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CHAPITRE TREIZE

La peur saturait Damnos. Elle imprégnait son oxygène, ses roches et dévorait ses habitants comme un cancer. Leurs hurlements, leurs gémissements plaintifs, leur abjecte détresse palpitaient vivement dans le cerveau de l’archiviste.

Tigurius était un psyker exceptionnel, le plus accompli de tout le chapitre, peut-être même de tous les chapitres. D’autres disposaient de pouvoirs prodigieux, bien sûr : Ezekiel, l’énigmatique Vel’cona, le redoutable Mephiston. Tous maîtrisaient leur art, mais Tigurius faisait partie des Ultramarines, le plus pur de tous les chapitres, et ses capacités étaient extraordinaires. Malgré cela, il n’arrivait pas à trouver la voie au milieu du linceul de terreur que les nécrons avaient jeté sur la planète.

Son esprit avait frôlé celui de l’ennemi. Il n’y avait perçu que ténèbres et haine infinies. Quelque chose reposait, enseveli, dans ce puits de néant ; un avertissement. Il en était certain. Sans savoir pourquoi, il se rendit compte que ce détail était crucial et que, s’il ne cherchait pas la vérité de cette vision, il permettrait l’avènement de maux diaboliques. Tigurius s’était protégé ; il avait accompli divers rituels et récité des mantras psychiques conçus pour fortifier son esprit contre une agression potentielle. Le Héraut était fort, bien plus puissant que Tigurius ne l’avait d’abord cru. L’Ultramarine avait la ferme intention d’être préparé lors de leur prochain contact.

Il avait tracé dans la glace trois cercles concentriques avec le talon de son sceptre de force. Des deux mains, il avait également gravé des sceaux de protection et d’aversion pour les lier. Il s’accroupit au centre du symbole, les yeux clos, et essaya de chevaucher les vagues ténébreuses de son subconscient.

Une nuit éternelle emplit son esprit, chassant la voix apeurée des humains qui bientôt ne le gêna plus. Il plongea plus profondément et façonna un fanal psychique qu’il attacha à sa Coiffe Ardente comme une auréole. Mais les ténèbres ne cédaient pas. Des paysages apparaissaient en dessous alors qu’une projection mentale de lui-même survolait Damnos. Tout était gris et blanc, il n’y avait plus de vie.

Était-ce une vision du futur ? Assistait-il à leur ultime échec ?

Quelque chose brilla soudain devant lui et Tigurius s’en rapprocha. Des vents psychiques le ballottèrent pour lui faire dévier de cap et le jeter contre les montagnes qui se dressaient sur ses flancs. Il redoubla d’efforts, fit de son corps une flèche qui fendit l’air et la tempête.

Pour un instant, une minuscule lumière brilla sous lui, mais elle était fugitive et fut rapidement étouffée. La lueur vers laquelle il filait s’intensifia, passant du blanc phosphorescent à un vert émeraude malsain. Il comprit trop tard le danger auquel il s’exposait. La lumière devint un orbe flamboyant qui lança vers lui des vrilles.

L’une d’elles caressa le bras du psyker et la douleur, brûlante, incandescente, envahit son corps. Son cœur battait à tout rompre, une migraine sourde emplit sa tête et un sifflement perçant enveloppa ses pensées.

Je dois revenir…

Tous ses efforts étaient concentrés sur son retour, mais quelque chose étirait le paysage psychique en dessous, le reformait pour que les lieues deviennent des années-lumière. Derrière lui, l’horrible soleil se leva et ses vrilles crurent en puissance.

Elles cinglèrent l’archiviste comme les tentacules d’un monstre marin, un kraken ou un léviathan des temps anciens. Tigurius dut pirouetter et esquiver comme le moineau tente d’échapper à l’aigle. Bien qu’il ne se soit pas déplacé depuis le début de sa veille, il ressentait la fatigue physique de ses efforts. L’esprit et le corps convergeaient en la plupart des êtres : l’un affectait l’autre. À ce moment, il vira dans le ciel mental ; son âme était éprouvée dans son tréfonds et répercutait sa lassitude sur son corps.

Physiquement, sa bouche était pleine de sang et ses membres tremblaient.

Rester concentré…

En dessous, les montagnes grises et les cités devinrent des monuments d’émeraude et des obélisques de dévotion et de servitude.

Mort…

Le vent lui promettait une fin certaine pour peu qu’il laisse la lueur verte le toucher.

Seule la lumière peut prendre la lumière de vitesse et, ce faisant, plier les lois du temps. Cette révélation conditionna sa réaction. Tigurius façonna la pointe de flèche qu’il était pour en faire un rayon, pur, concentré, effilé, qui laissa le soleil maléfique loin derrière lui. La forme accroupie de son corps physique grossissait devant lui, lui promettant enfin un répit.

Tigurius revint à lui baigné de sueur. Il lui fallut quelques instants pour réguler sa respiration, un autre pour s’assurer qu’il s’était bel et bien réveillé dans le monde physique et non dans une illusion.

La vision était hors de sa portée. Elle reposait derrière le soleil émeraude et le Héraut l’empêchait d’y accéder. S’il n’y avait eu que cet obstacle, Tigurius aurait pu l’outrepasser mais, combiné au linceul de ténèbres, il rendait la tâche impossible. Pourtant, il avait eu le temps de voir quelque chose. La lueur étouffée était un aperçu du futur. Sa prescience le guidait vers quelque chose, quelque événement à venir. Il devait être proche, sans quoi il ne l’aurait pas vu. D’une manière ou d’une autre, le sifflement qu’il avait entendu faisait partie de ce futur.

Comme la vision qui lui échappait, il savait au fond de lui que ce détail était crucial. Qu’il devait agir. Malgré les protestations de ses membres, il se releva et se laissa guider par ses instincts. Les montagnes l’appelaient. La neige n’était pas encore tombée sur la plaine mais enveloppait les pics dans sa tempête. Il se dirigea vers eux, laissant ses frères de bataille derrière lui. Ils étaient au fond de la vallée, surveillant les collines de Thanatos. L’urgence guidait les pas de l’archiviste – il n’avait pas le temps de prévenir les autres Ultramarines.

Praxor progressait lentement et prudemment dans les ruines. Quelque chose céda sous son pied et il baissa les yeux.

C’était un morceau de métal plat, tordu, gelé et fissuré en son centre. Des lettres gothiques couvertes de givre étaient gravées à sa surface.

Arcona City, dit Etrius d’une voix basse et sombre, comme s’il évoluait dans un mausolée.

De bien des façons, c’était le cas.

Praxor déchiffra les fragments d’inscription et acquiesça. Kellenport était bel et bien le dernier bastion de l’Humanité sur Damnos.

La ligne des Ultramarines était dispersée. Chaque géant bleu gardait un œil prudent sur le chemin à parcourir, scrutant les ruines, guettant toute menace potentielle. Selon les rapports, les embuscades des nécrons avaient déjà causé des ravages. Sicarius menait depuis la première ligne, comme à son habitude, ses Lions de Macragge dispersés autour de lui. La ligne étirée était une stratégie délibérée du capitaine. Elle permettait non seulement aux Space Marines de progresser avec plus d’aisance dans les ruines, mais aussi de présenter un minimum de cibles à la fois au feu nourri des nécrons. Enfin, lorsque la tempête éclaterait, les Ultramarines donneraient l’impression d’être plus nombreux que ce qu’ils étaient vraiment. Le contact avec l’ennemi était imminent, mais les Space Marines avançaient lentement afin qu’Atavian et Tirian puissent les suivre.

Les escouades Devastator étaient regroupées à l’une des extrémités de la ligne. Leurs bolters lourds et leurs lance-plasma lourds pointés devant eux sur leurs harnais pivotants. Ces armes étaient trop pesantes pour être portées par un humain ordinaire, mais les Space Marines les maniaient avec une aisance relative. Les lance-missiles et les canons laser, étant portés à l’épaule, restaient pointés vers le sol pendant la marche, soutenus d’une main. Lourds mais implacables, les Dreadnought progressaient aux côtés des Devastators. Leurs armes faisaient partie intégrante de leur corps et bourdonnaient tandis que leurs viseurs parcouraient automatiquement les ruines. Dès que la bataille commencerait, ces armes lourdes serreraient les rangs et tireraient des rafales concentrées pour attirer l’attention des nécrons.

Comme Sicarius l’avait prédit, la tempête approchait. Elle éclata à un demi-kilomètre de là, ses incessantes bourrasques de glace se faisant plus féroces et plus denses de minute en minute. Puis vint un rideau de neige plus légère, qui emplit l’air de blancheur et recouvrit encore davantage les ruines désolées.

Praxor continuait d’avancer.

Les briefings tactiques indiquent qu’il y avait une garnison, ici, au début de la guerre, dit-il à Aristaeus dans sa radio.

Il y avait, oui… avant que cette cité ne soit laissée à pourrir dans le sillage de la victoire des nécrons. Regardez les talus autour des ruines, frère-sergent.

Praxor s’exécuta. Les reliefs qu’il avait initialement pris pour des emplacements d’armes et des remparts de terre lui apparurent pour ce qu’ils étaient vraiment : soudés par la glace aux bunkers qu’ils étaient censés défendre, des centaines et des centaines de gardes impériaux étaient agglutinés, pétrifiés dans les ultimes moments de leur agonie.

Les nécrons avaient fait de cette fière cité impériale un amas de ruines. Elle n’était plus peuplée que de fantômes et de souvenirs terrifiés. S’il n’avait été un Astartes, Praxor aurait frémi.

Apparemment, Arcona était l’une des cités majeures de Damnos, ajouta Aristaeus.

L’humeur de Praxor était aussi glaciale que le temps.

Elle ressemble à n’importe quelle autre ruine de ce monde creux.

Ils progressaient de manière stable sur une route qui avait un peu moins souffert que les autres de l’artillerie adverse ; elle n’était que partiellement percée de cratères et restait praticable. Le calme ambiant ne laissait que trop de temps à Praxor pour penser. Même la neige qui s’épaississait n’arrivait pas à les étouffer et il maudissait les doutes qui l’accablaient à présent.

Je suis un Adeptus Astartes. Je ne connais pas la peur, le doute n’a pas prise sur moi !

Mais ses errements ne se laissaient pas étouffer aussi facilement. Sicarius était un guerrier sans égal, le meilleur que Praxor ait jamais connu. En sa présence, tout soldat d’Ultramar se sentait invincible et devenait capable d’exploits que même un Space Marine jugerait impossibles. Il avait une indéniable aura. Quel qu’en soit le coût en vies ou en matériel, il poursuivrait toujours ses plans ou ses vendettas, jusqu’à ce qu’ils aient abouti ou qu’il soit mort. D’une manière assez perverse, c’était sa nature obsessive, bouillonnante, qui faisait de lui le héros qu’il était. Mais c’était aussi à cause d’elle que tant de voix, au sein du chapitre, s’élevaient contre lui.

Praxor était déchiré. Il n’aurait jamais imaginé raisonner un jour de cette manière, mais ici, sur Damnos… C’était au-delà de tout ce à quoi la Deuxième avait jamais fait face. Il n’était pas superstitieux, mais il ne pouvait pas nier l’impression de malheurs à venir qui grandissait en lui. Il n’aimait pas cette sensation ; il se faisait l’effet d’être un traître.

Les Dreadnought avaient dévié pour progresser plus rapidement à travers les ruines et cheminaient eux aussi sur la route. Agrippen marchait ainsi aux côtés de Praxor, qui le salua d’un hochement de tête.

Devant eux, les Lions s’éloignaient de plus en plus en suivant de près leur capitaine. Sicarius voulait toujours être le premier au combat, et il était très proche de son escouade de commandement. À l’exception d’Argonan, tombé lors de l’atterrissage, elle n’avait pas encore perdu un seul membre.

Ils ne sont pas de la même espèce que nous, lâcha Praxor avec plus de mélancolie qu’il ne l’aurait voulu.

Pourtant, vous aspirez à rejoindre leurs rangs.

Praxor regarda Agrippen, mais l’énorme Dreadnought demeurait impassible. Les mots sortaient de ses haut-parleurs sur le ton de la simple énonciation.

Non. Je suis fier d’être le sergent des Porteurs de Bouclier. C’est mon honneur, et c’est le serment que j’ai prêté.

Je n’en doute pas, frère. Mais je connais vos états de service. Vous et vos Porteurs de Bouclier êtes presque toujours en première ligne, les premiers arrivés dans tout engagement, toujours en pointe des assauts. D’aucuns, plus cyniques que moi, pourraient croire que vous essayez de prouver quelque chose.

Praxor se sentit insulté et sa voix prit des inflexions dures qu’il s’efforça d’atténuer face au vénérable Agrippen.

Seulement ma loyauté et ma fidélité envers les Ultramarines.

Pensez-vous que quiconque les mette en doute, frère ?

Le moment est-il vraiment approprié pour cette conversation ? Nous sommes sur le point de combattre.

Y a-t-il meilleur moment pour parler d’honneur et de valeur que l’instant précédant une bataille contre nos ennemis ? Vous éludez ma question.

Praxor garda le silence quelques secondes. La réponse ne lui venait pas facilement.

Peut-être. Il m’est arrivé de me poser la question.

Ghospora, une campagne vieille de plus d’un siècle.

Le Dreadnought énonçait encore un fait, pas une hypothèse.

De nous tous, ô vénérable, vous devriez savoir que le temps n’a aucune importance pour les questions d’honneur.

Oui-da, je le sais. Cela vous a contrarié d’être laissé en arrière par votre capitaine ?

Cela m’a ébranlé et humilié, admit Praxor. J’ai eu l’impression d’être puni sans savoir pourquoi.

L’humilité est aussi importante que l’art de manier le gladius ou de se battre en harmonie avec son escouade.

Praxor hocha la tête et perçut la sagesse des paroles du Dreadnought. La route touchait à son terme. Ils s’étaient profondément enfoncés dans Arcona City et la neige tombait en lourds rideaux. Malgré le blizzard, Praxor voyait les phalanges nécrons manœuvrer pour les intercepter. Le choc approchait.

Avant que le combat ne commence, je dois vous demander quelque chose, Agrippen, dit Praxor, osant enfin exprimer ce qu’il ressassait depuis leur arrivée sur Damnos.

Parlez. Je répondrai si je le peux, frère.

Êtes-vous ici pour veiller sur les intérêts d’Agemman ? Ce qu’on raconte au sénat est-il vrai ?

Comme chacun devrait le faire, je sers le chapitre et le seigneur Calgar seuls, répondit Agrippen d’une voix ferme mais dénuée de reproches. J’ai la sagesse des siècles et je ne vois que deux guerriers éminents, dissemblables dans leurs méthodes mais égaux par le courage et l’honneur.

Au sénat, j’ai entendu des ambassadeurs d’Agemman dire que les ambitions de Sicarius dépassaient ses capacités.

Il est audacieux et innovateur, concéda Agrippen.

Mais certains s’inquiètent de le voir aller trop loin, et des conséquences.

Et comment réagit notre seigneur Calgar à ces inquiétudes ?

Il n’assiste pas aux débats.

Et qu’en déduisez-vous, frère ?

Rabroué pour la deuxième fois en moins de temps qu’il en faut pour démonter un bolter, Praxor résolut de ne plus adresser la parole aux Dreadnought, à l’avenir. Leur logique était aussi redoutable que leur corps blindé.

Que je ne devrais pas me mêler de politique.

Et qu’en pensez-vous, vous, Praxor Manorian ? Estimez-vous que les ambitions de Cato Sicarius, votre capitaine, dépassent ses capacités ?

Praxor regarda les Lions par réflexe. Sicarius était l’un des meilleurs guerriers et l’un des meilleurs capitaines qu’on puisse trouver dans tout le chapitre. Peut-être même le meilleur.

Jusque-là, non.

Et maintenant ?

Il fait des choses, formule des tactiques et exécute des plans que je n’aurais même pas pu entrevoir.

C’est pourquoi il est capitaine de la Deuxième. C’est pourquoi sa légende perdurera après qu’il sera redevenu poussière. Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question.

Praxor baissa la tête. Sa réponse fut coupée par la voix de Sicarius, qui résonna soudain dans la radio de tous les Astartes.

Ultramarines ! Nous engageons le combat !