CHAPITRE X

Quelque chose vous fait peur

Cet après-midi-là, Mma Ramotswe dressa l’une de ses listes. Elle aimait y avoir recours quand la vie devenait compliquée, ce qui était le cas à présent, car formuler les problèmes par écrit aidait à mettre les choses en perspective. Plus encore, il arrivait souvent qu’une solution surgisse, comme si l’acte d’écrire donnait un coup de pouce à la partie inconsciente du cerveau. Mma Ramotswe avait entendu dire que le sommeil pouvait avoir le même effet. « Endors-toi sur ton problème, lui avait un jour conseillé Mr. J.L.B. Matekoni, et demain matin, tu auras ta solution. Ça marche à tous les coups. » Il lui avait raconté comment lui-même s’était endormi un soir en se demandant pourquoi un moteur Diesel assez complexe refusait de démarrer ; cette nuit-là, il avait rêvé de défauts de contact dans un solénoïde.

— Et le matin, avait-il conclu, quand je suis arrivé au garage, c’était ça ! Un très mauvais contact. J’ai remplacé la pièce et le moteur a démarré aussitôt.

Voilà donc de quoi il rêvait, avait pensé Mma Ramotswe. De moteurs Diesel. De solénoïdes. De pots d’échappement. Ses songes à elle se révélaient bien différents. Elle rêvait souvent de son père, le défunt Obed Ramotswe, si bon et si aimant, un homme que tout le monde respectait pour son jugement sûr en matière de bétail, mais aussi pour ses actions, qui reflétaient toutes cette dignité caractéristique des Motswana de la vieille école. Les hommes comme lui connaissaient leur valeur, mais ne s’en vantaient pas. Les hommes comme lui pouvaient regarder n’importe qui dans les yeux sans ciller. Même pauvres, même dénués de tout, ils gardaient la tête haute en présence de ceux qui détenaient pouvoir et argent. Il semblait à Mma Ramotswe que les gens d’aujourd’hui ignoraient à quel point on était riches à cette époque… une époque où l’on paraissait avoir si peu, mais où l’on possédait tant…

Elle pensait à son père – son Papa, comme elle l’appelait encore – chaque jour. Et la nuit, quand elle faisait ces rêves, il était avec elle comme s’il n’était jamais mort, même si elle savait, dans le rêve, qu’il n’était plus de ce monde. Elle le rejoindrait un jour, elle n’en doutait pas, quoi que puissent prétendre certaines personnes sur ce qui se passait une fois le dernier souffle rendu. Ces gens qui ne croyaient pas que, le moment venu, on partait rejoindre les autres, pouvaient bien se moquer ! Peu importait… N’empêche qu’il était nécessaire d’espérer, parce qu’une vie sans espoir d’aucune sorte n’était pas une vie : cela ressemblait à un ciel sans étoiles, à un paysage de désolation. Si Mma Ramotswe avait pensé qu’elle ne reverrait plus jamais Obed Ramotswe, elle en aurait tremblé de solitude. Là, au contraire, l’idée qu’il la contemplait donnait à sa vie sa texture et sa continuité. D’ailleurs, il y avait une autre personne qu’elle reverrait un jour, elle l’espérait : son bébé mort, ce petit être dont les doigts avaient serré les siens avec tant de force, dont la respiration, si paisible, ressemblait au son d’une brise très légère dans les acacias, un son minuscule. Elle savait que son bébé se trouvait désormais en compagnie des enfants disparus, là où ils s’en allaient tous, quelque part, très loin au-delà du Kalahari, en un lieu où le doux bétail laissait les petits monter sur son dos. Et lorsqu’une mère arrivait, les enfants accouraient tous ensemble vers elle, ils l’appelaient et la serraient dans leurs bras. Voilà ce qu’elle espérait, et il valait la peine, estimait-elle, de caresser un espoir comme celui-là.

Toutefois, ce n’était pas le moment de rêver, mais de dresser une liste. Elle prit place à son bureau et recensa sur une feuille de papier, par ordre de priorité, les diverses affaires qui lui faisaient souci. En haut, elle écrivit simplement Chantage et, au-dessous, laissa un espace vierge. Elle pourrait y consigner ses idées, et trois mots furent d’ailleurs aussitôt inscrits : qui peut savoir ? Puis elle nota Mr. Polopetsi. Mr. Polopetsi en lui-même ne représentait pas un problème, mais Mma Ramotswe s’était laissé émouvoir par cette allusion à l’oncle qui ne voulait plus entendre parler de son neveu. Il y avait là, selon elle, une injustice, et Mma Ramotswe avait grand-peine à ignorer les injustices. Sous le nom de Mr. Polopetsi, elle écrivit : oncle sans cœur – lui parler ? Ensuite, il y eut Mokolodi, suivi du commentaire : quelque chose de bizarre. Enfin, en dernier lieu, alors qu’elle avait déjà reposé son crayon, elle ajouta : Phuti Radiphuti : aller lui parler pour Mma Makutsi ? Le crayon s’immobilisa après le point d’interrogation, puis elle poursuivit : me mêler de mes affaires ? Et, enfin : Acheter des chaussures.

Cette dernière tâche était simple. Ou du moins, elle le semblait. En réalité, elle pouvait se révéler fort laborieuse. Il y avait déjà un certain temps que Mma Ramotswe songeait à remplacer les chaussures qu’elle portait tous les jours au bureau et qui étaient vraiment usées aux talons. Les personnes de constitution traditionnelle se montraient parfois difficiles dans le choix de leurs chaussures et Mma Ramotswe avait souvent du mal à en trouver qui soient suffisamment bien conçues. Elle n’avait jamais ressenti le besoin de suivre la mode dans ce domaine – contrairement à Mma Makutsi, avec ses souliers verts à doublure bleu ciel – mais elle se demandait à présent si elle ne devrait pas s’inspirer, cette fois-ci, de l’exemple de son assistante et en choisir une paire légèrement plus élégante. C’était une décision difficile, qui nécessitait une réflexion approfondie, mais Mma Makutsi pourrait l’aider ; cela lui ferait oublier un moment les difficultés qu’elle rencontrait avec Phuti Radiphuti.

Les yeux posés sur la liste, Mma Ramotswe poussa un soupir et laissa la feuille lui échapper des mains. Tous ces problèmes étaient complexes, assurément, et aucun, à première vue, ne lui rapporterait un sou. Le plus épineux restait, à n’en pas douter, celui du chantage. Certes, elle avait établi que Poppy ne perdrait sans doute pas son travail – mais elle se voyait mal exiger une rémunération pour cela – et il n’y avait pas de raison financière de s’en préoccuper davantage. Il existait en revanche une motivation morale, qui prévaudrait inévitablement, mais la plupart du temps, lorsqu’on s’attaquait au mal pour rétablir le bien, on n’en tirait pas de bénéfices pécuniaires. Si elle avait soupiré, ce n’était pas par désespoir ; elle savait qu’elle se verrait confier d’autres enquêtes, lucratives quant à elles, qui donneraient lieu à des factures expédiées vers des entreprises qui avaient les moyens de les régler. Ne venait-on pas justement d’en envoyer une brassée, dont chacune rapporterait un chèque confortable ? Et n’entendait-on pas, montant du garage, juste à côté, un fracas assourdissant, constitué de coups saccadés et de métaux entrechoqués, qui signifiait qu’il y aurait de l’argent dans le tiroir-caisse et de la nourriture sur plusieurs tables ? Dans ces conditions, elle pouvait se permettre, si l’envie lui en prenait, de consacrer du temps à ces enquêtes bénévoles, et l’idée ne lui déplaisait pas.

Elle saisit de nouveau la liste et la relut. Le problème du chantage était trop ardu. Elle y reviendrait plus tard, elle le savait. Pour l’heure, elle préférait s’attaquer à quelque chose de plus abordable. Le nom de Mokolodi lui sauta alors aux yeux. Elle regarda sa montre. Il était trois heures. Elle n’avait rien à faire et il serait agréable de descendre jusqu’à la réserve et de bavarder avec le cousin, peut-être, pour tenter de tirer au clair ce qui se tramait là-bas. Elle pourrait emmener Mma Makutsi afin d’avoir de la compagnie. Mais non, ce ne serait pas très amusant, vu l’humeur actuelle de l’assistante. Elle irait donc seule, ou alors, autre possibilité, prendrait Mr. Polopetsi avec elle. Elle avait la ferme intention de former ce dernier, afin qu’il pût accomplir, à l’occasion, certaines missions pour l’agence, en plus de son travail au garage. En outre, sa compagnie se révélait toujours intéressante : Mma Ramotswe ne s’ennuierait pas durant le court trajet sur la route du sud.

 

— Je ne suis jamais allé dans cette réserve, déclara Mr. Polopetsi. J’en ai entendu parler, mais je n’y suis jamais allé.

Ils ne se trouvaient plus qu’à quelques minutes de l’entrée principale de Mokolodi, avec Mma Ramotswe au volant et Mr. Polopetsi sur le siège passager, le bras posé sur le bord de la vitre ouverte et ne perdant pas une goutte du paysage qui défilait.

— Je n’aime pas beaucoup les animaux sauvages, poursuivit-il. Je suis content pour eux qu’ils puissent profiter de cet endroit, dans le bush, mais cela ne me plaît pas de les imaginer si près de moi.

Mma Ramotswe se mit à rire.

— Vous n’êtes pas le seul dans ce cas, affirma-t-elle. Moi-même, il y a certains animaux sauvages que je n’aimerais pas croiser sur mon chemin.

— Les lions, acquiesça Mr. Polopetsi. L’idée qu’il y a des choses qui rêveraient de m’avoir comme petit déjeuner ne me plaît pas du tout.

Il s’interrompit et haussa les épaules.

— Les lions… répéta-t-il. Bien sûr, entre nous deux, Mma Ramotswe, ce serait d’abord vous qu’ils choisiraient…

La remarque, lancée à la légère, lui avait échappé et il s’apercevait à présent qu’elle n’était pas de très bon goût. Il jeta un bref coup d’œil à Mma Ramotswe, se demandant si elle avait entendu. Elle avait parfaitement entendu.

— Ah bon ? fit-elle. Et pourquoi un lion préférerait-il me manger, moi, plutôt que vous, Rra ? Pourquoi ?

Mr. Polopetsi contempla le ciel.

— Je ne sais pas, ce n’est pas sûr, répondit-il. Je me disais juste qu’ils vous mangeraient en premier parce que…

Il songea à expliquer qu’il courait plus vite ; mais si tel était le cas, n’était-ce pas en raison de la corpulence de Mma Ramotswe, qui l’empêchait de courir vite ? Elle allait penser qu’il se permettait des commentaires sur son poids, ce qui était, à vrai dire, la raison de la première remarque. Bien sûr, n’importe quel lion opterait pour Mma Ramotswe, de la même façon que, dans une boucherie, tout client porterait son choix sur un bon rumsteak goûteux plutôt que sur une fine tranche de viande maigre. Cependant, il ne pouvait pas expliquer cela non plus, aussi garda-t-il le silence.

— Parce que je suis de constitution traditionnelle ? insista Mma Ramotswe.

Mr. Polopetsi leva les mains, sur la défensive.

— Je n’ai pas dit ça, Mma, répliqua-t-il. Je n’ai pas dit ça.

Mma Ramotswe lui décocha un sourire rassurant.

— Je sais que vous ne l’avez pas dit, Rra. Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas grave. J’ai réfléchi, voyez-vous, et j’ai pensé qu’il serait bon que je me mette au régime.

Ils atteignaient à présent la grille de Mokolodi, avec ses deux rondavels6 de pierre qui gardaient l’entrée du camp. Cela procura à Mr. Polopetsi le répit nécessaire : il y aurait bientôt d’autres personnes avec eux et ils cesseraient de parler de lions et de régimes. Toutefois, il ne reléguerait pas au fond de son esprit l’extraordinaire nouvelle que Mma Ramotswe venait de lui annoncer d’un ton anodin, au détour d’une phrase : il la transmettrait à Mma Makutsi à l’instant même où il la verrait. Il s’agissait d’une information de la plus haute importance : si Mma Ramotswe, qui avait toujours défendu haut et fort les droits des silhouettes enveloppées, dont elle était, pouvait envisager la possibilité de se mettre au régime, qu’allait-il advenir des individus de constitution traditionnelle ? Ils auraient beaucoup moins de poids, c’était sûr…

 

Mma Ramotswe expliqua à Mr. Polopetsi qu’il se passait quelque chose d’étrange à Mokolodi. Elle ne put se montrer plus précise, car elle ne savait rien d’autre, et se demanda si, en tant qu’homme, il serait apte à comprendre. Souvent, les hommes n’étaient pas sensibles aux atmosphères, et ils pouvaient estimer que tout allait pour le mieux quand, à l’évidence, tel n’était pas le cas. Certes, il ne fallait pas généraliser : certains hommes se révélaient au contraire très intuitifs dans leur approche, mais ils étaient nombreux, hélas, à ne pas posséder cette capacité. Les hommes s’intéressaient aux faits bruts, mais parfois, aucun fait brut n’était disponible et il fallait se contenter de sensations.

Mr. Polopetsi parut perplexe.

— Alors, que voulez-vous que je fasse ? interrogea-t-il. Pourquoi sommes-nous ici ?

Mma Ramotswe était une femme patiente.

— Le travail de détective privé consiste surtout à « absorber » les choses, expliqua-t-elle. On parle avec les gens. On se promène les yeux grands ouverts. On dégage ainsi une impression générale de ce qui se passe. Ensuite, on tire ses conclusions.

— D’accord, mais je ne sais même pas sur quoi je suis censé tirer des conclusions ! protesta Mr. Polopetsi.

— Voyez ce que vous ressentez, conseilla Mma Ramotswe. Moi, je vais bavarder avec un cousin à moi. Vous, vous vous promènerez dans la réserve comme un visiteur normal. Prenez une tasse de thé. Regardez les animaux. Voyez si vous ressentez quelque chose.

Mr. Polopetsi semblait toujours aussi peu convaincu, mais la tâche qui lui était assignée éveillait sa curiosité. Elle ressemblait à une mission d’espionnage, pensait-il, et ne manquait pas de sel. Enfant, il avait un jour joué aux espions : il s’était accroupi sous la fenêtre des voisins et avait écouté la conversation qui lui parvenait, tout en prenant des notes (il était question d’un mariage qui devait avoir lieu la semaine suivante). Absorbé dans son travail d’écriture, il n’avait pas vu une femme sortir de la maison, armée d’un balai, et se précipiter vers lui pour le rouer de coups. Il s’était enfui à toutes jambes et réfugié au cœur d’un bosquet de papayers. Comme il était étrange, se dit-il, de devoir refaire aujourd’hui ce qu’il avait tenté alors ! La différence, c’était qu’il s’imaginait mal ramper sous des fenêtres. Si Mma Ramotswe attendait cela de lui, elle allait devoir y réfléchir à deux fois ; elle-même pouvait aller crapahuter autour des maisons si ça lui chantait, quant à lui, il s’y refuserait, même pour lui faire plaisir.

Le cousin de Mma Ramotswe, neveu, par un second mariage, de l’aîné de ses oncles, était responsable de l’atelier. Après avoir laissé Mr. Polopetsi sur le parking, où il demeura, un peu gauche, ne sachant que faire, elle prit le chemin qui menait aux ateliers. Elle passa devant les logements du personnel, petites constructions ombragées aux murs couleur de terre chaude, avec de belles fenêtres traditionnelles – les yeux des bâtiments, pensa Mma Ramotswe. Des yeux qui donnaient aux maisons cet aspect humain que toute maison se devrait de posséder. Puis, à l’extrémité du chemin, près des étables, elle découvrit les ateliers, série de bâtiments dissemblables qui entouraient une cour centrale. Avec sa saleté et son désordre – un vieux tracteur, des pièces de moteur, les barres métalliques d’une cage qui attendaient d’être soudées – le lieu dégageait la même atmosphère que le Tlokweng Road Speedy Motors. C’était le genre d’endroit où une femme de mécanicien n’était pas dépaysée. Et Mma Ramotswe, effectivement, se sentait à l’aise. Elle n’eût pas été surprise de voir apparaître Mr. J.L.B. Matekoni dans l’embrasure d’une porte, s’essuyant les mains sur un chiffon. Au lieu du garagiste, cependant, ce fut son cousin qui surgit. Il posa sur elle un regard surpris, avant de se fendre d’un large sourire.

Debout dans la cour, ils échangèrent des nouvelles de la famille. Son père se portait-il bien ? Pas trop, mais il restait jovial et passait son temps à parler des jours anciens. Récemment, il avait évoqué Obed Ramotswe : les conseils que lui donnait jadis celui-ci sur le bétail lui manquaient. Mma Ramotswe baissa les yeux ; personne ne connaissait mieux les bêtes que son défunt père et il était touchant de voir que l’on en parlait encore si longtemps après sa disparition. Les sages n’étaient jamais oubliés. Jamais.

Et elle, que faisait-elle ? Était-il vrai qu’elle possédait une agence de détectives ? Et son mari ? C’était quelqu’un de bien, tout le monde le savait. L’un des gars du coin était tombé en panne à Gaborone et Mr. J.L.B. Matekoni l’avait aperçu, désespéré à côté de sa voiture : il s’était arrêté et l’avait remorqué jusqu’au garage, où il avait réparé la voiture… pour rien ! On en avait beaucoup parlé.

La conversation se poursuivit un moment sur le même ton, puis, voyant Mma Ramotswe éponger la sueur sur son front, le cousin l’invita à prendre le thé à l’intérieur. Ce n’était pas le bon thé, bien sûr, mais il fut tout de même bienvenu, même s’il lui causa quelques palpitations cardiaques, effet habituel qu’avaient sur elle le thé ordinaire et le café.

— Pourquoi es-tu venue ici ? s’enquit le cousin. On m’a dit que tu étais déjà passée l’autre jour. J’étais en ville, je ne t’ai pas vue.

— J’étais venue chercher une pièce détachée pour Mr. J.L.B. Matekoni, expliqua-t-elle. Neil avait ce qu’il fallait. Mais comme je n’ai eu le temps de parler à personne, je me suis dit que je reviendrais dire bonjour.

Le cousin hocha la tête.

— Tu es toujours la bienvenue, affirma-t-il. Nous aimons voir du monde ici.

Le silence s’installa. Mma Ramotswe saisit la tasse de thé qu’il lui avait servie et en but une gorgée.

— Tout va bien ? interrogea-t-elle.

Innocente en apparence, cette question n’avait pas été posée sans arrière-pensée.

Le cousin la considéra.

— Si tout va bien ? Oui, je pense…

Mma Ramotswe attendit la suite, mais il demeura silencieux, les sourcils froncés. D’ordinaire, les gens ne froncent pas les sourcils lorsqu’ils affirment que tout va bien, songea-t-elle.

— Tu n’as pas l’air dans ton assiette, reprit-elle.

Cette remarque prit le cousin par surprise.

— Tu l’as remarqué ?

Mma Ramotswe tapota la table de son index.

— Je suis payée pour ça, répondit-elle. Je suis payée pour remarquer des choses. Alors, même quand je ne travaille pas, je remarque. Et je peux te dire qu’il se passe ici quelque chose de désagréable.

— Comment peux-tu le savoir ? s’étonna le cousin.

Avec patience, Mma Ramotswe lui parla des atmosphères, et de la façon dont on pouvait deviner que les gens avaient peur. Cela se voyait dans leurs yeux, expliqua-t-elle. La peur transparaissait toujours dans les yeux.

Le cousin écoutait, le regard dans le vague, comme font les gens qui ne souhaitent pas qu’on lise dans leurs pensées. Cela confirma l’impression de Mma Ramotswe.

— D’ailleurs, toi aussi, tu as peur, murmura-t-elle d’une voix douce. Je le vois.

Lorsque le cousin lui rendit son regard, son expression était implorante. Il se leva pour aller fermer la porte. Il n’y avait qu’une petite fenêtre dans la pièce, étroit rectangle de ciel, et ils se retrouvèrent plongés dans la pénombre. Il faisait un peu froid aussi, car le sol était en béton brut et les rayons du soleil ne pénétraient plus par la porte pour venir le réchauffer. Dans le fond, sur l’un des murs, un robinet gouttait dans une bassine sale.

Mma Ramotswe s’en était doutée, mais elle avait relégué cette idée à l’arrière de son esprit. À présent, à sa grande consternation, l’éventualité revenait et la pétrifiait. Elle pouvait faire face à n’importe quoi. Elle comprenait très bien de quoi les gens étaient capables, à quel point ils pouvaient se montrer cruels, pervers dans leur égoïsme, impitoyables. Elle pouvait affronter cela, et affronter aussi toutes les infortunes de l’existence. Elle ne craignait pas la faiblesse humaine, indigne, mais banale, qui n’appelait que la pitié, mais il y avait une chose, une seule, très sombre, qui la terrifiait, en dépit de tous ses efforts pour se raisonner. Cette chose, elle le sentait à présent, se trouvait peut-être ici et pouvait expliquer l’appréhension qui avait gagné les gens de la réserve.

Elle prit la main de son cousin et sut, à cet instant précis, qu’elle avait vu juste. Il tremblait.

— Tu dois m’expliquer, Rra, murmura-t-elle. Tu dois m’expliquer de quoi tu as peur. Qui a fait cela ? Qui a jeté un sort sur cet endroit ?

Il la considéra de ses yeux élargis par l’effroi.

— Il n’y a pas de sort, répondit-il à voix basse. En tout cas, pas encore…

— Pas encore ?

— Non. Pas encore.

Mma Ramotswe digéra l’information en silence. Elle était convaincue que, derrière tout cela, se dissimulait un sordide sorcier, un guérisseur traditionnel, peut-être, auquel ne suffisaient pas les profits tirés de son art et qui s’était lancé dans la vente de charmes et de potions. C’était un peu comme un lion qui se serait mis à manger des humains : un vieux lion, ou un lion blessé, découvrant qu’il ne pouvait plus courir derrière ses proies habituelles et qui se tournait vers les créatures à deux pattes, plus lentes, pour une chasse simplifiée. Il était aisé pour un guérisseur de se laisser tenter. Voici quelque chose qui te rendra fort ; voici quelque chose qui te fera vaincre tes ennemis.

Bien sûr, ce genre de pratiques étaient beaucoup moins répandues qu’autrefois, mais elles existaient encore, et leurs effets se révélaient puissants. Si vous appreniez que l’on vous avait jeté un sort, vous aviez beau proclamer haut et fort que vous ne croyiez pas à ces imbécillités, vous ne vous sentiez pas très à l’aise. Car il restait toujours, en chaque être humain, un recoin de cerveau prêt à accueillir de telles idées, surtout la nuit, dans le monde des ombres, lorsque montaient des sons que l’on ne comprenait pas et que chacun était, dans un sens, seul au monde. Certaines personnes trouvaient cela intolérable et succombaient, comme si la vie elle-même ne pouvait que baisser les bras face à ce mal. Et quand un tel événement se produisait, il ne faisait que renforcer la croyance en la puissance des charmes.

Elle contemplait à présent son cousin et comprenait sa terreur. Elle le prit par l’épaule et lui murmura quelques mots à l’oreille. Il la regarda, hésita, puis lui chuchota une réponse.

Mma Ramotswe écouta. Sur le toit, une petite créature, un lézard peut-être, traversa précipitamment la plaque de tôle, produisant un faible cliquètement. Il en était de même avec les rats, songea Mma Ramotswe ; ils faisaient du bruit la nuit, dans les chevrons, un son susceptible de réveiller une dormeuse au sommeil léger : dès lors, celle-ci se tournait et se retournait dans son lit jusqu’aux premières lueurs du jour.

Le cousin termina son explication et Mma Ramotswe s’écarta de lui. Elle acquiesça et plaça un doigt sur sa bouche en un geste de conspiratrice.

— Il ne faut pas qu’il sache, dit le cousin. Certains d’entre nous ont honte de ces choses-là.

Mma Ramotswe secoua la tête. Non, pensa-t-elle. Il ne fallait pas avoir honte. Les superstitions persistaient. N’importe qui, même les individus les plus rationnels du monde, pouvait se laisser troubler par ces choses. Elle avait lu quelque part que certaines personnes jetaient du sel par-dessus leur épaule lorsqu’elles en renversaient, ou refusaient de passer sous une échelle ou de s’asseoir sur un siège portant le numéro treize. Nulle culture n’était à l’abri de ce type de croyances et il n’y avait aucune raison que le peuple d’Afrique en ait honte, sous prétexte qu’elles n’étaient pas modernes.

— Il ne faut pas, affirma-t-elle. Quant à moi, je trouverai un moyen de régler ce problème. Je vais réfléchir à une façon élégante d’en sortir.

— Tu es gentille, Mma Ramotswe, répondit le cousin. Ton père aurait été fier de toi. Lui aussi était très gentil.

C’était la remarque la plus généreuse que l’on pût lui adresser et, pendant quelques instants, Mma Ramotswe fut incapable d’articuler un son. Alors, elle ferma les yeux et vit apparaître, sans prévenir, l’image d’Obed Ramotswe, juste devant elle, tenant son chapeau entre les mains et souriant. Il demeura là un moment, puis l’image se dissipa et disparut, la laissant seule, mais pas totalement.

 

Le cousin ne fut pas l’unique personne que rencontra Mma Ramotswe ce jour-là à Mokolodi. De l’atelier, elle prit le chemin du restaurant, situé près des bureaux. Quelques visiteurs vêtus de kaki, des guides touristiques dans les poches, étaient installés autour des tables disposées sur la terrasse. De l’une d’elles, une femme sourit à Mma Ramotswe et lui adressa un signe de main. Mma Ramotswe lui rendit son salut avec chaleur. Elle aimait voir des touristes visiter son pays et en tomber amoureux. N’était-ce pas naturel ? Le monde était un lieu si triste qu’il lui fallait quelques points de lumière, quelques endroits où trouver le réconfort, et si le Botswana figurait parmi eux, elle avait de quoi se sentir fière. Si seulement ils étaient plus nombreux à savoir ! songea-t-elle. Si seulement ils se rendaient compte quil y a bien davantage en Afrique que tous les problèmes quon leur montre ! Ils pourraient nous aimer eux aussi, autant que nous les aimons…

La dame se leva.

— Excusez-moi, Mma, dit-elle. Cela ne vous ennuie pas ?

Elle montrait du doigt son amie, une femme très maigre qui portait un appareil photo autour du cou. Comme ses bras sont fins ! pensa Mma Ramotswe, remplie de pitié. Aussi fins que les pattes d’une mante religieuse.

Cela n’ennuyait pas Mma Ramotswe, qui fit signe à la première femme de la rejoindre, pendant que l’autre sortait l’appareil de son étui.

— Venez avec moi sur la photo.

La femme s’exécuta. Mma Ramotswe sentit son bras contre le sien, chair contre chair, chaud et sec comme l’est si souvent, et de façon si surprenante, la peau humaine. C’était exactement ce que les serpents disaient des hommes : Et, vous savez, quand on touche ces créatures-là, elles ne sont pas visqueuses et glissantes, mais tièdes et sèches.

Elle passa son bras sous celui de la femme : deux dames, songea-t-elle, l’une à la peau noire, originaire du Botswana, l’autre blanche, venue de très loin, d’Amérique peut-être, ou d’un pays comme cela, un lieu avec des pelouses bien entretenues, de l’air conditionné et des bâtiments étincelants, un lieu où les gens avaient envie d’aimer, pour peu qu’on leur en donnât la chance.

Le cliché fut pris, puis la femme à l’appareil souhaita être photographiée à son tour avec Mma Ramotswe. Celle-ci accepta volontiers. Elles posèrent donc ensemble et Mma Ramotswe lui saisit le bras tout en craignant de le casser, tant il semblait fragile. La femme portait un parfum assez fort, que Mma Ramotswe trouva agréable ; elle se demanda si elle-même pourrait un jour en porter un semblable et laisser derrière elle des effluves de fleurs exotiques, comme cette femme toute fine. Puis elles se dirent au revoir. Mma Ramotswe s’aperçut que la première maniait l’appareil photo assez gauchement pour le rendre à son amie. Elle parvint toutefois à le ranger dans son étui et, alors que Mma Ramotswe s’éloignait déjà, elle la rattrapa et l’entraîna à l’écart.

— C’était très gentil de votre part, Mma, lui dit-elle. Nous sommes américaines, voyez-vous. Nous sommes venues ici pour découvrir votre pays, pour voir les animaux. C’est vraiment magnifique.

— Merci, répondit Mma Ramotswe. Je suis ravie que vous…

L’étrangère lui prit la main. Une fois de plus, il y eut cette sensation de sécheresse.

— Mon amie est très malade, coupa-t-elle à voix basse. Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais elle ne va pas bien.

Mma Ramotswe jeta un regard en direction de la femme maigre, qui versait du jus d’orange dans un verre. Soulever le broc semblait réclamer un effort démesuré.

— Voyez-vous, enchaîna l’autre femme, ce voyage est comme un adieu au monde. Nous avions l’habitude d’aller partout toutes les deux. Nous avons visité beaucoup de pays. Ce périple-ci sera le dernier. Alors, merci d’avoir été si gentille et de vous être laissé photographier avec nous. Merci, Mma.

Pendant quelques instants, Mma Ramotswe demeura immobile. Puis elle fit volte-face, gagna la table et rejoignit la femme maigre, qui la considéra d’un air surpris. Mma Ramotswe s’accroupit près d’elle et lui passa un bras autour des épaules. Elle sentait les os sous la fine étoffe du chemisier. Alors, avec une grande douceur, elle l’étreignit, délicatement, comme on étreint un tout petit enfant. La femme chercha sa main et la serra un bref instant dans la sienne, et Mma Ramotswe lui chuchota à l’oreille, assez fort pour qu’elle pût entendre : Dieu veillera sur vous, ma sœur. Ensuite, elle se releva et dit au revoir, en setswana, car c’était la langue que parlait son cœur. Quand elle s’éloigna, elle prit garde de ne pas se retourner, afin de ne pas laisser voir ses larmes.