LA SOCIÉTÉ CAROLINGIENNE

 

L’EMPIRE

 

Étendue

 

En ce printemps de l’an 804, où le comte palatin Childebrand et l’abbé saxon Erwin arrivent en mission à Auxerre, l’empire carolingien a acquis par conquêtes et alliances ses frontières définitives. Il s’étend de l’Italie centrale et de la Catalogne au sud à la mer du Nord et à la Baltique au nord, du bassin du Danube et de l’Elbe à l’est, à la frontière de la Bretagne et à l’océan Atlantique à l’ouest.

 

Diversité – Langues

 

Les territoires placés sous l’autorité de l’empereur sont loin de constituer un tout homogène, et le souverain s’en accommode d’autant mieux qu’il considère ceux-ci comme des biens appartenant à lui-même et à sa famille et qui pourraient être répartis entre ses héritiers. Charles, roi puis empereur depuis la Noël de l’an 800, a donc largement préservé les particularités politiques, juridiques et autres de chacune des composantes de son empire.

C’est ce que traduisent notamment les noms de personnes et les usages linguistiques. Quant aux noms, ils continuent à rappeler les origines diverses des uns et des autres : ceux qui sont de consonance wisigothique, lombarde, bavaroise, franque, burgonde n’ont pas chassé les noms dérivés du latin. Le latin est certes langue officielle, celle des actes, de la correspondance, de la diplomatie, celle aussi de la culture et de la religion. Mais, à la cour de Charlemagne, on utilise surtout le francique, qui est germanique. Les langues burgonde, frisonne, alémanique, lombarde, sous différentes formes dialectales, sans parler du basque ou du breton, sont bien vivantes. Le latin populaire, en terre gallo-romaine, a évolué en langues romanes qui se différencient de plus en plus les unes des autres. Le latin classique n’est plus compris par le peuple, ce qui engendre des disparités culturelles et sociales considérables entre ceux qui le parlent, l’écrivent et les autres. Ainsi la constitution d’un empire étendu sous une même souveraineté a laissé subsister de grandes dissemblances d’un territoire à un autre, d’un peuple à un autre.

 

LE POUVOIR

 

L’empereur

 

Au centre de tout le dispositif du pouvoir se situent l’empereur et sa cour, c’est-à-dire la Chancellerie avec ses clercs, ses notaires, qui rédigent les capitulaires, assurent la correspondance, le service des archives, etc., le camérier ou chambellan qui veille sur le trésor, les officiers de bouche comme le sénéchal ou le bouteiller, le comte de l’étable (connétable) qui, avec les mariscalci, les maréchaux, ses adjoints, s’occupe des chevaux… sans oublier les fils, filles, cousins et autres parents de Charles, ses familiers et ses nombreux amis. Parmi ceux-ci figurent des savants, lettrés, poètes, érudits, que le roi a séduits, qu’il a su s’attacher et dont il a réuni les meilleurs en une Académie de beaux esprits, dont Alcuin, angle d’origine, qui a eu la haute main sur la Renaissance carolingienne.

Pour Charlemagne et ses sages, il s’agit de faire de l’Occident le centre rayonnant du christianisme, de renouveler l’étude et la connaissance des poètes, philosophes, historiens et savants latins, voire grecs, et, à la base, d’ouvrir auprès des évêchés et monastères de nombreuses écoles afin que l’empire dispose de clercs, de notaires, d’administrateurs, de scabins convenablement instruits, d’évêques sachant célébrer les offices et prêcher, d’abbés compétents, de comtes et de marquis capables de gouverner.

La tâche est immense. Quant aux moyens, il s’agit d’abord de remédier à une pénurie de manuscrits. Les textes sacrés dont disposent au départ évêques, prêtres, moines et abbés sont le plus souvent fautifs, lacuneux, confus. Les classiques latins, tout en souffrant des mêmes défauts, n’offrent qu’un pâle reflet, et déformé, de la culture antique. Il est donc primordial de doter les bibliothèques de manuscrits nouveaux permettant une connaissance plus approfondie, plus étendue, plus éclairée de cette culture. Ces manuscrits, il faut les acheter, souvent à prix d’or, et les acheminer sous bonne garde. Il faut de même se procurer des textes sacrés fiables, complets et en ordre. Dès lors, on peut corriger ceux que l’on possède déjà. Il faut faire de tous ces manuscrits des copies nombreuses et exactes. Peuvent alors être établis des manuels à l’usage de tous ceux qui sont invités fermement à étudier les fondements du savoir : les enfants (essentiellement de notables), ces notables eux-mêmes, les Grands, les gens de cour, l’empereur Charles donnant l’exemple.

 

La cour

 

Au centre de cet effort, ainsi que dans tous les autres domaines, se situent Charlemagne et sa cour. Comme l’empereur, sauf dans les dernières années de son règne, est constamment en campagne, il s’agit largement d’une cour itinérante. Peu à peu, cependant, Aix, où Charles a fait construire une merveille de chapelle, va devenir sa capitale favorite, d’autant qu’il est de plus en plus difficile de promener çà et là des services centraux de plus en plus lourds. Aix-la-Chapelle va donc apparaître comme le centre de l’univers carolingien, le lieu où il fait bon vivre auprès d’un monarque dont le règne est exceptionnel.

 

L’administration

 

Pour instaurer et maintenir une cohésion indispensable dans un empire aussi hétérogène et divers que le sien, Charlemagne a imposé à peu près partout une administration reposant sur deux piliers : le comte (aux frontières, le marquis) et les missi dominici. Chaque territoire est donc administré par un « compagnon » du souverain, un comte, choisi généralement au sein d’une grande famille franque. Il est nommé par l’empereur, reçoit de lui, avec sa charge, le domaine devant assurer sa subsistance et celle de sa famille et peut être révoqué par lui. Ses pouvoirs, qui sont comme une délégation de ceux du souverain, comprennent le maintien de l’ordre, l’exercice de la justice, les services militaires, les travaux publics. Il lève les impôts et assure l’exécution des capitulaires (ordonnances) impériaux. Il peut lui-même en édicter pour son comté. Il perçoit un casuel, en particulier un pourcentage sur les peines pécuniaires que son tribunal prononce, des taxes particulières, et compte surtout sur les revenus du domaine qui lui est alloué et les corvées qu’il peut imposer à ceux qui y travaillent.

Le comte est assisté d’un vicomte nommé par l’empereur sur sa proposition et d’autres fonctionnaires subalternes tels que vicaires. Le vicomte et ces derniers exercent les responsabilités que leur délègue le comte dans la gestion du « pays ». Chacun d’eux peut recevoir un domaine à titre précaire.

Cependant, comté et diocèse ayant souvent les mêmes limites, les attributions et pouvoirs de l’évêque, nommé en fait par le souverain et dépendant de lui, entrent parfois en concurrence avec ceux du comte, d’autant que Charles le Grand, selon les cas et les personnalités, peut privilégier l’un ou l’autre de ses représentants. En dépit des distinctions qui séparent, en principe, pouvoir temporel et pouvoir spirituel, il considère ses évêques comme des administrateurs à peine différents des autres.

 

Les missi dominici

 

Pour bien tenir en main ses royaumes, l’empereur dispose d’un instrument redoutable et redouté, l’« envoyé du maître », le missus dominicus, plus connu sous sa forme au pluriel missi dominici, car ils vont presque toujours par deux : un comte et un évêque (ou un abbé). Le souverain leur assigne pour chacune de leurs inspections un territoire sur lequel ils ont plein pouvoir pour tous les problèmes de gestion et d’administration, de justice, de conscription, de propriété, d’imposition, de statut personnel et même pour les affaires ecclésiastiques. Les missi dominici doivent non seulement procéder aux enquêtes et vérifications nécessaires, mais encore se saisir des litiges portés devant eux, soit pour les juger eux-mêmes, soit, s’ils dépassent leur compétence, pour en référer au tribunal de l’empereur. Ils ont le pouvoir de dessaisir les juridictions comtales et locales pour déférer les causes devant eux-mêmes. Ces pouvoirs, très étendus, des missi sont définis par des ordonnances (capitulaires) portant le sceau du souverain.

 

LA SOCIÉTÉ

 

LES PUISSANTS

 

La société carolingienne comporte fondamentalement deux catégories de personnes : les puissants et le peuple. Les puissants constituent une aristocratie qui fournit à l’empereur Charles son haut personnel laïque et religieux : dignitaires de la cour, généraux, comtes et marquis, évêques et abbés… Ils sont généralement, mais pas nécessairement, d’origine franque ; beaucoup sont apparentés, fût-ce lointainement, au souverain. Ils sont à la tête de domaines qui peuvent atteindre de grandes dimensions, des milliers et même des dizaines de milliers d’hectares lorsqu’il s’agit de parents et proches de l’empereur, de grandes familles et de puissantes abbayes, sans parler des biens de la Couronne.

Le système de la vassalité s’est développé rapidement sous les Carolingiens. Le vassal doit fidélité et service à son seigneur qui, en retour, est dans l’obligation de lui assurer subsistance et protection. Tous les seigneurs de quelque importance se sont ainsi entourés de vassaux sur lesquels ils comptent pour maintenir et renforcer leur position. Les rois carolingiens, Charles lui-même, ont constitué un réseau de vassaux directs, dits « vassaux du maître », à leur disposition constante et immédiate, dans la paix comme dans la guerre. Ceux-ci d’ailleurs sont souvent liés à la famille régnante par des liens de parenté ou encore se sont distingués dans les combats au côté du souverain. Ils disposent de domaines qui leur ont été attribués comme « bénéfice » et sur lesquels ils peuvent exercer certains droits de justice.

 

Le manse

 

Au centre du système agraire se situe le manse (de mansion : maison), ensemble de labours et de pâturages, comprenant aussi verger, potager, bois et taillis, et naturellement demeure, étable, grange… d’une surface jugée suffisante pour la vie d’une famille. Sa superficie varie considérablement d’un pays à l’autre, d’un site à l’autre. Elle tourne autour de dix bonniers, un bonnier valant très approximativement un hectare et quarante ares, soit 14 000 m2.

 

Le domaine seigneurial

 

Le domaine dont dispose un maître, par exemple un comte, comporte, en général, deux sortes de terres : celles qu’il fait cultiver directement, par des esclaves notamment, celles qu’il confie à des colons auxquels il accorde des tenures. Les tâches artisanales sont souvent assurées dans les extensions de la villa seigneuriale par des esclaves. Il en va de même des besognes domestiques, de l’entretien, du service des étables et écuries, etc.

 

LE PEUPLE

 

Le peuple, lui, ne comprend, en principe, que deux sortes de personnes : les libres et les non-libres. Les premiers disposent donc librement d’eux-mêmes et de leur famille. Les autres, colons et esclaves, sont soumis à des contraintes plus ou moins rudes selon leur état… et selon les dispositions de leurs maîtres.

 

Les hommes libres

 

Ils prêtent serment à l’empereur, lui doivent le service militaire (l’ost), peuvent participer à sa justice. Chaque année, le souverain, par l’intermédiaire des autorités locales et des missi, convoque à ce service armé un pourcentage de mobilisables qui dépend des campagnes envisagées. L’endroit où le rassemblement doit s’effectuer s’appelle Champ de Mai car la revue des troupes a lieu en ce mois-là.

Chaque homme doit se présenter avec son cheval et ses armes à savoir une épée longue, une épée courte, une lance, un écu (bouclier), un arc et douze flèches, et pour les chefs, en outre, une broigne (cuirasse de cuir couverte de plaques de métal) et un casque. Il doit amener avec lui trois mois de vivres. Le tout est à ses frais et représente environ cinq sous d’or, somme considérable. Il faut quatre manses environ pour pourvoir à l’équipement d’un combattant. Ceux qui les possèdent sont mobilisables. Ceux qui ne les possèdent pas s’associent et l’un d’eux peut être appelé pour l’ost. Dans les comtés une partie du contingent peut aussi être affectée, notamment par les missi, à la constitution d’une garde locale.

Les hommes libres cherchent souvent à échapper à cette obligation du « ban de l’ost » qui pèse lourdement sur eux (Charlemagne a mené plus de cinquante campagnes en quarante-six années de règne). Mais les dispenses sont rares. Certains essaient de monnayer une exemption auprès des services du comte, de payer un remplaçant ou de se faire engager dans la milice du lieu. Mais l’ost est, du temps de Charlemagne, sous une surveillance rigoureuse. Les dérobades sont lourdement sanctionnées : amende de soixante sous d’or, servitude pour les insolvables. Quant à la désertion, elle est punie de mort.

La classe des hommes libres est extrêmement composite. Elle comprend aussi bien des artisans et commerçants que des paysans, des habitants des villes que des campagnards. Les cultivateurs libres disposent d’au moins un manse. Mais ils peuvent acquérir d’autres terres ou en prendre en location. Certains, à la tête de nombreux manses, deviennent de petits hobereaux. D’autres végètent, menacés par l’avidité des puissants qui cherchent à s’approprier tout ou partie de leurs biens, voire à les réduire à l’état de colons, usant parfois, à cette fin, de leurs pouvoirs de manière abusive.

 

Les colons

 

Leurs origines sont fort diverses. Il peut donc s’agir d’anciens hommes libres, endettés par exemple, et obligés de ce fait d’accepter la tutelle d’un seigneur ; il peut aussi s’agir d’affranchis. Ils vivent sur des tenures qui leur sont confiées pour mise en valeur.

Parfois les colons disposent d’un manse, et même davantage, par famille, parfois chaque manse est divisé en tenures plus ou moins fécondes. Il arrive que trois ou quatre familles soient installées sur un seul manse. Ainsi les conditions de vie de ces colons sont fort diverses, dépendant de la valeur des tenures et des charges qui pèsent sur ces hommes attachés à la terre.

 

Les esclaves

 

Ils demeurent nombreux car les conquêtes et les déportations en génèrent toujours de nouveaux. Sont esclaves les prisonniers de guerre, ceux qui sont nés de parents esclaves, voire d’un seul parent, ceux qui ont été condamnés pour dettes ou autre délit jugé grave et réduits en servitude, ce qui engendre d’ailleurs de nombreux abus judiciaires.

Les esclaves n’ont aucun droit. Ils sont soumis entièrement aux tâches et contraintes que leur maître leur impose. Celui-ci peut rompre à sa guise leurs unions matrimoniales, enlever les enfants à leurs parents. Les uns et les autres peuvent être vendus séparément. Ils peuvent être châtiés selon l’humeur de leur possesseur, encore que l’Église s’efforce dans ce domaine de prêcher la modération.

Aux esclaves sont donc confiées, dans la villa seigneuriale, les besognes artisanales, les tâches domestiques, etc. Ils mettent en valeur le domaine propre du maître. Cependant, du temps de Charlemagne, nombreux sont ceux qui, affranchis ou non, sont « casés », c’est-à-dire reçoivent maison et tenure, ce qui les assimile à des colons.

En somme, le statut des uns et des autres est moins rigide que les apparences juridiques pourraient le laisser croire, des glissements vers « le haut » ou « le bas » étant susceptibles d’intervenir sans cesse. Ce qui ne change guère, ce sont les redevances et services que doivent au maître tous ceux qui vivent sur une tenure : des volailles et des œufs, du bétail et du lait, du grain, des légumes, du vin, du foin et même de petites sommes d’argent. Il leur faut assurer les labours, l’ensemencement, l’engrangement, la fenaison, la garde des troupeaux… ainsi que les charrois de toutes sortes, souvent même la vente au marché rural, et en outre participer aux travaux de gros œuvre et d’entretien des voies de communication, etc.

 

LA FISCALITÉ

 

Les hommes libres sont astreints à l’impôt (ce qui ne veut pas dire que les colons y échappent forcément). En fait, la perception des impôts directs dus au trésor impérial est très irrégulière et dépend souvent du comte qui en assure la collecte. Ils consistent en un cens (soit par personne, soit sur les biens), lequel tend à disparaître. Ce n’est pas le cas de la dîme qui est au bénéfice exclusif de l’Église et qui est perçue sans défaillance.

Les ressources fiscales essentielles proviennent des tonlieux, qui sont des droits sur les transports par route ou par eau, sur le passage des ponts et des écluses, sur l’accès aux marchés, etc. Il ne s’agit en principe que de taxer le commerce. En fait, ces tonlieux, perçus sur place par des agents souvent avides, donnent lieu à de fréquents abus et font l’objet de récriminations populaires.

Mention à part doit être faite des « dons » que la Couronne demande aux puissants, sorte d’impôt sur la fortune réputé volontaire, en fait obligatoire. L’empereur peut aussi compter, outre les revenus de ses domaines, sur les bénéfices provenant de la frappe des monnaies, laquelle est effectuée en plusieurs villes du royaume, et sur les droits de chancellerie. Le souverain conserve comme biens propres le butin des guerres, ce qui lui permet de récompenser les fidélités et les courages.

 

LA JUSTICE

 

La justice ne concerne guère que les hommes de statut libre, les autres étant presque entièrement soumis à l’arbitraire de leurs maîtres. Il n’existe pas de code valable pour tous et par tout l’empire. Chacun doit être jugé selon son statut, celui que lui confère son appartenance ethnique : les Francs saliens sont soumis à la loi salique, les Burgondes à la loi gombette établie par leur roi Gondebaud… en 502, les Gallo-Romains au droit romain, etc. Cette personnalité des lois entraîne une grande diversité des peines et suppose chez les juges une connaissance étendue des droits et des coutumes.

 

Le plaid comtal – Le ban impérial

 

En matière de justice, le comte, dépositaire de l’autorité impériale, occupe une place essentielle. Devant son tribunal viennent toutes les causes majeures, notamment les affaires criminelles, les autres étant du ressort de subordonnés, vicaires ou centeniers. Ce tribunal, le « plaid » comtal, est composé, outre le comte lui-même, d’assistants appelés « rachimbourgs » ou en latin boni homines qu’on traduira par « prud’hommes » ou « notables ». Peu à peu ils sont remplacés, en raison de la complexité du droit, par un corps de magistrats professionnels, les scabini, scabins ou échevins, qui éclairent le jugement du comte.

Tout délit ou crime doit être porté devant le tribunal par un plaignant sauf lorsque l’autorité de l’empereur et les intérêts de l’empire sont en cause, auquel cas le plaid comtal s’en saisit de lui-même. Il en est ainsi lorsqu’il y a infraction au « ban » impérial, c’est-à-dire aux ordres proclamés du souverain et qui concernent notamment les atteintes à l’ordre public et au bien d’autrui, les rapts, la fraude monétaire et fiscale, la désertion, etc. Il s’agit donc d’un domaine judiciaire très étendu et qui d’ailleurs continue à s’étendre.

 

La procédure judiciaire

 

Quant à la procédure, elle demeure fondée largement sur les déclarations sous serment et les témoignages (les faux serments et le parjure étant châtiés sévèrement), sur l’aveu, pouvant, en certains cas, être obtenu par la torture, et, si nécessaire, sur le jugement de Dieu, l’ordalie. L’accusé peut subir alors l’épreuve des braises ardentes, de l’eau bouillante… Lorsque deux justiciables soutiennent des opinions radicalement contradictoires, on peut recourir au duel judiciaire, Dieu étant censé soutenir le juste ; le vainqueur est innocenté, le vaincu, s’il n’est pas mort, condamné. Erwin le Saxon, quant à lui, fait partie d’une école nouvelle qui commence, parallèlement aux procédures traditionnelles, à utiliser les enquêtes pour déterminer innocence ou culpabilité. Il est vrai qu’il dispose, pour ce faire, de toute l’autorité d’un « envoyé du souverain ».

Car les missi dominici possèdent des droits de justice étendus. Ils peuvent présider le tribunal du comté ou convoquer des assises exceptionnelles. Ils peuvent juger tous les représentants de l’empereur sur leur territoire de mission, casser une sentence du comte et faire venir devant eux une cause en appel. Eux seuls peuvent trancher les litiges successoraux… Lorsqu’il s’agit d’affaires d’importance, mettant notamment en cause des Grands de l’empire, ils peuvent décider de les porter devant le tribunal de l’empereur. Celui-ci juge en dernier recours, y compris pour les causes qui n’ont pas été tranchées par les tribunaux ecclésiastiques. Le souverain ne préside lui-même ce tribunal impérial que pour les affaires majeures ou qu’il juge telles.

 

Les condamnations

 

Selon le principe général, les condamnations, quand il s’agit d’hommes libres, consistent en paiement de compensations en argent sanctionnant délit, agression et même meurtre. Leur montant, selon un tarif détaillé et précis, est proportionnel à la gravité des dommages, blessures ou meurtre. Il est d’autre part fixé en fonction du statut social de la victime. Chacun a sa valeur pécuniaire, son wergeld. Plus on est « grand », plus on vaut cher, mieux on est protégé. Cependant, surtout lorsque l’accusé n’est pas un homme libre, ou encore quand le crime est jugé exceptionnellement grave, des peines beaucoup plus lourdes peuvent être prononcées : réclusion dans un monastère, servitude, châtiments corporels, yeux crevés… et la mort sous des formes plus ou moins cruelles. Il faut noter que dans les cas où une amende est infligée par le tribunal du comte, celui-ci en retient une fraction comme rétribution de ses services, ce qui explique qu’il ait facilement la main lourde.

 

LA VIE QUOTIDIENNE

 

La vie quotidienne, en ce début de IXe siècle, combine les mœurs et coutumes héritées du passé gallo-romain et celles des peuples envahisseurs, avec les dures nécessités du temps qui sont les effets des dommages, dévastations et pénuries produits par des guerres incessantes, encore que le règne de Charles ait apporté des améliorations. Ces éléments disparates ont fini par produire une civilisation originale, esquisse de la société féodale et qui s’exprime dans l’habitat, le vêtement, la nourriture et différents usages autant que dans les domaines politique, judiciaire et culturel.

Nous rappellerons seulement ici que, concernant le temps, le jour est divisé en deux fois douze heures. Les douze heures de la journée sont comptées du lever au coucher du soleil, celles de la nuit du coucher au lever, et cela quelles que soient la latitude et la saison. Elles varient donc en durée d’un jour à l’autre, d’un lieu à un autre. Pour mesurer le temps, les carolingiens disposent de cadrans solaires, de sabliers et d’horloges hydrauliques plus ou moins complexes. Trois collations ou repas jalonnent la journée, le déjeuner au petit matin, le dîner à midi et le souper à la tombée de la nuit.

Quant aux distances, nous les avons exprimées en lieues, unité d’origine gauloise, en décidant, très arbitrairement, que chacune valait à peu près quatre kilomètres. Pour les longueurs, nous avons compté trois pieds au mètre…

Concernant les aspects essentiels de la vie quotidienne, l’auteur espère que le récit lui-même aura su la faire revivre. Dans le monde dur et cruel qu’est restée la société carolingienne, elle préfigure et éclaire ce que sera le monde féodal. Elle explique aussi certains traits de notre propre civilisation qui est, de la Renaissance carolingienne, en ce temps de construction européenne, l’héritière très lointaine.

 

*

* *

 

Je voudrais exprimer ici mes remerciements à M. Jean-Pierre Soisson, maire d’Auxerre, et à Mme Monique Ragon, son chef de cabinet, qui ont facilité considérablement les recherches que j’ai entreprises pour recueillir la documentation nécessaire à ce récit.

Ils vont aussi à Mme Maillard, attaché de conservation du patrimoine aux archives départementales de l’Yonne, et à Mme Michaut, conservateur de la bibliothèque municipale d’Auxerre, pour leur aide efficace et leurs conseils précieux.