Ils ne me soignèrent pas. Ils aggravèrent mon état.
J’étais comme une voiture qui avait besoin de réparations basiques, mais au lieu d’être amenée à l’atelier de carrosserie, on l’amenait à la casse où les véhicules étaient entassés les uns sur les autres, dépouillés de leurs portes et de leurs autoradios, et de tout ce qui avait de la valeur, puis condamnés à rouiller.
L’infirmière du Zimbabwe me donna des cachets, qui, prétendait-elle, allaient me calmer, mais je ne pense pas les avoir avalés. Je me souviens que l’on dut me tenir par les deux bras et que quelque chose se cassa, des fragments de verre brisé par terre.
Je me comportais comme un enfant qui commence à marcher, effrayé et battant l’air. Je recrachais les comprimés le plus possible. Le docteur Mehta me montra une seringue, je vis la gouttelette au bout, qui scintillait. Elle l’enfonça dans mon bras alors que j’essayais de me dégager et, presque immédiatement, une vague de chaleur se répandit de l’aiguille dans mon bras et dans mon corps. Je pouvais lâcher prise à présent. Je pouvais me laisser sombrer dans le sommeil et rien n’importait, et une petite partie de moi espérait ne plus jamais devoir se réveiller, se battre et lutter de nouveau.
Les journées étaient comme un rêve dont je ne conserve que quelques éléments. Quand je les repasse dans ma tête, je vois une femme qui doit être moi. Je crois que c’était moi, elle a dû être moi, quoi que cela signifie. C’était comme si des mondes intérieurs et extérieurs s’étaient percutés, de telle sorte que je ne pouvais plus faire la différence entre les deux. Ainsi je m’observais, puis je me perdais de vue, reprenais brusquement conscience dans un sursaut, puis glissais de nouveau, impuissante.
J’avais cru que l’on m’emmènerait dans un endroit sûr et paisible où je pourrais récupérer. Ce ne fut pas du tout le cas. Je sais, parce qu’on me l’a dit ultérieurement, que je me trouvais en psychiatrie, sous calmants, puis l’on m’examina et, quelques jours plus tard, je fus autorisée à sortir, aux bons soins de mon mari, car le chef de service estimait que je ne représentais pas de menace imminente pour les autres ou pour moi-même. Comment le pourrais-je ? Je me trouvais dans un tel état végétatif que je ne pouvais même pas me nourrir. Personne n’avait été gravement blessé lors de la prise de bec sur le pont. Aucune plainte n’avait été déposée.
C’est ce que l’on m’a raconté, mais je ne l’ai pas vécu. Je me souviens d’images : lumière sur le lino, bandages sur les poignets d’une jeune fille, une vieille femme mâchouillant sa lèvre, de la nourriture servie sur un chariot, des fourchettes en plastique, des pilules. Je me souviens de bruits : hurlements en pleine nuit, une femme parlant à voix basse avec elle-même, les bavardages des infirmières lors des pauses, la télé. Et d’odeurs : désinfectant, cuisine et urine. Je me souviens des cheveux gris clairsemés du chef de service, de son pull extra-large, de ses yeux gentils. Je crois que je l’ai appelé « papa ». Je crois qu’il m’a tenu la main. Ou peut-être était-ce Charlie. Ou peut-être était-ce un rêve.
Je me souviens que Charlie m’a raconté un jour qu’un jeune bizarre au crâne rasé avait jeté une brique par la fenêtre et ri bêtement avant de s’enfuir. Je marmonnai quelque chose qui constituerait le début d’un aveu, mais il me tapota la main et me dit de ne pas m’inquiéter.
Je me souviens de fleurs dans un pichet, des trucs de pépinière pourris et trop colorés que je sentais dans mon sommeil. Charlie ignorait d’où elles provenaient, et comme je ne voulais pas l’imaginer, j’essayai de m’en débarrasser. Je jetai le pichet par terre, mais il était en plastique et rebondit sur le lino. Une infirmière désapprouva ma conduite, épongea l’eau et remit les fleurs dans un autre pichet qu’elle posa sur la table au pied de mon lit, hors de portée. Chaque fois que je levais les yeux, je les voyais.
*
Et je me souviens d’une entrevue avec le docteur Thorne, le médecin psychiatre, bien que m’en souvenir revienne à regarder un film dans une langue dont je ne connais pas un seul mot, une culture dans laquelle je ne peux lire ni les gestes ni les expressions du visage. J’étais calée dans mon lit et tout mon corps était lourd et inerte. Je regardais mes bras étendus sur la couverture. Charlie se trouvait d’un côté et le docteur Thorne de l’autre, et il y avait un petit groupe d’étudiants, plus jeunes que moi, des enfants passionnés.
— Quelle est votre décision ? m’enquis-je. (Puis je me surpris, ainsi que le docteur Thorne, je crois, lorsque je tendis la main et agrippai son bras.) Que m’arrive-t-il ?
— Vous souffrez de psychose maniacodépressive, répondit-il.
— Maniacodépressive ? fit Charlie. Oui. C’est ce que je pensais.
— Non, dis-je. Pas moi.
Ou peut-être ne l’ai-je pas dit, simplement pensé.
J’entendis des mots – « trouble bipolaire à cycle rapide », « médicaments », « crises », « déséquilibre chimique », « florissant », « régime ». J’entendis mon nom que l’on répétait, mais je l’entendis comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre. Je regardai mes mains avec leurs ongles arrachés, l’alliance à mon doigt. Une larme gicla sur la couverture marron rêche puis disparut.
— Je suis maniacodépressive ? fis-je à travers le brouhaha de mots laids et intransigeants.
— Oui, Holly, acquiesça le docteur Thorne. Vous souffrez d’une maladie.
— Non, je souffre de moi-même, voulais-je répondre. Peut-être l’ai-je même dit.
— Nous pouvons vous aider, reprit-il. Nous pouvons faire disparaître cette souffrance. Lithium.
Je connaissais ce mot. C’était un mot destiné à d’autres.
— Effets secondaires, ajoutait-il alors. Nausée, diarrhée, prise de poids, soif, problèmes de peau.
— Clozapine, poursuivit-il. Jusqu’à ce que le lithium commence à agir.
Agisse, songeai-je. Comme des sabots de fer qui se fracassent dans ma tête.
— Je vais me perdre, dis-je.
— Au contraire, répondit-il.
Je me souviens être rentrée chez moi. Des jours après mon arrivée à St Jude’s dans une voiture de police, Charlie me fit sortir, agrippant ma chemise de nuit et les médicaments prescrits dans un sac en papier. Je sentis la pluie froide sur mon visage, le sol sous mes pieds.
— Un pas à la fois, me dit Charlie.
Ainsi commençai-je mon voyage.
Il y avait un goût sur ma langue dont je ne parvenais pas à me débarrasser. Des migraines allaient et venaient. Je ressentais des tics nerveux. Mais par-dessus tout, il y avait la fatigue. Je restais allongée au lit. Charlie m’apportait du thé, à manger et surveillait mes pilules. Il me regardait quand je les avalais. Parfois, il les poussait même au fond de mon palais pour moi et portait le gobelet d’eau à mes lèvres pour que je les avale. Une fois par jour, il faisait couler un bain, m’y conduisait et me lavait, épongeait mes épaules, mes seins et entre mes jambes. Il aurait aussi bien pu nettoyer un morceau de viande morte. En fait, une fois que j’eus cette image dans la tête, je n’arrivais pas à m’en débarrasser. Elle expliquait tous les événements des mois passés. Je me voyais comme un morceau de viande, pendillant dans une forêt quelque part. Il attirerait les mouches. Il serait infesté de vers. Il attirerait les charognards qui se chamailleraient et se battraient pour tâcher d’arracher un morceau de chair morte.
J’essayai de lire un roman, mais je n’arrivais pas à comprendre les mots. Je n’arrivais pas à me souvenir des personnages. Il y avait toujours ce goût sur ma langue, qui semblait être à la base de tout, de ce que je regardais ou entendais, de telle sorte que même la musique semblait dégager une odeur piquante et désagréable. Je préférais m’allonger en silence avec les rideaux tirés. Quand je dormais, je rêvais de Rees, Stuart et Deborah, du skinhead qui pissait à mes pieds, de mains qui me pelotaient et de visages qui me regardaient d’un air lubrique, et les rêves s’infiltraient quand j’étais éveillée. Je ne pouvais m’empêcher de penser à tous ces gens qui me détestaient. Je les avais forcés à me détester, suppliés de me détester. Des images de mon passé s’agglutinaient autour de mon lit comme des visiteurs curieux. Je voyais leurs visages dans ma tête, leurs yeux hostiles et vigilants. Je les imaginais au-dehors, dans le vrai monde et non dans ma tête, prêts à m’attraper lorsque j’oserai enfin m’aventurer à sortir. Je tirais les couvertures sur moi. Dormir valait bien mieux que me réveiller, et l’obscurité valait bien mieux que la lumière.
Tous les jours, Naomi passait. J’entendais sa voix claire et basse dans la cuisine et elle me rassurait. Elle laissait des gâteaux, du pain qu’elle avait fait, de la soupe, des ragoûts que je ne pouvais pas avaler tellement je me sentais nauséeuse. Parfois, elle montait et posait une main sur mon front, ou prenait même mon pouls. Elle disait que j’irais bien. Je ne devais pas m’inquiéter. Je fermais les yeux et l’entendais ressortir de ma chambre en faisant tap-tap, descendre l’escalier dans la cuisine où était assis Charlie, qui ne feignait même plus de travailler, laissait tout glisser entre ses doigts, attendait que j’aille mieux. Je les entendais discuter, bien que je ne puisse pas comprendre ce qu’ils se disaient. Ma vie continuait sans moi.
Meg vint : elle s’assit sur une chaise près de mon lit et dit des choses qui ne nécessitaient pas de réponse de ma part, et je crois qu’elle m’a même lu le recueil de poèmes de joie que je lui avais donné voilà si longtemps, mais peut-être n’était-ce qu’un rêve. Un autre rêve.
J’essayais de dire que je savais tout, mais ce ne furent pas les bons mots qui sortirent : ils ne voulaient rien dire. Elle se pencha vers moi et essuya mes joues avec un mouchoir en papier, je compris donc que je devais pleurer, mais j’étais bien trop loin de moi-même pour ressentir la détresse. Dans mon monde intérieur.
Inopinément surgit une image de mon enfance : mon père, assis à la table de la cuisine, le visage entre les mains, et des larmes ruisselant entre les doigts. Je l’avais toujours considéré comme débordant d’une joie exubérante, d’où était donc sortie cette vision d’une détresse absolue ?
— Mon père, dis-je à Charlie, lorsqu’il fourra les pilules dans ma bouche.
— Oui ?
— Il était comme moi.
— Tu veux dire… ?
— Il était maniacodépressif. Évidemment. Pourquoi donc ne m’en suis-je pas rendu compte plus tôt ? Cela explique tout et…
Je portai une main à ma bouche.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il s’est tué, n’est-ce pas ? C’est évident. Il était comme moi et il s’est tué. C’est dans mon sang, bien câblé.
— Arrête !
Je détestais les pilules que je fourrais dans mon gosier plusieurs fois par jour. D’aspect moderne, elles étaient petites, brillantes et se présentaient dans des flacons en plastique agrémentés de noms de marque déposée. Mais le lithium n’était pas un brillant produit de fabrication chimique comme l’aspirine ou la pénicilline. C’était un élément, un métal argileux que j’avais vu en chimie à l’école. Il était d’origine géologique et se trouvait en moi à présent, comme des nervures de métal dans le roc. Je sentais son goût sur ma langue, et j’étais sûre que je pouvais voir et sentir les changements dans mon corps. J’avais l’impression qu’il ne m’appartenait plus.
« Je suis maniacodépressive. Ces aspects de moi qui me rendent – me rendaient – si exceptionnelle font simplement partie de ma maladie. Qui suis-je à présent ? J’ai toujours cru que j’étais ce que je faisais. Je suis tous les souvenirs que j’ai de moi-même. Mais à présent tout m’a été enlevé, les bons comme les mauvais moments. Ces moments où je me sentais si mal que je voulais que tout s’arrête, ces moments où j’avais l’impression que je pourrais tout faire, voler haut, tous ces merveilleux moments que j’ai vécus. Maintenant, je me dis que ce n’était pas moi, pas la véritable moi. Ce n’étaient que des symptômes. Quand je me conduisais mal, quand je me conduisais bien, c’était tout simplement dû à un déséquilibre chimique dans mon corps. C’est une belle excuse, mais je n’en veux pas. Je veux être moi. Moi mauvaise, moi gentille, moi moi. »
À qui parlais-je ? Sur qui criais-je ? Sur moi, bien sûr – une autre moi, l’ancienne Holly Krauss, cette silhouette lointaine d’un monde perdu dont je me rappelais à peine les couleurs et les sensations vivantes. Juste moi.
Je voulais que l’on m’étreigne tendrement, que l’on me prenne délicatement, afin que je ne me casse pas de nouveau. Je restais allongée dans mon lit qui ressemblait à un bateau fragile jeté sur des vagues imposantes. Je fermais les yeux et sentais l’eau m’aspirer.
Je me levai et enfilai des vêtements convenables, me lavai les dents et me brossai les cheveux. Je regardai mon visage dans le miroir sans le reconnaître. Je descendis doucement, pas à pas, à tâtons, les doigts tendus comme une aveugle. J’errai de pièce en pièce et rien ne m’était familier. La maison semblait avoir changé. Rien ne se trouvait au bon endroit, le pas-de-porte avait bougé latéralement, l’évier de la cuisine était plus bas que dans mes souvenirs.
J’allai dans le jardin où je constatai que mes pieds marquaient des empreintes dans la rosée. Je me dis que rien ne durait éternellement. Le printemps arriverait. Le printemps reviendrait.