— Ce répugnant freluquet chevauchait lui aussi avec un lourd bagage…

— Pourquoi « lui aussi » ?

Isembard s’essuya le front car, maintenant, il transpirait à grosses gouttes.

— Pardonne-moi… ces crimes… et maintenant cet enlèvement… Clotilde n’avait pas assisté au déjeuner ce matin, ni à la collation de la mi-journée. Je ne m’en étais pas inquiété à l’excès. Il lui est arrivé souvent de dîner avec sa grand-mère… Cependant, étant donné ce qui s’est produit ces jours-ci… Donc, afin d’être rassuré, je me suis rendu chez ma mère, Helma, dans l’après-midi. Elle n’avait pas vu Clotilde. J’ai commencé à m’alarmer sérieusement. J’ai interrogé serviteurs et domestiques. Un palefrenier m’a appris qu’elle était partie dès la première heure avec un bagage beaucoup plus important que pour une simple inspection vers des manses éloignés. Je pus constater, par la suite, qu’elle avait prélevé dans son coffre tuniques, voiles, ceinture et qu’elle avait emporté d’autres affaires personnelles… A quoi aurait servi de faire fouetter garçons d’écurie et femmes de chambre…

— A rien ! Mais il est pour le moins curieux qu’aucun d’entre eux n’ait donné l’alerte.

— Curieux ? Dis plutôt criminel ! La corruption, voilà l’explication ! Un enlèvement préparé de longue main : par blandices et cautèle, on séduit la fille, par deniers on achète des complicités, par quelque machination on brusque les événements…

Avec un visage empourpré par la colère, Isembard s’écria :

— Il ne leur suffisait donc pas, à ces bâtards, d’avoir assassiné Wadalde, d’avoir fait supprimer leur propre intendant, d’avoir attenté à la vie de mon fils ! Il leur faut aussi ma fille ! Et cette petite crapule d’Albéric, conseillé sans doute par son père, par ce Théobald…

— Je veux croire, interrompit Childebrand, que les accusations que tu viens de lancer devant moi t’ont été dictées par la colère ; il appartient à nous seuls, missi dominici, de déterminer et de proclamer la culpabilité… Mais surtout, quelles que soient ton ire et ton angoisse, tu devrais d’abord te féliciter de savoir Clotilde en vie et sous la protection d’Albéric, fils de bonne race, qu’on ne m’a pas décrit comme un fourbe ou un couard. Rien n’indique qu’il ait l’intention d’attenter à sa vie.

— A sa vie, non, mais à son honneur, donc au nôtre !

— Oh ! Isembard, je n’ai aperçu ta fille qu’une seule fois, ce jour où elle est venue me prévenir de l’assaut que ton fils voulait conduire contre la résidence des Nibelung…

— Ah, je me mords encore les doigts de l’en avoir empêché. Si cette race dégénérée avait reçu la leçon qu’elle mérite, nous n’en serions pas là !

— Certes pas ! Il y aurait seulement quelques cadavres de nobles guerriers en plus et pour rien ! De part et d’autre. Alors, cesse de ruminer des regrets qui offensent tes propres devoirs de vassal… et qui m’offensent !

Le comte Childebrand reprit :

— Je te disais donc que ta fille n’a rien d’une femmelette à laquelle on en impose facilement, ni d’une nigaude qu’on mène par le bout du nez. Elle n’est pas de celles dont on force la vertu… Quant aux sentiments qu’elle éprouve pour le fils de Théobald, répondant sans doute à ceux qu’il lui porte, il m’étonnerait fort que tu n’en aies pas été averti depuis longtemps.

Cette observation relança la colère du seigneur des Gérold :

— Oui, j’en ai été averti, oui, je connaissais l’indigne projet de ce godelureau ! Oui, j’avais dit, redit et répété à Clotilde qu’elle devait y opposer une fin de non-recevoir. Définitive. J’avais, j’ai toujours pour mon unique fille d’autres visées qu’une alliance avec la famille de mes pires ennemis et que je m’abstiendrai, comte Childebrand, de qualifier devant toi à nouveau.

— Tu feras aussi bien !

— Car je sais pourquoi Frébald, avec la complicité de son fils Théobald, a manigancé tout cela : Albéric vise Clotilde, mais ce sont nos terres qu’ils guignent ! Pas un bonnier ! Ils n’en auront pas un bonnier ! De quelque façon qu’ils s’y prennent, pas même un arpent ! Que Clotilde me revienne et je lui enseignerai, moi, l’obéissance. Quant à cet Albéric…

— Assez ! D’abord la sauver, les sauver ! Plus d’un danger peut les guetter. Imprécations, malédictions, c’est temps perdu. Il faut parer au plus pressé ! Donc, reprenons ! Selon les premiers résultats de vos recherches, Albéric et Clotilde, vers la deuxième heure, se sont rejoints du côté de Perrigny et se sont ensuite dirigés ensemble vers Monéteau, est-ce bien cela ?

Isembard grommela une approbation.

— Ont-ils pris là un bac pour traverser l’Yonne ?

— Oui.

— Quand ?

— Un peu avant la mi-journée.

— Et ensuite ?

— Ils ont paru se diriger vers le nord.

— Est-ce tout ?

— Nous n’avons pas mené nos investigations plus avant… La nuit, c’est impossible. C’est tout !

— Comptes-tu les reprendre demain ? continua Childebrand nullement découragé par la mauvaise humeur que manifestait son interlocuteur.

— Évidemment. Nous les reprendrons.

— Et nous, nous les entreprendrons ! Je te saurai gré de coordonner vos recherches avec les nôtres.

Le seigneur des Gérold qui avait fait des efforts pour se contenir se leva en respirant fortement, s’éloigna du missus, puis revint vers lui pour lui dire avec une voix qui exprimait une inflexible détermination :

— Comte Childebrand, il s’agit de ma fille – je n’en ai qu’une –, il s’agit de son enlèvement, il s’agit de sa sauvegarde, il s’agit de son honneur, il s’agit du nôtre, il s’agit de châtier des canailles ! Rien de cela ne ressortit au ban impérial, rien de cela ne ressortit donc à votre justice. Avec les miens, je mènerai les recherches comme je l’entends, conformément aux droits que me confèrent ma race et mon rang, celui d’un vassal direct du souverain. Nous, les Gérold, nous n’en avons que trop supporté. Nous ne nous laisserons pas leurrer une nouvelle fois. Désormais nous répondrons coup pour coup. Le nouvel outrage que nous venons de subir ne restera pas impuni. Et si les Nibelung se mettent à la traverse, tant pis pour eux : il leur en cuira !

Le missus dominicus, debout, impressionnant, déclara alors d’une voix calme :

— Avec notre garde, renforcée par la milice du comté, nous participerons dès l’aube aux recherches pour retrouver, sains et saufs, Clotilde et Albéric, je dis bien « et Albéric ». Ne doute pas que nous ne tolérerons aucune manœuvre vicieuse, aucune provocation, aucun trouble, aucun acte de violence de quelque nature qu’il soit, aucun affrontement ; ce serait là violation du ban impérial, contre laquelle nous aurions le droit et le devoir de sévir ! Et ne va pas croire que de vaines paroles d’intimidation sont sorties de ma bouche, qui ne seraient suivies d’aucun effet ! Avec l’abbé Erwin, je suis ici pour Ordre et Justice, pour combattre et vaincre les détestables pratiques de jadis, notamment celles de la vengeance. Il me déplairait – ô combien ! – de faire verser un sang qui ne devrait couler que pour notre empereur, pour Charles le Victorieux. Mais je le ferais sans hésiter, Isembard. Mes gardes sont vigoureux, aguerris, formidablement armés. Aussi courageux que soient les tiens, un combat serait inégal. Épargne-leur Souffrance et Mort, épargne-moi une douloureuse décision !

Le seigneur des Gérold ne répondit rien.

 

Erwin, lui, immédiatement après que Mélior eut annoncé la disparition de Clotilde et son probable enlèvement, s’était rendu à Escamps, où il trouva Frébald en train de questionner sans douceur la domesticité en présence de Théobald. Il venait d’apprendre la disparition de son petit-fils : prétextant une inspection sur une partie très éloignée du domaine, celui-ci était parti avant l’aube avec non seulement un bagage pesant, mais aussi des armes, dont une hache de guerre, ce qu’il n’avait jamais fait.

Les reproches tombaient dru :

— Crétins, chiens, criait Frébald à l’adresse des domestiques, quoi, vous avez observé tout cela, et pendant des heures vous n’en avez rien dit ! Vous n’avez prévenu personne ? Ah, vermine, vous allez voir ce qu’il en coûte d’être à ce point stupides, lâches, menteurs. Je vais vous l’apprendre, moi !

Tous, serviteurs et servantes, esclaves ou non, dos courbé, tremblaient de tous leurs membres, incapables de réagir autrement que par des cris, des gémissements, des supplications.

Le Saxon, qui était demeuré longtemps impassible, se décida à intervenir au moment où le seigneur des Nibelung s’apprêtait à frapper un palefrenier épouvanté.

— Tout cela ne sert à rien, dit-il sans élever la voix. Toi, Théobald, n’as-tu rien à dire sur la disparition de ton fils Albéric, sur sa fuite avec Clotilde ?

Ce fut Frébald qui répondit :

— Oh si, il aurait à dire ! Ce petit imbécile est tombé sous le charme d’une enjôleuse, de cette Clotilde. Il s’est mis dans la tête de l’épouser. Et elle, naturellement, cette catin, l’entretient dans cette espérance. Mais si elle s’imagine qu’elle pourra me placer devant le fait accompli, elle se trompe. Je ne céderai jamais. Je ne donnerai jamais l’un de mes petits-fils pour époux à cette fille, ultime rejeton d’une race dégénérée. Jamais ! Se ferait-elle engrosser… non jamais ! La vertu de ma race…

— Oh ! la vertu de notre race…

Cette exclamation avait été lancée par une femme d’âge mûr qui venait d’entrer. Frébald, le visage empourpré, les yeux flamboyant de colère s’écria :

— Que veux-tu dire, Gerberge ? Oserais-tu continuer ?

— J’ai à dire ceci et qui est plus important que tout, répondit sans se démonter la femme de Théobald : j’étais chez la noble Adelinde quand un garde-forestier a demandé à être reçu d’urgence, par elle-même si nécessaire, en ton absence. Il nous a appris qu’il avait aperçu Albéric et Clotilde chevauchant de conserve près de Monéteau. A son avis ils se proposaient d’y prendre le bac pour passer sur la rive droite de l’Yonne. C’était vers midi.

— N’était-ce pas fatal ? Ne vous avais-je pas, cent fois, mis en garde ? s’exclama le seigneur des Nibelung en s’adressant à Théobald et à Gerberge. Voilà où votre éducation relâchée a conduit mon petit-fils. Dieu sait vers quelle aventure cette Clotilde a entraîné Albéric, garçon sans cervelle et sans volonté.

— Non, père, repartit posément Gerberge. Albéric est au contraire un homme réfléchi, respectueux et énergique. Il n’a pu agir comme il vient de le faire sans de solides raisons.

— Ah oui, dit Frébald avec un ricanement, de sordides raisons que cette catin…

— Assez ! cria Erwin. Je ne veux plus entendre une seule épithète infamante à l’adresse d’un fils et d’une fille tous deux de bonne lignée ! Alors que chaque instant compte, qu’attendez-vous, toi, Frébald, et toi, Théobald, pour mettre à profit le peu de jour qui reste afin de vous renseigner plus avant sur cette fugue ? Si on ne les retrouve pas ce soir, ce que je n’ose espérer, je veux que demain, quand les recherches mobiliseront tout le monde, nous soyons en possession du maximum d’informations. Allez !

— Mais…

— Allez donc !

Avant de quitter la pièce, suivi de son fils, le seigneur des Nibelung se tourna vers le Saxon pour lancer avec colère :

— Soyez-en prévenus : que les Gérold ne s’avisent pas de vouloir s’en prendre à Albéric pour une machination tramée par leur fille ! Ils nous trouveraient sur leur chemin !

— C’est ce que nous verrons, dit froidement Erwin.

Comme Gerberge s’apprêtait à se retirer, l’abbé saxon lui ordonna de demeurer.

— Je compte sur toi, lui dit-il, car il nous reste à découvrir les raisons de leur fuite. En effet, si ton fils et Clotilde avaient comme intention de placer leurs familles devant le fait accompli, comme l’a suggéré ton beau-père, ils pouvaient aisément accomplir ce fait sans partir au diable en catastrophe. Donc…

La mère d’Albéric eut un pâle sourire.

— Lui, elle, accomplir ce fait de cette façon-là ? Oh ! certes, tout est possible, mais je ne le crois pas. Je connais bien mon fils. Je la connais aussi. Elle est venue me voir de son propre mouvement, puis, par la suite, à ma demande.

— On la dit très belle.

— Assurément ! Gracieuse et solide en même temps, une chevelure noire, magnifique, des yeux étranges, un regard franc. Oui, elle est belle, avec un corps qui laisse présager de faciles et nombreuses maternités. Elle me donnerait de beaux enfants… Et puis ce n’est pas une mijaurée tout en grimaces, ni une poule mouillée. Elle monte, elle manie le glaive comme un homme. C’est une vraie Franque, de la bonne race ! Je l’avoue, elle m’a séduite. Elle m’aime aussi, je crois… Oui, je l’accueillerais volontiers, moi, parmi les Nibelung.

Elle lança à Erwin un regard de connivence.

— En outre, seule enfant, avec Badfred, d’Isembard et de Helma, serait-elle un si mauvais parti ? Ah, mon père, réunir par leur mariage deux familles ennemies, et faire cesser tant de haine, quel rêve !

Son visage s’assombrit.

— Mais voilà un souhait qui n’est guère partagé. Par Helma, sa grand-mère, peut-être. Clotilde le prétend. Mais les autres…

— Et ici même, chez les tiens ?

— Tu as entendu Frébald… Quant à mon époux, si cela ne tenait qu’à lui… Mais il doit obéissance à notre seigneur, son père. Alors…

— Adelinde ?

— Je la crois favorable, en secret, à cette union. Mais, pour l’heure, la fugue d’Albéric et de Clotilde a surtout ravivé ses inquiétudes. Elle ne me l’a pas caché lors de l’entretien que nous avons eu tout à l’heure.

— Quelles inquiétudes ?

— Ce qui s’est passé en ce pays depuis une semaine nous a alarmées, l’une comme l’autre. Je sais qu’elle a décidé de prendre la situation en main. Après tout, la vraie Nibelung, c’est elle.

— En effet.

— Elle a donc rencontré Helma discrètement. Celle-ci aurait évoqué ouvertement de graves menaces : Helma redouterait les dispositions belliqueuses de son fils Isembard, du frère de celui-ci, Robert, et aussi de son petit-fils Badfred, encore plus véhément que les autres, sans parler de leurs hommes d’armes qui ne rêvent que plaies et bosses. Inutile de préciser que les événements de cette journée n’ont pas dû calmer leur rage.

— Je ne le crois pas.

— Adelinde s’était employée à désarmer les haines. Elle a essayé de mettre sur pied une rencontre avec Isembard. Si j’ai bien compris, ce projet s’est heurté à un problème de préséance : qui de l’aïeule des Nibelung d’Auxerre ou du seigneur des Gérold devait aller au-devant de l’autre ? Que ce fût à cause de cela ou pour toute autre raison, la tentative a échoué. Seul, Robert a accepté de venir jusqu’ici. Il a eu plusieurs entrevues avec Adelinde. Trois, semble-t-il. Selon des servantes, elles ont été orageuses. Robert se serait emporté. Adelinde me l’a confirmé à mi-mot.

— Sais-tu pourquoi ces rencontres ont été tumultueuses ?

— Oh ! souligna Gerberge, les motifs de dispute ne manquent pas, des plus anciens aux plus récents… Mais ils n’expliquent pas pourquoi, brusquement, sans en prévenir personne, Albéric et Clotilde ont décidé de fuir. Certes, j’avais observé que, depuis quelque temps, mon fils, d’habitude si calme, enjoué même, était inquiet, je dirai plus : tourmenté. Quelque chose a dû intervenir, quelque chose de grave, signifiant un danger pressant…

— N’en as-tu aucune idée ?

La femme de Théobald, après un instant de réflexion, répondit :

— Pas vraiment. Mais un incident, tout récent, m’a frappée. La nuit dernière, tandis que le souci me tenait éveillée, les chiens se sont mis à donner de la voix. Il m’a semblé qu’ils aboyaient autrement que d’habitude, je veux dire comme s’ils avaient perçu une menace mystérieuse. Au matin, j’ai interrogé des cultivateurs qui habitent un peu à l’écart de la résidence. Ils ont prétendu avoir aperçu, après la sixième heure, un étrange cavalier vêtu de noir. La nuit était très sombre. Ils n’ont pu distinguer ses traits d’autant qu’il portait, selon eux, une capuche qui masquait son visage.

— Après la sixième heure ? Ne dormaient-ils pas ?

— Ils auraient été alertés, eux aussi, par les aboiements insolites des chiens, des sortes de hurlements de terreur, comme si, me dirent certains, « ce cavalier nocturne eût été une créature infernale ». De là à relier cette apparition au crime du Gué du diable… Tu vois, seigneur… Je sais que les esclaves sont portés à voir partout des fantômes, des spectres démoniaques. Mais enfin, les chiens ont aboyé, et tous les témoignages que j’ai recueillis concordaient.

— Il doit exister une explication moins diabolique qu’un spectre chevauchant une bête sortie de l’enfer, jugea Erwin.

— Ce qui m’inquiète surtout, c’est que cette apparition se soit produite quelques heures seulement avant qu’Albéric se soit enfui. Lui a-t-elle semblé à ce point redoutable qu’il ait décidé d’aller trouver avec Clotilde, loin d’ici, un refuge, le salut ?

— Peut-être…

Le Saxon se plongea dans une longue réflexion que Gerberge observa, non sans en ressentir de l’inquiétude, en silence.

— Adelinde, reprit-il à mi-voix, oui, il faut maintenant qu’elle nous révèle, avant qu’il ne soit trop tard, tout ce qu’elle sait.

D’une voix affermie, il ajouta :

— Gerberge, je te charge d’aller lui transmettre cet ordre : demain matin, dès la première heure, au moment où les recherches vont reprendre, qu’elle se rende à la résidence de la mission impériale où je l’attendrai ! Il y va de la vie d’Albéric et de la vie de Clotilde. Il s’agit aussi d’éviter de sanglants affrontements. J’ai besoin de ce qu’elle sait. Si elle le souhaite, je garderai le secret sur ses confidences. Rappelle-lui, si besoin est, que je suis missus dominicus, aux ordres de son cousin, l’empereur Charles, et qu’elle me doit obéissance. Mais c’est beaucoup plus que cela, Gerberge : c’est son devoir devant Dieu !

De retour à Auxerre, vers la troisième heure de la nuit, Erwin eut d’abord avec Childebrand une longue conversation, au cours de laquelle ils se communiquèrent réciproquement les importantes informations qu’ils avaient recueillies. Puis ils tinrent conseil avec leurs assistants, Hermant et ses adjoints, le chef de la milice comtale et le diacre Dodon afin d’arrêter les dernières dispositions en vue des recherches qui allaient commencer le lendemain, dès l’aube.

Avant que le Saxon, ayant bu quelques gorgées d’hydromel, son cordial du soir, regagne sa couche, Doremus lui remit une liste établie à son intention par Rimbert de Jussy. Elle comportait les noms de certaines personnalités qui s’étaient rendues dernièrement en Auxerrois. Erwin la parcourut du regard avec un air satisfait.

— Ajouté au reste, voici qui est singulièrement instructif, dit-il. Et demain, chevalier des forêts…

— Oui, seigneur, en chasse ! répondit l’ancien rebelle.

 

Dès la dixième heure de la nuit, de l’hôtel où résidait la mission impériale partirent, deux par deux, huit éclaireurs. Un premier groupe, auquel s’était joint le frère Antoine, se rendit à Escamps, un deuxième à Luchy, un troisième gagna directement Monéteau où les deux fugitifs avaient passé l’Yonne, un quatrième enfin entreprit des patrouilles dans Auxerre même. Tous étaient chargés de renseigner les missi, leurs assistants ou Hermant sur les mouvements qu’ils observeraient, prévisibles ou imprévus ; l’un des éclaireurs de chaque groupe demeurerait sur place ou suivrait ceux qui se déplaceraient, l’autre faisant la liaison entre lui et le quartier général.

A la résidence, pendant ce temps, le gros de l’effectif achevait ses préparatifs. Avant l’aube, Hermant passa en revue les gardes qui se tenaient, tout équipés, à côté de leurs montures harnachées. Les uns portaient un armement léger, glaive court, coutelas de corps à corps, arc et carquois, les autres, revêtus de la broigne, grande épée de combat et hache. Les provisions de bouche et boissons avaient été chargées sur les chevaux. L’abbé saxon désirait éviter toute réquisition chez l’habitant. Les gardes furent répartis en plusieurs détachements de manière que les recherches et poursuites puissent être menées en plusieurs points et sur plusieurs itinéraires à la fois.

Très tôt une estafette, arrivée au grand galop, vint prévenir les missi que Badfred, Mélior et deux hommes d’armes avaient quitté la villa de Luchy dès la onzième heure de la nuit en direction de l’est, « sans doute vers Monéteau par la forêt ». Cette estafette ayant mis une heure pour venir à Auxerre depuis la résidence des Gérold, Badfred devait donc être déjà arrivé près du bac sur l’Yonne, ce qui lui donnait une bonne heure d’avance.

— Certes, il n’y a rien d’autre à entreprendre que d’envoyer un peloton à ses trousses par Monéteau. Mais c’est un pari, car Badfred a pu décider de passer la rivière près d’Appoigny, jugea Erwin qui avait, à plusieurs reprises, exploré le pays.

A ce moment, le second garde qui avait été détaché en éclaireur à Luchy, et qui venait lui aussi de regagner la résidence de la mission à toute allure, entra dans la salle de délibérations pour annoncer que Robert, accompagné de son valet, s’était élancé sur les traces de son neveu peu après le départ de celui-ci. Childebrand qui semblait ruminer de sombres pensées se tourna alors vers l’abbé saxon.

— Je me suis toujours méfié de ce Badfred, dit-il, et je le soupçonne plus que jamais. Pourquoi est-il parti, avant l’aube, sur la piste d’Albéric et de Clotilde ? Et pourquoi Robert l’a-t-il pris en chasse immédiatement, sinon parce qu’il craint qu’il n’accomplisse quelque nouveau forfait ? Es-tu toujours aussi sûr, ami Erwin, que les Nibelung doivent être suspectés ? Ce Badfred, coléreux, violent, ne doit-il pas être incriminé avant tout autre ? Qui sait ce qu’un tel être peut avoir en tête ?

— Oui, qui le sait ? répondit le Saxon… Quant aux Nibelung, j’ai pesé mes mots, souviens-t’en… Mais, à présent, voici venues les heures les plus périlleuses. Derrière Badfred et Robert, Isembard et ses hommes d’armes sont sans doute déjà en route. Quant aux Nibelung, ils doivent avoir, eux aussi, lancé la chasse. Dieu veuille que la poursuite de deux fugitifs ne dégénère pas en un affrontement meurtrier !

— Dieu le veuille ! répéta Childebrand. Hermant et Timothée, avec une avant-garde rapide, furent dépêchés vers le bac de Monéteau où deux éclaireurs se trouvaient déjà. Childebrand, assisté de Doremus, à la tête d’un important contingent de gardes lourdement armés, franchit l’Yonne à Auxerre même. L’action avait rendu au comte sa belle humeur. Il aimait chevaucher en compagnie de son « marquis des clairières », dont il appréciait l’habileté aux armes, le courage, et aussi un sens aigu de l’observation auquel il savait donner du piquant.

A la sortie d’Auxerre, à hauteur de la maladrerie située sur la rive gauche, il apprit par des colons qui étaient de corvée pour entretenir la route qu’un fort parti de Nibelung, commandé par Bernard, le fils aîné de Frébald, ayant à ses côtés ses frères Héribert et Théobald, était passé une heure auparavant, se dirigeant vers Monéteau. Le détachement conduit par Childebrand prit lui aussi la route du nord.

Le Saxon était demeuré seul dans la grande salle, en compagnie de Dodon. Il soliloquait en prenant parfois le diacre à témoin.

— Que fait-elle ? marmonnait-il. Et ce damné frère Antoine ?… Chaque instant perdu… grave, très grave… n’est-ce pas ?

— Oui, seigneur.

— Et ces deux étourneaux !

Dodon hocha la tête d’un air entendu.

— Au départ, quelle avance pouvaient-ils posséder ? demanda Erwin. Une bonne douzaine d’heures ? Oui, mais elle a dû s’amenuiser au fil du temps… avec ces montures lourdement chargées, les hésitations sur le chemin à prendre… et puis, aussi bonne cavalière que soit Clotilde… Question : ont-ils été repérés au-delà de Monéteau ?

— Ils le seront, si ce n’est déjà fait, hasarda le diacre.

— Autre question : se sont-ils arrêtés pour la nuit, et où ?

— Le temps est demeuré clément et il n’a pas plu. N’ont-ils pas pu emporter de quoi coucher à la belle étoile ?

Erwin soupira.

— En vérité, Dodon, dit-il, je n’arrive pas à les imaginer seuls sous la voûte céleste, se restaurant à la brune, puis s’étendant sur la mousse, l’un à côté de l’autre, elle, confiante, lui, protecteur, les yeux et les oreilles aux aguets… et alors, Dieu bon !… Oui, Seigneur, leur caprice est-il Ta volonté ?

Un léger sourire illumina le visage austère du Saxon.

— Pourquoi, après tout, leur union ne serait-elle pas une bénédiction du Ciel ? murmura-t-il. Qu’en penses-tu ?

Le diacre regarda avec étonnement le missus comme s’il découvrait une étrange mansuétude sous la carapace de la rigueur et il balbutia une approbation. Mais, déjà, le Saxon était revenu aux stricts devoirs du moment. A mi-voix, pour lui-même, il mit en ordre les informations qu’il possédait quant aux positions et mouvements de ceux qui s’étaient lancés à la poursuite des deux jeunes gens.

— Et nous ? s’écria-t-il. En retard, terriblement en retard !… Et cette Adelinde qui n’arrive toujours pas !… Grands dieux !… L’enjeu, Dodon : la vie de ces enfants ! Le risque ? Devrai-je le répéter cent fois : que cette poursuite ne dégénère…

Il frappa le sol du talon et, comme si ce geste d’énervement, qui lui avait échappé, avait possédé une vertu magique, un garde entra à ce moment dans la salle pour lui annoncer l’arrivée du frère Antoine et d’Adelinde qui ne tardèrent pas à se présenter.

Erwin jeta à l’aïeule des Nibelung d’Auxerre un regard courroucé.

— Apprends donc, lui lança-t-il, où nous ont menés tes faux-fuyants, ton silence obstiné, tes mensonges même : voici, pourchassés, en danger de mort, ceux que tu prétends sauvegarder ! Voici le ou les assassins de l’ombre, que tu n’as pas su ou pas voulu dénoncer, sur le point peut-être de commettre de nouveaux forfaits ! Voici, lancés dans une chasse insensée, Nibelung et Gérold. Détestations anciennes et malentendus récents chevauchent en croupe. Ne vois-tu donc pas à quel face-à-face affreux le soupçon peut aujourd’hui conduire les familles ennemies ? Veux-tu que la haine l’emporte définitivement, ou qu’enfin deux enfants ouvrent la porte de la réconciliation ? Pour cela, il faut d’abord les sauver et éviter le pire… Je t’en conjure, parle !

Adelinde s’avança vers Erwin.

— Gerberge est venue me voir, à la nuit, dit-elle d’une voix émue. Elle m’a rapporté votre entretien, transmis ton ordre. Me voici donc, en toute obéissance.

— Seulement par obéissance, noble Adelinde ?

— Non, mon père ! J’ai toute confiance en toi. Je vais parler, te dire ce qu’il faut que tu saches. Fasse le Ciel qu’il soit encore temps !

Erwin désigna une porte qui donnait sur une pièce contiguë, où il invita la femme de Frébald à se rendre pour un entretien confidentiel. Il dura peu de temps. Avant qu’il ne se termine, le Saxon vint demander au frère Antoine de se joindre à la délibération. Quand il revint dans la salle, suivi d’Adelinde, qui crispait son visage pour retenir ses larmes, et du moine, l’air à la fois soucieux et décidé, l’un des deux gardes qui patrouillaient dans Auxerre même se présenta à lui.

— Je t’écoute, allons ! ordonna le missus.

— Voici, seigneur : le comte Ermenold, le vicomte Héloin, Arger, vicaire de Toucy, et un homme d’armes viennent de franchir l’Yonne à hauteur de la grande abbaye, entre Saint-Germain donc et Saint-Marien. Sur la route qui longe le fleuve, rive droite, ils ont pris au galop la direction du nord.

Erwin se tourna vers Adelinde.

— Oui, fasse le Ciel qu’il soit encore temps !

Il revint au garde.

— Quand tout cela ? demanda-t-il.

— Moins d’une demi-heure.

— Tu as fait vite. C’est bien. Étaient-ils armés ?

— Oui, seigneur. Armement léger : ni épée longue, ni broigne, ni écu, ni casque… Fallait-il les suivre ?

— Que te disaient tes consignes ?

— De demeurer à ta disposition, seigneur.

— Tu tiens la réponse ! Maintenant, va avertir quatre des gardes qui attendent dans l’antichambre : qu’ils se préparent à m’accompagner, avec glaive court et coutelas, arc et flèches, des vivres pour la journée. Que l’un d’eux prenne une hache ! Je veux les cavaliers et les chevaux les plus rapides. Bien entendu, qu’on harnache ma monture et qu’on apprête mon équipement ! Va ! Dans quelques instants je serai aux écuries.

— Et moi, seigneur ? plaça frère Antoine, tandis que le cavalier se précipitait pour faire exécuter les ordres du missus dominicus.

— Toi ? Tu restes à Auxerre ! décréta Erwin.

— Cependant… commença le moine.

— Il n’y a pas de « cependant » ! J’ai besoin ici même de quelqu’un qui continue à faire surveiller la cité et qui puisse prendre la responsabilité de toute mesure lui paraissant opportune. Vois-tu, à cette heure, un autre que toi ? Non, n’est-ce pas ! Je laisse à ta disposition Dodon et quatre gardes, y compris les deux qui patrouillent. Tels sont mes ordres !

Le frère Antoine, très dépité, répondit en exagérant l’attitude de l’obéissance :

— Je suis ton humble serviteur, mon père !

Erwin sourit et fit un pas vers son assistant.

— Allons, frère Antoine, dit-il, tu as eu plus d’une heure glorieuse. Souviens-toi seulement des équipées de Bagdad ! Nous en aurons et tu en auras encore, si Dieu nous prête vie.

— Je suis un sot, seigneur, acquiesça le moine.

L’abbé s’adressa alors à la femme de Frébald.

— Noble Adelinde, je te prie de demeurer en cette résidence où Gerberge pourra te rejoindre si tu le souhaites. Marie-Flore, qui s’occupe de notre intendance, se tiendra à ta disposition. Tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver ces enfants, je le ferai avec l’aide de Dieu que nous allons implorer. Tu seras avertie la première des résultats de nos recherches. Prions !

Erwin, Adelinde, le frère Antoine, le diacre Dodon et un garde présent dans la salle prononcèrent, à genoux, une supplication.

Le missus dominicus se releva avec ce visage dur au regard lointain qui était le signe de sa détermination et se dirigea à grandes enjambées vers le vestibule, puis vers les écuries où il rejoignit les gardes qui allaient l’accompagner.

 

Erwin et son escorte composée des quatre gardes, auxquels il avait adjoint deux hommes de la milice d’Auxerre connaissant bien la région, franchirent l’Yonne après la deuxième heure du jour sur l’unique pont reliant la rive gauche à la rive droite à hauteur de l’église du Saint-Père. Ils passèrent ensuite devant l’abbaye Saint-Cosme-et-Saint-Damien, puis en vue du couvent des moniales situé non loin du monastère Saint-Marien.

Arrivé à Monéteau, le Saxon y retrouva les deux estafettes qui y avaient été envoyées tôt le matin, ainsi que Timothée qui l’attendait. Il apprit de ce dernier qu’Albéric et Clotilde, la veille, après avoir traversé l’Yonne, s’étaient engagés sur la route de Seignelay. Tous les poursuivants avaient fait de même, y compris Badfred, puis Robert, enfin Isembard et les siens qui avaient franchi la rivière, eux, à Appoigny, comme cela était prévisible.

La troupe, commandée par le missus dominicus, assisté maintenant par Timothée, et renforcée par les deux estafettes dont la présence à Monéteau n’était plus utile, se dirigea donc vers Seignelay où elle parvint après une grande heure. Le Goupil observa avec intérêt que le Saxon avait ordonné un train soutenu mais sans excès. Il devait estimer que la route serait longue et qu’au bout du chemin des péripéties mouvementées les attendaient. De toute évidence il voulait ménager les montures.

C’était une lumineuse matinée d’avril. Le soleil dissipait les lambeaux de brume qui s’accrochaient encore aux hauteurs couronnées de pins et de fayards. Dans les champs, hommes, femmes et enfants s’adonnaient aux travaux de printemps et levaient à peine la tête pour regarder le petit détachement conduit par Erwin, car, depuis le matin, ils en avaient vu passer de plus imposants. L’air était si vif, la température, fraîche, si favorable à la chevauchée que les deux lieues séparant Monéteau de Seignelay parurent à tous avoir été franchies en un instant et comme dans l’allégresse.

Dans la cité même, après le passage des fugitifs, la veille, celui de nombreux hommes d’armes, au matin, était d’autant moins demeuré inaperçu que ceux qui s’étaient succédé avaient tous posé aux taverniers, commerçants et badauds les mêmes questions concernant un couple de jeunes cavaliers en fuite. Les habitants étaient partagés entre curiosité, amusement et crainte : curiosité quant à l’identité de ceux qui étaient recherchés et quant aux raisons de la poursuite, amusement provoqué par la ritournelle des investigations semblables, mais crainte aussi, car on n’avait jamais l’assurance que l’arrivée de seigneurs et d’hommes d’armes n’entraînerait pas finalement quelque drame, comme on en avait vu tant d’exemples.

Timothée put établir rapidement l’échelonnement des passages :

— Badfred en premier, précisa-t-il, puis Robert, je dirai à une demi-heure ; notablement après Isembard et le gros des Gérold, Hermant étant sur leurs traces ; les Nibelung, conduits par les fils de Frébald…

— Au fait, pourquoi celui-ci n’est-il pas à la tête des siens ? demanda Erwin.

— C’est étrange, en effet, seigneur, répondit le Grec, mais je n’en connais pas la raison.

— Tu disais donc : les Nibelung…

— Ils ont certainement adopté une allure très vive car ils se sont rapprochés des Gérold ; quant aux nôtres, plus lourdement équipés…

— … ils sont à l’arrière-garde et nous fermons la marche, compléta le Saxon sans en paraître autrement ému… Et concernant Ermenold ?

— Point de nouvelles.

— Par où peut-il être passé, vers où, pourquoi ?

— Après la leçon qu’il a reçue, il devrait avoir retrouvé le droit chemin, estima le Goupil.

— Oui, mais lequel ? ajouta Erwin.

Sans même s’informer sur les itinéraires empruntés ensuite par les différents détachements lancés à la recherche d’Albéric et de Clotilde et qui se pourchassaient, l’abbé Erwin et son peloton prirent la direction de Brienon. Ils y parvinrent, après avoir traversé l’Armançon sur un bac, avant la mi-journée. Ils y apprirent que tous les poursuivants les avaient devancés en cette cité à peu près dans le même ordre qu’à Seignelay.

C’était jour de foire et les rues étroites du bourg étaient encombrées d’une foule de négociants, de chalands, de saltimbanques, de diseurs de bonne aventure, de musiciens et de vendeurs ambulants, qui proposaient aux visiteurs et aux badauds nourriture et boisson, ainsi que de chevaux, de bœufs et de vaches, de moutons, de porcs, de lapins et volailles dans des caisses à claire-voie… Partout avaient été dressés des étals et des estrades au beau milieu de la chaussée. Les marchands présentaient des tissus et des vêtements, des aliments, des simples, condiments et épices, des remèdes, des ingrédients de sorcellerie tels que crapauds desséchés, décoctions de plantes mystérieuses, venin de vipère, araignées vivantes, poudres aux vertus magiques pour la vigueur de l’homme, la fécondité de la femme, pour prolonger la vie… et aussi pour la raccourcir. Dans la cohue s’activaient les percepteurs de tonlieu escortés par des miliciens, ce qui entraînait, sur le montant de cette taxe, des contestations véhémentes qu’observaient des attroupements.

La foule avait vu arriver avec intérêt, mais sans plaisir, les premières troupes qui avaient traversé la cité, car elles avaient obligé la cohue à lui faire un chemin qui bouleversait le savant désordre du marché, gênait les transactions et perturbait les réjouissances. Quand l’abbé saxon arriva, le mécontentement avait tourné à l’irritation. Erwin apaisa quelque peu les esprits en faisant procéder à des acquisitions de vivres dont ses hommes n’avaient pas expressément besoin et qu’il paya libéralement alors qu’il aurait pu utiliser son droit de réquisition.

Au-delà de Brienon, Erwin progressa vers Bligny-en-Othe que son peloton atteignit rapidement. Il décida d’y faire une halte pour nourrir, abreuver et faire reposer les chevaux. En interrogeant les habitants, il eut confirmation que les deux fugitifs étaient bien arrivés la veille, dans l’après-midi, à Bligny ; mais, ensuite, on avait perdu leur trace. En conséquence les détachements successifs, qui avaient suivi jusque-là, depuis Auxerre, un même itinéraire, avaient entrepris, à partir de cette localité, des recherches divergentes. Erwin confia à Timothée le soin de se renseigner sur la marche des différents groupes de poursuivants, en lui adjoignant un garde et un milicien comme éclaireurs. Après une collation rapide, lui-même, avec la petite escorte qui lui restait, prit la route du nord.

Le Grec entreprit ses investigations aux abords mêmes du village. Quant à Badfred et Mélior, quant à Robert et son valet, quant à Hermant et ses hommes, il ne put recueillir la moindre indication. En revanche, il obtint des renseignements concernant les deux fugueurs : une femme, qui binait son potager, déclara les avoir vus chevauchant, à petite allure, vers l’est ; l’un des deux cavaliers paraissait fatigué. Vers l’est ? Et le missus qui était parti vers le nord !… Toutefois Timothée ne tenta rien pour le prévenir, car Erwin lui avait enjoint de ne s’intéresser qu’à ceux qui menaient la chasse, quoi qu’il arrivât par ailleurs.

Continuant son enquête, il finit par découvrir qu’Isembard et les siens, ainsi que les Nibelung, s’étaient dirigés vers l’ouest, suivis par Childebrand. Mais, au-delà de Bussy-en-Othe, les routes des uns et des autres, qui étaient entrés dans la forêt de Courbépine, s’étaient notablement écartées. Manquant de repères, sans piste sûre, ils en étaient réduits sans doute à des recherches tâtonnantes et hasardeuses. Le Grec, lui, n’était guère mieux loti, sauf qu’il lui était plus facile de pister des groupes nombreux, laissant des traces de leur passage, qu’à ceux-ci de rechercher la retraite de deux fugitifs.

Arrivé aux étangs de Saint-Ange, au cœur même de la forêt, Timothée eut la surprise d’y trouver Doremus qui l’attendait, impatient, ayant, pour une fois, perdu quelque peu son sang-froid.

— L’abbé Erwin n’est donc pas avec toi ? demanda celui-ci désappointé, en scrutant du regard la sente de laquelle le Grec avait débouché.

Ce dernier expliqua à son ami quelle route avait choisie le Saxon.

— Mais toi-même, ajouta Timothée, comment as-tu pu deviner que je passerais par ici ?

— Aurais-tu oublié, répliqua l’ancien rebelle, que, pendant des années, j’ai été un « marquis des clairières » ? Pour un œil averti, ces étangs sont quasiment un point de passage obligé… Mais venons-en à l’essentiel ! Il y a du nouveau, et de la plus extrême gravité. Reprenons nos montures, car il nous faut rejoindre le comte Childebrand sans tarder ! Je t’informerai en chemin.

Quand ils furent en selle, Doremus annonça à Timothée qui brûlait de curiosité :

— Théobald est parvenu à retrouver notre détachement.

— Théobald ?

— Attends donc ! Il a appris au comte Childebrand que la retraite d’Albéric et de Clotilde avait été découverte.

— Comment cela, quoi ? s’exclama le Grec.

— Ils se sont réfugiés dans une maison forestière appartenant à un certain Rémy qui garde non loin de Dilo…

— C’est une bourgade au nord de la forêt, précisa le milicien qui accompagnait Timothée.

— … qui garde donc, près de Dilo, reprit Doremus, une chasse dont la propriété est revendiquée à la fois par les Nibelung et par le comte d’Auxerre.

— Pourquoi nos deux étourneaux se sont-ils confiés à ce Rémy ?

— C’est un homme libre, qui appartient, lui, aux Nibelung, une sorte de vassal de Frébald, on devrait mieux dire d’Adelinde. Âgé, mais encore vigoureux, il vit comme un ours au milieu des bois. Comment ne pas penser que c’est Adelinde elle-même qui a fourni cette cache à Albéric !

— Pour quelles raisons ? s’enquit le Goupil.

— Je l’ignore.

— Mais comment Théobald a-t-il appris ce qu’il a communiqué à Childebrand ?

Doremus fit attendre la réponse un court instant puis lâcha :

— Par Ermenold !

Timothée, ayant arrêté sa monture, en resta muet de surprise. Puis il se reprit.

— Ermenold, par l’enfer ! dit-il entre ses dents. En voilà bien d’une autre !

— Je suppose, avança l’ancien rebelle, que le comte d’Auxerre a conservé des informateurs dans le pays. Hier déjà, il a dû recueillir des indices sur le trajet des deux fugitifs, et, avec les renseignements qu’il a récoltés ce matin…

— Je te suis, dit le Goupil. Mais pourquoi a-t-il éprouvé le besoin d’avertir les Nibelung ?

— Selon Théobald, il ne s’est pas limité à cela. Il aurait demandé au vicomte Héloin de joindre Isembard et les Gérold pour les tenir au courant.

— De sorte que…

Doremus hocha lentement la tête d’un air entendu.

— Oui, dit-il, de sorte que, sous couvert de rendre service, il précipite peut-être les uns et les autres dans un affrontement sanglant, étant donné les meurtres et attentat récents, la méfiance et la haine qui animent les antagonistes. Une fois déjà, il t’en souvient, on l’a évité de justesse. Mais cette fois-ci, en raison de l’enjeu, on risque vraiment que le pire advienne.

— Et Childebrand ? demanda Timothée.

— Il a fait continuer la poursuite, avec plus d’ardeur que jamais. Puisse-t-il arriver à temps et, nous, puissions-nous le rejoindre avant longtemps ! souhaita Doremus en mettant son cheval au trot, imité en cela par le Goupil et les deux éclaireurs qui les escortaient.

Les deux assistants des missi progressèrent vers le nord sur une demi-lieue. Le chemin forestier, assez dégagé, leur permit d’avancer rapidement, d’autant que l’ancien rebelle ne marquait aucune hésitation quant à la route à suivre, comme s’il l’avait reconnue auparavant. Brusquement, il fit signe à Timothée de s’arrêter. Doremus et son ami s’engagèrent dans des halliers avec de grandes précautions pour ne pas donner l’éveil. Ils arrivèrent ainsi à la lisière de la forêt.

Au-delà, sur une prairie qui descendait en pente douce jusqu’à une habitation en rondins couverte de bardeaux, et que des boqueteaux dissimulaient à moitié, se faisaient face deux lignes de cavaliers : d’un côté, semblant protéger le chalet, à quelque deux cents pas devant celui-ci, se tenaient les Nibelung, aisément reconnaissables à la tunique vert et jaune que portaient certains ; vis-à-vis d’eux, sur le haut de la pente, Isembard et les hommes d’armes des Gérold, vêtus de bleu, semblaient se préparer à charger.

Doremus et Timothée se montrèrent et, à cet instant, virent arriver vers eux, au galop, le comte Ermenold qui s’était précipité à leur rencontre dès qu’il les avait aperçus. Il s’arrêta près d’eux en cabrant son cheval et leur annonça, avec un visage auquel il voulait donner une expression de navrement mais qui montrait, malgré lui, sa jubilation :

— Albéric et Clotilde se sont réfugiés dans l’habitation que vous voyez là-bas, dans les arbres. Bernard, à la tête des Nibelung, est arrivé ici presque en même temps qu’Isembard et les Gérold. Ils se sont disposés tout de suite front à front. Isembard a exigé le passage pour, dit-il, « aller libérer Clotilde enlevée par un bâtard ». Bernard, rendu furieux par ces paroles, et craignant aussi, sans doute, que ses ennemis ne veuillent s’en prendre à Albéric, à grand dommage pour celui-ci, a refusé sèchement, hurlant qu’il n’appartenait pas à une race dégénérée de « proférer des insanités pareilles » et que « si Clotilde était une catin, les Gérold n’avaient qu’à s’en prendre à eux-mêmes ». Évidemment, à de telles insultes n’ont pas tardé à succéder des menaces. Et maintenant…

Le comte d’Auxerre, d’un geste significatif, montra les glaives brandis et les arcs bandés.

— Le comte Childebrand et nos gardes, où se trouvent-ils ? coupa sèchement Doremus.

— Je n’en ai aucune nouvelle. Je crains qu’ils se soient égarés, répondit Ermenold d’un air désolé. Aussi ai-je envoyé mon vicomte et mon vicaire de Toucy à leur recherche.

Il jeta un coup d’œil vers les vassaux du souverain qui paraissaient sur le point de s’affronter.

— Puisse le missus dominicus et sa garde arriver à temps, ajouta-t-il, sans parvenir à y mettre de la conviction.

A cet instant, deux cavaliers jaillirent du sous-bois et, au galop, s’approchèrent de la maison forestière, puis mirent pied à terre et coururent vers la porte qu’ils commencèrent à frapper à coups redoublés en criant, exigeant sans doute qu’elle leur fût ouverte.

— Robert ! s’exclama Ermenold. Je le reconnaîtrais entre mille. Ah, j’aurais dû m’en douter !

— Et celui qui débouche à présent, n’est-ce pas Badfred ? constata Doremus.

— … accompagné de Mélior ? compléta Timothée.

Entre Robert, son valet, Badfred et Mélior une vive discussion semblait s’être engagée tournant à l’empoignade. Bernard, ses frères et les Nibelung qui, auparavant, faisaient face aux Gérold, avaient fait exécuter un demi-tour à leurs montures pour observer la péripétie qui venait d’intervenir près de l’habitation. Esquissèrent-ils un mouvement pour venir au secours des fugitifs, craignant qu’ils ne soient menacés par Robert, Badfred, ou par l’un et l’autre ? Les Gérold crurent-ils que leurs ennemis allaient attaquer le frère et le fils d’Isembard, qui seraient ainsi en péril de mort ? Ou voulurent-ils profiter d’une position favorable, puisqu’ils se trouvaient en contre-haut d’une formation dont les cavaliers leur tournaient le dos ? Les Gérold se lancèrent à l’attaque, tandis que les Nibelung se mettaient en défense à la hâte.

Alors sortit de la forêt, au grand galop, l’escadron lourd emmené par Childebrand, force formidable de guerriers casqués, bardés de cuir et de métal, brandissant leurs lourdes épées avec des clameurs féroces. Cependant, quelque impétueuse qu’eût été leur charge, ils ne parvinrent à l’espace qui s’étendait initialement entre les troupes des deux familles acharnées à leur perte et qu’ils voulaient maintenir séparées qu’au moment où celles-ci étaient déjà entrées en contact. Une bataille confuse s’engagea.

Près de la maison, les quatre hommes qui, apparemment, voulaient les uns et les autres en forcer l’entrée et qui, pour des raisons incompréhensibles, en étaient venus aux mains, s’étaient retournés, alertés par le martèlement du galop et les cris des assaillants ; ils regardaient, médusés, le corps à corps qui venait de commencer. Timothée et Doremus, eux aussi fascinés un instant par cette charge spectaculaire, se reprirent rapidement. Ils se remirent en selle et se hâtèrent vers la retraite supposée d’Albéric et de Clotilde. Ils eurent alors la surprise d’apercevoir Frébald sortir d’un boqueteau et s’approcher d’eux en éperonnant sa monture pour leur lancer, avec un visage bouleversé par l’angoisse :

— Il faut faire quelque chose, entendez-vous ! Il le faut !

Robert, aidé par son valet, s’en était pris à nouveau à la porte de l’habitation, cette fois-ci en tentant de la défoncer à coups de hache, tout en criant :

— Ouvrez-moi, ouvrez-moi ! Je suis Robert, oui, Robert ! Vous êtes en danger. Entendez-vous en danger ! Je suis venu vous sauver. Par tous les saints, ouvrez !

Badfred et Mélior s’étaient approchés de lui, dague en main. Frébald, suivi de Doremus et de Timothée, se précipita vers eux. Ils sautèrent de cheval et dégainèrent pour les tenir en respect.

— Imbéciles ! leur cria Badfred.

Soudain la porte céda. Un masque d’épouvante sembla en un instant s’être posé sur le visage de Robert : un rictus déformait sa bouche et sa face, ses yeux exprimaient une haine bestiale. D’une voix suraiguë, il lança :

— Enfin ! Ces deux enfants de catins, ce chien, cette chienne vont crever !

Sous le regard de ceux qui avaient observé avec stupeur cet avatar diabolique, il s’élança vers l’intérieur du refuge en brandissant à deux mains son glaive, prêt à l’abattre.

Au lieu d’un Albéric s’efforçant maladroitement, désespérément, de protéger Clotilde, il vit se dresser devant lui la haute stature du Saxon qui le maintint à distance en appuyant sur sa gorge la pointe de sa redoutable épée indienne tendue à bout de bras.

— Un pas de plus et tu es un homme mort, articula Erwin sans élever la voix.

Au même moment, sans qu’il pût réagir, Robert fut immobilisé par l’étau de deux bras puissants, ceux de Rémy le forestier qui se tenait à côté de la porte d’entrée et qui avait ceinturé l’agresseur dès son irruption. Incapable de se dégager, Robert fit entendre des grognements qui s’échappaient de sa bouche, couverte d’écume blanchâtre, tandis qu’il roulait des yeux déments. Il s’affaissa subitement et son glaive, qu’il avait lâché, tomba à ses pied.

Dans la partie la plus reculée de la salle, Albéric et Clotilde, vigilants, dague en main, avaient observé la scène avec sang-froid. A peine la jeune fille avait-elle poussé un léger cri lorsque Robert avait surgi. Maintenant, ils s’étaient tournés l’un vers l’autre, confiants, un sourire de bonheur aux lèvres, lui, élancé, le port altier, un visage fermement modelé, des cheveux blond clair et des yeux d’un bleu intense, elle, une chevelure de jais qu’un ruban resserrait sur la nuque, des yeux émeraude et un corps dont la tenue masculine accentuait, plutôt qu’elle ne la dissimulait, la splendeur. L’abbé saxon, en remettant son épée dans son fourreau damasquiné, pensa que cela valait la peine d’avoir sauvegardé de telles créatures de Dieu.

Frébald, Badfred et Mélior, que les deux assistants des missi avaient désarmés, ceux-ci mêmes et le comte Ermenold entrèrent alors dans le refuge tandis que Rémy achevait de ligoter Robert, toujours sans connaissance, agité de soubresauts. Tous semblaient frappés de stupeur.

Erwin s’était tourné vers les jeunes gens.

— Sans doute, leur dit-il d’un ton sévère, aviez-vous vos raisons pour fuir comme vous l’avez fait… Mais venez !

Il leur fit signe de l’accompagner sur le seuil, et, là, il leur montra le champ sur lequel s’étaient produits les affrontements. Childebrand et ses gardes étaient parvenus, non sans peine, à séparer, puis à maintenir à distance les uns des autres Nibelung et Gérold. Un silence, à peine troublé par les ordres qui continuaient à être lancés, ainsi que par des plaintes et lamentations lointaines, avait succédé au tumulte. Le Saxon désigna de la main, l’un après l’autre, les corps qui gisaient sur l’herbe.

— Regardez, regardez bien ! ordonna le missus. Voici Désordre, Douleur et Mort ! Sans doute votre équipée n’est-elle pas la cause essentielle, lointaine et profonde, de cette calamité. Sans doute n’êtes-vous pour rien dans la rage de celui qui s’était juré de vous tuer. Je veux croire que c’est pour lui échapper, ayant appris son dessein criminel ou l’ayant deviné, que vous vous êtes enfuis. Mais n’aviez-vous pas la possibilité de vous y soustraire autrement ? Par exemple, en venant nous alerter, nous, missionnaires du souverain, à défaut de tenir au courant vos familles en lesquelles, à l’évidence, vous n’aviez plus confiance ?

Erwin s’interrompit un instant, fixant du regard le lointain.

— La perspective de vous retrouver seuls, reprit-il, l’un à l’autre, peut-être…

— Non, mon père ! protesta Clotilde.

— … en tout cas libres de mener ensemble une aventure qui a dû vous paraître exaltante, cette perspective ne vous a-t-elle pas dicté votre conduite ? Si, n’est-ce pas !

L’abbé saxon dévisagea le jeune homme, puis la jeune fille, avec une expression proche de la colère.

— Exaltante pour vous, jeta-t-il, mais dramatique, mortelle pour ceux-là. Il montra à nouveau les corps étendus.

— Et de ce drame – surtout ne protestez pas ! – vous êtes bien responsables. Le feu qui couvait, vous l’avez fait flamber ! ajouta-t-il d’une voix cinglante.

Puis il murmura :

— Dieu veuille qu’à quelque chose un tel malheur soit bon !

Erwin et tous ceux qui se trouvaient dans la maison forestière ou à ses abords, y compris Rémy transportant Robert comme il l’eût fait d’un sac de farine, se dirigèrent vers Childebrand qui était demeuré sur le champ de bataille pour veiller au maintien de l’ordre et prendre les mesures qui s’imposaient d’urgence. Il avait rappelé à lui Hermant et sa cavalerie légère, qu’il avait postée aux alentours afin d’empêcher toute fuite. Il avait envoyé à Dilo des émissaires pour y réquisitionner deux charrettes, destinées à transporter les victimes de l’affrontement, et tous les moyens et vivres nécessaires à un campement de nuit, car il était exclu que des hommes épuisés et des chevaux fourbus pussent partir au crépuscule pour regagner Auxerre en une seule étape. Les émissaires étaient aussi chargés de ramener du bourg emplâtres, vulnéraires, décoctions et potions pour soigner les blessés ainsi que, si possible, quelqu’un se connaissant en médecine et chirurgie.

Quand l’abbé saxon fut arrivé près de son ami Childebrand, celui-ci parcourut des yeux le cortège qui l’accompagnait, satisfait d’y apercevoir sains et saufs Albéric et Clotilde, qu’on avait séparés, s’étonnant d’y trouver ensemble Frébald, Badfred et Ermenold, lesquels étaient trop bouleversés d’ailleurs par les événements pour avoir même la force de se battre froid. Le regard du missus s’attarda sur l’étrange fardeau que coltinait Rémy et que celui-ci déposa sans douceur, ce qui ranima quelque peu le captif hébété.

— Belle prise, assurément, marmonna-t-il.

Puis, s’adressant en aparté à Erwin, il lui dit, mi-figue mi-raisin :

— Je suis heureux que tu t’en sois bien sorti.

— Moi de même, répondit le Saxon. Et tu as risqué plus que moi.

— Peuh, murmura le comte en haussant les épaules. Cependant, certains ont eu moins de chance.

Il énuméra à voix basse :

— Quant aux Gérold, un homme d’armes tué, celui que tu vois là-bas, étendu, avec, à son côté, quelqu’un qui prie pour lui, et deux blessés dont un, gravement. Chez les Nibelung un mort, un blessé, fort mal en point, et, sévèrement touché lui aussi, Justin, l’un des fils de Héribert.

— Et concernant les nôtres ?

— Armés et cuirassés comme ils l’étaient… Un seul a été atteint. Ce ne sera rien… Cependant…

Childebrand passa sa main gauche sur sa courte moustache, semblant hésiter. Puis il se décida :

— C’est égal, lâcha-t-il, si tu m’avais prévenu à temps…

— Le moyen de te prévenir ? riposta Erwin sans élever la voix. Tu dois bien penser que si je l’avais pu… Mais où te joindre, de quelle façon ? Pouvais-je en outre deviner comment les choses allaient tourner ?

— Cependant, ici même, dès ton arrivée, n’aurais-tu pas pu tenter de m’avertir ?

— C’est ce que j’ai fait. J’ai envoyé immédiatement les gardes qui m’avaient accompagné pour t’avertir. Mais le combat était déjà engagé. Ils sont arrivés dans la fournaise. De mon côté, parvenu près du refuge, je n’avais pas un instant à perdre. J’entendais les vociférations de Robert et les coups de hache qu’il donnait. Je suis passé par une fenêtre que Rémy m’avait ouverte et je me suis trouvé pour ainsi dire nez à nez avec ce forcené (il montra Robert) qui venait de défoncer la porte. J’ai eu tout juste le temps de dégainer et de pointer mon arme. Faible parade. Heureusement Rémy m’a prêté main-forte, c’est le cas de le dire : une étreinte d’ours !

Erwin regarda son ami avec une lueur d’amusement dans le regard.

— Voilà ! dit-il.

Childebrand se frotta la joue, l’air embarrassé.

— Voilà, oui, voilà ! murmura-t-il en écho.

Puis subitement son visage s’éclaira et il éclata de rire.

— Au fait, demanda-t-il alors à son ami, comment, par qui as-tu appris que nos deux étourneaux avaient trouvé refuge en cette maison forestière ? Par quel miracle as-tu pu t’y trouver à temps pour les sauver ?

— Par le même miracle qui t’a mené ici, non moins à temps, répondit Erwin : l’instinct de chasse, les lumières de l’esprit, l’assistance du Très-Haut !

Dans le soir qui tombait arrivèrent les chariots qui apportaient fournitures et vivres pour le campement ainsi que des médicaments. Ils étaient guidés et accompagnés par nombre de villageois, hommes et femmes, qui, tout en apportant leur aide, étaient surtout poussés par la curiosité. Ils savaient déjà tout sur les affrontements, l’équipée attendrissante de deux nobles amoureux, la présence de personnages mythiques au milieu de « mille hommes d’armes »… Ils regardaient de tous leurs yeux, fiers de les côtoyer et de les servir.

Les deux missi arrêtèrent les dispositions pour la nuit. Aux Nibelung et aux Gérold furent assignés des emplacements séparés. Des pelotons de gardes furent disposés entre eux. Des rondes de surveillance furent organisées. Albéric dut rejoindre les siens. Quant à Clotilde, elle retourna dans le refuge pour y passer la nuit, servie par deux femmes de Dilo et gardée par des miliciens se relayant devant sa porte. Les blessés furent transportés avec précaution dans une clairière adjacente où l’abbé saxon vint leur faire visite. Une matrone du bourg qui possédait des dons de guérisseuse mit à leur disposition les ressources de ses talents. Les morts furent placés sur une charrette et recouverts d’un drap. Robert fut emmené à l’écart, et, entravé, placé sous surveillance.

La nuit arriva. De place en place s’allumaient les feux de bivouac. Après les allées et venues et les bruits provoqués par la mise en place du campement ainsi que par le service de la collation du soir, les villageois une fois partis, seules troublèrent le silence et le repos les voix des sentinelles qui patrouillaient et se relevaient.