CHAPITRE IV
Alors que Timothée se dirigeait vers la Taverne du Cygne d’Or pour y prendre son déjeuner, il fut accueilli, non loin de la résidence de la mission, par les huées d’un petit groupe d’hommes qui le traitèrent d’« étranger maudit », de « sale Levantin », de « suppôt du démon » et de « porte-malheur », invectives plutôt distinguées en somme, mais qui, pensa-t-il, n’en étaient pas moins surprenantes. Comme il s’avançait, l’air très décidé, vers ses insulteurs, ceux-ci, bien qu’ils fussent en nombre, s’éloignèrent rapidement, évitant tout affrontement comme toute explication. Leur zèle diffamatoire ne semblait pas très opiniâtre.
Arrivé chez maître Gérard, il fit venir ce dernier à sa table et lui narra l’incident.
— A ce que je vois, commenta l’aubergiste, le comte Ermenold n’a pas tardé à lâcher ses chiens.
Le Grec, du regard, l’invita à poursuivre.
— Tu peux bien imaginer, expliqua Gérard, que la nouvelle de sa disgrâce n’a pas tardé à se répandre, surtout que la visite du comte Childebrand dans les locaux de justice n’a pas été excessivement discrète. Étant donné que les façons d’agir du comte d’Auxerre et de ses créatures ont provoqué bien des mécontentements, beaucoup, en cette ville, ont fait des gorges chaudes de ses déboires… J’ai reçu hier soir son bouteiller qui vient quelquefois chez moi pour se procurer des vins de qualité. Comme il avait l’air tout retourné, j’ai bien compris qu’il s’était passé quelque chose de grave. C’est lui qui m’a appris la décision que tes maîtres avaient arrêtée. Plus d’enquête pour le seigneur Ermenold ; les missi dominici prenaient l’affaire en main ! Il en était vert de rage… Une colère épouvantable ! Le souper a été un enfer : tout était à vomir, la viande avariée, les tourtes brûlées, le poisson pourri et les vins aigres. Il jetait tout par terre… Il fit fouetter sous ses yeux un malheureux marmiton… Puis, après s’être levé de table, toujours aussi furieux, il dispensa force coups de pied à celui-ci ou à celle-là – mon pauvre bouteiller n’y échappa pas – et il s’enferma dans son bureau avec un certain Bigaud, que je connais pour être le chef des mouchards et des meneurs à sa solde. D’où, sans nul doute, ce qui vient de t’arriver.
— Je le pense aussi.
— Mais, si tu veux mon opinion…
— Je la veux !
— … ils ne vont pas en rester là. Votre chemin va être jalonné d’embûches.
— Bien vu, l’ami, si bien vu même que tu dois pouvoir nous aider à les éviter… Rassure-toi, rien de dangereux à entreprendre, ni même de compromettant. Avant tout, des oreilles attentives et une ouïe fine.
— Mes oreilles te sont tout acquises. Quant à aller vraiment à la pêche aux renseignements… N’oublie pas que la vie d’un aubergiste comme moi se déroule au vu et au su de tous, et qu’entre les approvisionnements, les livraisons, la cuisine, le soin de la clientèle, le service des dortoirs et des chambres, la conduite et la surveillance des serveurs, servantes, marmitons et autres domestiques, bref, j’en passe, je n’ai plus un instant à moi. Ma femme s’en plaint assez…
— D’autant que tu dois t’égarer parfois dans d’autres lits que le sien.
— Moi ? Jamais ! s’écria maître Gérard. Mais je voulais te dire qu’à défaut de te rendre moi-même les services que tu réclames, je connais quelqu’un qui pourra t’être d’un grand secours… pour toi, pour tes maîtres. C’est quelqu’un qui sait beaucoup de choses pour avoir beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup médité, quelqu’un qui sera certainement disposé à servir les missionnaires du roi…
— … de l’empereur Charles…
— … de l’empereur, oui, quelqu’un de discret, quelqu’un qui se contentera de ce que lui offrira la générosité… impériale.
Timothée caressa son collier de barbe et répondit :
— En terminant cette excellente caille, je vais réfléchir à tout cela. Si je pense utile de recourir à cette merveille, je te le ferai savoir sans tarder.
La veille, tous ceux qui habitaient la résidence des Nibelung d’Auxerre, les nobles comme les humbles, les libres comme les esclaves, s’étaient formés en cortège sous la direction de Frébald lui-même pour aller au-devant du modeste véhicule qui ramenait la dépouille mortelle de Malier et, ensuite, pour lui faire escorte jusqu’à la chapelle. Timothée n’entendit que plaintes et lamentations, imprécations et cris de vengeance. Frébald et sa descendance conduisaient le deuil. Luce, la veuve de l’intendant, derrière la lugubre charrette, n’était qu’un sanglot.
Dans de telles conditions, le Grec n’avait même pas songé à se mettre en quête de témoignages, ou à recueillir des informations. Tout au plus avait-il pu observer que le chef des Nibelung montrait un visage sombre, apparemment préoccupé, voire inquiet. Quant au meurtre, un examen, même rapide, du cadavre avait permis à Timothée de constater que Malier avait été tué à coups de dague : trois blessures au dos, larges, profondes, avaient entraîné la mort, un trépas rapide sans nul doute. Pas plus pour lui que pour Wadalde, le corps ne présentait de meurtrissures laissant supposer qu’il y avait eu un affrontement.
En somme, sauf en ce qui concernait cet aspect de l’assassinat, cette première récolte de renseignements n’avait à peu près rien fourni. C’est pourquoi Timothée avait décidé, avec l’accord des missi, de revenir au matin à Escamps, pour interroger la veuve de Malier et pour avoir une entrevue avec Frébald.
Luce, qui avait passé la nuit à veiller la dépouille mortelle de son époux, exposée dans la nef de la chapelle, accepta, malgré sa fatigue et son chagrin, de recevoir l’assistant des missi qui se présenta à elle comme « serviteur de la vérité et de la justice ». Les yeux rougis par les pleurs, le visage ravagé par la douleur, elle rassembla son courage pour répondre, avec calme, aux questions de Timothée. Son époux, précisa-t-elle, avait quitté leur demeure avant l’aube, ce qui lui arrivait quand il se rendait sur des manses éloignés, mais sans se faire accompagner par un serviteur, ce qui était peu fréquent, et à pied, ce qui l’était encore moins. Il ne lui avait indiqué ni où il allait, ni quelle était la raison de son déplacement. Elle ne possédait aucun indice lui permettant d’imaginer qui il avait pu rencontrer.
Après une courte pause, le Grec lui demanda :
— Ces jours derniers, t’a-t-il paru changé, songeur, préoccupé, tourmenté par quelque secret ?
D’une voix lente, Luce énonça :
— Tourmenté ?… Oui, c’est cela, tourmenté… et très exactement depuis le moment où il apprit le meurtre…
Ce mot déclencha une crise de larmes. Elle poursuivit avec peine :
— … depuis le meurtre de Wadalde. Il y avait de quoi l’être… assurément. Mais il a dû y avoir autre chose… et de plus grave que – comment dire ? – que les craintes qu’un tel assassinat pouvait… susciter, en général… Me comprends-tu ?
— Parfaitement ! Tu veux dire : quelque chose qui le regardait lui, particulièrement, personnellement, quelque chose, peut-être, de dangereux, pour lui, pour toi, pour tes enfants ?
— C’est un sentiment que j’avais… comme cela. Je ne pourrais rien dire de plus… Je l’ai interrogé, bien sûr, et à plusieurs reprises… Il m’a répondu que je me faisais des idées, qu’il était normal de considérer la mort de Wadalde comme source de complications et de difficultés. J’insistai, je lui demandai s’il redoutait quelque chose pour lui, pour nous ; il a ri et m’a tenu des propos qu’il voulait rassurants.
Elle serra les poings.
— Mais j’ai su à l’instant qu’il mentait pour ne pas m’alarmer.
— Pardonne-moi de te poser encore cette question : crois-tu que ton époux ait eu des raisons de craindre pour sa vie même, se sentant directement menacé ?
— Je ne pourrais te le dire. Mais, moi, je savais. La nuit précédente, j’avais rêvé de sept corbeaux qui prenaient leur vol vers la gauche en direction d’un marécage où grouillaient des serpents. Avertissement de mort !… Et puis ce meurtre atroce, diabolique disent certains, dont a été victime Wadalde. Je lui ai parlé, je lui ai demandé de ne rien entreprendre de ce qu’il avait prévu… Je l’ai supplié ! Ah ! s’il m’avait écouté, s’il m’avait cru, s’il… peut-être, aujourd’hui, serait-il encore là, à mes côtés, à cette place où tu te tiens ! Et moi, allant vers lui…
Elle ne put terminer et éclata en sanglots. Le Grec appela une servante pour qu’elle soutienne et réconforte sa maîtresse, épuisée de fatigue et de chagrin, puis il se retira après lui avoir donné l’assurance que « justice serait faite ».
Frébald, qui avait été prévenu de son arrivée, reçut Timothée dès que celui-ci eut quitté la demeure de Malier. Comme l’assistant des missi lui présentait leurs condoléances, le seigneur des Nibelung déclara sur un ton qui exprimait sa peine et son souci :
— Voici donc où nous en sommes : Malier assassiné ! Un meurtre sournois, répondant peut-être dans l’esprit de son auteur à un assassinat atroce, celui de Wadalde, qu’aucun d’entre nous cependant n’a commis.
— Car il ne fait aucun doute pour toi que celui qui a tué ton intendant est un Gérold ? demanda le Grec.
— Sinon qui d’autre ? Puis-je faire observer que la cressonnière de Diges est située non loin de Pourrain, qui est à eux, qu’un cavalier a quitté hier matin vers la troisième heure le bois qui entoure cette cressonnière…
— Oui, mais il se dirigeait vers cette résidence-ci.
— Cela ne prouve rien ! Quant aux raisons ou plutôt aux prétextes qui ont pu pousser les Gérold à s’en prendre à l’un de chez nous, ils ne sont pas difficiles à deviner. Quant à ce meurtrier, aperçu mais, hélas ! non reconnu…
— Un instant ! coupa Timothée. Aucun des Gérold, que je sache, n’a encore avoué quoi que ce soit. Pour ce qui est du cavalier mystérieux, si on peut se demander quelle part il a pu prendre à l’assassinat de Malier, rien ne l’accuse jusqu’à présent, rien, d’ailleurs, ne permet d’affirmer qu’il s’agissait d’un Gérold ou d’un homme obéissant aux ordres d’Isembard. Il court d’ailleurs, concernant cet homme et son cheval, mille fables.
— … auxquelles tu n’accordes aucun crédit, je veux croire… Alors ? L’assassin de mon intendant… qui d’autre qu’un Gérold ou un sicaire à leur solde ?
— On pourrait imaginer bien d’autres motifs que la vengeance et bien d’autres criminels qu’un Gérold !
— Je n’en vois pas, et je m’étonne qu’un assistant de ces missi si soucieux de justice qu’ils viennent, m’a-t-on dit, d’enlever au comte Ermenold la conduite des enquêtes…
— C’est exact ! confirma au passage le Goupil.
— Je dois avouer, admit celui-ci, que je n’avais aucune confiance en l’équité du comte d’Auxerre, car c’est un homme sot, partial, brutal…
— Je ne sais s’il est ce que tu dis. Mais si mes maîtres lui ont retiré enquête et jugement, c’est uniquement en raison de la qualité des victimes et des éventuels plaignants, ce qui est procédure courante.
— Sans doute, reprit Frébald quelque peu irrité par cette nouvelle mise au point. Il n’en reste pas moins que si des missionnaires du souverain, dont on vante en tout lieu la perspicacité et l’efficacité, refusent, dès le début de leurs investigations, par un préjugé incompréhensible…
— Seigneur, dit sèchement Timothée, conservons les uns et les autres notre calme ! Il n’y a, concernant l’enquête, aucun préjugé et, concernant le crime lui-même, aucune évidence ; si quelqu’un devait être mis en cause au sujet de ces investigations, ce ne pourrait être que moi en tant qu’assistant des missi dominici, en aucun cas un de mes maîtres. Gardons-nous donc de tout excès de langage !… Un instant !… Je désirerais te rappeler d’autre part que les représentants du souverain t’ont signifié par deux fois qu’ils voulaient rencontrer Malier et qu’ils n’ont pu y parvenir, car il était prétendument au loin. Je me suis renseigné…
— Comment, tu t’es renseigné ! Dans mon dos !
— J’accomplis les tâches qui me sont confiées. J’ai appris qu’une fois au moins il était bel et bien présent en cette résidence. Pourquoi a-t-on empêché qu’il comparaisse ?… Te souviens-tu de ce que tu as répondu à l’abbé Erwin quand il t’a parlé des conflits qui opposent Nibelung et Gérold ? Tu as soutenu que tu ne t’en occupais pas personnellement et que, pour toutes ces affaires, tu te fiais à Malier.
— Il en était bien ainsi.
— Donc, si une rencontre a eu lieu au Gué du diable entre un émissaire d’Isembard, qui s’est révélé être Wadalde, et quelqu’un de chez toi, ce quelqu’un a pu être Malier. Est-ce plausible ?
Comme Frébald hésitait à répondre, Timothée répéta :
— Est-ce plausible ?
— Oui, admit à contrecœur le chef des Nibelung. C’est plausible. En tout cas, je n’ai été au courant de rien.
— Soit… Cependant…
Le Grec lissa son collier de barbe et laissa un instant la phrase en suspens.
— Cependant, s’il est plausible que Malier se soit rendu à ce gué, pourquoi ne serait-il pas le meurtrier ?
— Rien n’est impossible… Mais Malier ? Tuer un Wadalde ? Et d’abord, pourquoi l’aurait-il fait ?
— Je n’en sais rien, répondit Timothée, mais tenons-nous-en à l’essentiel : un, le règlement des différends, opposant les deux familles, était bien du ressort de Malier, oui ?
— Combien de fois devrai-je le dire ?
— Deux, il était peut-être présent à ce gué sur l’Ouanne, n’est-ce pas. Alors…
Le Goupil dévisagea le seigneur des Nibelung et enchaîna avec un léger sourire :
— … Alors je ne peux m’empêcher de penser que si ton intendant était coupable du meurtre de Wadalde – ce qui innocenterait tout autre –, cette incrimination d’un homme aujourd’hui mort te procurerait quand même un grand soulagement. Est-ce que je me trompe ?
— Malier n’a pu tuer Wadalde.
— Seigneur, tu as réaffirmé cela avec un manque de conviction qui me confirme que sa culpabilité t’arrangerait bien.
Le frère Antoine, afin de bien marquer le caractère officiel de sa démarche, avait demandé à deux gardes de l’accompagner jusqu’à la résidence de Luchy, où il fut accueilli par Badfred qui le conduisit auprès de son père.
— Je dois t’avouer sans ambages ma perplexité, déclara d’emblée le seigneur des Gérold, non quant à l’assassinat ignoble de Wadalde, car à qui l’attribuer sinon aux Nibelung ?
— C’est là une opinion, sans plus, dit le moine, tout en refusant un gobelet de vin qui lui avait été servi.
— Mon siège est fait, dit Isembard. Quant au meurtre de Malier, j’avoue ne pas comprendre. Certes, la manière dont on a fait périr Wadalde est exécrable, mais la vengeance doit aujourd’hui céder la place à la justice. Je l’ai souligné avec force. Je suis certain d’avoir été entendu par tous les miens.
— Malier n’en a pas moins été assassiné.
— Assurément et je ne m’en réjouis pas. Admettons un instant que quelqu’un ait voulu tirer vengeance, malgré tout, du meurtre de Wadalde. Est-ce à Malier qu’il s’en serait pris ? On le connaissait pour homme d’écritoire, vétilleux, habile, retors même… Pour combattant expert et valeureux ? Certainement pas ! Plutôt couard en vérité. Difficile, dans ces conditions, de lui attribuer un crime, odieux sans doute, mais audacieux, car Wadalde n’était pas un mouton qu’on égorge sans risque.
— Je te le répète : Malier n’en a pas moins été tué. Alors… par qui ?
Isembard fit mine d’hésiter, puis il se décida :
— Qui ?… Je n’ai finalement trouvé qu’une explication : Malier détenait un secret et c’est pour cela qu’il a été supprimé…
— C’est-à-dire ?…
— C’est lui qui avait pris l’initiative de pourparlers. A je ne sais quelle occasion, il était entré en contact avec Benoît, mon propre intendant. Ils sont convenus de tractations préalables, d’un jour, d’une heure, d’un lieu…
— Curieuse idée, soit dit en passant, de choisir pour un rendez-vous ce Gué du diable.
— Benoît, je crois, a choisi ce lieu parce que le gué lui-même et le bout de chemin commun qui y conduit constituent, en quelque sorte, un terrain neutre.
— Soit ! Et qui devait te représenter ?
— J’avais choisi Robert, mon demi-frère, et avais exclu Wadalde en raison des propos qu’il avait tenus concernant Frébald et Adelinde.
— C’est pourtant bien Wadalde qui s’est finalement rendu à ce gué !
— Oui et, sincèrement, je ne sais pas pourquoi. J’ai interrogé mon frère à ce sujet, et sans ménagement, tu peux me croire. Il m’a assuré que Wadalde avait insisté pour assumer cette mission à sa place et qu’il avait fini par se laisser convaincre.
— Sans te demander ton accord, sans même t’en avertir ? s’étonna le moine. Voilà qui est, pour le moins, singulier. Enfin… je suppose que ton frère nous confirmera tout cela.
— Sans nul doute. Cependant, je ne peux m’empêcher de penser que, sans le vouloir, mon frère a sauvé sa vie en acceptant que Wadalde aille à sa place à la rencontre d’un meurtrier.
— Oh là ! N’allons pas si vite en besogne ! Robert a-t-il sauvé sa vie en agissant de la sorte ? Cela n’a rien d’évident. Peut-être le meurtrier en question s’en est-il pris à Wadalde parce que c’est Wadalde qu’il voulait tuer et n’aurait-il pas agressé Robert !
— Tu penses à la diatribe de Wadalde contre Frébald et Adelinde ?
— Pourquoi pas ! Mais venons à un point important : Malier a-t-il su qui, de Robert ou de Wadalde, devait te représenter ?
— Il n’avait pas à l’être.
— Et, de ton côté, as-tu appris qui les Nibelung avaient désigné ?
— Pas davantage.
— Dans ces conditions, pourquoi pas Malier ?
— Je ne le pense pas, répliqua Isembard. En revanche, Malier a forcément connu, lui, le nom de celui qui devait représenter les Nibelung, donc – cela ne fait aucun doute pour moi – le nom du meurtrier de Wadalde. Il ne l’a pas révélé parce que ses maîtres lui ont interdit de parler.
— Et ce serait pour l’empêcher de divulguer son secret qu’on l’aurait tué ? s’écria le frère Antoine.
— J’ai examiné et réexaminé les raisons possibles de l’assassinat de Malier et je n’ai pu aboutir à une autre conclusion… Oui, qui d’autre qu’un Nibelung ou un meurtrier stipendié… ?
— Je veux croire, dit le moine à mi-voix, que tu as mesuré la gravité de tes accusations.
— Ce meurtre de Malier, on ne s’est pas privé, déjà, de nous le mettre sur le dos, j’en suis sûr, alors que tout les désigne eux, pas nous.
— Libre à toi de témoigner comme tu l’entends. Je rapporterai aux missi dominici tes propos le plus exactement possible. Rien n’en sera divulgué avant jugement.
Après avoir pris congé du seigneur des Gérold, le frère Antoine, chevauchant sa robuste monture, s’éloigna de Luchy sans hâte, escorté solennellement par ses deux gardes en armes, en direction d’Auxerre. Quand il fut arrivé hors de vue, il saisit sa gourde suspendue à la selle, et s’accorda une voluptueuse gorgée de vin. Puis, ayant consulté cet oracle, il se plongea à nouveau dans ses réflexions.
Doremus, à la différence de Timothée, pouvait aisément se faire passer pour un marchand ou un voyageur d’humble origine. Il lui suffisait pour cela de se vêtir d’une chemise et d’une culotte de tissu grossier, de chausser ses pieds de souliers de marche et de dissimuler sous une capuche sa calvitie qui aurait pu le faire reconnaître. Le fait qu’il maîtrisait les dialectes bourguignons et savait user d’un parler populaire lui facilitait la tâche évidemment.
Dès le matin, l’ancien rebelle, ainsi déguisé, commença à parcourir les rues de la ville, à fréquenter ses boutiques et ses marchés, à faire des haltes dans les tavernes. Il pouvait, s’il le désirait, se tasser, se voûter, effacer toute expression de son visage, éteindre son regard et devenir un de ces personnages si ternes qu’on n’arrive pas à en conserver le moindre souvenir. Il pouvait aussi jouer celui qui a eu des malheurs, qui s’exprime d’une voix lasse avec de longs silences douloureux, l’esprit ailleurs. Dans l’un et l’autre cas il parlait peu pour écouter beaucoup. Mais il savait au besoin bavarder comme un colporteur, passer du coq à l’âne et parsemer son propos de plaisanteries dont il était le premier à rire aux éclats. Dans ce cas, il parlait beaucoup mais n’écoutait pas moins.
Tendant l’oreille ou suscitant bavardages et commentaires, il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre compte que des agitateurs à la solde d’Ermenold cherchaient à alarmer la population et faisaient flèche de tout bois à cette fin. Si certains, par superstition, attribuaient le meurtre de Wadalde au « diable du Gué », la plupart incriminaient les Nibelung et, pour celui de Malier, les Gérold. Pour autant, « ces Frisons de malheur » n’étaient pas hors de cause : à coup sûr, ils avaient prêté la main à ces assassinats… Et peut-être pire. Qu’attendait-on pour en finir avec « ces maudits esclaves » ? D’autre part, n’était-il pas évident que la rivalité des Nibelung et des Gérold, qui, déjà, venait de déboucher sur deux crimes atroces, risquait de dégénérer en affrontements plus étendus et plus graves encore, menaçant les personnes et les biens par tout le pays ?
Quant à ces missi dominici, n’étaient-ils pas en train de montrer incompétence et favoritisme ? Ne s’attaquaient-ils pas à l’enquête qu’avait menée le comte d’Auxerre et qui avait déjà produit d’excellents résultats ? Ne méconnaissaient-ils pas volontairement les preuves les plus certaines et n’allaient-ils pas jusqu’à libérer ces Frisons que tout accablait pourtant ?
Doremus regagna sans tarder la résidence, dans laquelle il entra par l’une des portes de service. Il ne nourrissait plus aucun doute : le travail de sape qu’il avait constaté commençait à engendrer dans la population inquiétudes, turbulences et même colère. Si les missi dominici, aussi bien d’ailleurs que les vassaux, avaient les moyens de faire face et de riposter, il n’en allait pas de même pour les Frisons. L’ancien rebelle craignait que les accusations dont ils étaient l’objet et les appels à la vengeance dont ils étaient la cible ne provoquent des expéditions punitives meurtrières, menées par une populace enragée. Tel était, à son estimation, le danger le plus immédiat. Il s’en ouvrit à l’abbé Erwin comme au comte Childebrand, en rapportant les constatations préoccupantes qu’il avait faites en ville.
Childebrand réagit par une de ces colères froides qui étaient bien plus violentes que les emportements sanctionnant ses mécontentements ordinaires. Blême, la mâchoire serrée, le regard flamboyant, il articula :
— Doremus, es-tu sûr de ton fait ?
L’ancien rebelle hocha la tête affirmativement et répondit simplement :
— Oui, seigneur ! En général, je le suis !
— Je n’en doute pas.
Le comte donna un coup de poing sur la table.
— Cet Ermenold… murmura-t-il. Cornes du diable, va-t-on laisser ce boutefeu embraser tout le pays ?
Puis, il ajouta, tentant toujours de se contrôler :
— Et ces Gérold, ces Nibelung… d’Auxerre… Jolis vassaux, en vérité !… Et moi qui suis entravé par cette maudite parenté avec Adelinde… Dieux du Ciel !… Cet Ermenold… Ah, si je n’étais pas ici en mission pour Charles, j’aurais tôt fait de régler la question !
Il continua de la sorte quelques instants encore à déverser sa rage qui, peu à peu, d’imprécations en invectives, finit par s’apaiser ; alors seulement l’abbé saxon intervint :
— En tout cas, dit-il, il est urgent de prendre des dispositions vigoureuses pour faire cesser dans les plus brefs délais cette campagne de dénigrement, de calomnies, de provocations et d’appels au meurtre menée par ses agitateurs.
— Certes, et le plus tôt sera le mieux, approuva Childebrand. Quant à la milice du comté, il est également plus que temps de prendre des décisions à ce sujet. Dans les conditions actuelles, il est exclu qu’Ermenold en garde la disposition.
— Pour la lui ôter, il suffira de décréter qu’elle entre désormais à notre service dans le cadre des enquêtes dont nous prenons la responsabilité. Le chef de cette milice sera donc placé sous le commandement de Hermant… Quant aux Frisons…
— Ah, ce n’est pas que je me soucie de ces esclaves-là, car les Frisons furent des ennemis coriaces ! s’écria Childebrand. Mais, depuis qu’Ermenold les a pris pour cible, ils me sont devenus chers, sacrés pour ainsi dire.
— J’ai assisté à la question subie par un des leurs, un certain Van. Il a été courageux, nota Doremus.
— Ils sont coriaces, je te l’ai dit. Quoi qu’il en soit, je considère qu’ils sont sous notre protection. Pas question qu’on touche à un seul de leurs cheveux ! Donc, toi, Doremus, qui les connaît et qu’ils connaissent, voici ce que tu vas faire…
Les Frisons, hommes et femmes, travaillaient sur des prés et des champs de leurs tenures situés non loin de l’Ouanne. Doremus ordonna aux trois gardes qui l’accompagnaient de demeurer à bonne distance tandis qu’il s’approcherait, seul, pour ne pas déclencher une panique.
Il avança ainsi, sans escorte apparente, et reconnut de loin, au sein d’un groupe d’esclaves penchés sur la terre, Van avec son abondante chevelure blanche qui dépassait de son bonnet. En voyant arriver un cavalier, tous se redressèrent, prêts à fuir. Apparemment Van les rassura car, appuyés sur le manche de leur râteau ou de leur houe, ils attendirent avec curiosité que Doremus vienne vers eux. Van, voûté, clopinant, soutenu par deux jeunes gens, marcha au-devant de lui. L’assistant des missi descendit de cheval. Le Frison, ému, le salua avec respect.
— Tous sont heureux de voir, maître, celui qui m’a sauvé la vie, dit-il en francique. Et pardonne-moi de n’avoir pu accourir ! Mon dos…
— Je sais, répondit Doremus. Cela dit, ne vous reste-t-il plus rien de votre collation ?
On se précipita pour lui apporter une écuelle de bouillie au lait de brebis et une cruche d’eau. L’ancien rebelle, sous les yeux des Frisons qui faisaient cercle, mangea lentement cette humble pitance qui lui rappelait les années pendant lesquelles des colons et des esclaves nourrissaient clandestinement le « marquis des clairières » qu’il était et ses compagnons d’infortune. Il fit asseoir Van qui grimaçait de souffrance près de lui et, quand il eut fini son en-cas, il lui dit :
— Qu’on fasse venir ici deux des tiens en qui tu as toute confiance ! Je veux un homme de bon sens et une mère de famille à poigne ! Qu’on les amène et que tous les autres s’écartent. J’ai à vous parler.
Le Frison lança des ordres en sa langue et appela un homme aux traits burinés d’aspect jeune encore et une femme, grande, vigoureuse, au visage couvert de taches de rousseur.
— Voici Harmel et Marike, dit-il.
— Écoutez-moi bien, tous les trois, déclara l’assistant des missi. En ville, des meneurs tentent de monter les gens contre vous. Toujours la même chose : cet assassinat de Wadalde, à quoi s’ajoute celui de votre intendant, Malier. Je ne vois pas pourquoi vous y seriez mêlés. Mais les fauteurs de troubles vous accusent, parmi d’autres, et il y a toujours des imbéciles, ou des gens qui y ont intérêt, pour les croire. Tout esclaves que vous êtes, les missi dominici, bien qu’ils ne soient pas directement vos maîtres, ont décidé de vous assurer protection.
Van se confondit en remerciements. Marike avait les larmes aux yeux. Harmel, mâchoires serrées, buvait les paroles de Doremus.
— Je suis venu avec trois gardes impériaux. Afin de n’effrayer personne, je leur ai demandé d’attendre à la corne de ce bois…
— Le bois des Coudraies, maître, dit Van.
— Soit ! Toi, Harmel, parles-tu le francique ?
— Oui, maître, un peu.
— Va les trouver de ma part ! Emmène-les jusqu’à votre hameau ! Préviens les tiens qu’il s’agit de gardes placés sous les ordres directs des envoyés du souverain, le tout-puissant empereur, Charles le Juste, qu’ils sont là pour leur sécurité. Insiste là-dessus !
— Bien, maître !
— Toi, Marike, tu vas aller pourvoir à leur logement et à leur nourriture, ainsi qu’aux soins pour leurs montures. Et n’aie pas peur de prévoir large : ce sont de sacrés gaillards, bonne assurance pour votre sauvegarde !
La maîtresse femme sourit :
— Ils ne manqueront de rien, sois sûr !
— Je ne sais combien de temps ils resteront ici. Le moins possible, mais ce qu’il faudra. En tout cas, voici : je ne crois pas que les meneurs oseront conduire une expédition contre vous. Cependant, en cas d’attaque par surprise, obéissez aux ordres des gardes qui seront présents ici et repliez-vous sur Toucy ! Il vous est interdit de porter des armes et j’entends que cette interdiction soit respectée. C’est bien entendu ?
— Faut-il donc nous fier uniquement à la protection que tu nous donnes ? demanda Van.
— Vous le pouvez ! Cela dit, si la nuit et la matinée à venir se passent sans difficulté, l’affaire sera réglée, car les missi dominici auront eu le temps d’intervenir pour mettre bon ordre à tout cela. Vous savez donc quoi faire. Maintenant, Harmel, Marike, exécution ! Van, je te tiens pour responsable. Si tu as quelque chose à dire, c’est le moment !
Le doyen des Frisons, resté seul avec l’assistant des missi, baissant les yeux, ne répondit rien.
— Soit, dit Doremus, je vais t’aider. Lorsque le comte d’Auxerre a commencé son enquête et est arrivé sur le champ que vous cultiviez, vous vous êtes enfuis. Pourquoi ?
— N’avions-nous pas raison de le craindre ?… Tu as vu, toi, comment il interrogeait, la question qu’il m’a fait subir et que les autres auraient subie jusqu’à en mourir.
— Autre chose cependant… Je suis allé, moi, sur ce champ. Il domine en partie le chemin qui va d’Escamps au Gué du diable. Si, cet après-midi fatal, un cavalier l’a emprunté, il est impossible que vous n’ayez rien vu.
Sans conviction, Van murmura :
— Je t’assure, maître…
— Écoute-moi bien ! Je n’ai pas l’intention, moi, de te soumettre à la torture. Mais je suis certain que vous avez aperçu un cavalier à peu près à l’heure du crime. Si j’ai raison, c’est capital. Or je suis sûr de mon fait. Tu pourrais me dire que, si tu avais eu connaissance de quelque chose, tu l’aurais avoué sous les coups de fouet. Il est vrai que tu as préféré la souffrance, et peut-être la mort, plutôt que de parler. Pourquoi, je ne le sais pas, pas encore. Mais je sais que tu sais. Parle ! Les missionnaires du souverain qui, maintenant, ont décidé de mener eux-mêmes les investigations ont besoin de connaître la vérité.
— Hélas ! qu’allons-nous devenir ? se lamenta Van.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Si je parle, tout est perdu…
L’ancien rebelle réfléchit longuement, puis il murmura :
— Escamps, le chemin venant d’Escamps… qui pouvait chevaucher là ? Van, craindre que ton témoignage ne te perde, toi et tous les tiens, n’est-ce pas déjà avoir tout avoué ?
— C’est terrible, maître, répondit le Frison au bord des larmes, de devenir un esclave… ma famille aussi. C’est la guerre, c’est ainsi. C’est un très grand malheur… Oui, mais il aurait pu être pire. J’ai une maison. Certes, on pourrait me l’enlever ; mais qui travaillerait aux champs ? J’ai un potager, du bois, un bout de verger, deux chèvres et un âne, bien à moi. Grâce au Ciel, c’est ici, dans ce pays de blé et de miel, que j’ai été déporté avec les miens et qu’on nous a casés. Nous avons de bons maîtres. Ils nous laissent de quoi vivre… Et moi… moi…
— Et toi tu les dénoncerais ? compléta Doremus.
Van porta la main à son visage pour essuyer quelques larmes.
— C’est donc bien un de tes maîtres que tu as aperçu sur le chemin menant au Gué du diable. Voilà pourquoi tu n’as rien dit, même soumis à la question. Et tu serais mort sous les coups sans ouvrir la bouche sur ton secret ?
— Le courage, c’est au début qu’il faut en avoir. Après, j’ai eu tellement mal… je ne pouvais plus parler… Et puis, j’ai pensé que j’allais mourir… Un Frison, même esclave, maître, a de l’honneur… A quoi bon ajouter la honte à la mort !
L’assistant des missi hocha la tête : il avait vu tant de suspects et d’innocents avouer tout et n’importe quoi sous la torture. Et il pensa que nombre de vassaux qui devaient fidélité à leurs seigneurs étaient loin d’égaler cette loyauté d’un être humain à qui la servitude aurait pu ôter, sans scandale, tout sentiment de gratitude.
— Van, sais-tu pourquoi l’abbé Erwin et le comte Childebrand, missionnaires de l’empereur Charles, qui sont mes maîtres, savent démasquer les coupables et rendre justice à tous, même aux plus humbles ? Parce que, avec l’aide de leurs assistants, ils savent observer, distinguer le vrai du faux, et lire la fourberie et le crime dans le regard des méchants ; mais aussi parce qu’ils savent reconnaître l’innocence ; enfin, parce qu’ils protègent le témoignage. Connaissant mes seigneurs, je t’assure que tu peux parler sans crainte. S’il faut que tes paroles soient gardées secrètes, elles le seront.
L’esclave, retrouvant quelque force, se redressa.
— A la fin des fins, il faut donc que je parle… Ce cavalier qui allait vers le gué, au soir, sur les terres des Nibelung, peut-être à la rencontre de Wadalde, je l’ai, en effet, reconnu.
— Parle donc !
— Je l’ai reconnu tout à fait, mais je ne peux être sûr…
— Te moquerais-tu de moi ? Qu’est-ce que cela veut dire : je l’ai reconnu sans en être certain ?
— Cela veut dire que Héribert et Théobald se ressemblent comme deux brins de paille, vu qu’ils sont jumeaux. De près, on peut voir de petites différences ; on arrive à savoir qui est qui. A distance, c’est impossible.
— Bon sang de bon sang ! Es-tu sûr, au moins, qu’il s’agissait de l’un ou de l’autre ?
— C’est toujours à l’un des deux que nous avons affaire par ici pour les travaux des champs, la pâture, le bois, les corvées, les charrois…
— Et ce cavalier est passé tranquillement par le chemin.
— Comme tu le dis. Ça m’a étonné, quand j’y ai repensé… après le crime. Son cheval était au pas. Il avançait sans se cacher, comme quelqu’un qui n’a rien à craindre, qui ne cherche pas à être inaperçu.
— Cela, c’était à l’aller. L’as-tu vu au retour ?
— Non, maître. Quand il est passé à l’aller, le soir tombait. La nuit est venue très vite avec des nuages… Une nuit très noire.
— Par l’enfer, grommela Doremus, nous n’avions pas besoin de cela : un témoin, mais un esclave, et frison, reconnaît un cavalier qui a peut-être joué un rôle capital dans un meurtre… et voilà qu’on ne peut savoir avec certitude de qui il s’agit !
— Je n’y peux rien. Aurais-tu voulu que je nomme l’un ou l’autre, comme ça, sans savoir vraiment ?
— Certainement pas ! Tu as agi comme il fallait. De toute façon, à partir de ce que tu m’as dit, nous arriverons bien à déterminer lequel des deux ! Apprends encore ceci : ce n’est pas parce que Héribert ou Théobald se rendait au Gué du diable qu’il est forcément à mes yeux le meurtrier de Wadalde. L’allure à laquelle il chevauchait… Mais passons, mes maîtres en jugeront mieux que moi.
Comme l’assistant des missi se levait pour partir, Van le retint.
— Je n’ai pas tout à fait terminé. Si tu voulais – je t’en prie humblement – venir jusqu’à ma chaumière, je te remettrais quelque chose.
— Soit !
Après une demi-heure de route à travers champs, puis par un chemin forestier, Van, transporté par un véhicule cahotant que conduisait une femme, et Doremus sur sa monture arrivèrent à un hameau composé d’habitations en torchis et établi dans une vaste clairière. Les trois gardes, conduits par Harmel, y étaient déjà parvenus et on s’affairait pour leur préparer gîte et nourriture. Tout, chaumières, étables, lavoir, auges, poulaillers et clapiers, était remarquable de propreté. Van, qu’on avait descendu de la charrette, fit entrer l’assistant des missi dans sa demeure. Il demanda à sa femme et à ses deux fils de le laisser seul avec « son noble hôte », qualificatif qui fit sourire Doremus sans qu’il le rectifiât cependant.
Le Frison, s’appuyant péniblement sur un bâton, sortit de la chaumière et revint peu après, apportant dans un linge un objet assez lourd. Il déroula son enveloppe et découvrit un glaive court dont la poignée était ouvragée et le fil particulièrement tranchant : une arme d’excellente facture.
— Quand as-tu trouvé cette arme et où ? demanda Doremus.
— Ce n’est pas moi, mais ma femme en cherchant des champignons de printemps dans un bois qui se trouve près du chemin d’Escamps.
— Tu dis bien le chemin d’Escamps ?
— Aucune erreur possible… Crois-tu qu’il s’agit du glaive de Wadalde ?
L’ancien rebelle examina l’arme attentivement. Il crut apercevoir quelques taches sombres sur la lame.
— En tout cas, le fourreau de Wadalde, mort, était vide… dit-il. Je vais emporter cette arme. En dehors de ta femme, qui est au courant ?
— Moi seul !
— Tu sais garder un secret, tu en as donné la preuve. Garde celui-ci ! Je n’ai pas besoin de t’en souligner l’importance… Est-ce tout maintenant ?
— Oui, maître.
— J’avertirai Frébald des dispositions que nous avons appliquées ici. Elles ne diminuent en rien son autorité sur vous.
Exténué, Van put à peine se lever pour saluer le départ de son hôte qui, avant de reprendre la route, alla contrôler les mesures prises pour ses gardes. Ceux-ci se déclarèrent « à peu près satisfaits », ce qui voulait dire que Marike avait bien œuvré. Doremus confirma les consignes de prudence et de fermeté qu’il leur avait déjà données, puis il quitta, non sans inquiétude quand même, le hameau des Frisons.
Timothée, de retour d’Escamps, n’en crut pas ses yeux : ce qui, aux premières heures de la matinée, lui avait paru une effervescence anodine avait manifestement dégénéré en troubles graves. En s’approchant d’Auxerre, il aperçut, se dirigeant vers la ville, de petits cortèges d’hommes portant des faux, des coutelas, des mailloches et de solides bâtons, et qui allaient à la rencontre de groupes formés de gens eux aussi armés, certains même avec des piques et des glaives. Les uns et les autres criaient des insultes et des menaces qui visaient surtout les esclaves frisons, accusés de tous les maux, mais qui n’épargnaient guère les Nibelung et les Gérold, les missi dominici eux-mêmes étant parfois mis en cause.
Le Grec renonça à gagner la résidence de la mission en passant par les rues et ruelles du centre de la cité. Il savait d’expérience combien est vulnérable un cavalier avançant seul entre deux rangées de maisons très rapprochées ; le moindre incident, la moindre provocation pouvait déclencher une agression dont il aurait peu de chances de sortir vivant. Il contourna Auxerre par l’ouest et le nord, gagna les bords de l’Yonne à hauteur de l’abbaye Saint-Germain, puis la mission, non sans avoir été pris pour cible au passage par quelques lanceurs de pierres.
Dans la grande cour de celle-ci, il aperçut une trentaine de gardes impériaux et une vingtaine de miliciens du comté, les uns et les autres en armes, et auxquels Hermant adressait ordres et recommandations comme pour un affrontement.
A l’intérieur, Childebrand, visiblement à son affaire, l’accueillit gaillardement.
— Ah, te voici, toi ! Enfin, j’en tiens un ! Où sont passés tes deux complices ?…
— Tu sais bien, seigneur…
— Oui je sais bien : Doremus est chez ces Frisons qui… enfin, passons !… et notre frère Antoine chez les Gérold où, je l’espère, il ne va pas s’éterniser. En attendant, tu as vu et entendu tous ces braillards qui se disent prêts à « faire bonne et prompte justice ». On sait ce que cela veut dire. Ils voudraient qu’on les laisse faire ! Par le ventre Dieu, on va leur en foutre ! Ils vont voir, ces justiciers de broussailles et de tavernes !
Le comte marqua une courte pause.
— Comme tu l’as vu, j’ai rassemblé nos gardes ici… et puis aussi l’essentiel de la milice dont Hermant a pris le commandement.
— Et le comte Ermenold, dans tout cela ?
— Disparu !… Je ne sais pas où il est. Au fond de sa villa, peut-être…
— Apparemment, il a été débordé.
— Débordé ? Tu peux même dire, Goupil, dépassé, mis cul par-dessus tête ! Il a ourdi une machination qui est en train de le prendre lui-même au piège… nous aussi d’ailleurs, par la même occasion. Mais nous avons de quoi riposter. Vigoureusement, tu peux m’en croire.
— Oh ! je t’en crois, seigneur !
— Toi, voici quelle est ta tâche : je te charge d’aller poster deux gardes et un milicien en chaque endroit important de la ville comme l’évêché, la résidence comtale…
— Je vois.
— Prélève les contingents qu’il te faut après avoir prévenu Hermant. Je ne veux pas de combat. Ne faites que répondre aux agressions, s’il y en a. A mon sens, d’ailleurs, le centre de la cité demeurera calme. Aussi excités que soient nos boutefeux, ils ne vont pas se lancer dans des désordres à grands risques pour leurs familles et leurs biens. D’ailleurs, si ce que mes informateurs m’ont rapporté est exact, les plus agressifs semblent converger vers les portes sud où ils se rassemblent en vociférant… Dès que frère Antoine sera de retour, je l’enverrai à Escamps pour recommander aux Nibelung de se mettre en défense. Si les énergumènes déclarent vouloir s’en prendre avant tout aux Frisons, rien ne dit que, s’échauffant les uns les autres, il ne leur viendra pas l’envie, en chemin, de faire un détour dévastateur par Escamps. Mais je doute qu’ils y parviennent… Maintenant, Timothée, exécution !
Comme le Grec s’éloignait, Childebrand lui lança :
— Sois prudent ! Malgré tout, je détesterai de perdre.
— Et moi donc ! répondit le Goupil avec un rire.
Quand Doremus arriva à la résidence des Nibelung, il tomba en pleins préparatifs de défense : les uns transportaient et mettaient en place des rondins et des fascines, les autres apportaient des piques, d’autres encore disposaient des pierres pour les frondes, d’autres s’étaient déjà armés d’un arc et d’un carquois.
L’ancien rebelle s’approcha du frère Antoine qui discutait un peu à l’écart avec le fils aîné de Frébald.
— Je viens justement d’indiquer à Bernard, expliqua le moine, les mesures de sécurité que nous avons décidées pour protéger ses esclaves frisons et que tu es allé mettre en œuvre. Nous avons été bien avisés car, à Auxerre, les choses n’ont pas traîné.
Il relata alors de quelle manière et avec quelle rapidité la situation s’était aggravée dans la ville et à ses alentours.
— Mon père, compléta Bernard, est parti pour Auxerre afin d’y rencontrer les missionnaires du souverain et d’arrêter avec eux toute mesure qui leur paraîtra utile. Contre ces forcenés, tous les Nibelung sont à leur disposition.
— Voilà une initiative d’autant plus avisée que les missi dominici se sont saisis de l’enquête concernant les deux meurtres qui viennent d’être perpétrés, précisa le frère Antoine. Tout dépend d’eux désormais, et directement, y compris le règlement des conflits, de quelque nature qu’ils soient, et, à l’évidence, la répression des troubles. Ils ont jugé que, pour l’heure, c’est ici que vous serez le plus utiles. En cas de besoin, il sera fait appel à vous pour intervenir par ailleurs… Maintenant, Doremus et moi-même nous allons rejoindre le comte Childebrand. Dieu sait ce qui est advenu entre-temps.
Arrivés à une demi-lieue d’Auxerre, les deux assistants des missi aperçurent, non loin de la basilique Saint-Amâtre, sur une hauteur, une cinquantaine de cavaliers armés qui s’étaient déployés de manière à barrer la route qui menait à Chevannes, Escamps et, plus loin, vers les tenures des esclaves. Approchant encore, ils distinguèrent l’enseigne de la mission et se dirigèrent vers elle. A côté du garde qui la tenait se trouvaient le comte Childebrand et Hermant. Les cavaliers, qui faisaient face à la ville, étaient revêtus de la broigne et portaient lance et glaive. Entre eux se tenaient des fantassins protégés par de grands boucliers, essentiellement des archers et quelques piquiers. Des éléments de cavalerie légère qui appartenaient à la milice comtale étaient disposés aux deux ailes.
Quand Childebrand vit arriver ses deux assistants, il leur désigna d’un geste ample un rassemblement de plusieurs centaines d’hommes, diversement armés, qui se tenaient en contrebas, à quelque cinq cents pieds de là, et semblaient être prêts à l’assaut.
— Ils n’oseront pas, estima le chef de la garde.
— Je le souhaite, déclara le comte. Ce n’est pas que j’hésiterais à faire expédier en enfer bon nombre de ces imbéciles. Mais notre devoir est de garantir ordre et paix, et j’aimerais mieux ne pas en en arriver là.
A cet instant apparurent, venant du nord, deux cavaliers qui se dirigèrent au galop vers une petite butte située à mi-distance de la garde et de la masse des émeutiers. Ils y arrêtèrent leurs montures. Childebrand secoua la tête, incrédule :
— Nom de Dieu, s’écria-t-il, mais c’est Erwin ! Et l’autre, quel est l’autre ? Ne dirait-on pas Ermenold ? Mais c’est lui, par les tripes du diable ! Mais qu’est-ce qu’ils font là ? Ce Saxon, qu’est-il encore allé inventer ?
Déjà Doremus, qui s’était emparé d’un arc et d’un carquois, s’était élancé ainsi que le frère Antoine vers Erwin.
L’arrivée de l’abbé saxon, apparemment sans arme, en compagnie du comte d’Auxerre, avait suscité chez les émeutiers surprise et perplexité, comme un flottement.
— Comte Ermenold, dit Erwin à celui qui était à son côté, regarde bien, oui, regarde ! Voici le résultat de tes manœuvres coupables. Je t’avais mis en garde. Tu as haussé les épaules. C’était une faute grave et surtout c’était discourtois. Tu avais tort. Voici le moment de vérité. Les chiens que tu as lâchés, tu croyais qu’ils obéiraient toujours à ta voix. Mais ils sont là, sous tes yeux. Ils grondent et montrent les crocs, prêts à tout mordre… y compris toi-même. On ne déclenche pas impunément la sédition contre l’autorité. Ce que tu as provoqué suffirait à te faire destituer par l’empereur. Je te laisse une chance cependant : il t’appartient d’apaiser cette canaille et de la faire rentrer au chenil. Sinon… De ce que tu vas tenter maintenant dépend ton propre avenir et celui de ta lignée.
A tout le moins, le comte d’Auxerre Ermenold ne manquait pas de courage. Sans un mot, sans un regard pour le missus dominicus, il se redressa et fit avancer son cheval d’une centaine de pas en direction des émeutiers, cependant que le frère Antoine et Doremus parvenaient à la hauteur de l’abbé saxon. Ceux qui dans la foule réclamaient encore, un instant auparavant, en brandissant leurs armes, une justice sommaire et profitaient de cette occasion pour exhaler leurs rancœurs, et pour se venger par l’imprécation et l’insulte des avanies qu’ils avaient subies, s’étaient tus maintenant, tout yeux et tout oreilles.
La voix du comte d’Auxerre retentit dans le silence :
— Moi, Ermenold, comte d’Auxerre, cria-t-il, je vous ordonne de déposer les armes et de vous disperser à l’instant. Des hommes à l’esprit diabolique et à la bouche menteuse vous ont empli les oreilles et la tête de paroles trompeuses, de fables abominables. Ils vous ont donné à croire que les auteurs de crimes, en effet exécrables, ne seraient pas punis, que les plus nobles familles conspiraient contre l’ordre, que le pays serait bientôt à feu et à sang, que ceux qui représentent ici même Charles le Juste ne serviraient pas la justice mais protégeraient des assassins. Mensonges effroyables ! On a poussé la scélératesse jusqu’à affirmer que je soutenais la sédition. Mensonge plus détestable encore ! Je dis, moi, que personne ne doit être condamné avant d’avoir été équitablement jugé. Certains vous ont entraînés au pire, car c’est contre l’empereur lui-même, représenté par ses missi dominici, contre moi-même qui gouverne ce comté qu’ils ont conspiré, qu’ils se sont dressés, qu’ils ont pris les armes.
Ermenold parcourut la foule du regard.
— J’affirme que les coupables de crimes odieux seront démasqués, jugés et punis, que l’ordre, ici, n’a jamais été en péril, ni la justice, de quoi dépendent la sécurité et la prospérité de tous. Posez vos armes, regagnez la ville ou vos manses, rentrez dans vos logis ! C’est là mon premier et dernier avertissement. Faute que vous obéissiez, les cavaliers de la garde et de la milice que vous apercevez là-bas assureront l’exécution de mes ordres ! Obéissez !
Alors se détacha de la masse des séditieux un groupe d’une demi-douzaine d’hommes conduits par un colosse qui était armé d’une faux placée dans le prolongement d’un grand manche. Deux d’entre eux s’étaient munis de piques, deux autres portaient des glaives ; le dernier, un boiteux difforme, paraissait sans arme. Ils s’approchèrent d’Ermenold, tandis que le frère Antoine et Doremus se portaient à la hauteur de celui-ci. Quand le petit groupe d’émeutiers fut parvenu à une soixantaine de pas du comte d’Auxerre, l’homme contrefait s’adressa à lui d’une voix stridente :
— La honte ne t’a donc pas étouffé, comte Ermenold ? lui lança-t-il. Qu’ai-je entendu, et de ta bouche : que ceux qui se sont assemblés là, animés par la soif de justice et par le désir de vengeance, avaient été trompés par des factieux, pervers, menteurs, ne souhaitant que sang et désordres, ennemis jurés de l’empereur, qu’ils avaient été jetés ainsi sur un chemin qui ne menait qu’à leur perte ? Mais qui a forgé ces accusations que tu condamnes aujourd’hui comme infâmes ? Qui a préparé le venin ? Qui a demandé qu’il soit répandu par toute la ville pour ameuter le peuple ? Qui a exigé de moi, Bigaud, que je me charge de cette besogne ? Qui, sinon toi, Ermenold ! Et maintenant, parce que les missi dominici, sans doute, ont percé à jour ton dessein et tes manœuvres, voici que tu cherches à rejeter sur nous, qui n’avons été que tes exécutants, toute responsabilité ? Et tu t’apprêtes même à payer ta réhabilitation avec le sang, coulant à flots, de ceux qui sont venus ici, et qui n’y sont venus que parce qu’ils sont entrés, bien malgré eux, dans ton jeu ? Honte sur toi !
— Pour un forcené, il s’exprime bien, glissa le frère Antoine à Doremus.
— J’ai appris, répondit celui-ci, que ce Bigaud, ex-âme damnée de notre Ermenold, avait été diacre.
— En tout cas, son discours a été instructif.
Le comte d’Auxerre, cependant, avait fait avancer sa monture de quelques pas en direction de celui qui l’avait interpellé. Les deux assistants des missi encadrèrent Ermenold, Doremus restant en selle, frère Antoine mettant pied à terre à côté de sa jument.
— Tais-toi, impudent avorton !… cria le comte à Bigaud. Tais-toi ! Sinon… Quant à vous, vils chiens, abominable racaille, déguerpissez, disparaissez de ma vue ! Craignez ma justice !
Ces mots mirent le colosse en rage. Fou de colère, il s’élança, cherchant à éventrer avec sa faux le cheval que montait le comte, tandis que les deux piquiers chargeaient à ses côtés, leurs armes visant Ermenold lui-même. Tout à coup, celui qui menait cet assaut tournoya et s’abattit sur le sol comme une masse à cinq pas seulement de sa cible. L’un des piquiers culbuta, comme foudroyé, fichant son arme en terre. L’autre dut lâcher sa pique pour porter ses mains à sa poitrine d’où dépassait l’empenne d’une flèche. Il grimaça et tomba lentement à terre en vomissant un flot de sang. Les deux porte-glaive qui s’apprêtaient à accourir pour achever le comte qui aurait été jeté à bas de son cheval demeurèrent un moment sur place, stupides, puis, reprenant leurs esprits, lâchèrent leurs armes et s’enfuirent à toutes jambes. Seul Bigaud était resté planté, face à Ermenold.
— Qu’attends-tu, lui dit-il, pour me tuer ? Va donc, achève avec ton glaive ce que tu as commencé avec ta langue !
Cependant Doremus, rajustant son carquois et son arc, s’était interposé entre le comte et le révolté.
— Assez, Bigaud ! cria-t-il. Prisonnier des missi, tu vas te taire et me suivre.
Alors, la ligne menaçante des cavaliers commença à descendre au pas, sans charger, vers la foule, ce qui déclencha une panique. En un instant, elle se trouva dispersée. Les plus véloces s’étaient enfuis en courant vers les portes de la ville, tandis que les femmes, accompagnées d’enfants, formaient l’arrière-garde de cette troupe en déroute.
Le frère Antoine regarda avec intérêt cette débandade. Puis il s’approcha du colosse, retira l’un de ses couteaux de sa gorge. Il se dirigea vers le piquier qu’il avait foudroyé pour récupérer son autre arme de jet. Il les essuya sur les vêtements de ce mort et les replaça dans leurs gaines, à sa ceinture. Il se tourna vers Ermenold et lui dit, non sans insolence :
— J’ai craint pour ton cheval !
Il revint vers sa jument Léonie et décrocha de la selle un rouleau de corde. Il ordonna à Bigaud de s’approcher de lui. Il lui attacha les poignets avec l’une des extrémités de ce lien et en tendit l’autre à Doremus qui était resté sur son cheval.
— Comme cela, nous aurons un meneur bien mené, lâcha l’ancien rebelle.
Le frère Antoine se remit en selle, et les deux assistants des missi, suivis de leur prisonnier, à pied, rejoignirent l’abbé saxon qui était demeuré sur place, tandis qu’Ermenold, lui, partait vers Auxerre, sans un mot.
— C’est bien, très bien, mes enfants, dit Erwin avec un léger sourire à l’adresse de Doremus et du frère Antoine.
Il désigna Bigaud.
— Précieuse prise, en vérité ! Il nous sera beaucoup plus utile vivant que mort.
Childebrand, suivi de Hermant, s’était rapproché de son ami. Il lui lança sur un ton qu’il voulait plaisant mais où perçait une pointe de regret :
— Tu nous as privés d’une belle charge !
— Tes colosses méritent d’autres adversaires que cette piétaille, répliqua le Saxon. Et mieux vaut prévenir que guérir.
— Enfin, j’espère que, maintenant, nous allons avoir un peu de répit et que…
Il s’arrêta, car il venait d’apercevoir Timothée s’avancer vers eux au grand galop.
— Rien de grave dans la ville, au moins ? demanda Childebrand, inquiet.
— En ville non, seigneur, répondit le Grec. Mais…
— Quoi encore ? s’écria le comte exaspéré.
— Badfred a échappé de peu à la mort, cet après-midi.
— Un accident ?
— Une tentative de meurtre !
Une bordée de jurons accueillit cette précision.
— Il se rendait à Pourrain en passant par le bois de Chazelles, expliqua Timothée, quand deux flèches furent tirées sur lui. Elles sont passées l’une et l’autre, à ce qu’il m’a dit, à un doigt de sa tête. Si, à cet instant précis, il ne s’était pas penché pour flatter l’encolure de son cheval, elles auraient fait mouche.
— Est-ce lui qui t’a relaté cet attentat ?
— Oui, j’étais à la résidence occupé par les tâches que tu m’avais confiées quand il est venu, encore bouleversé, m’apprendre ce qui lui était arrivé.
— A-t-il aperçu celui qui l’avait visé, recueilli quelque indication intéressante ?
— Il n’a vu personne… Il lui a semblé entendre un bruissement comme celui que ferait quelqu’un fuyant par les fourrés.
— Évidemment, il n’a pas pu engager de poursuite.
— Évidemment pas.
Childebrand se tourna vers Erwin.
— Étrange tout cela, n’est-ce pas ?
— Très étrange et bien instructif, répondit le Saxon.