— Quelqu’un veut de l’eau ?
J’accepte une bouteille et propose l’autre à Damen, qui refuse d’un signe de tête, son élixir rouge à la main.
Roman se penche dans sa direction et désigne le flacon.
— C’est quoi, ce truc que tu sirotes à longueur de journée ?
C’est de l’alcool ? Ne sois pas radin, fais-en profiter les copains !
Il tend la main en remuant les doigts d’un air de défi.
Je suis sur le point d’intervenir, de peur que Damen, par gentillesse, n’accepte d’en donner une gorgée à Roman, quand le rideau se lève au son de la musique. Roman n’insiste pas et se carre dans son siège, sans me quitter des yeux.
Miles est époustouflant. À tel point que je me surprends parfois à tendre l’oreille lorsqu’il joue ou chante, alors que le reste du temps j’ai la tête ailleurs... Dire que je vais perdre ma virginité, pour la première fois depuis quatre cents ans !
C’est tellement incroyable de penser que durant ces incarnations successives où nous nous aimions à la folie, nous n’avons jamais réussi à franchir cette étape cruciale.
Mais ce soir, cela va changer.
Tout va changer.
Ce soir, nous enterrerons le passé et dessinerons l’avenir de notre amour éternel.
Quand le rideau tombe, tout le monde se lève et se dirige vers les coulisses.
— Nous avons oublié d’acheter des fleurs pour Miles ! dis-je en arrivant devant la porte.
— Mais non ! Nous avons toutes les fleurs que nous voulons !
- 61 -
Je lève un sourcil dubitatif. Je ne vois pas le moindre pétale à l’horizon.
— De quoi parles-tu ?
Je suis électrisée par le contact de ses doigts sur mon bras nu.
— Ever, ces fleurs existent quelque part. Il suffit de les matérialiser, comme tu sais le faire. Je jette un coup d’œil alentour pour m’assurer que per sonne n’écoute notre drôle de conversation. J’ai honte de lui avouer que je m’en sens incapable. J’aimerais qu’il s’en charge lui-même. De plus, ce n’est vraiment pas le moment de me dispenser un cours.
— Je n’y arriverai jamais !
— Bien sûr que si. Je ne t’ai donc rien appris ?
C’est vrai. Il a réellement essayé, mais je suis nulle, et si peu concentrée !
— Je préférerais que tu t’en occupes, je répète au risque de le décevoir. Tu es beaucoup plus rapide que moi. Si j’essaie moi-même, ça risque de faire un peu désordre. Nous serions forcés de donner des explications, et...
Damen ne mord pas à l’hameçon.
— Comment veux-tu apprendre, si tu comptes toujours sur moi ?
Je sais qu’il a raison, mais je ne veux pas perdre un temps précieux à tenter de faire surgir un bouquet de roses – qui pourrait ne jamais apparaître, d’ailleurs. J’aimerais féliciter Miles au plus tôt, lui offrir ses fleurs, mettre le cap sur le Montage et commencer enfin notre soirée. Dire qu’il y a quelques minutes à peine, Damen avait l’air aussi pressé que moi, et le voilà qui joue les professeurs zélés. J’avoue être un peu déçue.
Je lui décoche mon plus beau sourire en jouant avec le col de sa veste :
— Tu as raison, je promets de faire des efforts.
Et j’ajoute, en lui effleurant l’oreille d’un doigt caressant, sûre qu’il va craquer :
— Juste pour cette fois, allez, s’il te plaît ! Tu es tellement plus doué que moi ! On partira tout de suite après, et...
- 62 -
Sans me laisser le temps de terminer ma phrase, il ferme les yeux, la main tendue comme s’il tenait un bouquet. Je jette un rapide coup d’œil alentour pour vérifier que personne ne nous observe, espérant en finir au plus vite.
La panique me gagne. Il ne se passe rien, et je note pour la seconde fois en deux jours qu’une goutte de sueur dégouline le long de sa joue.
Rien d’anormal en soi. Seulement, Damen ne transpire jamais, ni ne tombe malade. Et il n’est jamais de mauvaise humeur non plus. Quelle que soit la température ou l’effort physique, il reste frais et dispos et se montre toujours à la hauteur.
Jusqu’à hier, où il n’a pas réussi à faire apparaître le portail.
Et voilà que ce soir il échoue à produire un simple bouquet de fleurs.
Je lui demande s’il va bien et lui effleure le bras, mais ne ressens qu’une vague onde de chaleur au lieu du raz-de-marée habituel.
Il lève les paupières et me lance un coup d’œil avant de refermer les yeux :
— Bien sûr, que ça va.
Un bref regard qui me glace le sang.
Ce ne sont pas des yeux débordants d’amour, mais froids, distants, presque hostiles. Comme hier. Je le regarde se concentrer, les sourcils froncés, la lèvre supérieure ourlée de sueur, déterminé à en finir une bonne fois afin que nous puissions passer une soirée de rêve dans les bras l’un de l’autre.
Comme la situation menace de s’éterniser et que je n’ai pas envie qu’il échoue encore, je ferme les yeux à mon tour.
J’imagine deux magnifiques douzaines de roses rouges, respire leur parfum et sens les pétales veloutés au bout de leurs tiges épineuses...
— Aie !
Damen porte l’index à sa bouche, même si la piqûre cicatrise instantanément. Il est persuadé que les fleurs sont son œuvre, et ce n’est pas moi qui vais le détromper.
- 63 -
— J’ai oublié le vase ! s’exclame-t-il.
— Attends ! Laisse-moi essayer. J’ai besoin de m’exercer, tu as parfaitement raison.
Les yeux clos, je visualise le vase du salon, orné d’un joli motif à facettes scintillantes.
Damen éclate de rire :
— Du cristal de Waterford, tu ne te refuses rien ! Il va croire que nous sommes riches comme Crésus !
Ouf, la crise est passée. Il a retrouvé son sens de l’humour, on dirait. Il me fourre le vase entre les mains :
— Tu veux bien l’apporter à Miles, pendant que je vais chercher la voiture ?
Je remarque une certaine tension autour de ses yeux. Son front pâle est encore humide de sueur.
— Tu es sûr ? Pourquoi ne pas y aller ensemble ? Rien ne nous oblige à rester longtemps.
— Oui, mais si je rapproche la voiture de la sortie, on évitera les embouteillages et on pourra filer plus vite. Je croyais que tu étais pressée...
Je le suis autant que lui. En même temps, je ne peux me départir d’une certaine inquiétude à cause de son incapacité à matérialiser quoi que ce soit et de l’éclat glacial que j’ai surpris dans ses yeux.
Je le regarde avaler une gorgée de sa bouteille et, repensant à la vitesse à laquelle sa blessure s’est cicatrisée, j’essaie de me convaincre que c’est bon signe.
Je sais aussi que 111011 anxiété risque de l’agacer.
D’accord, va chercher la voiture. Je t’attends dans les coulisses.
Comment ignorer la troublante fraîcheur de sa joue, lorsque je me penche pour l’embrasser ?
- 64 -
Onze
En arrivant dans les coulisses, je trouve Miles toujours vêtu de la minirobe et des bottes blanches à semelles compensées de Tracy Turnblad dans Hairspray, au milieu d’un cercle de parents et d’amis.
Je lui tends les fleurs, en évitant de l’embrasser pour ne pas absorber son énergie. Je suis si nerveuse que j’ai le plus grand mal à contenir la mienne, d’énergie :
— Bravo, c’était absolument génial ! Je ne savais pas que tu chantais si bien.
Miles repousse les mèches rebelles de sa perruque et plonge son nez dans les roses :
— Bien sûr que si, je chante à tout bout de champ dans ta voiture !
— Oui, mais pas aussi bien.
C’est vrai. Il a vraiment été excellent, et j’ai l’intention de revoir la pièce un soir où je serai moins à cran.
— Où est Holt ? je demande, même si je connais la réponse, histoire de meubler la conversation en attendant Damen. Vous vous êtes réconciliés, non ?
Miles me fait les gros yeux en désignant son père du menton, et j’esquisse une petite grimace en articulant
« désolée » du bout des lèvres. J’avais oublié qu’il n’avait fait son coming out qu’avec ses amis. Il bat des faux cils et passe une main dans sa perruque blonde :
— Ça va, ne t’inquiète pas. J’ai eu un petit passage à vide, mais c’est passé. Tiens, en parlant du prince charmant...
- 65 -
Je me retourne, le cœur battant, dans l’espoir de voir apparaître Damen, et n’essaie même pas de cacher ma déception... Il s’agit de Haven et Josh.
— Qu’en penses-tu ? Tu crois que c’est parti pour durer, ces deux-là ?
Josh enlace Haven et la serre tendrement contre lui. Peine perdue, elle n’a d’yeux que pour Roman. Elle imite ses gestes, sa façon d’éclater de rire en renversant la tête en arrière ou de mettre les mains dans ses poches. Toute son attention se focalise sur lui, comme si Josh n’existait plus. J’ai malheureusement l’impression que c’est une attirance à sens unique, car Roman serait bien du genre à la séduire juste pour le sport, quitte à la laisser tomber ensuite.
Je hausse les épaules comme si je n’avais pas d’opinion sur la question.
— Heather donne une fête chez elle pour toute la troupe, vous voulez venir, Damen et toi ? C’est la fille qui joue Penny Pingleton, précise-t-il devant mon air interrogateur.
Je ne sais pas de qui il parle, mais pour ne pas l’avouer, je hoche la tête d’un air entendu.
— Ne me dis pas que vous étiez tellement occupés à vous bécoter que vous n’avez rien vu de la pièce !
— Pas du tout ! J’ai tout vu, je t’assure !
Mes joues passent par toutes les nuances du rouge. Je sais qu’il ne me croit pas, alors que je dis la vérité. Damen et moi avons été des modèles de vertu, les mains étroitement enlacées.
Les messages télépathiques que nous échangions valaient bien tous les baisers du monde. J’ai effectivement suivi la pièce du début à la fin, mais j’avais la tête ailleurs, dans notre chambre au Montage, plus exactement.
Miles a deviné que la réponse est non, mais il n’a pas l’air fâché pour autant.
— Alors, vous venez, oui ou non ? insiste-t-il pour la forme.
Entre nous, je ne vois pas ce que vous pourriez avoir de mieux à faire, si tu veux mon avis.
- 66 -
Je brûle de le mettre dans la confidence, car je sais que je peux avoir toute confiance en lui. Je suis sur le point de me livrer, quand Roman débarque, Josh et Haven sur ses talons.
Il m’enveloppe d’un regard insistant :
— On y va ? J’ai une place dans ma voiture, si ça intéresse quelqu’un.
Miles secoue la tête.
— Merci, mais Holt m’emmène, et Ever a autre chose en tête, apparemment. Un plan top secret dont elle refuse de parler.
Roman me déshabille des yeux. Et même si les commentaires qu’il formule dans sa tête sont plus flatteurs que vulgaires, ils me donnent la chair de poule.
Je louche vers la porte. Damen devrait déjà être là. Je m’apprête à lui envoyer un message télépathique pour lui demander de se dépêcher, quand Roman m’arrête dans mon élan.
— Tu as dû tellement bien le garder, ton secret, que Damen n’était pas au courant, on dirait. Je l’ai vu partir il y a cinq minutes. Je reçois comme un coup de poing dans l’estomac et réprime un frisson.
— Mais non, il est allé chercher la voiture, je grince. Roman me jette un regard de pitié :
— Ah bon ? Tout à l’heure, en allant fumer une cigarette, je l’ai vu sortir en trombe du parking...
- 67 -
Douze
Je me précipite dehors, et dès que mes yeux s’accoutument à l’obscurité, je distingue une rangée de poubelles qui débordent, des éclats de verre, un chat de gouttière affamé... mais pas de traces de Damen.
J’avance en chancelant, l’œil aux aguets, le cœur battant, près d’éclater. Je refuse de croire que Damen m’a plantée là. Il ne me laisserait jamais en plan de cette façon, Roman est un sale menteur !
Appuyée au mur de pierre, je ferme les yeux pour essayer de me brancher sur son énergie. Je lui envoie un SOS
télépathique, un message plein d’amour et d’inquiétude, qui reste sans réponse. Je slalome entre les voitures vers la sortie, le téléphone collé à l’oreille, lui laissant une flopée de messages, tout en inspectant l’intérieur des voitures.
Quand le talon de ma chaussure droite se casse, je m’en débarrasse et continue pieds nus. Je me fiche de mes chaussures, je peux en recréer une centaine si je veux.
Mais pas un autre Damen.
Le parking finit par se vider, et toujours pas trace de Damen. Je me laisse tomber sur le trottoir, en nage, épuisée, fourbue, pour examiner les coupures et les ampoules à mes pieds, qui cicatrisent en un clin d’œil.
Si seulement je pouvais déchiffrer ses pensées ! Mais je n’ai jamais été capable de pénétrer son esprit. C’est l’une des choses qui me plaisent le plus, chez lui. Il est le seul en qui je ne puisse pas lire, ce qui me donne l’impression d’être normale. Et comme
- 68 -
par un fait exprès, c’est justement ce qui m’empêche de le retrouver aujourd’hui.
— Je te dépose quelque part ?
Roman se tient devant moi, ses clés de voiture dans une main et mes sandales cassées dans l’autre.
Je fais signe que non, sans le regarder. J’aimerais bien qu’il me raccompagne à la maison, mais je préférerais marcher sur des charbons ardents et du verre pilé plutôt que de monter en voiture avec lui.
— Allez, viens ! Je ne mords pas, tu sais.
Je me lève, lisse ma robe et fourre mon téléphone dans mon sac.
— Merci, ça va.
Un sourire aux lèvres, Roman s’approche de moi au point que nos pieds se frôlent presque.
— Tu en es sûre ? Parce que franchement, on ne dirait pas.
Je fais volte-face et gagne la sortie sans me retourner :
— Je veux dire que tu as vraiment l’air mal en point, ajoute-t-il derrière moi. Tu t’es regardée, Ever ? Tu es pieds nus, décoiffée, et en plus il semble bien que ton copain t’ait laissée tomber.
Je respire un grand coup et m’éloigne dans l’espoir qu’il finira par se fatiguer et me laisser tranquille.
— N’empêche que tu es toujours aussi sexy. Je me demande vraiment ce qu’il a dans le crâne, ce pauvre Damen.
Parce que, si tu veux mon avis...
Je stoppe net et me retourne d’un bloc, malgré mes bonnes résolutions. Avec un frisson de dégoût, je surprends une lueur malsaine dans son regard posé sur mes jambes, ma taille, ma poitrine...
Mes mains tremblent, mais je me rappelle que je n’ai rien à craindre et suis tout à fait capable de maîtriser la situation. J’ai peut-être l’air d’une pauvre fille sans défense, mais ce n’est qu’une apparence. Je suis plus forte que jamais, et si je le voulais je pourrais l’assommer d’un coup de poing, le soulever de terre et l’envoyer valdinguer à travers le parking. Et je suis très tentée de le prouver, croyez-moi !
- 69 -
— Personne ne t’a rien demandé, que je sache.
Il me décoche son sourire langoureux qui semble embobiner tout le monde, sauf moi. Une telle familiarité amusée et perspicace paraît dans ses yeux bleu acier, vrillés aux miens, que ma première impulsion est de prendre mes jambes à mon cou.
Je me domine.
J’ai l’impression que ce type me lance un défi permanent, et il est hors de question que je batte en retraite.
— Je n’ai pas besoin que tu me déposes où que ce soit, vu ?
Je me remets à marcher, mais je sens sa présence, son haleine glaciale dans mon dos :
— Ever, attends ! Je ne voulais pas te vexer.
Je ne ralentis pas, au contraire. Je veux mettre la plus grande distance possible entre nous.
— Allez, quoi ! J’essaie juste de t’aider. Damen s’est fait la belle et tout le monde est parti... Je suis ta dernière chance. Je prie pour qu’il s’en aille afin que je puisse faire apparaître une nouvelle paire de chaussures, une voiture, et rentrer à la maison.
— J’ai d’autres solutions.
— Ah bon ? Moi, je n’en vois pas.
Je continue à marcher, espérant qu’il comprendra que la discussion est close. Mais non.
— Tu préfères rentrer à pied, plutôt que je te ramène ?
J’arrive à un carrefour et presse à plusieurs reprises le bouton du feu de signalisation. J’attends avec impatience que le feu passe au vert, pour traverser et me débarrasser de lui.
Sa voix se fait suave et persuasive :
— Je ne comprends pas pourquoi, mais nous sommes visiblement partis sur de mauvaises bases. J’ai l’impression que tu me détestes.
Il a l’air sincère, comme s’il voulait vraiment tourner la page, faire amende honorable.
Je ne veux pas repartir sur de bonnes bases, ni faire amende honorable, ni rien du tout. J’aimerais qu’il s’en aille et
- 70 -
me laisse tranquille, afin que je puisse partir à la recherche de Damen.
Pourtant, je ne peux pas me résoudre à lui laisser le dernier mot. Je tourne la tête et lance par-dessus mon épaule :
— Ne te flatte pas, Roman. Détester implique que l’on n’est pas indifférent. Donc, je ne vois vraiment pas comment je pourrais te détester.
Son regard dans mon dos me glace le sang. Je traverse la rue en courant, sans attendre le feu vert. J’évite de justesse deux voitures arrivant à toute allure.
— Et tes chaussures ? C’est dommage de les jeter, je suis sûr qu’on peut les réparer !
Je ne m’arrête pas. Je n’ai pas besoin de me retourner pour le voir esquisser une profonde révérence, les bras grands ouverts, une sandale dans chaque main. Son rire me poursuit jusqu’à l’autre côté de la rue.
- 71 -
Treize
Parvenue sur le trottoir d’en face, je me dissimule à l’arrière d’un immeuble, pour laisser passer le roadster Aston Martin rouge cerise de Roman. Je patiente encore un peu, histoire de m’assurer qu’il ne rebrousse pas chemin.
Je veux retrouver Damen et comprendre ce qui lui est arrivé, pourquoi il a disparu sans un mot. Il attendait ce moment comme moi, depuis quatre cents ans. S’il n’est pas ce soir à mon côté, c’est que quelque chose de terrible est arrivé.
D’abord, il me faut une voiture. On ne peut aller nulle part dans le comté d’Orange sans véhicule. Je ferme les yeux et imagine la première qui me vient à l’esprit : une Coccinelle bleu ciel, pareille à celle de Shayla Sparks, la fille la plus décontractée de mon ancienne école de Hillcrest. Je la revois, cette drôle d’auto dont la capote noire résistait vaillamment aux pluies continuelles de l’Oregon. On dirait qu’elle est là, devant moi, pimpante et brillante. Je sens mes doigts se refermer sur la poignée de la portière, entends le bruissement du cuir quand je me glisse sur le siège et ajoute la touche finale, une tulipe rouge dans un petit vase à ventouse collé au pare-brise.
Mon carrosse est prêt. Sauf que j’ai oublié la clé.
Mais ça n’a jamais arrêté Damen. Je ferme de nouveau les yeux et lui ordonne de démarrer, me rappelant le ronronnement que produisait la voiture de Shayla quand, depuis le trottoir, mon ex-meilleure amie Rachel et moi, vertes de jalousie, regardions ses amis s’entasser sur les sièges après l’école.
- 72 -
Dès que le moteur tourne, je me dirige vers Coast Highway.
Je décide de commencer par le Montage puisque c’est là que nous devions nous retrouver, et d’aviser sur place.
La circulation est dense à cette heure, un vendredi soir, mais ça ne me décourage pas. Je me concentre, anticipe les réactions des autres conducteurs, slalome adroitement entre les voitures et parviens très vite devant l’hôtel. Je saute de ma Coccinelle et fonce vers l’entrée, lorsque le voiturier m’interpelle :
— Hé, attendez ! Vous ne me donnez pas la clé ?
Hors d’haleine, je vois son regard fixé sur mes pieds nus.
Je n’ai vraiment pas de temps à perdre avec ces détails.
— Laissez tourner le moteur, je reviens tout de suite ! Je lui lance au passage en reprenant ma course.
Je file à l’accueil en doublant une file de clients maussades, chargés de sacs de golf et de valises siglés à leurs initiales. Leur avion a eu quatre heures de retard, se plaignent-ils en chœur. Je suis accueillie par des protestations et des grincements de dents quand je passe devant le couple de quinquagénaires dont c’était le tour.
Ignorant ces remous dans mon sillage, je m’agrippe au comptoir pour ne pas tomber.
— Damen Auguste est-il arrivé ? L’hôtesse adresse au couple derrière moi un bref regard signifiant : « Ne vous en faites pas, je me débarrasse de cette folle et je suis à vous ! ».
— Je vous demande pardon ?
Je répète aussi clairement que je le peux, me forçant au calme :
— Damen. Auguste.
Elle me lance un regard dédaigneux et articule, sans presque bouger les lèvres :
— Je regrette, mais je ne puis divulguer ce genre d’information.
Elle rejette sa longue queue-de-cheval brune derrière son épaule d’un geste sec et définitif, tel un point final.
Je plisse les paupières et me concentre sur son aura orange vif, témoin d’un sens de l’organisation et d’un self-control à
- 73 -
toute épreuve. Sans doute ses deux vertus cardinales. Qualités qui, entre parenthèses, me font cruellement défaut, je viens de le prouver en passant devant tout le monde comme une sauvage. Il va me falloir entrer dans ses bonnes grâces si je veux obtenir des renseignements. Je résiste à la tentation de jouer la dignité outragée et lui explique posément que je suis l’autre occupante de la chambre réservée par Damen.
— Je suis désolée, mais vous allez devoir faire la queue comme tout le monde, déclare-t-elle.
Je comprends qu’il me reste moins de dix secondes avant qu’elle n’appelle la sécurité.
Je me penche en baissant la voix :
— Je sais, je suis vraiment désolée, mais...
Sans me quitter des yeux, elle tend la main vers le téléphone. Et soudain, en voyant son long nez droit, ses lèvres fines dépourvues de maquillage et ses yeux légèrement bouffis, je comprends.
Elle vient de se faire larguer. Et c’est tellement récent qu’elle en pleure encore la nuit. Chaque jour, elle revit cette scène horrible qui la hante jusque dans ses rêves.
— C’est que...
Je m’interromps pour faire croire que c’est trop douloureux à énoncer, alors qu’en fait je ne sais pas encore ce que je vais dire. Je décide de recommencer à zéro, en me disant que mieux vaut coller à la vérité pour qu’un mensonge soit convaincant.
— Il n’est pas venu au rendez-vous, et... je ne sais pas s’il en a encore l’intention.
Je déglutis avec peine, constatant avec agacement que j’ai les larmes aux yeux, pour de vrai.
L’expression de l’hôtesse a changé. Son visage s’est radouci : le pli sévère de la bouche, les yeux soupçonneux, le menton hautain ont disparu, effacés par la compassion et la solidarité. Ça a marché. Nous sommes comme deux sœurs à présent, deux fidèles adeptes d’une tribu exclusivement féminine, récemment plaquées par des hommes.
- 74 -
Je l’observe entrer des données sur son ordinateur et m’aligne sur son énergie. Les lettres s’affichent devant mes yeux en même temps que sur l’écran, et je vois que notre chambre, la suite 309, est toujours inoccupée.
— Je suis sûre qu’il a été retardé, objecte-t-elle, même si elle n’en croit pas un mot, convaincue que les hommes sont tous des ordures. Mais si vous avez une pièce d’identité, je peux...
Je me sauve sans lui laisser le temps de terminer. Que ferais-je d’une clé ? Je ne pourrais jamais entrer dans cette chambre vide et triste pour y attendre mon petit ami qui vient de me poser un lapin. J’ai besoin de bouger, de continuer mes recherches. Je vais inspecter les deux seuls lieux possibles. Je saute dans ma voiture et fonce à la plage.
- 75 -
Quatorze
Je me gare à côté du Shake Shack, « les meilleurs milkshakes du monde », et emprunte le chemin menant à la plage. J’ai l’intention de retrouver la grotte secrète de Damen, où je ne suis allée qu’une fois, celle où nous avons failli aller jusqu’au bout. C’est encore moi qui ai flanché. J’ai vraiment la fâcheuse manie de freiner des quatre fers ou de mourir au moment crucial. Or, cette nuit, j’espérais vraiment que ce serait différent.
En arrivant à la cachette de Damen, je m’aperçois qu’elle est exactement dans l’état où nous l’avions laissée. Les couvertures et les serviettes de bain sont toujours pliées dans un coin, les planches de surf alignées le long de la paroi, la combinaison posée sur une chaise... mais pas de Damen en vue.
Il ne reste qu’un seul endroit sur ma liste. Je croise les doigts et retourne à ma voiture. La fluidité et la rapidité de mes mouvements sont sidérants, mes pieds effleurent à peine le sable et je couvre la distance en un rien de temps. À peine ai-je quitté la grotte que j’ai réintégré ma voiture et redémarré. Je me demande depuis quand je suis capable de telles prouesses, et de quels autres dons l’immortalité m’a gratifiée.
Au portail, Sheila la gardienne, qui me connaît et sait que je figure sur la liste des invités permanents de Damen, m’ouvre la barrière de la résidence avec un sourire et un signe de la main. Au sommet de la colline, je stoppe dans l’allée et remarque immédiatement que toutes les lumières sont éteintes y compris celle du porche, laquelle est d’ordinaire toujours allumée.
- 76 -
Je reste assise dans ma Coccinelle, moteur en marche, les yeux fixés sur les fenêtres opaques. J’ai envie d’enfoncer la porte, de grimper les escaliers quatre à quatre et de me précipiter dans la chambre « spéciale » où il range ses trésors : ses portraits réalisés par Picasso, Van Gogh et Vélasquez, les premières éditions de livres rares, souvenirs précieux de son long passé mouvementé, rassemblés dans cette pièce surchargée de dorures. En même temps, je sais que c’est inutile puisque je n’ai pas besoin d’y pénétrer pour savoir qu’il est absent. Rien dans la façade de pierre froide et austère avec son toit de tuiles et ses fenêtres obscures ne laisse deviner la présence chaleureuse de Damen.
Je me concentre pour me rappeler ses derniers propos. Il était question d’aller chercher la voiture pour qu’on puisse s’échapper au plus vite. Je suis sûre qu’il parlait de nous deux.
Pour pouvoir enfin nous retrouver tous les deux, comme l’aboutissement d’une longue quête de quatre siècles dont cette merveilleuse nuit serait le point d’orgue.
Et s’il essayait de me fuir ?
Il n’aurait quand même pas osé ?
J’aspire une goulée d’air et descends de voiture. Le seul moyen d’obtenir des réponses, c’est de les chercher. Mes pieds nus et glacés glissent sur l’allée humide de rosée. Je fouille dans mon sac avant de me rappeler que j’ai laissé la clé chez moi, n’imaginant pas qu’elle me serait d’une quelconque utilité ce soir.
Je me plante devant la porte d’entrée et tente d’en mémoriser le vantail, la couleur ébène, les motifs sculptés, avant de fermer les yeux pour en imaginer la réplique exacte. Je n’ai jamais risqué pareille tentative, mais je sais que c’est possible, depuis qu’un jour j’ai vu Damen ouvrir le portail de l’école quelques minutes après sa fermeture.
En rouvrant les yeux, je me retrouve avec la porte géante que j’ai réussi à matérialiser. N’ayant aucune idée de la façon de m’en débarrasser (jusqu’à présent, je n’ai créé que des objets que je voulais garder), je l’appuie contre le mur et fais le tour de la maison.
- 77 -
À l’arrière, la fenêtre de la cuisine au-dessus de l’évier est légèrement entrebâillée. Je glisse les doigts sous le châssis, l’ouvre en grand et enjambe l’évier qui déborde de bouteilles vides, avant de sauter à terre avec un bruit sourd. Je me demande si une intrusion par effraction est considérée comme un délit lorsqu’il ne s’agit que d’une petite amie inquiète.
Je balaie la pièce du regard. Une table, des chaises en bois, une rangée de casseroles en inox, une cafetière, un mixeur, une centrifugeuse dernier cri... Toute une collection des gadgets les plus sophistiqués présents sur le marché (ou que Damen peut faire apparaître), soigneusement choisis pour donner l’illusion d’une vie normale et aisée, la décoration raffinée d’une maison témoin parfaitement arrangée, quoique jamais utilisée.
J’ouvre le frigo, pensant y découvrir une réserve de breuvage rouge, mais n’y trouve que quelques bouteilles.
J’inspecte le cellier, où les nouvelles bouteilles fermentent, infusent, macèrent ou je ne sais quoi pendant trois jours. Je n’en crois pas mes yeux : il est presque vide.
Je reste pétrifiée à la vue des rares bouteilles restantes.
Mon estomac se révulse et mon cœur se déchaîne. Quelque chose cloche dans ce tableau. Quelque chose de grave. Damen est prévoyant jusqu’à l’obsession en ce qui concerne son stock de bouteilles, surtout depuis qu’il doit m’approvisionner moi aussi. Jamais il ne laisserait s’épuiser ses réserves.
Il est vrai qu’il en boit en quantité, ces derniers temps. Sa consommation a quasiment doublé. Peut-être n’a-t-il pas eu le temps de renouveler sa provision ?
Le raisonnement se tient, mais en théorie seulement. Je n’y crois pas une seconde. Damen est extrêmement méticuleux à ce sujet, un vrai maniaque. Il ne prendrait jamais le risque de manquer de liquide, pas même vingt-quatre heures.
Sauf pour un motif grave.
Je n’en ai aucune preuve, bien sûr, mais je le ressens dans mes tripes. Il était si bizarre ces derniers temps, avec son regard atone qu’il était impossible de ne pas le remarquer, même si c’était fugace, sans parler des migraines, des suées, de son
- 78 -
incapacité à matérialiser de simples objets ou d’accéder au portail de l’Eté perpétuel. Il est sûrement malade.
Or, Damen ne tombe jamais malade !
Pourtant, quand il s’est piqué le doigt avec l’épine de rose, tout à l’heure, je l’ai vu cicatriser sous mes yeux.
Et si j’appelais les hôpitaux pour en avoir le cœur net ? Oui, mais il n’irait jamais à l’hôpital. Ce serait un aveu de faiblesse, une défaite. Il serait plutôt du genre à se cacher dans un coin pour lécher ses blessures, comme un animal.
Comment pourrait-il se blesser, vu que ses plaies se referment aussitôt ? Et puis il m’aurait avertie.
Moi qui étais persuadée qu’il n’oserait jamais partir sans moi, voilà le résultat !
Je fouille les tiroirs à la recherche des Pages Jaunes, autre accessoire dans sa quête de normalité. Parce que Damen n’irait jamais à l’hôpital de son propre chef, d’accord, sauf dans le cas où il aurait eu un accident, ou autre chose qu’il ne contrôlerait pas, et où on l’y aurait emmené contre son gré.
Cette théorie contredit complètement la version, probablement fantaisiste, de Roman selon laquelle Damen est parti en voiture, mais ne m’empêche pas d’appeler tous les hôpitaux du comté d’Orange pour vérifier si un certain Damen Auguste n’y aurait pas été admis. La réponse est toujours négative.
Après avoir fait le tour des hôpitaux, j’hésite à appeler la police. Que pourrais-je leur dire ? Que mon petit copain, un immortel âgé de six cents ans, a disparu ?
Autant sillonner Coast Highway en espérant croiser une BMW noire aux vitres teintées, pilotée par un beau gosse, ou chercher une épingle dans une meule de foin.
Je pourrais également l’attendre ici. Il sera bien obligé de repasser à un moment ou à un autre.
En montant l’escalier, je me console à l’idée que, à défaut de pouvoir être avec lui, je serai au moins dans son monde. Je m’installe sur le canapé de velours et promène mon regard sur les objets qui lui sont le plus chers, espérant avoir encore ma place parmi eux.
- 79 -
Quinze
J’ai le cou douloureux et le dos raide. En ouvrant les yeux, je comprends pourquoi. Je me suis assoupie sur cette antiquité de canapé, destiné aux conversations galantes plutôt qu’au sommeil.
Je me relève à grand-peine, mes muscles protestent quand je m’étire, bras tendus vers le plafond puis vers le sol. J’effectue quelques torsions de gauche à droite, et quelques-unes du cou, avant de tirer les épaisses tentures de velours. Le soleil se répand à flots. La lumière est si vive que je sens des larmes monter à mes yeux. Je m’empresse de refermer les rideaux, m’assurant que les deux pans soient hermétiquement clos, afin qu’aucun rai de lumière ne filtre. La pièce se retrouve plongée dans sa pénombre habituelle. Damen m’avait prévenue que le soleil ardent de la Californie du Sud aurait des effets désastreux sur l’ameublement.
Damen.
En pensant à lui, je sens une profonde nostalgie, une peine infinie me serrer le cœur et je suis prise de vertige. Je me rattrape à une commode, les doigts crispés sur le rebord délicatement ouvragé, et il me suffit d’un regard pour m’apercevoir que je ne suis pas seule.
Son image est omniprésente. Parfaitement captée par les maîtres les plus célèbres du monde, rehaussée de cadres dignes des plus grands musées. Le Picasso le représente tout de noir vêtu, le Vélasquez sur un étalon blanc qui se cabre, chacun d’eux peignant les traits d’un visage que je croyais si familier. Mais je ne reconnais plus le regard distant et moqueur, le menton levé
- 80 -
en signe de défi. Les lèvres pleines et douces auxquelles je rêve de goûter me sont étrangères à présent, distantes, hautaines, d’une froideur qui semble me repousser, me défendre d’approcher.
Je ferme les yeux pour reprendre mes esprits. La panique me brouille les idées, voilà tout. Je m’oblige à respirer à fond avant de le rappeler. Mais je tombe à nouveau sur le répondeur, sur lequel je laisse inlassablement le même message :
« Rappelle-moi... Que s’est-il passé ?... Est-ce que tu vas bien ?...
Rappelle-moi, s’il te plaît... »
Je glisse mon téléphone dans mon sac et, évitant soigneusement de regarder les portraits, embrasse une dernière fois la pièce du regard pour vérifier que je n’ai rien oublié. Pas le moindre petit indice qui pourrait me mettre sur la voie.
Avec un soupir, je ferme les yeux et me représente l’avenir qui, hier encore, me paraissait si souriant : Damen et moi, ensemble, heureux, comblés. J’aimerais tant que ce rêve se réalise, mais je ne me fais aucune d’illusion.
Il est impossible de recréer une personne. En tout cas, pas durablement.
Je pense alors à quelque chose que je suis capable de matérialiser : une tulipe rouge sans défauts avec ses pétales charnus, brillants et sa longue tige flexible, symbolisant notre amour éternel. Je la sens prendre forme dans ma main, et la pose sur le comptoir de la cuisine.
- 81 -
Seize
Riley me manque. À en avoir mal.
Du moment où j’ai compris que je n’avais pas le choix et devais informer Sabine que Damen ne dînerait pas avec nous samedi soir – j’ai attendu huit heures moins dix pour le lui dire, histoire d’être sûre –, les questions ont commencé à fuser. Et cela s’est poursuivi sans discontinuer pendant tout le week-end.
Qu’y a-t-il ? Je vois bien que quelque chose ne va pas. J’aimerais que tu m’en parles, Ever. Pourquoi ne me dis-tu pas ce qui se passe ? Cela a-t-il quelque chose à voir avec Damen ? Vous êtes-vous disputés ?
Alors je lui ai parlé pendant le dîner, où j’ai aussi réussi à manger suffisamment pour la convaincre que je n’étais pas anorexique. J’ai essayé de la rassurer en prétextant que tout allait pour le mieux avec Damen ; qu’il était très occupé et que j’étais un peu fatiguée après ma soirée mémorable chez Haven.
Mais elle ne m’a pas crue. En tout cas, elle a deviné que ça n’allait pas. Heureusement, elle ne soupçonne pas que je n’ai pas passé la nuit chez Haven.
Elle me répétait avec obstination qu’il devait y avoir une explication à ma tristesse, à mes sautes d’humeur, bref, à ma cyclothymie. J’avais quelques scrupules à lui raconter des salades, mais je m’en suis tenue à ma version. Comme si mentir à Sabine m’aidait à ne pas regarder la réalité en face. Comme si raconter les faits, évoquer l’hypothèse, même si mon cœur refusait d’y croire, qu’il m’ait tout simplement laissée tomber risquait de donner consistance à cette réalité.
- 82 -
Si Riley avait été là, cela aurait été différent. J’aurais pu lui parler, lui raconter cette histoire sordide. Elle aurait compris et, en plus, trouvé les réponses.
On dirait que la mort lui sert de passe-partout universel.
Elle peut aller où bon lui semble par la seule force de sa pensée.
Il n’y a aucune zone interdite, la terre entière lui appartient. Ma sœur me serait mille fois plus utile que mes coups de fil ou mes intrusions chez Damen.
Mes tentatives maladroites et chaotiques pour mener mon enquête sont réduites à néant...
Lundi matin, je ne suis pas plus avancée que vendredi soir.
Et j’ai beau appeler Miles et Haven un nombre incalculable de fois, la réponse est immuable : rien à signaler, on t’appelle si on a des nouvelles.
Si Riley était là, elle résoudrait l’énigme en un rien de temps. Elle saurait me dire quoi faire et comment m’y prendre.
Riley n’est pas là. Elle m’a promis de m’envoyer un signe, juste avant de disparaître, mais je commence à en douter sérieusement. J’ai du mal à l’admettre. Peut-être est-il temps d’arrêter pour moi d’espérer et d’apprendre à vivre sans elle ?
J’enfile un jean, une paire de tongs, un débardeur et un tee-shirt à manches longues, et avant de sortir de ma chambre pour aller à l’école, je fais demi-tour et attrape mon iPod, mes lunettes de soleil et un sweat-shirt à capuche. Je n’ai aucune idée de ce qui m’attend, mais je me prépare au pire.
Miles monte en voiture et dépose son sac sur le sol :
— Alors, tu as des nouvelles ?
Je fais non de la tête. Il me considère avec pitié, repousse ses cheveux de ses ongles fuchsia et ajoute :
— J’ai essayé de l’appeler. Je suis même passé chez lui, mais je n’ai pas pu entrer. Mieux vaut ne pas jouer au plus fin avec la Grosse Sheila. Elle se prend très au sérieux !
Il éclate de rire pour détendre l’atmosphère. J’aimerais bien l’imiter, mais j’en suis incapable. Depuis vendredi, je suis une loque humaine, et le seul remède serait de revoir Damen.
— Ne te bile pas. Je suis sûr qu’il va bien. Ce n’est pas la première fois qu’il disparaît.
- 83 -
Je devine ce qu’il veut dire avant qu’il n’ouvre la bouche. Il fait allusion à l’époque où Damen s’était volatilisé parce que je l’avais rejeté.
— C’était différent, je t’assure.
— Comment le sais-tu ?
Je me demande si je vais tout lui raconter. Je ne me suis livrée à personne depuis l’accident. Avant que ma vie ne bascule. Il y a des moments où garder le silence me pèse terriblement. J’aimerais pouvoir me débarrasser de ce poids et bavarder à tort et à travers, comme n’importe qui.
Je sais que je peux faire entièrement confiance à Miles.
C’est plutôt de moi que je me méfie. J’ai l’impression d’être une bouteille de soda qu’on aurait secouée vigoureusement et d’où tous mes secrets s’échapperaient, telles des bulles.
— Ça va, Ever ?
J’avale ma salive et hésite avant de me lancer :
— Tu sais, vendredi soir, après le théâtre, en fait, nous avions prévu quelque chose.
— Ah ? Quoi ?
En repensant à nos projets, j’esquisse un sourire qui s’efface aussitôt que je me rappelle comment s’est terminée la soirée.
— Quelque chose d’important.
— Important comment ?
— Oh, tu sais, une suite au Montage, des dessous sexy, des fraises trempées dans du chocolat, du Champagne... La routine, quoi !
— Non ! Vous n’avez quand même pas... ?
Je regarde son visage se décomposer. Il vient de comprendre.
— Pardon, je veux dire que vous n’avez pas eu le temps, puisqu’il a mis les voiles... Oh, Ever, je suis vraiment désolé !
Au moment où je stoppe au feu rouge suivant il tend la main pour me tapoter le bras, et se ravise aussitôt. Je déteste que l’on me touche, pour éviter tout transfert d’énergie intempestif. Détail qu’il ignore, évidemment.
- 84 -
— Écoute, Ever, tu es splendide, surtout depuis que tu as abandonné les capuches et les jeans informes... Il me semble impossible que Damen t’ait volontairement laissée en plan. Il est fou amoureux de toi, c’est évident. Et vu votre discrétion, tout le monde le sait. Je ne crois pas une seconde qu’il ait pris la fuite.
Je brûle de lui rappeler que Roman a vu Damen filer en voiture, et d’ajouter que j’ai la désagréable impression qu’il a sa part de responsabilité dans cette histoire.
Je préfère me taire. Je n’en ai aucune preuve, pas le moindre indice.
— Tu as appelé la police ?
J’ai honte de l’avouer, mais oui, je l’ai fait. Et si tout finit bien et que Damen revient sain et sauf, il risque de ne pas être très content de l’apprendre.
Mais avais-je le choix ? En cas d’accident, la police est la première informée, non ? Donc je me suis rendue au commissariat dimanche matin, pour signaler sa disparition. J’ai rempli la fiche de signalement d’usage : blanc, sexe masculin, yeux noirs, cheveux bruns... À la rubrique « âge », j’ai failli écrire « environ six cent dix-sept ans »...
J’écrase l’accélérateur à la seconde où le feu passe au vert :
— Oui, j’ai déclaré sa disparition. Ils ont constitué un dossier et m’ont assuré qu’ils allaient enquêter.
— Tu veux rire ? Il est encore mineur !
— Oui, mais émancipé ! Ça change tout. Légalement, il est responsable de ses actes et d’autres choses encore, que je n’ai pas bien comprises. J’ignore les techniques d’investigation de la police et ils n’ont pas jugé bon de me mettre au parfum, tu vois.
Je ralentis en approchant du lycée.
— Tu crois qu’on devrait distribuer des tracts avec sa photo ? Ou organiser une veillée aux chandelles, comme à la télé ?
La nausée me tord l’estomac, même si je sais que Miles a tendance à sombrer dans le mélodrame et que cela part d’une bonne intention. Je n’aurais jamais imaginé en arriver à cette
- 85 -
extrémité, certaine que Damen allait forcément se manifester. Il est immortel, non ? Que pouvait-il bien lui arriver ?
Parvenue sur le parking, je le vois sortir de sa voiture comme si de rien n’était, suprêmement élégant, à son habitude.
Comme si ce maudit week-end n’avait jamais eu lieu.
Je freine si violemment que je fais une brusque embardée avant de m’arrêter, obligeant la voiture qui me suit à piler net.
Mon cœur s’emballe. Mes mains tremblent tandis que je regarde mon magnifique petit ami, disparu depuis deux jours, se passer la main dans les cheveux avec une intense concentration, d’un geste soigneusement étudié, à croire que rien n’est plus important au monde.
Je ne m’attendais pas à cela.
— C’est quoi, ce délire ? hurle Miles pour couvrir le concert de Klaxons furieux. Et d’abord, pourquoi est-il garé ici ?
D’habitude, il nous laisse la meilleure place.
Je m’arrête à la hauteur de Damen, espérant obtenir des réponses.
Je baisse la vitre et ressens une gêne inexplicable en croisant son regard impassible.
— Euh... ça va, Damen ?
Il prend acte de ma présence d’un imperceptible signe de tête, se penche dans sa voiture pour y prendre son sac et en profite pour s’admirer dans le rétroviseur.
J’avale ma salive non sans mal :
— Tu t’es évanoui dans la nature, vendredi... Je ne savais pas où tu étais, et je ne suis pas arrivée à te joindre de tout le week-end... Je commençais à m’inquiéter... Je t’ai laissé des messages... Tu les as reçus ?
Je ne puis réprimer mon dégoût en m’entendant réciter mon pathétique interrogatoire de mijaurée sans cervelle. « Tu t’es évanoui dans la nature... Je commençais à m’inquiéter... »
Quand j’ai envie de hurler : « Mais où étais-tu passé, à la fin ? J’étais morte d’angoisse !... »
Il arrime son sac à son épaule et s’approche de moi d’un pas assuré, réduisant la distance entre nous en une poignée de
- 86 -
secondes. La distance physique. Emotionnellement parlant, il semble à des kilomètres.
J’oublie de respirer, quand il se penche par la fenêtre, son visage tout près du mien :
— Oui, j’ai eu tes messages. Les cinquante-neuf, sans exception.
J’encaisse le choc, cherchant vainement dans ses yeux la chaleur habituelle. Mais je n’y décèle qu’une indifférence glacée qui me donne la chair de poule. Rien à voir avec l’autre jour, quand il semblait ne pas me reconnaître. Non, là, c’est pire.
Il est évident qu’il me connaît et que je le révulse.
— Damen, je...
Ma voix se brise. Un Klaxon retentit derrière nous et Miles marmonne quelques mots inintelligibles.
Je n’ai pas le temps de m’éclaircir la gorge pour terminer ma phrase que Damen me tourne le dos et s’éloigne à grands pas.
- 87 -
Dix-sept
Le regard de Miles exprime une compassion que je suis trop anéantie pour recevoir.
— Ever, ça va ?
Évidemment que non. Comment cela pourrait-il aller, alors que je suis dans le brouillard ?
— Damen est un beau fumier ! assène-t-il d’une voix dure.
Je ne sais pas comment l’expliquer, vu que je ne comprends pas très bien moi-même, mais j’ai l’intuition que les choses sont plus compliquées qu’il n’y paraît.
Je sors de voiture et claque la porte un peu trop fort :
— Non, ce n’est pas un fumier.
— Écoute, Ever, ça crève les yeux, non ?
Je me dirige vers Haven, qui nous attend près de la grille, en me repassant mentalement la scène. Je revois son air distant, sa froideur, son indifférence hautaine...
— Tu as raison.
— Donc, c’est un minable ! insiste Miles, qui ne supporte pas de me voir humiliée de la sorte.
— Qui est minable ? demande Haven.
— Damen, répond Miles. Haven ouvre des yeux ronds comme des soucoupes, le cerveau visiblement en ébullition.
Moi, je me débats avec des questions qui restent sans réponse.
À quoi ça rime, tout ça ?
Et... depuis quand Damen a-t-il une aura ?
— Miles va te raconter, je lance avant de m’éloigner.
Si seulement j’étais une fille comme les autres, je chercherais une consolation auprès de mes amis. Mais ils ne
- 88 -
peuvent saisir la gravité de la situation. En tout cas, s’agissant des réponses, je vais devoir les chercher à la source.
Je n’hésite pas une seconde avant d’ouvrir la porte de la classe, contrairement à ce que je craignais. Au contraire, je fonce tête baissée. Je remarque Damen appuyé contre la table de Stacia, déployant ses charmes avec force plaisanteries pleines de sous-entendus, ce qui me laisse une curieuse impression de déjà-vu.
Ne t’en fais pas, tu as connu ça.
Il n’y a pas si longtemps, Damen avait déjà feint de s’intéresser à Stacia, mais c’était uniquement pour me faire enrager.
En m’approchant, je me rends compte que la scène qui se déroule sous mes yeux est inédite. À l’époque, je décelais dans son regard une brève étincelle de compassion, une pointe de regret qu’il ne parvenait à dissimuler.
Aujourd’hui, Stacia lui sort le grand jeu. Elle secoue ses cheveux, lui colle son décolleté sous le nez en battant des cils...
Moi, je suis devenue invisible.
À mon approche, ils lèvent les yeux avec une mimique agacée.
— Désolée de vous déranger, mais... Damen, je peux te parler une seconde ?
J’enfonce mes mains dans mes poches pour les empêcher de trembler et me force à respirer normalement : inspiration, expiration, tranquillement, sans halètements ni sifflements intempestifs.
Ils échangent un coup d’œil, puis explosent de rire en même temps. L’arrivée de M. Robins interrompt Damen au moment où il ouvrait la bouche pour répondre.
— Bonjour, tout le monde, asseyez-vous, s’il vous plaît !
Je m’efface devant Damen :
— Après toi, je t’en prie.
Je le suis, résistant à l’envie de l’attraper par les épaules pour le forcer à se retourner et lui crier en face :
« Pourquoi m’as-tu laissée tomber ? Qu’est-ce qui t’a pris ?
Comment as-tu pu me faire ça, surtout ce soir-là ? »
- 89 -
Je sais que l’attaque frontale ne peut que se retourner contre moi. Je dois me contrôler, si je veux parvenir à mes fins.
Je pose mon sac par terre et empile livre, cahier et stylo sur ma table. Je lui décoche le sourire engageant d’une camarade de classe qui n’a rien contre l’idée de commencer la semaine par un brin de causette :
— Tu as passé un bon week-end ?
Il hausse les épaules et me toise des pieds à la tête. Il me faut un bon moment pour assimiler les pensées répugnantes qui se pressent dans son esprit.
« Bon, je vais devoir supporter cette obsédée qui me suit partout. Heureusement que physiquement elle n’est pas trop mal. » Il fronce les sourcils en me voyant sortir mon iPod pour brouiller ses réflexions. Je me ravise, ne voulant pas risquer de rater des bribes d’informations importantes, même si je souffre de les entendre. C’est la première fois que je peux lire dans son esprit. Et maintenant que c’est possible, je ne suis plus sûre d’en avoir envie.
Un petit rictus se dessine au coin de sa bouche, et il plisse les paupières en pensant : « Dommage qu’elle soit aussi débile.
Quelle pauvre hystérique ! ».
La cruauté de ses propos me déchire le cœur. Et la méchanceté tranquille avec laquelle il les a formulés me prend tellement au dépourvu que j’en oublie qu’il ne les a pas prononcés tout haut :
— Pardon ? Répète un peu ce que tu viens de dire ?
Et les autres de tourner la tête vers nous, avec un regard apitoyé pour ce pauvre Damen, obligé de me supporter.
— Que se passe-t-il ? questionne M. Robins.
Je reste figée sur mon siège, incapable de prononcer une parole. On dirait que mon sang se retire de mes veines, lorsque j’entends Damen répondre :
— Rien, monsieur. C’est elle, elle déraille.
- 90 -
Dix-huit
Je me suis mise à espionner Damen. Je n’ai aucune honte à l’avouer. J’y suis obligée, je n’ai guère le choix. Puisqu’il s’obstine à m’éviter, le surveiller est la seule option qu’il me reste.
Je l’ai suivi après le cours de littérature, puis l’ai guetté après la deuxième heure, la troisième et la quatrième. Je l’observe de loin, regrettant qu’il n’ait pas changé d’options pour que nous soyons tout le temps ensemble comme il le désirait. Je trouvais la situation un peu malsaine, pas naturelle. Et voilà que j’en suis réduite à rôder autour de sa classe pour espionner ses conversations, outre le flot de pensées déprimantes, vaniteuses, narcissiques et futiles qui lui traversent l’esprit.
Ce n’est pas le vrai Damen, j’en suis convaincue. Il ne s’agit pas non plus de l’un de ses clones, lesquels ne subsistent jamais plus de quelques minutes. Donc, il s’est passé quelque chose.
Quelque chose de grave qui le contraint à agir et penser comme il le fait – à l’instar, d’ailleurs, de la plupart des garçons de cette école. Même si son esprit m’était fermé auparavant, je sais qu’il ne pensait pas ainsi. Et il ne se comportait pas de cette façon non plus. La nouvelle version de Damen n’a plus rien en commun avec sa vraie nature : seule l’enveloppe est identique, le reste n’a plus rien à voir.
Je m’installe à la table du déjeuner, me préparant au pire, et ce n’est qu’après avoir ouvert mon sac et frotté ma pomme sur ma manche que je me rends compte que je suis seule. Et pas parce que je suis en avance.
Mes amis ont déserté notre table.
- 91 -
Je lève les yeux en entendant le rire familier de Damen, entouré de Stacia, Honor, Craig et le reste de la troupe. Cela n’a rien de surprenant en soi, vu la tournure qu’ont pris les événements. À ma grande surprise, je découvre Miles et Haven parmi eux. Le fruit m’en tombe des mains quand, la bouche sèche, je me rends compte que toutes les tables sont alignées en une seule rangée.
Les loups déjeuneront avec les agneaux.
La prédiction de Roman s’est réalisée.
Le système des castes qui prévalait à l’heure du déjeuner à Bay View High School est aboli.
Roman se glisse sur le banc en face de moi et désigne les autres du pouce avec un grand sourire.
— Alors, qu’en penses-tu ? Désolé de m’imposer sans invitation, mais je t’ai vue admirer mon œuvre, alors j’ai eu envie de venir bavarder un peu avec toi. Tu vas bien ? ajoute-t-il avec une touchante sollicitude.
Je ne suis pas dupe.
Je soutiens son regard, déterminée à ne pas céder. Je suis certaine qu’il est responsable du comportement de Damen, de la désertion d’Haven et de Miles, et de la soudaine harmonie qui règne dans l’école, mais je manque encore de preuves.
Pour les autres – moi exceptée – il passe pour un héros, un nouveau Che Guevara, le guérillero du déjeuner.
Pour moi, c’est une menace.
Il sirote son soda sans me quitter des yeux.
— Finalement, tu es bien rentrée chez toi l’autre soir, je suppose ?
Miles confie quelque chose à Craig. Tous deux éclatent de rire, pendant que Haven chuchote à l’oreille de Honor.
J’évite de regarder Damen.
Je refuse de le voir faire les yeux doux à Stacia, lui poser une main sur le genou, la gratifier de son plus beau sourire en promenant ses doigts le long de sa cuisse...
J’en ai assez vu ce matin, en cours. Je suis à peu près sûre qu’ils n’en sont qu’aux préliminaires, les premiers pas hésitants menant à la scène écœurante entrevue dans la tête de Stacia.
- 92 -
Cette vision m’avait tellement révulsée que, sous le choc, j’avais renversé le portant de lingerie dans la boutique. Sur le coup, je n’avais pas douté qu’elle l’ait fait exprès. J’étais loin d’imaginer que cela puisse être une sorte de prémonition. Je pense encore qu’elle avait imaginé la scène pour me blesser, et que c’est une pure coïncidence s’ils sont ensemble aujourd’hui. Je dois quand même avouer que c’est terriblement déstabilisant de voir les choses se dérouler exactement de cette manière.
Je refuse de regarder, mais j’essaie d’écouter, dans l’espoir de glaner une information significative, un échange vital. En essayant de me concentrer pour me brancher sur leur fréquence, je me heurte à un mur de sons. Les voix et les pensées autour des autres tables se fondent en une masse compacte, dans laquelle il m’est impossible de distinguer quoi que ce soit.
Roman tapote sa bouteille de ses longs doigts fuselés, refusant de s’avouer vaincu.
— Tu te souviens de vendredi soir, quand je t’ai trouvée errant dans le parking ? Dis-toi bien que ça me contrariait île t’abandonner à ton sort. N’oublie pas que c’est toi qui as insisté...
Je vois clair dans son jeu. Si je lui réponds, il finira par se fatiguer et me laisser tranquille.
— Je suis bien rentrée, merci.
Il me lance ce sourire qui doit faire fondre des milliers de cœurs, mais glace le mien. Il se penche vers moi :
— Oh, voyez-vous ça ! Mademoiselle manie le sarcasme, en plus ?
Je ramasse ma pomme et la promène machinalement sur la table.
— J’aimerais que tu me dises pourquoi tu me détestes à ce point. Il doit y avoir une solution, une manière de me racheter ?
Les lèvres pincées, je roule le fruit sous ma main avec une telle violence que la chair commence à s’écraser et la peau à se craqueler.
— Accepterais-tu que je t’invite à dîner ? Un vrai rendez-vous, juste toi et moi. Je laverais la voiture, m’achèterais de
- 93 -
nouveaux vêtements, et réserverais une table dans un endroit branché. Soirée inoubliable garantie !
Je lève les yeux au ciel, seule réponse valable.
Mais Roman ne se laisse pas démonter.
— Allez, Ever. Donne-moi une chance ! Tu pourras partir quand tu veux, parole de scout. On choisirait même un mot de passe. Si tu as l’impression que les choses vont trop loin, tu le prononces, on arrête tout et on n’en parle plus. Allez, quoi, détends-toi, tu ne peux pas refuser !
Il repousse sa canette et avance sa main vers la mienne, mais je la retire quand ses doigts s’aventurent trop près des miens. Il prend une voix grave et persuasive, ses yeux rivés aux miens, mais je continue à jouer avec ma pomme, observant la pulpe qui s’échappe de la peau.
— Je t’assure que ça n’aura rien à voir avec les rendez-vous ringards que t’offrait ce pauvre vieux Damen. Moi, d’abord, je ne laisserais jamais une fille superbe comme toi se promener seule dans un parking. Si je suis parti la dernière fois, c’était uniquement pour respecter ta décision. Je suis à ton entière disposition, prêt à satisfaire tes moindres désirs, tu le sais.
Je finis par craquer. Je croise son regard bleu sans ciller.
J’aimerais qu’il me fiche la paix et retourne à la table du bonheur où tout le monde est le bienvenu, sauf moi.
— Tu as un problème ? Tu veux que tout le monde t’apprécie ? Tu souffres d’un complexe d’infériorité, c’est ça ?
Il éclate de rire. Un gros rire à se taper sur les cuisses.
— Oh non, pas tout le monde, rétorque-t-il quand il finit par se calmer. Quoique, je l’avoue, ce soit généralement le cas.
Que veux-tu ? Je suis un garçon sympathique. La plupart des gens me trouvent charmant.
J’en ai assez de jouer.
— Je suis désolée de te l’annoncer, mais il va falloir me compter parmi les rares personnes qui restent insensibles à ton charme. Ne crois pas que je te mette au défi de me faire changer d’avis. Au contraire. Retourne t’asseoir là-bas et laisse-moi tranquille. À quoi sert de réunir toute l’école à une seule table, si tu t’en exclus ?
- 94 -
Il se lève en souriant :
— Ever, tu es si belle ! Je croirais presque que tu t’ingénies à me rendre fou. Je ne voudrais pas abuser de ton hospitalité, et je sais reconnaître une fin de non-recevoir. Donc je m’en vais.
Mais si tu changes d’avis et décides de me rejoindre, je suis sûr que j’arriverai à les convaincre de le ménager une petite place.
Je lui fais signe de mettre les voiles. J’ai la gorge nouée, et suis incapable d’émettre un son. Malgré les apparences, je ne sors pas gagnante de cet échange. Loin de là.
Roman pose mes sandales à semelles compensées en fausse peau de serpent sur la table, telle une offrande de paix :
— Au fait, j’ai pensé que tu voudrais les récupérer. Inutile de me remercier. Arrête de t’acharner sur cette pauvre pomme qui ne t’a rien fait, c’est carrément de la torture.
Je serre les poings en le voyant se diriger vers Haven et lui caresser la nuque du bout des doigts, avant de poser ses lèvres tout contre son oreille. Brusquement, ma pomme éclate entre mes doigts, et un mélange visqueux de jus et de pulpe me dégouline le long du poignet.
Roman se retourne et éclate de rire.
- 95 -
Dix-neuf
En cours de dessin, je vais droit au placard où est rangé l’attirail de peinture, enfile ma blouse et attrape mes couleurs. En me retournant, je remarque Damen debout dans l’encadrement de la porte, une expression étrange sur le visage.
Les yeux dans le vague, la bouche béante, il a l’air hébété, perplexe, comme s’il m’appelait à l’aide.
C’est le moment ou jamais. Je m’avance doucement et pose une main sur son bras :
— Damen, ça va ? Je demande d’une voix rauque.
Je surprends dans ses yeux un éclair de lucidité, mêlée de tendresse et d’amour. Je tends la main vers sa joue, les yeux brouillés de larmes, et vois son aura ocre rouge s’estomper pour me rendre mon Damen à moi...
Quand, soudain, j’entends la voix de Roman :
— Hé, mon vieux, avance ! Tu crées un embouteillage, là.
Le charme est rompu. Le vrai Damen s’évanouit, remplacé par la nouvelle version.
Qui passe devant moi l’aura en furie, avec une moue dégoûtée. Je m’aplatis contre le mur quand Roman me bouscule au passage, accidentellement bien sûr :
— Oh pardon, ma belle ! ricane-t-il.
Je m’adosse au mur. L’énergie optimiste, euphorique, exubérante qui émane de lui me donne le vertige. Son aura jaune d’or me submerge d’un tourbillon d’images pleines d’espoir et d’amitié, tellement inoffensives que j’ai honte de l’avoir soupçonné et traité si durement...
- 96 -
Pourtant, quelque chose ne va pas. En général, l’esprit humain est un inextricable fouillis de mots, de visions sans queue ni tête, une cacophonie de sons qui se mélangent comme les notes d’un orchestre de jazz complètement déjanté. Mais dans la tête de Roman règne un ordre absolu, ses pensées se succédant avec la régularité d’un métronome. Le tout sonne faux, tel un texte préenregistré...
— Dis donc ! On dirait que je te fais de l’effet, ma jolie ! Tu es sûre que tu n’as pas changé d’avis à propos de notre rendez-vous ?
Je sens son haleine glacée sur ma joue. Ses lèvres sont si proches que je le soupçonne de vouloir m’embrasser. Je m’apprête à le repousser, quand Damen lance :
— Laisse tomber, mon vieux, elle est folle à lier.
Elle est folle à lier, laisse tomber, elle est folle à lier, laisse tomber, elle est folle à lier, laisse tomber, elle est folle à lier, laisse tomber, elle est folle à lier, laisse tomber, elle est folle à lier, laisse...
— On dirait que tu as grandi, Ever. Ever ?
Je lève les yeux vers Sabine, debout à côté de moi, qui me tend le bol qu’elle vient de rincer. Il me faut quelques secondes pour comprendre que je suis censée le ranger dans le lave-vaisselle.
J’attrape le bol en porcelaine et le place sur le rail. Je suis incapable de penser à autre chose qu’à Damen, à ces paroles que je me répète en boucle, comme pour me torturer.
— Excuse-moi, tu disais ?
— J’ai l’impression que tu as grandi. J’en suis sûre, même.
C’est bien le jean que je viens de t’acheter, non ?
Je baisse les yeux, et constate avec surprise que j’ai les chevilles à l’air. Le plus curieux, c’est que ce matin encore, l’ourlet touchait presque le sol.
— Euh... oui... peut-être, dis-je sans conviction.
— J’étais pourtant sûre que c’était la bonne taille. Il faut croire que tu fais une poussée de croissance. Remarque, à seize ans, cela n’a rien d’anormal.
- 97 -
Pratiquement dix-sept. Il me tarde d’avoir enfin dix-huit ans ! Ainsi, le lycée terminé, je m’en irai avec mes petits secrets, et laisserai Sabine reprendre une vie normale et bien organisée.
Je me demande d’ailleurs comment je pourrai jamais la remercier pour sa générosité, sans parler d’un jean hors de prix et déjà immettable !
Elle me tend une poignée de petites cuillers :
— Moi, j’avais fini de grandir à quinze ans, mais tu as l’air partie pour me dépasser d’une bonne tête.
Je souris du bout des lèvres. Je me demande si je vais continuer à grandir encore longtemps. Ça ne me dit rien de devenir une espèce de géante, une bête de foire. Parce que prendre cinq centimètres en une journée, ce n’est pas une simple poussée de croissance. Loin s’en faut.
Maintenant que j’y pense, je m’aperçois que mes ongles croissent à une vitesse telle que je suis obligée de les couper quasiment tous les jours, et ma frange m’arrive déjà sous le menton, alors que je la laisse pousser depuis quelques semaines à peine. Sans parler de mes yeux bleus qui foncent de plus en plus, et de mes incisives qui ont enfin décidé de se rectifier après tant d’années. Et même si je néglige complètement ma peau, elle reste impeccable, sans le moindre petit bouton disgracieux.
J’aurais pris cinq centimètres depuis le petit déjeuner ?
Je ne vois qu’une explication : le jus d’immortalité. Voilà maintenant plus de six mois que je suis immortelle, mais rien n’avait vraiment changé avant que je me mette à en boire.
Depuis, j’ai remarqué que j’ai amélioré mes performances physiques, et que tous mes petits défauts se corrigent les uns après les autres.
La perspective ne manque pas de m’exciter, évidemment, et je suis curieuse de voir ce que l’avenir me réserve. Mais je me rends compte aussi que l’immortalité risque de me condamner à passer l’éternité toute seule.
— Ce doit être ce drôle de jus que tu ingurgites à longueur de journée. Peut-être devrais-je essayer, moi aussi. J’aimerais bien dépasser le mètre soixante-dix sans avoir besoin de talons !
- 98 -
— Non ! je me récrie trop vite. (J’ajoute d’un ton faussement détaché, pour masquer ma panique :) Enfin, je ne pense pas que tu aimeras, je suis même sûre du contraire. Ça a un drôle de goût, tu sais !
— Je le saurai quand j’y aurai goûté, pas vrai ? Et d’ailleurs, où l’achètes-tu ? Je n’en ai pas trouvé en magasin. Et je n’ai pas vu d’étiquette sur la bouteille non plus. Ça s’appelle comment ?
— C’est Damen qui me le procure, dis-je, heureuse de prononcer son nom, même si cela ne compense pas le vide laissé par son absence.
— Ah bon ? Pourrais-tu lui en demander une bouteille pour moi, s’il te plaît ? Je comprends soudain qu’il ne s’agit pas seulement du breuvage rouge. Sabine essaie de me tirer les vers du nez. Elle veut savoir pourquoi Damen n’est pas venu dîner samedi soir, ni depuis, d’ailleurs.
Le dos tourné, je referme le lave-vaisselle et feins d’essuyer le plan de travail, qui est déjà propre, pour éviter de la regarder :
— Euh... je doute que ce soit possible, parce que... nous avons plus ou moins décidé de faire une pause, dis-je d’une voix brisée par les sanglots.
Sabine s’avance pour me serrer dans ses bras, me consoler, m’assurer que tout finira par s’arranger. Je la sens s’approcher et m’écarte vivement.
Elle n’insiste pas et reste là, les bras ballants.
— Oh ! Je suis vraiment désolée, Ever. Excuse-moi, je ne savais pas...
Je me sens un peu coupable de lui manifester une telle froideur. J’aimerais pouvoir lui expliquer que si j’évite tout contact physique, c’est parce que je ne veux pas risquer de surprendre ses secrets. Je m’en sors à peine avec les miens, alors je n’ai pas vraiment envie d’avoir la tête farcie avec ceux des autres.
Je sais qu’elle n’abandonnera pas, tant que je n’aurai pas lâché quelques bribes d’information.
— Je... on ne s’y attendait pas. C’est arrivé, c’est tout, et...
Je ne sais pas quoi te dire d’autre...
- 99 -
— Ever, je suis là, si tu as besoin de parler.
— Je crois que je ne suis pas encore prête à me confier.
C’est... c’est encore trop frais. Pour le moment, j’essaie de comprendre. Plus tard, peut-être... on verra.
D’ici là, j’espère que Damen et moi serons réconciliés et que cette histoire sera définitivement oubliée.
- 100 -
Vingt
Je suis un rien nerveuse en arrivant chez Miles, ignorant ce qui m’attend. Il est bien là, assis sur les marches du perron. Je soupire de soulagement. Au fond, rien n’est perdu.
Je m’engage dans l’allée et baisse la vitre :
— Salut Miles ! Tu montes ?
Il lève les yeux de son téléphone :
— Je croyais t’avoir prévenue. C’est Craig qui vient me chercher, ce matin.
Mon sourire s’évanouit, pendant que je digère la nouvelle.
Craig ? Le Craig qui sort avec Honor ? Cette espèce de brute de Cro-Magnon qui ne sait pas s’il marche à voile ou à vapeur, et dont j’ai appris les vrais penchants en espionnant ses pensées ? Celui qui ne vit quasiment que pour se moquer de Miles, histoire de se prouver qu’il n’est pas du même bord ?
Ce Craig-là ?
— Depuis quand es-tu ami avec Craig ?
Miles lève à contrecœur les yeux de son texto :
— Depuis que j’ai décidé d’avoir une vraie vie, de m’ouvrir un peu au monde, d’explorer de nouveaux horizons. Tu devrais essayer, un jour. Et puis, Craig est vraiment sympa, quand on le connaît.
Il recommence à agiter les doigts sur son clavier. Je nage dans la confusion la plus totale. J’ai l’impression d’avoir atterri dans un univers parallèle, totalement disjoncté, où les pom-pom girls échangent des potins avec les goths, et où les gros balourds fraternisent avec les grandes folles. Un truc bien trop improbable pour exister sur cette planète.
- 101 -
Et pourtant, c’est bien réel. Dans le petit monde de Bay View High, en tout cas.
— On parle bien du Craig qui t’a traité de tapette et qui t’a collé une beigne le premier jour d’école ?
— Les gens changent.
Tiens donc !
C’est faux. Les gens ne changent pas en une journée, à moins d’avoir une excellente raison, ou que quelqu’un ne tire les ficelles en coulisses. Une sorte de metteur en scène manipulant les acteurs à leur insu pour leur faire dire et accomplir des choses qui vont complètement à l’encontre de leur vraie nature.
— Désolé, je pensais te l’avoir dit, mais j’ai dû oublier. À
partir de maintenant, en tout cas, tu n’as plus besoin de passer me prendre, c’est réglé.
Et voilà, Miles vient de balayer notre amitié d’un revers de main, comme s’il n’y avait entre nous qu’un simple covoiturage.
J’ai une furieuse envie de le secouer en exigeant qu’il me dise quelle mouche le pique, pourquoi il se comporte ainsi et pour quelle raison ils se liguent tous contre moi.
Je me retiens. Je crois connaître la réponse. Si j’ai raison, Miles n’y est pour rien.
Je me force à sourire.
— D’accord, merci de m’avertir. On se voit tout à l’heure ?
Je tambourine sur le levier de vitesses en attendant une réponse qui tarde à venir, et ne repars qu’à l’arrivée de Craig, lequel klaxonne en me faisant signe de libérer le passage.
Ce qui m’attend en littérature est encore pire que ce que j’avais imaginé : Damen est assis à côté de Stacia.
Mais vraiment à côté, assez près pour lui tenir la main, échanger des messages et lui susurrer des secrets à l’oreille.
Je vais rester seule au fond de la classe, rejetée de tous.
Je me dirige vers ma place et entends mes camarades reprendre en chœur les mots qui me suivent depuis le matin :
— Hé, l’hystéro ! Fais gaffe de ne pas tomber !
Je n’y comprends rien, mais ça me laisse froide, jusqu’à ce que Damen se joigne aux autres. En le voyant ricaner et grimacer avec le reste de la classe, j’ai envie de prendre mes
- 102 -
jambes à mon cou, de retourner à ma voiture et de rentrer à la maison. En sécurité...
Je me maîtrise. Je ne peux pas m’en aller. Il me faut rester là, afin d’en apprendre davantage. Pour me rassurer, je me dis que c’est seulement temporaire, que j’aurai bientôt démêlé cet imbroglio. Il me semble inconcevable que j’aie perdu Damen pour toujours.
Cette pensée m’aide à tenir le coup. D’autant que l’arrivée du professeur rétablit le silence. À la fin de l’heure, quand tout le monde est parti, la voix de M. Robins m’arrête sur le seuil de la classe.
— Ever ? Puis-je vous parler une minute ? Ce ne sera pas long.
Je m’immobilise, la main crispée sur la poignée de la porte.
J’obtempère avec un soupir et monte le volume de mon iPod en remarquant l’expression de M. Robins.
Il ne m’a jamais demandé de rester après la classe. Ce n’est pas le genre à discuter avec les élèves. Et jusque-là, j’étais persuadée qu’en rendant mes devoirs en temps voulu et en obtenant de bonnes notes aux contrôles, j’éviterais ce genre de situation.
— Je ne sais comment vous le dire, et je ne voudrais surtout pas outrepasser mes fonctions, mais il faut que je vous parle de...
Damen.
Il s’agit de mon âme sœur, de mon amour éternel depuis quatre cents ans, à qui ma seule présence répugne depuis quelque temps.
Il veut m’expliquer que c’est Damen qui a demandé à changer de place ce matin.
Parce qu’il pense que je le suis partout comme une obsédée.
Et voilà que M. Robins, mon gentil professeur de lettres récemment divorcé, qui ne comprend rien à rien sorti de ses romans poussiéreux écrits par des auteurs depuis longtemps disparus, entreprend de disserter sur les relations amoureuses.
- 103 -
Selon lui, les amours de jeunesse sont intenses. D’où ce sentiment d’urgence, tant que cela dure. Mais c’est un leurre.
Retomber amoureux s’apprend, il suffit de s’autoriser à oublier le passé. C’est impératif.
— Et espionner quelqu’un n’est pas une solution. C’est un délit, passible de très graves conséquences.
— Je n’espionne pas Damen !
Trop tard. Je suis tombée dans le piège. Nier en bloc, sans passer par les interrogations du genre « Comment ça ? C’est lui qui vous l’a dit ? Mais de quoi parle-t-il ? », comme si j’ignorais tout de la situation, c’est plaider coupable, en quelque sorte.
— Écoutez, M. Robins, vos intentions sont louables, je n’en doute pas, et je ne sais pas ce que Damen vous a dit, mais...
Je le regarde en face et comprends ce que Damen lui a dit : que je frise l’obsession, que j’ai perdu la tête, que je surveille sa maison nuit et jour, que je l’appelle sans arrêt pour laisser des messages hystériques, pathétiques, ce qui n’est pas entièrement faux, quoique...
M. Robins n’en a pas encore fini.
— Ever, je ne veux à aucun prix choisir un camp ou m’immiscer entre Damen et vous, parce que cette histoire ne me regarde pas. Pourtant, malgré votre récente expulsion, et même si vous êtes constamment dans les nuages en classe et laissez votre iPod allumé, alors que je vous ai prié de l’éteindre, vous n’en êtes pas moins l’une de mes meilleures élèves. Et je serais vraiment attristé de vous voir mettre en péril un avenir qui s’annonce brillant à cause d’un garçon.
Je ferme les yeux, profondément humiliée. Je donnerais n’importe quoi pour disparaître dans un trou de souris.
Non, c’est pire. Je suis mortifiée, offensée, blessée, piquée au vif... bref, je voudrais mourir de honte.
J’exhorte silencieusement M. Robins à me croire :
— Ce n’est pas ce que vous pensez. Je ne sais pas ce que Damen vous a raconté, mais ce n’est pas la vérité. Au fil des pensées qui lui traversent l’esprit, je sais qu’il aimerait me confier à quel point il se sentait perdu quand sa femme et sa fille l’ont quitté, cette impression de ne pas pouvoir survivre une
- 104 -
journée de plus. Il craint d’en dire trop, ce en quoi il a parfaitement raison. Il est tiraillé entre l’envie de m’aider et la peur du ridicule :
— Donnez-vous du temps, concentrez-vous sur autre chose, et vous verrez que bientôt...
La cloche sonne.
Sauvée par le gong.
Je rajuste mon sac sur mon épaule. Il n’insiste pas.
— Bon, vous pouvez partir. Je vais vous faire un mot d’excuse pour le cours suivant.
- 105 -
vingt et un
Je suis devenue une star sur You Tube. Une vidéo de moi m’extirpant à grand-peine d’un fatras de soutiens-gorge, de strings et de porte-jarretelles chez Victoria’s Secret m’a valu le surnom, ô combien original, de « foldingue », et a été visionnée 2 323 fois – ce qui, curieusement, correspond au nombre d’élèves inscrits à Bay View... si l’on y ajoute les membres du corps enseignant.
Je l’ai appris par Haven, que j’ai rencontrée par hasard devant nos casiers après m’être frayé un chemin à travers une foule hurlant : « Hé, la foldingue, fais gaffe de ne pas tomber ! ».
Elle m’a aimablement renseignée sur l’origine de cette soudaine célébrité et indiqué le lien vers la vidéo, afin que je constate de visu l’ampleur des dégâts.
Ce devrait être le cadet de mes soucis, mais quand même !
Je m’écrie :
— Génial ! J’avais bien besoin de ça !
Haven referme son casier et me considère avec compassion – façon de parler, car on voit bien qu’elle n’a pas une seconde à accorder à une hystérique de mon genre.
— Oui, c’est vraiment dommage. Excuse-moi, mais je dois y aller, j’ai promis à Honor de...
Un examen plus attentif révèle que sa frange rouge vif a viré au rose, et qu’elle a troqué son look Emo – tenue noire et teint blême – contre la panoplie bronzage en spray, robe à paillettes et cheveux mousseux des clones dont elle adorait se moquer. En dépit de sa métamorphose et de sa fulgurante ascension sociale, je persiste à croire qu’elle n’y est pour rien.
- 106 -
Haven a beau avoir la fâcheuse manie de s’accrocher aux gens dont elle imite le style, elle ne choisit pas n’importe qui. Et je ne pense pas me tromper en affirmant que, s’il n’avait tenu qu’à elle, il ne lui serait jamais venu à l’esprit de s’acoquiner avec la clique de Stacia et de Honor.
Le savoir ne me facilite pas les choses. Bien que convaincue que cela ne changera rien, j’espère qu’elle comprendra à quel point son comportement me blesse.
— Je n’arrive pas à croire que tu es amie avec ces filles.
Aurais-tu oublié le mal qu’elles m’ont fait ?
Connaître sa réponse avant qu’elle ne l’exprime ne suffit pas à amortir le choc :
— Elles t’ont poussée ou tu es tombée sur ce portant toute seule, comme une grande ?
Elle me toise d’un air hautain, sourcils levés, lèvres pincées, et moi je reste sans voix, la gorge en feu, incapable d’articuler une parole.
— Relax,
Ever !
poursuit-elle.
Ce
n’était
qu’une
plaisanterie ! Tu devrais te décrisper un peu. Tu te prends trop au sérieux. C’est vrai, il faut que tu apprennes à vivre ! Je suis sérieuse, réfléchis-y, d’accord ?
Sur ces mots, elle se joint à la foule qui se dirige vers la longue table du déjeuner, pendant que je me précipite dehors.
À quoi bon continuer à me torturer ? Rester là, à regarder Damen flirter avec Stacia, et entendre mes amis me traiter d’hystérique ? À quoi me servent mes facultés extralucides, si je ne m’en sers pas pour la bonne cause sécher les cours, par exemple ?
— Tu t’en vas déjà ?
Je ne m’arrête pas. Roman est la dernière personne à qui j’aie envie de parler.
Il me rattrape :
— Hé ! Ever, attends ! Il n’y a pas le feu !
Je déverrouille la voiture, m’assois derrière le volant et m’apprête à refermer la portière, quand Roman la bloque de sa main. Je pourrais simplement la claquer et filer, puisque je suis la plus forte mais, n’étant pas encore habituée à mes nouveaux
- 107 -
pouvoirs, j’hésite. Je ne le déteste pas au point de lui sectionner la main !
Je préférerais garder ce genre de ressources pour le cas où j’en aurais vraiment besoin.
— Excuse-moi, mais il faut vraiment que j’y aille.
Je tire à nouveau sur la portière qu’il retient. Avisant son sourire amusé et l’extraordinaire force de ses doigts, je ressens un nœud à l’estomac. Ces deux éléments apparemment sans lien confortent mes soupçons les plus noirs.
Quand il lève le bras pour boire une gorgée de soda, je constate que son poignet ne porte aucune marque, pas de tatouage de serpent se mordant la queue – l’ouroboros, le symbole mythique qu’arbore un immortel passé du mauvais côté de la force. Je n’y comprends plus rien.
Résumons la situation. Il mange et boit comme tout le monde, ses pensées et son aura sont accessibles – à moi, du moins –, et en plus, même si j’ai du mal à l’admettre, ses intentions n’ont pas l’air franchement hostiles.
Par conséquent, mes craintes sont manifestement infondées et paranoïaques.
Cela signifie qu’il n’est pas le vilain immortel en cavale que je craignais.
Et donc, il n’y est pour rien si Damen m’a abandonnée, ou si Miles et Haven ont coupé les ponts. Non, tout indique que c’est uniquement ma faute.
Pourtant, malgré les preuves qui semblent converger dans ce sens, je refuse d’y croire.
Parce que, en sa présence, mon pouls s’accélère, mon estomac se révulse, et une sensation de malaise et de panique m’envahit. Je n’arrive pas à croire au charmant Anglais qui, à peine débarqué dans notre école, aurait immédiatement craqué pour moi.
Une chose est sûre, tout allait bien jusqu’à son arrivée...
Et rien n’est plus pareil depuis.
— Alors, on saute le déjeuner ?
Comme si ça ne se voyait pas !
— Tu es seule ? Tu me déposes ?
- 108 -
Je le congédie d’un geste impatient.
— Non, désolée, je ne peux pas. Bon, maintenant, si tu veux bien ôter tes doigts de là...
Il lève les mains en signe de reddition :
— Je ne sais pas si tu as remarqué, Ever, mais tu as beau me fuir, je te rattrape toujours. Ce serait tellement plus simple si tu t’arrêtais de courir !
Je tente de percer son aura ensoleillée et ses pensées bien organisées, mais je me heurte à une barrière impénétrable. De deux choses l’une : soit il n’y a rien à voir, soit c’est le pire scénario imaginable.
Je m’efforce de maîtriser les tremblements de ma voix :
— Puisque tu t’obstines à me poursuivre, tu ferais bien de commencer à t’entraîner, parce que tu te lances dans un véritable marathon, mon vieux. Il esquisse une petite grimace, écarquille les yeux et réprime un sursaut, comme s’il était piqué au vif. Si je ne le connaissais pas, j’y croirais presque. Mais je ne suis pas dupe. C’est un coup de bluff. Il en rajoute, comme au théâtre, voilà tout. Je n’ai pas de temps à perdre en enfantillages, moi.
Je passe la marche arrière et manœuvre pour quitter le parking, priant pour qu’il me laisse enfin tranquille.
Roman sourit en tapotant le capot de ma voiture du plat de la main :
— C’est toi qui vois, Ever. Que le meilleur gagne !
- 109 -
vingt-deux
Je ne vais pas à la maison.
J’avais pourtant l’intention de rentrer, de monter dans ma chambre pour m’affaler sur mon lit, la tête sur une pile d’oreillers, et verser toutes les larmes de mon corps comme un gros bébé pathétique.
En arrivant dans ma rue, j’ai eu une meilleure idée. Je ne peux pas me payer le luxe de perdre mon temps à pleurnicher.
Je fais demi-tour et reprends la direction de Laguna Beach. Je me faufile dans les rues étroites et pentues du centre, et passe devant de ravissants petits cottages avec jardins jouxtant d’énormes manoirs prétentieux, pour aller voir la seule personne au monde susceptible de m’aider.
Elle repousse ses cheveux auburn et me dévisage de ses grands yeux noisette souriants :
— Ever ! Je suis si heureuse de te voir !
Je débarque sans prévenir, mais elle n’a pas l’air étonné du tout. Elle n’est pas voyante pour rien, n’est-ce pas ?
— Désolée d’arriver à l’improviste, mais je...
Je n’ai pas le temps de finir ma phrase qu’elle ouvre grand la porte, me fait signe d’entrer puis me précède dans la cuisine où je m’étais installée lors de ma précédente visite, alors que je ne savais plus à quel saint me vouer.
Au début, j’ai détesté cette femme. Viscéralement. Surtout quand elle a presque convaincu Riley de traverser le pont pour rejoindre nos parents et Caramel, notre chien, qui l’attendaient de l’autre côté. Je la haïssais presque autant que Stacia, c’est tout dire. Cela me semble une éternité, à présent. En la
- 110 -
regardant s’affairer dans la cuisine, disposer des biscuits sur une assiette et préparer du thé vert, j’ai un peu honte de ne pas avoir donné de nouvelles et de venir la voir uniquement quand j’ai besoin d’aide.
Nous commençons par échanger les banalités d’usage, puis elle s’installe en face de moi, sa tasse entre les mains.
— Tu as monté en graine, dis donc ! D’accord, je suis petite, mais tu me dépasses carrément d’une tête !
Je ne sais trop que répondre. La réflexion s’impose. En effet, grandir de plusieurs centimètres en quelques jours ne passe pas inaperçu.
— Je dois faire une poussée de croissance tardive ou quelque chose de ce genre...
Il va falloir trouver une explication un peu plus convaincante, si je veux être crédible. Elle n’est pas dupe, mais n’insiste pas.
— Le bouclier est efficace ? demande-t-elle.
J’avais complètement oublié le bouclier psychique qu’elle m’avait aidée à déployer, lors de la disparition de Damen. Il me protégeait de la cacophonie ambiante, et je m’en étais débarrassée après la réapparition de mon ami.
Il nous avait fallu un après-midi entier pour le mettre en place.
— Euh... Je n’en ai plus besoin, dis-je avec une petite moue gênée.
Elle me dévisage par-dessus sa tasse.
— Ce n’est pas étonnant. La normalité est plutôt insipide, quand on a goûté à plus excitant.
Je détache un morceau de mon biscuit à l’avoine, sans mot dire. S’il ne tenait qu’à moi, je choisirais la normalité plutôt que ma situation actuelle. Sans hésitation.
— Dans ce cas, quelle est la raison de ta visite ?
— Vous l’ignorez ? La voyante, c’est vous, non ?
Je ris un peu trop fort de cette plaisanterie plutôt lourde.
Ava redessine le bord de sa tasse d’un doigt chargé de bagues :
- 111 -
— Je ne suis pas aussi douée que toi pour lire dans les pensées. En revanche, j’ai l’intuition que c’est sérieux.
— Il s’agit de Damen. Il n’est plus le même. Il est devenu froid, distant, cruel. Et je... il ne répond pas au téléphone, il refuse de me parler au lycée. Il a même changé de place en cours de littérature, et maintenant... Il sort avec une fille horrible... Une vraie peste, et il est en train de lui ressembler...
Ava m’interrompt :
— Ever...
— Non, ce n’est pas ce que vous croyez. Nous n’avons pas rompu. Nous ne nous sommes même pas disputés. Il n’y avait aucun problème, tout allait très bien, et du jour au lendemain plus rien. Terminé.
— S’est-il produit quelque chose qui aurait pu le transformer à ce point ?
Oui, Roman est arrivé.
Mais vu que je ne peux pas lui exposer ce que je soupçonne – que Roman est un immortel dévoyé (je n’en ai aucune preuve), contrôlant les faits et gestes des élèves de Bay View par une sorte d’hypnose ou de sortilège (j’ignore d’ailleurs si c’est possible) —, je me contente d’évoquer les symptômes dont Damen souffrait récemment : maux de tête, suées... Bref, des détails que je peux divulguer sans risque.
Elle boit son thé à petites gorgées en regardant par la fenêtre :
— Raconte-moi ce que tu sais de l’Été perpétuel.
Je m’abstiens de répondre. L’Été perpétuel est notre endroit secret, à Damen et moi. Je n’aurais jamais cru que de simples mortels puissent en connaître l’existence.
Ava repose sa tasse :
— Tu y es allée, n’est-ce pas ? Pendant ton expérience de mort imminente, peut-être ?
Je fais oui de la tête. Oui, je m’y suis rendue à deux reprises. La première fois à l’heure de ma mort, la seconde en compagnie de Damen. J’étais si fascinée par ce lieu magique, quasi mystique, avec ses vastes champs odorants et ses arbres qui semblent respirer, que je ne voulais plus le quitter.
- 112 -
— As-tu visité les temples ?
Des temples ? Quels temples ? Des éléphants, des plages, des chevaux, oui – toutes choses que Damen et moi avions matérialisées –, mais pas d’édifice ni d’habitation d’aucune sorte.
— L’Été perpétuel est célèbre pour ses temples, « les grands sanctuaires de la connaissance », comme on les appelle.
Je pense que tu pourras y trouver la réponse à ta question.
— Je ne suis pas sûre de réussir sans Damen. Vivante, je veux dire... Et d’abord, comment en avez-vous entendu parler ?
Y êtes-vous déjà allée ?
— Non, voilà des années que je m’y efforce, sans jamais réussir à franchir le portail, même si je m’en suis approchée de très près. Peut-être y parviendrions-nous en unissant nos énergies respectives, en quelque sorte.
Je me rappelle ma récente tentative avortée avec Damen.
Bien qu’affaibli, il était plus fort qu’Ava, même dans ses meilleurs jours.
— Impossible. Contrairement à ce que vous croyez, conjuguer nos efforts ne suffira pas. C’est bien plus difficile.
Elle se lève et sourit :
— Qui vivra verra, pas vrai ?
- 113 -
vingt-trois
Ça ne marchera jamais, me dis-je en la suivant dans un couloir étroit moquetté de rouge, où mes tongs claquent bruyamment.
Si je n’ai pas réussi à passer le portail avec Damen, comment y parviendrais-je avec Ava ? Elle a des dons de voyance certains, je veux bien le reconnaître, mais elle exerce surtout ses talents à l’occasion de fêtes, où elle lit les cartes aux invités sur une table à tréteaux en enjolivant la vérité pour de généreux pourboires.
Elle fait halte devant une porte indigo :
— C’est voué à l’échec, si tu n’y crois pas. Il faut avoir la foi.
Avant d’entrer dans cette pièce, tu dois libérer ton esprit des pensées négatives, des idées tristes ou mélancoliques, bref, de tout ce qui risque de t’entraîner vers le fond, de te faire broyer du noir.
Génial. Il fallait s’attendre à ce genre de charabia fumeux de la part d’Ava, je songe en réprimant un soupir. Je me force à sourire d’un air convaincant, histoire d’éviter sa méditation en trente-six étapes, ou je ne sais quel rituel farfelu issu de son esprit fertile.
— Ne vous inquiétez pas, je vais très bien.
Les mains sur les hanches, Ava ne s’en laisse pas conter.
Elle ne m’autorisera à entrer que si je maîtrise mes émotions.
Aussi, lorsqu’elle me demande de fermer les yeux, je m’empresse d’obéir, histoire d’accélérer les choses.
- 114 -
— Bon. Imagine que des racines croissent sous tes pieds et vont plonger très loin dans le sol. Elles s’enfoncent profondément sous terre, jusqu’à en toucher le noyau. Tu y es ?
J’acquiesce, non par conviction, mais pour pouvoir passer enfin aux choses sérieuses.
— Parfait. Maintenant, respire à fond plusieurs fois, détends-toi. Laisse tes muscles se relâcher et les crispations disparaître. Efface les pensées et les émotions négatives.
Bannis-les définitivement de ton champ d’énergie. Penses-tu pouvoir y arriver ?
Je suis ses instructions sans trop y croire, et à ma grande surprise je sens mes muscles se dénouer, se décontracter complètement. Comme si je retrouvais enfin la paix après une dure bataille...
Je n’avais pas conscience des tensions qui m’accablaient jusqu’à ce qu’Ava m’oblige à me détendre. Même si je suis prête à faire n’importe quoi pour entrer dans cette pièce et accéder enfin à l’Été perpétuel, je dois reconnaître que ces rituels bizarroïdes ne sont peut-être pas inutiles.
— Bien. À présent, concentre-toi sur le sommet de ton crâne. Un rayon d’or compact, une lumière incandescente, la plus pure qui soit, pénètre par là et t’enveloppe tout entière en passant par le cou, le torse, les bras, les jambes, jusqu’aux doigts de pied. Cette merveilleuse lumière va te réchauffer, te guérir, baigner chaque cellule de ton corps et convertir la tristesse ou la colère en une énergie débordante d’amour. Elle te submergera, tel un flot continu de légèreté, de tendresse, de compassion.
Lorsque tu te sentiras comme immatérielle, nettoyée, purifiée de l’intérieur, ouvre les yeux et regarde-moi. Seulement quand tu seras prête.
Je me plie donc au rituel, avec tout le sérieux dont je suis capable, pour la contenter. J’imagine un rayon de lumière dorée qui me traverse le corps et évalue dans combien de temps je pourrai ouvrir les yeux pour avoir l’air crédible.
Un fait étrange survient alors. Je me sens soudain plus légère, plus heureuse, plus forte et, malgré le triste état dans lequel je me trouvais en arrivant, comblée.
- 115 -
En rouvrant les yeux, je vois une Ava souriante, baignant dans une aura du plus magnifique mauve que j’aie jamais vu.
Elle pousse la porte, moi sur ses talons, clignant des yeux pour m’habituer au violet foncé de la petite pièce, pareille à un sanctuaire aux murs tapissés d’une impressionnante collection de cristaux, de bougies et de symboles iconiques.
— C’est ici que vous lisez l’avenir ?
Elle secoue la tête, s’installe sur un coussin brodé de motifs compliqués et m’invite d’un geste à prendre place à son côté.
— Non, la plupart de mes clients se trouvent dans une mauvaise passe émotionnelle. Je ne prendrais jamais le risque de les laisser entrer. Je m’évertue à garder intacte l’énergie, la pureté de cette pièce, sans la moindre trace d’ombre, et je n’y admets que ceux qui en sont dignes, moi y compris. L’exercice auquel tu t’es livrée est le premier que je pratique dès le réveil et répète systématiquement avant de pénétrer dans cette pièce. Je te le recommande d’ailleurs quotidiennement. Entre parenthèses, je sais que tu étais sceptique, mais avoue que tu es surprise par le résultat !
Inutile de lire dans mes pensées. Mon visage me trahit, je ne sais pas mentir.
J’observe les stores en bambou, l’étagère où s’entassent des statues de divinités du monde entier.
— La lumière guérit, j’ai compris, et je reconnais aussi que je me sens beaucoup mieux. En revanche, je n’ai pas bien saisi cette histoire de racines. À quoi ça sert ? C’est vraiment curieux.
— Cela s’appelle « s’ancrer ». Ton énergie s’éparpillait en tous sens, quand tu es arrivée devant la porte. La manœuvre aide à la réguler. Encore un exercice que je te conseille d’effectuer chaque jour.
— Mais nous ne pourrons jamais accéder à l’Été perpétuel, si nous prenons racine, non ?
Ava éclate de rire.
— Au contraire, cela t’aidera à rester concentrée sur ta destination.
La pièce est tellement surchargée qu’il est difficile d’embrasser du regard tous les objets qui l’encombrent.
- 116 -
— C’est votre lieu sacré ?
— Disons que c’est ici que je viens me recueillir et méditer, tenter d’atteindre les autres dimensions. J’ai la nette impression que je vais y parvenir, cette fois.
Elle s’assoit en lotus et me fait signe de l’imiter. Je ne vais jamais pouvoir croiser mes longues jambes trop vite poussées, me dis-je. Mais, ô surprise, elles se plient tout naturellement sans la moindre résistance, dans une posture, ma foi, très confortable. Le regard noisette d’Ava se pose sur moi :
— Prête ?
Je fais un vague signe de tête, étonnée de voir les plantes de mes pieds fermement posées sur mes cuisses. Je me demande à quelle cérémonie étrange notre voyante va procéder à présent.
— J’espère bien, parce que c’est à toi de jouer à présent. Je ne suis jamais allée dans l’Eté perpétuel, alors je compte sur toi pour me montrer le chemin.
- 117 -
vingt-quatre
J’étais loin d’imaginer que ce serait aussi facile, ni que nous serions capables d’y arriver. Tout s’est passé très vite.
Les yeux clos, j’ai visualisé un portail de lumière scintillante, et main dans la main nous avons atterri sur l’herbe élastique.
Ava écarquille les yeux, bouche bée.
Je sais exactement ce qu’elle ressent. À chacune de mes visites, ce lieu me paraît toujours aussi irréel.
Je me relève et brosse l’arrière de mon jean, impatiente de jouer les guides et de montrer à Ava la magie de l’endroit.
— Imaginez quelque chose, n’importe quoi, lui dis-je. Un objet, un animal, une personne. Fermez les yeux, formez une image précise dans votre tête, et...
Je sens mon excitation croître en considérant ses yeux clos, ses sourcils froncés, son air concentré.
— Ce n’est pas possible ! s’exclame-t-elle en rouvrant les yeux. C’est à peine croyable ! Regarde, c’est lui, c’est son portrait tout craché ! Il a l’air tellement vrai !
Elle pose un genou à terre et frappe dans ses mains en riant de joie, tandis qu’un magnifique golden retriever lui saute dessus et lui lèche les joues à grands coups de langue. Elle le serre contre son cœur en répétant son nom, au point que je me sens obligée de la prévenir qu’il n’est pas réel.
— Euh... Ava... je suis désolée, mais il risque de...
Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase que le chien commence déjà à s’effacer comme autant de pixels. L’immense déception qui se lit sur le visage d’Ava me déchire le cœur, et je m’en veux d’avoir agi de manière aussi impulsive.
- 118 -
— Je suis désolée, j’aurais dû vous expliquer...
Elle se relève en clignant des yeux pour ravaler ses larmes :
— Ça va, je t’assure. Je me disais bien que c’était trop beau.
Je ne regrette pas de l’avoir revu, même brièvement... même si ce n’était pas réel. Ne t’en fais pas, ajoute-t-elle en me pressant la main, il m’a tellement manqué ! Ces quelques secondes passées avec lui étaient un cadeau inespéré. Grâce à toi.
Je déglutis avec peine, espérant qu’elle est sincère. Nous aurions beau passer des heures à réaliser nos moindres désirs, moi je n’en ai qu’un, de désir. Et après avoir assisté aux retrouvailles d’Ava et de son chien adoré, je trouve les biens matériels très ternes.
— Alors, c’est cela, l’Eté perpétuel ? reprend-elle en promenant ses regards autour d’elle.
— Oui. Je ne connais que le champ, le ruisseau, et deux ou trois autres choses que j’ai créées de toutes pièces. Oh, et puis vous voyez le pont, là-bas, dans le brouillard ? Ne vous en approchez pas, il mène de l’autre côté. C’est celui dont Riley vous a parlé, et que je l’ai finalement convaincue de traverser...
après que vous m’avez un peu forcé la main.
Ava plisse les yeux.
— Je me demande ce qui se passe quand on essaie de traverser. Vivant, je veux dire.
J’avoue que je n’ai pas la moindre envie de tenter l’expérience. En surprenant son regard, je comprends qu’elle pèse le pour et le contre et envisage d’y aller, ne serait-ce que par curiosité.
Je tente de lui exposer la gravité de la chose, qu’elle n’a pas l’air de comprendre. J’imagine que l’Été perpétuel produit ce genre d’effet : c’est tellement beau et magique qu’on est incité à tenter le diable, ce qu’on n’aurait garde de faire en temps normal.
— Moi, je n’essayerais pas à votre place. Vous risqueriez de ne jamais revenir.
Elle n’a pas l’air convaincu, mais préfère explorer les lieux plutôt que rester plantée là, les bras ballants.
— Alors, par où commence-t-on ? questionne-t-elle.
- 119 -
Nous nous mettons en route au petit bonheur. Nous traversons la prairie émaillée de fleurs dansantes, parcourons la forêt des arbres qui respirent, puis franchissons le ruisseau arc-en-ciel dans l’eau duquel évolue une incroyable variété de poissons, avant d’aboutir à un sentier qui déroule ses méandres jusqu’à une longue route déserte.
Loin d’être pavée de briques d’or, c’est une rue banale, goudronnée, comme on en voit tous les jours.
Sauf qu’elle est en bien meilleur état que les autres, sans nids-de-poule ni traces de pneus. D’ailleurs, un bref regard alentour nous apprend que tout a l’air neuf, tout propre, comme si rien n’avait jamais servi. Alors que, d’après Ava, l’Été perpétuel est vieux comme le monde.
J’avise un immense bâtiment de marbre blanc aux colonnes sculptées d’anges et autres créatures mythiques, me demandant s’il n’est pas celui que nous recherchons.
La décoration est d’une élégante sobriété, et l’ensemble leste imposant sans intimider pour autant.
— Que savez-vous exactement au sujet de ces temples ?
Pardon – ces grands sanctuaires de la connaissance ?
Ava hausse les épaules, comme si le sujet ne l’intéressait guère. Une réaction un peu trop désinvolte à mon goût.
Elle était sûre que la réponse se trouvait ici et débordait d’enthousiasme à l’idée de combiner nos énergies et d’entreprendre le voyage ensemble. Or, maintenant que nous y sommes, elle a l’air un peu trop captivée par son pouvoir de matérialisation instantanée pour s’intéresser à autre chose.
Elle examine ses mains, étendues devant elle :
— Je sais qu’ils existent, c’est tout. Je suis tombée dessus à plusieurs reprises au cours de mes recherches.
« Pourtant, recherches ou pas, la seule chose qui vous intéresse, ce sont ces énormes bagues ornées de pierres précieuses que vous venez de fabriquer à vos doigts ! » Je me garde bien de tenir ce discours à voix haute, mais si elle daignait lever les yeux, elle remarquerait l’agacement qui se peint sur mon visage.
- 120 -
Elle sourit en contemplant ses mains et se fabrique une rangée de bracelets assortis à ses nouvelles bagues. En la voyant lorgner ses pieds d’un air rêveur, qu’elle imagine chaussés de souliers neufs, je pense qu’il est temps de la faire revenir sur terre.
Je cherche le moyen d’attirer son attention sur la véritable raison de notre présence. J’ai rempli ma part du contrat en l’amenant ici, alors le moins qu’elle puisse faire serait de m’aider à son tour. À trouver le moyen d’obtenir mes réponses, par exemple.
— À votre avis, que ferons-nous quand nous serons à l’intérieur ? Et comment saurons-nous que nous avons trouvé ce que nous cherchons ? Par de soudains maux de tête ?
D’abondantes suées incontrôlables ? Et d’ailleurs, nous laissera-t-on entrer, à votre avis ?
Je tourne la tête, me préparant à un sermon sur mon état d’esprit négatif, le pessimisme excessif auquel je cède trop souvent. Seulement, elle n’est plus là.
Elle s’est volatilisée.
Je tourne en rond en criant son nom, fouillant du regard la brume scintillante, le rayonnement éternel, qui émane de nulle part mais imprègne toutes choses. Je me précipite dans la longue rue vide, jetant au passage un coup d’œil aux vitrines.
Pourquoi autant de magasins, de restaurants, de galeries d’art, de salons de beauté, alors qu’il n’y a personne ?
— Ava ! Où êtes-vous ?
— Tu ne la trouveras pas.
Je me retourne et aperçois une fillette brune et menue, campée derrière moi. Ses cheveux, raides comme des baguettes, lui arrivent aux épaules et ses grands yeux noirs sont encadrés d’une frange qu’on dirait taillée au rasoir.
— On se perd tout le temps, ici.
Je détaille son chemisier blanc amidonné, sa jupe plissée, son blazer bleu et ses chaussettes, l’uniforme typique d’un collège privé, même si, du moment qu’elle se trouve ici, je me doute qu’il ne s’agit pas d’une écolière comme les autres.
— Comment t’appelles-tu ?
- 121 -
— Romy.
Ses lèvres n’ont pas bougé. La voix venait en fait de derrière moi.
Je me retourne et me trouve nez à nez avec sa copie conforme, hilare.
— Et elle, c’est Rayne.
Les deux petites se plantent devant moi. Elles sont parfaitement identiques, à l’exception de leurs chaussettes : celles de Romy ont glissé le long de ses mollets, alors que celles de Rayne sont impeccablement tirées.
Romy me sourit, tandis que Rayne me dévisage avec méfiance.
— Bienvenue à l’Été perpétuel. Nous sommes désolées pour ton amie.
Elle donne un coup de coude à sa jumelle, qui refuse d’ouvrir la bouche.
— Rayne aussi est désolée, poursuit-elle. Seulement, elle ne veut pas l’admettre.
Je me demande d’où elles peuvent bien sortir.
— Savez-vous où elle est ?
— Elle ne veut pas qu’on la retrouve, répond Romy. C’est pour cela qu’on t’a localisée toi, à sa place.
— Mais de quoi parles-tu ? Et d’ailleurs, d’où venez-vous ?
Je ne me souviens pas avoir rencontré âme qui vive, les autres fois.
— C’est parce que tu ne voulais voir personne, dit Romy en réponse à ma question muette. Tu ne le désirais pas, jusqu’à maintenant.
Prise d’un léger vertige, je blêmis en comprenant qu’elle peut lire dans mes pensées.
— Les pensées, c’est de l’énergie, et l’Été perpétuel n’est que de l’énergie rapide, intense, démultipliée. À tel point qu’on peut la lire.
Lors de ma dernière visite avec Damen, je me rappelle, nous avions pu communiquer par télépathie. Comme nous étions seuls, je n’avais pas trouvé la chose surprenante.
- 122 -
— Dans ce cas, pourquoi n’ai-je pas pu lire dans l’esprit d’Ava ? Et comment a-t-elle réussi à disparaître dans la nature ?
— Il faut le désirer pour que cela arrive, m’explique patiemment Romy, comme si elle parlait à un petit enfant, alors que sa sœur et elle ont l’air beaucoup plus jeunes que moi. L’Été perpétuel ouvre le champ des possibles, de tous les possibles.
Mais il faut d’abord désirer la chose pour qu’elle se produise.
Sinon, cela reste une simple éventualité parmi les autres, imparfaite puisque non advenue.
Je m’efforce de donner un sens à ses propos.
— Si tu ne voyais personne, c’est parce que tu ne voulais voir personne. Maintenant, regarde autour de toi et dis-moi ce que tu remarques.
J’obéis. Elle a raison. Il y a foule dans les restaurants et les magasins, on accroche une nouvelle exposition dans une galerie, et un petit attroupement patiente sur les marches du musée. Je me concentre sur le flux d’énergies et de pensées, et j’ai une petite idée de la formidable diversité des lieux. Toutes les nationalités, toutes les religions sont représentées et coexistent paisiblement.
Génial, me dis-je, ne sachant plus où donner de la tête.
— Donc, reprend Romy, quand tu as exprimé le désir de trouver les temples, nous sommes apparues pour te montrer le chemin, tandis qu’Ava disparaissait.
Je commence à comprendre.
— Tu veux dire que c’est moi qui l’ai fait partir ?
Romy éclate de rire, pendant que Rayne me regarde comme si j’étais attardée.
— Bien sûr que non !
— Et ces gens-là, ils sont... morts ?
Je m’adresse à Romy, ayant renoncé à tirer quoi que ce soit de Rayne, laquelle se penche pour murmurer quelque chose à l’oreille de sa jumelle.
— Ma sœur trouve que tu poses trop de questions.
À quoi Rayne rétorque par une bourrade sur le bras.
Romy éclate de rire.
- 123 -
Quelles chipies, ces deux-là ! Rayne me fusille du regard et Romy parle par énigmes. C’était peut-être drôle au début, mais ma patience est à bout. Je n’ai pas une minute à perdre. Je dois trouver les temples, et ces vains bavardages me font perdre un temps précieux.
Je me rappelle trop tard qu’elles peuvent lire dans mes pensées.
— Comme tu veux, dit Romy. Viens, nous allons te montrer le chemin.
- 124 -
vingt-cinq
Je suis mes deux petits guides à travers un dédale de ruelles. Elles marchent si vite que j’ai du mal à les suivre. Je remarque
des