CHAPITRE XVII

En attendant une visite

Lorsqu’elle pénétra dans les locaux que se partageaient le Tlokweng Road Speedy Motors et l’Agence No 1 des Dames Détectives, le lendemain matin, Mma Ramotswe trouva Mr. Polopetsi allongé sous une voiture. Elle évitait toujours d’appeler un mécanicien lorsqu’il était dans cette position, car la surprise lui faisait relever la tête sans réfléchir, de sorte qu’il se cognait immanquablement. Elle se pencha donc vers lui et chuchota :

— Dumela, Rra. Avez-vous quelque chose à me dire ?

Mr. Polopetsi entreprit de s’extraire de sous la voiture, puis s’essuya les mains sur un chiffon.

— Oui, répondit-il avec enthousiasme. J’ai une nouvelle très intéressante pour vous.

— Vous avez trouvé Poppy ?

— Oui, je l’ai trouvée.

— Et vous lui avez parlé ?

— Oui, je lui ai parlé.

Mma Ramotswe le couvrit d’un regard interrogateur.

— Alors ?

— Je lui ai demandé si elle avait écrit à quelqu’un au sujet de ce qui s’était passé. C’est exactement ce que je lui ai demandé.

Mma Ramotswe sentit l’impatience la gagner.

— Allons, Mr. Polopetsi ! Dites-moi ce qu’elle vous a répondu !

Mr. Polopetsi leva un doigt pour esquisser l’un de ces gestes emphatiques qu’il affectionnait.

— Vous n’allez pas me croire, Mma Ramotswe. Vous ne devinerez jamais à qui elle a écrit.

Mma Ramotswe savoura le moment.

— À Tante Emang ? murmura-t-elle.

Mr. Polopetsi afficha une mine à la fois surprise et dépitée.

— C’est ça. Mais comment le savez-vous ?

— Une intuition, Mr. Polopetsi. Une intuition.

Elle affecta un ton neutre.

— Il se trouve qu’il m’arrive d’avoir des intuitions, expliqua-t-elle, et qu’elles se vérifient parfois. Quoi qu’il en soit, c’est une information très importante que vous m’apportez là. Elle vient confirmer ce que je pensais.

— Je ne comprends pas, fit Mr. Polopetsi.

— Je vais vous expliquer, Rra, répondit Mma Ramotswe en montrant du doigt la porte de l’agence. Venez dans mon bureau et je vous dirai exactement ce qui se passe et ce que nous allons faire.

 

Mma Makutsi et Mr. Polopetsi écoutèrent avec attention Mma Ramotswe leur exposer le fruit de ses réflexions dans l’affaire du chantage.

— Et maintenant, qu’allons-nous faire ? questionna ensuite Mma Makutsi. Nous connaissons la coupable. Faut-il prévenir la police ?

— Non, répondit Mma Ramotswe. Du moins, pas dans l’immédiat.

— Alors ? la pressa Mr. Polopetsi. Si nous allions trouver cette Tante Emang, qui qu’elle soit, pour lui parler ?

— Non, répliqua Mma Ramotswe. J’ai une meilleure idée. Nous allons la faire venir ici. À l’agence. Nous l’obligerons à s’asseoir sur cette chaise et à nous avouer ses détestables pratiques.

Mr. Polopetsi se mit à rire.

— Mais elle ne viendra jamais, Mma ! s’exclama-t-il. Pourquoi accepterait-elle de faire ça ?

— Oh si, elle va venir ! assura Mma Ramotswe. Mma Makutsi, j’aimerais vous dicter une lettre. Mr. Polopetsi, restez là et écoutez ce que j’ai à dire.

Mma Makutsi adorait écrire en sténo, d’autant que ses examinatrices de l’Institut de secrétariat du Botswana avaient décrit ses compétences en la matière comme « sans doute la meilleure sténo jamais vue dans toute l’histoire de l’Institut ».

— Vous êtes prête, Mma ? s’enquit Mma Ramotswe.

Elle se redressa et posa les coudes sur la table pour mettre de l’ordre dans ses idées. Elle avait conscience du regard attentif que posait sur elle un Mr. Polopetsi suspendu à ses lèvres. C’était un moment d’une extrême importance.

— La lettre, commença-t-elle, est à l’attention de Tante Emang, au journal. Début : « Chère Tante Emang, j’ai besoin de votre aide. Je sais que vous êtes toujours de très bon conseil et c’est pourquoi je vous écris. Je suis détective privée et je m’appelle Mma Ramotswe, de l’Agence No 1 des Dames Détectives (mais s’il vous plaît, n’imprimez pas cela dans le journal, chère Tante, car je n’aimerais pas que l’on sache que je suis l’auteur de cette lettre). »

Elle marqua une pause, tandis que le crayon de Mma Makutsi continuait de filer sur la page du bloc-notes.

— Prête ! lança l’assistante.

— « Il y a quelques semaines, dicta Mma Ramotswe, j’ai rencontré une femme qui m’a raconté qu’on la faisait chanter, parce qu’elle volait de la nourriture au gouvernement afin de la donner à son mari. Je me suis d’abord demandé si cette femme ne mentait pas, mais elle m’a montré la lettre en question et j’ai compris qu’elle disait la vérité. Ce que j’ai découvert ensuite m’a beaucoup choquée. J’ai discuté avec une autre personne, qui m’a révélé que le maître chanteur était une femme qui travaillait dans votre journal ! À présent, je ne sais que faire de cette information. D’un côté, je me dis qu’il serait préférable de ne plus y penser et de me mêler de mes affaires. De l’autre, je me demande s’il ne faudrait pas transmettre le nom que l’on m’a donné à la police. J’hésite beaucoup et il me semble que vous êtes la personne la mieux placée pour me conseiller. S’il vous plaît, Tante Emang, pourriez-vous venir me voir à mon agence pour me dire ce que je dois faire ? Vous êtes la seule à qui j’aie parlé de cette histoire et j’ai confiance en votre jugement. Vous pouvez venir n’importe quel jour de la semaine avant cinq heures, heure à laquelle nous rentrons chez nous. Notre agence est installée dans les locaux du garage Tlokweng Road Speedy Motors, que vous ne pourrez manquer si vous prenez Tlokweng Road en direction de Tlokweng. Je vous attends. Votre amie sincère, Precious Ramotswe. »

Mma Ramotswe conclut par un grand geste.

— Voilà, dit-elle. Qu’en pensez-vous ?

— Formidable, Mma ! s’enthousiasma Mr. Polopetsi. Dois-je aller l’apporter tout de suite ? Au journal ?

— Oui, s’il vous plaît, acquiesça Mma Ramotswe. Et inscrivez « Urgent » sur l’enveloppe. Je pense que nous recevrons la visite de Tante Emang avant la fin de notre journée de travail.

— Je le crois aussi, approuva Mma Makutsi. Je vais la taper et vous n’aurez plus qu’à la signer. C’est une lettre intelligente, Mma. Peut-être la lettre la plus intelligente que vous ayez jamais écrite.

— Merci, Mma, répondit Mma Ramotswe.

 

Comme les heures s’écoulent lentement parfois ! pensait Mma Ramotswe.

Après avoir dicté la lettre destinée à Tante Emang, cette lettre dont elle était certaine qu’elle ferait sortir le maître chanteur de son antre, elle éprouva les plus grandes difficultés à s’absorber dans une tâche. Non qu’elle eût beaucoup de travail : deux ou trois enquêtes de routine attendaient certes d’être menées, mais elles nécessitaient d’aller rencontrer certaines personnes et Mma Ramotswe ne voulait pas quitter l’agence ce jour-là, de peur de manquer la visite de Tante Emang. Elle demeura donc assise derrière son bureau, à feuilleter des magazines d’un œil distrait. Mma Ramotswe adorait les magazines et ne pouvait résister aux séduisantes publications que proposait en permanence le kiosque du supermarché Pick-and-Pay. Elle aimait ceux qui combinaient les conseils pratiques (notamment pour la cuisine et le jardin) et des articles sur les faits et gestes des célébrités. Elle savait que ceux-ci ne devaient pas être pris au sérieux, mais ils se révélaient néanmoins agréables à lire, puisqu’ils s’apparentaient aux potins que l’on échangeait dans les petits magasins de Mochudi, ou avec des amies sur la véranda de l’Hôtel Président, ou même avec Mma Makutsi, lorsqu’il n’y avait rien à faire à l’agence. De telles nouvelles la fascinaient, car elles avaient trait à la vie quotidienne : le second mariage du gérant du cabinet d’assurances qui venait d’ouvrir au centre commercial, le petit ami peu fréquentable que s’était choisi la fille d’un homme politique très en vue, la promotion inattendue d’un haut gradé de l’armée et les minauderies de son épouse…

Elle tournait donc les pages de ses magazines. On y voyait le prince Charles en visite dans son usine de biscuits bio. Mma Ramotswe trouva cela très intéressant. Elle avait des idées bien arrêtées sur les gens qu’elle aimait et ceux qu’elle n’aimait pas. Elle aimait l’évêque Tutu, ainsi que cet homme aux cheveux en bataille qui chantait pour les affamés. Elle aimait le prince Charles, et l’on voyait en photo une boîte de ces biscuits spéciaux qu’il vendait au profit de ses œuvres de charité. En la regardant, elle se demanda quel goût ils pouvaient bien avoir. Elle songea qu’ils seraient sans doute parfaits pour accompagner le thé rouge et elle s’imagina en garder un paquet sur son bureau en permanence, afin que Mma Makutsi et elle-même puissent y puiser à volonté. Aussitôt, elle se souvint qu’elle était au régime et son estomac lui adressa un brusque message de déception et de manque. Elle continua à feuilleter le magazine. Il y avait une photo du pape, qui descendait d’hélicoptère en retenant sa calotte blanche, que le vent menaçait d’emporter. Deux cardinaux vêtus de rouge le suivaient, et elle remarqua qu’ils étaient l’un comme l’autre de constitution très traditionnelle, ce qu’elle trouva rassurant. Si je vois Dieu un jour, se dit-elle, je suis certaine qu’il ne sera pas maigre…

À midi, Charlie, l’aîné des apprentis, entra pour demander un prêt à Mma Makutsi.

— Maintenant que vous avez un mari riche, lança-t-il, vous avez de quoi me prêter de l’argent.

Mma Makutsi le couvrit d’un regard désapprobateur.

— D’abord, Phuti Radiphuti n’est pas encore mon mari, rétorqua-t-elle. Et deuxièmement, il n’est pas si riche que ça. Il a assez d’argent, c’est tout.

— Eh bien, il faut qu’il vous en donne un peu, Mma, insista Charlie. Et s’il vous en donne, ça ne vous dérangera pas beaucoup de me donner, à moi, huit cents pula.

— Huit cents pula ! s’exclama Mma Makutsi. Mais que veux-tu faire d’une telle somme ? C’est beaucoup d’argent, n’est-ce pas, Mma Ramotswe ?

Tout en prononçant ces paroles, elle s’était tournée vers Mma Ramotswe, en quête de soutien.

— Oui, acquiesça celle-ci. Pour quoi en as-tu besoin, Charlie ?

L’intéressé parut gêné.

— C’est pour offrir un cadeau à ma petite amie, expliqua-t-il. Je voudrais lui acheter quelque chose.

— Ta petite amie ! s’écria Mma Makutsi. Voilà une nouvelle intéressante ! Je pensais que vous autres, les garçons, vous ne restiez jamais suffisamment longtemps avec la même fille pour pouvoir la qualifier de « petite amie » ! C’est une nouvelle très importante !

Charlie lui décocha un coup d’œil chargé de ressentiment et détourna la tête.

— Et que comptes-tu lui acheter ? reprit Mma Makutsi. Une bague en diamants ?

Charlie baissa les yeux. Il avait les mains derrière le dos, comme un homme comparaissant devant un tribunal, et Mma Ramotswe ressentit envers lui un soudain élan de sympathie. Mma Makutsi pouvait se montrer dure avec les apprentis, à l’occasion. Pourtant, même s’ils étaient des incapables la plupart du temps, ils n’en avaient pas moins leurs sentiments et Mma Ramotswe n’aimait pas les voir humiliés.

— Parle-moi de cette fille, Charlie, dit-elle. Je suis sûre qu’elle est très jolie. Que fait-elle dans la vie ?

— Elle travaille dans une boutique de mode, répondit Charlie. Elle a un bon poste.

— Et tu la connais depuis longtemps ? s’enquit encore Mma Ramotswe.

— Trois semaines, répondit Charlie.

— Bon, intervint Mma Makutsi. Alors, ce cadeau ? C’est une bague ?

La question avait été posée sur le mode humoristique, aussi Mma Makutsi n’était-elle pas préparée à la réponse.

— Oui, dit Charlie. C’est une bague.

Le silence envahit la pièce. Au-dehors, dans la chaleur du jour, les cigales produisaient leur chant d’amour ininterrompu. À cette heure de la journée, le monde s’était immobilisé sous la chaleur et tout mouvement semblait vain, perturbation indésirable. C’était le moment idéal pour rester à ne rien faire, à attendre simplement que les ombres s’allongent et que l’après-midi fraîchisse.

Mma Makutsi parla à mi-voix.

— Trois semaines… ce n’est pas un peu tôt pour acheter une bague à quelqu’un ? Trois semaines…

Charlie releva les yeux et posa sur elle un regard intense.

— Vous ne pouvez pas comprendre, Mma ! Vous ne savez pas ce que c’est que d’être amoureux. Moi, je suis amoureux, et je sais de quoi je parle.

Mma Makutsi chancela sous le choc.

— Je suis désolée… commença-t-elle.

— Vous, vous n’imaginez pas que je puisse avoir des sentiments, poursuivit Charlie. Vous ne faites que vous moquer de moi, tout le temps. Vous croyez que je ne le sais pas ? Que je ne m’en rends pas compte ?

Mma Makutsi leva la main en un geste apaisant.

— Écoute, Charlie, tu ne peux pas dire que…

— Si, je peux ! coupa Charlie. Les garçons aussi ont parfois des sentiments ! Je ne veux pas des huit cents pula. Je n’en accepterais même pas deux de vous ! Même si vous vouliez me les donner, je ne les prendrais pas. Espèce de phacochère !

Mma Ramotswe se leva d’un bond à ces mots.

— Charlie ! Tu ne dois pas traiter Mma Makutsi de phacochère ! Tu l’as déjà fait une fois. Je ne le permettrai pas ! Il va falloir que j’en parle à Mr. J.L.B. Matekoni.

Le jeune homme se dirigea vers la porte.

— C’est la vérité, pourtant. Cette femme est un phacochère. Je ne comprends pas pourquoi ce Radiphuti veut épouser un phacochère. Peut-être parce que c’en est un lui aussi.

 

Dès trois heures de l’après-midi, Mma Ramotswe n’avait cessé de consulter sa montre avec une anxiété croissante. Elle commençait à se demander si l’hypothèse sur laquelle elle avait fondé sa lettre à Tante Emang n’était pas erronée. Rien ne prouvait en effet que celle-ci fût le maître chanteur ; il ne s’agissait que de conjectures. Beaucoup de choses le laissaient penser, bien sûr, mais ces choses pouvaient tout aussi bien s’appliquer à d’autres situations, sans pour cela constituer la bonne explication. Si Tante Emang n’était pas le maître chanteur, elle traiterait la lettre comme elle traitait celles de tous les autres lecteurs, et il y avait peu de chances qu’elle prît la peine de se déplacer jusqu’à l’agence. Mma Ramotswe posa de nouveau les yeux sur sa montre. Le bouleversement provoqué par la scène de Charlie ce matin-là s’était apaisé et il ne restait rien d’autre à espérer, désormais, que deux heures d’attente inutile.

Peu avant cinq heures, alors que Mma Ramotswe, à contrecœur, se résignait à penser qu’elle avait fait fausse route, Mma Makutsi, qui, de son bureau, avait une meilleure vue sur l’extérieur, s’anima soudain :

— Une voiture, Mma Ramotswe ! Une voiture ! siffla-t-elle.

Aussitôt, Mma Ramotswe rangea les magazines qui encombraient son bureau et déposa avec précaution sa tasse de thé rouge dans le tiroir supérieur.

— Allez à sa rencontre, commanda-t-elle. Mais d’abord, demandez à Mr. Polopetsi de venir.

Mma Makutsi obéit, puis se dirigea vers l’acacia, sous lequel le véhicule s’était immobilisé. C’était une voiture de luxe, remarqua-t-elle. Pas une Mercedes-Benz, mais presque. Elle s’en approcha et aperçut une femme étonnamment petite, voire minuscule, qui en descendait. Tendant le cou, Mma Ramotswe la vit aussi et regarda avec une immense attention Mma Makutsi se pencher vers la femme pour lui parler.

— Elle est très petite, chuchota-t-elle à Mr. Polopetsi. Regardez-la !

La bouche de Mr. Polopetsi s’entrouvrit sous l’effet de la stupéfaction.

— Regardez-la ! répéta-t-il en écho. Regardez-la !

Un instant plus tard, Mma Makutsi introduisait la nouvelle venue dans le bureau. Mma Ramotswe se leva pour l’accueillir, ce qu’elle fit poliment, avec la traditionnelle courtoisie setswana. Après tout, cette femme était son invitée, même si elle se livrait au chantage.

Tante Emang promena autour d’elle un regard désinvolte, voire dédaigneux.

— Alors c’est ça, l’Agence No 1 des Dames Détectives ! s’exclama-t-elle. J’en avais entendu parler, mais je ne l’imaginais pas aussi petite…

Mma Ramotswe désigna le siège des clients sans répondre.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit-elle. Je pense que vous êtes Tante Emang, je ne me trompe pas ?

— Non, répondit la femme. C’est bien ça. Je suis Tante Emang. Et vous, vous êtes cette… Precious Ramotswe ?

Elle avait une voix nasillarde et haut perchée, semblable à celle d’une fillette. Ce n’était pas une voix agréable à écouter, et le fait qu’elle émanait d’une si petite personne la rendait encore plus déconcertante.

— Oui, Mma, acquiesça Mma Ramotswe. Et je vous présente Mma Makutsi et Mr. Polopetsi. Tous deux travaillent avec moi.

Tante Emang se tourna un bref instant vers les intéressés, qui se tenaient près d’elle, puis hocha la tête avec brusquerie. Mma Ramotswe la regardait, fascinée de la voir si petite. Elle ressemble à une poupée, pensait-elle. Une petite poupée malveillante.

— Parlons de cette lettre que vous m’avez écrite, commença Tante Emang. Je suis venue ici parce que je n’aime pas voir des gens se faire du souci. C’est mon travail de les aider à affronter leurs problèmes.

Mma Ramotswe l’observa. L’étroit visage de la visiteuse, avec ses yeux aux paupières tombantes qui semblaient lancer des flèches, restait impassible, mais il y avait quelque chose de troublant dans le regard. Le mal, pensa-t-elle. Voilà ce que je vois : le mal. Elle ne l’avait rencontré qu’à deux ou trois reprises au cours de son existence, et à chaque fois, elle l’avait reconnu. La plupart des défauts humains n’étaient rien d’autre que cela – des défauts – mais le mal, lui, allait bien au-delà.

— Cette personne qui prétend connaître un maître chanteur raconte n’importe quoi, poursuivit la visiteuse. Je ne pense pas qu’il faille prendre ses affirmations au sérieux. Vous savez, les gens inventent tout le temps des histoires. Je le constate chaque jour dans mon travail.

— Vraiment ? fit Mma Ramotswe. Voyez-vous, des histoires, j’en entends beaucoup dans mon travail, moi aussi, et certaines d’entre elles sont véridiques.

Tante Emang ne cilla pas. Sans doute ne s’était-elle pas attendue à une réponse aussi affirmée. Cette femme, cette grosse femme, devrait donc être abordée différemment.

— Bien sûr, répliqua Tante Emang. Bien sûr, vous avez raison. Certaines de ces histoires sont vraies. Mais qu’est-ce qui vous fait penser que celle-ci l’est ?

— Parce que je fais confiance à la personne qui me l’a racontée, expliqua Mma Ramotswe. Je pense que cette personne me dit la vérité. Elle n’est pas du genre à inventer n’importe quoi.

— Dans ce cas, reprit Tante Emang, pourquoi m’avoir écrit pour me demander conseil ?

Mma Ramotswe saisit un crayon posé sur son bureau et le fit doucement tournoyer entre ses doigts. Mma Makutsi suivit ce geste des yeux et sut qu’il allait se passer quelque chose : c’était une habitude qu’avait Mma Ramotswe lorsqu’elle s’apprêtait à faire une révélation. Elle décocha un discret coup de coude à Mr. Polopetsi.

— Je vous ai écrit, déclara Mma Ramotswe, parce que le maître chanteur, c’est vous. Voilà pourquoi.

Mr. Polopetsi, qui ne perdait pas une goutte de l’échange, vacilla légèrement et, l’espace d’un instant, crut qu’il allait s’évanouir. C’était ce genre de moment qu’il imaginait chaque fois qu’il songeait au métier de détective : celui du dénouement, lorsque le coupable se voyait démasqué et qu’était révélé le complexe cheminement de déduction du détective. Oh, Mma Ramotswe, pensa-t-il, quelle femme exceptionnelle vous êtes !

Tante Emang n’esquissa pas un geste ; impassible, elle ne quittait pas son accusatrice du regard. Lorsqu’elle prit la parole, sa voix parut plus aiguë encore qu’auparavant. Elle débuta par un claquement de langue insolite, semblable à un bruit de clapet.

— Vous mentez, espèce de grosse femme !

— Vraiment ? rétorqua Mma Ramotswe. Dans ce cas, je vais vous fournir des détails. D’abord, il y a Mma Tsau, la femme qui vole de la nourriture. Vous l’avez fait chanter, parce qu’elle peut perdre sa place si quelqu’un la dénonce. Ensuite, il y a le Dr Lubega. Vous avez découvert des choses sur lui et sur son passé en Ouganda. Enfin, cet homme qui avait une liaison et qui redoutait que sa femme ne s’en aperçoive…

Elle marqua un bref temps d’arrêt, avant de conclure :

— Et j’ai tous les détails de nombreuses autres affaires dans ce dossier.

Tante Emang jura.

— Le Dr Lubega ? Qui est ce Dr Lubega ? Je ne connais personne de ce nom !

Mma Ramotswe jeta un coup d’œil à Mma Makutsi et sourit.

— Vous venez de me démontrer que je ne me trompais pas, dit-elle. Vous l’avez confirmé.

Tante Emang se leva de sa chaise.

— Vous ne pouvez rien prouver, Mma. La police va vous rire au nez !

Mma Ramotswe s’adossa à son siège et reposa le crayon. Quelles pensées aurais-je, se demanda-t-elle, à la place de cette femme ? Comment réfléchit-on quand on est assez cruel pour faire chanter des gens qui ont peur et sont coupables ? La réponse lui vint aussitôt à l’esprit : la haine. Quelque part, un mal avait été commis, un mal lié à ce qu’elle était, peut-être, et qui l’avait fait basculer dans le désespoir et la haine. Et c’était la haine qui l’avait poussée à accomplir ces actes malfaisants.

— En effet, je ne peux rien prouver. Du moins, pour le moment. Mais je tiens à vous dire une chose, Mma, et je veux que vous y réfléchissiez bien. Il n’y aura plus de Tante Emang pour vous. Vous allez devoir gagner votre vie d’une autre façon. Si Tante Emang continue, je me donnerai pour objectif – et pas seulement moi, mais aussi Mma Makutsi, qui est là et qui accomplit un travail d’investigation remarquable, et Mr. Polopetsi, qui est un homme d’une grande intelligence –, nous nous donnerons tous les trois pour objectif de découvrir ces preuves dont nous ne disposons pas encore. M’avez-vous bien comprise ?

Tante Emang se détourna légèrement et, l’espace d’un instant, tous crurent qu’elle allait se lever et quitter la pièce en trombe sans ajouter un mot. Elle ne le fit pas, toutefois. Son regard se posa d’abord sur Mma Makutsi et sur Mr. Polopetsi, puis revint sur Mma Ramotswe.

— Oui, dit-elle.

 

— Vous l’avez laissée partir, se désola Mma Makutsi quelques minutes plus tard, alors qu’ils discutaient tous ensemble de ce qui venait d’arriver.

Mr. J.L.B. Matekoni les avait rejoints. Il avait terminé son travail au garage et assisté au départ furieux de Tante Emang – ou plutôt, de l’ex-Tante Emang au volant de sa voiture de luxe.

— Je n’avais guère le choix, expliqua Mma Ramotswe. Elle avait raison de dire que nous ne disposons d’aucune preuve. Je ne pense pas que nous aurions pu faire davantage.

— Mais vous aviez d’autres affaires de chantage à lui reprocher, protesta Mr. Polopetsi. Vous aviez ce docteur, et puis cet homme qui trompait sa femme.

— Celle de l’homme qui trompait sa femme, je l’ai inventée, avoua Mma Ramotswe. Mais j’ai pensé qu’il y avait de grandes chances qu’elle ait fait chanter un tel individu. C’est très courant. Et je ne pense pas m’être trompée, puisqu’elle ne m’a pas contredite, ce qui prouve qu’elle est bel et bien notre maître chanteur. En revanche, je ne crois pas qu’elle connaisse le Dr Lubega. À mon avis, si cet homme a besoin d’argent, c’est juste parce qu’il aime le luxe.

— Je ne comprends pas bien tout ce que vous dites, intervint Mr. J.L.B. Matekoni. J’ignore qui est ce médecin.

Mma Ramotswe consulta sa montre. Il était l’heure de rentrer, car elle devait préparer le dîner et cela prenait du temps. Ils quittèrent donc le bureau et, après avoir dit au revoir à Mr. Polopetsi, Mr. J.L.B. Matekoni et elle-même ramenèrent Mma Makutsi chez elle dans le camion de Mr. J.L.B. Matekoni. Pour une fois, décréta Mma Ramotswe, la petite fourgonnette blanche pouvait rester au garage. Personne ne serait tenté de voler un tel véhicule. Elle était la seule à pouvoir l’aimer.

Sur le chemin du retour, elle remarqua que Mma Makutsi ne portait pas ses nouvelles chaussures bleues. Leur avait-elle accordé une journée de repos ?

— Il ne faut pas mettre les mêmes chaussures tous les jours, commenta-t-elle. C’est bien connu.

Mma Makutsi sourit. Elle éprouvait un certain embarras, mais dans l’intimité chaleureuse du camion, et en un moment comme celui-ci, après l’épreuve de force riche en émotions à laquelle elle venait d’assister, elle eut le sentiment qu’elle pouvait parler chaussures en toute liberté.

— Elles sont un peu étroites pour moi, Mma, confessa-t-elle. Je crois que vous aviez raison. Mais j’ai ressenti malgré tout un bonheur intense en les portant et ça, je m’en souviendrai toute ma vie. Elles sont si belles !

Mma Ramotswe se mit à rire.

— Eh bien, c’est cela qui importe, n’est-ce pas, Mma ? Vivre un moment de bonheur, et s’en souvenir ensuite.

— Je crois que vous avez raison, acquiesça Mma Makutsi.

Le bonheur était insaisissable. Il pouvait tenir à une belle paire de chaussures parfois, mais aussi à bien d’autres choses : à un pays. À un peuple. Ou à des amis comme ceux qu’elle avait…

 

Le lendemain était un samedi, jour préféré de Mma Ramotswe, parce qu’elle pouvait rester à ne rien faire et passer en revue les événements de la semaine. Les sujets de réflexion ne manquaient pas et il y avait en outre de bonnes raisons de se réjouir que la semaine fût achevée. Mma Ramotswe n’aimait pas la confrontation – ce n’était pas une pratique que l’on affectionnait au Botswana – et, pourtant, il y avait des moments où l’on ne pouvait l’éviter. Il en avait été ainsi quand son premier mari, l’égoïste et violent Note Mokoti, était revenu la trouver sans crier gare et avait tenté de lui extorquer de l’argent. Cette confrontation l’avait éprouvée, mais elle y avait fait face et Note était reparti vers son univers d’amertume et de défiance. La rencontre l’avait laissée faible et les nerfs à vif, comme on l’est souvent après une dispute. Il était tellement préférable d’éviter les conflits, à condition que cela ne revienne pas à fuir la réalité ! Et c’était là que résidait toute la difficulté, bien sûr. Si elle ne s’était pas décidée à affronter Tante Emang, le chantage aurait continué, car personne d’autre ne serait allé tenir tête à la petite femme. C’était donc à Mma Ramotswe qu’il revenait de le faire, et Tante Emang s’était effondrée de la même façon qu’une vieille hutte, faite d’herbe à éléphant et dévorée par les fourmis, s’écroule dès que l’on touche à ses fragiles parois.

Assise sur sa véranda, elle contemplait à présent son jardin. Elle était seule à la maison. Mr. J.L.B. Matekoni avait emmené Puso et Motholeli rendre visite à l’une de ses tantes et ils ne rentreraient qu’en fin d’après-midi ou, plus probablement, dans la soirée. Cette tante, connue pour sa loquacité, avait toujours de longues histoires à raconter. Peu importait qu’on les ait déjà entendues – on les connaissait toutes –, elles seraient répétées ce jour-là, en détail, jusqu’à ce que le soleil descende sur le Kalahari et que le ciel se teinte de rouge. Il était toutefois important, pensait Mma Ramotswe, que les enfants connaissent cette tante-là, car elle avait beaucoup à leur apprendre. Elle savait en particulier comment on renouvelle le sol de terre battue d’une bonne maison traditionnelle, un art qui se perdait. Les enfants l’aidaient parfois dans cette tâche, même s’ils ne devaient jamais vivre, pour leur part, dans une telle maison, car ces habitations disparaissaient peu à peu et n’étaient pas remplacées. Et tout ce qui se rattachait à elles, les histoires, l’amour et l’attention à autrui, le besoin de reproduire les gestes que nos ancêtres avaient effectués au fil des ans, risquait de disparaître aussi, pensait Mma Ramotswe.

Elle leva les yeux vers le ciel, vide comme à son habitude. Dans quelques jours cependant, ou même avant, peut-être, viendrait la pluie. De lourds nuages se formeraient et donneraient au ciel une couleur mauve, puis il y aurait des éclairs et cette brève, délicieuse odeur emplirait l’air, l’odeur de la pluie tant attendue qui mettait du baume au cœur. Elle reposa son regard sur le jardin, sur la végétation desséchée qu’elle avait pris tant de soin à entretenir pour lui faire traverser la saison sèche et qui n’avait survécu que grâce aux infimes doses d’eau qu’elle lui avait prodiguées chaque matin et chaque soir, réparties autour des racines. Une si petite quantité d’eau, absorbée si vite qu’il semblait peu probable qu’elle pût faire la différence sous l’implacable soleil. Elle avait accompli son œuvre malgré tout, et les plantes conservaient dans leurs feuillages un peu de vert au milieu du brun. Lorsque arriveraient les pluies, bien sûr, tout serait différent, et le brun qui recouvrait la terre, les arbres et l’herbe chétive, céderait la place au vert, à la croissance, aux vrilles qui s’allongeraient, aux feuilles qui s’ouvriraient. Tout cela se passerait si vite que l’on pourrait se coucher un soir entouré de sécheresse et se réveiller le lendemain dans un paysage de flaques d’eau scintillantes et de bétail au pelage luisant rincé par la pluie.

Mma Ramotswe s’enfonça dans son fauteuil et ferma les yeux. Elle savait qu’il existait des endroits où le monde restait toujours vert et luxuriant, où l’eau ne signifiait rien parce qu’elle se trouvait là en permanence, où le bétail n’était jamais ni maigre ni apathique. Elle savait cela. Pourtant, elle ne souhaitait pas vivre en de tels lieux, car ce ne serait pas le Botswana ou, du moins, pas sa région à elle du Botswana. Plus au nord, ils avaient tout cela : près de Maun, dans le Delta, là où la rivière coulait dans le mauvais sens, vers le cœur du pays. Elle s’y était plusieurs fois rendue, mais les cours d’eau claire et les vastes étendues de forêts de mopanes et d’herbes hautes l’avaient déconcertée. Cela lui avait fait plaisir pour ces gens, qui vivaient entourés d’eau, mais elle avait eu le sentiment que là n’était pas sa place. Mma Ramotswe était du Sud, du Sud aride.

Non, jamais elle n’échangerait ce qu’elle avait contre quoi que ce fût d’autre. Elle resterait Mma Ramotswe, de Gaborone, épouse de Mr. J.L.B. Matekoni, du Tlokweng Road Speedy Motors, et fille du défunt Obed Ramotswe, mineur à la retraite et fin juge du bétail, l’homme auquel elle songeait chaque jour, vraiment chaque jour, et dont elle entendait si souvent la voix lorsqu’elle cherchait à se souvenir de ce qu’était la vie jadis. Dieu l’avait couverte de présents, pensait-elle. Il avait fait d’elle une Motswana, une citoyenne de ce beau pays qui avait su respecter la mémoire de Sir Seretse Khama, le grand homme d’État, si digne en cette fameuse nuit où l’on avait hissé le nouveau drapeau et où le Botswana était venu au monde. Lorsque, petite, elle avait entendu cette histoire et vu des photographies de ce mémorable instant, elle s’était imaginé que, cette nuit-là, le monde entier avait suivi l’événement et partagé les sentiments de son peuple. Elle savait à présent qu’elle s’était trompée, que cela n’avait intéressé personne, ou seulement quelques rares individus. Le monde n’avait jamais prêté attention aux petites nations comme le Botswana, où tout allait bien, où les gens ne se querellaient pas et ne se voulaient aucun mal. Lentement, toutefois, il avait vu, lentement, il avait fini par prendre connaissance du secret et, désormais, il commençait à comprendre.

Elle rouvrit les yeux. La vieille camionnette de Mma Potokwane s’était immobilisée devant la grille et la directrice s’extirpait du siège conducteur. Elle batailla un instant contre le loquet du portail. C’était le samedi matin que Mma Potokwane avait coutume de venir voir Mma Ramotswe, généralement pour lui demander d’envoyer Mr. J.L.B. Matekoni réparer quelque chose à la ferme des orphelins. Toutefois, de telles visites restaient rares. À présent, la grille était grande ouverte et Mma Potokwane reprenait place au volant pour s’engager dans la courte allée de la maison. Mma Ramotswe sourit lorsque la visiteuse se gara sur l’emplacement ombragé qu’utilisait d’ordinaire Mr. J.L.B. Matekoni pour son camion. Mma Potokwane se débrouillait toujours pour trouver le meilleur endroit où se garer, tout comme on pouvait compter sur elle pour toujours obtenir le meilleur arrangement possible en faveur des enfants dont elle s’occupait.

— Eh bien, Mma, déclara Mma Ramotswe à la nouvelle venue lorsqu’elles se furent saluées, vous êtes venue me voir. Cela tombe bien, parce que j’étais là à ne rien faire et sans personne à qui parler. Tout va changer, maintenant.

Mma Potokwane se mit à rire.

— Mais réfléchir est votre spécialité ! s’exclama-t-elle. Peu importe s’il n’y a personne avec vous, vous pouvez penser…

— Vous aussi, répliqua Mma Ramotswe. Vous aussi, vous avez un cerveau.

Mma Potokwane leva les yeux au ciel.

— Mon pauvre cerveau n’est pas aussi performant que le vôtre, Mma Ramotswe, affirma-t-elle. Tout le monde sait cela. Vous êtes une femme très intelligente.

Mma Ramotswe signifia son désaccord d’un geste. Elle savait Mma Potokwane très astucieuse et, comme toutes les personnes astucieuses, la directrice restait discrète sur ses talents.

— Rejoignez-moi sur la véranda, proposa-t-elle. Je vais nous préparer du thé.

Une fois son invitée installée, elle gagna la cuisine. Elle souriait encore en mettant la bouilloire à chauffer. Certains individus étaient sans surprise, songeait-elle. Ils se conduisaient exactement comme on s’y attendait. Mma Potokwane commencerait par parler de choses et d’autres pendant une dizaine de minutes, puis elle en viendrait à sa requête. Il y aurait sans doute une machine en panne à la ferme des orphelins. Est-ce que, par hasard, Mr. J.L.B. Matekoni serait libre – elle ne lui demandait pas de venir sur-le-champ, bien sûr – pour y jeter un coup d’œil ? Mma Ramotswe songeait à cela en attendant que l’eau bouille, puis elle se dit soudain : Et moi, je suis tout aussi prévisible que Mma Potokwane. Mma Makutsi, sans aucun doute, est capable d’anticiper ce que je vais dire ou faire avant même que j’aie ouvert la bouche. Cela donnait à réfléchir. L’assistante n’avait-elle pas évoqué son habitude de citer Seretse Khama à tout bout de champ ? Est-ce que je fais vraiment cela ? Peut-être, reconnut Mma Ramotswe, mais toujours est-il qu’à son époque Seretse Khama a dit beaucoup de choses et il est normal que je cite un grand homme comme celui-là.

Contrairement à ses prévisions, Mma Potokwane entra dans le vif du sujet dès que Mma Ramotswe fut revenue sur la véranda, chargée du thé rouge fumant.

— Cette secrétaire que vous avez, commença-t-elle. Celle qui porte les grosses lunettes…

— Elle s’appelle Mma Makutsi, précisa Mma Ramotswe d’un ton ferme.

Il y avait eu un certain nombre de petites altercations entre Mma Makutsi et Mma Potokwane. Celle-ci connaissait le nom de l’assistante, pensa Mma Ramotswe. Elle le connaissait.

— Oui, bien sûr, répondit Mma Potokwane. Mma Makutsi. C’est ça.

Il y eut un court silence, puis elle poursuivit :

— J’ai appris qu’elle s’était fiancée. Cela doit être triste pour vous, Mma, parce qu’une fois mariée elle ne voudra sans doute plus travailler. D’ailleurs, j’ai pensé que vous aimeriez peut-être engager une jeune fille de la ferme des orphelins, qui vient d’achever sa formation à l’Institut de secrétariat du Botswana. Je pourrais vous l’envoyer dès la semaine prochaine…

Mma Ramotswe l’interrompit.

— Mais Mma Makutsi n’a aucune intention d’abandonner son travail à l’agence, Mma ! protesta-t-elle. Et puis, elle est assistante détective, vous savez. Ce n’est pas une simple secrétaire.

Mma Potokwane digéra l’information en silence, puis hocha la tête.

— Je vois. Alors, vous n’avez pas de travail pour elle ?

— Non, Mma. Je suis désolée.

Mma Potokwane sirota une gorgée de thé.

— Bon, dit-elle. Ce n’est pas grave. Je demanderai à quelqu’un d’autre. Je suis certaine que cette jeune fille trouvera vite une place quelque part. Elle est excellente. Elle n’a rien à voir avec toutes ces filles qui ne pensent qu’aux garçons…

Mma Ramotswe se mit à rire.

— Cela vaut mieux, Mma.

Elle regarda la visiteuse. L’une des qualités qui lui plaisaient chez Mma Potokwane était son entrain. Le fait qu’elle n’ait pas obtenu satisfaction dans sa requête ne gâchait en rien sa bonne humeur. Les autres occasions ne manqueraient pas.

La conversation dériva vers différents sujets. Mma Potokwane avait une nièce qui réussissait très bien en musique – elle jouait du piano – et elle espérait lui obtenir une place au camp de musique de David Slater. Mma Ramotswe écouta tout ce que son amie avait à dire sur la question, puis sur les problèmes que son frère rencontrait avec son bétail, qui avait mal supporté la saison sèche. Deux bêtes avaient en outre été dérobées, pour réapparaître peu de temps après dans un autre troupeau, sous un nouveau nom. C’était une chose terrible qui était arrivée là – ne trouvez-vous pas, Mma Ramotswe ? – et l’on aurait pu penser que la police locale réglerait sans peine une telle affaire. Il n’en avait rien été, expliqua Mma Potokwane. La police avait cru l’histoire servie par le propriétaire du troupeau où s’étaient retrouvées les deux vaches. Il n’y avait rien de plus facile que d’abuser les autorités, conclut Mma Potokwane. Avec elle, les choses ne se seraient pas passées comme ça…

La conversation aurait pu se prolonger encore un bon moment sur le même ton, sans l’arrivée soudaine d’un nouveau véhicule, une grosse camionnette verte cette fois, qui s’engagea habilement dans l’allée par la grille restée ouverte et s’arrêta juste devant la véranda. Intriguée, Mma Ramotswe se leva pour identifier ses visiteurs. Au même moment, un homme sortit du véhicule et la salua chaleureusement.

— Je viens livrer un fauteuil, annonça-t-il. Où faut-il le mettre ?

Mma Ramotswe fronça les sourcils.

— Je n’ai pas commandé de fauteuil, répondit-elle. Vous devez vous tromper d’adresse.

— Ah ? fit l’homme en sortant une feuille de papier de sa poche. Ce n’est pas ici qu’habite Mr. J.L.B. Matekoni ?

— Si, répondit Mma Ramotswe. Seulement…

— Dans ce cas, c’est la bonne maison, coupa l’homme. Mr. J.L.B. Matekoni a acheté un fauteuil l’autre jour. Il est prêt. Mr. Radiphuti m’a dit de le livrer.

Ainsi, songea Mma Ramotswe, Mr. J.L.B. Matekoni était allé faire tout seul ses petites emplettes ! Elle pouvait difficilement renvoyer le livreur. Elle hocha donc la tête et fit un signe en direction de la porte, derrière elle.

— Dans ce cas, mettez-le là-bas, au salon, s’il vous plaît, dit-elle. Ce sera sa place.

Tandis que le livreur passait devant les deux femmes chargé du meuble, Mma Potokwane émit un sifflement admiratif.

— C’est un fauteuil magnifique, Mma ! s’exclama-t-elle. Mr. J.L.B. Matekoni a fait un très bon choix.

Mma Ramotswe ne répondit rien. Elle n’osait imaginer le prix d’un tel siège et se demandait quelle mouche avait piqué Mr. J.L.B. Matekoni. Eh bien, soit ! Ils en discuteraient ce soir-là, lorsqu’il rentrerait. Il faudrait qu’il s’explique.

Se retournant vers Mma Potokwane, elle s’aperçut que son amie l’observait et guettait sa réaction.

— Je suis désolée, Mma, dit-elle. C’est juste qu’il ne m’a pas consultée. Il fait ce genre de chose de temps à autre. Ce fauteuil a dû coûter une fortune.

— Ne soyez pas trop dure avec lui, répondit Mma Potokwane. Cet homme a un cœur d’or. Ne mérite-t-il pas de se reposer dans un bon fauteuil ? Ne mérite-t-il pas un peu de confort, avec tout ce travail qu’il abat ?

Mma Ramotswe se rassit. C’était vrai. Si Mr. J.L.B. Matekoni désirait un fauteuil confortable, il y avait droit. Elle regarda son amie. Peut-être s’était-elle montrée trop sévère dans l’opinion qu’elle s’était faite de Mma Potokwane : celle-ci venait de prendre la défense de Mr. J.L.B. Matekoni d’une manière totalement désintéressée, louant son opiniâtreté au travail. C’était une femme pleine d’égards pour autrui.

— Si, répondit Mma Ramotswe. Vous avez raison, Mma Potokwane. Voilà déjà longtemps que Mr. J.L.B. Matekoni s’assoit tous les soirs dans un vieux fauteuil. Il en mérite un neuf. Vous avez tout à fait raison.

Il y eut un silence. Puis Mma Potokwane reprit la parole :

— Dans ce cas, déclara-t-elle, pensez-vous pouvoir donner son vieux fauteuil à la ferme des orphelins ? Nous en aurions l’utilité et ce serait très gentil à vous, Mma, d’autant que vous n’en avez plus besoin.

Mma Ramotswe ne put qu’acquiescer. Avec tristesse, elle constatait que, tout compte fait, Mma Potokwane avait quand même réussi à lui soutirer quelque chose. Soit, c’était pour la ferme des orphelins, la meilleure cause qui fût ! Elle poussa un soupir, discret, mais assez manifeste pour qu’il n’échappe pas à Mma Potokwane, et donna son accord. Elle proposa ensuite à son invitée une nouvelle tasse de thé, offre qui fut aussitôt acceptée.

— J’ai apporté du gâteau, ajouta Mma Potokwane en se baissant pour prendre le sac posé à ses pieds. J’ai pensé que cela vous ferait plaisir.

Elle ouvrit le sac et en sortit un gros morceau de cake aux fruits soigneusement enveloppé dans du papier sulfurisé. Suspendue à ses gestes, Mma Ramotswe la regarda le diviser en deux parts généreuses, qu’elle posa devant chacune d’elles, le papier faisant office d’assiettes.

— C’est très aimable à vous, Mma, murmura-t-elle alors, mais je crois que je vais devoir refuser. Voyez-vous, je suis au régime, en ce moment.

Prononcés sans grande conviction, ces mots avaient faibli en fin de phrase. Mais Mma Potokwane avait entendu et relevé la tête avec vivacité.

— Mma Ramotswe ! s’exclama-t-elle. Si vous vous mettez au régime, qu’allons-nous devenir, nous autres ? Que vont faire les femmes de constitution traditionnelle quand elles apprendront ça ? Comment pouvez-vous vous montrer aussi cruelle ?

— Cruelle ? s’étonna Mma Ramotswe. Je ne vois pas en quoi je suis cruelle…

— Pourtant, vous l’êtes, confirma Mma Potokwane. Les gens ne cessent de répéter aux personnes de constitution traditionnelle qu’elles doivent manger moins. Pour elles, la vie est souvent un enfer. Or, vous êtes une femme de constitution traditionnelle très célèbre. Si vous vous mettez au régime, les autres se sentiront coupables. Elles penseront qu’elles doivent elles aussi maigrir, et cette idée leur empoisonnera l’existence.

Sur ces mots, Mma Potokwane poussa un morceau de gâteau devant Mma Ramotswe.

— Vous devez manger ceci, Mma, conclut-elle. Et moi, je mangerai ma part. Moi aussi, je suis de constitution traditionnelle, et nous devons nous serrer les coudes. Il le faut, Mma.

Elle saisit son gâteau et en mordit une large bouchée.

— En plus, il est très bon, ajouta-t-elle, la bouche pleine. Il est même excellent.

Pendant quelques instants, Mma Ramotswe ne sut que faire. Ai-je vraiment envie de changer ? se demandait-elle. Est-ce que je ne préfère pas rester simplement moi-même, une dame de constitution traditionnelle qui aime le thé rouge et prend plaisir à se reposer sur sa véranda pour réfléchir ?

Elle soupira. Il existait beaucoup de bonnes résolutions qui ne se réaliseraient jamais. Celle-là, décida-t-elle, en ferait partie.

— Je pense que mon régime est terminé à présent, annonça-t-elle à Mma Potokwane.

Elles restèrent encore un bon moment ensemble, à parler comme de vieilles amies en suçant les miettes de gâteau sur leurs doigts. Mma Ramotswe raconta à Mma Potokwane son éprouvante semaine et Mma Potokwane compatit.

— Vous devez prendre davantage soin de vous, affirma-t-elle. Nous ne sommes pas sur terre pour travailler sans arrêt.

— Vous avez raison, approuva Mma Ramotswe. Il est important de se ménager des moments pour réfléchir tranquillement.

Mma Potokwane acquiesça.

— Je dis souvent aux orphelins de ne pas passer tout leur temps à travailler, ajouta-t-elle. C’est contre-nature. Il faut un temps pour le travail et un temps pour le jeu.

— Et aussi un temps pour rester assis, à regarder le soleil monter et redescendre dans le ciel, renchérit Mma Ramotswe. Et un temps pour écouter sonner les cloches du bétail dans le bush.

Mma Potokwane trouva toutes ces idées excellentes. Elle aussi, avoua-t-elle, aimerait un jour prendre sa retraite et retourner dans son village, où les gens se connaissaient tous et se préoccupaient les uns des autres.

— Et vous, retournerez-vous un jour dans votre village ? demanda-t-elle à Mma Ramotswe.

Et Mma Ramotswe répondit :

— J’y retournerai, oui. Un jour ou l’autre, j’y retournerai.

Et en pensée, elle revit les sentiers sinueux de Mochudi, et les enclos à bétail, et le petit coin de terre entouré d’un muret où une pierre modeste portait l’inscription : Obed Ramotswe. Et près de la pierre poussaient des fleurs sauvages, de petites fleurs d’une telle beauté et d’une telle perfection qu’elles brisaient le cœur. Elles brisaient le cœur.