Je possédais près de onze mille livres à la banque sur un compte épargne spécial. Il m’avait fallu six ans pour amasser une telle somme. Je la gardais pour m’acheter une maison. Enfin probablement un deux pièces exigu et sombre en banlieue, mais c’était au moins un départ. Un jour, je vivrai dans un endroit à moi, avec un petit jardin. Des herbes aromatiques, des fleurs et un arbre fruitier d’ornement. Peut-être un chat, même. Holly avait pu s’acheter sa maison car ils étaient deux, et sa mère lui avait prêté la moitié de l’acompte. Lorsque nous avions lancé la société, je rêvais que nous gagnerions suffisamment pour économiser plus vite, mais naturellement ça ne s’était pas passé comme ça.
Je mis de côté mes pensées sur la maison de mes rêves, sur la vie de mes rêves. Je possédais onze mille livres, mais je devais encore en trouver cinq mille et je ne voyais pas comment réunir une telle somme, encore moins d’ici lundi. J’avais un découvert autorisé de cinq cents livres et supposai donc que je pourrais disposer de cette somme. Mais cinq mille ?
En fin d’après-midi, je m’assis à mon bureau et cogitai. Chez KS Associates, nous étions convenus d’un plafond de découvert de trente mille livres, et, pour l’heure, nous étions seulement endettés de la coquette somme de dix-neuf mille quatre cents. En d’autres termes, je pourrais faire un chèque contre du liquide demain et nous n’aurions toujours pas atteint le découvert autorisé. Je sortis même du tiroir le carnet de chèques de la société et le rangeai dans mon sac. Mais je jetai un coup d’œil dans le bureau, à Lola, Trish et à tous les autres qui me faisaient confiance – qui me croyaient aussi stable qu’une maison – et rangeai le chéquier dans le tiroir. Je savais que cela marquerait la fin de tout ce pour quoi nous avions travaillé si dur.
*
— Tu viendras avec moi chez mes parents pour Noël, n’est-ce pas ?
Ce n’était pas vraiment une question, davantage une affirmation, lancée nonchalamment alors que je mettais une fourchette de riz dans ma bouche. La stabilité de notre histoire, sa grâce essentielle, m’emplirent soudain d’un bonheur tranquille. Je reposai ma fourchette.
— Ce serait super ! répondis-je, en tâchant de dissimuler le tremblement d’émotion dans ma voix. Si tu le veux.
— Je le veux, acquiesça-t-il. Et ils veulent te rencontrer, eux aussi.
— Vraiment ? fis-je, rayonnante. Oui, j’aimerais bien les rencontrer, moi aussi.
Nous nous gratifiâmes d’un grand sourire puis retournâmes à notre repas. Voilà des siècles que je n’avais pas attendu Noël avec impatience. La plupart du temps, mes parents et moi allions chez ma sœur dans le Devon. Elle avait un mari, deux enfants – et un chat. Ils vivaient dans une petite maison au milieu de nulle part, on marchait dans la boue pour atteindre le pas de la porte, et la mer apparaissait à l’horizon. J’avais toujours eu l’impression d’être une pièce rapportée – celle qui arrivait en retard et seule, et jouait le rôle de la gentille fille et de la tante joyeuse pendant un jour ou deux avant de s’échapper à Londres. L’an dernier j’étais allée chez Holly et Charlie, et j’avais veillé jusqu’à cinq heures du matin car Holly, sous le coup de l’alcool, avait insisté pour faire des charades mimées. Je la revois debout sur la table, dans ses chaussures fines, son chapeau en papier de guingois, gloussant sans pouvoir s’arrêter. Mais cette année, c’était différent. Todd et moi avions des projets ensemble. Nous allions acheter un sapin ensemble, nous allions partir pour le Nouvel An ensemble, et peut-être prendre de bonnes résolutions ensemble. L’année à venir me semblait briller d’espoir.
Puis je laissai Holly revenir une fois de plus au-devant de mes pensées. Elle allait passer un étrange Noël, cette année. J’en avais parlé à Charlie et il m’avait dit que sa mère avait accepté de rester jusqu’à ce qu’elle sorte de l’hôpital et rentre à la maison. Sa mère à lui viendrait aussi passer quelques jours. Naomi préparerait le dîner. Pauvre Holly, songeai-je, allongée dans son lit d’hôpital, abattue, blême et maigre, tandis qu’autour d’elle on parlait d’elle et on faisait des projets pour elle.
J’avais toujours considéré Holly comme intrépide, comme la personne la plus intrépide que j’avais jamais rencontrée, mais à présent, elle avait peur. Je me demandais si elle avait aussi peur à cause de ce qui se trouvait en elle – tous les démons étranges qui la tourmentaient et qui, croyait-elle alors, faisaient partie de son caractère, mais qui aujourd’hui n’étaient plus que de hideuses invasions – ou à cause de ce qui se trouvait au-dehors, dans le monde réel dans lequel elle devrait très bientôt retourner. Elle avait probablement aussi peur de l’intérieur que de l’extérieur : elle ne pouvait échapper à aucun des deux et n’avait nulle part où se cacher. Même quand elle dormait, m’avait-elle confié, elle faisait des rêves atroces. Je n’avais jamais plaint personne de toute ma vie autant que je plaignais Holly, et je ne m’étais jamais sentie aussi responsable. C’était comme si nous étions allées au-delà du type d’amitié normal, et qu’elle était davantage comme ma fille, ma sœur, ma mère, tout à la fois. Comme une grosse pierre sur mon cœur, de sorte que même lorsque je me trouvais avec Todd, une petite partie de moi pensait à elle et s’inquiétait. Et échafaudait des plans comme celui que j’avais pour aujourd’hui, dont je n’avais même pas parlé à Todd car je savais qu’il me dirait que j’étais stupide.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Todd. Tu as cette espèce de froncement sur le visage.
— Vraiment ? Je ne sais pas pourquoi.
— À quoi pensais-tu ?
— Oh, rien.
— Meg, je ne suis pas aveugle. Dis-moi.
— Ce n’est pas vraiment mon histoire. C’est celle de Holly.
— Oh, Holly, j’aurais dû m’en douter.
Un léger froid plana entre nous le reste de la soirée. Et en fin de compte, allongée au lit, je lui parlai de la dette de Holly, de ma visite au club de golf et chez Cowden Brothers.
— Tu sais ce que je pense ?
— Tu penses que je suis drôlement stupide.
— Je pense que tu es l’amie la plus gentille, la plus loyale et la plus généreuse qui existe.
— Oh. (Je sentis mes joues rosir dans l’obscurité.) Pas vraiment.
— As-tu bien considéré la situation ?
— Je crois que oui.
— Holly t’en est-elle reconnaissante ?
— Je ne lui en parle pas. Je veux juste qu’elle se trouve en sécurité lorsqu’elle sortira de l’hôpital.
— Donc tu fais cela sans même attendre de remerciements. C’est carrément contre-nature.
— Cela dépasse largement ce genre de choses, m’entendis-je répondre en constatant en même temps que c’était la vérité. C’est davantage une question de vie et de mort ou de santé mentale ou de démence ; quelque chose dans ce style. J’ai le sentiment de ne pas avoir vraiment le choix.
Un long silence s’ensuivit. Il caressa distraitement mes cheveux.
— À quoi penses-tu ?
— Je pense que tu aurais dû m’en parler avant.
— Je voulais le faire, mais c’était le secret de Holly, pas le mien.
— Tu n’aurais pas dû aller là-bas toute seule.
— J’avais Lola avec moi.
— Super.
(Il l’avait déjà rencontrée.)
— Ça s’est bien passé.
— Tu vas vraiment le faire ?
— Oui.
— Alors je pense que je peux te donner quatre mille livres. C’est tout ce que j’ai. Un peu plus que tout ce que j’ai.
— Non ! m’écriai-je. Non, non et non. Ce serait n’importe quoi ! Tu ne connais même pas Holly. La seule fois où tu l’as rencontrée, elle a été odieuse et impolie. Je ne t’aurais rien dit si j’avais su que tu allais me proposer ça. Maintenant je me sens très très mal.
— Je veux le faire.
— Non.
— Meg, je veux le faire. C’est décidé.
— Mais c’est n’importe quoi – je ne peux pas te prendre de l’argent !
— Pourquoi pas ?
— Je ne peux pas, voilà tout.
— Un emprunt alors.
— Mais…
— Mais sans les intérêts hebdomadaires.
— Todd ?
— Quoi ?
— Je ne sais pas quoi dire.
— Pourquoi dire quoi que ce soit ?
Les mille livres restantes, je les empruntai à Trish et à une vieille camarade de classe qui travaillait à la City et vivait dans une grande maison à Camden, dépensant cinq cents livres pour la moindre paire de chaussures qu’elle achetait. Je leur dis que je les rembourserai après Noël, sans faute ; juste de petits problèmes de trésorerie. Tout le monde était un peu gêné.
Lundi matin, je me sentais mal tellement j’étais nerveuse. Je faisais mine de travailler, mais je ne parvenais pas à me concentrer. Il me fallut une heure pour répondre à quelques e-mails de routine, puis j’ouvris lentement le courrier, tâchant d’avoir l’air occupée. À l’heure du déjeuner, j’allais à la banque, où je retirai onze mille cinq cents livres. J’avais à présent un découvert de quatre cent six livres sur mon compte courant, et il me restait une livre cinquante-six sur mon compte épargne. Je me sentis légèrement pompette quand je rangeai le paquet de billets dans un sachet en plastique puis dans mon sac : un mélange d’abnégation héroïque, de tristesse, de ressentiment, et d’euphorie étrange. Je n’étais pas habituée à faire des choses démentes et spectaculaires de ce genre. C’était comme si j’étais entrée dans la peau de quelqu’un d’autre.
Je retrouvai Todd devant son bureau. Il en sortit, tel un criminel, jetant des coups d’œil furtifs et extravagants de gauche à droite, et serrant contre sa poitrine un porte-documents éraflé que je n’avais encore jamais vu. Un petit rire nerveux s’installa dans ma poitrine. Je l’étreignis bien fort et embrassai sa joue froide.
— Salut, murmura-t-il avant de se moquer de lui-même.
— As-tu faim ? Veux-tu d’abord aller chercher quelque chose à manger ?
— Quoi ? Transporter tout cet argent avec nous ? Nom de Dieu, Meg, allons le donner et finissons-en avant que nous le perdions ou que nous nous fassions agresser.
— Tu vas bien ?
— Je me sens bizarre. Dans l’illégalité. Comme si nous allions cambrioler une banque, quelque chose de ce genre.
— Si seulement. C’est nous qui nous faisons cambrioler, tu te rappelles ?
— Où est la voiture ?
— Garée devant un parcmètre au coin de la rue.
— Allons-y.
— Todd ?
— Quoi ?
— Merci.
— Tu me le diras plus tard. Viens.
Il n’y avait que le gros, cette fois, mais des bruits provenaient du fond de la boutique. Il verrouilla la porte derrière nous et retourna la pancarte sur « Fermée ». Puis il contourna de nouveau le comptoir et je lui tendis mon sac en plastique et les deux enveloppes kraft de Todd. Il toucha délicatement sa langue de l’index et se mit à feuilleter les billets avec une habileté chevronnée. Nous le dévisageâmes tous les deux. J’observai ses petites mains parcourir rapidement les billets et sa bouche en cerise qu’il léchait constamment.
— Bien, dit-il enfin.
— Puis-je avoir un reçu ?
Il déchira une feuille d’un bloc-notes, y griffonna les chiffres et me la donna.
— Ce n’est pas vraiment ce que l’on pourrait nommer un « ticket de caisse ».
— Et alors ?
— Comment dois-je vous faire confiance ? Et si vous niez avoir reçu l’argent ? Et si vous continuez à harceler Holly ?
Le gros homme eut l’air blessé.
— Nous sommes une entreprise. Vous imaginez ce que cela ferait à notre réputation ? Vous avez réglé votre dette. Maintenant partez.