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Alysson Noël

Eternels Tome 2

Lune bleue

Roman

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Un

— Ferme les yeux et visualise. Tu y es ?

Je hoche la tête, les yeux clos.

— Imagine-le, juste devant toi. Tu dois voir sa forme, sa texture, sa couleur.

Je me concentre.

— Bon, maintenant, tends la main pour l’effleurer. Tu dois sentir son contour du bout des doigts, le soupeser dans ta main, conjuguer tous tes sens, le toucher, la vue, l’odorat, le goût – tu en perçois le goût ?

Je me mords les lèvres pour ne pas pouffer de rire.

— Parfait. Maintenant, associe le toucher. Fais comme s’il existait devant toi. Sens-le, vois-le, goûte-le, accepte-le, exprime-le !

J’obéis, mais en l’entendant ronchonner j’ouvre les yeux.

— Ever, tu étais censée penser à un citron. Rien à voir avec cela.

J’éclate de rire en examinant tour à tour les deux Damen –la réplique que je viens de créer et la version en chair et en os.

Grands, bruns, d’une séduction presque irréelle.

— Non, en effet. Il n’y a rien de fruité chez lui.

Le vrai Damen pose sur moi un regard fâché. Mais c’est raté, car ses yeux remplis d’amour le trahissent.

— Que vais-je faire de toi ?

J’observe mes deux amoureux, le vrai et le faux.

— Hum, voyons voir... m’embrasser, peut-être ? Mais si tu es trop occupé, je peux toujours lui demander de te remplacer....

Le faux Damen m’adresse un clin d’œil, je réprime un fou rire. Ses contours s’estompent déjà.

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Le vrai Damen ne rit pas.

— Ever, un peu de sérieux, s’il te plaît. Tu as encore tant de choses à apprendre !

Je tapote le lit à côté de moi, espérant l’inciter à venir me rejoindre.

— Ce n’est pas le temps qui nous manque, non ?

Une onde de chaleur me parcourt l’échine quand il me regarde. J’ai le souffle coupé. Je me demande si je m’habituerai jamais à sa beauté, sa peau mate et veloutée, ses cheveux noir de jais, ses traits admirables, son corps mince comme sculpté, ses yeux pareils à des puits insondables – le yin idéal de mon yang blond pâle.

— Reconnais tout de même que je suis une élève très enthousiaste !

Il s’approche, incapable de résister à la mystérieuse attraction qui nous pousse l’un vers l’autre.

— Je dirais même insatiable, renchérit-il.

J’attends avec impatience les moments où nous sommes seuls, où je n’ai pas à le partager avec qui que ce soit. Et savoir que nous avons l’éternité devant nous ne fait aucune différence.

— J’essaie de rattraper le temps perdu.

Damen

se

penche

pour

m’embrasser,

oubliant

complètement notre leçon – le pouvoir de matérialisation, la vision à distance, la télépathie... – pour quelque chose de bien plus concret et d’immédiat. Il me renverse sur les oreillers, s’allonge sur moi, et nous nous fondons l’un dans l’autre comme deux sarments de vigne se dorant au soleil.

Ses doigts se glissent sous mon tee-shirt et me caressent le ventre en remontant vers mon soutien-gorge.

— Je t’aime, je chuchote au creux de son oreille.

Des mots que j’ai longtemps gardés pour moi. Mais depuis que je les ai prononcés, c’est à croire que je ne sais plus rien dire d’autre.

Avec un gémissement étouffé, il dégrafe mon soutien-gorge sans effort, sans maladresse ni tâtonnement.

Ses gestes ont une grâce, une perfection infinies.

Un peu trop, peut-être.

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Sa respiration est haletante et ses yeux cherchent les miens avec cette expression tendue, concentrée que je connais si bien.

Je le repousse.

— Qu’y a-t-il ?

— Rien.

Je lui tourne le dos et rajuste mon tee-shirt. Heureusement qu’il m’a appris à dissimuler mes pensées, la seule façon que j’aie de lui mentir.

Il se relève et arpente la chambre, me privant de ses enivrantes caresses et de la chaleur de son regard. Il s’arrête enfin, et je m’attends à ce qui va suivre. Nous en avons parlé mille fois.

— Écoute, Ever, je ne veux pas de te bousculer, je t’assure.

Mais il va bien falloir que tu t’y fasses et que tu m’acceptes tel que je suis. Je peux matérialiser tout ce que tu désires, t’envoyer des pensées et des images par télépathie quand nous sommes séparés, t’emmener dans l’Eté perpétuel si tu en as envie. Mais je suis incapable de modifier le passé. Le passé est le passé.

Je détourne la tête. J’ai honte. Je n’arrive pas à dissimuler mes jalousies ni à surmonter mes faiblesses, qui sont si transparentes, si évidentes qu’il ne sert à rien de les camoufler derrière un bouclier psychique. Voilà six siècles que Damen étudie la nature humaine – y compris mon comportement – et moi, dix-sept ans à peine.

Je triture un coin de mon oreiller.

— J’ai juste... J’ai besoin d’un peu de temps pour m’habituer.

Dire que moins de trois semaines plus tôt j’ai tué son ex-femme, lui ai avoué mon amour et ai scellé mon destin en devenant immortelle !

Damen pince les lèvres d’un air de doute. Nous sommes à un mètre à peine l’un de l’autre, mais on dirait qu’un abîme nous sépare.

— Je parle de cette vie-ci, je reprends d’une voix aiguë et précipitée, m’efforçant de briser le silence et de détendre l’atmosphère. Et si je fais l’impasse sur mes vies passées, c’est la

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seule expérience que j’ai. Il me faut encore un peu de temps, d’accord ?

Je soupire de soulagement lorsqu’il s’assoit près de moi et effleure du doigt l’endroit où se trouvait ma cicatrice.

— Ce n’est pas le temps qui nous manque.

Il me caresse la joue et dépose une pluie de petits baisers sur mon front, mon nez, ma bouche.

Je me sens défaillir dans ses bras, quand il me presse brièvement la main et gagne la porte, abandonnant derrière lui une magnifique tulipe rouge.

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Deux

Damen sait toujours le moment exact où ma tante Sabine s’engage dans la rue et approche de la maison. Mais telle n’est pas la raison de son départ. La vraie raison, c’est moi.

Parce qu’il me cherche depuis des siècles sous mes différentes incarnations, afin que nous puissions vivre ensemble.

Sauf que nous n’avons jamais vraiment vécu ensemble. Ce n’est jamais arrivé.

Apparemment, chaque fois que nous étions sur le point de passer aux choses sérieuses et de consommer notre amour, son ex-femme Drina se débrouillait pour me trucider.

Mais maintenant que je l’ai tuée, terrassée d’un seul coup en plein cœur – en admettant qu’elle en ait eu un –, plus aucun obstacle ne se dresse entre nous. À part moi.

J’ai beau aimer Damen de toute mon âme et mourir d’envie d’aller jusqu’au bout, je ne peux m’empêcher de penser à ces six cents dernières années.

À la façon dont il a choisi de les passer. Plutôt excentrique, de son propre aveu.

Et avec qui. Outre son ex-femme Drina, il y en a eu beaucoup d’autres. Bref, je l’avoue, cela ne m’inspire guère confiance.

Pas du tout, devrais-je dire. Comment voulez-vous que les rares garçons que j’ai embrassés puissent rivaliser avec six siècles de conquêtes ?

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Je sais, c’est ridicule, puisque Damen m’aime depuis une éternité. Mais le cœur et la raison ne font pas toujours bon ménage.

Dans mon cas, c’est à peine s’ils s’adressent la parole, c’est tout dire.

Quand il vient à la maison pour ma leçon, je me débrouille pour que cela se termine en séance de câlins prolongée, dans l’espoir que cette fois sera la bonne.

Et je finis invariablement par le repousser, comme la pire des allumeuses.

En fait, il a raison. On ne peut pas changer le passé. Ce qui est fait est fait. Impossible de rembobiner et de recommencer.

La vie continue.

Un grand bond en avant, sans hésitation, sans un regard en arrière.

Oublier le passé et avancer gaiement vers l’avenir.

Si seulement c’était aussi simple !

— Ever ?

J’entends Sabine monter l’escalier, et me précipite dans ma chambre pour la ranger un peu, avant de m’asseoir à mon bureau et feindre de travailler.

— Tu es encore debout ? demande-t-elle en passant la tête dans l’embrasure de la porte.

Son tailleur est froissé, ses cheveux filasse et ses yeux rougis sont fatigués, mais son aura dégage une jolie nuance verte. Je repousse mon ordinateur portable.

— Je finissais mes devoirs.

— Tu as dîné ?

Elle s’appuie contre le chambranle de la porte, les paupières plissées, l’air soupçonneux. Son aura s’avance vers moi – le détecteur de mensonge qui l’accompagne partout à son insu.

Je hoche la tête en souriant, mais je sais bien que ça sonne faux.

— Bien sûr.

Je déteste mentir. Surtout à Sabine, après ce qu’elle a fait pour moi. Elle m’a hébergée après l’accident où ma famille a

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trouvé la mort. Rien ne l’y obligeait. Même si c’est ma seule parente, elle pouvait parfaitement refuser. Et je suis à peu près certaine qu’elle le regrette la plupart du temps. Sa vie était beaucoup plus simple avant mon intrusion dans son existence.

— Je voulais dire, autre chose que cette boisson.

Du menton, elle désigne la bouteille posée sur mon bureau, ce liquide d’un rouge opalescent au goût amer que je déteste un peu moins qu’avant. Heureusement, vu que, d’après Damen, je vais devoir en boire pour l’éternité. Je peux encore manger comme tout le monde, mais je n’en ai plus envie. Mon élixir d’immortalité m’apporte les nutriments nécessaires, et quelle que soit la quantité absorbée, je suis toujours rassasiée.

Cela dit, je sais exactement ce qu’elle pense. Pas seulement parce que je peux lire dans son esprit, mais aussi parce que je me disais précisément la même chose concernant Damen.

J’étais agacée de le voir chipoter dans son assiette en faisant semblant de manger. Jusqu’au jour où j’ai découvert son secret.

— Oui, j’ai grignoté quelque chose tout à l’heure.

Je m’efforce de ne pas serrer les lèvres, ni regarder ailleurs ou froncer les sourcils – ces tics nerveux qui me trahissent invariablement.

— Avec Miles et Haven, j’ajoute, même si je sais qu’il est suspect de donner trop de détails, comme un clignotant rouge pour dire « Attention, mensonge ! ». D’autant que Sabine est avocate, l’une des meilleures de son cabinet, ce qui explique son habileté à démasquer les mensonges. Un don qu’elle réserve à sa sphère professionnelle. Dans la vie privée, elle choisit plutôt de faire confiance.

Mais ce soir, elle ne croit pas un mot de ce que je dis.

— Je m’inquiète pour toi, tu sais.

Je fais pivoter ma chaise et prends l’air le plus innocent du monde.

— Mais je vais bien, vraiment ! J’ai de bonnes notes, des amis formidables, et avec Damen, c’est...

Je m’interromps. Je ne lui ai encore jamais parlé de notre relation. Je ne l’ai d’ailleurs même pas vraiment définie. En fait,

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c’est un sujet presque tabou. Mais maintenant que j’ai commencé, je ne sais pas comment m’en dépêtrer.

Le qualifier de « petit ami » me paraît en effet tellement trivial au regard de notre passé, notre présent et notre avenir !

Notre histoire commune représente tellement plus ! En même temps, je ne vais pas crier sur les toits que nous sommes des âmes sœurs pour l’éternité. Cela ferait désordre. En réalité, je ne tiens pas à clarifier notre relation, car je ne sais toujours pas qu’en penser. Et puis, comment l’expliquer ? Voilà des siècles que nous nous aimons, mais nous ne sommes toujours pas passés à l’acte !

— Bon, disons que tout va bien avec Damen.

Je n’en crois pas mes oreilles. J’ai dit « bien » au lieu de

« génial »... C’est peut-être la seule vérité que j’aie énoncée de la journée.

Ma tante pose sa mallette de cuir marron par terre et me dévisage. Je suis tombée à pieds joints dans le piège.

— Ah bon, il était là ?

J’acquiesce. Quelle mauvaise idée d’avoir insisté pour nous rencontrer ici plutôt que chez lui, comme il l’avait suggéré au départ !

— Il me semblait bien avoir vu sa voiture démarrer en trombe.

Elle observe mon lit en désordre, les oreillers éparpillés un peu partout, la couette froissée. Je sais ce qui va suivre.

— Ever, je suis vraiment désolée de n’être pas assez présente. Je sais que le courant ne passe pas toujours entre nous, mais sache que je suis à ta disposition si tu as besoin de parler.

Je serre les dents. Elle n’a pas terminé, mais si je ne réponds pas et feins d’être d’accord, peut-être qu’elle va abréger.

— Tu me diras que je suis trop vieille pour te comprendre.

Je n’ai pas oublié comment je me comportais à ton âge, tu sais, ni à quel point on a envie de ressembler aux mannequins, aux actrices, à ces images inaccessibles qu’on voit à la télévision.

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J’avale ma salive et détourne les yeux. Surtout ne pas réagir, ni essayer de me justifier. J’ai intérêt à ce qu’elle y croie, au moins elle ne soupçonnera pas la vérité.

Depuis que j’ai été exclue de l’école, ma tante me surveille comme jamais. Elle s’est procuré une série de guides, du genre :

Comment élever un adolescent sain d’esprit dans ce monde de brutes ? ou Votre ado et les médias – et tout ce que vous devez savoir pour pouvoir l’aider. Bref, c’est mille fois pire qu’avant.

Elle a dû marquer et surligner les comportements adolescents les plus inquiétants, et ne cesse de m’observer pour détecter d’éventuels symptômes.

— Tu es très belle, bien plus que moi à ton âge, reprend-elle. T’affamer pour singer des stars squelettiques qui passent la moitié de leur vie en cure de désintoxication est non seulement déraisonnable et irréaliste, mais aussi le meilleur moyen de te ruiner la santé.

Elle me lance un regard appuyé, comme pour donner plus de poids à ses paroles.

— Tu es parfaite telle que tu es, poursuit-elle. Te voir te martyriser de la sorte me navre. Si c’est à cause de Damen, alors sache que...

— Je ne suis ni anorexique ni boulimique. Je n’ai pas entrepris de régime débile. Je ne me prive pas de nourriture, je n’essaie pas de faire du 34 ou d’imiter les jumelles Olsen.

Sérieusement, Sabine, ai-je vraiment l’air de dépérir ?

Je me lève pour qu’elle puisse m’admirer dans mon jean slim. Loin de dépérir, j’ai l’impression d’avoir pris du muscle, au contraire.

Sabine me détaille de la tête aux pieds, en commençant par le sommet de mon crâne pour descendre jusqu’aux orteils en passant par mes chevilles pâles. Elles sont visibles depuis que mon jean préféré est devenu trop court. D’ailleurs, je roule le bas pour que ça ait l’air plus naturel.

Sabine reste sans voix devant ces preuves irréfutables.

— Mais tu ne manges pratiquement plus rien, et tu bois sans arrêt ce truc rouge...

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— Donc, tu as pensé qu’après avoir sombré dans l’alcoolisme je souffrais d’anorexie ?

J’éclate de rire pour lui montrer que je ne suis pas fâchée.

Un peu vexée, peut-être. C’est à moi-même que j’en veux, pas à elle. J’aurais dû me montrer plus prudente et faire semblant de me nourrir.

— Ne t’inquiète pas, j’ajoute avec un sourire. Je n’ai pas non plus l’intention de prendre de la drogue, d’en dealer ou de martyriser mon corps, de pratiquer la scarification, les coupures et autres brûlures, ou ce qui figure au palmarès de la semaine dans la catégorie des dix comportements les plus bizarres de votre adolescent. Et puis tu sais, si je bois cette boisson rouge, c’est parce que c’est bon, et pas pour devenir maigre comme une star ou pour plaire à Damen. D’autant que Damen m’aime et m’accepte telle que je...

Voilà que je m’aventure sur un terrain glissant. Je lève la main sans laisser à Sabine le temps de formuler les mots qui se bousculent dans sa tête :

— Non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Damen et moi, nous... disons que nous sortons ensemble, c’est tout.

Enfin, pour le moment...

On s’embrasse, on est copain-copine, amis-amants, liés pour l’éternité...

Son expression pincée fait écho à mon malaise. Elle a encore moins envie que moi de s’étendre sur le sujet, mais elle croit que c’est son devoir.

— Ever, je ne voulais pas insinuer...

Elle s’interrompt en haussant les épaules. Nous savons très bien toutes deux ce qu’elle voulait dire.

Je suis tellement soulagée de m’en être relativement bien tirée que je suis prise au dépourvu, quand elle lance :

— Puisque tu as l’air de tenir à ce jeune homme, j’aimerais le connaître mieux. Pourquoi n’irions-nous pas dîner tous les trois ? Que dirais-tu de ce week-end ?

Ce week-end ?

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J’en ai le souffle coupé. Je vois clair dans son jeu, elle veut faire d’une pierre deux coups. C’est l’occasion rêvée de me forcer à engloutir un vrai repas tout en cuisinant Damen.

— Excellente idée. Mais il y a la pièce de Miles vendredi soir, j’objecte en luttant pour garder mon sang-froid. Après, on a prévu une fête. Ça risque de se terminer très tard, tu vois...

Sabine me regarde avec une acuité qui me donne froid dans le dos.

Il n’y a pas moyen d’y couper, je le sais, mais autant que ce soit le plus tard possible. J’adore Sabine et Damen, mais je ne suis pas certaine de les aimer tous les deux en même temps, surtout lorsque l’interrogatoire aura commencé.

Elle hoche la tête avant de tourner les talons. Je commençais à souffler, quand elle me jette par-dessus son épaule :

— Bon, puisque vendredi te semble impossible, il nous reste encore samedi. Propose donc à Damen de passer vers vingt heures. D’accord ?

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Trois

Malgré un réveil tardif, le lendemain je me débrouille pour arriver chez Miles pile à l’heure. Probablement parce qu’il me faut beaucoup moins de temps pour me préparer, maintenant que Riley n’est plus là pour me distraire. C’était agaçant de la voir perchée sur ma commode, déguisée comme pour Halloween, à me bombarder de questions à propos de mes amours ou à se moquer de mes tenues. Mais depuis que je l’ai convaincue de traverser le pont pour rejoindre nos parents et Caramel qui l’attendaient de l’autre côté, je ne l’ai plus revue.

Cela signifie qu’elle avait raison. Je ne peux voir que les âmes restées de ce côté, pas celles qui ont traversé.

Comme chaque fois que je pense à Riley, ma gorge se serre et les yeux me piquent. Je me demande si je m’habituerai jamais à son départ définitif. Je devrais pourtant avoir compris que lorsqu’on perd quelqu’un, le sentiment de manque ne nous quitte jamais vraiment. Il faut apprendre à vivre avec le vide laissé par l’absent.

Je m’essuie les yeux en me garant dans l’allée, devant la maison de Miles. Je repense à la promesse de Riley de m’envoyer un signe pour me dire qu’elle va bien. Je reste à l’affût... Mais jusqu’à présent, je n’ai rien vu venir.

Miles ouvre la portière.

— Tu ne remarques rien ? lance-t-il sans me laisser le temps de lui dire bonjour. Tu n’as pas intérêt à mentir !

Une fois de plus, j’aimerais pouvoir apprendre à mes amis à dissimuler leurs pensées et à garder leur vie privée pour eux.

Mais ça m’obligerait à leur révéler mes secrets de télépathe

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extralucide distinguant les auras et lisant à livre ouvert dans l’esprit des gens. Totalement hors de question !

— Si, tes beaux yeux noisette.

Miles monte dans la voiture, abaissant le rétroviseur droit pour inspecter son menton dans le miroir.

— Menteuse ! Regarde, il est juste là ! On ne peut pas le rater. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure.

Je lorgne du coin de l’œil en manœuvrant pour sortir de l’allée. Un bouton d’acné s’épanouit effectivement sur son menton, mais ce sont plutôt ses ongles fuchsia qui retiennent mon attention. J’éclate de rire.

— Pas mal, tes ongles !

— C’est pour la pièce, marmonne-t-il en louchant sur son bouton. C’est invraisemblable ! Dire que ça marchait comme sur des roulettes. Les répétitions se passaient à merveille, je connais chacune de mes répliques et même celles des autres... Je me croyais fin prêt, et voilà... se lamente-t-il, en désignant son menton.

Le feu passe au vert.

— C’est le stress, dis-je.

Il me lance un regard inquiet.

— Justement ! C’est la preuve que je ne suis qu’un amateur. Les pros, les vrais ne sont pas stressés, eux. Ils laissent libre cours à leur inspiration créatrice, et... ils créent. Et si je n’étais pas fait pour ça ? J’ai peut-être décroché le premier rôle par un simple coup de chance ? Drina prétendait avoir influencé le metteur en scène pour faire pencher la balance en faveur de Miles. Mais même si c’était vrai, cela ne signifiait pas forcément qu’il n’avait pas de talent.

— Ne sois pas ridicule. Plein d’acteurs ont le trac. Si tu savais les histoires que Riley me...

Je m’arrête in extremis. Dire que j’étais sur le point de divulguer les cancans glanés par ma petite sœur défunte, qui s’amusait à espionner les stars de Hollywood...

— De toute façon, tu te tartines de fond de teint, non ?

— Oui. Et alors ? La pièce, c’est vendredi, c’est-à-dire demain, je te signale. Ce truc ne partira jamais d’ici là.

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— Peut-être, mais tu pourrais le camoufler sous du maquillage ?

Miles lève les yeux au ciel.

— Génial, pour que j’aie un énorme furoncle à la place ? Tu as vu ce truc ? C’est impossible à cacher. Il a son propre ADN, et même une ombre, je parie !

Une fois sur le parking de l’école, je me gare à ma place habituelle, à côté de la BMW rutilante de Damen. Soudain, une force irrésistible me pousse à effleurer le menton de Miles.

Comme si mon index était mystérieusement attiré par son bouton.

Miles s’écarte avec une grimace.

— Qu’est-ce que tu fabriques ?

— Attends... ne bouge pas !

Je n’ai aucune idée de ce que je fais, ni de l’intention qui m’anime. Comme si mon doigt avait sa volonté propre.

— Pas touche ! s’écrie Miles à l’instant où mon doigt le frôle. Alors là, bravo, génial ! Maintenant il va doubler de volume.

Il descend de voiture, furieux.

Je suis un peu déçue que son bouton ne se soit pas miraculeusement volatilisé.

J’espérais avoir acquis une sorte de pouvoir de guérison.

Ayant accepté mon destin d’immortelle et commencé à boire la fameuse potion rouge, je devais m’attendre, selon Damen, à quelques changements – accroissement des facultés psychiques (ce qui ne me dit rien qui vaille), amélioration des capacités physiques (pratique, en cours de gym !). Ou n’importe quoi, le pouvoir de guérison, par exemple – génial, si vous voulez mon avis. Bref, j’espérais quelque chose d’extraordinaire. Or, pour le moment, je n’ai gagné que deux centimètres, ce qui m’oblige à me racheter un jean. J’aurais dû le faire un jour ou l’autre, de toute façon.

J’attrape mon sac, sors de la voiture et embrasse langoureusement Damen à la seconde où il arrive près de moi.

Miles pointe vers nous un index accusateur.

— Sérieusement, ça ne peut plus durer !

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Nous nous écartons l’un de l’autre, interloqués.

— Oui, c’est à vous deux que je parle, ajoute-t-il. Tous ces bisous, ces câlins, ces petits secrets chuchotés à l’oreille ! Je pensais que ça vous passerait. Enfin, ne le prenez pas mal, nous sommes tous très contents que Damen soit revenu parmi nous, que vous vous soyez retrouvés, et bien partis pour vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants. Mais il serait peut-être temps de vous calmer un peu en public, non ? Parce qu’il y en a d’autres qui sont carrément en manque, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.

J’éclate de rire, pas vexée pour un sou. Je sais qu’il est mort de trac et que cela n’a rien à voir avec Damen et moi. Tu es en manque, toi ? Et Holt, alors ?

Holt ? Ne me parle pas de Holt, Ever ! Plus jamais, d’accord ?

Sur ces mots, il tourne les talons et file rejoindre Haven qui l’attend à la grille.

Damen me prend la main, entrelace ses doigts avec les miens et me couve d’un regard énamouré, malgré l’épisode de la veille.

— Qu’est-ce qui lui arrive ?

— C’est la première de sa pièce, demain. Il est mort de trouille et commence à péter les plombs. En plus, il s’est découvert un bouton sur le menton et a décidé que c’était de notre faute.

Miles attrape Haven par le bras et l’entraîne vers leur classe.

— On ne leur parle plus ! s’exclame-t-il en nous regardant par-dessus son épaule. C’est la grève du silence, jusqu’à ce que ces deux-là arrêtent de jouer les tourtereaux... ou que mon bouton guérisse, au choix.

Je sais qu’il ne plaisante qu’à moitié.

Haven sautille en riant à ses côtés. Damen et moi entrons en cours de littérature. Nous passons devant Stacia Miller, qui lui adresse un sourire mielleux et tente de me faire trébucher.

Elle lance son sac en travers de mon chemin, dans l’espoir que je m’y prenne les pieds. C’est particulièrement humiliant.

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Le sac se soulève et je le sens heurter le genou de Stacia.

J’éprouve une légère douleur, mais cela ne m’empêche pas d’être fière de moi.

— Aïe ! pleurniche Stacia.

Elle se masse le genou et me lance un regard assassin, même si elle n’a pas la moindre preuve de ma culpabilité.

Je l’ignore royalement et m’installe à ma place. C’est plus facile à présent de passer outre. Depuis qu’elle m’a fait renvoyer en m’accusant à tort d’avoir bu de l’alcool dans l’enceinte du lycée, je m’efforce de l’éviter. Parfois, cependant, je ne peux m’empêcher de lui rendre la monnaie de sa pièce, c’est plus fort que moi.

— Tu n’aurais pas dû, me souffle Damen, la mine faussement sévère.

— Oh, je t’en prie, tu veux tout le temps que je m’entraîne à matérialiser des objets. On dirait que tes leçons commencent à porter leurs fruits.

— C’est encore pire que ce que je croyais. Ce que tu viens de faire, c’est de la psychokinésie. Tu n’as rien matérialisé du tout. Tu vois tout ce qu’il te reste à apprendre ?

— De la psycho quoi ?

Je n’ai jamais entendu ce mot-là, mais dans la pratique je me suis bien amusée.

Damen me prend la main, un petit sourire aux lèvres :

— J’ai pensé que...

Je consulte la pendule, il est neuf heures cinq. M. Robins vient à peine de quitter la salle des profs.

— Vendredi soir, tu aimerais aller dans un endroit...

spécial ?

— L’Eté perpétuel ?

Je regarde Damen avec espoir. Mon pouls s’accélère. Je meurs d’envie de retourner dans ce lieu magique, quasi mystique. La dimension d’entre les dimensions, où je peux matérialiser des océans et des éléphants, déplacer des objets bien plus importants que des projectiles en forme de sac Prada.

Mais j’ai besoin de Damen pour m’y rendre.

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— Non, pas l’Été perpétuel. On y retournera bientôt, promis. Je pensais à quelque chose comme... je ne sais pas, moi, l’hôtel Montage, ou encore le Ritz ?

— Vendredi, c’est la pièce de Miles, et j’ai promis d’y assister !

L’Été perpétuel m’a fait complètement oublier Miles et le théâtre. Mais maintenant qu’il s’agit de passer la nuit dans l’un des hôtels les plus chic de la ville en compagnie de Damen, la mémoire me revient subitement.

— Après le spectacle, alors ? Non ? Bon, aucune importance. C’était une idée comme une autre, s’empresse-t-il d’ajouter en remarquant que j’hésite, les lèvres pincées, cherchant désespérément une excuse plausible.

Je ne sais que répondre. Il faut que j’accepte, j’ai envie d’accepter. Une petite voix dans ma tête me crie : « Dis oui !

Fonce, sans regarder en arrière ! Saisis ta chance ! Vas-y, c’est le moment ou jamais, dis oui ! »

Il est temps d’avancer, j’en suis convaincue ; et même si j’aime Damen de toute mon âme et suis bien décidée à oublier son passé et sauter le pas, je m’entends dire tout autre chose :

— On verra.

Je détourne les yeux pour éviter son regard, au moment où M. Robins entre en classe.

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Quatre

Dès la sonnerie, je me lève et m’approche du bureau de M.

Munoz, notre professeur.

Il lève les yeux de sa pile de copies :

— Vous êtes sûre d’avoir terminé ? Parce que si vous voulez quelques minutes de plus, ce n’est pas un problème.

Je jette un coup d’œil à ma copie et secoue la tête. S’il savait que j’ai fini environ quarante-cinq secondes après avoir reçu les questions et passé les quarante-cinq minutes suivantes à feindre de réfléchir...

— Non, merci.

Je dis la vérité. L’avantage d’être extralucide, c’est que je n’ai plus besoin d’étudier. Je connais d’avance les réponses.

Évidemment, il serait tentant de faire un sans faute à chaque contrôle et de frimer avec un bulletin brillantissime, mais en général je me retiens et m’arrange pour glisser une erreur ou deux. Discrétion oblige.

Là, je cite Damen. Il me rabâche qu’il est impératif de faire profil bas et d’afficher une apparence de normalité. La première fois qu’il me l’a dit, je n’ai pu m’empêcher de lui rappeler qu’à l’époque où nous nous étions rencontrés, une avalanche de tulipes était sortie de nulle part... Il avait, m’a-t-il rétorqué, commis quelques entorses à la règle dans le but de me séduire.

Cela s’était révélé plus long que prévu, car lorsque je m’étais finalement décidée à chercher la signification des tulipes rouges – l’amour éternel – il était presque trop tard.

Je tends ma copie à M. Munoz et frissonne en effleurant le bout de ses doigts. En une fraction de seconde, j’ai le temps d’en

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apprendre de belles, un panorama complet de sa matinée. Le désordre incroyable de son appartement, la table de la cuisine jonchée d’emballages de plats à emporter, parmi les multiples versions du manuscrit sur lequel il travaille depuis sept ans, tout en beuglant à pleins poumons Born to Run et en cherchant une chemise propre avant de se rendre chez Starbucks. Là, ce matin, il a bousculé une petite blonde qui lui a renversé du thé au lait glacé sur sa chemise. Cette dernière a été maculée d’une grande tache, aussitôt effacée par le sourire éblouissant de la coupable. Sourire qu’il semble d’ailleurs incapable d’oublier. Et qui appartient... à ma tante !

— Voulez-vous que je corrige votre copie tout de suite ?

J’acquiesce, au bord de la syncope. Je me rejoue la scène mentalement, et à chaque fois la même conclusion terrible s’impose : mon prof d’histoire en pince pour Sabine !

Je ne peux pas laisser faire. Pas question qu’elle retourne dans ce café. Aussi intelligents, sympathiques et célibataires soient-ils, ce n’est pas une raison suffisante pour qu’ils se fréquentent.

Je reste plantée là, incapable de respirer, me concentrant de toutes mes forces sur la pointe du feutre rouge de mon professeur pour ne pas entendre ses pensées. Je le regarde déposer une traînée de petits points rouges, qui se changent en croix devant les questions 17 et 25, comme prévu.

— A peine deux fautes, c’est très bien ! Voulez-vous connaître les bonnes réponses ?

Il caresse la tache sur sa chemise en se demandant s’il la reverra un jour.

Pas vraiment, je me dis intérieurement, pressée de sortir.

J’ai hâte de rejoindre Damen qui m’attend pour déjeuner, et je n’ai pas la moindre envie d’être présente quand M. Munoz va reprendre sa rêvasserie là même où je l’ai interrompue.

Il me faut quand même manifester un minimum d’intérêt.

Je respire à fond, opinant avec un grand sourire, comme si je n’attendais que ça. Et quand il me tend la fiche des réponses, je sors le grand jeu :

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— Oh ! Comme c’est bête, je me suis trompée de date ! Et pour l’autre question aussi, je savais !

Il répond par un vague signe de tête et se reprend à rêver à la petite blonde, la seule femme au monde avec laquelle il lui est interdit de sortir ! Il se demande si elle sera encore là demain, à la même heure.

L’idée que les profs puissent avoir une vie amoureuse me dégoûte, et il est hors de question que M. Munoz fantasme sur l’unique et dernière représentante de ma famille.

Il y a quelques mois, je me souviens, j’avais, en pensée, vu Sabine en compagnie d’un homme charmant qui travaille au même endroit qu’elle. Et puisque M. Munoz enseigne ici, je songe qu’il est peu probable que leurs mondes respectifs se rejoignent un jour.

— Hum, c’était un coup de chance, vous savez, dis-je.

M. Munoz me dévisage, essayant de comprendre de quoi je parle.

Je suis allée trop loin et mes propos sont plutôt hermétiques, mais je n’ai guère le choix. Je ne peux pas laisser mon professeur d’histoire sortir avec ma tante. Je ne le supporterais pas.

Je désigne la tache qui s’étale sur sa chemise.

— Miss Thé au lait glacé, vous voyez de qui je parle ? Je doute fort qu’elle retourne au Starbucks. Elle y va très rarement.

Mais avant de poursuivre, au risque de briser ses rêves et de dévoiler mon extravagance, je cale mon sac sur l’épaule et me sauve en courant, impatiente de retrouver Damen, après ces trois longues heures loin de lui.

À la table du déjeuner où je rejoins mes camarades, je ne reçois pas l’accueil escompté. Un nouveau est assis à ma place à côté de Damen. Il focalise l’attention générale, au point que Damen me remarque à peine !

Je m’appuie contre la table et les regarde éclater de rire à une blague du nouvel arrivant. Ne voulant pas paraître grossière en les interrompant, je me résigne à m’installer en face de Damen.

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Haven se penche vers le nouveau et lui effleure la main.

Son sourire semble indiquer que Josh, son âme sœur autoproclamée, est momentanément passé aux oubliettes.

— Tu es trop drôle ! Dommage que tu aies raté ça, Ever, il est à mourir de rire. Miles en a même oublié son bouton !

— Oui, merci de me le rappeler, dit Miles en se tâtant le menton.

Il n’y a plus rien.

Miles nous regarde avec de grands yeux pour qu’on lui confirme que son gros mammouth de furoncle, la malédiction de sa matinée, a bel et bien fichu le camp. Moi, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur cette soudaine disparition. A-t-elle quelque chose à voir avec moi, puisque j’ai touché son menton ce matin, dans le parking. Posséderais-je un authentique pouvoir de guérison ?

— Je t’avais dit que ça marcherait ! s’écrie le nouveau, interrompant le fil de mes pensées. C’est génial, ce truc ! Tu peux garder le tube, au cas où tu en aurais encore besoin.

J’aimerais bien savoir comment il a réussi à régler les problèmes dermatologiques de Miles en si peu de temps. Un vrai miracle !

— Je lui ai donné un baume, m’explique-t-il. Au fait, je m’appelle Roman.

Son aura jaune vif tourbillonne autour de lui. On dirait que les extrémités s’agitent en signe de bienvenue. Je détaille les yeux bleu marine, la peau bronzée, les cheveux blonds ébouriffés, la tenue très chic décontracté. Il est extrêmement séduisant, et pourtant mon premier réflexe est de m’enfuir. Et quand il me décoche un sourire nonchalant à faire fondre les filles, je suis tellement crispée que je ne parviens pas répondre.

— Tu t’appelles Ever, c’est ça ?

Il retire sa main tendue que je n’avais pas même remarquée.

Haven semble horrifiée par mon impolitesse, Miles, trop occupé à se regarder dans son miroir, ne remarque pas ma grossièreté et Damen me presse le genou sous la table.

Je m’éclaircis la gorge.

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— Oui.

Il me décoche un nouveau sourire, qui tombe à plat et me retourne l’estomac.

— Nous avons beaucoup de choses en commun, on dirait, poursuit-il. J’étais assis deux rangs derrière toi en histoire. J’ai vu que tu peinais sur le contrôle, et je me suis dit que tu détestais l’Histoire autant que moi.

— Je ne déteste pas l’Histoire.

J’ai parlé trop vite, avec une certaine animosité. Tous les regards sont braqués sur moi. J’observe Damen pour vérifier qu’il partage mon malaise et ressent lui aussi le (lux d’énergie déstabilisatrice que Roman concentre sur moi.

Mais il se contente de siroter sa boisson rouge, comme si tout était parfaitement normal. Je me retourne vers Roman et m’immisce dans son esprit, où je ne lis que des pensées inoffensives, puériles et innocentes. Le problème viendrait-il de moi seule ?

Roman lève le sourcil :

— C’est vrai ? Replonger dans le passé, retenir toutes ces dates et ces lieux reculés, fouiller dans la vie de gens qui ont vécu il y a des siècles et ne présentent plus le moindre intérêt pour nous aujourd’hui, tu ne trouves pas que c’est barbant ?

Si, quand ces gens, ces dates et ces lieux impliquent mon petit ami et ses six siècles de débauche !

Heureusement que je garde mes commentaires pour moi :

— J’ai eu une très bonne note. C’était facile, en fait.

Il sourit.

— C’est bon à savoir. M. Munoz m’a donné le week-end pour rattraper les cours. Tu pourrais peut-être m’aider ?

Je jette un coup d’œil à Haven. Ses yeux s’assombrissent de jalousie, son aura vire au vert caca d’oie. Oubliant son bouton, Miles a entrepris d’écrire un texto à Holt. Quant à Damen, il nous ignore, les yeux dans le vague, fixés sur quelque chose que je ne vois pas. C’est ridicule, je le sais. Tout le monde a l’air d’apprécier Roman et je ferais mieux de l’aider :

— Oh, je suis sûre que tu n’as pas besoin de moi.

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J’ai la chair de poule et un nœud à l’estomac quand son regard croise le mien.

— C’est gentil de m’accorder le bénéfice du doute, Ever. Je ne sais pas si tu as raison.

Cinq

Haven est restée en arrière avec moi, tandis que nous u-gagnons nos classes respectives.

— Tu as une dent contre le nouveau ? demande-t-elle en me tirant par la manche.

Je sens son énergie me traverser. Roman, Miles et Damen nous devancent en se tordant de rire. On dirait qu’ils s’entendent comme larrons en foire, ces trois-là.

— Tu dis des bêtises !

— Ne me raconte pas de salades, c’est évident que tu ne l’aimes pas.

— N’importe quoi !

Je ne peux détacher les yeux de Damen, mon merveilleux petit ami, mon âme sœur, mon compagnon éternel, mon alter ego – je n’ai pas encore trouvé le qualificatif adéquat. Il m’a à peine adressé la parole depuis le cours de littérature de ce matin. J’espère que ce n’est pas à cause de ma réaction d’hier soir et de ma nouvelle rebuffade à propos du week-end.

— C’est drôle, on dirait que tu détestes les nouveaux, c’est ça ? ajoute Haven qui pèse ses mots, si j’en juge par ce qu’elle a en tête.

Je me retiens de lever les yeux au ciel.

Elle pose sur moi un regard perspicace, une main sur la hanche, ses yeux outrageusement maquillés me fixant par-dessous sa frange rouge vif.

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— Parce que si ma mémoire est bonne, et tu le sais aussi bien que moi, tu détestais également Damen quand il a débarqué ici.

Toutes mes bonnes résolutions s’évanouissent.

— Je n’ai jamais détesté Damen !

Rectificatif, je feignais de le détester. En fait, je l’ai aimé au premier regard. Excepté peut-être pendant le court laps de temps où je le haïssais pour de bon. En réalité, même à ce moment-là, je l’aimais en refusant de l’admettre...

Haven me dévisage sous ses cheveux artistiquement décoiffés.

— Euh... excuse-moi de te contredire, mais tu te rappelles que tu ne l’avais même pas invité à ta soirée de Halloween ?

Je pousse un soupir exaspéré. J’aimerais retourner en classe et envoyer un message télépathique à Damen, en faisant mine d’écouter avec concentration.

— Exact. D’ailleurs, c’est le soir où on a commencé à sortir ensemble.

Je regrette aussitôt mes paroles. Nous nous embrassions au bord de la piscine quand Haven nous avait surpris, et elle en avait eu le cœur brisé.

Mon amie fait la sourde oreille, préférant sans doute me confondre plutôt que se rafraîchir la mémoire.

— J’ai trouvé ! Tu es jalouse parce que Damen a un nouvel ami, en dehors de toi, je veux dire ?

— Tu es ridicule ! Damen a des tas d’amis, je précise, alors que toutes deux savons pertinemment que c’est faux.

Haven n’a pas l’air convaincue. Mais je suis allée trop loin pour reculer. – il y a Miles, toi, et...

Moi. Mais je préfère me taire, parce que cela fait une liste bien courte, et que c’est exactement où elle voulait en venir. Et pour être parfaitement honnête, Damen ne traîne jamais avec Miles et Haven quand je ne suis pas là, puisqu’il est tout le temps avec moi. Lorsque nous sommes loin l’un de l’autre, il m’envoie un flot continu de pensées et d’images pour combler l’absence. Nous sommes constamment connectés. Inutile de dire que ça me va très bien. Il n’y a qu’avec lui que je me sente

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vraiment moi-même. Avec lui seulement je peux me permettre de lire dans les pensées, sentir les flux d’énergie et voir des fantômes.

Pourtant, je me demande si Haven n’aurait pas un peu raison. Et si j’étais vraiment jalouse ? Roman est sans doute un garçon sympathique et tout à fait ordinaire, qui vient d’arriver dans une nouvelle école et cherche à se faire des amis. Pourquoi toujours imaginer le pire ? Serais-je devenue tellement paranoïaque, jalouse et possessive, au point de redouter que Damen songe à me remplacer ? Si c’est le cas, c’est vraiment bête à pleurer.

— Tu dis des bêtises ! dis-je avec conviction.

— Ah oui ? Aurais-tu oublié Drina ? Tu l’as détestée à la seconde où tu l’as vue, vrai ou faux ? Et en apprenant qu’elle connaissait Damen, tu t’es mise à la haïr à mort.

Ce souvenir me donne des frissons. Évoquer l’ex-femme de Damen me fait froid dans le dos. Je n’y peux rien. Comment l’expliquer à Haven ? Drina, qui prétendait être son amie, l’avait plantée au beau milieu d’une fête avant de s’évanouir dans la nature. Drina avait même essayé de l’empoisonner avec un baume censé cicatriser le sinistre tatouage qui ornait son poignet, et qu’elle venait de se faire enlever. Haven ne se rappelle pas non plus que...

Seigneur, le baume ! Roman aussi a donné une crème à Miles pour soigner son bouton ! Ce garçon a quelque chose de louche, je le savais. Ce n’est pas seulement le fruit de mon imagination.

Je scrute vainement la cour. Je suis trop nerveuse pour repérer la présence de Miles à distance, faculté que je maîtrise encore très mal.

— Haven, quel cours suit Miles en ce moment, tu le sais ?

Haven me lance un regard curieux.

— Euh... de littérature, je crois. Pourquoi ?

— Pour rien, je... euh... Je dois y aller.

— D’accord. Mais reconnais que tu détestes les nouveaux !

s’écrie-t-elle, tandis que je m’éloigne.

Elle parle dans le vide, je suis déjà loin.

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Je traverse la cour au pas de course, en essayant de me concentrer sur l’énergie de Miles pour deviner dans quelle salle il se trouve. J’oblique dans un couloir et aperçois une porte sur ma droite, que j’ouvre sans plus réfléchir.

Le professeur, occupé à écrire au tableau, un morceau de craie à la main, se retourne.

— Puis-je vous aider ?

Je reste plantée devant la classe, grinçant des dents devant quelques-uns des petits toutous de Stacia qui se moquent de moi, tandis que je lutte pour reprendre mon souffle.

— Je dois parler à Miles une petite minute, c’est très important.

Je supplie le professeur qui me regarde avec méfiance, les bras croisés.

Miles me fixe d’un air consterné.

Le professeur a l’air très strict.

J’imagine que vous avez une autorisation pour circuler dans les couloirs pendant les cours ?

Il risque de me créer des ennuis si j’abuse de sa patience.

Mais je n’ai guère le temps de m’égarer dans les méandres tortueux de l’administration du lycée, destinée à nous protéger.

Pour l’instant, elle me met des bâtons dans les roues, alors qu’il s’agit de vie ou de mort !

Enfin, peut-être...

Je n’en suis pas tout à fait sûre, mais je dois en avoir le cœur net :

— Je vous en prie, monsieur, vous savez comme moi que je n’ai pas le droit d’être ici, mais laissez-moi parler à Miles, je vous promets de faire vite.

Le professeur passe en revue les différentes manières de résoudre le problème : me mettre dehors purement et simplement, me raccompagner dans ma classe ou dans le bureau de M. Buckley, le proviseur...

— Bon, faites vite, soupire-t-il finalement.

— Donne-moi le baume, dis-je à Miles, dès que nous sommes dans le couloir et que la porte est refermée.

— Le quoi ?

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— Le baume. Celui de Roman. Je veux vérifier quelque chose.

Je tends la main avec impatience.

— Tu es tombée sur la tête ?

Il chuchote, même si nous sommes seuls dans le couloir moquetté aux murs couleur taupe. Je ne le quitte pas des yeux, bien décidée à l’effrayer.

— Tu n’imagines pas à quel point c’est grave ! Allez, donne-le-moi, on ne va pas y passer la journée.

— Il est dans mon sac.

— Va le chercher.

— A quoi ça rime, Ever ?

Je croise les bras.

— Vite, je t’attends !

Miles retourne dans la classe et revient quelques secondes plus tard, furieux, avec un petit tube blanc qu’il me lance pratiquement à la figure.

— Tiens, voilà ! Tu es contente ?

J’examine le tube et le tourne entre le pouce et l’index.

C’est une marque réputée, venant d’un magasin que je connais bien. Je n’y comprends plus rien.

— Je te rappelle que la première de ma pièce, c’est demain, et que je n’ai pas vraiment besoin de tout ce cirque. C’est stressant, tu saisis ? Donc, si tu as terminé...

Il tend la main pour récupérer le tube et retourner en classe le plus vite possible.

Mais je ne suis pas encore prête à le lui rendre. Je l’examine attentivement pour découvrir un éventuel trou d’aiguille ou une trace de perforation, quelque chose qui indiquerait que le tube a été trafiqué, que ce n’est pas ce que l’on croit.

— Sérieusement, Ever, à midi, quand j’ai vu que Damen et toi aviez décidé de vous calmer question baisers en public, j’ai failli te féliciter. Mais là, ce que tu as inventé est dix fois pire.

Bon, maintenant, soit tu ouvres ce tube si tu en as besoin, soit tu me le rends, d’accord ?

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Je ne renonce pas encore. Je serre le tube dans le creux de ma main pour tenter d’en lire l’énergie. C’est une simple crème contre l’acné, qui a l’air très efficace. Un point c’est tout.

— Tu as fini, oui ou non ? insiste Miles d’un ton peu amène.

Je lui restitue sa crème. Dire que je me sens stupide est un euphémisme.

— Alors tu as remarqué, hein ? dis-je au moment où Miles fourre la pommade dans sa poche et se dirige vers la porte.

Les mots s’engluent dans ma gorge.

Il s’immobilise, visiblement agacé.

— Remarqué quoi ?

— L’absence quasi totale de... de baisers.

Miles se retourne et lève les yeux au ciel :

— Bien sûr, que j’ai remarqué. J’ai même cru que vous aviez pris ma menace au sérieux. Ce matin, quand je vous ai dit que Haven et moi allions faire la grève jusqu’à ce que vous arrêtiez de vous bécoter, ajoute-t-il, remarquant mon regard perplexe. Passons. Je peux retourner en classe, maintenant ?

— Bien sûr. Je suis désolée pour le...

Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase qu’il a déjà refermé la porte.

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Six

En arrivant en salle de dessin, la dernière heure de cours, je constate avec soulagement que Damen est déjà là. M. Robins nous a assommés de travail en littérature, et nous avons à peine échangé deux mots au déjeuner. Je suis donc contente de pouvoir passer un peu de temps en tête à tête avec lui. Enfin, façon de parler... au milieu de trente élèves.

Mais lorsque j’ai enfilé ma blouse et sorti mes tubes de peinture du placard, j’ai un pincement au cœur : Roman a encore pris ma place.

— Salut, Ever ! dit-il.

Il installe sa toile toute neuve sur mon chevalet, tandis que je reste là, des tubes de couleur et des pinceaux plein les mains, à regarder Damen, si absorbé par son travail qu’il ne me prête aucune attention.

Je m’apprête à inviter à Roman à s’installer ailleurs, quand les propos de Haven me reviennent. Et si elle avait raison de dire que je déteste les nouveaux ? Je m’efforce de sourire et pose ma toile sur un autre chevalet, non loin de Damen, me promettant d’arriver en avance le lendemain pour réintégrer ma place.

Roman coince un pinceau entre ses dents :

— Dis-moi, mon vieux, que sommes-nous censés faire ?

Encore un tic qui m’exaspère. L’accent britannique, que je trouve d’habitude charmant, me hérisse le poil chez ce garçon.

Probablement parce qu’il est simulé. C’est évident, il ne l’adopte que pour se donner l’air branché. Je m’adresse aussitôt des reproches. Éprouver le besoin d’en rajouter révèle que l’on

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manque de confiance en soi, c’est bien connu. Quoi de plus normal, d’ailleurs, quand c’est votre premier jour dans une nouvelle école ?

Je décide d’être aimable, en dépit de l’angoisse qui me vrille.

— On étudie les mouvements en -isme, dis-je. Le mois dernier, nous pouvions choisir, mais aujourd’hui toute la classe travaille sur le photoréalisme puisque personne ne l’a retenu la fois dernière.

Roman me dévisage de la tête jusqu’à mes tongs dorées, avec un sans-gêne qui me donne des crampes d’estomac.

— Il faut que ça ressemble à une photo, si je comprends bien ?

Je lui rends son regard, qu’il soutient un peu trop longtemps à mon goût. Mais je ne vais pas lâcher prise la première. J’ai décidé de tenir le temps qu’il faudra. Et même si le jeu paraît inoffensif, il y a là quelque chose de sombre et de menaçant, une sorte de défi.

Ou peut-être pas ?

— Les écoles américaines, c’est super ! dit-il aussitôt. Dans mon vieux Londres humide, on ne jure que par la théorie, jamais par la pratique, ajoute-t-il avec un clin d’œil.

J’ai honte de l’avoir jugé aussi durement, car s’il vient de Londres, son accent est authentique. Et comme Damen possède des pouvoirs psychiques beaucoup plus développés que les miens et qu’il ne semble pas inquiet... Au contraire, il a plutôt l’air d’apprécier ce garçon. C’est encore pire, car cela prouverait que Haven a raison.

Je suis jalouse. Possessive. Parano.

Et en plus, je déteste les nouveaux.

Je respire un grand coup et tente un dernier effort. J’ai la gorge nouée, l’estomac contracté, mais rien ne sert de bouder.

Je prends ma voix la plus enjouée, celle de mon ancienne existence, avant que ma famille ne disparaisse dans un accident de voiture et que Damen ne me sauve la vie en me donnant l’immortalité.

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— Tu peux peindre ce que tu veux, pourvu que cela ait l’air réaliste. En fait, nous sommes censés travailler à partir d’une vraie photo, pour montrer notre source d’inspiration, bien sûr, mais aussi pour que l’on puisse nous noter. Ainsi, le professeur pourra plus facilement juger si on a respecté le modèle ou pas.

Je lorgne Damen du coin de l’œil. J’ignore s’il a entendu notre échange, et je suis un peu contrariée de voir qu’il préfère s’absorber dans son travail plutôt que de communiquer avec moi par télépathie, comme il en a l’habitude.

Roman désigne la toile de Damen, une fidèle reproduction des champs de fleurs de l’Été perpétuel. Chaque brin d’herbe, chaque goutte d’eau, chaque pétale est si lumineux, la texture si fine, que l’on s’y croirait presque.

— Il peint quoi ? On dirait le paradis.

— Oui, c’est ça, je murmure sans réfléchir.

L’Été perpétuel n’est pas simplement un lieu sacré, c’est notre endroit à nous. L’un des nombreux secrets que j’ai promis de garder.

Roman lève un sourcil.

— Tu veux dire qu’il existe pour de vrai ?

— Non, c’est une pure invention de mon imagination débridée, intervient Damen avant que j’aie le temps de répondre, en me lançant un regard de mise en garde.

— Mais comment veux-tu avoir une bonne note, si tu n’as pas de photo originale ?

Damen se contente de hausser les épaules.

Roman nous considère tour à tour. Du coup, je me sens obligée de répondre à ses interrogations muettes :

— Oh, tu sais, Damen n’aime pas trop les règles. Il préfère se forger les siennes.

Je n’ai pas oublié les nombreuses fois où il m’a convaincue de sécher l’école, parier aux courses, et j’en passe...

Roman retourne à sa toile, tandis que Damen m’envoie un bouquet de tulipes rouges virtuel. Ouf, tout va bien ! Notre secret est bien gardé. Je trempe mon pinceau dans la couleur et me remets au travail. J’attends la cloche avec impatience, pour

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que Damen et moi puissions enfin rentrer à la maison et commencer les vraies leçons.

Une fois le cours terminé et nos affaires rangées, nous nous dirigeons vers le parking. Je veux bien être gentille avec le nouveau, mais je suis tout de même soulagée de voir qu’il est garé beaucoup plus loin.

— À demain !

Je le regarde s’éloigner vers le fond du parking.

Les autres semblent l’avoir immédiatement adopté. Mais moi, je ne le sens pas, ce Roman.

J’ouvre la portière de ma voiture et dépose mon sac à l’arrière.

— Miles a sa répétition ce soir, donc je rentre directement à la maison, dis-je à Damen avant de réinstaller au volant. Tu me suis ? Damen tangue légèrement, le visage crispé.

— Damen ? Ça ne va pas ? je m’écrie avec inquiétude.

Je pose ma main sur sa joue pour vérifier s’il est fiévreux. Il secoue la tête. Il a le teint livide. Mais une fraction de seconde plus tard, on dirait qu’il a retrouvé ses couleurs.

Il se pince les ailes du nez et ferme les yeux :

— Je suis désolé... J’ai un peu mal à la tête, rien de grave.

— Ah ? Je croyais que tu ne tombais jamais malade ! Que nous n’étions jamais malades !

Je me penche pour attraper mon sac, persuadée qu’un peu de jus d’immortalité le requinquera. Curieusement, il a besoin d’en boire de plus grandes quantités que moi. Peut-être qu’à force d’en consommer depuis six siècles, il est sujet à une sorte d’accoutumance, et qu’il doit en absorber de plus en plus ? Cela finira par m’arriver aussi. D’ici là, j’ai le temps. Et j’espère qu’il se décidera à m’en apprendre la recette, pour que je ne sois plus obligée de dépendre de lui.

Mais il me prend de vitesse, sort sa propre bouteille et en avale une longue goulée avant de me serrer contre lui et de m’embrasser sur la joue :

— Ça va, je t’assure ! On fait la course ? Le premier arrivé a gagné.

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Sept

Damen conduit à une vitesse folle. Nous sommes tous deux dotés d’un radar psychique très puissant, pratique pour repérer et éviter la police, les autres véhicules, les piétons, les animaux, n’importe quel obstacle... Mais ce n’est pas une raison pour en abuser.

Damen ne partage apparemment pas cet avis. Il m’attend déjà sous le porche quand je débouche dans l’allée :

— J’ai failli attendre ! s’exclame-t-il en riant.

Nous montons dans ma chambre, où il se laisse tomber sur mon lit, m’attire à lui et me gratifie d’un long baiser qui, s’il ne tenait qu’à moi, se prolongerait indéfiniment. Je serais comblée si je pouvais couler le reste de ma vie dans ses bras. Savoir que nous avons une infinité de jours à passer ensemble me rend presque insupportablement heureuse.

Mais cela n’a pas toujours été le cas. J’ai été gravement perturbée en apprenant la vérité. À tel point que j’ai pris mes distances pendant quelque temps pour tenter de mettre un peu d’ordre dans mes idées. Ce n’est pas tous les jours que l’on vous déclare : « Au fait, je suis immortel, et je t’ai donné l’immortalité par la même occasion. »

J’ai eu beaucoup de mal à y croire au début, et puis Damen m’a aidée à rassembler mes souvenirs : l’accident fatal dont j’avais été victime, l’instant où il m’avait ramenée à la vie, le fait que je l’avais reconnu au premier regard, à l’école. Il a bien fallu que j’admette la vérité.

Cela ne signifie pas que j’étais prête à l’accepter. C’était déjà assez difficile d’apprendre à vivre avec les facultés

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extralucides que m’avait provoquées mon EMI – « expérience de mort imminente », qu’on appelle imminente même si j’étais déjà morte –, le don de télépathie, la capacité de lire dans les pensées d’autrui par simple contact, de parler aux morts, etc.

L’immortalité est peut-être une perspective excitante, mais par contrecoup cela signifie que je ne traverserai pas le pont. Je ne passerai jamais de l’autre côté pour retrouver ma famille. Voilà qui mérite réflexion.

Je me détache de lui à regret et plonge mon regard dans le sien, où je me perds depuis quatre cents ans. J’ai beau faire, je ne parviens pas à me rappeler notre passé. Seul Damen, resté pareil à lui-même ces six derniers siècles, sans jamais mourir ni se réincarner, en détient la clé.

Ses doigts redessinent la courbe de ma joue, laissant derrière eux un sillage brûlant :

— À quoi penses-tu ?

Je sais qu’il tient à vivre dans le présent, mais je suis déterminée à en apprendre davantage sur ma propre histoire, notre histoire commune. Je respire un grand coup et me lance :

— À notre première rencontre.

— Ah ? Et tu te rappelles quoi ?

— Rien, justement. Je compte sur toi. Tu n’as pas besoin d’entrer dans les détails. Je sais que tu n’aimes pas trop regarder en arrière, mais je voudrais bien savoir comment les choses ont commencé.

Damen s’écarte et roule sur le dos sans mot dire. Je crains que ce ne soit la seule réponse que j’obtiendrai.

Je me blottis contre lui :

— S’il te plaît ! C’est injuste que tu en connaisses chaque détail, alors que moi je suis dans le noir le plus complet. Donne-moi au moins un début de piste. Où nous vivions. À quoi je ressemblais. Les circonstances de notre rencontre. C’était un coup de foudre ?

Il se tourne sur le côté et m’ébouriffe les cheveux :

— Cela s’est passé en France, en 1608.

J’avale ma salive et retiens mon souffle.

— À Paris, souligne-t-il.

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Paris ! J’imagine aussitôt des robes à crinoline, des baisers volés sur le Pont-Neuf, des potins échangés avec Marie de Médicis...

Damen a les yeux perdus dans le vague.

— J’étais invité à dîner chez un ami, et tu étais l’une des servantes.

— Une servante ?

— Oui. Ils étaient très riches et entretenaient une nombreuse domesticité.

La nouvelle m’anéantit. Je ne m’y attendais pas...

— Tu n’étais pas comme les autres, poursuit Damen en jouant avec une mèche de mes cheveux. Tu étais si belle !

Exactement comme aujourd’hui. Et déjà, tu étais orpheline, ta famille avait disparu dans un incendie. Sans le sou et sans personne pour s’occuper de toi, tu avais trouvé un emploi chez mes amis.

Je déglutis avec peine, ne sachant que penser. Quel intérêt y a-t-il à se réincarner, si c’est pour revivre sans cesse les mêmes horreurs ?

— Hé oui, puisque tu veux le savoir, c’était un coup de foudre. Je suis tombé follement amoureux de toi. Pour toujours.

À la seconde où je t’ai vue, j’ai compris que ma vie ne serait plus jamais la même.

Les mains posées sur mes tempes, il m’entraîne vers cet instant, me montrant la scène comme si j’y étais, dans toute son intensité.

Mes cheveux blonds sont dissimulés sous un bonnet, je suis beaucoup trop timide pour oser regarder les gens en face, mes vêtements grossiers et mes mains calleuses déparent ma beauté, invisible pour le commun des mortels.

Mais Damen la discerne, lui. Nos regards se croisent au moment où j’entre dans la pièce. Il sait voir au-delà des apparences et découvre mon âme. Il est si beau, avec son teint mat et son élégance raffinée. Je devine que les boutons de son manteau valent davantage que je ne pourrais gagner en une année. Il ne sera jamais à moi, je l’ai tout de suite compris.

— Mais je devais être prudent, parce que...

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— Parce que tu étais marié à Drina !

J’assiste mentalement à la scène et entends l’un des invités s’enquérir de son épouse.

« Drina est en Hongrie, répond Damen en me jetant un regard furtif. Nos chemins ont divergé. »

Il risquait de provoquer un scandale, mais tenait à ce que je l’entende et se moquait des conséquences...

— Nous étions déjà séparés. Non, l’obstacle n’était pas là.

Je devais faire attention, parce qu’il était très mal vu de frayer hors de son milieu social, à l’époque. Et aussi parce que tu étais si innocente et vulnérable que je ne voulais pas te blesser, surtout si tu ne partageais pas mes sentiments. Bien sûr que je les partageais !

Je nous revois ce soir-là puis toutes les fois où je l’avais croisé en ville, comme par hasard.

— Je te suivais partout. C’était le seul moyen de gagner ta confiance. Et puis...

Et puis, nous avons commencé à nous voir en secret : des baisers volés devant l’entrée des domestiques, une étreinte fougueuse, dans une allée sombre ou dans son carrosse...

— Je sais à présent que notre amour n’était pas aussi secret que je le croyais... Drina n’était pas partie en Hongrie, elle nous surveillait, complotait pour me récupérer à n’importe quelque prix, explique Damen, le visage ravagé par les regrets. Je voulais prendre soin de toi, Ever, combler tes moindres désirs, te traiter comme la princesse que tu étais dans mon cœur. Quel bonheur, le jour où je t’ai convaincue de t’enfuir avec moi ! Nous devions nous retrouver à minuit...

Je le vois faire les cent pas, dévoré d’inquiétude à l’idée que j’aie pu changer d’avis...

— Et je ne suis jamais venue.

Il marque une pause. Son regard trahit une douleur immense.

— Le lendemain, j’ai appris que tu avais été tuée dans un accident, renversée par un fiacre alors que tu venais me rejoindre. J’ignorais que Drina était responsable de ta mort, je l’ai appris le jour où elle te l’a avoué. On aurait dit un accident,

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un accident horrible, tragique. Mais j’étais trop assommé par la douleur pour imaginer un autre scénario...

— J’avais quel âge ?

J’ai peine à respirer, je sais que j’étais très jeune, mais je veux connaître les détails.

Damen me serre contre lui, suivant les traits de mon visage du bout de ses doigts, ses lèvres frôlant mon oreille :

— Seize ans. Tu t’appelais Evaline.

— Evaline...

Je me sens étrangement proche de mon ancienne incarnation tragique, la jeune orpheline qu’aimait Damen, morte à seize ans. Je lui ressemble, au fond.

— Bien des années plus tard, je t’ai revue en Nouvelle-Angleterre, réincarnée en la fille d’un puritain. Et j’ai recommencé à croire au bonheur.

Je regarde au fond de ses yeux, où je découvre une jeune fille pâle aux cheveux noirs, vêtue d’une stricte robe bleue.

— La fille d’un puritain ! Toutes mes vies étaient-elles aussi excitantes ? Et quel accident horrible a mis fin à mes jours, cette fois ?

Damen soupire. Sa tristesse me submerge.

— Tu t’es noyée. J’étais tellement désespéré que j’ai repris le premier bateau pour Londres, où j’ai vécu longtemps, à quelques interruptions près. J’étais sur le point de partir pour la Tunisie, quand tu réapparus sous les traits de la très jolie, très riche et, je le reconnais, très capricieuse fille d’un propriétaire terrien.

Je me serre contre lui, désireuse de contempler une vie un peu plus fastueuse et exaltante.

— Montre-la-moi !

Je vois une brunette avec une magnifique robe verte, une coiffure impossible et de somptueux bijoux.

Une petite coquette riche, manipulatrice et séductrice, partageant son existence entre les bals et les frivolités, et qui avait jeté son dévolu sur un autre homme, jusqu’à ce qu’elle rencontrât Damen.

Je n’en ai guère envie, mais je m’oblige à le questionner :

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— Comment est-elle morte, cette fois ?

— Une chute terrible. Je me suis cru condamné à vivre éternellement sans amour.

Il prend mon visage entre ses mains. Ses doigts émettent tant de tendresse, de dévouement, une chaleur si délicieuse que je me serre contre lui, les yeux clos, émerveillée de sentir nos deux corps emboîtés l’un dans l’autre. Le monde extérieur s’efface et nous restons seuls, ici et maintenant, sans passé, sans futur.

Nous sommes enfin ensemble, comme il était prévu de toute éternité. Nos vies antérieures sont certes intéressantes, mais leur vraie raison d’être était de nous mener à celle-ci. Et maintenant que Drina a péri, il n’y a plus d’ombre au tableau.

Rien ne nous empêche plus de consommer notre amour –excepté moi-même. J’aimerais connaître l’histoire du passé, mais cela peut attendre. Après toutes ces années, il est temps de dépasser mes jalousies mesquines et mes incertitudes, d’oublier les prétextes et de franchir enfin le pas. Je m’apprête à le lui dire, quand il s’écarte brusquement.

— Ça ne va pas ?

Il se masse les tempes, le souffle court. Il se tourne vers moi, mais on dirait qu’il ne me reconnaît pas, comme si son regard me traversait sans me voir.

Une fraction de seconde plus tard, je retrouve le jeune homme tendre et attentionné que j’aime tant. Il se frotte les yeux en secouant la tête :

— Je ne me suis pas senti comme ça depuis... euh... Jamais, je crois. Mais ça va maintenant, je t’assure, ajoute-t-il en remarquant mon inquiétude. Que dirais-tu d’un petit tour à l’Été perpétuel ? enchaîne-t-il pour me dérider.

— Tu es sérieux ?

J’étais cliniquement morte la première fois que j’ai visité ce lieu merveilleux, cette dimension d’entre les dimensions. Et tellement fascinée par tant de beauté que je n’avais plus envie de repartir. La seconde fois, je me trouvais avec Damen. Et depuis que j’ai découvert les richesses inouïes de ce lieu, il me tarde d’y retourner. Or, puisque l’on ne peut accéder à l’Été

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perpétuel que si l’on est un extralucide confirmé (ou un défunt), je ne puis m’y rendre seule.

— Pourquoi pas ?

— Et ma leçon ? objectai-je, feignant de m’intéresser aux nouveaux artifices que je peux mémoriser, alors que je préférerais mille fois me trouver dans l’Été perpétuel où l’on peut tout obtenir sans effort. Et puis, si tu te sens mal...

Je m’accroche à son bras et remarque la fraîcheur inhabituelle de sa peau.

— Il y a plein de choses à apprendre, dans l’Été perpétuel aussi. Tu veux me passer ma bouteille, s’il te plaît ? Je me sens assez bien pour dessiner un portail.

Il boit de grandes rasades du breuvage rouge, mais rien n’y fait.

Des gouttes de sueur humectent son front.

— Je peux t’aider ?

Il serre les mâchoires :

— Non, j’y étais presque. Attends une petite seconde.

La seconde s’étire et devient des minutes.

— Curieux. C’est la première fois que ça m’arrive.

— Peut-être parce que tu es souffrant, tu ne crois pas ? Il avale une nouvelle gorgée, puis une autre, une autre encore. Il ferme les yeux et se concentre. En vain.

— Je peux essayer ?

— Pas la peine, tu n’y arriveras pas.

Je discerne dans sa voix une pointe d’agacement, probablement due à la frustration et à l’impuissance.

— Je sais, mais tu pourrais peut-être m’apprendre... ?

Il commence à arpenter la chambre, sans me laisser le temps de finir ma phrase.

— C’est trop long, Ever. J’ai mis des années avant d’y parvenir. Tu ne peux pas comprendre la fin d’un livre si lu sautes le milieu, non ?

Il s’appuie contre mon bureau, les nerfs à fleur de peau, le regard fuyant.

— Il ne t’arrive jamais de lire un livre sans en connaître le début, ni le milieu ni la fin ?

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Il me lance un regard sévère, puis sourit et vient me prendre la main :

— Tu veux vraiment essayer ?

J’acquiesce vigoureusement.

Il me toise de la tête aux pieds. Il n’y croit pas, je le sais, mais il veut me faire plaisir.

— D’accord. Détends-toi, ne croise pas les jambes. Ça perturbe le chi.

— Le quoi ?

— C’est un mot savant qui signifie « énergie ». Tu peux t’asseoir en lotus, si ça te chante.

J’ôte mes tongs et pose les pieds bien à plat sur la moquette, en essayant de me décontracter le plus possible.

— Il faut d’abord passer par plusieurs stades de méditation, mais comme le temps presse et que tu es déjà assez avancée, nous allons entrer directement dans le vif du sujet.

J’approuve. J’ai hâte de commencer.

Nos mains s’entrelacent.

— Imagine un voile de lumière dorée au-dessus de ta tête.

Je visualise la réplique exacte de l’étoffe rutilante que Damen avait matérialisée pour m’arracher aux griffes de Drina.

C’est si beau, si lumineux que mon cœur se gonfle de joie. Je lève la main, pressée de la plonger dans cette pluie scintillant de mille feux et de retourner dans cet endroit mystique.

Brusquement, le voile se déchire et je me retrouve dans ma chambre.

— Oh non ! J’y étais presque ! Il était là, au-dessus de moi !

Tu as vu ?

— Oui, acquiesce-t-il avec un sourire forcé.

— On réessaye ensemble ?

Mes espoirs s’envolent quand il fait non de la tête :

— Ever, je te signale que c’est ce que nous venons de faire.

Je ne suis pas un très bon professeur, on dirait.

— Tu dis des bêtises ! Tu es un excellent pédagogue, au contraire. Tu traverses un passage à vide, c’est tout.

Voyant qu’il n’est pas convaincu, je change de tactique et endosse la responsabilité des événements.

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— C’est ma faute, Damen, je suis une mauvaise élève, paresseuse et négligente. Je passe le plus clair de mon temps à te dissiper pour que tu m’embrasses. Mais c’est fini. Désormais je serai sérieuse, je te le promets.

Je surprends son regard dubitatif. Ne voulant pas me décevoir, il s’empare de ma main pour renouveler la tentative.

Les yeux clos, nous dessinons un magnifique portail lumineux, qui commence à prendre forme au moment où Sabine claque la porte d’entrée et s’engage dans l’escalier. Nous n’avons que le temps de nous séparer, chacun se précipitant dans la direction opposée.

— Bonjour, Damen ! Il me semblait bien avoir vu votre voiture dans l’allée, claironne ma tante.

Elle se débarrasse de sa veste et franchit la distance entre la porte et mon bureau en deux enjambées. La tension de la journée lui colle encore à la peau, alors qu’elle serre la main de Damen. Apercevant la bouteille en équilibre sur son genou, elle nous dévisage tour à tour en pinçant les lèvres, comme si elle avait enfin réuni toutes les preuves.

— C’est donc grâce à vous qu’Ever est devenue accro à cette boisson ?

Je regarde Damen avec appréhension, ne sachant comment il va s’en sortir.

— Je plaide coupable ! s’esclaffe-t-il. La plupart des gens détestent. Mais, allez savoir pourquoi, Ever adore ça.

Il lui adresse un sourire persuasif et charmeur à la fois.

Sabine n’a pas l’air impressionnée pour deux sous.

— C’est la seule chose qu’elle accepte d’avaler depuis quelque temps. Je remplis le frigo, mais elle refuse de manger.

— Ce n’est pas vrai !

Je suis furieuse qu’elle évoque ce sujet, surtout devant Damen. La tache de thé que je remarque sur son vêtement est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je montre du doigt la preuve flagrante du délit, en me répétant que je dois tout faire pour l’empêcher de retourner dans ce café.

— Comment as-tu sali ton chemisier ?

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Elle baisse les yeux et effleure l’éclaboussure d’un doigt distrait.

— Ah, ça ? J’ai bousculé quelqu’un, explique-t-elle avec détachement.

On dirait que ce pauvre M. Munoz ne lui a pas fait une vive impression.

— Au fait, ça marche toujours, pour samedi soir ?

s’enquiert-elle.

J’avale ma salive et supplie télépathiquement Damen de dire oui, même s’il n’a pas la moindre idée de ce dont il s’agit, vu que j’ai oublié de lui en parler.

— J’ai réservé pour vingt heures.

Je retiens mon souffle, tandis que Damen sourit en hochant la tête comme je l’en ai prié :

— Je ne raterais cette soirée pour rien au monde, assure-t-il.

Il serre la main de Sabine puis mêle ses doigts aux miens, m’envoyant des ondes de chaleur dans tout le corps.

— Désolée pour le dîner, dis-je en le raccompagnant dans l’allée. J’étais sûre qu’elle aurait oublié.

Il m’embrasse sur la joue avant de monter dans sa voiture.

— Elle t’aime beaucoup. Elle veut vérifier que je suis un garçon honnête et que je n’ai pas l’intention de te faire du mal.

Je suis déjà passé par là. Et même si j’ai dû parfois jouer serré, j’ai toujours réussi le test haut la main.

— Ah oui, le papa puritain strict ? Ce devait être le type même du père possessif et intransigeant.

Damen éclate de rire.

— Eh bien non ! Le riche propriétaire terrien était un vrai cerbère, si tu veux le savoir. J’ai quand même réussi à passer à travers les mailles du filet.

— Tu me raconteras ta vie un jour ? Ta maison, tes parents, comment tu es devenu...

Un éclair de douleur s’allume dans ses yeux. Damen n’est pas encore prêt à se confier, c’est évident. Et plus il se renferme dans sa coquille, plus il attise ma curiosité.

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Il lâche ma main et tripote ses rétroviseurs, un prétexte pour éviter de me regarder.

— C’est sans importance. Ce qui compte, c’est le présent.

— Oui, mais...

J’aimerais lui expliquer qu’il ne s’agit pas d’indiscrétion de ma part, mais de spontanéité, de complicité. Je voudrais tant qu’il m’ouvre enfin son cœur ! Mais il serait maladroit de le brusquer. Et peut-être est-il temps que je lui fasse confiance à mon tour.

Je joue avec l’ourlet de mon tee-shirt :

— Je me disais que...

Il m’observe, la main sur le levier de vitesses, prêt à passer en marche arrière.

Je lui rends son regard :

— Et si tu la faisais, cette réservation ? Tu sais, au Montage ou au Ritz ?

— Tu es sûre ?

Je hoche la tête. Depuis des siècles que l’on attend ce moment, on ne va pas le repousser indéfiniment.

— Sûre et certaine.

Il sourit et son visage s’illumine pour la première fois de la journée. Il est enfin redevenu lui-même ! Quel soulagement, après sa froideur au lycée, le fiasco du portail et son malaise inexplicable. Le Damen que je connais, si beau, si fort, si sexy, invincible et enjoué, était méconnaissable. Sa soudaine vulnérabilité m’a profondément affectée, je l’avoue.

— C’est comme si c’était fait ! lance-t-il en démarrant sur les chapeaux de roues.

Je le regarde s’éloigner, des brassées de tulipes rouges plein les bras.

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Huit

Sur le parking, le lendemain matin, toutes mes inquiétudes s’évanouissent au moment où Damen ouvre la portière pour m’aider à descendre. Il paraît en pleine forme, plus séduisant que jamais, et on dirait bien que les bizarreries d’hier sont oubliées. Nous filons le parfait amour.

La preuve, pendant le cours de littérature, il doit se faire violence pour ne pas me toucher. Il se penche toutes les cinq minutes pour me chuchoter je ne sais quoi, au grand agacement de M. Robins. Stacia et Honor arborent des mines dégoûtées. À

la pause déjeuner, il ne me quitte pas des yeux et invente n’importe quel prétexte pour me caresser la joue et me susurrer des mots doux à l’oreille, ne s’interrompant que le temps de siroter sa boisson rouge.

C’est sa façon à lui de me déclarer son amour, et le moyen qu’il a trouvé d’amortir les sons, les visions et les couleurs qui m’assaillent de partout. J’ai brisé le bouclier psychique que je m’étais fabriqué pour me protéger, depuis ma mort et mon retour à la vie avec mes nouveaux pouvoirs. Et je n’ai pas trouvé de solution de remplacement pour filtrer les énergies, séparer les bonnes des mauvaises. Damen, qui n’a pas ce problème, ne sait pas trop comment m’aider.

Mais maintenant qu’il est apparu dans ma vie, il n’y a plus d’urgence, car sa voix a le pouvoir d’imposer silence au monde.

Le contact de sa peau m’enivre. Un simple regard suffit à me subjuguer, m’attirer comme un aimant, à croire que nous sommes seuls au monde et que le reste de l’humanité a cessé d’exister. Damen est mon bouclier psychique idéal. La moitié de

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mon âme. Lorsque nous sommes loin l’un de l’autre, les pensées et les images qu’il m’envoie par télépathie m’apportent le même apaisement.

Pour l’heure, ses délicieux mots d’amour ne sont pas tant destinés à me protéger qu’à anticiper la soirée, à me communiquer la fièvre avec laquelle il attend cette nuit que nous allons passer dans la suite réservée au Montage Resort.

Ses lèvres me frôlent l’oreille :

— As-tu idée de ce que c’est que d’attendre quatre cents ans ?

— Quatre cents ans ? J’avais cru comprendre six cents !

Ses lèvres me chatouillent le cou :

— Malheureusement, il s’est écouté deux siècles avant que je ne te retrouve. Deux cents ans de solitude.

Je déglutis avec peine. Je sais que la solitude dont il parle était loin d’être solitaire. En fait, c’était plutôt le contraire, je le sais. Mais je m’abstiens de commentaire. J’ai la ferme intention de passer outre, de surmonter mon manque de confiance et d’aller de l’avant. J’en ai fait la promesse.

Je refuse d’imaginer comment il a passé ces deux premiers siècles sans moi.

Ou comment il s’est consolé de m’avoir perdue pendant les quatre suivants. Je ne vais pas non plus me mettre martel en tête pour les six siècles d’avance qu’il a sur moi dans l’étude et la pratique de... euh... l’art de la sensualité.

Et je ne vais certainement pas m’attarder sur les femmes magnifiques et expérimentées qu’il a connues au sens biblique du terme durant toutes ces années.

Non. Pas question. Je refuse d’y penser.

Damen rassemble mes cheveux dans sa main et les tord en une longue tresse blonde.

— Tu veux que je passe te prendre à six heures ? On pourrait aller dîner avant.

— Nous n’avons pas vraiment besoin de manger !

— Ah oui, c’est vrai. Je suis sûr qu’on peut trouver de quoi s’occuper, non ? dit-il en lâchant mes cheveux qui retombent en cascade sur mes épaules, jusqu’à ma taille.

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Je souris. J’ai averti Sabine que je dormirais chez Haven, et j’espère qu’elle ne va pas vérifier. Auparavant, elle me croyait sur parole, mais depuis que j’ai été exclue temporairement pour avoir consommé de l’alcool au lycée et que j’ai pratiquement arrêté de manger, elle a une fâcheuse tendance à surveiller mes moindres faits et gestes.

— Tu es toujours d’accord, n’est-ce pas ? demande Damen, qui s’est mépris sur mon silence et mon air distant, lesquels n’expriment que ma nervosité.

Je me penche pour l’embrasser, et dissiper les doutes (les miens, surtout), au moment où Miles pose son sac sur la table :

— Haven, regarde ! Nos deux tourtereaux sont revenus parmi nous !

Je m’écarte de Damen, les joues en feu, tandis que Haven s’assoit à côté de Miles en riant.

— Où est Roman ? demande-t-elle en jetant un regard circulaire. Quelqu’un l’a vu ?

Miles décapsule son yaourt et s’absorbe dans le texte de sa pièce :

— Oui, moi, ce matin.

En effet, il était là en histoire. Je l’ai ignoré pendant tout le cours, malgré ses nombreuses tentatives pour attirer mon attention. Après la sonnerie, pour éviter de lui parler, je suis sortie la dernière sous prétexte de chercher quelque chose dans mon sac, préférant subir le regard soupçonneux de M. Munoz –aux yeux duquel mes bonnes notes compensent difficilement mon excentricité.

Haven ouvre sa boîte à gâteau :

— Tant pis. Ce fut bref, mais agréable.

— Que veux-tu dire ?

Miles relève la tête et suit le regard écœuré de Haven. Une moue dépitée aux lèvres, elle désigne Roman qui monopolise l’attention générale à la table de Stacia, Honor, Craig et les autres.

— Ne t’inquiète pas ! Il va revenir, tu verras.

Les yeux fixés sur Roman, Haven dépiaute le glaçage rouge de son gâteau :

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— Tu t’avances un peu, tu ne crois pas ?

— Oh ! ce n’est pas la première fois, tu sais. Les nouveaux y ont tous fait une petite incursion à un moment ou à un autre.

Mais ceux qui ont vraiment quelque chose dans le ventre n’y restent jamais bien longtemps et finissent à notre table à nous.

Il éclate de rire en martelant la table en fibre de verre jaune du bout de ses ongles roses.

Je m’empresse de détourner la conversation, consciente d’être la seule à me réjouir que Roman nous ait abandonnés pour la clique des stars du lycée.

— Pas moi ! Je suis venue à votre table dès le premier jour, je te rappelle.

— Oui, tiens, c’est vrai ! s’esclaffe Miles. Je voulais parler de Damen. Tu te souviens quand il s’est momentanément Fourvoyé de l’autre côté ? Mais il n’a pas tardé à reprendre ses esprits et à revenir parmi nous. Roman fera pareil, j’en suis sûr.

Je fais tourner ma bouteille entre mes mains. J’ai beau savoir que Damen feignait de flirter avec Stacia uniquement pour m’asticoter, pour voir si je tenais à lui, l’image du couple assis côte à côte ne me quittera jamais.

Damen a deviné mes pensées, même s’il ne peut pas les lire. Il me prend la main et dépose un baiser sur ma joue :

— C’est vrai, mais j’ai vite compris mon erreur.

— Tu vois ? Il y a de l’espoir pour Roman. Et puis s’il ne revient pas, c’est qu’il n’en vaut pas la peine, un point c’est tout.

Haven lèche une bribe de glaçage sur son pouce :

— Peut-être.

Miles lui lance un regard en coin.

— Et puis qu’est-ce que ça peut te faire ? Je croyais que tu étais folle de Josh ?

— Mais je suis folle de Josh, rétorque-t-elle en essuyant des miettes invisibles sur sa jupe pour se donner une contenance.

Son aura vacille et prend une teinte verdâtre, la couleur du mensonge. Je sais qu’elle ne dit pas la vérité. Elle est mordue. Et au cas où Roman le serait aussi, Josh n’aura plus qu’à aller se rhabiller. Je déballe mon déjeuner, histoire de tromper mon

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monde en matière de nourriture, quand j’entends Roman interpeller Miles :

— Salut ! C’est à quelle heure, la première, ce soir ?

— Lever de rideau à vingt heures. Pourquoi, tu aimerais venir ?

À la façon dont ses yeux brillent et son aura scintille, il est évident que Miles espère une réponse positive.

— Pas question de rater ça.

Roman se glisse à côté de Haven en lui frôlant l’épaule sans vergogne, sachant pertinemment ce qu’il fait.

— Alors, c’était comment, chez les stars ? Tu n’es pas déçu, j’espère ?

On croirait presque qu’elle le taquine. Mais je sais qu’elle parle sérieusement, les auras ne mentent pas.

Roman écarte la mèche qui lui barre le front avec une telle douceur que Haven en rosit de plaisir.

— C’est quoi, cette histoire de stars ?

— La table où tu étais assis, balbutie-t-elle, luttant pour garder son sang-froid.

Miles repose son yaourt à moitié plein et brise l’enchantement :

— Oh, c’est pareil partout, tu sais. On se regroupe en petits cercles très fermés. Il n’y a rien à faire, c’est comme ça. Les autres, là-bas, représentent la clique des stars. Dans le système des castes scolaires, ce sont les dieux, les maîtres.

Contrairement à notre cercle à nous, surnommé « les intouchables ».

Roman se détache de Haven et ouvre sa canette de soda :

— C’est complètement débile, ce truc ! Je ne peux pas y croire !

Que tu y croies ou non, ça ne change rien, conclut Miles avec un regard d’envie vers les stars.

Il a beau répéter que nous sommes les seules personnes fréquentables du lycée, je sais bien qu’il est douloureusement conscient que la majorité des élèves de Bay View pensent le contraire.

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— Parle pour toi. Moi, je ne donne pas dans la ségrégation, mon vieux. Je veux vivre dans une société libre et ouverte, où j’ai le loisir d’aller où je veux et d’explorer tous les possibles, tu vois ? Et toi, Damen, tu y crois, à ces histoires ?

Damen hausse les épaules sans détacher son regard du mien. Il se moque éperdument des maîtres et des intouchables, des gens fréquentables et de ceux qui ne le sont pas. La seule raison pour laquelle il s’est inscrit au lycée, c’est moi.

Haven s’absorbe dans la contemplation de ses ongles vernis de noir :

— Les rêves, c’est bien beau, soupire-t-elle, mais ce serait merveilleux de pouvoir les réaliser de temps en temps.

— C’est là que tu te trompes, ma douce. C’est davantage qu’un rêve. Et je compte bien le concrétiser, tu verras.

Il lui adresse un sourire qui éclaire l’aura de Haven d’un joli rose à paillettes.

— Ah ? Tu te prends pour le Che Guevara de Bay View ?

Ma voix se teinte d’une pointe de venin que je n’essaie pas de dissimuler. Une telle agressivité ne me ressemble pas. Mais l’irrésistible aura jaune orange de Roman me déstabilise.

Il me lance son sourire ravageur et me déshabille du regard. On dirait qu’il voit tout, qu’il sait tout, que je n’ai nulle part où me cacher.

— J’avoue que oui. Tu peux me considérer comme un révolutionnaire parce que, avant la fin de la semaine prochaine, ce système de castes sera aboli, c’est moi qui te le dis. On va renverser ces barrières, coller toutes les tables ensemble et faire la fête !

Je fronce les sourcils pour esquiver la formidable énergie qu’il braque vers moi :

— Parce que tu te prends pour un prophète, en plus ?

Pas du tout vexé, il pouffe d’un rire chaleureux, insouciant et communicatif. Personne ne soupçonnerait qu’il recèle une sorte de message codé, un brin de malice, quelque chose d’inquiétant et de menaçant qui ne s’adresse qu’à moi.

Haven essuie ses lèvres maculées de rouge :

— Je le croirai quand je le verrai.

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— Voir, c’est déjà croire, ma belle, répond Roman sans me quitter des yeux.

À la sonnerie, Roman, Haven et Miles retournent en cours, tandis que Damen et moi restons en arrière :

— Qu’en penses-tu, toi, de cette histoire ?

— Quelle histoire ?

— La révolution selon Roman.

J’attends désespérément une réponse qui me confirme que je ne suis ni jalouse, ni possessive, ni folle, que quelque chose cloche chez Roman, que je n’ai rien inventé.

Mais Damen évacue la question d’un revers de main :

— Je me fiche de Roman. La seule qui m’intéresse, c’est toi.

Il m’attire à lui et m’embrasse à perdre haleine. Nous sommes debout au milieu de la cour, comme si nous étions seuls au monde. Comme si l’univers tout entier s’était concentré en un seul point. Quand je m’écarte de lui, le leu qui me consume m’empêche pratiquement de parler.

Je bredouille en lui prenant la main :

— On va être en retard.

Il ne bouge pas d’un millimètre. Au contraire, il promène ses lèvres dans mon cou, sur ma joue, sur ma tempe :

— Et si on séchait les cours, cet après-midi ? On serait tellement mieux ailleurs !

Son magnétisme me ferait presque flancher. Je secoue la tête et m’éloigne. Il a fini ses études il y a plusieurs siècles et trouve l’école insupportable. Moi aussi, d’ailleurs. Quand on sait déjà tout ce que les professeurs essaient de vous inculquer, on finit forcément par se demander ce que l’on fabrique là. Mais l’école reste l’une des rares choses à peu près normales de mon existence. Alors j’y tiens, sachant depuis mon accident que je ne redeviendrai plus jamais comme avant. Damen finit par me suivre en traînant les pieds.

— C’est toi qui me répètes qu’il faut sauver les apparences à tout prix. Donc, on va en classe et on fait semblant de s’appliquer !

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— Personne ne trouverait curieux que deux adolescents normalement constitués sèchent l’école pour prendre un peu d’avance sur le week-end, non ?

Son sourire, la chaleur de ses magnifiques yeux noirs réussiraient presque à me convaincre.

Je ne cède pas, lui saisis fermement le bras et l’entraîne vers la salle de cours.

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Neuf

Comme nous projetons de passer la nuit ensemble, Damen ne m’accompagne pas chez moi après les cours. Je me contente d’un rapide baiser sur le parking avant de monter dans ma voiture et de mettre le cap sur le centre commercial.

J’ai l’intention de m’acheter quelque chose de joli pour la soirée, en l’honneur de la pièce de Miles et de mon rendez-vous – nos grands débuts à tous les deux, quoique dans des domaines différents. En consultant ma montre, je constate que je n’ai pas beaucoup de temps. J’aurais dû écouter Damen et sécher les cours cet après-midi.

Je traverse le parking en cherchant Haven des yeux. Nous ne nous sommes pas beaucoup vues depuis l’épisode Drina.

Ensuite, elle et Josh sont devenus quasi inséparables, même s’il ne fréquente pas le même lycée que nous. Il est d’ailleurs parvenu à la désintoxiquer de ses groupes de dépendance, c’est tout dire. Le soir après les cours, elle avait l’habitude d’écumer les sous-sols des églises pour se bourrer de jus de fruit et de petits gâteaux, tout en inventant son addiction du jour, une histoire à faire pleurer dans les chaumières. Elle avait l’air si heureuse que je ne lui en voulais pas. J’étais contente qu’elle ait enfin trouvé quelqu’un qui l’apprécie et lui veuille du bien. Elle commençait à me manquer, et j’aurais bien aimé passer un peu de temps avec elle. Je la repère enfin, appuyée contre la voiture rouge de Roman – une décapotable de collection. Soudain, elle lui saisit le bras dans un grand éclat de rire. La sévérité de son jean slim noir, de son gilet étriqué de la même couleur sur son débardeur Fall Out Boy, et de ses cheveux noirs striés d’une mèche rouge vif et soigneusement ébouriffés, est tempérée par son aura rose qui s’étire et les enveloppe tous les deux. Si

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Roman partage ses sentiments, Josh sera bientôt remplacé, c’est évident. Je dois intervenir avant qu’il ne soit trop tard, mais quand je ralentis à leur hauteur Roman me jette un regard appuyé si lourd de sous-entendus que j’appuie sur la pédale et file en trombe.

Il fait tellement chaud que je préfère me rendre au centre commercial couvert de South Coast Plaza plutôt qu’à la galerie en plein air de Fashion Island, ce que les autochtones trouveraient aberrant.

Mais moi, je ne suis pas d’ici. Je viens de l’Oregon. Pour moi, le début du printemps, c’est un vrai printemps avec son lot d’averses, de nuages et de boue. Pas cette espèce d’été trop chaud pour être honnête. A ce qu’on dit, ça ne fera qu’empirer, ce qui me fait languir de ma terre natale plus que jamais.

D’ordinaire, je me débrouille pour éviter les lieux de ce genre, tellement chargés de lumière, de bruit et d’énergie que je finis toujours par être submergée et avoir les nerfs en pelote.

Sans Damen pour me tenir lieu de bouclier, je me rabats sur mon fidèle iPod.

Je coiffe les écouteurs et règle le volume, afin que le bruit amortisse la cacophonie ambiante, à l’exception des auras qui tourbillonnent et des esprits désincarnés qui flottent – j’ai beau avoir rétréci mon champ de vision, ils me passent réellement sous le nez. J’entre chez Victoria’s Secret et gagne directement le rayon des nuisettes sexy, sans remarquer la présence de Stacia et d’Honor.

Stacia se rue sur moi, comme sur un casier étiqueté

« Gucci – Moitié prix » ! De son index parfaitement manucuré, elle désigne le déshabillé que je tiens à la main, fendu de haut en bas et retenu à la taille par une ceinture incrustée de strass.

— Tu ne vas quand même pas acheter ça ! s’égosille-t-elle.

Je l’avais décroché par pure curiosité, mais à voir sa tête de greluche réjouie et à entendre ses pensées moqueuses, j’ai l’impression d’être la dernière des idiotes.

Comme si de rien n’était, je remets le cintre à sa place, rajuste mes écouteurs et me dirige vers les ensembles en coton, davantage dans mon style.

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Les petits caracos à rayures rose vif et orange risquent de faire sourire Damen, qui a sûrement une prédilection pour quelque chose de plus affriolant. Avec davantage de dentelle et beaucoup moins de coton. En un mot, quelque chose de plus sexy. Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir que Stacia et son petit caniche me suivent toujours.

— Oh, regarde, Honor ! ricane Stacia. Miss Tarée n’arrive pas à choisir entre provocant et charmant. Dans le doute, il faut choisir le provocant, toujours. On ne risque pas de se tromper.

Et puis, si je me souviens bien, Damen n’est pas très porté sur le charmant.

Je me fige, la gorge serrée par une jalousie absurde. Je me contrôle, respire à fond et continue à examiner les dessous avec une feinte indifférence. Je ne vais pas lui accorder le plaisir de croire que son venin m’atteint.

Pour autant que je sache, ce qui s’est passé entre eux n’était ni provocant ni charmant, pour la bonne raison que cela n’existait pas. Damen feignait de flirter pour me faire réagir.

Rien que d’y penser, j’en ai des crampes à l’estomac.

Honor consulte son téléphone pour la centième fois, pour voir si Craig a répondu à son message :

— Allez, viens ! Elle ne t’entend pas.

Stacia ne bouge pas, elle s’amuse beaucoup trop pour abandonner si facilement.

— Mais bien sûr, qu’elle m’entend ! Ne crois pas que son iPod et ses écouteurs l’en empêchent. Elle entend tout ce que l’on dit et ce que l’on pense. En plus d’être une pauvre débile, Ever est une sorcière.

Je fais demi-tour et gagne l’autre bout du magasin, jetant un coup d’œil aux soutiens-gorge rembourrés et aux corsets, en me répétant comme un mantra : « Ignore-la, ignore-la, pense à autre chose, elle va bien finir par s’en aller ! ».

Mais Stacia n’en a aucunement l’intention. Elle m’agrippe par le bras et me tire vers elle :

— Ne fais pas ta timide. Montre à Honor quelle dégénérée tu es !

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Elle serre mon bras avec une force inouïe, son regard se visse au mien, et m’envoie un flot d’énergie sombre qui me perturbe. Elle s’efforce de me désarçonner, sachant exactement ce dont je suis capable, depuis cette scène mémorable dans le couloir du lycée. Seulement, cette fois-là, elle ne l’avait pas fait exprès car elle l’ignorait.

— Viens, Stacia, on y va, j’en ai assez ! couine Honor, de plus en plus mal à l’aise.

Stacia ne l’écoute pas. Elle se cramponne à mon bras, les ongles plantés dans ma chair.

— Allez, dis-lui. Dis-lui ce que tu vois !

Je ferme les yeux et mon estomac fait des vagues, tandis que ma tête s’emplit d’images similaires à celles de la dernière fois : Stacia se hissant au sommet de la pyramide de la célébrité à coups de griffes et de pied, écrasant ceux qui se trouvent au-dessous. Y compris Honor – surtout Honor, qui n’ose se rebeller, de peur de perdre sa popularité...

Je pourrais lui révéler l’effrayante personnalité de l’horrible Stacia... Je pourrais aussi, pour me dégager, envoyer valser Stacia à travers le magasin dont elle exploserait les vitres de verre blindé en se fracassant le crâne...

Mais je ne veux pas. L’autre fois, quand j’avais perdu mon sang-froid et révélé à Stacia les horreurs que je savais d’elle, c’était une bourde monumentale. Je ne peux me payer le luxe de commettre une nouvelle erreur. Il ne s’agit plus seulement de me protéger. Il y a des secrets bien plus importants en jeu, des secrets qui concernent aussi Damen. Je dois avoir l’air normal et la laisser croire qu’elle est plus forte que moi.

Honor regarde sa montre avec exaspération, impatiente de partir. Je me prépare à me libérer en bousculant accidentellement Stacia au passage, quand je perçois une image si répugnante que, de saisissement, je renverse un portant de lingerie.

Des soutiens-gorge, des strings, des porte-jarretelles vont s’écraser par terre.

Et moi par-dessus, telle la cerise sur le gâteau.

Stacia et Honor se gondolent de rire :

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— Seigneur ! Elle est hystérique, cette tarée !

Sans perdre une minute, elle sort son téléphone pour filmer la scène. Elle fait un gros plan sur mes tentatives infructueuses pour me libérer d’un porte-jarre telles en dentelle rouge enroulé autour de mon cou. Elle louche pour faire la mise au point tandis que je me débats pour me relever :

— Allez, au boulot, tu n’as pas de temps à perdre pour ranger ce bazar ! Tu sais ce qu’on dit, quand on abîme quelque chose, on l’achète !

Je me redresse et les regarde se sauver en courant à l’approche d’une vendeuse. Stacia fait une halte, le temps de me lancer par-dessus son épaule :

— Je t’ai à l’œil, Ever. Je n’en ai pas encore fini avec toi.

Loin de là, tu peux me croire.

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Dix

En entendant Damen arriver, je me précipite devant mon miroir pour inspecter ma tenue une dernière fois. Je veux m’assurer que la robe, ma nouvelle lingerie, tout est bien à sa place et le restera... Enfin, jusqu’à ce que le moment vienne de les retirer.

La vendeuse de Victoria’s Secret et moi avons réparé le désordre. Et puis elle m’a aidé à choisir un charmant ensemble culotte et soutien-gorge, ni en coton ni outrageusement sexy, qui ne soutient ni ne couvre grand-chose toutefois, mais c’est le but du jeu, je suppose. Après quoi, j’ai acheté chez Nordstrom une petite robe verte et des sandales à semelles compensées avec de fines lanières, très mignonnes. Au retour, je me suis arrêtée pour une manucure-pédicure express, chose que j’ai omis de faire depuis... depuis l’accident qui a brisé mon ancienne vie, dans laquelle j’étais adulée et féminine jusqu’au bout des ongles, comme Stacia.

À la différence que je n’ai jamais ressemblé à Stacia. Bien sûr, je faisais partie des pom-pom girls et j’avais un tas d’amis, mais jamais je n’ai été une sale garce comme elle.

En l’absence de ma tante, Damen monte directement dans ma chambre. Il s’adosse au chambranle de la porte et me sourit.

— À quoi penses-tu ?

Je détaille sa tenue : jean noir, chemise noire, veste noire, et ses éternelles bottes de moto noires. Mon cœur fait un saut périlleux.

— Je pensais à ces quatre cents dernières années.

Je rectifie, en voyant ses yeux s’assombrir d’inquiétude :

« Non, non, ce n’est pas ce que tu crois, je pensais à notre passé commun, où nous n’avons jamais réussi à... enfin... Je voulais

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dire que je suis heureuse que ces quatre siècles soient derrière nous. »

Damen s’approche, il m’enlace la taille et me serre contre lui. Je le dévore du regard. Ses yeux sombres, sa peau douce, ses lèvres sensuelles, tout me ravit chez lui.

— J’en suis heureux, moi aussi, affirme-t-il. Non, je retire ce que j’ai dit : je suis plus qu’heureux, je suis aux anges. Non, ce n’est pas ça non plus. Il va falloir inventer un mot nouveau.

Tu es plus belle que jamais, ce soir, me chuchote-t-il à l’oreille.

Je veux que tout soit parfait. J’ai si peur de te décevoir !

Je sursaute de surprise. Comment peut-il penser une chose pareille, alors que c’est moi qui redoute de ne pas être à la hauteur ?

D’un doigt, il me relève le menton. Je l’embrasse passionnément.

— Et si on allait directement au Montage ?

— D’accord, dis-je en l’embrassant de plus belle.

La lueur d’espoir que je décèle dans ses yeux me fait regretter ma plaisanterie.

— Non, impossible. Miles me tuera si je rate ses débuts.

Je guette un sourire complice, qui ne se vient pas.

Damen a l’air tendu, soucieux. J’ai perdu une occasion de me taire. Mes vies précédentes se sont achevées lors des nuits que nous avions projeté de passer ensemble. Je ne me souviens peut-être pas des détails, mais lui, si. Quelques secondes plus tard, son visage a repris des couleurs :

— Heureusement que tu ne risques pratiquement plus rien.

Je ne vois pas ce qui pourrait nous séparer, aujourd’hui.

En entrant dans le théâtre, je remarque Haven et Roman, assis épaule contre épaule. En l’absence de Josh, elle le regarde et boit ses paroles avec adoration. Je suis moi aussi placée près de Roman, ce qui, contrairement à elle, est loin de m’enthousiasmer : Damen s’installe de l’autre côté et je l’imite à contrecœur, ne voulant pas faire d’histoires. L’énergie qui émane de Roman me submerge aussitôt et son regard insistant, que je sens sur ma nuque, me donne la chair de poule.

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Pour penser à autre chose, je parcours des yeux le théâtre quasi plein. L’arrivée de Josh, mèche noire sur l’œil, en jean slim noir, ceinture à clous, chemise blanche impeccable, fine cravate à damiers, des bonbons et des bouteilles d’eau plein les bras, fait une heureuse diversion. Haven et lui sont si bien assortis ! me dis-je, soulagée. Heureusement qu’elle ne l’a pas encore plaqué...

Il s’assoit dans le fauteuil de l’autre côté de Haven, et passe deux bouteilles dans ma direction :