le vin sommeillait, mais à son oreille un ange murmura : « Repens-toi, ou redoute la flamme qui ne s’éteint point. » Effrayé il se réveilla mais sans éprouver de honte, et songeant profondément : « J’aime le péché, mais je crains l’enfer. »
C’est pourquoi il renonça à ses festins, à ses chers mignons, et gouverna avec justice, et mourut en odeur de sainteté. Mais quand son esprit, dans sa hâte, accourut vers le ciel, une voix sévère cria : « Ô âme, que viens-tu faire ici ?
– J’ai abjuré l’amour, et le vin, et j’ai accompli mon vœu de mener une vie juste et sans joie, et maintenant j’implore la récompense. » – La voix, sonnant comme un glas, répondit :
« Insensé, espères-tu retrouver ta gaîté, et ces joies impures auxquelles tu as renoncé sur terre ? Eh bien ! entre : mon ciel sera ton enfer. »
Miss Constance Naden mérite une place distinguée parmi nos poétesses vivantes, et cela, ainsi que l’a montré Mrs. Sharp, dans son volume intitulé Voix de femmes, n’est pas un mince hommage.
*
* *
La Vie de Mrs. Somerville, par Phyllis Brown, fait partie d’une série fort intéressante qui a pour titre Les Travailleurs du monde, collection de petites biographies assez variée pour réunir des personnalités aussi profondément diverses que Turner et Richard Cobden, Händel et sir Peters Salt, Robert Stephenson et Florence Nightingale, et cela tout en visant un but défini.
Comme mathématicienne et comme savante, la femme qui a traduit et vulgarisé La Mécanique céleste de Laplace, et qui a écrit un livre important sur la Géographie physique, Mrs. Somerville est, fort naturellement, célèbre. Les sociétés scientifiques d’Europe l’ont comblée d’honneurs. Son buste se dresse dans le hall de la Société Royale, et un des collèges féminins d’Oxford porte son nom. Mais considérée uniquement comme épouse et mère, elle n’est pas moins admirable, et ceux qui regardent la stupidité comme la vraie base des vertus domestiques, ceux qui se figurent que la femme intelligente est condamnée fatalement à ne savoir que faire de ses mains, ne sauraient faire mieux que de lire l’agréable petit livre de Phyllis Brown ; ils y apprendront que la plus grande mathématicienne de tous les siècles maniait l’aiguille à la perfection, tenait fort bien sa maison, et était cuisinière très experte.
Et vraiment Mrs. Somerville paraît avoir été très renommée pour sa cuisine. Les navigateurs qui découvrirent le passage du Nord-Ouest, baptisèrent une île du nom de « Somerville » non point pour faire hommage à la savante distinguée en mathématiques, mais à raison de l’excellente marmelade d’oranges que la savante mathématicienne avait préparée de ses propres mains, et dont elle avait fait présent aux marins avant leur départ d’Angleterre.
Et ce fut parce que, en un moment décisif, elle sut faire de la confiture aux raisins de Corinthe, qu’elle s’acquit l’affection d’un des parents de son mari, lequel avait eu quelques préjugés à son égard, et l’avait prise pour un bas-bleu qui ne s’entendait à rien.
Ses connaissances scientifiques n’eurent point pour résultat de fausser ou d’émousser sa tendresse et son humanité naturelles. Elle eut toujours un grand amour pour les oiseaux, pour les bêtes. Nous apprenons que toute petite, elle épiait d’un œil attentif des hirondelles bâtissant leurs nids en été, ou se préparant à prendre leur volée en automne, et quand le sol était couvert de neige, elle ne manquait jamais d’ouvrir les fenêtres pour faire entrer les rouges-gorges, et les laisser picorer les miettes de pain sur la table du déjeuner.
Une fois, étant partie en excursion avec son père dans les Highlands, elle apprit, à son retour, qu’un chardonneret favori, confié par elle aux soins des domestiques, avait été négligé par eux et était mort de faim. Elle eut presque le cœur brisé de cet événement, et soixante-dix ans plus tard, écrivant ses Souvenirs, elle le mentionna et dit qu’en le rappelant elle éprouvait une vive douleur.
Dans sa vieillesse, son principal favori était un moineau des montagnes, qui avait l’habitude de se tenir perché sur son bras, et de s’y endormir pendant qu’elle écrivait. Un jour, le moineau tomba dans le pot à eau et se noya, au grand chagrin de sa maîtresse, qu’on eut de la peine à consoler, bien que dans la suite nous apprenions que le moineau d’Uranie avait été remplacé par un beau perroquet vert, qui devint le compagnon assidu de Mrs. Somerville.
Elle déploya aussi beaucoup d’énergie, comme nous le dit Phyllis Brown, pour faire voter par le Parlement italien une loi protectrice des animaux, et dit un jour à ce sujet : « Nous autres Anglais, nous ne pourrons pas nous vanter de notre humanité, tant que nos sportsmen prendront plaisir à abattre des pigeons domestiques, au moment où ils sortent tout terrifiés d’une cage », et j’adhère de tout mon cœur à cette remarque.
Le bill de M. Herbert pour la protection des oiseaux terrestres lui fit un plaisir immense, bien qu’elle fût, pour employer ses propres expressions, « très fâchée d’apprendre que l’alouette, qui chante aux portes du ciel », avait été jugée indigne de la protection de l’homme.
Elle s’éprit d’une vive sympathie pour un gentleman, parce que, entendant dire qu’en Italie on mangeait beaucoup d’oiseaux chanteurs, – rossignols, chardonnerets et rouges-gorges, – il s’était écrié avec horreur : « Comment ! des rouges-gorges, – l’oiseau familier de nos maisons ! J’aimerais autant manger un enfant. »
Et vraiment elle croyait jusqu’à un certain point à l’immortalité des animaux, par cette raison que, si les animaux n’avaient point un avenir, il semblerait qu’ils n’eussent été créés que pour une souffrance sans compensation, et cette idée-là ne me paraît ni extravagante, ni fantaisiste, bien qu’il faille admettre que l’optimisme qui lui sert de base ne trouve dans la science aucune confirmation.
En somme, le livre de Phyllis Brown est d’une lecture très agréable.
Son seul défaut est d’être beaucoup trop court, et c’est un défaut si rare dans la littérature moderne qu’il constitue presque une distinction. Néanmoins Phyllis Brown a trouvé le moyen de tasser dans les limites étroites dont elle disposait un très grand nombre d’anecdotes intéressantes. Le passage où elle nous montre Mrs. Somerville, travaillant à sa traduction de Laplace dans la chambre même où jasaient ses enfants, est tout à fait charmant.
Il y a une scène amusante où l’on voit Mrs. Somerville rendant visite à la veuve du jeune prétendant, la comtesse d’Albany, qui, après s’être promenée quelques instants avec elle, s’écrie : « Ainsi donc, vous ne parlez pas l’italien. Vous avez dû recevoir une très mauvaise éducation. »
Et voici une anecdote au sujet des Waverley Novels, qui est peut-être nouvelle pour quelques-uns de mes lecteurs.
« Un incident fort amusant relatif aux relations de Mrs. Somerville et de Waller Scott, se produisit par suite de la curiosité enfantine de Woronzow Greig, le petit garçon de Mrs. Somerville.
« À l’époque où Mrs. Somerville séjournait à Abbostsford, les Waverley Novels parurent et firent grande sensation. Cependant les amis intimes de Scott ignoraient qu’il en fût l’auteur. Il se plaisait à faire mystère de la chose, mais le petit Woronzow avait découvert le secret. Un jour que Mrs. Somerville causait d’un roman qui venait de paraître, Woronzow dit : « Il y a longtemps que je connais toutes ces histoires, car, quand M. Scott a écrit sur la table de la salle à manger, et qu’il a fini, il met tous les papiers avec le tapis de drap vert dans un coin de la chambre. Puis, quand il s’en va, Charlie Scott et moi nous lisons les histoires. »
Phyllis Brown fait remarquer que cet incident prouve « que les personnes, qui veulent qu’un secret soit bien gardé, devraient être très attentives, s’il y a des enfants présents ». Mais l’anecdote me paraît trop jolie pour avoir besoin d’une morale de cette sorte.
Sous la même couverture nous avons aussi une biographie de Miss Mary Carpenter, également par Phyllis Brown.
Miss Carpenter ne me paraît pas avoir le même charme, le même attrait que Mrs. Somerville. Il y a toujours chez elle je ne sais quoi de formaliste, de limité, de précis. Quand elle avait environ dix ans, elle prétendait qu’on l’appelât docteur Carpenter dans la chambre des enfants. À l’âge de douze ans, elle est discrète comme une fillette posée, qui parlait toujours comme un livre, et avant de se mettre à ses plans d’éducation, elle écrivit un acte solennel par lequel elle se consacrait au service de l’humanité.
Néanmoins elle fut une des saintes d’esprit pratique et de caractère infatigable au labeur, que compte le dix-neuvième siècle, et naturellement il n’est que juste que les saints se prennent tout à fait au sérieux.
Il n’est pas moins juste d’ajouter que son œuvre de sauvetage et de réformation rencontra de grandes difficultés.
Voici, par exemple, comment Miss Cobbe nous dépeint une des classes du soir à Bristol :
« C’était un spectacle admirable de voir Miss Carpenter assise dans la vaste galerie de l’école de Derrière-Sainte-Jeanne, enseignant, chantant, priant avec ces sauvages enfants des rues, en dépit d’incessantes interruptions qui consistaient en des actes tels que ceux-ci : lancer des billes derrière elle, siffler, trépigner, se battre, crier à tue-tête Amen au milieu d’une prière, et parfois se lever en masse, pour se lancer, comme un troupeau de bisons, avec un grand bruit de souliers à gros clous, à travers la galerie, tout autour de la vaste salle d’école, puis descendre l’escalier, et puis de là dans la rue. Elle supportait, avec une bonne humeur inaltérable, ces éclats ingouvernables. »
Ce qu’elle dit elle-même à ce sujet est plus agréable, et montre que le « troupeau de bisons aux souliers à gros clous » n’était pas toujours aussi barbare.
« J’avais apporté, pour ma leçon de la semaine précédente, quelques spécimens de fougères, collées avec soin sur du papier blanc. Cette fois j’apportai une plaque de houille sur laquelle étaient des empreintes de fougères, afin de les montrer. Je demandai à l’un d’eux d’examiner le spécimen et de me dire ce qu’il en pensait. Il eut un sourire si vif que je vis qu’il le savait. Aucun des autres ne put le dire. Il déclara que c’étaient des fougères semblables à celles que j’aurais montrées la semaine précédente, mais il croyait qu’elles avaient été gravées sur la pierre. Leur étonnement et leur plaisir furent grands quand ils surent de quoi il s’agissait. »
« L’histoire de Joseph. Ils eurent tous de la peine à croire que la chose fût réellement arrivée. L’un d’eux demanda si l’Égypte existait encore actuellement, et si elle était habitée. Lorsque je leur dis qu’il existe aujourd’hui des édifices qui avaient été construits au temps de Joseph, l’un d’eux dit que c’était impossible, que ces édifices seraient tombés en ruines. Je leur montrai la forme d’une pyramide, et ils furent satisfaits. Un d’eux demanda si tous les livres disaient la vérité.
« L’histoire de Macbeth les impressionna fortement. Ils connaissaient le nom de Shakespeare pour l’avoir vu sur l’enseigne d’un cabaret.
« Un jeune garçon définit la conscience une chose dont est dépourvu un gentleman qui ne donne pas six pence à un garçon qui a trouvé sa bourse et la lui rapporte.
« Un autre garçon, à qui on demandait, après une leçon du dimanche sur la reconnaissance, quel était le plaisir le plus grand qu’il eût dans l’année, répondit avec candeur : « Le combat de coqs, madame ; il y a au « Petit Nègre » une arène qui vaut ce qu’il y a de mieux à Bristol. »
Il y a quelque chose d’assez touchant dans cet effort pour civiliser l’enfant des rues en le soumettant à l’influence adoucissante des fougères et de fossiles, et on a quelque peine à croire que Miss Carpenter s’exagérait beaucoup la valeur de l’éducation élémentaire. Ce n’est pas avec des faits qu’il faut nourrir les pauvres. Shakespeare, les Pyramides même, cela ne suffit pas, et il n’est guère utile de leur donner les résultats de la culture, à moins de leur offrir les conditions dans lesquelles la culture peut être réalisée.
Dans ces froides cités du Nord, si bondées de population, la véritable base pour établir les mœurs, en prenant ce mot au sens hellénique, serait dans l’architecture, et non dans les livres.
Toutefois, ce serait manquer de générosité que de ne pas reconnaître que Miss Carpenter donnait aux pauvres non seulement son instruction, mais encore son affection. Sa biographie nous apprend que dans les premières années de sa vie, elle aspirait vivement à devenir épouse et mère, mais dans la suite elle borna ses désirs à donner librement son affection à tous ceux qui en avaient besoin ; et le passage des Prophéties où il est dit : « Je t’ai donné des enfants que tu n’as point portés » parut lui montrer quelle était sa véritable mission. Et vraiment elle était de l’avis de Bacon que ce sont tous les célibataires qui travaillent le mieux au bien public. »
« On est vivement frappé de voir, dit-elle dans une de ses lettres, combien s’est développée dans ces dernières années l’influence utile des femmes. Des dames que rien n’attache, comme des veuves et des célibataires, ont amplement de quoi travailler dans le monde pour le bien des autres, en y consacrant tout leur pouvoir. Quant aux épouses et aux mères, Dieu leur a donné une tâche des plus nobles, et il ne leur faut rien de plus. » Tout le passage est extrêmement intéressant, et l’expression « dames que rien n’attache » est tout à fait charmante : elle nous rappelle Charles Lamb.
*
* *
Les Enfants d’Ismay ont pour auteur l’habile écrivain à laquelle nous devons Flitters, Tatters, et le Conseiller, histoire qui charma les réalistes par sa vérité et enchanta Ruskin par sa beauté, et reste jusqu’à ce jour la peinture la plus parfaite qu’il y ait dans le roman anglais de la vie des petits vagabonds des rues.
La scène du récit se passe dans le sud de l’Irlande, et l’intrigue est extrêmement dramatique et ingénieuse. Godfrey Mauleverer, jeune Irlandais étourdi, s’enfuit avec Ismay Darcy, jolie institutrice sans le sou, et l’épouse secrètement en Écosse. Quelque temps après la naissance de son troisième enfant, Ismay meurt, et son mari, qui n’a jamais rendu public son mariage, est noyé dans une partie de yacht sur les côtes de France. Les enfants d’Ismay tombent à la charge d’une vieille tante, Miss Juliette Darcy, qui les ramène en Irlande pour réclamer l’héritage qui leur revient. Mais une brusque attaque de paralysie lui fait perdre la mémoire, et elle oublie le nom du petit village écossais où a eu lieu le mariage irrégulier d’Ismay. Il en résulte que Tighe O’Malley reste en possession de Barrettstown, et les enfants d’Ismay habitent un vieux moulin aux environs du grand domaine dont ils sont les héritiers légitimes. Le jeune garçon, qui se nomme Godfrey comme son père, est un type d’une beauté charmante, avec sa jolie figure brune au caractère exotique, ses sauvages accès d’affection et de haine, son orgueil passionné et sa tendresse fougueuse. Le récit du voyage à cheval qu’il fait au milieu de la nuit pour avertir son ennemi d’une attaque que projettent les Enfants du Clair de Lune, est plein de force et de verve, et il est agréable de trouver dans le roman moderne un type qui présente toutes les belles inconséquences de la vie, qui n’est point une exception assez fantaisiste pour sortir de la vérité, ni un être si ordinaire qu’il soit banal.
C’est aussi une peinture excellente, par la simplicité avec laquelle elle est rendue, que celle de Miss Juliette Darcy, et la scène où sur son lit de mort la vieille femme recouvre la mémoire est tout à fait admirable par la conception comme par l’exécution. Néanmoins, pour moi le principal intérêt de l’ouvrage consiste dans les petites esquisses si vivantes de caractère irlandais qui y abondent. L’art réaliste moderne n’a pas encore produit un Hamlet, mais il prétend avoir étudié avec soin Guildenstern et Rosencranz, et dans leur extrême fidélité, leur attachement à la nature, rien n’est meilleur que les types secondaires des Enfants d’Ismay.
Nous y trouvons le bon vieux prêtre qui arrange tous les mariages dans sa paroisse, et qui n’encourage aucunement les gens à faire de longues confessions ; l’important jeune vicaire tout frais sorti de Maynooth, qui prend de plus grands airs que s’il était un évêque, et qu’il faut remettre à sa place ; les mendiants de profession avec leurs prières dévotes ; leur humour grossier, et leur incorrigible fainéantise ; le rusé boutiquier, qui fait entrer dans des barils de farine des armes destinées aux Enfants du Clair de Lune, et qui, dès qu’il s’en est défait, donne à la police des indications sur leurs faits et gestes, les jeunes gens qui sortent à minuit pour aller faire l’exercice sous les ordres d’un Irlandais d’Amérique, les fermiers qui, avec leur âpre désir d’avoir de la terre, surenchérissent à l’insu des uns des autres pour le premier champ qui devient vacant ; le docteur de dispensaire qui regrette sans cesse de n’avoir pas pris ses grades à Trinity Collège ; les filles laides qui veulent aller au couvent, les jolies filles qui cherchent des maris, les filles de boutiquiers qui veulent passer pour de jeunes dames.
Il y a là un fourmillement continuel d’hommes et de femmes, un panorama complet de la vie provinciale, un tableau absolument fidèle du paysan dans son intérieur. Cette teinte de réalisme dans la peinture des types de caractère national a toujours été le trait distinctif de la fiction irlandaise, depuis l’époque de Miss Edgeworth jusqu’à nos jours, et il n’est pas difficile de trouver dans les Enfants d’Ismay des traces de Castle Rack Rent. Cependant je crains que miss Edgeworth n’ait aujourd’hui que de rares lecteurs, quoique Scott et Tourguénief reconnaissent également ce qu’ils doivent à ses romans et que son style soit toujours d’une clarté et d’une précision admirables.
*
* *
L’assertion émise par Miss Leffler Arnim dans une conférence donnée récemment à l’Hôpital de Saint-sauveur, qu’elle a connu des exemples de dames si résolues à ne pas dépasser les mesures à la mode qu’elles allaient jusqu’à se tenir à une barre fixe pendant que leur femme de chambre laçait le corset de quinze pouces, a excité une vraie incrédulité, mais il n’y a réellement rien d’improbable à cela.
Depuis le seizième siècle jusqu’à nos jours, il n’est guère de genre de torture qu’on n’ait infligée aux jeunes filles, et que n’aient supportée les femmes, pour se conformer aux ordres d’une mode insensée, monstrueuse. « Afin, dit Montaigne, de se faire une tournure à l’espagnole, quelle géhenne de souffrance n’endureront point les femmes, tirées et comprimées en de grands coches qui leur entrent dans la chair ; et même, souventes fois elles en meurent. »
« Peu de jours après mon arrivée à l’école, nous dit Mrs. Somerville dans ses Mémoires, bien que je fusse parfaitement droite et bien faite, on m’enferma dans un corset très raide, pourvu en avant d’un busc d’acier, tandis que par-dessus ma robe des bandes rejetaient mes épaules en arrière jusqu’à faire se toucher les omoplates. Ensuite une tige d’acier terminée par un demi-cercle, allant jusque sous mon menton, était fixée au busc d’acier de mon corset. C’est dans cet état de contrainte que moi et la plupart des plus jeunes filles nous devions préparer nos leçons. »
Et nous lisons dans la vie de Miss Edgeworth qu’ayant été envoyée dans un certain établissement en vogue, elle dut subir toutes les tortures ordinaires, la planche dans le dos, les colliers de fer et les haltères et aussi, parce qu’elle était toute petite, elle dut se soumettre à ce supplice extraordinaire d’être pendue par le cou afin d’allonger les muscles et de provoquer l’accroissement, ce qui eut en ce qui la concerne un remarquable insuccès.
Et même les exemples de réelle mutilation et de torture sont si communs dans le passé, qu’il est superflu de les multiplier. Mais il est vraiment triste qu’à notre époque, une femme civilisée puisse se suspendre à la barre fixe pendant que sa femme de chambre serre son corset jusqu’à lui faire une taille de quinze pouces. Et tout d’abord la taille n’est pas du tout un cercle, mais un ovale, et il n’y a pas d’erreur plus grande que de s’imaginer qu’une taille d’une minceur qui n’est point naturelle donne un air de grâce ou même de sveltesse à tout l’ensemble. En règle générale, l’effet se réduit à exagérer la largeur du buste et des hanches, et les femmes qui présentent dans leur ensemble cette majesté, que le vulgaire qualifie de grosseur, transforment en défaut ce qui est une qualité, lorsqu’elles se conforment aux sots édits de la mode en se serrant étroitement. La taille anglaise à la mode est non seulement beaucoup trop étroite, et par conséquent hors de toute proportion avec le reste du corps, mais encore portée beaucoup trop bas. J’emploie à dessein l’expression de portée, car de nos jours il semble que la taille soit un détail de toilette qu’on prend ou qu’on quitte à son gré. Une taille longue comporte toujours des membres supérieurs courts, et au point de vue artistique, elle a pour effet de diminuer la stature.
Je suis heureux de voir que bon nombre des femmes les plus charmantes de Paris reviennent à l’idée des toilettes du temps du Directoire. Ce style est loin d’être parfait, mais il a du moins l’avantage de placer la taille où elle doit être. Je suis tout à fait convaincu que les dames anglaises cultivées et distinguées réagiront contre des pratiques aussi sottes et aussi dangereuses que celles qu’a rapportées Miss Leffler-Arnim.
La devise de la mode est : « Il faut souffrir pour être belle », mais celle de l’art et du sens commun est : « Il faut être bête pour souffrir. »
*
* *
À propos de mode, un critique du Pall Mall Gazette exprime sa surprise de ce que j’ai laissé figurer dans les illustrations du premier numéro du Monde de la femme le dessin d’un chapeau orné « de corps d’oiseaux », et j’ai reçu beaucoup de lettres à ce sujet.
Il est donc de toute justice que j’explique exactement ma situation en cette affaire.
La mode est une partie si essentielle du mundus muliebris de nos jours, qu’il me paraît absolument nécessaire d’en enregistrer en temps utile l’origine, le développement et les phases, et la valeur historique et pratique de ces mentions dépend avant tout de l’exacte fidélité aux faits. En outre, il est fort, aisé aux enfants de la lumière d’adapter presque toutes les formes de toilette à la mode aux exigences de l’utilité et aux demandes du bon goût. La robe de five o’clock à la Sarah Bernhardt, par exemple, telle qu’on la trouve dans ce présent numéro, a bien des qualités. Bien que le costume de postillon de bal masqué soit absolument détestable en sa sottise et sa vulgarité, le soi-disant costume géorgien qui figure dans la même planche est assez agréable. Je dois toutefois protester contre l’idée qu’en enregistrant les changements dans la mode, on prenne parti pour ou contre telle ou telle forme que la mode peut affecter.
*
* *
L’article de Mrs. Craik sur l’état de la scène anglaise, sera, j’en suis sûr, lu avec un vif intérêt par tous ceux qui suivent avec attention l’évolution de l’art dramatique dans ce pays.
C’est la dernière chose qu’ait écrite l’auteur de John Halifax, gentleman, et elle ne m’est parvenue que peu de jours avant sa mort si regrettée.
Que la situation soit telle qu’elle la décrit, c’est ce que bien peu de gens seront disposés à contester, car, pour ma part, je dois reconnaître que je trouve plus de vulgarité que de vice dans les tendances de la scène moderne, et je ne crois pas non plus qu’il soit possible d’élever le niveau de l’art en en limitant les sujets. On tue une littérature quand on lui interdit la vérité humaine. Ce qu’exige une sérieuse représentation de la vie, c’est une façon de la traiter où l’imagination ait plus de part, c’est qu’elle soit plus libre à l’égard de la langue du théâtre, et de la convention du théâtre. On peut en outre se demander si l’attribution rigoureuse d’une récompense à la vertu et d’un châtiment au crime est réellement l’idéal le plus salutaire pour un art qui vise à se faire le miroir de la nature. Néanmoins il est impossible de méconnaître le sentiment délicat qui inspire d’un bout à l’autre l’article de Mrs. Craik, et bien qu’on puisse se permettre de penser autrement et ne pas accepter la méthode proposée, on ne pourra que sympathiser avec la pureté et la délicatesse de la pensée et avec la grande noblesse du but.
Le ministre de l’Instruction publique de France, M. Spuller, a rendu à Racine un hommage très gracieux et très opportun en donnant son nom au second lycée créé à Paris pour l’éducation supérieure des jeunes filles.
Racine fut un des rares privilégiés qui purent lire le célèbre Traité de l’éducation des filles avant qu’il parût imprimé. On lui confia, en même temps qu’à Boileau, la tâche de revoir le texte de la constitution et des règles pour le grand collège établi par madame de Maintenon. Ce fut pour les demoiselles de Saint-Cyr qu’il composa Athalie, et il consacra une grande partie de son temps à l’éducation de ses enfants.
Le Lycée Racine demeurera certainement un établissement de même importance que le Lycée Fénelon, et le discours prononcé par M. Spuller à l’occasion de son ouverture était plein des plus belles espérances pour l’avenir.
M. Spuller s’est étendu longuement sur la valeur de l’aphorisme de Gœthe, que l’épreuve à laquelle se reconnaît une bonne épouse, est son aptitude à remplacer son mari et à devenir un père pour ses enfants. Il a rappelé que ce qui l’avait le plus frappé en Amérique, c’était le merveilleux pont de Brooklyn, superbe et colossale entreprise qui fut achevée sous la direction de la femme de l’ingénieur, celui-ci étant mort pendant la construction du pont.
« Il me semble, dit M. Spuller, que la femme de l’ingénieur a réalisé la pensée de Gœthe, et que non seulement elle est devenue un père pour ses enfants, mais un autre père vraiment admirable, vraiment unique, qui a immortalisé le nom qu’elle portait avec son mari. »
M. Spuller a insisté avec force sur la nécessité d’une éducation profondément pratique, et s’est montré d’une extrême sévérité envers les « bas-bleus » de la littérature :
Il ne s’agit pas ici de former des « femme» savantes. » « Les Femmes savantes » ont été marquées pour jamais par un des plus grands génies de notre race d’une légère teinte de ridicule. Non, ce n’est pas des femmes savantes que nous voulons, ce sont tout simplement des femmes, des hommes dignes de ce pays de France qui est la patrie du bon sens, de la mesure et de la grâce ; des femme ayant la notion juste et le sens exquis du rôle qui doit leur appartenir dans la société moderne. »
Il y a évidemment une bonne part de vérité dans les observations de M. Spuller, mais nous ne devons pas commettre l’erreur de prendre la caricature par la vérité. Après tout, les Précieuses ridicules contrastaient d’une manière fort avantageuse pour elles, avec les types ordinaires du monde féminin de leur temps, non seulement en France, mais aussi en Angleterre, et un goût peu sûr, en matière de sonnets, est en somme préférable à la grossièreté, à la vulgarité et a l’ignorance.
*
* *
Je suis satisfait, de voir que le brillant succès de Miss Ramsay à Cambridge n’est pas destiné à rester un exemple isolé de ce que peuvent faire les femmes dans la concurrence intellectuelle avec les hommes. À l’Université Royale d’Irlande, la bourse de littérature, se montant à 200 livres par an pendant cinq ans, a été gagnée par Miss Story, fille d’un clergyman irlandais du Nord. C’est une tâche agréable que d’enregistrer un fait irlandais qui n’a rien de commun avec la violence de la politique de parti non plus qu’avec les sentiments politiques, un fait qui prouve combien les femmes sont dignes de cette haute culture et de cette éducation qui leur a été accordée si tardivement, et dans certains cas avec tant de mauvaise volonté.
*
* *
L’impératrice du Japon a commandé tout un assortiment de toilettes à la mode à Paris, pour son usage et celui de ses dames de compagnie. Le chrysanthème, la fleur impériale du Japon, a suggéré les nuances de la plupart des robes de l’impératrice, et les autres costumes ont été dessinés d’après les formes et les couleurs des autres fleurs. Néanmoins le même steamer qui emporte les chefs-d’œuvre de M. Worth et de M. Félix au pays du Soleil levant porte aussi à l’impératrice une lettre de formelle et respectueuse remontrance de la part de la Société anglaise pour le costume rationnel.
J’espère pourtant que si l’impératrice rejette les arguments raisonnables de cette importante Société, son propre sentiment artistique la portera à réfléchir sur son projet d’abandonner le costume oriental pour celui de l’Occident.
*
* *
J’espère que quelques-uns de mes lecteurs s’intéresseront à la Ligue d’assistance aux enfants, pour laquelle M. Walter Crane a exécuté le dessus si beau et si gentil « du Jeune Chevalier ». La meilleure façon de faire le bien aux enfants consiste à les rendre heureux, et le bonheur me parait être un élément essentiel du projet admirable de Lady Meath.
*
* *
Les Études et souvenirs de madame Ristori sont un des plus charmants livres sur le théâtre qui aient paru depuis le livre exquis de Lady Norton sur les héroïnes de Shakespeare.
On dit souvent que les acteurs ne laissent après eux qu’un nom stérile et des couronnes fanées, qu’ils ne voient que les applaudissements du moment, et qu’ils sont condamnés au même oubli que les anciennes affiches de théâtre ; qu’en un mot leur art meurt avec eux, et partage leur condition mortelle. « Chippendale, le fabricant de petits meubles, dit l’habile auteur de Obiter Dicta{19}, est plus puissant que Garrick, l’acteur. La vivacité de ce dernier ne nous charme plus (si ce n’est dans Boswel) tandis que les chaises du premier continuent à rendre tout repos impossible dans cent maisons. »
Cette façon de voir me semble pourtant un peu exagérée. Elle repose sur cette hypothèse que l’art de l’acteur ne consiste que dans l’imitation, et elle ne tient aucun compte de la base imaginative et intellectuelle de cet art. Il est parfaitement vrai, cela s’entend, que la personnalité de l’acteur s’efface et qu’avec elle disparaît ce pouvoir de plaire en vertu duquel les arts existent, mais la méthode artistique d’un grand acteur survit.
Elle vit dans la tradition. Elle devient partie intégrante de la science d’une école. Elle a toute la vie intellectuelle d’un principe.
En Angleterre, à l’heure présente, l’influence de Garrick sur nos acteurs est bien plus forte que celle de Reynolds sur nos peintres portraitistes, et si nous jetons les yeux sur la France, nous discernons la tradition de Talma. Mais qu’est devenue la tradition de David ?
Ainsi donc les Mémoires de madame Ristori n’ont pas seulement l’attrait qui s’attache toujours à l’autobiographie d’une belle et brillante personnalité féminine ; ils ont en outre une valeur artistique définie, distincte. L’analyse qu’elle fait du rôle de Macbeth, par exemple, est pleine d’intérêt psychologique, et nous montre que les finesses de la critique shakespearienne ne sont pas le privilège exclusif de ceux qui ont des idées sur les anales faibles, sur les rimes forcées, mais qu’elles peuvent avoir aussi pour objet l’art de l’acteur lui-même.
L’auteur des Obiter Dicta, paraît refuser aux acteurs toute pénétration critique, toute appréciation littéraire. « L’acteur, nous dit-il, est l’esclave de l’art, et non son fils, et il vit tout à fait en dehors de la littérature, avec les mots mêmes de celle-ci stéréotypés sur ses lèvres, sans qu’aucune de ses vérités se grave dans son cœur. »
Mais cela me paraît une dure et téméraire généralisation. Et bien loin d’être de son avis, je serais porté à croire que rien que le seul fait artistique de jouer, de faire passer une pensée à l’état d’action, constitue en soi un procédé critique d’un ordre très élevé. Je suis convaincu qu’en étudiant attentivement la carrière de nos grands acteurs anglais, on n’y trouvera point de quoi les accuser de n’avoir pas le sens critique en littérature. Il peut être vrai que les acteurs délaissent trop vite la forme pour atteindre le sentiment qui donne à la forme sa beauté et sa couleur, et que là où le critique littéraire étudie le langage l’acteur ne cherche pas autre chose que la vie. Et pourtant avec quelle justesse les grands acteurs n’appréciaient-ils pas cette merveilleuse musique des mots qui est, à tout prendre, un élément si ardent de puissance poétique dans Shakespeare, et qui l’est au même degré chez tous ceux qui aspirent à être regardés comme de vrais poètes.
« La vie des sens dans le vers, dit Keats, dans une critique dramatique qui parut dans le Champion, sort toute chaude des lèvres de Kean, et celui qui est instruit dans les hiéroglyphes de Shakespeare, celui qui est instruit dans la portion spirituelle de ces vers auxquels Kean donne une grandeur sensuelle, sent que la langue de celui-ci a dû ravir aux abeilles d’Hybla jusqu’à leur dernière parcelle de miel. »
Ce sentiment particulier dont parle Keats, est familier à tous ceux qui ont entendu Salvini, Sarah Bernhardt, Ristori ou tout autre des grands artistes de notre temps, et c’est un sentiment qu’à mon avis on se peut donner rien qu’en se lisant à soi-même le passage.
Pour ma part, je dois avouer que ce fut seulement après avoir entendu Sarah Bernhardt dans Phèdre que je sentis dans toute sa douceur la musique de Racine. Quant à l’assertion de M. Birrell, après laquelle les acteurs ont les mots de la littérature stéréotypés sur leurs lèvres, sans qu’aucune de ses vérités soit gravée en leur cœur, tout ce qu’on peut dire, c’est que, si elle est vraie, c’est un défaut que les acteurs partagent avec la majorité des critiques littéraires.
Le récit que fait madame Ristori de ses lettres, de ses voyages, de ses aventures est d’une lecture fort agréable.
Fille de pauvres acteurs, elle débuta à l’âge de trois mois, quand on la mit dans une valise pour faire présent d’elle comme cadeau du jour de l’an à un vieux gentleman égoïste qui ne voulait pas pardonner à sa fille d’avoir fait un mariage d’amour. Mais, comme elle se mit à crier bien longtemps avant l’ouverture de la valise, la comédie tourna en farce, à l’immense amusement du public.
Elle figura ensuite dans un mélodrame du moyen âge, alors qu’elle avait trois ans, et elle fut si terrifiée des machinations du traître qu’elle prit la fuite au moment le plus critique. Néanmoins son trac devant la rampe ne dura guère, à ce qu’il semble, et nous la retrouvons jouant la Francesca di Rimini de Silvio Pellico, à l’âge de quinze ans ; et à celui de dix-huit ans, elle fait son début dans le rôle de Marie Stuart.
À cette époque, le naturalisme de la méthode française prenait peu à peu la place de l’élocution guindée et des poses académiques de l’école scénique italienne. Madame Ristori paraît avoir essayé de combiner la simplicité avec le style, et la passion de la nature avec le sang-froid de l’artiste : J’ai voulu fondre les deux manières, dit-elle, car je pensais que toutes choses étant susceptibles de progrès, l’art dramatique aussi était appelé a subir des transformations.
Toutefois le développement naturel du drame italien fut presque arrêté par la censure ridicule sur les pièces de théâtre qui existait alors dans toutes les villes soumises au gouvernement autrichien ou à celui du Pape.
L’allusion la plus légère au sentiment de nationalité, à l’esprit de liberté, était interdite ; même le mot de patria était inculpé de trahison, et madame Ristori nous raconte une amusante histoire sur l’indignation d’un censeur auquel on demandait son autorisation pour une pièce où un muet revient chez lui après bien des années d’absence : dès son entrée sur la scène, il fait des gestes par lesquels il exprime sa joie de revoir son pays natal.
« Des gestes de cette sorte, dit le censeur, ont évidemment une tendance révolutionnaire, et il n’est pas possible de les autoriser. Les seuls gestes que je crois pouvoir permettre, ce seraient ceux par lesquels un muet exprimerait d’une façon générale son admiration pour le paysage. » Les indications scéniques furent donc modifiées, et au mot de pays natal on substitua celui de paysage.
Un autre censeur se montra d’une extrême sévérité envers un jeune poète qui avait employé cette expression : « Le beau ciel italien » ; et on lui expliqua que l’expression officielle et convenable était : « le beau ciel lombardo-vénitien. »
Dans Roméo et Juliette, il fallut rebaptiser le pauvre Grégoire parce que le nom de Grégoire avait été choisi par plusieurs papes, et ce passage « Et j’ai sur moi le pouce d’un pilote qui fît naufrage en revenant dans son pays », que prononce la première des sorcières dans Macbeth, fut rayé sans pitié comme contenant une allusion mystérieuse au pilote de la barque de saint Pierre.
Lasse enfin des tracasseries et des persécutions des Dogberrys politiciens et théologiens de l’époque, de leurs vains préjugés, de leur stupidité solennelle, de leur ignorance absolue des conditions nécessaires au développement d’un art sensé et sain, madame Ristori se décida à renoncer au théâtre. Néanmoins, elle avait le plus vif désir de jouer une fois devant un public parisien.
Paris était alors le centre de l’activité dramatique, et après quelques hésitations, elle quitta l’Italie pour la France, en 1855. Elle paraît y avoir eu un grand succès, surtout dans le rôle de Myrrha, classique sans froideur artistique mais sans rien d’académique ; elle apporta dans l’interprétation de la grande héroïne d’Alfleri l’élément couleur de la passion, l’élément dessin du style.
Jules Janin la loua bruyamment. L’Empereur pria la Ristori d’entrer dans la troupe de la Comédie-Française, et Rachel, avec son caractère étrangement étroit et jaloux ; trembla pour ses lauriers.
Myrrha, fut suivie de Marie Stuart, et celles-ci de Médée.
Dans ce dernier rôle, madame Ristori excita le plus grand enthousiasme. Ary Scheffer dessina des costumes pour elle, et la Niobé que l’on voit dans la galerie des Uffizzi à Florence suggéra à madame Ristori son attitude fameuse dans la scène des enfants.
Néanmoins, elle ne consentit pas à rester en France, et nous la retrouvons, dans la suite, jouant dans presque tous les pays du monde, depuis l’Égypte jusqu’au Mexique, depuis le Danemark jusqu’à Honolulu. Ses représentations des pièces classiques paraissent avoir été toujours extrêmement admirées. Quand elle jouait à Athènes, le roi offrit de prendre les mesures nécessaires pour une représentation dans le beau théâtre antique de Bacchus, et pendant son séjour au Portugal, elle joua Médée devant l’Université de Coïmbre.
Le récit qu’elle fait de ce dernier engagement est des plus intéressants. À son arrivée à l’Université, elle fut reçue par le corps entier des sous-gradués, qui porte encore un costume d’un caractère presque médiéval. Plusieurs d’entre eux parurent sur la scène au cours de la pièce comme suivantes de Créuse, en cachant leur barbe noire sous des voiles épais et, leur rôle joué, revinrent gravement prendre leur place dans l’assistance. Ce qui terrifia madame Ristori, c’est qu’ils gardaient leurs costumes grecs mais en rejetant leurs voiles en arrière, et se mettaient à fumer de longs cigares. « Ce n’est pas la première fois, dit madame Ristori, que j’ai dû empêcher, par un effort de volonté, la tragédie de se terminer en farce. »
Très intéressant encore, son récit de la représentation de la Camma de Montanelli. Elle nous conte une très amusante histoire de l’arrestation de l’auteur par la police française, sous l’inculpation d’assassinat, par suite d’un télégramme qu’elle lui adressa, et où se trouvaient ces mots : « le corps de la victime ».
D’ailleurs, le livre abonde en anecdotes contées avec habileté, et en critiques admirables de l’art dramatique.
J’ai cité d’après le texte français, qui est celui que j’ai sous les yeux ; mais soit en italien, soit en français, ce livre est une des autobiographies les plus attachantes qui aient paru depuis quelque temps, même en un siècle comme le nôtre, où l’égotisme littéraire a atteint un degré exquis défini.
*
* *
Le nouveau Purgatoire et autres poésies, par Miss E. R. Chapman, est, à certains égards, un petit volume fort remarquable.
On était habitué à dire que les femmes sont naturellement trop poétiques pour faire de grands poètes, trop réceptives pour être créatrices, trop disposées à se contenter de sentir pour viser à la splendeur marmoréenne de la forme. Mais nous ne devons point juger de la faculté poétique de la femme par les œuvres qu’elle a exécutées en des temps où l’éducation lui était refusée, car tout art est impossible là où n’existe pas la faculté d’expression.
Mrs. Browning, la première grande poétesse anglaise, était aussi une lettrée admirable, bien qu’elle écrivit peut-être le grec sans marquer l’accentuation, et même dans ceux de ses poèmes qui semblent les plus éloignés de la vie classique, par exemple dans Aurora Leigh, il n’est pas difficile de discerner la belle influence littéraire d’une instruction classique.
Depuis le temps de Mrs. Browning, l’éducation est devenue non point le privilège d’un petit nombre de femmes, mais l’héritage inaliénable de toutes, et par une suite naturelle de la faculté d’expression ainsi acquise, les jeunes poétesses de nos jours occupent une situation littéraire très élevée. Chose assez curieuse, leur poésie, en général, se distingue par la vigueur plus que par la beauté.
On dirait qu’elles se plaisent à se mesurer avec les gros problèmes intellectuels de la vie moderne ; la science, la philosophie, la métaphysique tiennent une grande place dans leur choix. Elles laissent aux hommes la trivialité des triolets ; elles tentent de déchiffrer l’écriture sur le mur et d’arracher au sphinx son dernier secret. Aussi leur idole est-elle Robert Browning et non Keats. Sordello les émeut plus que l’Ode sur une Urne grecque ; et toute la magie, toute la musique de Lord Tennyson leur paraît n’être rien à côté des subtilités psychologiques de l’Anneau et du Livre ou des questions profondes qui sont agitées dans les dialogues entre Blougram et Gigabids.
Et de fait, je me rappelle avoir entendu une charmante et jeune Girtonienne, qui, oubliant un instant les exquis passages lyriques de Pippa passe et le magnifique vers blanc de Hommes et femmes, déclarait avec gravité que son motif, pour admirer l’auteur du Pays des bonnets de nuit en coton rouge, c’est qu’il avait inauguré une réaction contre la Beauté en poésie.
Miss Chapman est probablement du nombre des disciples de M. Browning. Elle ne l’imite pas, mais il est aisé de retrouver son influence sur son vers et elle a pris quelque chose de sa belle et étrange croyance.
Citons par exemple sa pièce : Une femme à l’esprit fort.
Voyez la – oh ! oui, viens par ici. – Chut ! par là, c’est là qu’elle gît, douce, avec le sourire qu’avait hier sa figure, alors qu’elle gisait mourante. Calmée la fièvre de son esprit, éteinte, et, grâce à Dieu, disparue aussi cette faim du cœur ; et à quarante et un ans l’air d’une toute jeune fille ; vous l’auriez jugée plus jeune ? Oui, elle avait cette fraîcheur de fleur qu’ont les enfants ; elle était souple et flexible, avec des yeux aussi innocemment bleus qu’ils étaient braves, résolus, pleins de défi. Vous-même, – vous avez un culte pour l’art. Eh bien, elle aussi, devant ce sanctuaire, elle s’inclinait bien bas ; elle buvait avidement à la beauté comme à un vin, – et la proclamait sainte. Mais si vous aviez pu la suivre lorsque, dans un souffle, elle s’agenouillait devant la science, et s’engageait à servir la vérité jusqu’à la mort et lui consacrait son cœur ? Non, à vos yeux, elle subissait alors une éclipse, elle vous apparaissait comme une étrangère, comme jadis, quand il priait, parurent à Pygmalion ces lèvres d’ivoire.
*
* *
Apprenez, dans votre ciel, ma chère, le plaisir que j’ai perdu, vous qui étiez femme jusqu’au fond de votre cœur, et qui ne fûtes pas plus pure, plus blanche qu’ardemment humaine. Comment répondrai-je ? Comment exprimer, comment révéler la vraie histoire de votre vie ? Comment rendre, – si on n’est pas capable de deviner, de sentir ! – votre gloire suprême. Le voici, prêtez attention à mes paroles. Le riche, nous le savons, n’entre au ciel que difficilement ; c’est au pauvre, à l’humble, qu’est donné le royaume de Dieu. Eh bien, il est un autre ciel – un ciel sur la terre – (c’est la jouissance de l’amour) – dans lequel donne plus sûre entrée une certaine pauvreté, – une certaine indigence. Pour celui-là aussi, elle était trop riche. Ah ! Dieu ! si moins d’amour lui eût été prêté. Dans le royaume du bonheur humain ces êtres peuvent jeter un regard, mais non pas pénétrer.
Eh bien, n’avons-nous pas ici, sinon un écho exact, du moins une réminiscence du mètre des Funérailles d’un grammairien, et cette combinaison particulière des formes lyrique et dramatique paraît essentiellement empreinte de la méthode de M. Browning. Et pourtant il court à travers toute cette pièce une note destinée, personnelle, et la véritable originalité doit être cherchée plutôt dans l’usage qu’on fait d’un modèle que dans le rejet de tous modèles et maîtres. Dans l’art comme dans la nature, on est toujours fils de quelqu’un, et nous ne chercherons pas noise au roseau s’il nous murmure la musique de la lyre. Un petit enfant me demanda une fois si c’était le rossignol qui avait appris à chanter aux linottes.
Les autres poésies de Miss Chapman contiennent bien des choses intéressantes.
La plus ambitieuse est le Nouveau Purgatoire, d’où l’ouvrage prend son titre.
C’est la vision d’un étrange jardin, où se promènent, nettoyés, purifiés de toute souillure, de toute honte, Judas de Kerioth, Néron le maître de Rome, Jézabel, femme d’Achab, et d’autres personnages aux noms desquels se sont attachés de terribles souvenirs d’horreur ou de formidables splendeurs du mal. L’idée est ingénieuse mais rarement traitée à proportion de son ingéniosité. On y trouve néanmoins quelques bons vers énergiques.
En somme, presque toutes les pièces de Miss Chapman méritent d’être lues, sinon pour leur beauté propre, du moins pour leur tendance intellectuelle.
*
* *
Rien n’est plus intéressant que de suivre le changement et le développement de l’art d’écrire les romans en ce dix-neuvième siècle, ce « soi-disant dix-neuvième siècle », ainsi que le nomma un jeune et fougueux orateur, après une diatribe pleine de mépris contre les maux de la civilisation moderne.
La France posséda un seul grand génie, Balzac, qui a inventé la méthode moderne de regarder la vie, et un seul grand artiste, Flaubert, l’impeccable maître de style, et c’est à l’influence de ces deux hommes que nous faisons remonter presque toute la fiction française contemporaine.
Mais en Angleterre nous n’avons point d’école qui mérite qu’on en parle.
La torche ardente qu’allumèrent les Bronté n’est point passée en d’autres mains ; Dickens n’a exercé d’influence que sur le journalisme ; la charmante et superficielle philosophie de Thackeray, son magnifique talent de narrateur, et sa pénétrante satire sociale n’ont pas trouvé d’écho. Trollope n’a pas laissé d’héritiers directs, chose qu’il ne faut pas trop regretter pourtant. Si admirable que soit Trollope quand on est aux prises avec une après-midi pluvieuse ou avec d’ennuyeux voyages en chemin de fer, au point de vue littéraire, ce n’est tout simplement que le curé à vie de Pudlington Parva.
Quant à George Meredith, qui pourrait espérer de le reproduire ? Son style est un char illuminé par de brillantes lueurs d’éclairs. Comme écrivain, il est parvenu à tout conquérir, excepté la langue. Comme romancier, il peut tout entreprendre, excepté de faire un récit. Comme artiste, il a tous les dons, excepté la faculté d’exprimer. Trop étrange pour être populaire, trop individuel pour avoir des imitateurs, l’auteur de Richard Feverel est absolument seul de son espèce. Il est aisé de désarmer la critique, mais il a désarmé les élèves. Il nous transmet sa philosophie par l’intermédiaire de l’esprit, il n’est jamais plus pathétique que quand il se livre à l’humour. Tourner la vérité en paradoxe n’est pas difficile, mais George Meredith transforme tous ses paradoxes en vérités. Il n’est pas de Thésée qui puisse se tirer de son labyrinthe, pas d’Œdipe qui soit capable de résoudre son secret.
Néanmoins, il n’est que juste de reconnaître que quelques indices apparaissent d’une école qui surgirait chez nous. Cette école n’est point autochtone et ne vise point à reproduire aucun des maîtres anglais. On peut la représenter comme le résultat du réalisme parisien raffiné par un filtrage à travers l’influence de Boston. L’analyse, et non point l’action, est son but ; elle a plus de psychologie que de passion ; elle joue très adroitement sur une seule corde, et cette corde, c’est le lieu commun.
Il est agréable de rencontrer, comme une réaction contre cette école, un roman comme celui de Lady Augusta Noël qui a pour titre : le Lac d’Hithersea.
Si ce récit a un défaut défini, il vient de la façon délicate et légère dont le sujet est traité. Un Bostonien industrieux en eût extrait une demi-douzaine de romans et il lui serait resté de quoi alimenter un feuilleton. Lady Augusta Noël se borne à animer ses personnages, et ne se préoccupe nullement de vivisection. Elle indique plutôt qu’elle n’explique, et elle ne cherche point à faire la vie trop évidemment conforme à la raison. Le romanesque, le pittoresque, le charme, telles sont les qualités de son livre.
Quant à l’intrigue, il y a là tant d’intrigues qu’il est malaisé d’en donner une idée.
C’est d’abord l’histoire de Rhona Somerville, fille d’un grand prédicateur populaire. Elle projette d’écrire la vie de son père, et en examinant ses papiers et ses notes de jadis, elle trouve des luttes là où elle comptait sur du calme, du doute là où elle attendait de la foi. Elle s’effraie à l’idée de tenir la vérité secrète, et cependant elle n’ose la publier. Rhona est tout à fait charmante. On dirait une petite fleur qui se prend très au sérieux, et elle nous montre à quel point une fille bornée peut être aimable et naturelle.
Puis voici les deux frères, John et Adrian Mowbray. John, c’est le clergyman qui peine dur, qui est énergique, impatient de toute théorie, qui soumet sa foi au contrôle de l’action, et non à celui de l’intelligence, vit conformément à ce qu’il croit, et n’a aucune sympathie pour ceux qui oscillent, qui émettent des doutes, – un homme profondément admirable, pratique, et des plus exaspérants. Adrian est le charmant dilettante, le douteur philosophe, une sorte de rationaliste romantique avec du goût pour l’art. Naturellement Rhona épouse celui des deux frères qui a besoin d’être converti, et l’influence qu’elle et lui exercent graduellement l’un sur l’autre est indiquée en quelques traits subtils.
Puis nous avons la curieuse histoire d’Olga, le premier amour d’Adrian Mowbray. C’est une fille extraordinaire, mystique. On dirait une fillette sortie des Sagas, avec les yeux bleus et la chevelure blonde du Nord. Elle a sans cesse auprès d’elle une vieille nourrice norvégienne, une sorte de sorcière laponne qui lui apprend à avoir des visions et à interpréter les songes. Adrian se moque de cette superstition, ainsi qu’il appelle cela, mais le résultat de ce dédain, est que le frère unique d’Olga se noie pendant une partie de patinage et que depuis ce jour-là elle n’adresse plus la parole à Adrian. Toute l’histoire est contée de la manière la plus suggestive, et la délicatesse de touche suffit à faire paraître réel ce qui est étrange.
Le personnage le plus attrayant de tout le livre est pourtant une jeune fille nommée Hilary Marston, et son histoire est aussi le plus tragique des récits. Hilary est une sorte de petit faune des bois, à moitié grecque, à moitié bohémienne ; elle connaît le chant de tous les oiseaux, les refuges de tous les animaux ; elle est terriblement dépaysée dans un salon, mais elle est en termes amicaux avec tous les petits braconniers du pays. Les écureuils viennent se poser sur son épaule, ce qui est joli. Elle porte des furets dans ses poches, ce qui est dangereux. Elle n’ouvre jamais un livre ; elle n’a acquis aucune sorte de talent, mais elle est fascinante, intrépide. Elle en sait plus long, à sa façon, que bien des pédants ou des rats de bibliothèque. Cette pauvre petite Dryade anglaise tombe passionnément amoureuse d’un grand héros aveugle qui la regarde comme une sorte d’agréable folle. Elle meurt de la manière la plus touchante, la plus pathétique.
Lady Augusta Noël a un style plein de charme et d’attrait. Ses descriptions de la nature sont tout à fait admirables, et son livre est un des romans les plus agréablement écrits qui aient paru cet hiver.
*
* *
La. Jeunesse de Margery Merton, par Mrs. Alice Cockran, a la même légèreté de touche et est traitée avec autant de grâce.
Bien qu’elle soit ostensiblement écrite pour les jeunes personnes, c’est une histoire que tous peuvent lire avec plaisir, car elle est vraie sans dureté, belle sans affectation, et l’exclusion des passions de la vie y est affaire d’art plutôt que d’ascétisme. En un mot, c’est un petit morceau de littérature aussi mignon que délicat, aussi doux que simple.
Margery Merton est élevée à Paris par sa tante, une vieille fille, qui a une théorie compliquée sur l’éducation, et des idées strictes sur la discipline. Son système est excellent, car il est fondé sur la science de Darwin et sur la sagesse de Salomon ; mais il subit un échec terrible quand il est mis en pratique, et finalement elle est obligée de se procurer le concours d’une institutrice, madame Réville, veuve d’un grand peintre français incompris. C’est d’elle que Margery apprend à goûter l’art, et le principal intérêt du livre a pour centre un concours pour bourse d’artiste, auquel prennent part Margery et les autres jeunes filles du couvent. Margery choisit pour sujet Jeanne d’Arc, et indigne assez vivement les bonnes sœurs qui sont d’avis que la Sainte devrait avoir son auréole d’or, et être habillée avec tout le faste dont les tableaux religieux et brillants et les mauvais dessins peuvent la parer. Son tableau, à elle, représente une fille ordinaire de la campagne, dans un vieux verger, et écoutant avec l’effroi de l’ignorance les voix étranges qui murmurent à son oreille. La scène où elle montre pour la première fois son esquisse au maître de dessin et à la Mère Supérieure est habilement conduite et atteste un grand talent dramatique.
Naturellement il surgit une vive opposition, mais Margery finit par l’emporter, et, malgré une cabale méchante que monte une rivale, qui persuade à la Mère Supérieure que le tableau n’est point l’œuvre de Margery, elle réussit à gagner le prix ; L’exposé entier du développement graduel de la conception dans l’esprit de la jeune fille, et des divers essais qu’elle fait pour amener son rêve à une réalisation complète, est des plus intéressants.
Le livre mérite vraiment d’être placé parmi ce que Sir Georges Trevelyan a appelé avec bonheur la littérature artistique de notre temps. M. Ruskin dans la prose et M. Browning dans la poésie ont été les premiers à étaler sous nos yeux le travail qui se fait dans l’âme d’un artiste, les premiers à nous conduire depuis le tableau ou la statue jusqu’à la main qui l’exécuta, jusqu’au cerveau qui lui donna la vie. Ils semblent avoir rendu l’art plus expressif pour nous, nous avoir montré une humanité passionnée qui existe derrière la ligne et la couleur. Tel a été le germe de cette littérature et la leur en a été aussi la fleur, mais il est agréable de constater l’influence qu’ils ont exercée sur la petite histoire de Miss Cockran, où la création d’un tableau forme le motif principal.
*
* *
Le livre de Mrs. Pfeiffer, Les Femmes et le Travail, est une réunion d’essais fort intéressants sur la relation qui existe entre la santé et le développement physique de l’éducation supérieure des filles, et d’autre part l’effort intellectuel ou plus systématisé de la femme.
Mrs. Pfeiffer, qui écrit admirablement en prose, traite tour à tour de la difficulté sentimentale, du problème économique et des arguments des physiologistes. Elle prend hardiment à partie le professeur Romanes, dont le récent article dans la Nineteenth Century sur les caractères essentiels qui distinguent mentalement les hommes et les femmes, a attiré tant d’attention, et elle présente quelques données statistiques américaines de grande valeur, où l’influence de l’éducation sur la santé a été étudiée avec beaucoup de soin.
Son livre est une contribution importante à la discussion d’un des grands problèmes sociaux de notre époque. L’extension de l’activité des femmes est aujourd’hui un fait accompli ; les résultats en sont à l’épreuve, et les excellents essais de Mrs. Pfeiffer résument très complètement la situation, et montrent la base rationnelle et scientifique du mouvement avec plus de clarté et de logique qu’aucun des livres que j’ai vus jusqu’à présent.
Il est intéressant de noter que la plupart des idées modernes les plus avancées au sujet de l’éducation des femmes ont été déjà émises par De Foe dans son étonnant Essai sur les projets, où il propose d’établir dans chaque comté d’Angleterre un collège pour femmes, et à Londres dix collèges de cette sorte. « J’ai souvent pensé, dit-il, que l’une des coutumes les plus barbares qu’il y ait au monde est celle de refuser aux femmes les avantages de l’instruction. Leur jeunesse se passe à apprendre à raccommoder et coudre, ou à faire des babioles. On leur enseigne à lire, il est vrai peut-être aussi à écrire leur nom, ou à peu près, mais c’est là à quoi s’élève la plus haute éducation de la femme. Et je voudrais seulement demander à ceux qui déprécient l’intelligence, du sexe : « À quoi serait bon un homme (je veux dire un gentilhomme) à qui l’on n’aurait appris que cela ? Qu’est-ce que la femme a fait pour être privée de l’avantage d’être instruite ? Reprocherons-nous aux, femmes leurs sottises, alors que c’est seulement l’erreur de cette inhumaine coutume qui a empêché qu’on ne les rendît plus sages ? »
Puis De Foe expose longuement son plan pour l’établissement de collèges féminins, entre dans de minutieux détails au sujet de l’architecture, du programme général et de la discipline. Sa proposition de punir de mort quiconque se hasarderait à faire une demande en mariage à une jeune élève pendant son temps d’études a peut-être suggéré à Lord Tennyson l’intrigue de Princesse, de sorte que sa dureté peut être excusée, et à tous les autres points de vue, ses idées sont admirables.
Je suis heureux de voir que ce curieux petit volume fait partie de la série de la National Library{20}. Par ses anticipations sur bon nombre de nos inventions les plus modernes, il montre combien les rêveurs sont gens profondément pratiques.
*
* *
Je suis fâché de voir que Mrs. Fawcett blâme l’emploi des dames bien élevées comme tailleuses et modistes, et qu’elle regarde cela comme désavantageux à celles qui ont été moins favorisées au point de vue de l’éducation.
Pour moi, j’aimerais à voir la confection des toilettes considérée non seulement comme une profession libérale, mais encore comme l’un des beaux-arts. Créer un costume qui soit à la fois rationnel et beau, comporte une connaissance exacte des règles de la proportion, une connaissance non moins approfondie des préceptes de l’hygiène, un sentiment subtil de la couleur, une vive appréciation de l’emploi convenable des matériaux et des qualités à rechercher dans le modèle et le dessin.
La santé d’une nation dépend dans une large mesure de la façon de s’habiller ; le sentiment artistique d’une nation devrait trouver une expression dans son costume tout autant que dans son architecture, et tout comme le commerçant en tentures a dû céder la place à l’artiste décorateur, de même la modiste ordinaire, avec son manque de goût, son défaut de connaissances, ses sottes modes, et sa pauvreté d’invention, devra un jour battre en retraite devant l’artiste savant dans le dessin des costumes. Vraiment, tant s’en faut qu’il soit sage de décourager les femmes instruites d’embrasser la profession de tailleuse, c’est au contraire des femmes instruites qu’on a besoin, et je suis heureuse de constater que dans le nouveau collège professionnel pour filles à Bedford, l’art de faire les costumes fait partie du programme d’enseignement ordinaire. Une société de dames tailleuses a été aussi fondée à Londres dans le but de former des jeunes filles et des femmes, et à ce qu’on me dit, l’Association du costume scientifique fait de très utile besogne dans le même sens.
*
* *
J’ai reçu de MM. Griffith et Farran de très beaux spécimens de livres de Noël : Trésors de l’art et de la musique, par Robert Ellice Mack, est une véritable édition de luxe de jolies poésies et de jolies peintures, et Le Tour de Vannée est un merveilleux calendrier artistique.
*
* *
MM. Hildeseimer et Faulkner m’ont aussi envoyé Rimes et Roses avec illustrations d’Ernest Wilson, et de Saint-Clair Simmons Dicky de Capetown, livre pour enfants avec charmantes enluminures par Miss Alice Havers ; une merveilleuse édition du Village abandonné illustrée par M. Charles Gregory et M. Hines, et quelques cartes de Noël tout à fait jolies, celles de Miss Alice Havers, de Miss Edwards et de Miss Dealy étant particulièrement bonnes.
*
* *
Le plus parfait et le plus vénéneux de tous les poètes français remarqua un jour qu’un homme peut vivre trois jours sans pain, mais qu’il ne saurait passer trois jours sans poésie. Il serait assez malaisé de trouver là une opinion populaire, ou une idée qui se recommande par cette qualité singulièrement peu commune qu’on appelle le sens commun.
Je m’imagine que la plupart des gens, s’ils n’ont pas une tendance marquée à préférer le salmis au sonnet, sont portés à donner pour base à leur culture une bonne cuisine, et comme cette manière de voir a en sa faveur quelques arguments, je suis heureux d’apprendre que plusieurs dames s’intéressent à l’enseignement de la cuisine. Les brillantes leçons de Mrs. Marshall sont, naturellement, bien connues, et en outre, madame Lebour Fawcett fait des cours chaque semaine à Kensington. Madame Fawcett est l’auteur d’un petit livre intitulé : Cuisine économique française pour dames, et je suis heureux d’apprendre que les cours ont tant de succès.
L’autre jour, je causais avec une dame qui fait preuve d’une grande activité dans l’East End de Londres. Elle m’apprit que les souffrances des pauvres sont dues en grande partie à leur entière ignorance de la propreté et de l’économie nécessaires pour faire de la bonne cuisine.
*
* *
La Société des concerts populaires de ballades s’est réorganisée sous le nom d’Union musicale populaire. Elle se propose pour objet d’exercer à fond les classes ouvrières dans l’audition et l’exécution de la musique, et de donner aux habitants des quartiers surpeuplés d’East End, des concerts, des oratorios, qui seront exécutés autant que possible par des membres exercés de la classe ouvrière, et comme le besoin d’argent est urgent, on propose de donner à la Société un certain degré d’indépendance par des concerts de premier ordre, en échange de souscriptions et de donations. Tout ce plan est excellent, et j’espère que les lecteurs du Monde de la Femme lui donneront leur utile concours. Mrs. Ernest Hart est la secrétaire ; et le Rév. S. Barnett le trésorier.
*
* *
Canut le Grand, par Michael Field, est à bien des points de vue une œuvre d’art vraiment remarquable. L’élément tragique doit y être cherché dans la vie, et non dans la mort ; dans le développement psychologique du héros et non dans sa déchéance morale, non plus que dans quelque calamité physique. L’auteur a emprunté à la science moderne l’idée que dans la lutte évolutive pour l’existence la tragédie peut réellement se trouver du côté du vainqueur.
Canut, le rude et généreux Viking, s’est éloigné de ses dieux, de ses ancêtres, de ses rêves même. Avec des siècles de sang païen dans les veines, il entreprend la tâche de devenir un grand prince chrétien, un législateur pour les hommes, et pourtant il sent parfaitement qu’après avoir renoncé aux nobles impulsions de sa race, il garde encore ce qui est le plus cruel et le plus terrible du fond de son être. Ce n’est point par la foi qu’il arrive à la nouvelle croyance, ce n’est point par la douceur qu’il s’attache à la civilisation nouvelle. La belle chrétienne qu’il a faite reine de sa vie et de ses terres ne lui enseigne point la miséricorde, et ne connaît point le pardon. C’est le péché, et non la souffrance, qui le purifie, c’est uniquement le péché. – Ne crains pas, dit-il dans la dernière grande scène de la pièce :
Ne crains pas : j’ai appris ceci, que le péché est un lien puissant entre Dieu et l’homme. L’amour qui n’a jamais pardonné est vierge et dépourvu de tendresse ; la passion conjugale finit par connaître les choses les plus viles ; elle les transforme, les élève. Oh ! qu’il est merveilleux ce mouvement de pardon, toute honte rejetée, le cœur tout débordant de joie, la conviction fiévreuse que le Ciel sait tout, et que pourtant il nous tient pour dignes de la royauté. Songe à cela : la joie, l’espoir.
Cette étrange et puissante conception est mise en œuvre d’une façon aussi forte que subtile, et presque tous les personnages de la pièce semblent d’ailleurs suggérer quelque nouveau problème de psychologie. Le maniement du vers est à lui seul essentiellement caractéristique de notre système de regarder en dedans de nous, car il nous présente non point la pensée en sa forme achevée, mais les replis de la pensée en quête d’une expression.
Nous croyons assister à l’élaboration même qui se fait dans l’esprit et surprendre la passion qui lutte pour se faire un langage.
Dans les pièces de cette sorte (pièces plus faites pour être lues que pour être jouées), il faut reconnaître que nous ne trouverons pas souvent cet élément narratif et descriptif qui donne un si grand charme au poème épique, dont on peut dire d’ailleurs qu’il est presque indispensable pour rendre l’expression d’une histoire quelconque parfaitement littéraire. Cet élément, les Grecs trouvaient le moyen de le maintenir grâce à l’emploi du chœur et du messager, mais il semble que nous ayons été hors d’état d’en trouver les équivalents. C’est là une perte sensible, je crois qu’on ne saurait le nier.
Il y a quelque chose de rude, d’abrupt, d’antiartistique dans une indication scénique comme celle-ci : « Canut étrangle Edric, jette le corps dans la rivière, et regarde dans le vide. » Cela ne fait vibrer aucune note dramatique, ne fait apparaître aucune image ; c’est maigre, insuffisant. Comme jeu de scène, cela pourrait être beau, mais à la lecture cela ne fait aucune impression. Néanmoins il n’est aucune forme de l’art qui n’ait rencontré ses limitations, et bien qu’on dise qu’il est fâcheux de voir l’action d’une pièce reléguée dans une sèche indication d’une note en bas de page, n’a certainement gagné quelque chose du côté de l’analyse psychologique, de la concentration psychologique.
Il y a un grand intervalle de la Knutlinga Saga{21} au carnet de notes de Rossetti, mais Michael Field passe de l’une à l’autre sans rien perdre de sa force. Sans doute beaucoup de lecteurs préféreront le Verre d’eau qui est la seconde pièce de ce volume à l’ancien drame historique. Il est plus purement poétique et, s’il a moins de puissance, il a certainement plus de beauté.
Rossetti conçut l’idée d’un récit dans lequel un jeune roi devient passionnément amoureux d’une petite paysanne qui lui offre un verre d’eau, et dont il est aimé en retour, mais étant fiancé à une noble dame, il la cède en mariage à son ami, à la condition qu’une fois par an, au jour anniversaire de leur rencontre, elle viendra lui offrir un verre d’eau. La jeune fille meurt en mettant un enfant au monde. C’est une fille qui devenue grande ressemblera parfaitement à sa mère, et elle vient à rencontrer le roi pendant qu’il chasse. Mais au moment même où il va prendre le verre d’eau qu’elle lui tend, une seconde figure qui lui ressemble parfaitement, mais qui est vêtue en paysanne, se dresse à côté d’elle, regarde le roi en face et le baise sur la bouche. Il tombe la tête en avant sur le cou de son cheval, et on le descend mort.
Michael Field a supprimé l’élément surnaturel, si caractéristique du génie de Rossetti, et il a modifié à certains points de vue dans un but dramatique des matériaux que Rossetti avait laissés sans en faire usage. Le résultat est une poésie d’une grâce exquise et touchante.
Cara, la jeune paysanne, est une création aussi délicate qu’enchanteresse, et elle mérite une place à côté du Faune de Callirhoé. Quant au jeune roi, qui perd tout le bonheur de sa vie par suite d’un noble instant de générosité, et qui debout prés du cadavre de Gara, reconnaît que :
Les femmes ne sont point des animaux de ferme dont on puisse disposer suivant la fantaisie de sa libéralité ou de son avarice,
et que :
Nous devons apprendre à boire le plaisir de la vie, si nous voulons être purs,
c’est une des figures les plus romantiques de toute l’œuvre dramatique moderne.
Considéré à un point de vue purement technique, le vers de Michael Field manque parfois de mélodie, et n’a point dans son allure une grandeur soutenue, mais il est extrêmement dramatique, et sa structure est admirablement propre à exprimer ces prompts mouvements de la nature, ces soudains éclairs de pensée qui sont les qualités distinctives de Michael Field.
Quant à la morale contenue dans ces pièces, l’œuvre, qui possède l’opulente vitalité de l’existence, a en outre toujours quelque chose du mystère de la vie ; on ne saurait l’emprisonner dans la formule étroite d’un credo, ni la résumer en une platitude ; elle a bien des réponses et plus d’un secret.
*
* *
La Vie d’Elisabeth Gilbert, par Miss Frances Martin, est un livre extrêmement intéressant.
Elisabeth Gilbert naquit en un temps où, ainsi que nous le rappelle son biographe, les hommes et les femmes doués de bienveillance pouvaient sérieusement implorer le Tout-Puissant de « rappeler à lui » un enfant tout simplement parce qu’il était aveugle ; où ils pouvaient soutenir qu’apprendre à lire aux aveugles, et tenter de leur enseigner à travailler, c’était se mettre en opposition avec la Providence. Sa vie entière fut un effort pour triompher de ce préjugé, de cette superstition, pour montrer que la cécité, bien qu’elle soit une cruelle privation, n’est point nécessairement un déshonneur, que les aveugles, hommes et femmes, peuvent s’instruire, travailler, remplir tous les devoirs de la vie. Avant son époque, tout ce qu’on enseignait aux aveugles se bornait à leur faire apprendre par cœur des textes de la Bible. Elle reconnut qu’ils peuvent apprendre des métiers, devenir industrieux, se suffire à eux-mêmes. Elle débuta dans une petite cave à Holborn, qu’elle louait au prix de dix-huit pence par semaine, mais avant sa mort elle était en mesure de citer des ateliers vastes et bien outillés dans presque toutes les villes d’Angleterre, où sont employés des aveugles des deux sexes, où l’on a inventé ou modifié des outils pour leur usage, où des agences ont été établies pour vendre les objets fabriqués par eux.
Toute l’histoire de sa vie est pleine de choses émouvantes et belles. Elle n’était point aveugle de naissance. Elle perdit la vue par suite d’une attaque de fièvre scarlatine à l’âge de trois ans. Elle fut longtemps à ne pas pouvoir se rendre compte de sa situation, et nous entendons la fillette suppliant qu’on la fît sortir du « cabinet noir », qu’on allumât une bougie, et un jour elle dit tout bas à son père : « Si je suis bien sage, est-ce qu’on me laissera voir ma poupée demain ? »
Néanmoins, tout souvenir d’avoir joui de la vue semble s’être effacé de sa mémoire avant qu’elle quittât sa chambre de malade, bien que, grâce aux leçons de ceux qui l’entouraient, elle eût acquis bientôt un intérêt imaginaire pour la couleur, et un intérêt très réel pour la forme et la texture.
Une vieille garde-malade, qui vit encore, se rappelle avoir fait pour elle une robe de couleur cramoisie, alors qu’elle était toute petite, et combien elle fut charmée que cette robe fût rouge, et quel plaisir elle prenait à en caresser les plis. Et lorsque, en 1835, la jeune princesse Victoria visita Oxford avec sa mère, Bessie, comme on l’appelait toujours, revint, en courant, à la maison, en s’écriant : « Oh ! maman, j’ai vu la duchesse de Kent ; elle a une robe de soie brune. »
Sa jeune admiration pour Wordsworth était surtout fondée sur l’amour qu’il avait pour les fleurs, mais aussi sur la connaissance qu’elle avait de lui. Lorsqu’elle avait environ dix ans, Wordsworth vint à Oxford pour recevoir le titre honoraire de D. C. L.{22} de l’Université. Il séjourna chez le docteur Gilbert, alors Principal de Brasenose, et conquit le cœur de Bessie dès le premier jour, en contant comment il avait presque sauté en bas de la diligence, à Bagley Wood, pour cueillir la véronique bleue. Mais elle eut une raison meilleure de se rappeler cette visite. Un jour qu’elle était seule au salon, Wordsworth entra. Il resta un instant silencieux devant la petite aveugle, à la figure si expressive, qui dirigeait vers lui ses grands yeux étonnés, curieux. Alors il dit : « Madame, j’espère que je ne vous dérange pas. » Elle n’oublia jamais ce mot de « Madame » prononcé avec gravité, avec solennité, presque avec respect.
Miss Martin, venant à la grande œuvre pratique de sa vie, l’amélioration du sort des aveugles, donne des détails admirables sur ses nobles efforts, et ses nobles succès. Le volume contient un grand nombre de lettres intéressantes de personnes éminentes, et le billet caractéristique de Ruskin, que voici, n’est pas le moins intéressant.
« Denmark Bill, 2 septembre 1871.
« Madame,
« Je suis reconnaissant de votre lettre, et j’ai la plus vive sympathie pour les objets que se propose l’institution que vous présidez. Mais l’un de mes principes essentiels de travail est que chacun doit faire de son mieux, et consacrer toutes ses ressources à son œuvre particulière. La mienne a pour objets des êtres d’une nature bien inférieure à ceux dont vous plaidez la cause, je veux dire : ceux qui ont des yeux et qui ne voient point.
« Je suis, madame, votre très dévoué serviteur.
« JOHN RUSKIN. »
Miss Martin est un biographe très sympathique et son livre devrait être lu de tous ceux qui désirent connaître l’histoire d’une des femmes remarquables de notre siècle.
*
* *
Nous et nos voisins est un agréable volume d’essais sociaux dû à la plume d’une des poétesses les plus gracieuses, les plus charmantes de toute l’Amérique, Mrs. Louise Chandler Moulton.
Mrs. Moulton, qui a une touche littéraire très légère, discute tous les problèmes modernes d’importance, depuis les boutons de rose de la société et les vieux garçons jusqu’aux dernières modes en fait de chapeaux et de bonnets. Le meilleur chapitre du livre a pour titre : l’Évangile des bonnes robes, et il contient d’excellentes remarques sur l’éthique de la toilette. Mrs. Moulton résume ses vues dans le passage suivant :
« Le désir de plaire est un trait caractéristique tout naturel, chez la femme qui n’a point été gâtée. « Si j’habitais dans les bois, je m’habillerais pour les arbres », disait une femme universellement renommée pour son goût et sa culture. La toilette de toute femme devrait être, et, si elle a quelque idéalité, cette toilette sera, l’expression d’elle-même… Le véritable évangile de la toilette est d’aller bien et d’être faite avec goût. Si l’on peint des tableaux, si l’on écrit de la musique, si l’on encourage la floriculture, c’est afin d’embellir la vie. Que les femmes enchantent nos yeux, comme le font les tableaux, qu’elles soient harmonieuses comme la musique, parfumées comme les fleurs, afin de pouvoir aussi remplir leur mission de grâce et de beauté. En s’entourant de belles pensées, elles formeront leur goût, de telle sorte que leurs toilettes ne seront jamais en désaccord avec leurs ressources et leur position. Elles s’habilleront presque aussi inconsciemment que les lis des champs, mais chacune d’elles sera elle-même, il n’y aura pas plus d’uniformité dans leurs costumes que dans leurs figures. »
La Dryade moderne, qui est disposée à s’habiller en vue des arbres, me paraît un type charmant, mais j’ai peine à croire que Mrs. Moulton ait raison quand elle dit que la femme future s’habillera « presque aussi inconsciemment que les lis des champs ». Peut-être, pourtant, se borne-t-elle à vouloir marquer la distinction entre une toilette ordinaire et une toilette à effet, distinction qu’on oublie souvent.
*
* *
Anges en guerre est une histoire très triste et très suggestive. Elle ne contient aucune héroïne impossible, aucun héros invraisemblable ; c’est simplement la fidèle transcription de la vie, une peinture vraie des hommes et des femmes tels qu’ils sont. Darwin n’y aurait pris aucun plaisir, attendu que le dénouement n’est pas le bonheur. Du moins, dans le dernier chapitre, on ne procède point à une distribution de gâteaux et de bière. Mais d’autre part, les hommes de science ne sont pas toujours les meilleurs juges en littérature. Ils semblent croire que l’unique but de l’art devait être d’amuser et si on leur avait demandé leur avis à ce sujet, ils auraient banni Melpomène du Parnasse.
On peut admettre d’autre part qu’une bonne partie de notre art moderne est assez dure, assez pénible. Notre Castalie a un fort goût salé de larmes, et c’est avec du cyprès et de l’if que nous avons couronné le front des Muses.
On nous dit souvent que nous sommes un siècle superficiel, et pourtant nous avons certainement la littérature la plus triste de tous les siècles, car nous avons pris comme but de l’art la Vérité et non la Beauté, et il semble que nous accordons plus de valeur à l’imitation qu’à l’imagination. Cette tendance est naturellement plus marquée dans la fiction que dans la poésie. La beauté dans la forme est toujours en soi une source de joie. La simple technique du vers contient un élément imaginatif et spirituel, et il faut jusqu’à un certain point transfigurer la vie avant qu’elle puisse trouver son expression dans la musique. Mais la fiction ordinaire, qui écarte la beauté de la forme pour donner de la réalité aux faits de la vie, paraît trop souvent être dépourvue de l’élément vital du plaisir, manquer de cette faculté génératrice du plaisir, en vertu de laquelle l’art existe.
Néanmoins il ne serait pas juste de regarder Anges en guerre comme un simple spécimen de photographie littéraire. Il y a une distinction marquée dans le style, une grâce définie et de la simplicité dans la manière. On n’y trouve rien de cru, bien qu’il y ait un certain degré d’inexpérience ; rien de violent quoiqu’il y ait souvent de la force. L’histoire qu’on se propose de conter a déjà été contée bien des fois, mais la façon dont elle est traitée la rajeunit, et Lady Flower dont l’âme blanche est le sujet qui met aux prises les anges du bien et du mal, est admirablement conçue, admirablement dessinée.
*
* *
Chant du jubilé et autres Poésies contient quelques vers jolis et pittoresques. L’auteur est Mrs. de Courcy Laffan, qui sous le nom de Mrs. Leith Adams est bien connue comme romancière et écrivain de nouvelles. L’Ode du jubilé est tout aussi bonne que l’ont été la plupart des Odes du jubilé, et plusieurs des petites poésies sont gracieuses.
En voici une, Le Premier Papillon, qui est jolie.
Ô petit oiseau privé de chant, j’aime ta présence silencieuse, qui flotte dans la lumière – chose vivante, parfaite, alors que la fleur d’un blanc de neige commence à peine à ramper le long du mur, et que pas une marguerite ne montre sa tête en étoile parmi le gazon.
*
* *
La. Vie de madame de Staël par Miss Bella Duffy fait partie de cette admirable « série des femmes éminentes » qui est si bien éditée par M. John H. Ingram.
Il n’y a rien d’absolument nouveau dans le livre de Miss Duffy, mais il ne fallait point s’y attendre. On ne doit point compter sur une correspondance inédite, cette joie des biographes empressés, en ce qui concerne madame de Staël, car la famille de Broglie a détruit ou caché avec succès tous les papiers qui auraient pu révéler des faits encore ignorés du monde. D’un autre côté, le livre a une excellente qualité, celle de la condensation ; il nous donne en moins de deux cents pages un très bon portrait de madame de Staël et de son époque. L’appréciation que porte Miss Duffy sur Corinne mérite d’être citée :
« Corinne est un livre classique dont tout le monde est tenu de parler avec respect. L’admiration énorme qu’il excita au temps de son apparition peut paraître un peu étrange en cet an de grâce, mais il faut reconnaître qu’alors on n’avait point entassé livres sur livres au sujet de l’Italie, comme cela s’est fait depuis. En outre, madame de Staël était la personne la plus en vue de son temps. Excepté Chateaubriand, nul n’était là pour lui disputer la palme de la gloire littéraire en France. Son exil, son entourage littéraire, ses opinions courageuses, avaient tenu les yeux de l’Europe fixés sur elle pendant des années, de sorte que tout écrit sorti de sa plume était assuré d’exciter la plus vive curiosité.
« Corinne est une sorte de guide-book glorifié avec quelques-unes des qualités du bon roman. C’est un morceau de longue haleine, mais en ce siècle-là, on avait un robuste appétit, et les émotions grandiloquentes du héros et de l’héroïne ne pouvaient choquer un goût qui avait été formé par Les Souffrances de Werther. Il est extrêmement moral, profondément sentimental, d’un sérieux mortel, trois traits caractéristiques qui ne pouvaient que le recommander à une génération terriblement pesante, la moins favorisée en fait de goût qui ait jamais foulé le globe.
« Mais c’est une œuvre artistique, en ce sens que l’intérêt y est, du début jusqu’à la fin, dirigé sur la figure centrale, et que le drame, tel quel, se déroule naturellement depuis le point de départ qui est le contraste entre les caractères de Corinne et d’Oswald. »
La « génération terriblement pesante, la moins favorisée en fait de goût qui ait jamais foulé le globe » me semble une façon de s’exprimer quelque peu exagérée, mais celle de « guide-book glorifié » est une définition assez réussie du roman qui jadis émut si violemment l’Europe. Miss Duffy résume son opinion sur madame de Staël dans le passage suivant :
« Son esprit avait une grande force pour saisir les choses, une portée étendue, mais la continuité de l’effort le fatiguait. Elle savait faire succéder des phrases isolées tour à tour brillantes, complètes, profondes, mais elle était incapable de les lier à d’autres phrases, de manière à en faire un tout organique. Sa pensée était précise, quand elle était prise à part, mais vague dans son ensemble. Elle ne voyait jamais les choses que séparément, elle tentait de les combiner de façon arbitraire, et il est généralement difficile de suivre une de ses idées depuis son origine jusqu’à la fin. Ses pensées sont comme des perles précieuses éparpillées avec profusion, ou enfilées sans soin, jamais montées en une parure. Quand le lecteur ferme un de ses livres, il ne lui en reste aucune impression totale. Il a été ébloui, enchanté, éclairé aussi par brusques éclats, mais les horizons révélés se sont refermés, et la perspective n’est enrichie d’aucune vue nouvelle.
« Elle manquait donc des dons suprêmes de l’imagination. Elle savait analyser, mais non caractériser ; construire, mais non créer. Elle pouvait choisir un défaut, l’égoïsme par exemple, une passion, comme l’amour, en montrer les ressorts dans leur travail ; elle savait encore tracer un portrait, comme celui de Napoléon, avec une pénétration merveilleuse, mais elle ne savait pas faire parler ou agir ses personnages comme des êtres vivants. La sensibilité lui manquait un peu, et elle n’avait aucun instinct de l’humour. Bref, elle avait une intelligence douée d’un pouvoir énorme de compréhension, une richesse extraordinaire d’idées, mais elle n’avait pas la perception de la beauté, le sens poétique, ni la véritable originalité. Elle fut une grande personnalité sociale, mais son influence sur la littérature n’était point destinée à durer, car en dépit des prévisions qu’elle entassait, elle n’avait pas le véritable et prophétique instinct de la proportion, et confondait les choses du présent avec celles de l’avenir, l’accidentel avec le durable. »
Je ne puis m’empêcher de trouver que dans ce passage, Miss Duffy évalue trop bas l’influence de madame de Staël sur la littérature du dix-neuvième siècle. Il est vrai qu’elle ne donna à notre littérature aucune forme nouvelle, mais elle contribua à en renouveler l’esprit, et le mouvement romantique lui doit beaucoup. Toutefois, une biographie doit être lue pour ses tableaux plutôt que pour ses appréciations. Miss Duffy fait preuve d’un remarquable talent dans la narration, et nous conte avec beaucoup d’esprit les aventures surprenantes de la brillante femme que Heine appelait un « ouragan en jupon ».
*
* *
La réimpression faite par M. Harcourt de la Vie de Mrs. Godolphin, par John Evelyn, est une addition bienvenue à la liste des charmants livres de bibliothèque.
Le grand-père de M. Harcourt, l’archevêque d’York, qui était lui-même l’arrière-petit-fils de John Evelyn, eut en héritage le manuscrit de son ancêtre si distingué, et en 1847, il en confia la publication à Samuel Wilberforce, alors évêque d’Oxford.
Comme le livre était épuisé depuis longtemps, cette nouvelle édition éveillera certainement un intérêt nouveau pour la vie de la noble et vertueuse dame que John Evelyn admira tant. Marguerite Godolphin était une des demoiselles d’honneur de la reine à la cour de Charles II, et se distingua par la délicate pureté de son caractère, comme par ses hautes facultés intellectuelles.
Quelques-uns des extraits qu’Evelyn donne de son journal paraissent la montrer comme un esprit austère, rigide, presque ascétique, mais il était inévitable qu’une nature aussi raffinée que la sienne se fût détournée avec horreur d’idéals d’existence tels que les offraient des hommes comme Buckingham et Rochester, comme Etheridge, Killigrew et Sedley, comme le roi lui-même, auquel elle pouvait à peine se décider à parler.
Il semble qu’après son mariage elle ait été plus heureuse et plus animée, et sa mort prématurée fait d’elle une figure sympathique et intéressante dans l’histoire de son temps. Evelyn ne peut lui trouver aucun défaut, et en écrivant sa vie, il a fait d’elle le plus admirable de tous les panégyriques.
Parmi les filles d’honneur que mentionne John Evelyn se trouve Frances Jennings, sœur aînée de la grande-duchesse de Marlborough. Miss Jennings, qui fut une des plus belles femmes de son temps, épousa d’abord Sir Georges Hamilton, frère de l’auteur des Mémoires de Grammont, et ensuite Richard Talbot, que Jacques II créa duc de Tyrconnel. L’heureuse issue de la descente de Guillaume en Irlande, où son mari était alors lord-lieutenant, la réduisit à la pauvreté et à l’obscurité, et elle fut probablement la première pairesse qui se fit modiste pour vivre. Elle avait une boutique de couturière dans le Strand, et comme elle désirait garder son incognito, elle portait un loup blanc et une voilette blanche ; aussi était-elle connue sous le nom de la « veuve en blanc ».
*
* *
Le souvenir de la duchesse me revint à l’esprit en lisant l’admirable article de Miss Emilia Faithful dans le Galignani, au sujet des « dames qui tiennent magasin ».
« L’innovation la plus audacieuse qui soit en Angleterre, dit Miss Faithful, est la lady tenant un magasin. En ce moment, fort peu de gens ont le courage de braver le préjugé social qui est courant. Nous établissons de si fines distinctions entre le marchand en gros et le marchand en détail, que nos filateurs de coton, nos fabricants de calicot et nos négociants, paraissent croire qu’ils appartiennent à autant de sphères différentes, du haut desquelles ils regardent la lady qui a assez de tête, de capital et de courage pour ouvrir une boutique. Mais le vieux monde se meurt plus vite qu’il ne le faisait jadis, et il est probable qu’avant la fin du dix-neuvième siècle, on aura autant de considération pour la femme noble, alors même qu’elle sera entrée dans la carrière du commerce, surtout maintenant que nous commençons à nous habituer à voir les rejetons de nos plus nobles familles à la Bourse ou chez les marchands de thé. Il y a actuellement un pair du royaume qui fait de grandes affaires dans les charbons ; un autre est propriétaire d’un cab. »
Miss Faithful donne ensuite de fort intéressants détails sur la laiterie ouverte par l’honorable Mrs. Maberley, sur la maison de modes de madame Isabel, et sur l’œuvre étonnante qu’a accomplie Miss Charlotte Robinson, qui a été récemment nommée tapissier de la reine.
« Il y a environ trois ans, nous apprend Miss Faithful, Miss Robinson se rendit à Manchester, et ouvrit une boutique dans King-Street. Sans tenir compte du fantôme qui effraie tant de femmes, – la perte de la situation sociale, – elle mit son nom au-dessus de sa porte, et sans faire le moindre esclandre, elle commença à faire tranquillement concurrence au sexe fort. Le résultat a été des plus satisfaisants. Cette année-ci, Miss Robinson a exposé à Saltaire et à Manchester. L’année prochaine, elle compte exposer à Glasgow, et, si c’est possible, à Bruxelles. Tout d’abord elle eut quelque difficulté à faire comprendre aux gens qu’elle travaillait vraiment comme commerçante et non dans un but charitable. Elle sent que jusqu’au jour où se sera créée une saine opinion publique, les femmes poseront en « dames dans le besoin » et n’adopteront point une attitude digne dans quelque profession qu’elles adoptent.
Les gentlemen qui gagnent leur vie ne sont point traités comme étant « dans le besoin » et nous devons écarter cette idée, quand il s’agit de ladies qui s’engagent dans une carrière tout aussi honorable.
Miss Faithful termine son article si remarquable par cette conclusion : « Si nos femmes d’affaires ont une haute culture, tant mieux pour elles, pour leur œuvre, et pour le public. Bon nombre des professions qu’ont jusqu’à ce jour embrassées les dames, sont encombrées, et quand la crainte de perdre sa position sociale aura une fois disparu, on reconnaîtra que la vie commerciale offre une variété d’emplois plus ou moins lucratifs aux dames qui ont de la naissance et du capital, si elles trouvent plus conforme à leurs goûts et à leurs besoins de placer leur argent et d’utiliser leur activité dans une affaire qui rapporte un beau revenu, que de rester chez elles, en se contentant de vivre chichement. »
Je suis, pour ma part, entièrement d’accord avec Miss Faithful, bien que je sente qu’il y a quelque chose à dire en faveur de l’opinion émise par Lady Shrewsbury dans le numéro actuel du Monde de la femme et bien plus encore en faveur du plan d’émigration de Mrs. Joyce. M. Walter Besant, si l’on en juge d’après son dernier roman, partage la manière de voir de Lady Shrewsbury.
*
* *
J’espère que quelques-uns de mes lecteurs goûteront la petite poésie de Miss Béatrice Crane : Rougeur de roses, pour laquelle son père, M. Walter Crane, a fait un dessin si charmant et si gracieux. Mrs. Simon, de Birkdale-Park, Southport, m’informe qu’elle a offert un prix dans son école, ce dernier trimestre, pour le meilleur sonnet sur une œuvre d’art quelle qu’elle soit. Les poésies ont été envoyées au professeur Dowden qui a décerné le prix à la jeune personne qui a écrit le sonnet que voici sur le tableau de l’Espérance par M. Watts.
L’ESPÉRANCE.
Elle est ainsi, le corps languissamment courbé, sa petite tête inclinée, se penchant bien bas pour saisir les accents incertains et voilés qui la font frissonner de cette douce et vague souffrance, que donnent la confiance craintive et les larmes impatientes de couler. Elle sent autour d’elle l’immensité de l’espace. L’effroi, la crainte l’environnent. Et elle voudrait bien bannir le sombre doute, elle voit persister la peur tremblante qui toujours s’avance, se rapproche d’un pas furtif.
Mais l’espace embrumé ne se fermera pas sans cesse devant ses yeux pleins d’une douce patience. La lumière qui y brille sans vaciller ne tardera pas à soulever leurs lourdes paupières, et alors la tendre et belle figure se relèvera par une soudaine et joyeuse surprise, et elle trouvera la magnifique récompense qui vient au-devant de l’Espérance.
Pour moi, je suis porté à préférer ce sonnet sur la Psyché de M. Walter ; le sixième vers est défectueux, mais malgré cette faute de technique, il y a là une grande force suggestive.
PSYCHÉ.
Insondable, infini mystère, dernière œuvre du Créateur, âme immortelle, vaste, – essence sortie du moule d’un passé plein de vicissitudes, tu es le rejeton de l’Éternité ; le souffle de son souffle, engendrée par sa vitalité, formée sur son image, partie de chant de la Nature dont la dernière corde ne résonne jamais dans l’harmonie. Psyché, sur tes contours s’étend l’ombre de la douleur née d’une intense aspiration, et la pluie des larmes d’un monde s’étend comme une mer de souffrance pluvieuse, muette en tes yeux. Mais la désolation n’est point éternelle, car de l’océan montent sans relâche les nuages.
*
* *
Je dois remercier M. William Rossetti pour l’autorisation qu’il veut bien me donner de reproduire le dessin de Dante Gabriel Rossetti qui représente l’auteur de Goblin-Market ; des remercîments sont dus aussi à M. Lafayette, de Dublin pour l’emploi de sa photographie représentant Son Altesse royale la princesse de Galles dans son costume académique de doctoresse en musique, qui nous a servi de frontispice le mois dernier, ainsi qu’à MM. Hill et Saunders, d’Oxford, et à M. Lord et à M. Blanchard, de Cambridge, pour des faveurs du même genre à l’occasion de l’article sur les Pièces de théâtre grecques dans les Universités.