CHAPITRE XV

Mr. Polopetsi cherche à se rendre utile

Lorsque Mma Ramotswe arriva à l’Agence No 1 des Dames Détectives le lendemain matin, Mma Makutsi était déjà là.

— Alors, Mma, lança-t-elle, une fois échangées les salutations d’usage. Vous êtes toujours sur les traces de notre cher Mr. Cedric Disani. Qu’avez-vous réussi à découvrir aujourd’hui ?

Mma Makutsi saisit une feuille de papier, qu’elle brandit devant elle.

— Il y a une petite ferme près de Lobatse. J’ai tous les détails ici. Elle est censée appartenir à son frère, mais j’ai appelé les gens qui vendent les antiparasitaires pour le bétail. Ils m’ont dit que c’est Mr. Cedric Disani qui vient leur acheter les produits et qu’il y a toujours son nom sur les chèques. Cela intéressera les avocats. Je pense qu’ils cherchent à prouver que le vrai propriétaire, c’est lui.

— Ils vont être très satisfaits de votre travail, assura Mma Ramotswe. Mr. Disani, en revanche, en sera très mécontent.

Mma Makutsi se mit à rire.

— On ne peut pas plaire à tout le monde ! s’exclama-t-elle.

Les deux femmes bavardèrent encore quelques minutes, puis Mma Makutsi proposa une tasse de thé.

— J’ai des beignets, ajouta-t-elle. C’est Phuti qui me les a apportés hier soir. Il m’a dit de vous en donner un à vous et un à Mr. J.L.B. Matekoni.

Le visage de Mma Ramotswe s’éclaira.

— C’est très gentil à lui, répondit-elle. Un beignet…

Sa voix s’éteignit. Elle venait de se souvenir du régime. Ce matin-là, elle n’avait mangé qu’un toast accompagné d’une banane et il lui semblait avoir l’estomac vide. C’était exactement d’un beignet qu’elle avait envie. Un beignet recouvert d’une couche de sucre glace solidifié, qui donnait un petit côté croquant et laissait les lèvres blanches, et imbibé d’une huile sucrée qui humidifiait la pâte. Le bonheur absolu ! Le bonheur absolu…

— Je ne crois pas que j’en prendrai, Mma, déclara-t-elle. Vous pouvez manger le mien.

Mma Makutsi haussa les épaules.

— Je serai ravie d’en manger deux, dit-elle. À moins que j’en donne un aux apprentis, pour qu’ils le partagent ? Non, je ne crois pas que je vais faire ça. Je le mangerai.

Mma Makutsi se leva alors et entreprit de traverser la pièce pour mettre la bouilloire en marche. Mma Ramotswe remarqua qu’elle se déplaçait de façon étrange. Elle avançait à petits pas et semblait chanceler chaque fois qu’elle posait un pied devant l’autre. Les nouvelles chaussures, bien sûr ! Elle était allée les retirer au magasin ce matin-là.

Mma Ramotswe se pencha au-dessus de son bureau pour regarder.

— Vos nouvelles chaussures, Mma ! s’exclama-t-elle. Ces ravissantes nouvelles chaussures !

Mma Makutsi s’immobilisa là où elle se trouvait, puis se retourna pour faire face à Mma Ramotswe.

— Alors, vous les aimez, Mma Ramotswe ?

Mma Ramotswe n’eut pas une hésitation.

— Bien sûr que je les aime ! En plus, elles vous vont à ravir.

Mma Makutsi esquissa un sourire modeste.

— Merci, Mma. Il faut que je les fasse un peu. Cela prend du temps, vous le savez…

Mma Ramotswe le savait. Et elle savait aussi, mais elle se garda de le dire, qu’il existait des chaussures qui ne se « faisaient » jamais. Les chaussures trop étroites l’étaient nécessairement pour une raison : elles étaient conçues pour des personnes aux pieds fins.

— Vous allez vous habituer, affirma-t-elle d’une voix qui toutefois manquait de conviction.

Mma Makutsi poursuivit sa progression jusqu’à la bouilloire – avec douleur, estima Mma Ramotswe. Puis elle revint à son bureau et se laissa tomber sur sa chaise, comme soulagée. Mma Ramotswe dut réprimer un sourire. C’était le point faible de son assistante – cet intérêt pour les chaussures inadaptées –, mais, en matière de défauts, celui-ci n’était pas trop grave. Il eût été bien plus dangereux pour elle de porter un intérêt aux hommes inadaptés. Or, Mma Makutsi ne montrait aucun signe d’un tel travers. Elle devenait même très sensée, au contraire, pour tout ce qui avait trait aux hommes, même si son précédent petit ami l’avait menée en bateau. Ce dernier, au fond, n’était pas inadapté du tout, si l’on passait sur le fait qu’il était déjà marié, bien sûr.

Lorsque la bouilloire fut prête, Mma Makutsi prépara le thé – du thé Tanganda pour elle-même et du thé rouge pour Mma Ramotswe –, puis apporta la tasse jusqu’au bureau de Mma Ramotswe. Celle-ci réprima l’élan spontané qui la poussait à aller chercher elle-même son thé au vu des souffrances que semblait endurer Mma Makutsi ; il ne servait à rien, songea-t-elle, de lui montrer qu’elle remarquait ses tourments. Il lui serait déjà assez difficile de reconnaître son erreur, ce n’était pas la peine d’en rajouter.

Les beignets furent extraits de leur emballage graisseux et Mma Makutsi commença à manger.

— C’est vraiment délicieux, commenta-t-elle. Phuti connaît le boulanger de Broadhurst, qui lui réserve toujours les meilleurs beignets. Ils sont très bons, Mma. Vraiment très bons.

Elle s’interrompit pour sucer le sucre qui lui collait aux doigts.

— Vous avez dû prendre un petit déjeuner très consistant ce matin, reprit-elle, pour refuser un beignet. Ou alors, vous êtes malade.

— On n’est pas obligé de manger des beignets toute la journée, rétorqua Mma Ramotswe. Il y a d’autres choses à faire.

Mma Makutsi haussa les sourcils. Suggérer que l’on consommait des beignets toute la journée semblait un peu extrême de la part de Mma Ramotswe. Deux en une matinée, ce n’était pas excessif, sans doute, et Mma Ramotswe n’avait pas coutume de prendre un air dégoûté devant la possibilité d’en savourer. À moins que… Non, ce serait un événement extraordinaire… Mma Ramotswe au régime ?

Mma Makutsi leva les yeux pour examiner Mma Ramotswe.

— Vous n’auriez jamais l’idée de vous mettre au régime, si, Mma Ramotswe ?

Elle avait posé la question d’un ton badin, mais comprit tout de suite qu’elle avait vu juste. Mma Ramotswe releva brusquement la tête, avec cette expression d’irritation mêlée d’auto-apitoiement qu’affichait tout individu en début de régime.

— En l’occurrence, Mma, je suis actuellement au régime, annonça Mma Ramotswe. Et vous voir manger des beignets comme ça devant moi ne me facilite pas les choses.

Venant de Mma Ramotswe, d’ordinaire si bienveillante et si polie, la réplique semblait anormalement acerbe, aussi Mma Makutsi ne s’en formalisa-t-elle pas. La mauvaise humeur faisait partie des effets secondaires des régimes, c’était connu, et pouvait-on blâmer les gens de se montrer irritables quand ils souffraient en permanence de la faim ? Mais en même temps, la vie quotidienne devait pouvoir suivre son cours pour l’entourage de ces personnes, et les beignets faisaient partie de la vie quotidienne.

— Vous ne pouvez pas demander à tout le monde d’arrêter de manger, Mma Ramotswe, fit remarquer Mma Makutsi.

Rien d’autre ne fut ajouté sur le sujet, mais il apparut à Mma Ramotswe que c’était le genre de question que l’on aurait pu poser à Tante Emang. Elle imagina la lettre : « Chère Tante Emang, je suis au régime et, pourtant, la dame qui travaille avec moi dans mon bureau mange des beignets devant moi. Je trouve cela extrêmement pénible. Je ne voudrais pas être impolie, mais y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? »

Sans doute Tante Emang s’en tirerait-elle par l’une de ses fameuses pirouettes, songea Mma Ramotswe. Elle se mit à réfléchir à Tante Emang. Il devait être étrange de recevoir sans cesse des lettres dans lesquelles des inconnus exposaient toutes sortes de problèmes. On se retrouvait ainsi détenteur d’une infinité de petits secrets… Elle s’interrompit. Une idée venait d’affleurer dans son esprit. Elle la nota aussitôt sur un morceau de papier, afin de ne pas la laisser s’envoler, destinée de beaucoup d’idées, brillantes ou non.

 

Peu avant le déjeuner, Mr. Polopetsi frappa à la porte. On ne l’avait pas vu ce matin-là, ce qui n’avait rien d’exceptionnel. Mr. J.L.B. Matekoni avait découvert qu’il était bon conducteur – contrairement aux apprentis, qui saisissaient la moindre occasion pour dépasser les limites de vitesse – et il l’envoyait donc chercher les pièces détachées ou livrer les voitures aux clients qui ne pouvaient venir les récupérer au garage. Cela ne gênait pas Mr. Polopetsi de rentrer ensuite à pied, ou de prendre le minibus, tandis que les apprentis, eux, insistaient pour que Mr. J.L.B. Matekoni vienne les chercher en camion. Cependant, ces courses prenaient beaucoup de temps et Mr. Polopetsi restait parfois absent du garage de longues heures durant.

— Mr. Polopetsi ! s’exclama Mma Ramotswe en le voyant entrer. Vous étiez encore en vadrouille, Rra ? Toujours sur les routes, d’est en ouest et du nord au sud ?

— On le connaît dans toute la ville ! renchérit Mma Makutsi en riant. C’est le messager le plus célèbre. Comme Superman !

— Superman n’était pas un messager, objecta Mma Ramotswe. C’était…

Elle ne termina pas sa phrase. Que faisait au juste Superman ? Elle se demandait si ce détail avait jamais été clair. Mr. Polopetsi, pour sa part, ne se mêla pas au débat. Il avait remarqué que, par moments, ces dames se montraient d’humeur absurde, lançant alors toutes sortes de bêtises censées faire rire. Il ne les trouvait jamais drôles.

— Je suis allé chercher des pièces détachées pour Mr. J.L.B. Matekoni, expliqua-t-il avec patience. Il fallait des fusibles, et nous étions aussi à court de courroies de ventilateur et…

— Et bla bla bla, et bla bla bla… coupa Mma Makutsi. Ce sont les histoires du garage, ça n’a aucun intérêt pour nous, Mr. Polopetsi. Nous nous occupons d’affaires bien plus importantes dans cette partie-ci du bâtiment.

— Vous trouveriez que les courroies de ventilateur ont leur intérêt si la vôtre venait à lâcher au beau milieu de la route de Francistown, rétorqua Mr. Polopetsi.

Il s’apprêtait à poursuivre en exposant l’importance de la mécanique, mais il s’arrêta net. Mma Makutsi s’était levée pour aller prendre un dossier dans l’armoire métallique et il voyait à présent les chaussures bleues. Il remarqua aussi la manière singulière qu’elle avait de se déplacer.

— Vous vous êtes fait mal, Mma ? interrogea-t-il avec sollicitude. Vous vous êtes foulé la cheville ?

Mma Makutsi poursuivit sa progression boitillante.

— Non, répondit-elle. Je ne me suis pas fait mal. Je vais très bien, merci, Rra.

Le regard d’avertissement de Mma Ramotswe échappa à Mr. Polopetsi, qui poursuivit :

— On dirait que vous avez des chaussures neuves. Dites donc ! Elles sont à la mode, hein ? Je les vois à peine, tellement elles sont petites ! Vous êtes sûre qu’elles vous vont ?

— Évidemment ! marmonna Mma Makutsi. Je suis en train de les faire un peu, c’est tout !

— J’aurais pensé que vos pieds étaient beaucoup trop larges pour des souliers comme ceux-là, Mma, reprit Mr. Polopetsi. Cela m’étonnerait que vous puissiez courir avec. Ou même marcher, d’ailleurs…

Mma Ramotswe ne put retenir un sourire, aussi s’absorba-t-elle dans la contemplation de son bureau, s’efforçant de dissimuler son visage à l’assistante.

— Qu’en pensez-vous, Mma Ramotswe ? lui lança Mr. Polopetsi. Vous trouvez que c’est bien pour Mma Makutsi de porter ce genre de chaussures ?

— Cela ne me regarde pas, Rra, répondit-elle. Mma Makutsi est assez grande pour choisir elle-même ses chaussures.

— Oui, confirma Mma Makutsi, une note de défi dans la voix. Je ne fais pas de commentaires sur vos chaussures, moi, alors abstenez-vous d’en faire sur les miennes. C’est très impoli de la part d’un homme de parler à une femme de ses chaussures, tout le monde le sait. N’est-ce pas, Mma Ramotswe ?

— C’est juste, acquiesça Mma Ramotswe, loyale. Mais, Mr. Polopetsi, n’étiez-vous pas venu nous voir pour nous dire quelque chose ?

Mr. Polopetsi traversa la pièce et, sans y avoir été convié, s’installa sur la chaise des clients.

— J’ai quelque chose à vous montrer, déclara-t-il. C’est dehors, derrière le garage. Mais d’abord, je dois tout vous expliquer. Vous souvenez-vous du jour où nous sommes allés à Mokolodi ? Il y avait un problème là-bas, n’est-ce pas ?

Mma Ramotswe hocha la tête, sur ses gardes.

— Je ne pense pas que tout allait pour le mieux, en effet.

— Les gens avaient peur, hein ? la pressa Mr. Polopetsi. Vous l’aviez remarqué ?

— Peut-être, concéda Mma Ramotswe.

— Bon, en tout cas, moi, je m’en suis aperçu, poursuivit Mr. Polopetsi. Et pendant que vous bavardiez avec les gens, j’ai mené ma petite enquête. J’ai creusé un peu.

Mma Ramotswe fronça les sourcils. Ce n’était pas à Mr. Polopetsi de creuser. Elle ne l’avait pas emmené là-bas pour cela. C’était certes un homme perspicace, intelligent de surcroît, mais il ne devait pas se figurer qu’il était de taille à se lancer dans des enquêtes. Même Mma Makutsi, malgré son expérience considérable en la matière, n’entreprenait rien sans en parler d’abord à sa supérieure. Il s’agissait d’une simple question de responsabilité. Si les choses tournaient mal, ce serait Mma Ramotswe qui l’endosserait, en tant que chef. Voilà pourquoi elle devait être tenue informée de tout ce qui se passait.

Elle se redressa pour s’adresser à Mr. Polopetsi avec la fermeté requise. Ce rôle ne lui plaisait guère, mais elle était la patronne et ne pouvait se dérober à son devoir.

— Mr. Polopetsi, commença-t-elle, je ne crois pas que…

Il l’interrompit d’un index impérieux pointé vers le ciel, comme s’il désignait la source de son inspiration.

— Ce n’était rien d’autre qu’un oiseau, lança-t-il. Vous vous rendez compte, Mma Ramotswe ? C’était un oiseau qui causait toutes ces inquiétudes, toutes ces angoisses !

Ces mots réduisirent Mma Ramotswe au silence. Bien sûr que c’était un oiseau – elle avait fini par le comprendre, après avoir fait parler son cousin. Mais elle était stupéfaite que Mr. Polopetsi, qui ne connaissait personne à Mokolodi, ait découvert la même chose.

— Je savais, pour l’oiseau, dit-elle gravement. Et je m’apprêtais à agir afin d’y remédier.

Mr. Polopetsi leva de nouveau le doigt.

— Inutile, c’est déjà fait ! affirma-t-il d’une voix claire. J’ai résolu le problème.

Mma Makutsi, qui suivait la conversation avec un intérêt croissant, choisit ce moment pour intervenir :

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’oiseau ? interrogea-t-elle. Comment un oiseau peut-il causer des angoisses ?

Mr. Polopetsi tourna sa chaise pour lui faire face.

— Ce n’est pas un oiseau ordinaire, voyez-vous, expliqua-t-il. C’est un calao… un calao terrestre.

Mma Makutsi frémit. On rencontrait les calaos terrestres dans le Nord, d’où elle venait, et ils portaient malheur. Les gens les évitaient et ils avaient raison, bien sûr. Il suffisait, pour s’en convaincre, de regarder ces volatiles, qui avaient la taille d’une dinde, un bec immense et des yeux de vieillard.

— Oui, poursuivit Mr. Polopetsi. Cet oiseau a été introduit dans la réserve de Mokolodi. Quelqu’un l’a trouvé, gisant sur la route du nord, et l’a apporté là-bas. Il avait une aile et une patte cassées : on l’a soigné et on l’a gardé pour qu’il récupère. Seulement, tout le monde était terrorisé, parce qu’on savait qu’il allait amener la mort. Ces oiseaux-là amènent la mort.

— Alors pourquoi les gens n’ont-ils rien dit ? s’étonna Mma Makutsi.

— Parce qu’ils avaient honte, répliqua Mr. Polopetsi. Personne ne voulait être celui qui irait trouver Neil et qui lui expliquerait que les gens ne voulaient pas de cet oiseau dans l’enceinte de la réserve. Personne n’avait envie de passer pour quelqu’un de superstitieux et de vieux jeu. C’était bien ça, Mma Ramotswe, n’est-ce pas ?

Mma Ramotswe hocha la tête, mais à contrecœur. Mr. Polopetsi était parvenu à la même conclusion qu’elle. Mais qu’avait-il fait ensuite ? Elle avait pour sa part considéré que le problème était très délicat et nécessitait une intense réflexion préalable. Mr. Polopetsi, semblait-il, avait foncé droit devant lui.

— Vous dites que vous avez résolu le problème, déclara-t-elle. Mais comment vous y êtes-vous pris, Rra ? Vous avez dit à l’oiseau de s’envoler et de ne plus revenir ?

Mr. Polopetsi secoua la tête.

— Non, pas du tout, Mma. Je suis allé le chercher pendant la nuit.

Mma Ramotswe eut l’impression que le souffle lui manquait.

— Mais on ne peut pas faire ça…

— Et pourquoi donc, Mma ? se récria Mr. Polopetsi. C’est un animal sauvage. Un oiseau sauvage n’appartient à personne. Ils n’ont aucun droit de le garder à la réserve.

— Ils l’auraient relâché une fois guéri, insista Mma Ramotswe, une note de colère dans la voix.

— Oui, mais en attendant, qu’est-ce qui se serait passé ? la défia Mr. Polopetsi. Peut-être que quelqu’un l’aurait tué. Ou alors, des choses affreuses se seraient produites et tout le monde en aurait voulu à Neil, puisque c’est lui qui avait accepté l’oiseau. Il y aurait eu une pagaille terrible…

Mma Ramotswe réfléchit. Mr. Polopetsi disait peut-être vrai, mais cela ne justifiait pas qu’il prît lui-même les choses en main.

— Et où l’avez-vous relâché, Rra ? s’enquit-elle. Ces oiseaux-là ne sont pas adaptés à notre région. Ils vivent là-haut, précisa-t-elle en désignant la direction du nord, de la savane du Tuli Block, des monts Swapong et des grandes plaines du Matabeleland.

— Je sais, répondit Mr. Polopetsi. Et c’est pour cette raison que je ne l’ai pas encore libéré. J’ai demandé à un chauffeur de camion de l’emmener vers le nord quand il ira à Francistown, demain. Il le libérera là-bas. Je lui ai donné quelques pula pour ça. Et des cigarettes.

— Mais alors, où se trouve l’oiseau en ce moment ? intervint Mma Makutsi. Où le cachez-vous ?

— Je ne le cache nulle part, protesta Mr. Polopetsi. Il est dehors, dans une boîte en carton. Je vais vous le montrer.

Il se leva. Mma Ramotswe échangea un regard avec son assistante – un regard difficile à interpréter, où se mêlaient surprise et appréhension. Puis les deux femmes le suivirent hors du bureau et contournèrent le bâtiment. Contre le mur, en plein soleil, elles aperçurent une grande boîte en carton que l’on avait percée de trous pour laisser entrer l’air. Mr. Polopetsi s’en approcha avec précaution.

— Je vais ouvrir un tout petit peu le couvercle, déclara-t-il. Je ne veux pas qu’il s’échappe.

Mma Ramotswe et Mma Makutsi se postèrent derrière lui, tandis qu’il soulevait doucement un bord du carton.

— Regardez, souffla-t-il. Il est endormi.

Mma Ramotswe jeta un coup d’œil à l’intérieur. Au fond de la boîte gisait le grand corps du calao terrestre, dont le lourd bec reposait sur la poitrine, entrouvert. Elle le considéra quelques instants, avant de se redresser.

— Cet oiseau est mort, Rra, déclara-t-elle. Il n’est pas endormi. Il est décédé.

 

Elle fit preuve d’une grande gentillesse envers Mr. Polopetsi, trop bouleversé pour les aider à enterrer l’oiseau dans les broussailles, près du Tlokweng Road Speedy Motors. Elle ne lui fit pas remarquer qu’il fallait vraiment manquer de jugeote pour laisser ainsi un animal en plein soleil pendant des heures, dans une boîte où la température avait dû atteindre un seuil critique. Elle ne le dit pas, et lança à Mma Makutsi un regard qui interdit à celle-ci d’ouvrir la bouche. Au contraire, elle affirma que n’importe qui aurait pu commettre la même erreur et qu’elle savait bien qu’il avait juste cherché à se rendre utile. Puis, avec toute la délicatesse dont elle était capable, elle lui expliqua qu’à l’avenir il devrait obtenir son accord avant de recourir aux solutions qu’il pouvait imaginer pour résoudre les problèmes.

— Cela vaudra mieux, assura-t-elle à mi-voix, lui touchant doucement l’épaule en un geste de réconfort et de pardon.

Aidée de Mma Makutsi, elle emporta le corps inerte de l’oiseau dans le bush. Elles trouvèrent un endroit, un bon endroit, à l’ombre d’un petit acacia où la terre était assez meuble. Ce fut Mma Ramotswe qui creusa le trou, une tombe pour l’oiseau, à l’aide d’une herminette prêtée par un voisin du garage, propriétaire d’un lopin de terre. Elle levait l’herminette au-dessus de sa tête et l’abattait en cadence, comme l’avaient fait d’autres femmes avant elle, d’innombrables générations de femmes de sa famille et de sa tribu, lorsqu’elles préparaient la terre du Botswana, la bonne terre de leur pays, pour les cultures. Mma Makutsi apprêta l’oiseau avant de le poser dans sa tombe, avec des gestes doux, comme elle aurait porté un ami en terre.

Mma Ramotswe la regarda. Elle avait envie de dire quelque chose, mais ne parvenait pas à s’y résoudre. Cet oiseau était l’un de nos frères et sœurs. Nous le rendons à la terre d’où il vient, cette terre dont nous venons nous aussi. Et à présent, nous allons l’ensevelir… Ce qu’elles firent, jetant doucement la terre sur l’oiseau, sur son grand bec, sur son large corps défait, lui dont la courte existence avait été si douloureuse et la fin si terrible, jusqu’à le recouvrir totalement.

Mma Ramotswe adressa ensuite un signe de tête à Mma Makutsi et, ensemble, elles retournèrent au garage, pieds nus, dans la simplicité, comme leurs mères et leurs grands-mères avaient marché avant elles sur cette terre qui signifiait tant pour elles, notre lieu de repos à tous : celui des hommes, des animaux, des oiseaux.