9
Il y a des moments où j’ai peur d’aller me coucher. Cela ressemble trop à la mort. Ce soir-là, je n’osai pas dormir, bien que tombant littéralement de sommeil. Je picorai le plat tout prêt que Charlie avait commandé pour nous et parlai sans arrêt afin qu’il ne me pose aucune question. Dès qu’une seconde de silence terrifiant s’installait, je m’empressais de la combler. Nous regardâmes les informations à la télé, puis un jeu. Je n’arrêtai pas de hurler les mauvaises réponses. Enfin, Charlie éteignit le poste, m’annonça qu’il était fatigué et qu’il allait se coucher.
— Je vais bientôt te rejoindre, répondis-je. Dans une minute.
Je me préparai une tasse de thé, dans l’espoir que cela me calme, mais il avait un goût étrange, de paille moisie. Je rallumai la télé et zappai, attendant que quelque chose captive mon attention. J’étais incapable de me concentrer sur quoi que ce soit plus de quelques minutes. Des visages me lançaient des regards mauvais depuis l’écran, des mots battaient très fort dans mes oreilles, mais ne voulaient rien dire. À une heure et demie, je finis par monter à pas de loup, me cognai l’orteil dans la porte de la chambre et criai de douleur.
Charlie ouvrit l’œil droit à moitié.
— Holly ? marmonna-t-il.
J’attendis qu’il se soit de nouveau complètement rendormi avant d’allumer la lampe de ma table de nuit. J’aime lire des poèmes quand je n’arrive pas à dormir. Des poèmes, des livres de cuisine. Je ne cuisine jamais, mais un jour je m’y mettrai, et ma tête sera alors remplie de recettes appétissantes, comme celle du haddock fumé et de la tarte aux moules.
Je réalisai que j’avais faim, me traînai hors du lit, et redescendis à pas feutrés vers le frigo. Nous avons un frigo immense – bien trop grand pour deux personnes – et il est presque toujours vide, hormis du café, de la bière et les petits yaourts à boire que Charlie insiste pour acheter et qui me rappellent du blanc-manger artificiellement sucré. Ce soir, il y avait des anchois marinés que je ne me souvenais pas avoir vus auparavant, j’en mangeai donc la moitié d’un, mais ça ne convenait pas pour un festin de milieu de nuit. Trop salé. Je pensais à des vagues qui s’écrasaient contre des rochers couverts de patelle. Des hommes aux doigts écorchés tirant des filets remplis d’argent.
Lorsque je revins me coucher, je collai mon corps glacé et tendu contre celui de Charlie, chaud et endormi, et tâchai de compter combien d’heures de sommeil j’avais eues la semaine dernière, mais le calcul me parut extrêmement difficile. Je n’arrêtais pas de perdre le fil. Je pris Charlie dans mes bras – mon adorable mari, mon mari affectueux et stable, mon gentil mari trop confiant – et posai mes lèvres sur sa nuque.
— Je vais être très gentille maintenant, dis-je dans sa peau tendue. Je vais être extraordinairement gentille. Tu ne me reconnaîtras pas. Une tout autre femme.
L’aube arriva doucement. Mes yeux s’ouvrirent d’un coup. Je me souvins que je n’avais pas déniché les informations sur les journées de formation que j’avais promises à Trish et, à un moment pendant la nuit, je m’étais rappelée que j’avais promis de déposer une couverture à une sans-abri toujours assise devant la station de métro sur la route que je prenais pour aller au bureau. Je m’habillai rapidement – en pantalon de cuir parce que j’allais parler à un groupe d’hommes en costume – et descendis l’escalier quatre à quatre. Je mis l’eau à bouillir et ranimai mon ordinateur d’un clic.
À sept heures, je réveillai Charlie avec un café puis fourrageai dans le placard pour trouver des céréales. Je déteste les céréales, avec leur texture de carton sucré en bouillie. Je donnai des petits coups de cuillère à mes corn-flakes, puis vidai le bol dans la poubelle. Charlie regardait fixement le journal sans tourner les pages. Il ne s’était pas rasé ce matin.
— As-tu bien dormi ? lui demandai-je.
Il grommela quelque chose.
— Pas moi. Insomnie, encore.
Je regardai le dos de son journal du coin de l’œil.
— « A peur de déranger les vipères. » Dix lettres. Appréhende. Yes ! Remarquable, non ? « Grand nom qui apparaît la nuit ? » VIP. Non. Star. Star{1} ! OK, en treize lettres. « Type vigilant qui ne fait jamais une journée de travail… »
Charlie plia le journal et les mots croisés disparurent.
Meg m’appela dès que j’arrivai au bureau, d’une voix pâteuse.
— Holly, est-ce que ça te dérange si je prends la journée ? Je me sens patraque.
— Bien sûr que non, répondis-je. Installe-toi bien confortablement avec une bouillotte. Puis-je faire quelque chose pour toi ?
— C’est sûrement un début de rhume, plus la fatigue. Je ne suis pas increvable comme toi. Je serai là demain. Le seul problème, c’est que j’allais me rendre sur ce site près de Bedford pour y jeter un œil cet après-midi. Nous pourrons le reporter. Je pense que ce ne sera pas grave.
Je fis des calculs frénétiques dans ma tête. Je devais parler à un groupe de consultants en management plus tard dans la matinée, mais ça ne tomberait pas en même temps. Je pourrais repousser ma réunion avec les informaticiens.
— Je m’en occupe.
— En es-tu sûre ? Je ne veux pas te rajouter du boulot. Tu travailles si dur.
— Non, honnêtement, ça ira. Pas de problème. Laisse-moi faire.
Il y a quelques années, lorsque j’étais célibataire et bien que je ne fusse pas ce que l’on appelle une vieille fille – j’avais vingt-quatre ans –, des amis m’invitaient parce qu’ils croyaient avoir trouvé quelqu’un qui me plairait. Ces soirées n’étaient généralement pas couronnées de succès. Suivre des plans, ce n’est pas mon truc. On ne peut pas partir à la recherche des choses importantes de la vie. Elles surviennent en périphérie de votre vision lorsque vous pensez que vous faites autre chose. Donc, lorsque l’on me disait que X était tout à fait mon genre, je prenais comme un léger affront l’idée que quelqu’un puisse vraiment comprendre qui était mon genre. Je passais une soirée entière à discuter vivement avec la femme mariée assise en face de moi, ignorant le jeune homme placé délibérément à ma droite. Pis encore, il se présentait des occasions où des amis essayaient d’être plus subtils et je ne pigeais pas, du moins pas avant des semaines. J’étais comme un poisson qui n’avait pas mordu à l’hameçon car j’ignorais jusqu’à l’existence de l’hameçon. Je portais une tasse de café à mes lèvres, m’arrêtais et me disais : « C’était donc ça, le but de la soirée ? »
Parfois, c’était l’inverse qui se produisait. Une fois, j’avais dîné avec une amie que je connaissais vaguement et trois ou quatre autres personnes que je ne connaissais pas du tout. C’était l’une de ces soirées où tout semblait en accord, les couleurs un peu plus vives, la mise au point plus nette. Un homme splendide était assis à côté de moi. Il était si parfait sous toutes les coutures qu’il ressemblait presque à un acteur de film porno. Il avait un boulot génial qui consistait à organiser des courses de voiliers à travers le monde, il était grand et bronzé et je me souviens même de son prénom : Glenn. Je décidai que j’allais le faire tomber amoureux de moi le soir même, et j’étais éblouissante. On aurait dit que je pensais deux fois plus vite que tout le monde. J’avais toujours un train d’avance sur eux. Je ressentais ce que devait ressentir un acteur lors d’une grande soirée au théâtre lorsque vous savez – vous savez, voilà tout – à la qualité du silence mais aussi des rires ou des applaudissements – que vous contrôlez complètement le public. En partant, j’avais le sentiment que c’était la meilleure soirée que j’avais passée de toute ma vie. J’étais heureuse et je savais que j’étais heureuse, ce qui me rendait encore plus heureuse.
En rentrant chez moi, je m’aperçus que je n’avais pas le numéro de Glenn et qu’il n’avait pas le mien, mais peu importait. Il n’aurait pas à traverser tout Londres avec une pantoufle de verre pour me trouver. Il demanderait mon numéro à cette amie et, plus tard, nous repenserions à cette soirée et ririons de la façon dont nous nous étions rencontrés, dont se rencontraient les gens dans les films. Quoi qu’il en fût, la soirée avait été tellement extraordinaire que nous nous reverrions tous très vite, même si je savais parfaitement qu’il fallait toujours se garder d’essayer de revivre une expérience fantastique. J’envoyai à Annie une carte postale enjouée lui disant que j’avais passé une très bonne soirée, avec une allusion sans équivoque à Glenn. Puis plus rien. Je n’entendis plus parler d’elle. Ni de lui. Environ un an plus tard, je tombai sur elle par hasard lors d’une fête. Je lui parlai du dîner et elle se contenta de marmonner quelque chose. Je l’interrogeai sur Glenn et elle resta vague, me dit qu’elle ne savait pas. Elle était ouvertement froide, regardait dans la pièce par-dessus mon épaule et me quitta en bredouillant une excuse bourrue.
Je repassai non-stop la soirée dans ma tête et tâchai de la voir avec d’autres points de vue. M’étais-je fait des illusions ? Avais-je simplement été lourde et impertinente alors que je pensais avoir été charmante ? J’essayai de me rappeler les réponses des autres, en vain. Là résidait peut-être le problème. Peut-être n’avais-je laissé personne en placer une.
Je ne savais pas si c’était moi, ou si chacun vivait cette déconnexion entre ses propres sentiments et ceux de son entourage. Je croyais que Glenn tombait éperdument amoureux de moi et il avait disparu dans un nuage de poussière. Puis il y eut le misérable Rees. Une aventure d’un soir, répugnante, insignifiante et occasionnelle, et voilà qu’il croyait que nous étions liés l’un à l’autre. J’ignorais s’il m’aimait ou me détestait, et ce qui était le pire des deux. Toutes ces divergences. Si seulement le monde correspondait à l’intérieur de notre cerveau. Si seulement l’intérieur de notre cerveau correspondait à celui des autres.
Rien ne collait. Vous portez un casque, vous pensez que vous parlez normalement, et les autres bronchent parce que vous hurlez. Tout était comme ça. Je savais que des choses avaient échappé à mon contrôle, tant dans ma vie que dans ma tête. Une tempête faisait rage en moi et, ce que je devais faire, c’était fermer les écoutilles et laisser passer le grain, comme Glenn avec ses courses de voiliers. Lors de ce dîner désormais légendaire, je lui avais demandé quelle avait été la plus grosse tempête qu’il avait jamais affrontée, mais maintenant que j’y repensais, j’étais incapable de me rappeler sa réponse. Je ne lui avais probablement pas laissé une chance d’en placer une.
Ainsi va la vie. Lorsque vous souhaitez que tout se passe vraiment bien, les choses tournent au désastre. Lorsque vous vous en moquez, tout le monde vous aime. Et donc, alors que je faisais mon discours à ce groupe d’hommes d’affaires – alors que j’avais tant d’autres choses à l’esprit – tout se passa bien. Je ne regardai pas mes notes. Je grimpai simplement sur l’estrade, ouvris la bouche et exécutai mon numéro. L’homme qui m’avait présentée ne voulait plus me laisser partir. Il reprit ce que je venais de dire, m’interrogea sur ma stratégie, me demanda si je pourrais visiter ses locaux et les voir au travail. Ça m’avait tout l’air d’un résultat. Je retournai au bureau à toute allure, organisai une réunion rapide avec Trish pendant que Lola s’occupait de me louer une voiture, je bus un double espresso, puis sautai dans le véhicule qui sentait le cuir, le pin et le propre. Comme toujours, sortir de Londres se révéla laborieux. Je commençais à vivre comme une banlieusarde, mais sans la maison de campagne. Je passai d’une file d’embouteillage à une autre, m’emballai aux feux, jetai un regard anxieux à l’horloge du tableau de bord. Je tenais à arriver là-bas à l’heure, même si je savais que cela n’avait pas grande importance.
Je démarrai au feu à toute allure dans un crissement de pneus. La voiture derrière moi klaxonna furieusement et je levai les yeux lorsqu’elle se rangea aux côtés de mon véhicule. Un homme hurlait en silence derrière sa vitre puis, comme si je n’avais pas compris son message, il brandit son majeur en l’air. Il y avait une femme assise à côté de lui qui criait également. Je regardai son visage, tordu, une gargouille. Je mis mon index sur mon front et articulai : « FOU ! » par la vitre. Leurs visages se tordirent encore plus furieusement. Les feux changèrent et je démarrai, pris la route qui se dégageait devant moi.
Et tout d’un coup, l’Escort rouge me dépassa à toute vitesse et freina devant moi, me forçant à m’arrêter. L’homme descendit de voiture et se dirigea vers moi en se pavanant comme un jeune coq bien gras. J’ouvris la portière et sortis à mon tour.
— Oui ? dis-je.
— Salope ! lança-t-il. À quoi tu joues, bordel ?
Il avança d’un pas. Je baissai les yeux sur ma main gauche, qui montait vers mon visage. Mes ongles étaient un peu trop longs, songeai-je. Je devais me rappeler de les couper ce soir. Mes doigts se refermèrent tout seuls. Je vis mon alliance, mes articulations ; je vis sa bouche qui hurlait. C’est là que je lui assenai un coup de poing, en plein sur les lèvres, y mettant tout le poids de mon épaule, replaçant ses mots dans sa gorge.
Il se replia d’un coup, tomba à genoux à terre. On aurait dit qu’il priait.
— Gardien de nuit ! criai-je. C’est la réponse aux mots croisés que je cherchais ! Yes !
Je me reculai de quelques mètres. Il y avait du tapage derrière moi. La femme descendit de voiture et vacilla. Il leva la tête, le visage dénué de toute expression, la bouche ouverte en un ahurissement muet, du sang sur les lèvres. Je retournai furtivement à mon véhicule, et l’observai se déplier et se relever. Très calmement, je montai en voiture et démarrai. Je n’étais même pas en retard.
Charlie et moi allâmes voir un film avec Sam et Luke, le cousin de Meg. J’invitai Meg qui me dit qu’elle se sentait un peu mieux et qu’elle nous rejoindrait peut-être, mais elle annula à la dernière minute sans vouloir m’expliquer pourquoi. Après le film, nous allâmes tous ensemble dîner dans un restaurant indien, mais je feignis de manger, triturant les morceaux de viande rouge et huileuse sur l’assiette, et réalisai de petits tas de riz. Je supposai que je perdais du poids. Je m’étais pesée ce matin, mais les chiffres étaient en kilos. J’avais essayé de les convertir en quelque chose que je comprendrais en le multipliant par deux et des poussières, puis en essayant de le diviser par quatorze dans ma tête, mais le chiffre que j’obtins ne voulait rien dire, du genre trois stones ou vingt-sept stones{2}. J’avais dû faire une erreur quelque part. Ou peut-être disparaissais-je, je devenais enfin invisible, ou alors j’emplissais même le monde entier, de sorte que très vite, il ne resterait plus de place pour personne d’autre.
À un moment donné, Charlie se pencha par-dessus les assiettes sales et me prit la main. Je bronchai, et vis pour la première fois, avec un léger intérêt calme, qu’il y avait une contusion foncée sur mes doigts. Je ne sus que penser, puis me rappelai l’homme que j’avais tapé. Ce fut uniquement au moment où je remarquai le bleu qu’il se mit à me faire mal.
— Si vous voyiez l’autre type ! dis-je, et ils rirent tous et je ris aussi, plus fort que les autres.
Nous rentrâmes à dix heures et demie. Sam et Luke entrèrent prendre un café puis quelqu’un sonna à la porte. Naomi se tenait sur le seuil, serrant quelque chose.
— Un colis est arrivé pour toi il y a quelques heures, me dit-elle. Par coursier. J’ai dû signer et il était trop gros pour entrer dans ta boîte. Je me suis dit que ce serait peut-être important.
— Merci.
Je le lui pris.
— Tu vas bien ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette, Holly.
— Je suis juste un peu crevée. Claquée, en fait. Pourquoi n’entres-tu pas un moment ?
— Tu es sûre ?
— Plus on est de fous plus on rit, dis-je et elle me suivit dans le séjour et s’assit entre Sam et Charlie, aussi rondelette et jolie qu’une chatte.
— Ouvre ton paquet, m’intima Luke.
J’essayai d’ouvrir l’enveloppe capitonnée qui, en l’occurrence, était remplie de ces espèces d’horribles peluches grises qui se mettent partout, et, par la même occasion, je plantai mon doigt sur une agrafe et me coupai.
— Je déteste ces satanés trucs ! On devrait les interdire, avec le film alimentaire.
— Tiens, laisse-moi faire, me dit Charlie en prenant l’enveloppe. (Il l’ouvrit d’un coup et passa la main à l’intérieur.) Quel est le problème du film alimentaire ?
— C’est…, commençai-je puis je m’arrêtai net.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Charlie.
Je regardai l’objet noir transparent qui pendillait au bout de ses doigts. D’un seul coup, je fus toute fiévreuse. Je sentis des points de sueur sur mon front.
— Une espèce de truc publicitaire débile, lançai-je d’une voix aiguë et joyeuse et je l’attrapai. Qui trouve que c’est une idée intelligente ? Imaginez des tas d’hommes d’âge mûr assis autour d’une table brillante, et l’un d’eux dit : « Nous devrions envoyer de la lingerie sexy à nos clients. »
Naomi retourna l’enveloppe.
— Une publicité pour quoi, Holly ?
— C’est ça le truc, répondis-je. (Je collai la culotte contre ma joue chaude et m’aperçus qu’elle n’avait même pas été lavée. Elle sentait mon odeur. Mon visage brûlait de honte.) C’est censé vous pousser à vous poser des questions.
— Eh bien, ça marche, constata Luke avant de ricaner.
— Puis, plus tard, babillai-je, autre chose va arriver et vous comprendrez le fin mot de l’histoire. Ils font tout le temps ça. Le dernier truc en vogue. Ça me rend folle. Bref, j’espère qu’ils ne m’enverront plus ce genre de choses à la maison. Regardez, ce n’est même pas la bonne taille. Je ne porterai jamais ça, n’est-ce pas ? Je vais la jeter à la poubelle, d’accord ?
Charlie ne dit rien. Il regarda la culotte qu’agrippait ma main en sueur, et il me regarda.