échoppes

proposant

toutes

sortes

de

marchandises – des bougies artisanales, des petits jouets en bois... Les clients se bornent à un sourire ou un mot de remerciement en échange de ces objets, qui leur sont offerts soigneusement emballés. Nous dépassons des étals de fruits, des confiseries, des boutiques branchées, avant de nous arrêter à un carrefour que traverse une voiture à cheval, suivie d’une Rolls-Royce avec chauffeur.

J’ouvre la bouche pour demander comment d’antiques bâtiments peuvent coexister avec ces constructions ultra-modernes aux lignes épurées, quand Romy devance ma question.

— Je te l’ai déjà dit. L’Eté perpétuel est le monde des possibles. Et comme les désirs des uns et des autres sont multiples, ce que tu vois autour de toi est le fruit de l’imagination de chacun.

Je regarde autour de moi, ébahie.

— Ceci est donc imaginaire ? Mais de qui est-ce l’œuvre ?

De visiteurs occasionnels, comme moi ? Ou bien sont-ils déjà morts ?

La question concerne également Romy et Rayne. Même si elles ont l’air parfaitement normales, il y a chez elles quelque chose d’irréel, d’intemporel.

Rayne se décide enfin à m’adresser la parole :

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— Nous voulons bien t’aider à trouver les temples, mais lien ne nous oblige à répondre à tes questions. Certaines choses dans l’Été perpétuel ne te regardent pas.

J’accuse le coup et jette un coup d’œil à Romy pour voir si elle va intervenir et rabrouer sa sœur, mais elle tourne dans une rue animée, s’engage dans une allée déserte et un boulevard silencieux, avant de s’arrêter devant un somptueux monument.

Les deux jumelles me dévisagent avec attention.

— Dis-moi ce que tu vois, demande Romy.

Je reste béate d’admiration face à l’impressionnant édifice, les mille et une sculptures raffinées, la courbe de l’immense toit, les colonnes imposantes, les portes majestueuses, évoquant à la fois le Parthénon, le Taj Mahal, la grande pyramide de Gizeh ou le temple du Lotus. J’ai le vertige en voyant la façade prendre l’apparence des plus grands temples et merveilles du monde à un rythme effréné.

Je vois... Je vois tout ! La renversante beauté du lieu me coupe le souffle, m’ôtant l’usage de la parole.

Romy donne un coup de coude à sa sœur :

— Je te l’avais bien dit ! Ce temple a été construit à partir de l’énergie, de l’amour et de la connaissance de tout ce que la Terre a de meilleur, ajoute-t-elle à mon intention. Seuls ceux qui peuvent le voir ont le droit d’y pénétrer.

À peine a-t-elle prononcé ces mots que je m’élance dans l’escalier de marbre, impatiente de découvrir ce qui se cache derrière cette façade sublime.

— Vous venez ? je demande, arrivée devant les gigantesques portes en bois.

Rayne ne cache pas son agacement.

— Non. Les réponses que tu cherches sont à l’intérieur, répond sa sœur. Tu n’as plus besoin de nous, maintenant.

— Mais par où dois-je commencer ?

Romy échange un regard avec sa sœur :

— Tu dois chercher l'Akasha, ou « Livre de Vie ». La totalité des paroles, des pensées et des faits passés et futurs s’y trouve consignée. Tu ne le trouveras que si tel est ton destin.

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Sinon... tu ne le trouveras pas, c’est aussi simple que cela, conclut-elle en me voyant prête à succomber à la panique.

Je suis loin d’être rassurée.

— Maintenant, mademoiselle Ever Bloom, nous devons y aller, déclare Romy avant de me quitter. Je ne doute pas que nous nous reverrons un jour.

Je suis sûre de ne pas lui avoir révélé mon nom. Soulagée, je les regarde s’éloigner, quand il me vient une dernière question :

— Et comment dois-je m’y prendre pour repartir, quand j’aurai fini ?

Rayne se raidit, mais Romy fait volte-face :

— De la même façon que tu es entrée... par le portail, dit-elle avec un charmant sourire.

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vingt-six

La porte s’ouvre devant moi. Comme il ne s’agit pas du portillon automatique d’un supermarché, j’en conclus que j’ai le droit d’entrer.

Je pénètre dans un vaste hall, baigné d’une lumière chaude et brillante – un flot de clarté surgi de nulle part, qui s’infiltre dans chaque recoin, dissipant l’obscurité. Je m’avance dans une galerie flanquée d’une rangée de colonnes de style dorique, où des moines en robes de bure sont assis à côté de prêtres, de rabbins, de chamans, de chefs spirituels de toutes les religions de la terre. Installés devant des boules de cristal, des tablettes en lévitation, ils observent les images qui apparaissent sous leurs yeux.

J’hésite à les interrompre pour leur demander mon chemin. Je crains d’être impolie, et la pièce est si calme, ils ont l’air tellement concentrés, que je ne peux me résoudre à les déranger et poursuis ma route. Je dépasse de magnifiques statues sculptées dans le marbre blanc le plus pur, et parviens à une salle richement ornée qui me rappelle les grandes cathédrales italiennes (les photos que j’en ai vu, en tout cas). Je me trouve sous un immense dôme décoré de vitraux et de fresques dignes de Michel-Ange. Eblouie, la tête renversée en arrière pour essayer de tout embrasser d’un regard, je tourne sur moi-même jusqu’au vertige. Mais il me faudrait la journée pour scruter chaque détail, et j’ai déjà perdu assez de temps. Je ferme les yeux et suis le conseil de Romy : désirer quelque chose pour le faire apparaître. Je demande à trouver les réponses que

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je cherche, et en rouvrant les yeux je découvre un long corridor ouvert devant moi.

Il y filtre une lueur diffuse, incandescente. Je n’en vois pas le bout, mais commence à marcher en foulant l’épais tapis persan qui se déroule à l’infini. Du bout des doigts, j’effleure le mur couvert de hiéroglyphes, dont le sens m’apparaît en pensée, l’histoire entière se révélant à moi comme en une sorte de braille télépathique.

Je débouche dans une autre pièce, tout aussi élégante. Ce n’est pas le même raffinement. Ici, pas de fresques ni de sculptures, mais une absolue simplicité.

Les murs blancs sont circulaires et lisses, sans aspérité aucune. Un examen plus attentif révèle que ce n’est pas un blanc quelconque, mais une blancheur immaculée provenant de la combinaison de toutes les couleurs, de toutes les fréquences du spectre, réunies pour former la couleur primaire de la lumière, comme nous l’avons étudié en cours d’arts plastiques. Excepté une grosse grappe de fleurs blanches suspendue au plafond, des milliers de cristaux finement taillés, miroitant et lançant des éclats colorés se reflétant sur les murs, comme dans un kaléidoscope géant, le seul objet qui meuble cette pièce est un banc de marbre étrangement confortable.

Dès que je suis assise, les mains croisées sur les genoux, les murs se referment derrière moi sans laisser de trace, à croire que le couloir qui m’a menée ici n’a jamais existé.

Je ne suis pas inquiète. Seule dans cette pièce sans issue, je me sens en sécurité, en paix avec moi-même. Comme si ce lieu me rassérénait, que ses murs circulaires m’enlaçaient dans une chaleureuse étreinte de bienvenue.

Je respire profondément, espérant trouver les réponses à mes questions, quand devant moi, là où il n’y avait que du vide, apparaît un large écran de cristal qui semble attendre mes ordres.

Maintenant que je suis près du but, je change l’intitulé de ma question.

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« Qu’arrive-t-il à Damen, comment l’aider ? » devient

« Montrez-moi ce que j’ai besoin de savoir à propos de Damen ».

C’est peut-être ma seule chance d’en savoir plus sur ce passé dont il fait mystère. J’essaie de me convaincre que je ne suis pas motivée par une curiosité morbide... Non, je veux trouver une solution, et toute information me sera utile dans ma quête. Et si je ne mérite pas de le savoir, je ne verrai rien, voilà tout. Il n’y a donc aucun risque à essayer. Dès la question formulée, le cristal commence à ronronner, à vibrer d’énergie, tandis qu’un flot d’images haute définition emplit l’écran.

Je vois un petit atelier encombré, aux fenêtres voilées de coton brun, éclairé par une profusion de bougies. Vêtu d’une tunique marron qui lui arrive sous le genou, Damen est là. Il ne doit pas avoir plus de trois ans. Installé à une table envahie d’éprouvettes en ébullition, d’un petit tas de cailloux, de boîtes en fer blanc remplies de poudres de toutes les couleurs, de mortiers munis de leurs pilons, de tas d’herbes et de fioles de colorants, il gribouille sur un bout de papier pour imiter son père – lequel trempe sa plume dans un petit encrier et note les résultats du labeur de la journée en une série de symboles compliqués, marquant parfois une pause, le temps de consulter un volume intitulé Corpus Hermeticum, d’un certain Ficino.

Damen est adorable, avec ses bonnes joues rondes de bébé, ses boucles châtain qui tombent sur ses yeux et frisent sur sa nuque potelée. Je ne peux m’empêcher de tendre la main pour le toucher. Tout semble si réel, si accessible, si proche... Si j’arrivais à établir le contact, je pourrais vivre ses expériences en même temps que lui, j’en suis convaincue.

Mais quand j’approche les doigts de l’écran, le cristal chauffe subitement et je retire ma paume brûlée, qui se couvre de cloques avant de cicatriser. Au moins, c’est clair : toucher avec les yeux, regarder sans les mains.

L’image défile jusqu’au dixième anniversaire de Damen, jour important si l’on en croit les cadeaux et les friandises. En fin d’après-midi, Damen et son père se rendent à l’atelier, et il est évident que le père et le fils ont davantage en commun que

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leur chevelure brune, leur peau mate et leur mâchoire bien dessinée. Tous deux partagent la même passion : parachever la solution

alchimique,

qui

promet

non

seulement

la

métamorphose du plomb en or, la fameuse pierre philosophale, mais aussi la vie éternelle.

Ils se mettent au travail selon un rituel parfaitement rodé.

Damen réduit les herbes en poudre à l’aide du mortier et du pilon, puis mesure les différents sels, huiles, liquides colorés et minerais que son père verse ensuite dans les éprouvettes. À

chaque nouvelle étape, il marque une pause pour expliquer à son fils ce qu’il va entreprendre.

— Notre objectif est la transmutation des métaux, pour passer de la maladie à la santé, de la vieillesse à la jeunesse, du plomb à l’or, et peut-être même à l’immortalité. Tout procède d’un seul élément fondamental, et si nous parvenions à en isoler le noyau, nous pourrons créer ce que nous voulons.

Damen l’écoute religieusement, buvant littéralement ses paroles, même s’il a déjà maintes fois entendu ce discours, lit bien qu’ils parlent italien, une langue que je n’ai jamais étudiée, je comprends parfaitement ce qu’ils disent.

Le père de Damen nomme chaque ingrédient avant de l’ajouter au mélange, mais décide de ne pas inclure le dernier, convaincu que cette composante ultime, une plante d’aspect étrange, sera plus efficace après que la mixture aura mijoté pendant trois jours.

Damen verse le liquide rouge opalescent dans un tube plus petit, qu’il rebouche soigneusement avant de le ranger dans un placard dissimulé dans le mur. Ils finissent à peine de ranger et nettoyer la table, quand la mère de Damen vient les avertir que le dîner est prêt. Elle est très belle, la peau crémeuse, vêtue d’une simple robe de soie moirée, ses cheveux dorés relevés en chignon sous un petit bonnet. Son amour transparaît dans le sourire qu’elle réserve à son mari et le regard qu’elle adresse à Damen. Leurs yeux noirs se reflètent comme dans un miroir.

Ils s’apprêtent à quitter l’atelier, lorsque trois hommes à la mine patibulaire font irruption. Ils enfoncent la porte puis molestent le père de Damen pour lui faire avouer où se trouve

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l’élixir, pendant que sa mère pousse précipitamment Damen dans le placard où est cachée la fiole, lui ordonnant de ne pas bouger ni faire de bruit jusqu’à ce que tout danger soit passé.

Il s’accroupit dans cet espace restreint, sombre et humide, et regarde par un nœud ouvert dans le bois. Les trois hommes détruisent tout dans l’atelier de son père, l’œuvre de sa vie. Ce dernier leur livre ses notes, mais cela ne suffît pas à le sauver.

Tremblant et impuissant, Damen assiste au meurtre de ses parents.

Assise sur le banc de marbre, j’ai la tête qui tourne, l’estomac révulsé, j’éprouve les émotions que ressent Damen, son désespoir incommensurable. J’ai les yeux brouillés par ses larmes, tandis que mon souffle court et irrégulier se mêle au sien. Dévorés de chagrin, nous ne faisons plus qu’un.

Nous partageons la même expérience du deuil.

Et le même sentiment de culpabilité.

Je le regarde panser les blessures et laver les corps de ses parents, convaincu que dans trois jours il pourra ajouter l’ingrédient final, l’herbe bizarre, et les ramener à la vie. Mais trois jours plus tard, alertés par l’odeur, des voisins viennent le cueillir au réveil et le trouvent endormi à côté des cadavres, une bouteille à la main.

Il se débat et parvient in extremis à introduire l’herbe dans le flacon. Il tente de faire boire la potion à ses parents, mais les voisins l’empêchent d’approcher.

Convaincus d’avoir affaire à un sorcier, ils le confient à la garde de l’église. Dévasté par le chagrin et arraché à tout ce qu’il connaissait et aimait, il est battu par les prêtres, décidés à le débarrasser du démon qui le possède.

Il souffre en silence pendant des années, jusqu’à l’arrivée de Drina. Damen, alors un bel adolescent de quatorze ans, est immédiatement subjugué par cette jeune beauté rousse aux yeux d’émeraude et au teint d’albâtre.

Je suffoque en voyant le tendre lien qui se tisse entre eux.

Je regrette d’avoir demandé à tout voir. C’était le vœu impulsif d’une tête brûlée. Je n’avais pas réfléchi à ce que cela impliquait. J’ai beau savoir que Drina est morte et ne représente

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plus une menace, il m’est insupportable de voir Damen tomber sous son charme.

Avec un soin et un respect immenses, il soigne les blessures que les prêtres ont infligées à la jeune fille, refusant d’admettre l’indéniable attirance qu’elle lui inspire, pour s’employer à la protéger et l’aider dans sa fuite. Ce jour arrive plus vite qu’ils ne l’escomptaient en raison de l’épidémie décimant Florence, où la terrible peste noire a fait des millions de victimes, masses informes et purulentes brisées par la souffrance.

Impuissant, il assiste à la maladie puis à la mort d’autres orphelins. Lorsque Drina est atteinte à son tour, il reprend les travaux paternels et reconstitue l’élixir qu’il s’était juré d’oublier, l’associant à la perte de tout ce qui lui était cher. À

présent, il n’a plus guère le choix : il refuse de voir Drina mourir. Il lui en fait boire et en garde juste assez pour lui et ses compagnons, espérant ainsi se prémunir contre la maladie, sans imaginer un instant qu’ils puissent tous accéder à l’immortalité.

Forts d’un pouvoir qu’ils ne comprennent pas, insensibles aux cris d’agonie des prêtres, leurs anciens bourreaux, les adolescents se dispersent dans les rues de Florence, où ils pillent les cadavres, tandis que Damen, en compagnie de Drina, se fixe un but unique : venger la mort de ses parents. Il finit par retrouver les trois meurtriers qui, ignorant tout du dernier ingrédient manquant, sont eux aussi consumés par la maladie.

Il les regarde mourir en leur promettant jusqu’au dernier moment un remède qu’il n’a aucunement l’intention de leur procurer. Mais c’est une victoire à la Pyrrhus. Déçu, Damen trouve le réconfort dans les bras de Drina...

Je ferme les yeux pour ne pas voir. Trop tard, l’image est gravée à jamais dans mon esprit. Savoir qu’ils ont été amants pendant près de six cents ans, hormis quelques interruptions, c’est une chose. Regarder leur amour s’approfondir en est une autre.

Et bien que je répugne à l’admettre, je ne puis m’empêcher de remarquer que le Damen d’antan, cruel, cupide, d’une vanité

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sans bornes, a beaucoup en commun avec le nouveau Damen, celui qui m’a quittée pour Stacia.

Aussi, après avoir vu défiler deux siècles de leur vie commune caractérisée par une lascivité et une soif de richesses infinies, n’ai-je même plus envie d’assister à notre rencontre, à Damen et moi. Mes précédentes incarnations ne m’intéressent plus. S’il faut encore endurer un siècle du même acabit, je dis pouce.

Je supplie : « S’il vous plaît, montrez-moi la fin, je n’en peux plus ! ». Aussitôt le cristal crépite et s’emballe, les images s’accélèrent au point de devenir floues, et je peine à les distinguer. Je ne perçois plus que des bribes, Damen, Drina, et moi sous mes diverses apparences, brune, rousse, blonde, méconnaissable hormis mes yeux.

Je change d’avis et demande au cristal de ralentir, mais les images continuent de fuser, pour culminer sur Roman, un sourire carnassier aux lèvres, une joie mauvaise dans le regard fixé sur Damen, un Damen très âgé et aussi mort qu’on peut l’être.

Et ensuite ?

Ensuite... plus rien.

Le cristal devient opaque.

Je pousse un cri qui ricoche sur les murs de cette grande pièce vide et me revient, répercuté par l’écho.

— Non, je vous en prie, n’arrêtez pas, je vais faire attention ! Je promets de ne plus être jalouse ni susceptible.

J’accepte de tout regarder depuis le début, s’il vous plaît, revenez en arrière !

J’ai beau tempêter, supplier, l’écran de cristal a disparu.

Je regarde autour de moi pour chercher de l’aide, espérant rencontrer une sorte de documentaliste de l'Akasha, par exemple, mais je suis seule. La tête enfouie dans mes mains, je me demande comment j’ai pu être assez stupide pour laisser mes petites jalousies et faiblesses reprendre le dessus.

J’étais pourtant au courant, à propos de Damen et Drina.

Je savais à quoi m’attendre. Au final, parce que j’ai été trop lâche pour serrer les dents et me concentrer sur les

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informations qui m’étaient fournies, je n’ai toujours pas la moindre idée de ce qui peut sauver Damen. Et j’ignore aussi comment nous avons pu tomber de notre petit nuage pour en arriver là.

Une chose est sûre, Roman en est responsable. Piètre confirmation de ce que j’avais déjà pressenti. Il s’évertue à affaiblir Damen, à le priver de son immortalité. Il me faut découvrir comment, à défaut du pourquoi, si je veux avoir une chance de le sauver.

En tout cas, Damen ne vieillit pas. Il a plus de six cents ans, et toujours l’air d’un adolescent.

Je m’en veux d’avoir été mesquine, ridicule et bornée. J’ai tout gâché. J’aimerais pouvoir rembobiner, recommencer, revenir en arrière.

— Tu ne peux pas revenir en arrière.

La voix de Romy me fait sursauter. Je me retourne, curieuse de savoir comment elle a pu pénétrer dans cette pièce.

Mais je me rends compte que je ne suis plus dans la belle salle circulaire. Me revoilà dans le vestibule, là où se trouvaient tout à l’heure les moines, prêtres, chamans et autres rabbins.

— Et tu ne devrais jamais te projeter dans le futur. Sinon, tu te prives du voyage, du moment présent, alors que c’est finalement la seule chose qui compte.

Je me demande si elle fait allusion au lamentable fiasco du cristal, ou à ma vie en général.

Elle me sourit.

— Ça va ?

Je hausse les épaules. À quoi bon expliquer ? Elle doit déjà tout savoir.

— Faux, rétorque-t-elle. Je ne sais rien. Ce qui se passe là-dedans n’appartient qu’à toi. Je t’ai entendue crier, et j’ai décidé de venir voir. Ni plus ni moins.

— Et où est ta jumelle infernale ? je questionne, n’apercevant Rayne nulle part.

— Dehors, elle garde ton amie à l’œil.

— Ava est là ?

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Mon soulagement me surprend. En même temps, je suis furieuse qu’Ava m’ait laissée en plan avec une telle désinvolture.

Romy se dirige vers le perron, où Rayne et Ava nous attendent.

— Où étiez-vous passée ? je demande à Ava sur un ton accusateur.

— Disons que je me suis un peu égarée. Cet endroit est hallucinant ! Je...

Elle me scrute pour voir si je me suis radoucie et suis prête à lui pardonner, mais se rend vite compte qu’il n’en est rien.

— Et comment m’avez-vous retrouvée ? C’est Romy et Rayne qui vous ont... Je m’interromps, m’apercevant qu’elles ont disparu.

Ava fronce les sourcils en triturant les anneaux dorés qu’elle vient de matérialiser à ses oreilles.

— J’ai exprimé le désir de te retrouver, et j’ai atterri ici.

Impossible d’aller à l’intérieur, en revanche. Alors, c’est bien le temple que tu cherchais ?

Je hoche la tête, les yeux rivés sur ses chaussures de luxe et son sac de grande marque. Je sens mon irritation redoubler. Je l’emmène dans l’Été perpétuel, et tout ce qui l’intéresse, c’est de faire du shopping, quand c’est une question de vie ou de mort.

Elle devine mes pensées.

— Je sais, je suis désolée ! Je me suis laissé emporter, pardonne-moi. Maintenant je suis là, si tu as encore besoin de moi... As-tu obtenu les réponses que tu cherchais ?

J’ai honte de ma tentative avortée. J’ai réussi à me mettre des bâtons dans les roues toute seule, comme une grande. Non, mais quelle andouille !

— Je... j’ai eu quelques petits soucis, et... me revoilà à la case départ.

— Je pourrais peut-être t’aider ? propose-t-elle.

Je hausse les épaules sans répondre.

— Allons, ne te laisse pas abattre ! C’est l’Été perpétuel, ici tout est possible !

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Elle n’a pas tort. J’ai encore du pain sur la planche, dans notre bonne vieille dimension à nous. Et pour cela, je vais avoir besoin de toute ma concentration. Je n’ai plus droit à l’erreur.

— Il y a effectivement une chose que vous pourriez faire, dis-je en l’entraînant au bas de l’escalier.

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vingt-sept

Ava n’avait aucune envie de s’en aller, et j’ai presque dû la forcer à m’accompagner. On avait gaspillé assez de temps et j’avais encore une multitude de choses à faire.

Nous avons atterri sur les coussins de sa petite pièce mauve.

— Oh, non ! se lamente-t-elle en regardant ses mains.

J’espérais pouvoir les garder.

Les bagues en or serties de pierreries, le sac à main et les chaussures de luxe n’ont apparemment pas survécu au voyage.

— Je me posais la question, justement, dis-je en me relevant. Savez-vous que vous pouvez matérialiser des objets ici aussi ? N’importe quoi, il suffit d’être patient.

J’ai peut-être été trop dure avec elle. Visiter cet endroit pour la première fois a de quoi vous tourner la tête. Afin de partir sur une note positive, je lui ressers le discours rassurant que m’avait tenu Damen, lors de nos premières leçons. Si seulement j’avais été plus appliquée ! Moi qui croyais que l’immortalité signifiait avoir l’éternité devant soi !

Ava me raccompagne à la porte.

— On y retournera ? Tu ne comptes pas y aller sans moi, n’est-ce pas ?

Cette aventure l’a complètement chamboulée, et je commence à me demander si je n’ai pas commis une erreur en l’emmenant avec moi. Je me dirige vers ma voiture et lui lance, en évitant de la regarder :

— Je vous appelle, d’accord ?

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Le lendemain matin, je me gare sur le parking et me dirige vers ma salle de cours. Je me mêle aux autres, comme tous les jours, sauf que cette fois je n’essaie pas de garder mes distances.

Au contraire, je m’abstiens de réagir si on me bouscule par inadvertance, et j’ai laissé mon iPod, ma capuche et mes lunettes de soleil à la maison.

Je n’ai plus besoin de ces béquilles qui, de toute façon, n’ont jamais été très efficaces. Dorénavant, j’ai ma télécommande quantique avec moi.

Hier, alors qu’Ava et moi étions sur le point de repartir, nous avons fabriqué un nouveau bouclier. J’aurais pu retourner dans le temple et obtenir la solution pendant qu’elle m’attendait dehors, mais elle tenait à m’aider, et je me suis dit que cela lui donnerait l’occasion d’apprendre quelque chose. Donc, nous avons uni nos efforts pour obtenir une protection qui nous permette de nous connecter ou nous déconnecter, à volonté –enfin, moi surtout, puisque Ava ne lit pas dans les pensées et qu’il ne lui suffit pas de toucher quelqu’un pour connaître sa biographie. Deux secondes plus tard, nous nous sommes exclamées en chœur : « Une télécommande quantique ! ».

De sorte que si je veux entendre les pensées de quelqu’un, je me branche sur son énergie en mode lecture. Et quand je veux avoir la paix, je coupe le son. Exactement comme avec une télécommande. À la différence que celle-ci est invisible, ce qui me permet de l’emporter partout avec moi.

J’arrive plus tôt en cours de littérature, pour pouvoir observer ce qui se passe sans en perdre une miette. Savoir que Roman est responsable de ce qui arrive à Damen ne m’avance pas beaucoup. Il faut à présent que je m’attaque au comment et au pourquoi.

Espérons que ce ne sera pas trop long. D’abord, parce que Damen me manque. Et aussi parce que ma réserve d’élixir d’immortalité est presque épuisée. Je suis donc forcée de me rationner. Damen ne m’a jamais donné la recette, je ne sais pas comment m’en procurer, ni ce qui se passera si je me trouve à court. À n’en pas douter, rien de bon.

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Au début, Damen pensait qu’il lui suffisait de boire de ce breuvage une seule fois pour être guéri des maux les plus divers.

Tel fut le cas pendant un siècle et demi, jusqu’à ce qu’il remarque de légers signes de vieillissement et décide d’en reprendre. De plus en plus. Et ainsi de suite, jusqu’à devenir complètement accro.

Il ne se doutait pas non plus qu’un immortel pouvait être éliminé, avant que je supprime Drina, son ex-femme. Nous étions persuadés que le seul moyen d’y parvenir était de viser le point faible – le cœur, dans le cas de Drina – et, d’après ce que j’ai vu hier dans l'Akasha, je suis convaincue que nous sommes les seuls à le savoir. Roman semble avoir trouvé un autre stratagème. Si je veux avoir une chance de sauver Damen, il me faut apprendre le plus vite possible ce que Roman peut bien avoir en tête.

La porte s’ouvre et les élèves s’engouffrent dans la classe comme un seul homme. Ce n’est pas la première fois que j’assiste à ce phénomène, et cela me fait toujours un drôle d’effet de les voir tous copains comme cochons, alors que la semaine dernière encore ils ne s’adressaient pratiquement pas la parole.

C’est le genre de tableau qu’on aimerait voir dans une école mais, compte tenu des circonstances, la scène me laisse froide.

Pas seulement parce que je suis exclue, condamnée au rôle d’observatrice, mais surtout parce que c’est un spectacle étrange, inquiétant, peu naturel. Quand on y pense, l’école ne fonctionne pas comme cela. Personne ne fonctionne comme cela ! Qui se ressemble, s’assemble. C’est sur cette règle de base qu’est construite la vie en société. En outre, personne n’a choisi de se comporter de la sorte. Comment pourraient-ils se douter que ces bisous, ces câlins, ces fous rires, ces clins d’œil ridicules n’ont rien à voir avec l’affection toute neuve qu’ils se portent les uns aux autres, mais sont essentiellement l’œuvre de Roman ?

C’est lui qui manipule ce petit monde, tel un montreur de marionnettes. Je ne sais ni comment ni pourquoi, et suis même incapable de le prouver, mais j’ai l’intuition d’avoir raison. En tout cas, je sens mes tripes se nouer, et j’ai la chair de poule chaque fois qu’il traîne dans les parages.

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Damen se glisse sur son siège, tandis que, penchée sur lui, Stacia lui fourre sa généreuse poitrine sous le nez en rejetant ses cheveux en arrière et en riant comme une baleine de la plaisanterie débile qu’elle vient de lancer. Je ne l’ai pas entendue, ayant bloqué le son pour écouter Damen. Lequel, c’est bon signe, la trouve également stupide.

Une petite bulle d’espoir se forme dans ma poitrine.

Qui éclate instantanément dès que le décolleté de Stacia accapare son attention.

Damen est si conformiste, si puéril que j’en ai honte. Et pour moi qui, hier encore, étais jalouse de l’intimité qu’il partageait avec Drina, ce n’était rien comparé à ce que j’ai sous les yeux.

Parce que Drina, c’est du passé, une belle image lisse sur un écran, superficielle et sans consistance.

Alors que Stacia est là, en chair et en os.

Et même si elle est aussi belle, superficielle et inconsistante, elle est bien réelle et vivante.

En écoutant le cerveau ramolli de Damen s’extasier sur l’opulente poitrine de Stacia, je suis prise d’un doute. Et si c’était réellement son genre de fille ? Et s’il préférait les pestes vaniteuses et cupides ? Et si je n’étais qu’une bizarrerie, une lubie, un caprice auquel il céderait de temps en temps depuis quatre siècles ?

Je ne le quitte pas des yeux pendant le cours, depuis le fond de la classe où je suis assise. Je réponds aux questions de M. Robins comme un robot, sans réfléchir. Il me suffit de lire les réponses que je déchiffre dans son esprit. Je n’ai qu’une pensée en tête, Damen. Je ne cesse de me répéter que, malgré les apparences, c’est quelqu’un de bon, loyal, attentionné, le grand amour de mes multiples vies, et que la version présente dans cette classe n’en est qu’une pâle copie. Et même si je retrouve chez lui certains comportements observés hier, sur l’écran de cristal, ce n’est pas vraiment lui.

À la fin de l’heure, je ne le quitte pas d’une semelle. Je reste branchée sur lui pendant la deuxième heure de sport (que je sèche), postée devant la porte de sa classe au lieu de faire des

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tours de stade. Je m’esquive quand je sens un surveillant approcher, et reprends la garde dès le danger écarté. Je l’observe à la dérobée par la fenêtre, espionne ses pensées, comme l’obsédée qu’il m’accuse d’être. Je ne sais si je dois être accablée ou soulagée de constater que ses attentions ne sont pas strictement réservées à Stacia. En fait, il les distribue généreusement à toute personne de sexe féminin, pourvu qu’elle ne soit pas trop moche.

Sauf à moi, bien entendu.

Je passe la troisième heure à l’épier. À la quatrième, je prends Roman pour cible. J’ai les yeux vissés sur lui en allant m’asseoir pour le cours d’histoire. Je lui souris chaque fois que je sens son regard posé sur moi. Ses pensées sont aussi ridicules et insipides que celles de Damen, mais je m’interdis de rougir ou de réagir. Je ne me départis pas de mon sourire, car l’éviter comme la peste n’est pas une solution si je veux apprendre à le connaître.

À l’heure du déjeuner, je décide de sortir du rôle de paria intouchable et hystérique qui me colle à la peau et me dirige vers les tables alignées. Résolue à trouver une place parmi les autres, je m’efforce d’ignorer le signal d’alarme qui résonne dans mon ventre et s’affole un peu plus à chaque pas. Le geste de bienvenue que m’adresse Roman, médiocrement surpris par mon apparition, me déçoit un peu.

Il tapote le banc près de lui.

— Ever ! Je n’ai pas halluciné ? Le courant passait bien entre nous tout à l’heure, en histoire, non ?

Je me glisse près de lui avec un petit sourire. Mes yeux se tournent instinctivement vers Damen, mais je me force à détourner la tête. C’est sur Roman que je dois concentrer mon attention, sans me laisser distraire.

Il approche son visage si près du mien que je distingue l’iris de ses yeux, pailletés d’un violet étonnant, où il serait si facile de sombrer...

— J’étais sûr que tu finirais par nous rejoindre, quel dommage que tu aies attendu si longtemps ! On a du retard à rattraper... C’est sympa, hein, ose dire le contraire ! Tout le

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monde, réuni comme une grande famille. Tu étais notre chaînon manquant, mais maintenant que tu es là, ma mission est accomplie. Et toi qui disais que c’était impossible !

Là-dessus il éclate de rire, la tête renversée, les yeux fermés, ses dents blanches et ses cheveux blonds accrochant les rayons du soleil. Je l’avoue à ma grande honte, il est d’une sidérante beauté.

Rien à voir avec Damen, bien sûr, loin de là. Roman me rappelle ma vie passée, le charme superficiel et la séduction affectée. C’est le genre de garçon pour qui j’aurais facilement craqué auparavant, quand je prenais les choses comme elles venaient, sans trop me poser de questions.

Je le regarde mordre dans son Mars, puis mes yeux reviennent à Damen et son profil d’archange. Mon cœur se gonfle de nostalgie, j’éprouve une impression de manque presque physique, insoutenable. Ses mains s’agitent en tous sens pour ponctuer l’histoire qu’il raconte à Stacia. Ce ne sont pas tant ses propos qui me fascinent que ses mains, la sensation merveilleuse sur ma peau, je me souviens...

Roman ne me quitte pas des yeux.

— Je suis absolument ravi de t’avoir parmi nous, mais j’aimerais savoir ce qui t’amène.

Je regarde Damen, qui embrasse Stacia sur la joue, lui effleure l’oreille, laisse glisser ses lèvres le long de son cou...

— Je veux bien croire que tu aies fini par succomber à mon charme irrésistible, mais je ne me fais pas d’illusions. Alors, Ever, pourquoi es-tu là ?

La voix de Roman ronronne dans mon dos, tel un bruit de fond horripilant. Je ne lâche pas Damen du regard. L’amour de ma vie, mon âme sœur pour l’éternité ne semble même pas s’apercevoir de ma présence. Des crampes me tordent l’estomac, tandis qu’il dépose un baiser sur l’épaule de Stacia avant de remonter le long de son cou pour lui murmurer quelque chose à l’oreille – il tente de la convaincre de sécher les cours de l’après-midi pour venir chez lui...

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Il tente de la convaincre ? Cela voudrait-il dire qu’elle ne veut pas, qu’elle n’est pas prête ? Suis-je la seule à m’être imaginé autre chose ?

Je m’apprête à me connecter sur Stacia pour comprendre quel jeu elle joue, quand Roman me serre le bras :

— Allez, Ever, ne sois pas timide. Dis-moi ce que tu fais là.

Tu veux m’expliquer pourquoi tu as changé d’avis ?

— Eh, l’hystérique, tu t’es assez rincé l’œil ? lance Stacia, avant que j’aie le temps de répondre.

Je préfère l’ignorer. Les yeux toujours rivés sur Damen, je voudrais qu’il me regarde vraiment, comme avant. Lorsqu’il finit par le faire, on dirait que son regard me traverse sans me voir, comme si j’étais devenue transparente, invisible.

Je demeure muette, immobile et glacée.

— Allô, l’hystérique, tu as besoin d’aide ? hurle Stacia, assez fort pour que tout le monde l’entende.

Je jette un œil vers Miles et Haven, assis non loin de moi, qui détournent la tête comme s’ils ne me connaissaient pas. Je déglutis péniblement, me rappelant qu’ils ne sont plus maîtres de leurs faits et gestes. C’est Roman le scénariste, le metteur en scène et le producteur de cette ignoble mascarade.

Je croise le regard de Roman et, l’estomac en boule, je plonge dans son esprit. J’essaie de briser ses pensées superficielles, curieuse de voir ce qui se cache derrière la caricature de l’adolescent séducteur, exaspérant et accro au sucre qu’il prétend être. Je n’y crois plus. La scène que j’ai vue sur l’écran de cristal, son sourire triomphant et cruel semblaient révéler un abîme de noirceur cachée. Brusquement, son sourire s’élargit, ses yeux se plantent dans les miens et tout s’efface.

Tout, sauf Roman et moi.

Je glisse dans un tunnel, attirée à une vitesse folle dans les abîmes de son esprit par une force que je ne contrôle plus. Il choisit soigneusement les séquences qu’il veut me montrer.

Damen, organisant dans notre suite au Montage une fête où il a invité Stacia, Honor, Craig et tous ceux qui ne nous ont jamais adressé la parole. Au bout de plusieurs jours, la direction de l’hôtel décide de les mettre dehors à cause des dégâts. J’assiste

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malgré moi à quelques pratiques répugnantes, des scènes que j’aimerais mieux ne pas voir, et dont l’apothéose est la dernière image que j’ai visionnée hier dans le cristal.

Je m’écarte le plus loin possible, tombe à la renverse et m’étale par terre. Roman ne m’a toujours pas lâchée. Je reprends mes esprits à temps pour entendre mes petits camarades entonner : « L’hystérique, l’hystérique ! », leur refrain favori. Ma bouteille s’est renversée et son contenu dégouline sur la table, maculant le sol d’une traînée pourpre.

— Ça va, Ever ? s’inquiète Roman, tandis que je me relève tant bien que mal. C’est dur à encaisser, hein ? Je suis déjà passé par là. Mais c’est pour ton bien, crois-moi. D’ailleurs, tu n’as pas vraiment le choix.

— Je savais que c’était toi, depuis le début ! j’éructe, tremblante de rage.

— Tu le savais ? Bravo ! Un point pour toi, si ça peut te faire plaisir. Seulement, moi, j’ai au moins dix longueurs d’avance, grosse maligne !

Horrifiée, je le regarde tremper l’index dans la flaque écarlate étalée sur la table, et sucer son doigt avec une lenteur délibérée qui semble signifier quelque chose, mais quoi ? Une vague idée germe dans ma tête.

— Tu ne t’en tireras pas comme ça, Roman.

— C’est là que tu te trompes, ma belle. Je m’en suis déjà tiré, Ever. C’est fini. J’ai gagné.

Il se passe la langue sur les lèvres en tournant la tête, de façon à faire surgir le tatouage au creux de son cou –l’ouroboros, le serpent qui se mord la queue...

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vingt-huit

J’ai aussi séché le cours d’arts plastiques et suis partie immédiatement après le déjeuner.

Petite précision : j’ai pris la fuite au milieu du déjeuner.

Deux secondes après ma confrontation avec Roman, je me suis précipitée vers le parking, poursuivie par « l’hystérique ! »

scandé en chœur par la joyeuse tablée, ai sauté dans ma voiture et démarré en trombe.

Il fallait que je m’éloigne de Roman, que je mette de la distance entre moi et cet effrayant tatouage, identique à celui que Drina arborait au poignet.

Ce symbole le désigne comme un immortel perverti, ainsi que je l’avais pressenti.

Damen avait omis de me mettre en garde à leur propos.

D’ailleurs, jusqu’à la désertion de Drina, il ignorait jusqu’à leur existence. Quoi qu’il en soit, je ne me pardonne pas d’avoir été si longue à comprendre. En effet, si Roman mange et boit comme vous et moi, même si son aura est visible et ses pensées accessibles (pour moi en tout cas), ce n’est qu’une façade, telle l’architecture en trompe-l’œil des décors de cinéma, plus vrais que nature. Roman projette l’image d’un joyeux drille fraîchement débarqué d’Angleterre, à l’aura ensoleillée et aux pensées charmeuses, alors qu’au fond il est tout le contraire. Le vrai Roman a l’âme noire.

Sinistre.

Vile.

Tout ce que le mot mal recèle derrière ses trois lettres. Et il projette de tuer mon petit ami sans que je sache pourquoi.

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Au cours de ma brève et inquiétante incursion dans les méandres de son esprit, je n’ai pas vu les motivations qui l’animent.

Or, si je suis obligée de le tuer, il me faut les connaître, car il est impératif de déceler ses faiblesses pour pouvoir me débarrasser de lui. Sinon, je cours à l’échec.

Est-il animé par la colère, la violence, l’avidité ? L’envie ou la jalousie ? Si j’ignore ce qui le pousse à agir, je risque de faire fausse route. Cela ne le tuerait pas mais, au contraire, redoublerait sa fureur ! Quant à l’effet de surprise, on repassera !

En outre, tuer Roman trop tôt signifierait qu’il emporterait avec lui le secret du mal qu’il a fait à Damen et à toute l’école.

Voilà un risque que je ne veux pas prendre. D’autant que tuer les gens n’est pas vraiment ma tasse de thé. J’en suis arrivée là à deux reprises par le passé, parce que c’était une question de vie ou de mort. Mais quand j’ai réalisé ce que j’avais fait à Drina, j’ai espéré ne plus jamais avoir à recommencer. Même si elle a assassiné mes incarnations précédentes, ma famille et mon chien, cela n’atténue en rien ma culpabilité. J’ai du mal à admettre que je suis la seule responsable de sa disparition.

Me voilà revenue à la case départ. Du coup, je décide de repartir de zéro. Je tourne à droite dans Coast Highway, ayant décidé de me rendre chez Damen, et de profiter des deux prochaines heures où il sera à l’école pour m’introduire chez lui et fouiller la maison de fond en comble.

Je stoppe devant le poste de garde, salue Sheila de la main et redémarre en direction du portail. Je m’attends à le voir s’ouvrir devant moi, et pile à la dernière minute pour éviter d’emboutir ma voiture.

La gardienne sort en trombe de sa guérite et fonce dans ma direction. On dirait que je suis une intruse, qu’elle ne m’a jamais vue de sa vie. Alors que la semaine dernière encore, je venais pratiquement tous les jours.

— Excusez-moi, mademoiselle, excusez-moi !

Je lui décoche un sourire innocent.

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— Bonjour, Sheila, je vais chez Damen, si vous voulez, bien m’ouvrir le portail, je...

— Je vous prie de partir.

— Pardon ? Mais pourquoi ?

— Vous ne figurez plus sur la liste.

Plantée devant moi, les mains sur les hanches, après des mois de sourires et d’amabilité, elle n’a pas l’air gênée le moins du monde.

Je reste interdite. Il me faut un moment pour digérer l’information.

Je ne suis plus sur la liste ! Je ne fais plus partie des invités permanents. Ostracisée, blackboulée... je ne sais comment on qualifie une persona non grata pour une durée indéterminée.

S’entendre confirmer ma rupture par la Grosse Sheila, quelle humiliation !

Je me cramponne au levier de vitesses, qui menace de me rester dans la main, avale ma salive et regarde Sheila dans les yeux.

— Vous n’ignorez pas que Damen et moi avons rompu. Je suis venue récupérer des affaires que j’avais laissées chez lui.

D’ailleurs, vous voyez, j’ai toujours la clé.

Joignant le geste à la parole, j’ouvre mon sac et brandis ladite clé, qui réfléchit les rayons du soleil au zénith.

Elle me l’arrache des mains et la fourre dans la poche de sa chemise – le contour de la clé est visible sous l’étoffe, tendue à craquer sur ses énormes seins.

— Je vous demande de quitter les lieux immédiatement.

Allez, reculez, je ne voudrais pas avoir à vous le dire deux fois, insiste-t-elle en me laissant à peine le temps de transférer mon pied de la pédale de frein sur celle de l’accélérateur.

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vingt-neuf

En arrivant au pays de l’Été perpétuel, cette fois, je n’atterris pas dans la prairie enchantée, mais au milieu de ce que j’imagine être l’artère principale, je me relève et brosse mon pantalon, étonnée de voir chacun vaquer à ses occupations comme si de rien n’était, à croire que voir quelqu’un tomber du ciel n’a rien d’inhabituel ici.

Je dépasse les bars à karaoké et les salons de coiffure, en suivant le chemin emprunté par Romy et Rayne. Il me suffirait sans doute d’en exprimer le vœu pour arriver directement au temple, mais je tiens à apprendre à me repérer. Je longe la ruelle qui débouche sur le boulevard, et monte quatre à quatre les marches de marbre menant aux impressionnantes portes en bois, lesquelles s’ouvrent instantanément devant moi.

Je pénètre dans l’immense antichambre de marbre, où se presse une foule plus nombreuse que l’autre jour. Je me repasse les questions qui me préoccupent : « Qui est vraiment Roman ?

Qu’a-t-il fait à Damen ? Que dois-je entreprendre pour l’empêcher de nuire et sauver la vie de Damen ? ». Au fond, ai-je vraiment besoin de consulter l'Akasha pour obtenir une réponse ? Ces interrogations requièrent-elles un huis clos comme la dernière fois ?

Je dois simplifier ma requête, l’abréger en une formule synthétique : pour résumer, que dois-je faire pour que tout redevienne comme avant ?

Aussitôt, une porte s’ouvre et la chaude lumière que j’aperçois par l’embrasure semble m’inviter à entrer. Je pénètre dans une pièce immaculée, le même arc-en-ciel blanc que la

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dernière fois, exception faite du banc de marbre, remplacé par un gros fauteuil en cuir fatigué.

Je m’approche, m’affale sur le siège, déplie le repose-pieds et m’installe confortablement. Je finis par comprendre qu’il s’agit de la réplique exacte du siège préféré de mon père en remarquant les initiales R. B. et E. B. gravées sur le bras – les marques que j’avais persuadé Riley de pratiquer avec son couteau suisse de scout. Ces entailles nous désignaient comme les coupables, et nous avaient valu d’être privées de dessert pendant une semaine.

Dix jours plus exactement, en ce qui me concerne, lorsque mes parents avaient découvert que j’avais entraîné ma sœur, ce qui, à leurs yeux, faisait de moi la seule responsable d’un acte prémédité et justifiait pleinement une punition exemplaire.

J’effleure les lettres incrustées dans le cuir du bout des doigts, et enfonce un ongle dans le rembourrage, là où la courbe du R est un peu plus profonde. Je refoule un sanglot en repensant à cette époque. À chacune de ces journées délicieuses que je croyais bêtement banales, mais qui me manquent, insupportable souffrance.

Je ferais n’importe quoi pour revenir en arrière et que tout redevienne comme avant.

À peine ai-je exprimé ce souhait que la pièce se transforme.

L’espace vacant se module pour devenir la copie conforme de notre ancien salon dans l’Oregon.

L’air embaume les fameux brownies de ma mère, et les murs passent du blanc nacré à une teinte beige pastel que me mère appelait « sable du désert ». Brusquement, j’ai sur les genoux le plaid que ma grand-mère avait réalisé au crochet dans trois nuances de bleu et, levant les yeux vers la porte, je découvre la laisse de Caramel accrochée à la poignée et les vieilles baskets de Riley alignées à côté de celles de mon père.

Les pièces du puzzle, chaque photo, chaque livre, chaque bibelot se mettent une à une à leur place. Ce nouveau décor procède-t-il de la question où je demandais que tout redevienne comme avant ?

En fait, je faisais allusion à Damen et moi.

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À moins que...

Serait-il vraiment possible de remonter le temps ?

Ou cette petite maquette plus vraie que nature du salon de la famille Bloom est-elle la seule chose que je puisse espérer ?

Je me creuse la cervelle à propos du décor qui m’entoure et du sens réel de ma question, quand la télévision s’allume et un jet de couleur traverse l’écran de cristal, comme lors de ma dernière visite.

Je m’emmitoufle dans la couverture de ma grand-mère, tandis que les mots L’Heure bleue envahissent l’écran. Je me demande ce que cela veut dire, et aussitôt une définition s’inscrit d’une belle écriture calligraphiée :

« Expression d’origine française qui fait référence aux heures du crépuscule, au seuil du jour et de la nuit, entre chien et loup. Ce laps de temps est réputé pour la qualité de la lumière, et correspond au moment où le parfum des fleurs est le plus intense. »

Les lettres s’effacent pour laisser place à la lune, une pleine lune magnifique, d’une teinte bleutée incroyable, presque aussi profonde que la couleur du ciel... Brusquement, je me reconnais sur l’écran. En jean et pull noir, cheveux détachés, je contemple la lune par la fenêtre, puis consulte ma montre comme si j’attendais quelque chose d’imminent. Quelle impression bizarre de se regarder soi-même, un soi qui n’est pas vraiment soi, comme dans un rêve ! Pourtant, je ressens ce que ressent la fille de l’écran, j’entends ce qu’elle pense. Elle se prépare à partir pour une destination qu’elle croyait inaccessible. Elle attend avec impatience que le ciel prenne la même couleur que la lune, un bleu vif d’une profondeur sublime, qui ne porte plus trace du soleil. Elle sait que ce moment signifiera son unique chance de revenir dans cette pièce et de retrouver une vie qu’elle croyait avoir perdue.

Je la vois lever la main, la poser sur l’écran de cristal et remonter le temps.

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Trente

Je quitte le temple et dévale les marches en courant comme une dératée. J’ai la vue brouillée, le cœur qui tambourine, et dans ma hâte je bouscule les jumelles. Lorsque je me rends compte de leur présence, il est trop tard, Rayne perd l’équilibre et tombe à la renverse.

— Oh pardon, je suis vraiment désolée !

Je tends la main pour l’aider à se relever sans cesser de m’excuser, et rougis de confusion car elle m’ignore et se redresse tant bien que mal par ses propres moyens. Elle rajuste sa jupe plissée et remonte ses chaussettes. Ses genoux écorchés guérissent instantanément sous mes yeux ébahis. Je n’aurais jamais cru qu’elles étaient comme moi.

— Est-ce que vous...

Sans me laisser le temps de finir, Rayne secoue vigoureusement la tête :

— Sûrement pas. Nous ne sommes pas du tout comme toi.

Elle vérifie que ses chaussettes sont à la même hauteur et brosse son blazer bleu marine de la main, avant de lancer un regard à sa sœur, qui fronce les sourcils :

— Rayne, quelle grossièreté !

— Mais c’est vrai, nous ne sommes pas comme elle, rétorque celle-ci d’un ton un peu moins acide.

— Dois-je en conclure que vous savez qui je suis ?

Pff, évidemment ! pense Rayne, tandis que Romy se contente de hocher la tête.

— Et vous estimez que je suis une méchante fille ?

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— Je t’en prie, Ever, ne fais pas attention à ma sœur, répond gentiment Romy, pendant que Rayne lève les yeux au ciel. Nous ne pensons rien, nous ne sommes pas en position de juger.

Avec leur teint blême, leurs immenses yeux noirs, leurs lèvres fines, leurs franges taillées au rasoir, leurs traits accentués, on dirait deux personnages de mangas. De nouveau, je me demande comment deux personnes peuvent se ressembler et être si différentes à la fois.

Romy se met en route, et nous lui emboîtons spontanément le pas.

— Alors, dis-nous, qu’as-tu appris ? Tu as obtenu les réponses que tu cherchais ?

Le mot est faible.

Je suis encore bouleversée par ce que j’ai vu sur l’écran. Je ne sais trop que penser des faits qui m’ont été révélés, mais j’ai compris qu’ils sont susceptibles de changer ma vie, voire de transformer le monde. J’ai conscience de l’inestimable privilège qui m’est accordé et de la responsabilité écrasante que cela implique.

Que suis-je censée faire ? Cette information m’a-t-elle été confiée pour une raison précise ? Ne suis-je qu’un infime rouage de la vaste machine cosmique ? Quel rôle s’attend-on à me voir jouer ? Dans le cas contraire, à quoi bon m’avoir montré cette image ?

Pourquoi moi, en somme ?

Serais-je la première à me poser cette question ?

La seule réponse plausible à mes yeux est que je suis destinée à revenir en arrière, à remonter le temps.

Pas pour empêcher des assassinats, éviter des guerres, bref, changer le cours de l’Histoire. Non, je ne me vois pas dans ce rôle.

Je persiste à croire que l’on ne m’a pas instruite pour rien.

Il semblerait que l’accident, mes pouvoirs extralucides, mon immortalité ne seraient qu’une gigantesque erreur. Si je parvenais à remonter le temps et à empêcher mon accident, je pourrais changer le cours des choses et tout remettre en ordre,

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comme avant. Je rentrerais dans l’Oregon et me glisserais dans mon ancienne vie, comme si la nouvelle n’avait jamais existé –ce dont je rêve depuis le début.

Auquel cas, qu’arrivera-il à Damen ? Remontera-t-il le temps à son tour ?

Retrouvera-t-il Drina, qui s’acharnera à me tuer, et tout recommencera-t-il à l’identique ?

Ne ferais-je que retarder l’inévitable ?

Autre scénario. Rien ne changera, à part moi. Roman réussira à se débarrasser de Damen, pendant que je retournerai dans l’Oregon, ne sachant rien de son existence.

Si tel est le cas, comment pourrais-je laisser les choses se faire ?

Tourner le dos à la seule personne que j’aie jamais réellement aimé ?

Je pousse un gros soupir et m’aperçois que Romy et Rayne sont suspendues à mes lèvres. Ne sachant que dire, je reste plantée là, la bouche ouverte, comme une grosse niaise épaisse du cerveau. Même ici, au cœur de l’Été perpétuel, un monde de perfection et d’amour absolus, je me sens toujours aussi cruche.

Souriante, Romy ferme les yeux et m’offre une brassée de tulipes rouges qui viennent de surgir dans ses bras.

Mais au lieu de les prendre, je m’écarte d’un bond, interloquée.

— Qu’est-ce c’est ? je demande d’une toute petite voix.

Qu’as-tu fait ?

Romy a l’air aussi déboussolée que moi.

— Je suis désolée, dit-elle, je ne sais pas ce qui m’a pris.

L’idée m’est passée par la tête, et...

Les tulipes se volatilisent entre ses doigts. Mais le mal est fait, et j’aimerais que les jumelles prennent le même chemin.

— Personne ne respecte donc la vie privée, ici ? je hurle, hors de moi.

Ma réaction est exagérée, je le sais, mais je ne me contrôle plus. Et si les tulipes étaient une sorte de message ? Si Romy avait lu dans ma tête et voulait me persuader d’oublier mon passé, de rester là où je suis ? Cela ne la regarde pas. Les

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jumelles savent peut-être ce qu’il est possible de connaître sur l’Été perpétuel, mais elles ignorent tout de moi, et n’ont absolument pas le droit de se mêler de mes affaires. Elles n’ont jamais dû avoir à prendre pareille décision. Et elles n’ont pas idée de l’effet que produit la perte de ceux que l’on aime.

Je recule encore d’un pas. Rayne a l’air interloqué, mais Romy reprend :

— Nous n’avons aucune information, Ever. Promis juré.

Nous ne sommes pas autorisées à lire dans toutes tes pensées.

Seulement quelques-unes. Ce que tu as vu dans l'Akasha n’appartient qu’à toi et tu n’as pas à nous en faire part. Nous voulons t’aider à sortir de la mélasse, un point c’est tout.

Je la considère avec méfiance. Je ne la crois pas. Les deux sœurs se sont probablement amusées à fouiner dans ma tête depuis le début. Sinon, pourquoi Romy m’aurait-elle offert les tulipes ?

— Cette fois, c’était différent...

L’odeur des brownies de ma mère et la douceur du plaid de ma grand-mère me reviennent à l’esprit. Il ne tient qu’à moi de les revoir. Le temps de retrouver ma famille et mes amis.

— L ’Akasha a plusieurs visages, en fonction de ce que tu as besoin de voir, Ever. Nous sommes ici pour t’aider, pas pour te contrarier ou t’embrouiller les idées.

— Ah oui ? Vous êtes mes anges gardiens, peut-être ? Deux gentilles fées en uniforme d’école privée ?

Romy éclate de rire.

— Non, pas vraiment !

— Alors, qui êtes-vous ? Que fabriquez-vous ici ? Et comment se fait-il que vous parveniez toujours à me retrouver ?

Rayne me lance un regard venimeux et tire sa sœur par la manche. Romy ne bouge pas.

— Nous sommes ici pour te venir en aide. C’est tout ce que tu as besoin de savoir.

Je la dévisage un moment sans répondre avant de tourner les talons. Elles peuvent bien s’entourer de mystère, si ça leur chante. Moi, je ne marche pas et suis à peu près sûre que leurs intentions sont malhonnêtes.

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Romy me crie de revenir, mais je fais la sourde d’oreille.

J’aperçois une femme aux cheveux auburn devant le théâtre. De dos, elle ressemble étrangement à Ava.

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Trente et un

À ma grande déception, la femme aux cheveux auburn n’était pas Ava. Dommage ! J’aurais aimé lui parler. Je quitte l’Été perpétuel pour atterrir au volant de ma voiture, garée devant Trader Joe’s, dans Crystal Cove Promenade. Mon entrée fracassante effraie une malheureuse femme qui en lâche ses deux sacs, remplis de boîtes de café et de soupe, lesquelles s’en vont rouler sous les voitures. Je me promets in petto d’opérer avec plus de discrétion la prochaine fois.

Ava est occupée à tirer les cartes à une consultante. Je m’installe dans sa jolie cuisine ensoleillée pour l’attendre. Je sais que la curiosité est un vilain défaut, mais je ne peux m’empêcher de sortir ma « télécommande quantique » pour écouter ce qu’elles disent. Les informations précises que livre Ava ne laissent pas de m’étonner.

Après le départ de sa cliente, elle vient me rejoindre dans la cuisine.

— Impressionnant. Vous m’épatez !

Elle s’active à faire bouillir de l’eau pour le thé et dépose quelques biscuits sur une assiette qu’elle pousse ensuite vers moi, selon le rituel convenu.

Après quoi, elle prend place en face de moi.

— De ta part, je le prends pour un compliment ! Pourtant, si je me souviens bien, nous nous sommes déjà livrées à une petite séance, toi et moi, non ?

J’attrape un cookie et lèche quelques grains de sucre du bout de la langue, sans grande conviction.

Ava ne me lâche pas du regard.

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— Tu te souviens de la soirée de Halloween ?

Je hoche la tête. J’avais découvert qu’elle était capable de détecter la présence de Riley. Moi qui croyais être la seule capable de communiquer avec ma défunte petite sœur, je n’avais pas été enchantée d’apprendre que tel n’était plus le cas.

Je brise mon gâteau en deux et quelques miettes tombent sur mon jean.

— Donc, vous avez annoncé à votre cliente qu’elle sort avec un minable qui la trompe avec une fille qu’elle croit être son amie, et qu’elle ferait mieux de les larguer tous les deux d’urgence.

Ava se lève pour prendre la bouilloire, qui commence à siffler.

— En substance, oui. Mais j’espère que tu adouciras un peu le message, si tu envisages d’exercer ce métier un jour.

Une vague de tristesse m’envahit, je repense à la dernière fois où j’ai réfléchi à ce que je voulais faire plus tard. C’est tellement loin ! J’ai dû envisager des dizaines de métiers : garde forestière, enseignante, astronaute, mannequin, chanteuse... La liste n’en finissait pas. Et maintenant que je suis immortelle, donc susceptible d’expérimenter ces diverses options au cours des quelques milliers d’années à venir, je n’ai plus les mêmes ambitions.

Ces derniers temps, je n’avais qu’une idée en tête : comment retrouver le vrai Damen.

Et depuis mon dernier voyage dans l’Été perpétuel, je ne songe plus qu’à reprendre ma vie d’autrefois.

Avoir le monde à ses pieds n’est pas très excitant, s’il n’y personne avec qui partager.

— Oh, je ne sais pas encore ce que je veux faire. Je n’y ai jamais réfléchi sérieusement.

Mensonge ! Je me demande si je réussirais à me glisser dans mon ancienne peau, au cas où je le déciderais, bien entendu. Aurais-je toujours le projet de devenir une pop star, ou les expériences vécues ici m’influenceront-elles là-bas ?

Ava porte sa tasse à ses lèvres et souffle deux fois pour refroidir le liquide brûlant. Je ne suis pas venue lui parler de

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mon avenir, mais de mon passé. J’ai décidé de lui révéler quelques-uns de mes secrets. Elle est digne de confiance et saura me prêter main-forte, j’en suis sûre.

J’ai besoin de quelqu’un sur qui compter. Je n’ai aucune chance d’y arriver seule. Il ne s’agit pas de m’aider à décider si je dois partir ou rester. Je n’ai pas vraiment le choix. L’idée de ne plus jamais revoir Damen est certes très douloureuse, mais quand je pense à ma famille, je me dis que je le leur dois bien.

Parce qu’à leur insu ils se sont sacrifiés pour moi – à cause d’un stupide sweat-shirt oublié, pour lequel j’ai forcé mon père à faire demi-tour, sans quoi nous n’aurions pas eu cet accident ; ou par la faute de Drina, qui s’est débrouillée pour que la biche se jette sur notre voiture, afin de m’éliminer et de garder Damen pour elle seule. Dans les deux cas, je suis responsable. C’est ma faute s’ils ont perdu la vie. Riley a beau soutenir que ce qui doit arriver arrive, le fait que j’ai le choix prouve que je dois sacrifier mon avenir avec Damen pour que ma famille puisse redevenir maîtresse de sa destinée.

C’est la meilleure solution.

L’unique.

Au train où vont les choses, vu mon statut de paria à l’école, Ava est la seule amie qu’il me reste. Elle devra vérifier que je n’ai rien oublié après mon départ.

Je porte ma tasse à mes lèvres et la repose sans avoir bu, en jouant avec l’anse.

— Je pense que quelqu’un empoisonne Damen. Je crois que quelqu’un a trafiqué son élixir... sa boisson préférée. Et du coup, il a l’air... normal, mais pas dans le bon sens du terme. Et puisque je ne peux plus me rendre à son domicile, j’aurai besoin de vous pour m’introduire chez lui incognito.

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Trente-deux

— Voilà, nous y sommes. Restez zen, souriez, et donnez-lui le nom que vous savez.

Accroupie à l’arrière de la voiture d’Ava, je replie les jambes pour me faire toute petite, invisible, ce qui aurait été plus facile il y a encore deux semaines, avant que je commence malgré moi cette ridicule poussée de croissance. Je m’aplatis le plus possible et tire la couverture sur moi, tandis qu’Ava baisse sa vitre, adresse un grand sourire à Sheila et se présente comme Stacia Miller – ma remplaçante sur la liste des invités permanents de Damen. Pourvu qu’elle ne soit pas venue assez souvent pour que la grosse gardienne la reconnaisse.

La grille s’ouvre et nous prenons la route qui mène chez Damen. Je rejette la couverture et grimpe sur le siège passager, à côté d’Ava qui promène un regard envieux sur les villas alentour :

— C’est chicos, ici.

Le panorama me laisse indifférente. Pour moi, cet endroit est une interminable succession d’imitations kitsch de fermes toscanes et d’haciendas de luxe, avec des jardins taillés au cordeau et des parkings souterrains, qu’il faut traverser pour atteindre le faux château français qu’habite Damen.

— C’est grandiose ! s’extasie Ava en tournant dans l’allée.

Comment peut-il se l’offrir ?

— Il joue aux courses.

J’examine la porte basculante du garage, l’étudiant dans ses moindres détails avant de fermer les yeux, afin de l’ouvrir par la seule force de ma volonté.

- 160 -

Je l’imagine se relever et nous laisser passer, et ouvre les yeux à temps pour la voir hoqueter et se soulever péniblement, avant de retomber avec une violente secousse, dans un fracas retentissant. Apparemment, je ne maîtrise pas encore la télékinésie, qui consiste à déplacer des objets plus lourds qu’un sac Prada.

— Euh... je crois qu’on ferait mieux de passer par derrière, je bredouille, la honte au front. C’est ce que je fais d’habitude.

Mais Ava ne l’entend pas de cette oreille. Elle attrape mon sac et se dirige vers la porte d’entrée. Je traîne les pieds derrière elle en répétant que nous ne pourrons pas entrer, puisque la porte est verrouillée. Visiblement, rien ne l’arrête.

— On va l’ouvrir, cette porte. Fais-moi confiance.

— Ce n’est pas si simple, vous savez. J’ai déjà essayé.

Preuve en est le simulacre de porte que j’ai matérialisé par mégarde la dernière fois, toujours appuyé contre le mur où je l’avais laissé. Damen doit être trop occupé à conter fleurette à Stacia pour trouver le temps de s’en débarrasser.

Cette pensée me rend malade. Je suis écœurée, désespérée, bien plus que je ne voudrais l’admettre.

— Oui, mais cette fois je suis là pour t’aider. Et nous avons déjà fait nos preuves toutes les deux, non ?

Elle me regarde avec tant d’espoir que je n’ai pas le cœur de refuser. Les yeux clos, je lui prends la main et me figure voir la porte s’ouvrir devant nous. Quelques secondes plus tard, le verrou glisse et le battant s’écarte devant nous.

— Après toi, dit Ava en consultant sa montre. Combien de temps nous reste-t-il ?

Je fixe le bracelet en forme de mors à cheval incrusté de cristaux que Damen m’avait offert au champ de courses. Mon cœur a des ratés chaque fois que je le regarde. Pourtant, je ne peux me résoudre à l’ôter. Impossible. C’est le seul souvenir qui me reste.

Ava me jette un regard inquiet.

— Ever ? Tu es sûre que ça va ?

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— Oui. Nous avons le temps. Seulement, Damen a une fâcheuse tendance à sécher les derniers cours pour rentrer plus tôt.

— Dans ce cas, on ferait mieux de ne pas traîner.

Elle me précède, observant au passage le lustre monumental de l’entrée, la rampe de fer élégamment travaillée qui court le long de l’escalier.

— Et tu dis que ce garçon a dix-sept ans ?

Je passe devant elle sans mot dire – elle connaît déjà la réponse – et gagne la cuisine. J’ai autre chose à faire que de discuter de surface habitable et de l’improbabilité qu’un ado de dix-sept ans, qui n’est ni une star de cinéma ni la vedette d’une série télé, habite pareil endroit.

Ava me saisit le bras au passage.

— Hé, attends ! Qu’y a-t-il là-haut ?

— Rien.

Une fois de plus, j’ai répondu beaucoup trop vite pour être crédible. Je n’ai pas envie qu’Ava aille fourrer son nez dans la pièce « spéciale ».

Elle me décoche un sourire de minette rebelle dont les parents se seraient absentés pour le week-end.

— Allez ! Les cours finissent à quelle heure, trois heures moins dix ? Combien de temps lui faut-il pour rentrer, dix minutes ?

— Vous rêvez ? Deux minutes au maximum ! Disons plutôt trente secondes. Damen conduit vite, vous n’imaginez pas à quel point !

Elle regarde à nouveau sa montre, avec un petit sourire en coin.

— Dans ce cas, nous avons largement le temps de visiter en vitesse, d’échanger les bouteilles et de mettre les voiles.

J’entends une petite voix intérieure me crier : « Dis non !

Refuse catégoriquement ! Non ! ». Une petite voix que je ferais mieux d’écouter. Aussitôt dominée par celle d’Ava :

— Allons, Ever, je n’ai pas tous les jours l’occasion de visiter un palais pareil. Et puis, nous allons peut-être découvrir quelque chose d’utile. Y as-tu pensé ?

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J’acquiesce à contrecœur et me force à la suivre. Elle fonce dans l’escalier, telle une gamine surexcitée ayant enfin l’occasion de voir la chambre du garçon qu’elle aime en secret, alors qu’Ava est au moins de dix ans mon aînée. Parvenue à l’étage, elle s’engouffre dans la première pièce, qui se trouve être la chambre de Damen. Je la suis, autant surprise que soulagée de voir que rien n’a changé depuis la dernière fois.

Excepté le désordre.

Un fouillis indescriptible.

Je ne cherche même pas en deviner la cause.

En revanche, les draps, les meubles, la couleur des murs sont identiques – ceux que je l’avais aidé à choisir, il y a quelques semaines, refusant de passer une minute de plus dans l’espèce de mausolée déprimant qui, croyez-le ou non, lui servait de chambre à coucher. L’idée de s’embrasser au milieu de ces souvenirs poussiéreux commençait sérieusement à me glacer le sang.

Et tant pis si, techniquement parlant, je me compte au nombre de ces vieux souvenirs poussiéreux.

Mais même après avoir installé la nouvelle chambre, je préférais le voir chez moi. Je m’y sentais... je ne sais pas, plus en sécurité ? Comme si le risque que Sabine débarque à tout moment pouvait m’empêcher de faire quelque chose que je n’étais pas encore sûre d’assumer. Avec le recul, c’est grotesque...

— Wouah ! Tu as vu cette salle de bains incroyable !

Ava est en admiration devant la douche, avec sa mosaïque de style romain et ses multiples pommeaux.

Elle s’assoit sur le bord du Jacuzzi et tourne les robinets.

— Elle est géniale, cette maison ! J’ai toujours rêvé d’avoir un Jacuzzi ! Tu as déjà essayé ?

J’évite de la regarder, mais elle a eu le temps de me voir piquer un fard. Ce n’est pas parce que je lui ai confié quelques secrets et que je l’ai autorisée à venir ici qu’elle a le droit de tout connaître de ma vie privée.

— J’ai le même à la maison.

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Voilà qui, je l’espère, va clore notre petite visite. Je dois redescendre à la cuisine pour échanger l’élixir de Damen contre le mien. Mais si je la laisse seule, j’ai bien peur qu’elle ne reparte jamais.

Je tapote du doigt le cadran de ma montre, histoire de la rappeler à la réalité.

— Bon, d’accord... Ava consent à me suivre, sans enthousiasme. À peine sortie de la salle de bains, elle stoppe net devant une autre porte.

— Une seconde ! Et là-dedans, qu’y a-t-il ?

Je n’ai pas le temps de l’en empêcher qu’elle est entrée dans l’espace sacré de Damen. Son sanctuaire. Son mausolée sinistre.

Plus rien n’est pareil.

Complètement, radicalement, intégralement.

Toute trace de l’aberration temporelle que représente Damen a disparu. Une table de billard à tapis rouge, un bar de marbre noir généreusement approvisionné, des tabourets en chrome brillant et une rangée de fauteuils confortables, alignés en face d’un écran plat immense se sont substitués au Picasso, au Van Gogh et au canapé de velours...

Je me demande ce que sont devenues ses affaires, ces objets sans prix qui mettaient mes nerfs à rude épreuve, mais prennent la valeur de symboles perdus de temps meilleurs, à présent que leur ont succédé des lignes modernes bien lisses.

Damen me manque. Mon bel amour génial, chevaleresque, qui tenait tant à son passé Renaissance...

Le Damen du nouveau millénaire est un étranger. Je me demande d’ailleurs s’il n’est pas déjà trop tard pour le sauver.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es toute pâle ?

Je l’attrape par le bras et l’entraîne vers l’escalier.

— Dépêchons-nous, il n’y a plus une seconde à perdre !

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Trente-trois

Je dévale l’escalier et fonce à la cuisine en criant :

— Apportez-moi le sac posé devant la porte, s’il vous plaît !

Je me rue sur le réfrigérateur pour le vider et remplacer son contenu avant le retour de Damen.

Une surprise de taille m’attend en l’ouvrant. Je m’attendais à tout, sauf à cela.

Le frigo est rempli de nourriture. Mais alors plein à craquer, comme si Damen avait prévu d’organiser une grande fiesta durant trois jours.

Je dénombre des côtes de bœuf, des steaks monstrueux, d’énormes morceaux de fromage, un poulet, deux grosses pizzas, du ketchup, de la mayonnaise, diverses boîtes de traiteurs... Incroyable ! Sans parler des packs de bière alignés sur les clayettes du bas.

Rien que de très normal, me direz-vous... mais voilà, Damen n’est pas normal. Il n’a pas vraiment mangé au cours des six cents dernières années.

Et il ne boit pas de bière.

De l’élixir d’immortalité, de l’eau, un verre de Champagne à l’occasion, oui.

Mais de la Heineken ou une Corona, non.

— Qu’y a-t-il ? demande Ava en posant le sac par terre.

Elle regarde par-dessus mon épaule pour essayer de comprendre ce qui me chagrine. Elle ouvre le congélateur et y trouve des bouteilles de vodka, des pizzas surgelées, et plusieurs pots de Ben & Jerry’s...

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— Il est allé au supermarché, il n’y a pas longtemps. Je ne vois rien d’inquiétant. Je ne comprends pas... Vous faites apparaître de la nourriture quand vous avez faim, d’habitude ?

Je secoue la tête. Je ne peux quand même pas lui avouer que Damen et moi n’avons jamais faim. Elle sait que nous sommes extralucides et capables de matérialiser des objets, ici comme dans l’Été perpétuel, mais je ne crois pas qu’elle ait besoin de savoir que nous sommes immortels.

Je me suis bornée à lui confier que je soupçonne fortement quelqu’un d’empoisonner Damen. Mais je me suis gardée de lui dire que cela détruit en même temps ses capacités extralucides, sa force surnaturelle, son immense intelligence, les dons fabuleux qu’il a reçus au cours des siècles, et jusqu’à sa mémoire à long terme. Tout cela s’efface à mesure qu’il redevient un simple mortel.

Et même s’il ressemble à un adolescent comme les autres –sauf qu’il est émancipé, beau comme un dieu, riche à millions, sans parler de son somptueux palace –, il ne va pas tarder à vieillir.

À se délabrer.

Et à mourir, comme je l’ai vu sur l’écran de cristal.

Donc, il faut absolument échanger les bouteilles pour que l’élixir non frelaté renforce ses défenses, en espérant que cela suffise à réparer au moins une partie des dégâts. En attendant, je chercherai un antidote qui, je l’espère, le sauvera et le fera redevenir lui-même.

Mais à en juger par la pagaille qui règne chez lui, la nouvelle décoration et le contenu de son frigo, son état se détériore beaucoup plus vite que je ne le pensais.

— Je ne vois pas les bouteilles dont tu parles, remarque Ava dans mon dos. Tu es sûre que c’est ici qu’il les conserve ?

Je fouille parmi une invraisemblable collection de condiments.

— Sûre et certaine. Elles sont forcément là. Ah, voilà, j’ai trouvé.

J’extirpe plusieurs bouteilles que je tends à Ava.

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— Tu ne trouves pas bizarre qu’il continue à en prendre ?

demande-t-elle. Si c’est vraiment empoisonné, il aurait dû sentir une différence, non ?

Il n’en faut pas davantage pour instiller le doute dans mon esprit.

Et si j’avais tort ?

Si je faisais fausse route ?

Si Damen s’était lassé de moi ? Si tout le monde s’était lassé de moi ?

Si Roman n’avait rien à voir dans tout cela ?

Non, impossible, il a pratiquement avoué.

Je débouche une bouteille et l’approche de mes lèvres.

— Non, c’est dangereux ! intervient Ava.

Je hausse les épaules et avale un peu de liquide, en espérant qu’une petite gorgée ne me fera aucun mal. C’est le seul moyen d’en avoir le cœur net. Je comprends pourquoi Damen n’a pas perçu la différence : il n’y en a pas. Mis à part un arrière-goût atroce.

— De l’eau ! je hurle, en me précipitant vers l’évier.

J’incline la tête et bois goulûment au robinet pour éliminer cette épouvantable amertume, avant de m’essuyer la bouche sur ma manche.

— C’est horrible à ce point-là ?

— Pire. Mais si vous voyiez Damen en boire, vous comprendriez pourquoi il n’a rien senti. Il a une sacrée descente, comme si... (Je m’interromps avant de dire « comme si sa vie en dépendait », mais c’est trop proche de la vérité)...

comme s’il venait de traverser le désert.

Je passe les dernières bouteilles à Ava, qui les aligne le long de l’évier, après avoir repoussé la vaisselle sale. Cela fait, j’attrape dans mon sac les bouteilles « non contaminées », que j’ai l’intention de substituer aux autres. Damen n’y verra que du feu.

— Que fait-on des vieilles bouteilles ? s’enquiert Ava. On les jette, ou on les garde comme pièce à conviction ?

Je relève la tête pour répondre, lorsque Damen surgit par la porte de derrière.

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— Ever ! Qu’est-ce que tu fabriques dans ma cuisine ?

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Trente-quatre

Je me fige, deux bouteilles d’élixir à la main. J’étais tellement absorbée dans mes réflexions que je ne l’ai pas senti approcher.

Saisie d’une panique que, contrairement à moi, elle ne parvient pas à dissimuler, Ava écarquille les yeux d’épouvante.

Je m’éclaircis la gorge.

— Ce n’est pas ce que tu crois !

La réplique la plus crétine et la plus ridicule du monde, vu que c’est exactement ce qu’il croit. Ava et moi sommes entrées chez lui par effraction pour trafiquer ses provisions. C’est aussi simple que cela.

Il se débarrasse de son sac et s’avance vers moi, sans me quitter du regard.

— Tu n’as aucune idée de ce que je crois.

Oh, que si ! Je vacille sous le choc des pensées horribles qui lui passent par la tête. Je suis une espèce d’obsédée, une psychopathe, et j’en passe.

— Et d’abord, comment as-tu fait pour entrer ?

Je joue avec la bouteille que je tiens toujours à la main, ne sachant que répondre.

— C’est Sheila... euh... elle m’a laissée passer.

Une veine bat à sa tempe. Il crispe les poings et les mâchoires. Je ne l’avais encore jamais vu en colère. J’ignorais même qu’il en était capable, et je trouve écœurant qu’il s’en prenne à moi.

J’ai conscience qu’il lutte pour garder son sang-froid.

— Je m’occuperai de Sheila plus tard. Pour le moment, je veux savoir ce que tu es venue faire chez moi, dans ma maison ?

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Et ce que tu fabriques dans mon frigo. Tu as complètement disjoncté, ou quoi ?

Je suis mortifiée qu’il me parle sur ce ton devant Ava, dont Damen finit par remarquer la présence.

— Et elle ? Qu’est-ce qui te prend de trimballer cette voyante de foire avec toi ? Tu voulais me jeter un sort, ou quoi ?

Je croyais qu’il avait tout oublié. C’est peut-être idiot, mais le fait qu’il se souvienne d’Ava m’apporte une lueur d’espoir.

— Tu te rappelles la fête de Halloween ?

C’est ce soir-là que nous nous sommes embrassés pour la première fois au bord de la piscine. Sans nous être concertés, nous étions déguisés, moi en Marie-Antoinette, et lui en Axel de Fersen, son amant.

— Oui. Mais au cas où tu n’aurais pas compris le message, c’était un moment de faiblesse qui ne se reproduira plus jamais, tu saisis ? Tu l’as pris beaucoup trop au sérieux. Pff ! Si j’avais su que tu étais dingue à ce point, je me serais abstenu. Ça ne valait vraiment pas le coup.

Je ravale mes larmes à grand-peine. Je me sens vidée, comme si on avait ouvert mon ventre et jeté mes entrailles. Mes chances de regagner son amour, la seule chose qui donne un sens à ma vie s’amenuisent de minute en minute. J’ai beau me dire que ce sont là les mots de Roman, que le vrai Damen serait incapable de traiter qui que ce soit de la sorte, il n’empêche que cela fait horriblement mal.

— S’il te plaît, Damen, écoute-moi. Les apparences sont contre nous, je le sais. Mais je peux tout expliquer. En fait, nous sommes là pour t’aider, tu comprends ?

Il me jette un regard moqueur qui m’accable de honte.

Mais je ne m’avoue pas battue.

— On essaie de t’empoisonner. Quelqu’un que tu connais.

Il n’en croit pas un mot, convaincu que je suis complètement ravagée et qu’il faudrait m’enfermer.

— Ah oui ? Et ce quelqu’un qui m’empoisonne la vie et que je connais, ce ne serait pas toi, par hasard ? Tu entres chez moi par effraction, tu fouilles dans mon frigo, tu touches à mes bouteilles. Je crois que c’est suffisant comme preuve, non ?

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— Non ! Tu dois me croire, je n’irais pas inventer un mensonge pareil, je te jure que c’est vrai !

Il s’avance plus près, tel un félin s’apprêtant à bondir sur sa proie. Tant pis, je me lance. Je n’ai plus rien à perdre.

— C’est Roman, le coupable. Ton nouvel ami est en fait...

Un bref coup d’œil à Ava m’impose silence. Comment annoncer à Damen ce que Roman est vraiment, un immortel passé du côté sombre de la force, qui a décidé de le tuer pour une raison inexplicable ? Cela n’a pas d’importance, de toute façon. Damen ne se souvient ni de Drina, ni de son statut d’immortel. Il est si mal en point qu’il ne comprendra pas de quoi je parle.

Il me fixe d’un regard qui me glace jusqu’au cœur.

— Va-t’en ! Tu as intérêt à déguerpir avant que j’appelle la police.

Du coin de l’œil, j’observe Ava qui vide les bouteilles empoisonnées dans l’évier. Damen sort son téléphone et compose le 911. Il presse le neuf, le un, puis...

Je dois l’arrêter. Il est hors de question que la police s’en mêle. Je plonge mes yeux dans les siens et me concentre de toutes mes forces pour lui envoyer un flux d’énergie. Je répands un flot de lumière incandescente remplie d’amour et de compassion, accompagnée d’un bouquet de tulipes rouges.

— Pas la peine d’en faire un scandale, nous partons. Tu n’as pas besoin d’appeler qui que ce soit.

Ça marche, on dirait. Il fixe son téléphone d’un air hébété, sans comprendre ce qui l’empêche d’appuyer encore sur les touches.

Quand il relève les yeux, le vrai Damen refait surface. Il me regarde comme autrefois et je sens une vague de chaleur remonter le long de ma colonne vertébrale. Cela ne dure qu’une fraction de seconde, mais je ne vais pas bouder mon plaisir.

Il lance son téléphone sur le comptoir avec un haussement d’épaules. J’ai intérêt à me dépêcher, avant que le charme ne se dissipe. J’attrape mon sac, tourne les talons, me retournant juste à temps pour le voir sortir toutes mes bouteilles du frigo, et les vider dans l’évier, persuadé qu’elles sont empoisonnées.

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Trente-cinq

— Que va-t-il se passer, maintenant qu’il n’a plus sa boisson ? Ira-t-il mieux ou son état va-t-il empirer ? a questionné Ava en regagnant la voiture.

N’ayant pas de réponse – je n’en ai d’ailleurs toujours pas –, j’ai préféré garder le silence.

Elle avait l’air sincèrement désolée.

— C’est ma faute, Ever, a-t-elle ajouté en se tordant les mains. Je m’en veux, tu ne peux pas savoir.

Je secoue la tête. Elle nous a fait perdre du temps en insistant pour visiter la maison, c’est vrai, mais nous introduire chez Damen était mon idée. En outre, je m’étais tellement prise au jeu que j’avais oublié de surveiller Damen. Donc, si quelqu’un est à blâmer, c’est moi.

Le pire n’est pas de m’être fait pincer. Non, c’est que Damen ne me prend plus seulement pour une pauvre fille un peu tarée qui le suit partout, mais pour une dangereuse psychopathe, une pauvre demeurée. Il est persuadé que j’ai essayé de remplacer sa boisson rouge par de la magie noire, une décoction vaudoue qui l’aurait rendu fou amoureux de moi.

C’est ce que Stacia lui a affirmé, quand il lui a raconté l’histoire.

Et c’est ce qu’il a décidé de croire.

En fait, tout le monde à l’école en est persuadé. Y compris les professeurs. Et cela me rend la vie encore plus pénible qu’auparavant. Outre les « hystérique ! » et « tarée ! »

coutumiers, j’ai à présent droit à « sorcière » ! Deux professeurs ont même demandé à me voir après les cours.

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Venant de M. Robins, cela ne m’a pas guère étonnée puisque nous avions déjà discuté de mon impuissance à oublier Damen et à reconstruire ma vie sans lui. Je mentirais si je disais avoir été surprise quand, à la fin de l’heure, il m’a demandé de rester pour discuter de l’incident.

Ma riposte, en revanche, m’a étonnée. J’ai eu recours à la dernière tactique dont je me serais crue capable, j’ai joué au plus fin.

Je ne lui laissai pas le temps de finir sa phrase. Je n’avais pas envie d’entendre le discours dégoulinant de bonnes intentions, quoique légèrement déplacé, sur la manière de gérer ses relations amoureuses, que mon gentil professeur de lettres fraîchement divorcé et à moitié alcoolique s’apprêtait à me servir.

— Excusez-moi, mais si je ne me trompe pas, il ne s’agit que d’une rumeur, n’est-ce pas ? Des ragots concernant un incident censé avoir eu lieu, mais dénués de preuves ?

Je l’ai dévisagé avec aplomb, même si je mentais comme un arracheur de dents. Damen nous a surprises en flagrant délit, Ava et moi, mais comme il n’a pas pris de photos, cette fois pas de vidéo de moi circulant sur YouTube.

— Donc, tant que je ne suis pas officiellement inculpée pour un délit précis... (je me suis éclairci la gorge pour ménager mes effets)... je suis innocente jusqu’à preuve du contraire.

M. Robins s’apprêtait à répliquer, mais je n’avais pas fini.

— Donc, à moins que vous ne vouliez discuter de mon comportement en classe, que vous et moi savons exemplaire, ou de mes résultats, lesquels le sont davantage encore... je pense que la discussion est close.

Heureusement, avec M. Munoz c’était un peu plus facile.

Probablement parce que j’avais pris l’initiative de lui parler.

J’espérais qu’un professeur d’histoire, spécialiste de la Renaissance, était l’homme de la situation et m’aiderait à identifier le dernier ingrédient nécessaire à la fabrication de l’élixir d’immortalité.

La veille au soir, en faisant des recherches sur Google, je m’étais rendu compte que je ne savais même pas comment

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formuler ma demande. Et avec Sabine qui surveille mes faits et gestes, alors que je mange et bois à peu près normalement, m’éclipser pour l’Été perpétuel, ne serait-ce que cinq minutes, était hors de question.

M. Munoz est mon dernier espoir, voire l’unique. Damen ayant vidé les bouteilles dans l’évier hier, c’est la moitié de ma réserve, déjà bien maigre, qui est partie dans les égouts. Donc, je dois fabriquer de l’élixir d’immortalité. Une grande quantité.

Assez pour garder des forces d’ici mon départ, mais surtout pour que Damen puisse se rétablir en mon absence.

Et puisqu’il ne m’en a jamais donné la recette, j’en suis réduite à ce que j’ai vu sur l’écran de cristal, quand son père préparait le mélange en énumérant le nom de chaque plante.

Sauf la dernière, qu’il avait murmurée à l’oreille de son fils d’une voix si basse que je n’avais aucune chance de l’entendre.

Malheureusement, M. Munoz ne se révèle d’aucune utilité.

Il fait mine de feuilleter quelques vieux bouquins, dans lesquels il ne trouve rien.

— Je suis désolé, Ever, cela dépasse mes connaissances.

Puisque vous êtes là, je...

Je lève la main pour l’empêcher de poursuivre. Je ne suis pas particulièrement fière de la façon dont j’ai rabroué M.

Robins, mais si M. Munoz s’entête je lui réserve le même traitement.

— Je sais ce que vous allez dire, mais vous vous trompez.

Ce n’est pas ce que vous croyez.

Génial. En matière de démenti, je tiens le pompon. Je viens de sous-entendre que, s’il s’est peut-être passé quelque chose, ce n’était pas dans les circonstances qu’il croit ! Bref, c’est comme si je plaidais coupable avec circonstances atténuantes.

Je me sonne intérieurement les cloches. Bien joué, Ever. Si tu continues, tu pourras toujours demander à Sabine de te défendre au tribunal.

M. Munoz et moi échangeons un regard qui en dit long et décidons d’un commun accord d’en rester là.

J’attrape mon sac et tourne les talons pour gagner la porte, quand il me pose une main sur l’épaule :

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— Ne vous en faites pas, ça va s’arranger.

Ce geste suffit à me montrer que Sabine va chez Starbucks quasiment tous les jours, et que mon professeur et ma tante ont entrepris un petit jeu de séduction qui, heureusement, n’a pas encore dépassé le stade des sourires. Mon professeur attend avec impatience l’occasion de lui adresser la parole. Je devrais les empêcher de sortir ensemble – quelle horreur ! –, mais je n’ai pas une minute à perdre.

Je tente de me ressaisir, et j’ai à peine franchi la porte que Roman m’accoste et règle son pas sur le mien.

— Alors, Munoz a pu t’aider ? questionne-t-il avec un rictus sardonique, tandis que son haleine froide me donne le frisson.

Tu n’as plus beaucoup de temps, poursuit-il d’une voix caressante. Les choses commencent à se précipiter, tu ne trouves pas ? Tout sera bientôt terminé. Ensuite, il ne restera plus que toi et moi.

Ce n’est pas tout à fait exact. J’ai vu ce qui s’est passé dans l’église florentine. Si je ne me trompe, six orphelins immortels errent toujours sur cette terre. J’ignore si Roman le sait, et ce n’est certainement pas moi qui vais le mettre au parfum.

Je résiste à l’attraction de son regard bleu marine.

— J’ai une chance folle, on dirait !

— Et moi donc ! Tu auras besoin qu’on t’aide à guérir ton petit cœur brisé. Quelqu’un qui te comprenne, sache exactement qui tu es, ou plutôt ce que tu es.

Il me caresse le bras, et son contact me glace à travers le coton de ma manche.

— Tu ne sais absolument rien de moi, Roman. Tu me sous-estimes. À ta place, j’éviterais de crier victoire trop vite. Si tu veux mon avis, tu n’as pas encore gagné.

J’ai beau crâner, le tremblement de ma voix me trahit. Je presse le pas, laissant derrière moi Roman et son rire moqueur, et me hâte vers ma table habituelle, où Miles et Haven sont déjà installés.

Je m’assois sur le banc près d’eux. Ils m’ont tellement manqué que leur présence me rend ridiculement heureuse.

— Salut, vous deux !

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Je leur souris. Ils échangent un regard entendu en hochant la tête à l’unisson, comme s’ils avaient répété la scène.

Miles sirote un soda, lui qui n’aurait jamais touché une boisson sucrée auparavant. Il tapote la canette de ses ongles fuchsia. J’hésite à me brancher sur leurs pensées, histoire de me préparer au pire. Je finis par y renoncer, n’ayant pas franchement envie d’entendre deux fois ce qu’ils se préparent à me dire.

— Il faut qu’on parle, Ever, lance Miles. C’est à propos de Damen.

— Pas exactement, corrige Haven en sortant un sachet de carottes crues, le déjeuner officiel garanti zéro calories des minettes du groupe. Il s’agit de Damen et de toi...

Je la coupe :

— Il n’y a rien à dire. Il est avec Stacia, et moi... je m’en sors.

Ils échangent un regard lourd de sens.

— Tu es sûre ? reprend Miles. Tu trouves normal d’entrer chez lui par effraction et de trafiquer dans son frigo ? Une personne saine d’esprit ne ferait pas ce genre de choses...

— De quoi parlez-vous ? Vous ajoutez foi aux ragots qui circulent sur mon compte ? Nous sommes amis, non ? Vous êtes venus chez moi je ne sais combien de fois, et pourtant vous pensez que je suis capable de... ?

Inutile de poursuivre. Si, malgré le lien qui nous unit depuis des siècles, je n’ai pu obtenir de Damen qu’un éclair de lucidité avant qu’il ne m’accable de son mépris, que pourrais-je espérer de la part de Miles et d’Haven que je connais depuis un peu moins d’un an ?

— Je ne vois pas pourquoi Damen aurait inventé cette histoire, intervient Haven. Son regard est dur, accusateur. Elle n’a pas la moindre intention de m’aider. Elle prétend être de mon côté, mais en réalité elle se réjouit de ma déchéance.

Damen m’a préférée à elle, Roman continue à me faire la cour, alors qu’elle lui a fait comprendre qu’il lui plaisait. Elle se venge et jubile de me voir au tapis. Aujourd’hui, elle n’est là que pour savourer ma défaite.

- 176 -

Je suis mortifiée. J’essaie de ne pas lui en vouloir, de ne pas la juger. Je n’ignore pas que se débattre dans les affres de la jalousie est totalement irrationnel.

Elle pose sa joue dans sa main aux ongles rose bonbon au lieu du noir habituel.

— Tout le monde sait que tu l’espionnes et que tu t’es introduite chez lui à deux reprises. Tu disjonctes complètement.

C’est un comportement de psychopathe.

J’attends la fin du sermon sans mot dire.

— Nous qui sommes tes amis, nous voudrions te convaincre de laisser tomber. Arrête de délirer et reviens sur terre. Parce que là, franchement, c’est grave. Sans parler du fait que...

Haven continue à énumérer tous les points sur lesquels Miles et elle ont dû se concerter. J’ai cessé d’écouter après la petite phrase « Nous sommes tes amis ». Je voudrais m’y raccrocher, même si c’est un mensonge.

Assis à l’autre table, Roman ne me quitte pas des yeux. Il désigne Damen du doigt et tapote sa montre d’un geste si menaçant que je bondis sur mes pieds et me précipite au parking, furieuse d’avoir perdu mon temps, alors que j’ai des priorités bien plus urgentes.

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Trente-six

J’en ai terminé avec l’école. Fini cette odieuse torture quotidienne. À quoi bon ? Je n’arrive à rien avec Damen, Roman ne cesse de me narguer, mes professeurs et mes examis, qui disent vouloir mon bien, me font la morale. En outre, si tout se passe comme prévu, je retrouverai bientôt mon ancienne école de l’Oregon, ma tranquille petite vie d’avant. Je ne vois vraiment pas pourquoi je devrais continuer à subir ces humiliations.

Je descends Broadway, dépasse la foule des piétons et prends la direction du centre commercial. Je cherche un coin isolé, où je pourrais faire apparaître le portail sans terroriser quiconque. La voiture garée, je m’aperçois que je me trouve à l’endroit précis de ma première bataille contre Drina, dont Damen m’avait sauvée en me montrant l’accès à l’Été perpétuel.

Je me tasse sur mon siège, imagine un voile de lumière dorée flottant au-dessus de ma tête et atterris devant le grand sanctuaire de la connaissance. Sans prendre le temps d’admirer la magnifique façade protéiforme, je me rue à l’intérieur en me concentrant sur les deux questions suivantes...

Existe-t-il un antidote capable de sauver Damen ?

Où puis-je trouver l’herbe secrète, le dernier ingrédient nécessaire pour préparer l’élixir ?

Je les répète encore et encore, en espérant voir surgir les portes de l'Akasha...

Mais rien.

Pas de globe. Pas d’écran de cristal. Pas de salle circulaire immaculée ni de télévision hybride.

Rien de rien. Néant.

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— C’est trop tard, susurre une voix douce dans mon dos.

Je me retourne, croyant voir Romy, mais c’est Rayne qui répète ces mots en m’emboîtant le pas, tandis que je me dirige vers la sortie.

Je n’ai pas une minute à perdre. Pas question de déchiffrer les élucubrations cryptiques de l’inquiétante fillette. Même si le concept de temps n’existe pas en ce lieu, où règne le présent perpétuel, je sais d’expérience que les minutes passées ici me seront décomptées dans notre dimension terrestre. Ce qui signifie que je dois agir le plus vite possible. Il faut impérativement que je sauve Damen avant de remonter le temps pour rentrer chez moi. Et si les réponses à mes questions ne se trouvent pas là, j’irai les chercher ailleurs.

Je me mets à courir, et au moment de tourner dans la petite allée, terrassée par une douleur soudaine, je m’écroule, les mains sur les tempes, la tête comme transpercée de coups de poignard, assaillie par un flot d’images. On dirait une succession de croquis illustrant les pages d’un livre, chacun accompagné d’une légende précisant ce qu’il représente. À la troisième page, je finis par comprendre : il s’agit des instructions pour fabriquer l’antidote destiné à Damen – des herbes plantées à la pleine lune, des cristaux rares, des minéraux dont je n’ai jamais entendu parler, des bourses de soie brodées par des moines tibétains, le tout devant être rassemblé en une suite d’étapes très précises afin d’absorber l’énergie de la prochaine pleine lune.

Je vois enfin la plante dont j’ai besoin pour achever de concocter le breuvage, puis la vision s’interrompt et la douleur cesse. Vite, je pêche un bout de papier et un stylo dans mon sac pour noter ces informations. J’ai presque terminé, quand Ava surgit, la mine radieuse.

— J’ai réussi à faire apparaître le portail. Je ne pensais pas en être capable seule, mais ce matin, quand je me suis installée pour ma séance de méditation, je me suis dit que je ne risquais rien à essayer. Et hop, me voici...

— Tu es là depuis ce matin ?

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Je détaille sa jolie robe, ses chaussures de star, ses bracelets en or massif, ses doigts couverts de bagues.

— Le temps n’existe pas ici.

— Peut-être, mais chez nous il est plus de midi.

Elle affiche un air boudeur, refusant de se laisser engluer dans les règles fastidieuses de la dimension terrestre.

— Et alors ? Qu’est-ce que je rate ? Un défilé de clients attendant que je leur affirme qu’ils deviendront extrêmement riches et célèbres malgré toutes les preuves du contraire ? J’en ai assez de cette routine stérile. Cet endroit est si merveilleux !

Je me demande si je ne vais pas rester...

— Vous ne pouvez pas.

Elle lève les bras et exécute une pirouette.

— Qu’est-ce qui m’en empêche ? Donne-moi une bonne raison.

— Parce que... J’aimerais pouvoir m’arrêter là, mais ce n’est pas une enfant, donc je dois trouver un argument plus convaincant.

— Parce que ce ne serait pas normal, pas juste. Vous avez un travail à accomplir, comme tout le monde. Se cacher ici, ce serait tricher, en quelque sorte.

— D’où sors-tu ça ? Ne me dis pas que les gens qui nous entourent sont morts ?

Je regarde les trottoirs animés, les files d’attente devant les cinémas et les bars à karaoké, sans trouver de réponse. Au fond, combien d’entre eux sont-ils pareils à Ava, des âmes fatiguées, blasées, désabusées, qui ont échoué ici et décidé de fuir la dimension terrestre pour toujours ? Et combien parmi eux sont décédés, mais ont refusé de traverser le pont, à l’instar de Riley ?

À la réflexion, je ne vois pas de quel droit je lui dirais comment mener sa vie, surtout au vu de ce que j’ai décidé de faire de la mienne.

Je lui prends la main en souriant.

— Je n’en sais rien. Pour le moment, j’ai besoin de vous.

Dites-moi ce que vous savez de l’astrologie.

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Trente-sept

— Alors ?

Je me penche vers Ava, les coudes sur la table, pour essayer d’attirer son attention distraite par le spectacle de Saint-Germain.

Elle a l’air plus fascinée par la Seine, le Pont-Neuf, la tour Eiffel, le Sacré-Cœur et la cathédrale Notre-Dame – tout ce qu’elle imagine dans cet ordre – que par moi.

— Je sais que je suis bélier, annonce-t-elle.

Je tourne ma cuillère dans mon cappuccino, sans trop savoir pourquoi je l’ai commandé au garçon – qui semble droit sorti d’un dessin animé, avec sa chemise blanche, son veston noir et sa moustache à frisettes –, étant donné que je n’ai pas l’intention de le boire.

— C’est tout ?

— Détends-toi, Ever, profite du panorama. Depuis quand n’es-tu pas venue à Paris ?

Je pousse un soupir exaspéré.

— Je ne suis jamais allée à Paris. En revanche, sans vouloir vous vexer, je sais que le Printemps n’est pas coincé entre le Louvre et le musée d’Orsay. Votre Paris ressemble à un décor version Disney. C’est une compilation de brochures, de cartes postales, et de scènes de Ratatouille, cet adorable dessin animé.

Le tout assemblé de bric et de broc.

Et le garçon ? Il fait tournoyer son plateau à toute vitesse sans rien faire tomber. Je doute que les serveurs lui ressemblent, dans la vraie vie.

J’ai beau jouer les rabat-joie, cela fait rire Ava.

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— Peut-être, mais c’est exactement comme dans mes souvenirs. Ces monuments ne se situent peut-être pas ainsi dans la réalité, mais je les trouve plus beaux de cette façon. J’ai fait mes études à la Sorbonne, tu sais. Je ne t’ai jamais raconté la fois où...

— C’est passionnant, Ava, j’en suis sûre. J’adorerais entendre cette histoire, mais je n’ai pas le temps ! La seule chose qui m’intéresse, c’est ce que vous savez de l’astrologie, ou de l’astronomie, bref, ce qui concerne les cycles de la Lune.

Elle rompt un morceau de baguette, qu’elle entreprend de beurrer.

— Tu pourrais être plus précise ?

Je tire de ma poche le papier sur lequel j’ai gribouillé les informations récoltées pendant ma vision, et l’étudié un moment.

— Qu’est-ce que la nouvelle lune ?

Elle souffle sur son café et m’observe par-dessus sa tasse.

— On parle de nouvelle lune quand elle se situe en conjonction avec le Soleil. De sorte que de la Terre, on dirait que la Lune et le Soleil occupent le même espace dans le ciel. Donc, la Lune ne reflète pas les rayons du Soleil. La face cachée est éclairée, mais de la Terre elle est invisible.

— Y a-t-il une signification précise ? Une valeur symbolique ?

Elle beurre une deuxième tartine avant de répondre :

— Oui, le renouveau. Tu sais, le rajeunissement, les nouveaux départs, l’espérance, etc. C’est une bonne période pour amorcer des changements, abandonner ses mauvaises habitudes, les relations non constructives...

Elle me gratifie d’un regard appuyé. Je sais qu’elle veut parler de Damen et de moi. Elle ignore que non contente de rompre cette relation, je vais carrément l’effacer. J’ai beau aimer Damen de tout mon cœur, ne pas concevoir l’avenir sans lui, je reste persuadée que c’est le meilleur choix. Rien de tout cela n’aurait dû arriver. Lui et moi ne devrions même pas exister. C’est contre nature, ce n’est pas normal. Et maintenant, c’est à moi de remettre de l’ordre dans ce chaos.

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— Et où se situe-t-elle par rapport à la pleine lune ?

Ava finit de mastiquer avant de répondre.

— La pleine lune est visible environ deux semaines après la nouvelle lune. Lors de cette phase, presque toute la surface lunaire est éclairée par le Soleil. De sorte que, depuis la Terre, elle a l’air pleine, alors qu’en réalité il en est toujours ainsi.

Quant à la symbolique, j’imagine que ça t’intéresse ? La pleine lune évoque l’abondance, la plénitude, lorsque les choses atteignent la maturité, leur développement complet. L’énergie de la Lune étant la plus forte à ce moment-là, elle a également des propriétés magiques.

J’essaie de digérer ces informations, et commence à comprendre pourquoi les phases de la Lune sont primordiales dans l’exécution de mon plan.

— Les phases de la Lune ont une importance symbolique, m’explique Ava. La Lune est très présente dans le folklore ancien, et l’on pense qu’elle conditionne les marées. Et vu que le corps humain est essentiellement composé d’eau, on peut dire qu’elle nous contrôle aussi.

Savais-tu que le mot « lunatique » vient du latin luna, et que la légende des loups-garous est liée à la pleine lune ?

Les loups-garous, les vampires, les démons... ça n’existe pas. À l’exception des immortels, et des mercenaires déterminés à les annihiler.

Ava termine son espresso et repousse sa tasse.

— Puis-je savoir en quoi cela t’intéresse ?

— Dans une minute. J’ai une dernière question à vous poser. Quel rapport y a-t-il entre la pleine lune et l’heure bleue ?

Elle ouvre de grands yeux.

— Tu veux parler de la lune bleue ?

Je me rappelle l’image que j’ai vue. La Lune était si bleue qu’elle se confondait presque avec le ciel. La couleur était intense et lumineuse.

— Oui, je veux parler de la lune bleue pendant l’heure bleue.

— L’opinion la plus répandue est que lorsqu’il y a deux pleines lunes dans le même mois, la deuxième est une lune

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bleue. Mais il existe un autre courant de pensée, plus ésotérique, qui soutient que la véritable lune bleue ne se produit pas quand deux pleines lunes apparaissent deux fois dans un même mois, mais dans le même signe astrologique. Il est considéré comme sacré entre tous, ce jour où la connexion entre les dimensions est très forte, donc idéal pour la méditation, la prière, la transe mystique. On prétend que si l’on parvient à capter l’énergie de la lune bleue pendant l’heure bleue, la magie devient possible. Les seules limites sont humaines, comme toujours.

Elle me dévisage avec insistance, mais je ne suis pas encore disposée à satisfaire sa curiosité. – La lune bleue est un phénomène rarissime, ajoute-t-elle. Cela n’arrive que tous les trois ou cinq ans.

Mon estomac se révulse et mes mains se crispent.

— Savez-vous quand aura lieu la prochaine ?

Pourvu que ce soit bientôt, pourvu que ce soit bientôt !

— Aucune idée.

Bien sûr. L’information cruciale dont j’ai absolument besoin, elle l’ignore !

— En revanche, je sais où chercher.

Je m’apprête à lui dire que, autant que je sache, je n’ai plus accès à l’Akasha, quand elle ferme les yeux et fait surgir un iMac argenté, qu’elle pousse vers moi :

— Google, mademoiselle ?

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Trente-huit

Je me serais giflée, quand Ava a matérialisé ce portable – quelle cruche, j’aurais pu y penser la première... Par chance, nous avons très vite trouvé la réponse.

Malheureusement, ce n’était pas la bonne nouvelle que j’espérais.

En fait, c’était plutôt le contraire.

Alors que les pièces du puzzle avaient l’air de s’emboîter parfaitement, ce mécanisme bien huilé a basculé lorsque j’ai appris que la lune bleue – ce prodige qui ne s’opère que tous les trois ou cinq ans et se trouve être ma seule et unique fenêtre pour remonter le temps – était prévue pour... demain.

Ava descend de voiture et se dirige vers le parcmètre pour y introduire la petite pile de pièces qu’elle tient au creux de sa main.

— Je n’arrive pas à y croire, dis-je en m’extirpant de mon siège à mon tour. Je pensais que c’était une pleine lune normale, j’ignorais qu’il y avait une différence, et que les lunes bleues étaient si rares. Que vais-je faire, maintenant ?

Ava referme son porte-monnaie d’un geste brusque.

— À mon avis, tu as trois options.

Je pince les lèvres, n’ayant pas très envie d’en savoir plus.

— Tu ne fais rien et te contentes de regarder les êtres qui te sont chers disparaître en fumée, tu ne t’occupes que d’un problème au détriment des autres, ou tu me dis ce qui se passe réellement et je verrai ce que je peux faire.

Elle arbore sa tenue habituelle – jean délavé, bagues en argent, tunique de coton blanc et tongs de cuir brun. Toujours

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là, toujours disponible, toujours prête à aider, parfois même avant que j’aie conscience d’en avoir besoin.

Même au début, quand je refusais de l’écouter – pour être franche, j’étais carrément désagréable –, Ava a attendu avec patience que je change d’avis, sans jamais me tenir rigueur de mon refus buté, me tourner le dos ou me rabrouer, alors que je ne m’en étais pas privée. Comme si, pendant tout ce temps-là, elle attendait de jouer le rôle de grande sœur extralucide. À

présent, c’est quasiment la seule sur qui je puisse compter, celle qui me connaît le mieux, avec tous mes secrets. Enfin, presque.

Et à la lumière de ce que je viens d’apprendre, je n’ai pas le choix. Il faut être réaliste, je ne pourrai jamais réussir seule, comme je l’espérais.

J’essaie encore de me convaincre que c’est le seul choix possible.

— D’accord, alors voilà ce que vous allez faire.

Tout en marchant, je lui rapporte avec le maximum de détails ce que j’ai vu ce jour-là dans le cristal, sans prononcer le mot qui commence par I, fidèle à la promesse faite à Damen de ne jamais révéler notre immortalité. Je lui explique qu’il a besoin de l’antidote, puis de sa « boisson rouge spéciale » pour retrouver des forces. Je lui confie enfin que j’ai le choix entre ne pas quitter le garçon que j’aime, et sauver quatre vies qui n’auraient jamais dû s’interrompre.

Quand j’ai fini, nous sommes arrivées devant la boutique où elle travaille et où je m’étais juré de ne jamais mettre les pieds.

Ava ouvre la bouche, puis la referme. Elle renouvelle ce petit manège à deux ou trois reprises.

— Demain, Ever ? finit-elle par dire. Tu dois vraiment t’en aller si vite ?

Je hausse les épaules, l’estomac noué. Je ne peux pas me payer le luxe d’attendre encore cinq ans.

— C’est pour ça que j’ai besoin de votre aide, pour fabriquer l’antidote, puis pour le faire parvenir à Damen, avec l’élix... je veux dire, sa boisson rouge, pour qu’il guérisse.

Maintenant que vous savez comment pénétrer chez lui, vous

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pourriez peut-être verser l’antidote dans une bouteille de soda, par exemple. Et quand il ira mieux et sera redevenu lui-même, vous lui expliqueriez ce qui s’est passé et lui remettriez le...

euh... la boisson rouge.

Le plan le plus nul qui soit, sans aucun doute, mais j’essaie de me persuader que ça va marcher. Ava me regarde d’un drôle d’air que je ne suis pas sûre de savoir déchiffrer.

— Vous pensez que j’ai choisi de l’abandonner, mais vous vous trompez. En fait, il y a de grandes chances pour que rien de tout cela ne soit nécessaire. Il se peut que, quand je serai rentrée chez moi, tout redevienne comme avant, ici aussi.

— Tu l’as vu dans l'Akasha ?

— Non, ce n’est qu’une théorie, mais elle me paraît plausible. Pourquoi en irait-il autrement ? Ce que je viens de vous dévoiler est une simple précaution qui se révélera probablement inutile. Vous ne vous rappellerez d’ailleurs même pas cette conversation, car en fait ce sera comme si elle n’avait jamais eu lieu. Si je me trompe – j’en doute, mais quand même –, je dois prévoir un plan B. Au cas où...

Je ne sais laquelle des deux je cherche à convaincre.

Elle me prend la main, le regard plein de compassion.

— Tu fais le bon choix, Ever. Et tu as de la chance. Ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir revenir en arrière.

— Pas à tout le monde ?

— Oui, enfin à personne, à ma connaissance.

Nous éclatons de rire.

— Plaisanterie mise à part, Ava, je ne peux pas imaginer qu’il arrive quoi que ce soit à Damen. J’en mourrais, si...

j’apprenais un jour qu’il a souffert par ma faute.

Elle me serre gentiment les doigts avant de pousser la porte de la boutique :

— Ne t’inquiète pas, tu peux compter sur moi.

Je la suis dans le magasin, en passant devant des étagères croulant sous les livres, un mur entier de CD, un coin dédié à des statuettes d’anges, une machine qui prétend photographier les auras, avant d’arriver à un comptoir derrière lequel est assise

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une vieille femme avec une longue natte grise, plongée dans un livre qu’elle pose à notre arrivée.

— Je ne savais pas que vous travailliez aujourd’hui, Ava.

— Non, c’est mon jour de congé, mais mon amie Ever aurait besoin de la pièce du fond.

La femme m’observe, probablement pour apercevoir mon aura et lire mon énergie mais, ne voyant rien, elle lance un coup d’œil interrogateur à Ava.

Ava sourit et lui fait signe que je suis digne de confiance.

La vieille femme me dévisage encore un moment, ses doigts serrant le petit pendentif en turquoise qu’elle porte au cou.

— Tu t’appelles Ever, c’est ça ?

Pendant ma recherche éclair sur les minéraux et les cristaux, j’ai appris que la turquoise a été utilisée depuis des siècles pour fabriquer des amulettes protectrices. Si l’on en juge par la façon dont cette femme a prononcé mon nom et son air méfiant, je n’ai pas besoin de lire dans son esprit pour comprendre. Elle se demande si elle a besoin de se protéger de moi.

Elle nous considère à tour de rôle, avant de déclarer :

— Je m’appelle Lina.

Voilà tout. Pas de main tendue, pas le moindre contact.

Elle me dit son nom, puis se dirige vers la porte pour retourner le panneau « Ouvert » en position « Je reviens dans dix minutes ». Cela fait, elle nous précède dans un petit couloir menant à une porte peinte en violet vif.

Elle fourrage dans sa poche pour trouver la bonne clé, hésitant encore à nous laisser entrer.

— De quoi avez-vous besoin, si je puis me permettre ?

Ava m’encourage à répondre. Je m’éclaircis la gorge et plonge la main dans la poche de mon jean, matérialisé depuis ce matin, et dont les ourlets, Dieu merci, arrivent encore jusqu’au sol. J’en sors mon bout de papier un peu chiffonné :

— Euh... j’ai besoin de plusieurs choses.

Lina me prend la feuille des mains pour l’étudier. Sourcils levés, elle grommelle quelque chose et me regarde à nouveau.

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Et alors que je m’attendais à ce qu’elle nous mette à la porte, elle me fourre le papier dans la main, ouvre la porte et nous fait entrer dans une pièce surprenante.

Lorsque Ava m’avait signalé que cette salle contenait ce dont j’avais besoin, j’étais plutôt sur mes gardes. Je m’attendais à un sous-sol glauque, rempli d’un bric-à-brac étrange et effrayant, servant à des rituels bizarres, des fioles de sang de chat, des ailes de chauves-souris, des têtes réduites, des poupées vaudoues, le genre de gadgets que l’on voit au cinéma ou à la télé. Mais cette pièce n’a rien à voir. En fait, c’est une réserve plus ou moins bien rangée, rien que de très normal, en somme !

Excepté, peut-être, les murs violet vif chargés de totems et de masques sculptés. Sans parler des portraits de déesses, appuyés contre des étagères croulant sous le poids de vieux grimoires et de divinités de pierre. Quant à la commode, elle est on ne peut plus ordinaire. Lina déverrouille un tiroir et fourrage à l’intérieur. Je tente de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule, en pure perte. Elle finit par en extraire une pierre, qui ne me plaît pas du tout.

— C’est une pierre de lune, explique-t-elle en remarquant mon désarroi.

Je fixe la pierre. Elle n’a pas l’aspect qu’elle devrait.

Quelque chose cloche, je ne peux pas expliquer quoi. Je n’ose vexer Lina, qui n’hésiterait certainement pas à me jeter dehors.

J’avale ma salive et prends mon courage à deux mains :

— Euh... c’est-à-dire que j’ai besoin d’une pierre brute non polie, sous sa forme la plus pure. Celle-ci est un peu trop lisse et brillante.

Elle opine d’un mouvement presque imperceptible, une très légère inclinaison de tête accompagnée d’un rictus. Et elle remplace la pierre par ce que je lui ai demandé.

Et voilà, j’ai réussi le test. Je contemple ma pierre de lune, qui n’est ni aussi brillante ni aussi belle que l’autre, mais devrait convenir, c’est-à-dire favoriser les nouveaux départs.

— Il me faut aussi un bol taillé dans du quartz, harmonisé au septième chakra, une bourse en soie rouge brodée par des moines tibétains, quatre quartz roses polis, une petite star...

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non, pardon, staurolite, et la plus grosse zoïsite brute que vous ayez.

Lina se plante devant moi, les mains sur les hanches. Je devine qu’elle se demande ce que je vais faire de ces ingrédients pour le moins hétéroclites.

— Oh, et aussi une turquoise, à peu près de la taille de celle que vous portez.

Avec un dernier regard et un mouvement de tête un peu raide, elle entreprend de rassembler les pierres, qu’elle emballe sans cérémonie. J’ai presque l’impression de faire des emplettes chez Whole Foods.

En attendant, je lui remets la seconde liste.

— Et voici des herbes dont j’aurais également besoin. Elles doivent avoir été plantées pendant la nouvelle lune et cultivées par des religieuses hindoues aveugles.

Elle la consulte sans sourciller. Sidérant !

— Pourrais-tu me dire à quoi tout cela va te servir ?

Je fais non de la tête. J’ai eu un mal fou à le révéler à Ava, qui est une amie. Il est hors de question que je me confie à cette dame, malgré ses airs de grand-mère inoffensive.

— J’aime mieux pas, désolée.

Pourvu qu’elle ne se vexe pas et ne refuse pas de me servir, parce que les herbes ne me seront d’aucune utilité si je les matérialise. Il est impératif qu’elles proviennent de-là terre, leur source originelle.

Lina et moi croisons le fer du regard. Je me prépare à tenir aussi longtemps qu’il le faudra, mais très vite elle retourne à la commode et recommence à fureter parmi les centaines de petits paquets qui encombrent les tiroirs.

J’en profite pour chercher dans mon sac à dos le croquis de la plante rare, très prisée au cours de la Renaissance florentine.

L’ingrédient qui donnera sa touche finale à l’élixir. Je tends le bout de papier à Lina.

— Encore une chose. Cette plante vous rappelle-t-elle quelque chose ?

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Trente-neuf

Une fois en possession de tous les ingrédients requis, excepté l’eau de source, l’huile d’olive vierge extra, les chandelles blanches – curieusement, Lina n’en avait plus, alors que c’était l’article le plus courant que je lui demandais –, l’écorce d’orange et la photo de Damen – elle ne pouvait pas l’avoir en magasin, évidemment –, nous retournons à ma voiture.

— Je crois que je vais rentrer à pied, j’habite à deux pas d’ici, annonce Ava au moment où je déverrouille les portières.

— Vous en êtes sûre ?

Elle écarte les bras pour embrasser la nuit, un sourire aux lèvres.

— Il fait si bon ce soir, j’ai envie d’en profiter !

Je me demande ce qui lui inspire cette joie subite, alors qu’elle n’a pas pipé mot tout à l’heure dans la boutique.

— Comme dans l’Eté perpétuel ?

Elle rit à gorge déployée, la tête renversée en arrière.

— Ne t’inquiète pas, je n’ai pas l’intention de disparaître de la surface de la terre pour m’installer là-bas. Mais c’est agréable de savoir que je pourrai m’y rendre quand l’envie me prendra de m’évader.

J’y vais de ma mise en garde, ainsi que Damen l’avait fait pour moi, tout en sachant qu’elle agira à sa guise et y retournera le plus tôt possible.

— Attention de ne pas y aller trop souvent, on devient vite accro.

— Entendu. Tu as tout ce qu’il te faut ?