NOTES SUR QUELQUES POÈTES MODERNES
Si j’étais roi, dit M. Henley, dans un de ses plus modestes rondeaux :
L’Art l’emporterait, mais la laideur aurait son prix ; – La Beauté, comme une flèche, serait empennée d’esprit pour hâter son vol, – et l’amour, ce doux amour, ne se flétrirait jamais, – Si j’étais Roi.
Et ces vers contiennent sinon la meilleure critique de son œuvre, en tout cas, l’indication la plus explicite de son but et de ses tendances comme poète.
Son petit Livre de Vers nous révèle un artiste à la recherche de nouvelles méthodes d’expression, non seulement doué d’un sentiment délicat de la beauté, d’un esprit plein d’éclat et de fantaisie, mais encore, avec une réelle passion pour l’horrible, le laid ou le grotesque. Sans doute, tout ce qui mérite d’être, mérite aussi d’être un objet pour l’art, – du moins on voudrait le croire – mais si l’écho, le miroir peuvent reproduire pour nous une belle chose, il faut recourir à la plus savante alchimie de la forme, à la plus subtile magie des transmutations pour exprimer d’une manière artistique une chose laide.
Pour moi, le cri de Marsyas tient plus de place que le chant d’Apollon dans les premières poésies du volume de M. Henley, Rimes et Rythmes d’hôpital, ainsi qu’il les nomme. Mais il est impossible d’en nier la force. Certaines d’entre elles sont de brillants, de vivants pastels ; d’autres ressemblent à des dessins au charbon, avec des noirs intenses et des blancs sales ; d’autres ont l’air de gravures aux traits profondément mordus, avec des contrastes abrupts, et d’habiles suggestions de couleur.
En somme, elles ressemblent à toutes sortes de choses, excepté à des poésies achevées, ce qu’assurément elles ne sont point. Elles sont encore à l’état crépusculaire. Ce sont des préludes, des essais, des croquis jetés d’inspiration dans un album, et elles devraient être figurées par un emblème héraldique du « Génie faisant des esquisses ».
La rime donne au vers de l’architecture autant que de la mélodie ; elle crée ce sentiment exquis de l’imitation, charme de tous les arts, et qui est vraiment un des secrets de la perfection : « elle murmurera, comme l’a dit un critique français, des choses inattendues et charmantes, des choses qui auront entre elles d’étranges et lointaines relations, elle les liera ensemble par les chaînes indissolubles de la beauté », et dans sa persistance à rejeter la rime, M. Henley me semble avoir abdiqué la moitié de son pouvoir.
C’est un roi en exil, qui a jeté quelques-unes des cordes de son luth, un poète qui a oublié la plus belle partie de son royaume.
Néanmoins, tout ouvrage se critique soi-même. Voici un des croquis inspirés de M. Henley : selon son tempérament, le lecteur y verra un modèle ou bien tout le contraire.
Rouge et comme luisante de vernis tombait à flots sa chevelure, ses pieds étaient rigides. Étant debout il s’assit avec raideur, obliquement, il était aisé de voir qu’il avait la moelle épinière atteinte.
Il était tombé d’une machine, et avait été traîné à travers les métaux, son état était sans remède, et on le savait, aussi le couvrit-on, le laissa-t-on là.
Comme il gisait, ça et là éprouvant des demi sensations, jetant des gémissements inarticulés, ses pieds couverts de bas, dépassant, de leur maigreur et de leur maladresse les couvertures.
Alors vers sa couche vint une femme, qui s’arrêta et regarda, et eut un léger soupir, puis elle partit sans mot dire, comme il le fit lui-même quelques heures plus tard.
On me dit que c’était son amoureux. Ils étaient à la veille de leur mariage. Elle était comme une statue, mais sa lèvre était grise et tordue.
Dans cette poésie telle quelle, le rythme et la musique sont aisés à saisir, le sont un peu trop peut-être.
Dans la pièce suivante, je ne vois que de la prose ingénieusement imprimée. Elle contient une description, fort soignée d’ailleurs, d’une scène dans un quartier d’hôpital.
On suppose que les étudiants en médecine se serrent autour du docteur.
Ce que je cite est un fragment, mais la pièce elle-même est un fragment :
Ainsi l’attroupement qui se forme autour d’un escamoteur qui s’égosille dans la rue, quand on le voit de derrière, offre des épaules hautes, des épaules tombantes, des larges, des étroites, des rondes, des carrées, des angulaires, qui s’insinuent ou se bousculent, pendant que du centre une voix au timbre grave et imposant, débite des sons continus, puis s’arrête soudain. Et (alors il faut voir comme se tendent les épaules) au milieu d’un frémissement silencieux, par-dessus le sifflement de l’écume, part un cri sourd, que suit le bruit de l’haleine rentrant à travers les dents serrées par la résolution. Et le maître, alors, écarte la foule et s’en va, s’essuyant les mains, se dirige vers le lit suivant, suivi du troupeau de ses élèves qui causent à voix basse.
Maintenant, on peut voir ; – c’est le malade numéro un qui est assis sur son séant un peu pâle les draps de son lit ramassés, et il montre son pied (Hélas ! quelle image de Dieu !) tout emmailloté de bandes blanches et humides, hideusement resplendissant de rouge.
Théophile Gautier disait que le style de Flaubert était fait pour être lu, et le sien à lui pour être regardé. Les rythmes sans rimes de M. Henley forment de très jolis dessins, au point de vue typographique. Au point de vue littéraire, ce sont des séries d’impressions vives, concentrées, où le fait est vigoureusement saisi, avec une réalité terrible, et une faculté de représentation picturale absolument digne d’un maître. Mais quant à la forme poétique ?… C’est autre chose.
Soit : passons aux pièces suivantes, aux rondels et rondeaux, aux sonnets et aux quatorzains, aux échos et aux ballades ! Quel brillant ! quelle fantaisie dans celle-ci : l’aquarelle de Toyokuni qui l’a inspirée ne pouvait être plus exquise. Elle semble avoir gardé tout le charme capricieux et fantastique de l’original.
Fus-je un Samouraï renommé, aux deux épées, farouche, avec un arc immense. Un histrion anguleux et profond ? Un prêtre ? Un porteur ?… Enfant, bien que l’oubli se soit fait complet en moi, je sais que des ombrages de Fujisan, au temps où les vergers de cerisiers se couvrent de fleurs, je vous aimai jadis dans l’antique Japon.
Telle que vous êtes, en robe à fleurs, avec une immense ceinture, avec des épingles rangées sur votre tête curieuse que semblent couronner de petites flammes, timide, encourageante, – juste comme cela, quand les joyeuses jeunes filles de Migako sentaient déjà les premières douceurs de l’année, quand déjà débordaient les verdures des jardins, je vous aimai jadis dans l’antique Japon.
Les collines brillent de clarté, tout autour des champs de riz deux grues décrivent des cercles ; engourdi, paresseux, un canal bleu qui sort du lac bleu, se brise contre le pont de bambous, et puis je vous vois, effleurée de l’haleine et de l’éclat du soleil couchant, avec votre éventail agile, vous dessinant sur la neige des fleurs de prunier… Je vous aimai jadis dans l’antique Japon.
ENVOI
Chère, il y a de cela une douzaine de vies, mais je fus alors un homme heureux, et le Toyokuni que voici en fera preuve, je vous aimai jadis, dans l’antique Japon.
Et le rondel qui suit, est aussi bien léger, bien gracieux.
Nous irons au bois, et nous y pourrons cueillir Mai tout frais encore des pas de la pluie. Nous irons au bois, pour y boire à toutes les veines l’esprit du jour.
Les vents du printemps sont sortis pour prendre leurs ébats, les aspirations que le printemps donne au cœur et au cerveau. Nous irons au bois et nous pourrons cueillir Mai tout frais encore des pas de la pluie.
Le monde est, dites-vous, trop près de sa fin ? Écoutez les folles chansons du merle. Est-ce donc que l’attend le vaste néant ? Alors, jeunes filles, allons au bois pour cueillir Mai.
Il y a aussi des beaux vers, ça et là, dans ce petit livre, et de ceux-là, il en est de très vigoureux. Ainsi :
Du fond de la nuit qui me couvre, et va d’un pôle à l’autre noire comme l’abîme, je remercie les Dieux, quels qu’ils soient, de mon âme invincible.
Je me soucie peu que la porte soit étroite, et que le parchemin soit chargé de châtiments. Je suis le maître de ma destinée, je suis le capitaine de mon âme.
D’autres ont un caractère vrai de romanesque.
Ou bien, les années de la chevalerie étaient descendues au tombeau avec le monde ancien, j’étais un roi dans Babylone, et vous étiez une esclave chrétienne.
De temps à autre, nous rencontrons des phrases heureusement tournées comme :
Dans le sable le griffon d’or de la proue se fixe d’un coup de serre.
ou celle-ci.
Les clochers
brillent et changent d’aspect.
Et bien d’autres vers gracieux ou fantasques même, les vertes tierces mineures du ciel, sont parfaitement à leur place, et donnent une teinte légère d’affectation, des plus agréables, dans un volume où il y a tant de choses d’après nature.
Mais il ne faudrait pas juger M. Henley sur des spécimens ; car ce qu’il y a de plus attrayant dans son livre, ce n’est point telle ou telle pièce qu’on y trouve, c’est cette vigoureuse personnalité humaine qu’on aperçoit derrière toutes, tant celles qui n’offrent pas la moindre faute, que celles qui sont sujettes à critique, cette personnalité qui se montre à travers tant de masques, les uns beaux, d’autres grotesques, et d’autres point à demi difformes.
Pour la plupart de nos poètes modernes, lorsque nous avons poussé leur analyse jusqu’aux épithètes, nous ne pouvons aller plus loin, et nous n’en avons guère envie, mais il en est tout autrement avec celui-ci. Dans ces roseaux et ces chalumeaux, c’est la vie elle-même qui jette son souffle. On croirait presque qu’on met la main sur le cœur de l’artiste, et qu’on en compte les battements. Il y a là quelque chose de sain, de viril, de bien vivant dans cette âme d’homme. Le premier venu peut faire preuve de raison, mais la santé n’est point chose commune, et les poètes sains sont aussi rares que les lis bleus, bien qu’ils puissent ne pas en avoir tout le charme.
Que les grands vents, que les vents les plus furieux redoublent leurs efforts, ou bien qu’une journée dorée s’écoule lente et suave autour de nous, nous avons donné toute notre mesure, et nous pouvons oser, et nous pouvons triompher, dussions-nous n’avoir point notre part du repos opulent dans la splendeur du couchant qui s’approche.
Telle est la stance finale du dernier rondeau, qui est en même temps la dernière pièce du recueil.
L’accent élevé, serein qui règne dans ces vers indique la note fondamentale et la clef de voûte du livre.
Ce qu’on trouve, dans l’ouvrage, de légèreté, et même de frivolité, ses moments d’insouciance, ses fantaisies fortuites, paraît marquer une nature qui ne se propose point l’art comme but premier, mais une nature qui, analogue à celle de Sordello, est passionnément éprise de la vie, et pour qui la lyre et le luth sont de moindre importance.
C’est à cette simple joie de vivre, à ce plaisir franchement avoué, de se livrer à la sensation pour elle-même, à cette hautaine indifférence, à ces ardeurs momentanées qu’on quitte sans regret, que sont dues toutes les fautes et toutes les beautés de ce volume. Toutefois, il y a entre elles cette différence, que les fautes sont volontaires, qu’elles sont le résultat d’un travail assidu ; les beautés ont le charme fascinateur de l’impromptu.
La vigoureuse confiance avec laquelle M. Henley s’abandonne aux mille suggestions de la vie, bien qu’elle ne soit pas toujours justifiée, voilà ce qui lui donne son charme.
Il est fait pour chanter le long des grandes routes, et non point pour écrire à loisir. S’il se prenait davantage au sérieux, son œuvre tomberait dans la trivialité.
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* *
M. William Sharp se prend tout à fait au sérieux et il a écrit, pour ses Ballades romantiques et poèmes de fantaisie, une préface, qui, à tout prendre, est la partie la plus intéressante de son volume.
Nous sommes tous, à ce qu’il paraît, trop cultivés, et nous manquons de vigueur. Il y a parmi nous, dit M. Sharp, des gens qui préféreraient un triolet adroitement tourné à des rythmes d’apparence grossière comme ceux de Thomas le Rimeur, ou de la ballade du Clerc Saunders, et qui aimeraient mieux entendre la musique de salon de la Villanelle que les rudes accents de la harpe, près des écluses des moulins de Brimorie, ou les gémissements du vent nocturne qui rase les eaux sombres d’Allan.
Une expression comme celle-ci : « la musique de salon de la Villanelle », n’est pas des plus heureuses, et je ne saurais m’imaginer qu’un homme ayant la moindre prétention à la culture, préfère un triolet adroitement tourné à une belle ballade pleine de fantaisie, car il faut être un philistin pour avoir l’idée de comparer des œuvres d’art qui diffèrent absolument par le motif, l’exécution et la forme.
Si la poésie anglaise est en danger, – et, selon M. Sharp, la pauvre nymphe est dans une situation bien critique, – ce qu’elle doit redouter, ce n’est point la fascination de la joliesse ou de la délicatesse dans le mètre, mais la prédominance de l’esprit intellectuel sur l’esprit de beauté.
Lord Tennyson a détrôné Wordsworth comme influence littéraire, et en ces derniers temps, M. Swinburne a rempli toutes les vallées des montagnes des échos de ses chants. L’influence qui règne actuellement, est celle de M. Browning. Et en ce qui regarde les triolets, les rondeaux, et l’étude minutieuse des finesses métriques, ce sont là simples signes d’un désir de perfection dans les petites choses, et des preuves qu’on reconnaît à la poésie un rang dans les arts.
Il en est certainement résulté un effet heureux : nos poètes mineurs sont devenus lisibles, et ne nous ont plus laissés entièrement à la discrétion des génies.
Mais, dit M. Sharp, tout le monde est trop littéraire : Rossetti lui-même est trop littéraire. Ce qui nous fait défaut, c’est la simplicité, c’est le don d’exprimer directement : telles devraient être les caractéristiques dominantes de la poésie.
Mais en est-on si sûr que cela ?
L’expression simple et directe est-elle absolument nécessaire à la poésie ? Je ne le pense pas. Cela peut être admirable dans le drame, admirable dans toutes ces formes imitatives de la littérature qui visent à réfléchir la vie dans ses dehors et ses accidents, admirable pour la narration tranquille, admirable quand c’est à sa place, mais cette place n’est point partout.
La poésie a bien des genres de musique ; elle ne souffle point uniquement dans une flûte.
L’expression directe a du bon, mais il y en a aussi à refondre subtilement la pensée dans une forme nouvelle et charmante. La simplicité est bonne, mais la complexité, le mystère, l’étrangeté, le symbolisme, l’obscurité même, ont aussi leur valeur.
En somme, à proprement parler, une chose telle que le style n’existe point.
Il y a des styles, voilà tout.
On ne peut s’empêcher de sentir que tout ce que dit M. Sharp dans sa préface, a été dit au commencement du siècle par Wordsworth ; seulement, là où Wordsworth nous rappelait à la nature, M. Sharp nous invite à courtiser le romantique. Le romantique est « dans l’air » à ce qu’il nous dit. Un nouveau romantique est imminent.
« Je prévois, dit-il, que la plupart de nos poètes, et particulièrement ceux de la génération la plus jeune, ne tarderont pas à revenir à la ballade comme véhicule poétique, et que dans un an ou deux on verra beaucoup de poésie romantique. »
La ballade ! Eh bien, M. Andrew Lang a signé, il y a quelques mois, le certificat de décès de la ballade, et bien que, je l’espère, M. Lang fasse comme la reine d’Alice au pays des merveilles, dont les ordres sanguinaires n’étaient jamais exécutés, par suite d’une entente, – il faut bien admettre que le nombre des ballades que nous ont données quelques-uns de nos poètes, était peut-être un peu excessif.
Mais la ballade ? Sir Patrick Spens, le Clerc Saunders, Thomas le Rimeur, sont-ils destinés à être nos archétypes, nos modèles, les sources de notre inspiration ?
Ce sont certainement de grands poèmes imaginatifs. Dans la Ballade de la Charité de Chatterton, dans la Chanson de l’ancien marin de Coleridge, dans La belle dame sans merci de Keats, dans Sœur Hélène de Rossetti, nous pouvons voir quelles merveilleuses œuvres d’art peut créer l’esprit du romantique ancien. Mais prêcher un esprit est une chose, proposer une forme en est une autre.
Il est vrai que M. Sharp met en garde la nouvelle génération contre l’imitation. Il lui rappelle qu’une ballade n’est point nécessairement un poème en quatrain et en langage d’autrefois. Mais ses propres poèmes, on le verra plus tard, j’espère, sont en leur genre, des avertissements et montrent le danger qu’il y a à suggérer un « véhicule poétique » défini.
En outre, l’expression simple, allant droit au but, est-elle la caractéristique vraiment dominante de ces vieilles ballades imaginatives dont M, Sharp fait un éloge si enthousiaste, et, dans quelques cas, si bien fondé ?
Il ne me semble pas qu’il en soit ainsi.
Nous sommes toujours enclins à croire que les voix qui chantaient à l’aurore de la poésie étaient plus simples, plus fraîches, plus naturelles que les nôtres, et que le monde, tel qu’il s’offrait aux regards des poètes primitifs, celui qu’ils parcouraient, avait je ne sais quelle qualité poétique qui lui était propre, et qu’il n’y avait, pour ainsi dire, qu’à le mettre en vers sans y rien changer.
Aujourd’hui, la neige forme une couche épaisse sur l’Olympe, ses flancs escarpés sont nus, stériles, mais jadis, à en croire notre fantaisie, les pieds blancs des Muses secouaient sur les anémones la rosée matinale, et tous les soirs, Apollon venait dans le vallon chanter aux bergers.
Mais en cela nous ne faisons que prêter aux autres siècles ce que nous désirons ou croyons désirer pour le nôtre. En nous le sens historique se trompe.
Chaque siècle producteur de poésie est par cela même un siècle artificiel et l’œuvre qui nous paraît le produit le plus naturel et le plus simple de son temps, est probablement le résultat des efforts les plus réfléchis, les plus conscients. Car la nature est toujours en retard sur le siècle. Il ne faut être rien moins qu’un grand artiste pour être profondément moderne. Revenons aux poésies, qui ne doivent guère s’en prendre qu’à la préface, si elles ont attendu un peu trop longtemps. La meilleure est, sans contredit : Le charme de Michael Scott, et les stances qui suivent sont un bon spécimen de son talent.
Alors, Michael Scott jeta un long, un bruyant éclat de rire. Quand la lune brilla derrière ce nuage-là, j’épiai les tours qui m’avaient vu naître ; longtemps, longtemps, mon froid et gris linceul attendra, longtemps aussi, ma froide et humide couche de terre.
Mais comme il chevauchait à toute vitesse près de Stair, son cheval commençait à perdre haleine, à saigner : « Gagnons la maison, gagnons la maison, ma bonne jument, gagnons la maison, si tu veux du repos et de la nourriture, gagnons la maison, nous voici bien près de la maison de Stair. »
Mais, jetant un hennissement aigu, comme si son cœur se brisait, le cheval blanc broncha, chancela, s’abattit, et on entendit une forte voix qui jetait cette question : « Est-ce le cheval blanc de la mort qui est sorti de l’enfer, ou bien Michael Scott qui passe par ici ? »
Ah, lord de Stair, je vous connais bien ! Loin d’ici, ou je vais dérober votre âme, et vous renvoyer hurlant à travers la forêt, à l’état de loup-garou farouche, oui, quand vous invoqueriez à grands cris votre fragment de la vraie croix.
Assurément, ce n’est pas la force qui manque dans ces vers, mais on ne peut s’empêcher de se demander si c’est bien la langue générale que parlera la future Renaissance romantique.
Est-ce que nous allons employer le dialecte écossais et employer le mot mune à la place de moon, celui de saul pour soul ? Non, je l’espère. Et pourtant si cette Renaissance doit être quelque chose de vivant, d’animé ; elle doit avoir sa marque linguistique.
De même que le développement spirituel de la musique, le développement artistique de la peinture ont toujours été accompagnés, sinon déterminés, par la découverte de quelque instrument nouveau, de quelque procédé récent, ainsi, quand il s’agit de tout mouvement littéraire important, c’est le langage qui fait la moitié de sa force. S’il n’apporte pas, avec lui, un mode riche et nouveau d’expression, il est condamné soit à la stérilité, soit à l’imitation. Dialecte, archaïsmes, ne feront point l’affaire.
Prenons comme exemple une autre pièce de M. Sharp, une poésie qu’il intitule : The Deith-Tide (The Death Tide), la marée de la Mort.
Le vent humide et salé souffle sur le rivage couvert de brume, et pareils à un tourbillon de neige les morts défilent à flots pressés : les pâles morts noyés voyagent avec emportement échappés de chaque sombre vague. On n’entend que des « Oh, des Oh ! Que nous sommes las de la mer ! », que des « Oh ! Donnez-nous une sépulture tranquille ! »
C’est là tout simplement un très adroit pastiche, rien de plus, et il n’est guère probable que notre langue s’enrichisse pour toujours de mots comme weet, sant, blawing, snawing{3}. Même le mot drumly{4}, adjectif si cher à M. Sharp qui l’emploie en prose comme en vers, ne me paraît guère en état de servir de base suffisante à un nouveau mouvement romantique.
Néanmoins M. Sharp n’écrit pas toujours en dialecte.
Le Chant d’Alan peut se lire sans difficulté aucune, et Fantaisie peut se lire avec plaisir. Ce sont deux très charmantes poésies dans leur genre, et elles ne perdent rien de leur charme par ce fait que la cadence de l’une rappelle Sœur Hélène et que le sujet de l’autre fait songer à La belle Dame sans merci.
Mais ceux qui voudront goûter entièrement les poésies de M. Sharp devront s’abstenir de lire sa préface, tout comme devront s’abstenir de lire ses poésies ceux qui approuvent cette préface.
Je ne puis m’empêcher de dire qu’à mon avis la préface est une grave erreur. L’œuvre qui la suit n’y correspond par aucun point, et il ne semble guère à propos de proclamer une aurore qui a déjà paru depuis longtemps, et d’annoncer solennellement une Renaissance dont les prémisses sont d’un caractère si banal, si nous devons les apprécier selon un idéal de quelque élévation.
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Miss Mary Robinson a écrit une préface pour son volume Poésies, Ballades, et une Pièce de jardin. Mais la préface n’est pas des plus sérieuse, et ne tend point à proposer un changement violent, ni à causer une révolution immédiate dans la littérature anglaise.
Les poésies de Miss Robinson ont toujours le charme d’une musique délicate et d’une expression gracieuse, mais peut-être ne sont-elles jamais plus faibles que quand elles visent à la force, et certainement elles satisfont le moins là où elles cherchent à satisfaire.
Sa muse fantaisiste, couronnée de fleurs, avec sa démarche voulue, ses façons jolies et capricieuses, devrait éviter d’adresser des antiennes à l’Inconnaissable, et de se mesurer avec des problèmes de haute intellectualité.
Sa main n’est point de force à dévoiler des mystères. Sa puissance ne va pas jusqu’à résoudre des problèmes. Elle ferait bien de ne jamais sortir de son jardin, et quand elle veut aller errer dans le désert pour faire des questions au Sphinx, il faudrait le lui défendre absolument. La Mélancolie de Durer, qui sert de frontispice à ce coquet volume, fait piteuse figure à cette place qui ne lui convient pas. Elle serait mieux en compagnie des Sibylles, que dans celle des Nymphes. A-t-elle rien à voir avec des bergères qui chantent sur leurs pipeaux le Darwinisme et l’Intelligence éternelle ?
Toutefois, si les Chants de la, vie intérieure ne sont pas très réussis, les Chants de printemps sont exquis. Ils se suivent comme des pétales que le vent détache, et ils font sentir combien la fleur est plus charmante que le fruit, la fleur de pommier que la pomme.
Il est de certains tempéraments artistiques qui ne devraient jamais arriver à maturité, qui devraient rester toujours dans la région des promesses, et qui devraient redouter l’automne avec ses moissons plus que l’hiver avec ses glaces.
Tel me paraît le tempérament que révèle ce volume.
La première pièce de la seconde série, la. Belle au Bois dormant, vaut l’œuvre la plus sérieuse, la plus réfléchie, et a bien plus de chances de se graver dans la mémoire. Ce n’est pas toujours aux hautes aspirations, à l’orgueilleuse ambition qu’est décernée la récompense. Si Daphné s’était mise en route tout exprès pour aller trouver Apollon, elle n’aurait jamais su ce que c’est que le laurier.
De ces charmantes poésies lyriques et idylliques du printemps nous passons aux ballades romantiques.
Il est une faculté artistique que Miss Robinson possède certainement : c’est celle de l’imitation.
Il y a une part d’imitation dans tous les arts. On la trouvera en littérature tout autant que dans la peinture, et il est presque aussi dangereux d’en faire trop peu de cas que d’en exagérer la valeur.
Saisir, grâce à un joli et précieux travail de reproduction, l’essence et la manière d’une œuvre antique, et en même temps conserver cette nuance de passion moderne sans laquelle la forme antique serait morne et vide, dérober à des lèvres depuis longtemps muettes un faible écho de leur chant, et y ajouter une musique personnelle, prendre le genre, la façon d’un siècle défunt, s’y livrer à des essais, en étudier curieusement les ressources possibles, peut être une source de plaisir. C’est en quelque sorte un jeu de scènes littéraires où l’on retrouve un peu du charme que possède l’art de l’acteur, fit, à tout prendre, comme Miss Robinson y excelle !
Voici le début de la ballade de Rudel :
Il n’y avait point, dans tout le monde de France, de chanteur à moitié aussi doux. La première note qui sortait de sa viole rassemblait une foule dans la rue.
Il avait la démarche aussi jeune, aussi vive, aussi heureuse, que l’ange Gabriel, et c’était seulement lorsque nous l’entendions chanter, que nos yeux oubliaient Rudel.
Et comme, en Avignon, il était assis chez les princes qui savouraient leur vin, dans toute cette troupe en fête, pas un n’était aussi frais, aussi beau.
Son pourpoint est d’arras bleu, son bonnet est vert avec des perles, ses cheveux d’or tombent à flots autour de la plus charmante figure que j’aie vue.
Comme Gautier aurait goûté cet autre fragment de la même pièce !
Façonnez les membrures dans du bois de santal, et des planches dans l’ivoire, dressez des mâts, faits d’or poli, et mettons à flot.
Que les voiles soient cousues avec du fil de soie, et qu’on les tisse aussi de soie ; qu’on brode des grenades écarlates sur un fond bleu.
Qu’on grée le vaisseau avec des câbles d’or ; puis mettons-le à flot. Et maintenant, adieu à la bonne ville de Marseille, et en route pour Tripoli.
Il y a une grande habileté dans la ballade sur le mariage du duc de Gueldres :
Oh ! sois la bienvenue, Marie Harcourt, trois fois la bienvenue, ô ma dame ; il n’est point dans tout le monde un chevalier qui sera aussi fidèle que le tien.
Il y a de la venaison dans le garde-manger ; il y a du claret dans le cellier ; entre, et déjeunons dans le hall, où jadis s’asseyait ma mère.
Oh ! rouge, rouge est le vin qui coule, et doux est le jeu du ménestrel, mais blanche est Marie Harcourt, en ce jour de son mariage.
Oh ! nombreux sont les invités des fiançailles, assis des deux côtés, mais la fiancée est pâle sous des fleurs cramoisies, et elle souffre du mal du pays.
Le sens critique de Miss Robinson est en même temps trop juste et trop fin pour lui laisser croire qu’il puisse jamais se produire une grande Renaissance romantique comme résultat nécessaire de l’adoption de la forme de la ballade, mais son œuvre en ce genre est des plus jolies, des plus gracieuses, et la Tour de Saint-Maur, où il est question du père qui mura son jeune enfant dans la bâtisse de son château, afin de faire durer les fondations, est admirable en son genre.
Les légères teintes d’archaïsme qu’elle emploie dans la langue sont suffisamment marquées pour le but qu’elle se propose, et bien qu’elle rende pleine justice à l’importance de l’esprit celtique en littérature, elle ne croit pas nécessaire d’employer des blawing, des snawing.
Quant à la pièce de jardin, Notre-Dame du cœur brisé comme elle l’intitule, les fragments brillants, ailés, de poésie qu’elle y fait éclater ça et là, et qui font le même effet que dans Au passage de Pippa, viennent fort à propos vous reposer du mouvement un peu banal du vers blanc, et nous rappellent en quoi consiste réellement le talent de Miss Robinson. Sans être poète à proprement parler, au sens de créateur, elle n’en est pas moins une artiste accomplie en poésie ; car elle tire parti de la langue comme elle le ferait d’une matière extrêmement précieuse, et produit son œuvre la meilleure quand elle écarte les thèmes grandioses et les sujets largement intellectuels qui appartiennent à une faculté plus forte et plus riche. Si elle s’essaie dans des sujets de ce genre, elle est certaine d’échouer. Son instrument, c’est le pipeau et non la lyre. Ceux-là seuls devraient chanter la Mort, dont le chant est plus fort que la Mort.
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La réunion des poésies de l’auteur de John Halifax, gentleman{5} présente un intérêt pathétique, en tant que souvenir artistique d’une vie qui fut pleine de grâce et de bonté.
Elle nous reporte au temps où Philippe Bourke-Marston était jeune – « Philippe, mon roi, » – ainsi qu’elle le nommait dans le joli poème qui porte ce titre ; au temps de la grande Exposition, où tout le monde chantait la Paix sur son chalumeau ; à ces récentes et terribles années de Grimée, où l’Alma et Balaklava étaient entrés dans le langage de nos poètes, aux temps où on regardait le nom de Léonora comme extrêmement romantique.
Léonora – Léonora ! – Comme il coule bien, ce mot ! Léonora, comme il a un son léonin, comme il emplit la bouche ! et comme il se tient bien sur le sol poétique. On dirait qu’il a une crinière fauve, un pas altier ; ainsi passe, ô Léonora, votre nom, à travers le désert de mes rimes.
En somme, les meilleures poésies de Mrs. Craik sont les pièces écrites en vers blancs, et celles-ci, bien qu’elles ne soient point prosaïques, rappellent que la prose était sa véritable langue. Mais certaines des poésies rimées ont une grande valeur.
En voici qui peuvent donner une idée du style de Mrs. Craik.
ESQUISSE
M’aimes-tu donc vraiment, ô toi la bien-aimée, toi si riche que la moindre de tes pièces de monnaie suffirait pour acheter et payer largement toute ma fortune ? Et pourtant, voici que tu viens, héritière pleine de bonté, quittant sa pourpre et son duvet, et qui dans sa pitié ne trouvant pas le sommeil, va trouver l’étranger au seuil de sa porte, l’étranger misérable, sur son seuil magnifique, l’habille, le nourrit, l’étranger qui ignore ce qu’est une bénédiction tant qu’elle ne l’a point béni.
Mais tu m’aimes, ô toi si pure de cœur, et dont les regards mêmes sont des prières. Qu’as-tu donc pu voir dans cette flaque d’eau, inconnue près du bois d’yeuses ? Pourtant tu t’es assise sur son bord, et tu y as plongé ta main, en disant : « Comme elle est limpide ! » Et voici que bientôt sa noirceur s’est éclairée du reflet de tes ailes, son limon s’est écoulé au loin sans salir ta main immaculée, ses profondeurs se sont calmées, pour que ta forme pût s’y réfléchir.
LA NOVICE
Le matin approche. Avant qu’arrivé la nuit prochaine, je serai devenue la fiancée du ciel ; puis j’entrerai chez moi, dans ma silencieuse chambre nuptiale, et sans époux, sans enfants, je verrai défiler d’un pas traînant les lentes années.
Ces lèvres ne sentiront point de contact plus doux que celui du crucifix de pierre que je baise ; ce cou, jamais enfant ne s’y attachera ! Ah, douce Vierge-mère, le bonheur que t’a donné le peintre sera pour moi une trop cruelle ironie.
C’est la dernière fois que j’enroule la chevelure que la main de ma mère a tressée, avant qu’elle tombe dans la poussière. Le nom, son nom, qui me fut donné au jour de mon baptême, c’est la dernière fois que je le porterai.
Ô monde désolé, ô vie si lourde, adieu ! Comme une enfant lasse, qui se dérobe dans l’obscurité pour trouver le sommeil à force de sanglots, sans que personne la remarque, ainsi je gagne furtivement ma silencieuse cellule du couvent.
Amis, amants que je n’aimerai point, cœurs tendres qui souffrez de me voir franchir cette porte muette, ne vous désolez pas. En se fermant derrière moi pour toujours, elle me sépare de toute angoisse aussi bien que de toute joie.
Ce volume raconte les phases d’une douce et pensive nature, et quoique bien des choses puissent y paraître un peu vieillottes, il est encore fort agréable à lire, et il exhale un léger parfum de roses fanées.