III

Miss Nesbit s’est déjà fait un nom comme auteur de vers gracieux et charmants, et bien que son dernier volume, Feuilles de vie, n’indique point de progrès sur son œuvre passée, il se maintient au niveau élevé qu’elle a déjà atteint, et justifie la réputation de l’auteur.

Il y a dans ce livre quelques pièces admirablement jolies, des poésies où abondent les vives nuances de la fantaisie, les charmants gazouillis du rythme, avec ça et là, un cri poignant de passion qui éclate au milieu du chant, pareil à un fil d’écarlate qui apparaît soudain dans la course de la navette à travers la chaîne : cela rehausse la valeur des teintes délicates et transpose la gamme de la couleur à une octave plus noble et plus parfaite.

Dans le premier volume de Miss Nesbit, Lais et Légendes, ainsi qu’il s’intitulait, l’auteur tentait de donner une forme poétique à des rêves humanitaires et à des aspirations socialistes, mais les poésies qui traitaient ces sujets étaient, en général, les moins réussies du recueil. Guidée par l’instinct rapide et sûr de l’artiste, Miss Nesbit paraît l’avoir reconnu. En tout cas, dans le présent volume, de telles poésies sont en petit nombre, et la poétesse nous présente sa défense en ces quelques vers si bien venus :

Un chanteur chante les droits et les griefs des vastes et brillantes ambitions du monde, et il sent l’impuissance des chants à flageller le mal, à secourir le bien, et il se tord les mains en voyant combien les chants sont de vaines armes pour sa lutte : alors il revient à l’amour et se reprend à chanter l’amour, pour se charmer le cœur.

Pour se charmer le cœur, les chanteurs attachent autour de leur tête la couronne de roses, et se refusent à la délier, par crainte de trouver le temps vainqueur et les roses mortes. « L’homme ne peut chanter que ce qu’il sait. J’ai vu les roses fraîches et rouges. » Aussi chantent-ils la rose immortelle, mêlée à la guirlande des roses fanées.

Et quelques-uns cachent dans leur sein leur rose d’amour encore fraîche et belle, et vont silencieux, satisfaits de tenir enfermé en ses plis son précieux parfum. – Et d’autres, qui portent un drapeau déployé, enguirlandent de leur rose le drapeau qu’ils portent, et célèbrent leur bannière pour le monde, et pour charmer leur propre cœur, célèbrent leur rose.

Et cependant il y a bien des sujets à choisir pour des chants ; nous chantons le bien, le vrai, le juste, la passion du devoir devenue le bonheur, et l’honneur qui naît de la confiance. Nous chantons la liberté et ne voudrions point que la plus légère trace de ses pas se perde dans la poussière de la vie. Nous la chantons, parce que nous le voulons ; nous chantons l’amour parce que nous y sommes obligés.

Miss Nesbit est certainement dans son milieu le plus favorable, quand elle chante l’Amour et la Nature. Là, elle est tout près de son sujet, et son tempérament donne couleur et formes aux diverses impressions dramatiques qui sont tantôt suggérées par la Nature, tantôt présentées à la Nature pour y trouver leur interprétation.

Voici par exemple une pièce qui est pleine de douceur et de grâce :

Au temps où le ciel était teint en gris par la neige, quand la neige blanchissait toute la terre, je descendais par un silencieux sentier à travers bois, et là, je rencontrai l’être qui charme mon cœur, parcourant à pas lents le bois muet ; c’était l’âme de sa solitude. Les oiseaux bruns et les arbres revêtus de lichen paraissaient faire partie d’elle plutôt que de lui.

Là où les pieds de faisans et les pieds des lapins avaient marqué sur la neige leurs empreintes menues, je voyais les traces de pas de mon aimée, l’être le plus aimé de toutes les choses de la forêt, tenant à la main des roses de Noël ; je la vis s’arrêter le temps d’un battement de cœur, et alors je la laissai passer, et je m’arrêtai, seule au milieu du monde désert de la forêt.

Et, bien que j’aie passé par le même chemin, que j’aie chaque jour descendu à travers cette forêt, cette rencontre fut la première et la dernière et elle a disparu sans me laisser d’espoir. Je me demande si elle était vraiment présente, ses mains, ses yeux, et ses lèvres et sa chevelure ? ou si ce fut seulement mon rêve qui aurait créé hors de moi son visage sur la route que j’ai suivie.

Ils sont vides, les bois où nous nous sommes rencontrés ; ils seront vides au printemps. La primevère et la violette mourront sans qu’elle les ait cueillies, mais j’ose rêver d’un jour radieux, où elle repassera, couronnée de roses rouges, par ce même chemin, sur l’herbe joyeuse et fière, et alors – je ne la laisserai point passer.

Et cette Dédicace, avec ses nuances gris d’argent, elle est charmante :

Dans toute prairie que vos pas peuvent fouler, dans toute couronne que votre amour peut porter, peut-être je trouve la fleur qui, versant un parfum mystérieux, éveille quelque espoir d’autrefois, engourdit quelque désespoir de jadis, et rend la souffrance de la vie un peu moins pénible à porter, et fait la joie de la vie plus intense et plus chère, grâce à quelque plaisir mort depuis bien des années.

Peut-être aussi dans le jardin d’une chaumière se trouve une fleur dont l’odeur est pour vous un souvenir ; la robuste citronnelle, ou le fragile pois de senteur, évoquent la note aiguë de l’hirondelle, le roucoulement du pigeon, et la jeunesse, et l’espoir, et tous les rêves qu’ils connaissaient, et l’étoile du soir, et les haies enveloppées d’une buée grise, et le porche silencieux où se donna le premier baiser de l’amour.

De même, dans mon jardin, le hasard peut vous faire trouver soit la royale rose, soit la modeste fleur des prés, dont le parfum est peut-être associé à quelque rêve aimé, et pourra vous ramener le fantôme de quelque heure bien douce, comme les lis tout embaumés de l’averse d’août me ramènent de doux moments déjà bien lointains.

Dans tout le volume, nous trouvons la même habileté à embellir d’anciens sujets.

C’est vraiment là ce que peuvent faire de mieux pour nous nos poètes mineurs, et c’est une tâche toujours charmante.

Il n’est pas de jardin qui ne puisse produire une floraison nouvelle, si bien cultivé qu’il ait été, et bien que les sujets traités dans le livre de Miss Nesbit aient servi de sujets à presque tous les livres de poésie, elle peut certainement prêter une grâce nouvelle et un charme délicat à tout ce qu’elle écrit.

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Les Voyages d’Oisin et autres Poésies sont dus à la plume habile de M. W. B. Yeats, dont j’ai eu l’occasion de mentionner la charmante anthologie de contes irlandais dans un récent numéro du Woman ‘s World.

C’est, je crois, le premier volume de vers qu’ait publié M. Yeats, et il est certainement plein de promesses. Il faut reconnaître que bon nombre des pièces sont trop fragmentaires, trop incomplètes. À la lecture on les prendrait pour des scènes éparses de pièces de théâtre qui n’ont pas été finies, pour choses dont on n’a eu qu’un souvenir partiel, ou qu’on n’a guère vues que confusément. Mais la faculté architectonique de construire, le don d’élever jusqu’au bout, d’achever entièrement un ensemble harmonieux, est presque toujours la dernière manifestation du tempérament artistique, comme elle en est la plus élevée. Il y aurait quelque malveillance à l’exiger d’une première œuvre.

Il est une qualité que M. Yeats possède à un degré notable, une qualité qui n’est point commune dans l’œuvre de nos poètes mineurs, et qui n’en est que plus méritoire pour nous ; je veux parler de son tempérament romantique. Il est profondément celtique, et son vers, dans ses meilleurs moments, est également celtique. Fortement influencé par Keats, on dirait qu’il s’étudie à « bourrer de minerai la moindre fente » et néanmoins il est plus fasciné par la beauté des mots que par la beauté de la musique du mètre.

L’esprit qui domine tout l’ouvrage mérite peut-être plus d’éloges que telle ou telle pièce, que tel ou tel passage pris à part, mais voici un extrait des Voyages d’Oisin qui vaut la peine d’être cité. C’est la description de la traversée qui mène à l’île de l’Oubli.

Et les oreilles du cheval s’abaissaient dans la lumière vide, car, comme s’effacent des yeux du marin qui se noie peu à peu les rayons du monde et du soleil, ainsi disparut sur nos mains, sur nos figures, sur le coudrier et sur la feuille de chêne, la lumière ; et les étoiles s’éteignirent au-dessus de nous, et tout l’univers ne fit plus qu’un, jusqu’au moment où le cheval jeta un hennissement, car une vallée qu’encombraient les troncs du coudrier et du chêne, et des yeuses, et des coudriers et des chênes, disparaissait, sa pente fuyant sous ses sabots, à travers l’herbe épaisse ; là sommeillaient des êtres monstrueux, dont les corps énormes et nus et vivement éclairés gisaient au hasard.

Plus artistiques que n’eût pu les faire la main de l’homme, avec leurs incrustations d’argent et d’or, étaient la flèche et le bouclier, et la hache de guerre, la flèche et la lance et la lame, et les cors blanchis par la rosée, si vastes qu’en leur cavité un enfant de trois ans pouvait dormir sur un lit de joncs, tout cela était éparpillé autour d’eux.

Et voici une pièce qui a pour sujet l’antique légende de la cité qui se trouve sous les eaux d’un lac, et qui est étrange et intéressante.

Le Créateur des étoiles et des mondes était assis au pied de la croix du marché, et les vieux allaient, venaient, et les enfants jouaient à pile ou face.

« Les supports des étoiles et des mondes, dit-il, ce sont les prières des hommes patients et bons. » Les enfants, les femmes et les vieillards qui écoutaient, se tenaient debout sur leurs ombres.

Un professeur grisonnant qui passait, s’écria : « Combien peu de gens maîtrisent les excès de leur esprit ! Que de pensées superficielles au sujet de choses profondes ! Le monde vieillit et fait l’imbécile. »

Le maire survint, penchant l’oreille gauche ; – certains étaient là qui parlaient des pauvres, et ils lui crièrent : « Communiste ! » et ils coururent à la porte de la maison de police.

L’Évêque vint, son livre ouvert à la main, en marmottant le long de la route ensoleillée ; quelqu’un parla du Dieu de l’homme, du dieu stupide et coléreux qu’il s’est fait.

L’Évêque dit à demi-voix : « Athée ! Combien il est criminel de railler ainsi méchamment ! » et il dit aux vieux de passer leur chemin, et il renvoya les enfants et les femmes…

Maintenant il n’y avait plus personne sur la place ; il vint un coq se dressant sur ses ergots ; un vieux cheval regarda à travers la grille et frotta ses naseaux contre les barreaux.

Le Créateur des étoiles et des mondes le rappela dans sa propre demeure, et sur cette cité tomba une larme, et maintenant cette cité est un lac.

M. Yeats possède une forte dose d’invention et quelques-unes de ses pièces, telles que Mosada, Jalousie et l’Île des Statues sont d’une très belle conception. Il est impossible de douter, après avoir lu son premier volume ; qu’il ne nous donne un jour une œuvre de haute importance. Cette fois, il n’a fait qu’essayer les cordes de l’instrument, en plaquant des notes sur tous les octaves.

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Dorinda, par Lady Munster, est un roman extrêmement habile. L’héroïne est une sorte de Becky Sharp, mais beaucoup plus belle que Becky, ou tout au moins que Becky{11} peinte par Thackeray, laquelle pourtant m’a toujours paru fort méchante. Je suis certain que Miss Rawdon Crawley était extrêmement jolie, et je n’ai jamais compris comment Thackeray pouvait faire au crayon la caricature d’une créature aussi enchanteresse qui sortait de sa plume.

Dans le premier chapitre du roman de Lady Munster, nous voyons Dorinda dans une école à la mode, et les croquis des trois vieilles dames qui dirigent cette pension sélect sont fort amusants. Dorinda n’est pas très populaire, et elle est fortement soupçonnée d’avoir volé un chèque. Voilà un début saisissant pour une héroïne, et d’abord je craignais un peu que Dorinda, après avoir subi des affronts innombrables, ne finît par être reconnue innocente dans le dernier chapitre. J’ai éprouvé un véritable soulagement en apprenant que Dorinda est coupable.

En fait, Dorinda est une kleptomane ; cela signifie qu’elle appartient à ces gens du grand monde qui passent leur temps à collectionner des objets d’art qui ne leur appartiennent pas. Toutefois ce n’est là qu’une de ses perfections, et cela ne tient dans le récit une place importante que quand nous aurons le dernier volume. Là nous trouvons Dorinda mariée à un prince styrien, et vivant au sein de ce luxe qu’elle a toujours vivement désiré.

Malheureusement, pendant un séjour qu’elle fait chez des amis, elle est surprise volant des émaux rares. Son châtiment, tel que le décrit Lady Munster, est certainement sévère, et quand, affolée par l’emprisonnement auquel son mari l’a condamnée, elle se tue, il est difficile de ne pas la plaindre.

Lady Munster écrit d’une plume très exercée, avec beaucoup d’éclat. Elle a un talent extraordinaire pour tracer en quelques mots les portraits les plus vivants des types ordinaires et des originaux de la société. Sir Jasper Broke, et sa sœur, le duc et la duchesse de Cheviotdale, lord et lady Glenalmond et lord Baltimore sont tous admirablement dessinés.

Le « roman du high-life, », ainsi qu’on le nomme couramment, était, dans ces dernières années, tombé en désuétude. À la place des duchesses de Mayfair, nous avions les jeunes dames philanthropes de Whitechapel. Les fashionables et brillants dandys, qu’aimaient tant Disraeli et Bulwer Lytton, ont été totalement éclipsés comme héros de roman par les clergymen qui triment dur dans l’East-End, Le but que paraissent se proposer la plupart de nos romanciers modernes, est d’écrire, non pas de bons romans, mais des romans utiles, et je crains bien qu’ils ne soient dominés par la conviction que la vie fashionable n’est point un sujet d’édification. Ils ont fait du roman un moyen de propagande.

Il peut se faire, néanmoins, que Dorinda soit l’indice de quelque changement prochain. Il serait certainement fâcheux que la Muse du roman portât son attention uniquement sur East-End.

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Les quatre femmes remarquables que Mrs. Walford a choisies comme sujets de ses quatre Biographies tirées du Blackwood sont Jane Taylor, Elisabeth Fry, Hannah More et Mary Somerville.

C’est peut-être aller un peu loin que de faire de Jane Taylor une femme remarquable. En son temps, on disait qu’elle était « connue dans les quatre continents » et sir Walter Scott la mentionnait parmi les premières femmes de l’époque, mais aujourd’hui nul n’aurait l’idée de lire Essais en rime non plus que Déploiement, bien que ce dernier ouvrage soit en réalité un roman des plus fins, et plein de choses de premier ordre.

Elisabeth Fry est, comme bien l’on pense, une des grandes personnalités de ce siècle, tout au moins dans le cercle défini où elle se dévoua, et elle compte parmi les nombreux saints qui n’ont point été canonisés, mais que le monde aima, et dont le souvenir est doux.

Mrs. Walford nous donne sur elle les détails les plus intéressants.

Nous voyons d’abord une jeune fille gaie, rieuse, à la chevelure d’un blond de lin, avec un fort penchant pour les « farces », enchantée d’avoir une belle toilette quand on la menait à l’Opéra pour voir le « Prince », et d’être vue par lui, charmée de montrer sa jolie figure dans un costume rouge écarlate d’amazone qui lui allait très bien, et d’être lorgnée de la manière la plus flatteuse par les jeunes officiers en garnison dans le pays, alors qu’elle chevauchait par les petits sentiers du Norfolk ; distraite rien qu’en entendant leur musique jouer dans ce square, la tête mise à l’envers par la moindre bagatelle, « une jeune fille coquette, mondaine », selon ses propres expressions.

Puis arriva le jour fatidique où chaussée de bottines pourpre lacées d’écarlate, elle alla entendre le sermon de William Savery à la Maison de Réunion. Ce fut le point tournant de sa vie, son moment psychologique, comme l’on dit.

Ensuite vint la phase des tu, des toi, de la robe de bure et du chapeau de feutre, des visites à Newgate et aux vaisseaux chargés de convicts, du travail qui avait pour but de régénérer les êtres tombés, de recouvrer les créatures perdues.

Mrs. Walford cite ce passage intéressant sur la fameuse entrevue avec la reine Charlotte à Mansion House :

« Dans le hall égyptien se passait une scène que Hayter eût souhaitée comme sujet. La reine, de très petite stature, couverte de diamants, les traits éclairés de la plus vive bienveillance ; Mrs, Iry, dont le souple costume de quakeresse exagérait encore la haute taille, – un peu rouge, mais conservant le sang-froid qui lui était habituel dans son air et ses manières, plusieurs évêques debout près d’elles, l’estrade bondée d’une foule parée de plumes ondoyantes, de bijoux, de décorations, le hall bondé de spectateurs aux costumes fous ou sévères ; au centre, des centaines d’enfants amenés de leurs différentes écoles pour être examinés. Un murmure d’enthousiasme courut dans l’assemblée, quand la reine prit la main de Mrs. Fry. Ce murmure fut suivi de battements de mains et décris que répéta la foule au dehors, et qui ne s’éteignirent que dans l’éloignement. »

Ceux qui regardent Hannah More comme une célibataire gourmée, conformément au type conventionnel, et d’un ton d’esprit pieux et littéraire, se verront obligés de modifier leur manière de voir s’ils lisent l’admirable esquisse que Mrs. Walford a tracée de l’auteur de Percy. Hannah More était spirituelle, de l’esprit le plus brillant, une femme d’esprit, qui aimait passionnément la société, et que la société aimait de son côté.

La petite campagnarde au caractère sérieux, qui, dès l’âge de huit ans, avait employé une main entière de papier à composer des lettres destinées à réformer des caractères d’une dépravation imaginaire et des réponses pleines de contrition et de promesses de se corriger, quand elle vint pour la première fois à Londres, devint immédiatement l’amie de Johnson, de Burke, de sir Joshua Reynolds, de Garrick, et de la plupart des personnages distingués de l’époque, qu’elle enchantait par son charme, sa grâce et son esprit.

« Hier, dit-elle dans une de ses lettres, j’ai dîné à l’Adelphi ; Garrick était vraiment l’âme de la société, et je n’ai jamais vu Johnson aussi parfaitement de bonne humeur. Quand tout le monde se fut levé pour partir, nous fîmes cercle debout autour d’eux pendant une bonne heure, et nous avons ri en dépit de toutes les règles du décorum et de Chesterfield. Je crois que nous n’aurions jamais songé à nous asseoir, ni à partir, sans un impertinent veilleur de nuit qui se mit à vociférer malicieusement. Johnson laissa partir tout le monde et resta une demi-heure avec moi. »

Ce qui suit a été écrit par sa sœur.

« Dans la soirée du mardi, nous prîmes le thé chez sir Joshua avec Johnson. Hannah est certainement très populaire. Elle était placée à côté de lui, et à eux deux ils firent les frais de toute la conversation. Ils étaient l’un et l’autre tout à fait en verve, et ce fut certainement une soirée de bonne chance pour elle : jamais je ne l’entendis dire d’aussi excellentes choses. Le vieux génie était aussi divertissant que le jeune était agréable. Vous auriez pu vous croire à quelque comédie, si vous aviez entendu nos éclats de rire. Évidemment ils rivalisaient à qui « mettrait le plus de poivre » et je ne suis pas convaincue que le lexicographe l’ait emporté dans l’assaisonnement. »

Hannah More était certainement, ainsi que le dit Mrs. Walford, l’idole que la société fêtait et caressait.

Le théâtre de Bristol se vantait ainsi : « N’avons-nous pas la gloire de posséder une More ? » Les citoyens érudits d’Oxford reconnaissaient par écrit son autorité.

Horace Walpole s’asseyait devant sa porte – ou menaçait de le faire–jusqu’à ce qu’elle lui promît de venir à Strawberry-Hill.

Foster la citait, Mrs. Thrale{12} l’enlaçait dans ses bras, Wilberforce la consultait et l’employait.

Quand parut l’Appréciation de la religion dans le monde à la mode, sous le voile de l’anonyme, l’évêque de Londres s’écria : « Aut Morus, aut Angelus», avant d’en avoir lu six pages. Ses Récits et Ballades de villages se vendirent à deux millions d’exemplaires dès la première année. Un célibataire à la recherche d’une femme atteignit trente éditions.

Mrs. Barbauld, dans une lettre, lui parle d’une excellente dame fort raisonnable, à qui on demandait quelles distractions elle avait à la campagne, et qui répondait : « J’ai mon rouet et mon Hannah More. Quand j’ai fini une livre de lin, j’en file une autre, et quand j’ai fini mon livre, je recommence à le lire. Je n’ai pas besoin d’autre chose pour me distraire. » Comme cela nous semble incroyable !

Il n’est pas étonnant que Mrs. Walford s’écrie : « Pas d’autres distractions, grands Dieux ! Y a-t-il de par ce monde un homme, une femme, un enfant qui aient le caractère assez tranquille pour se déclarer satisfaits pourvu qu’ils aient des écheveaux de chanvre et des mètres d’Hannah More ? Qu’on nous rende la société d’Hannah More, mais non – non ses écrits ! »

Il n’est que trop juste de dire que Mrs. Walford s’est parfaitement conformée aux vues qu’elle exprime dans ce passage, car elle ne nous cite rien des grandiloquents écrits d’Hannah More, et pourtant elle réussit à nous la faire connaître à fond.

Tout le livre est bien écrit, mais la biographie d’Hannah More est une esquisse d’un éclat extraordinaire, et qui mérite grand éloge.

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Mrs. Mabel Wotton a inventé une galerie de tableaux d’un nouveau genre.

Convaincue que l’aspect extérieur des hommes et des femmes peut être rendu avec autant de précision par la littérature que par le moyen de la ligne et de la couleur, elle a formé une collection de Portraits à la plume d’écrivains fameux, allant de Geoffroy Chaucer à Mrs. Henry Wood.

« Il y a bien de la distance de l’auteur des Contes de Canterbury, à l’auteur de East Lynne, mais Mrs. Wood méritait d’être peinte, ne fût-ce qu’à titre de belle femme : aussi nous parle-t-on du pur ovale de sa figure, de sa bouche qui était parfaite, « de son teint, qui était éblouissant », et de « la jeunesse extraordinaire qu’elle conserva et qui lui laissa jusqu’au terme de sa vie la fraîcheur de la jeune fille. »

Un bon nombre des « écrivains fameux » paraissent avoir été fort laids. Le poète Thomson avait l’air sot, un extérieur grossier, endormi, peu engageant. » Richardson semblait « un petit rat bien dodu dans une perruque. » Pope est décrit dans le Guardian de 1713, « comme une petite créature remuante, avec de longs bras et de longues jambes ; une araignée pourrait lui servir assez exactement d’emblème ; de loin on aurait pu le prendre pour un petit moulin à vent. »

Charles Kingsley apparaît comme assez grand, très anguleux, d’une gaucherie excessive, sur de minces jambes chancelantes, avec une figure en lame de couteau, ornée de favoris gris en broussaille, et un talent pour prendre les attitudes les plus grotesques, pour faire les plus hideuses grimaces avec son visage et sa signature ; et avec son accent rude et provincial, avec sa prononciation bizarre, il eût pu servir de modèle comme plastron grotesque sur les planches d’un théâtre comique.

Lamb est décrit par Carlyle comme l’homme le plus maigre du monde ; « de petites culottes noires, boutonnées jusqu’à la rotule, et jamais plus bas, surmontant des pattes d’araignée aussi dans un fourreau noir, la tête et la figure bellâtres, noires, osseuses, maigres et rappelant de près le type juif. » Talfourd dit que le meilleur portrait qui existe de lui, c’est celui qu’il a fait lui-même de Braham : « un composé du juif, du gentleman et de l’ange. »

William Godwin était petit et gros ; il s’habillait négligemment et trop large, ses vêtements presque toujours vieux et fripés, et il avait habituellement ses mains dans ses poches. Il avait une grosse tête d’une calvitie remarquable, une voix faible, et il avait l’air de dormir à moitié quand il marchait, et même quand il parlait. »

Lord Charlemont dit de David Hume qu’il ressemblait plutôt à un alderman qui mange de la soupe à la tortue qu’à un subtil philosophe ; Marie Russell Mitford est méchamment décrite par L. E. L.{13} comme « Sancho Pança en jupons. »

Quant au pauvre Rogers, qui avait la figure un peu cadavéreuse, les descriptions qu’on donne de lui sont vraiment terribles. Un jour, Lord Dudley lui demanda : « Maintenant que vos moyens vous le permettent, pourquoi ne vous payez-vous pas un corbillard ? » Et l’on dit que Sydney Smith le blessa mortellement en lui recommandant, quand il poserait pour son portrait, de se faire représenter disant ses prières, sa figure cachée dans ses mains », en le baptisant : « La Mort en dandy », et en écrivant au-dessous d’un de ses portraits : « Peint d’après le modèle vivant. »

Pour nous consoler, sans recourir à l’affirmation de M. Hardy, d’après laquelle la beauté physique idéale serait incomparable avec le développement mental, avec une parfaite connaissance de ce qu’il y a de mauvais dans les choses, ayons du moins les portraits de gens qui possédaient quelque attrait, quelque grâce, quelque charme.

Le docteur Grosart dit d’une miniature d’Edmund Spencer : « C’est une figure d’une beauté exquise ; le front est vaste, les lèvres minces, mais mobiles, les yeux d’un gris bleu, la barbe et la chevelure d’un roux doré (comme le red monie des ballades), ou châtain doré, le nez aux narines à demi-transparentes et fines, le menton ferme, l’expression raffinée et délicate. » C’est exactement le portrait du poète de Beauté tel qu’on se le serait représenté.

Antony Wood nous peint Sir Richard Lovelace, à l’âge de seize ans, « comme l’être le plus aimable et le plus beau qu’on ait jamais vu. » Et nous n’en serons nullement étonné quand nous aurons vu le portrait de Lovelace qui se trouve au collège de Dulwich.

Barry Cornwall, décrit lui-même par S. C. Hall, « comme un fort joli garçon », dit de Keats : « Ses traits sont restés dans mon esprit comme ceux d’un être remarquablement beau et brillant, leur expression faisait croire qu’il contemplait quelque spectacle magnifique. Chatterton et Byron étaient d’une beauté splendide, et on attribue une beauté d’un ordre idéalement supérieur à Milton et à Shelley, bien qu’un gentleman fort laborieux ait récemment écrit un ouvrage en deux volumes dans le but de prouver que le dernier de ces deux poètes avait un nez en pied de marmite.

Hazlitt a dit jadis : « Il peut se faire que la vie d’un homme soit un démenti qu’il se donne à lui-même et aux autres, et que cependant un portrait fait de lui par un grand artiste exprime probablement son vrai caractère. »

Il y a fort peu des portraits du livre de Miss Wotton, desquels on puisse dire qu’ils ont été tracés par un grand artiste ; mais ils sont tous intéressants, et Miss Wotton a certainement fait preuve d’une étonnante faculté de travail en réunissant ses documents et les groupant.

Ce n’est point un livre qu’on lise du commencement jusqu’à la fin, mais c’est un livre charmant à lire par petites doses, et grâce à lui on peut évoquer les fantômes des morts, au moins avec autant de succès que la Société psychique le peut faire.