Intermède 5

Ils restèrent silencieux pendant plusieurs minutes. Les yeux baissés sur ses notes, Marbœuf faisait mine de les relire.

— Si vous écrivez cette histoire, vous guérirez complètement, Charles, dit enfin la voleuse. Mais chaque mot vous rapprochera un peu plus de l’enfer. Songez-y.

— Non, murmura l’écrivain. Je refuse d’y songer. À demain, Marilith…

Dans sa chambre, comme elle s’y attendait, elle retrouva Baptiste. Il s’approcha d’elle et la saisit aux épaules.

— Ce soir, l’acompte sera un peu plus gros. Vous pourriez par exemple…

— Vous jeter dehors ! compléta-t-elle, très calme. Nous sommes trop près de l’issue maintenant, Baptiste. Demain soir, je serai tout à vous. Mais aujourd’hui je vous prie de sortir.

— Et si je refuse ?

— Je hurle. Votre maître est en train d’écrire. Il m’entendra et nous serons perdus tous les deux.

Elle vit la colère brûler dans les yeux du domestique, sentit ses doigts s’enfoncer dans sa chair. Elle pinça les lèvres, refusant de protester. L’espace d’une seconde, elle crut qu’il allait la violer tout de suite. Mais l’étreinte se desserra. Il sortit de la chambre sans un mot, claqua la porte derrière lui, oubliant même de la verrouiller. Haussant les épaules, la voleuse se déshabilla et se coucha, paisible.

Le lendemain elle ne quitta pas sa chambre. Lorsque Baptiste vint la chercher pour le petit déjeuner, elle le renvoya avec ses robes des jours précédents en lui ordonnant de les lui laver et repasser. Le domestique obéit, non sans lui avoir fait promettre de descendre dîner de son plein gré, comme tous les soirs.

— Vous n’êtes pas en train de craquer, hein ? demanda-t-il.

— Non. J’ai juste besoin d’un peu de calme avant d’affronter Marbœuf, c’est tout. C’est bien ce soir que vous comptez le tuer ?

— Il se tuera lui-même, sourit Baptiste. Rassurez-vous.

La voleuse récupéra ses robes à l’heure du déjeuner, quand le domestique lui monta un plateau. Pourtant elle resta nue. Baptiste ou Charles Marbœuf étaient susceptibles de l’observer sur les écrans et elle devait désormais les tenir en haleine. Elle ne se livra cependant à aucune exhibition érotique : ce qui passionnait l’un aurait probablement désappointé l’autre.

Un peu avant le dîner, elle prit un bain, se maquilla et se parfuma, puis enfila la robe rouge qu’elle portait le premier jour.

Charles Marbœuf l’attendait sur le palier, vêtu d’un habit de soirée, très élégant. Son sourire et son regard lui apprirent qu’il n’avait aucune intention de dîner. Il était guéri, totalement guéri. Sa peau avait retrouvé couleur et souplesse. Il portait désormais son âge, simplement, et le portait beau. Avec ses cheveux grisonnants, il avait tout du séducteur.

— Vous aviez raison, Marilith. Le mal s’est enfui. (Il s’interrompit un instant pour la contempler.) Vous êtes superbe mais j’avais une préférence pour la robe blanche.

— Je vous l’ai dit, Charles. Pour sceller la perte d’une âme, il faut du sang.

Il chassa ces paroles d’un geste faussement décontracté puis lui baisa la main, avec passion cette fois. Lorsqu’il se redressa, la voleuse vint se blottir contre lui et l’embrassa, ondulant lentement des hanches.

— J’ai retrouvé ma virilité, murmura-t-il. Je le savais…

— C’est merveilleux, Charles.

— Je voudrais vous faire visiter mes appartements, Marilith, bredouilla-t-il, maladroit. Je…

Elle lui posa un doigt sur la bouche, coupant ses explications laborieuses. Ce fut elle qui l’entraîna vers la chambre. Seule pièce de la villa où ne se trouvait aucune caméra, elle était plongée dans une semi-obscurité entretenue par des cierges. Fourrures et coussins de soie jonchaient le sol.

— Le pacte est consommé, Charles. L’instant est venu de remettre votre âme au diable.

Elle lui sourit et commença à se déshabiller, faisant glisser une épaulette après l’autre, dévoilant sa gorge, puis ses seins menus aux pointes brunes, son ventre… Marbœuf l’observait, fasciné, le regard fixe. Ses lèvres entrouvertes tremblaient.

Lorsqu’elle fut nue, l’écrivain fit un pas vers elle, mais elle le repoussa d’un geste autoritaire. Entamant une danse lascive, elle laissa ses mains courir sur son visage. Marbœuf secoua la tête, incrédule, quand il vit les cheveux de la voleuse s’arracher par poignées. Les ongles peints, aiguisés, s’enfoncèrent dans la peau des joues, y creusant de profondes rigoles d’où jaillissaient sang et pus. Un revers de main arracha le nez à la base. Les lèvres pulpeuses se desséchèrent, se fendirent. Les doigts de la voleuse descendirent sur sa poitrine, massèrent un instant ses seins puis en pressèrent les pointes, les faisant crever comme des furoncles. La peau du ventre se détacha par lambeaux…

Marbœuf avait la bouche grande ouverte, une main pressée sur son cœur. Il semblait suffoquer.

— Non, articula-t-il. Ce n’était pas les histoires… Je…

La voleuse était désormais une réplique presque parfaite de l’écrivain, quatre jours auparavant. Son mal s’était communiqué à celle qui le soignait.

— Je me suis nourri de vous, balbutia encore Marbœuf avant de tomber à genoux.

Il voulut ajouter quelque chose, mais seul un gargouillis franchit ses lèvres. Puis, le visage crispé en un masque d’horreur, il s’effondra sur le côté et ne bougea plus.

Baptiste sortit de sa cachette, derrière l’un des épais rideaux de velours. Un sourire triomphant illuminait ses traits.

— Splendide ! s’exclama-t-il. Tout s’est déroulé à merveille !

Le regard de la voleuse passa du domestique à Marbœuf. Son corps était tout aussi intact que celui de l’écrivain.

— Je peux savoir comment vous avez fait ? demanda-t-elle, curieuse.

Baptiste cessa de la contempler avec envie lorsqu’elle se pencha pour ramasser sa robe.

— Inutile de vous rhabiller, dit-il. Vous n’avez pas encore rempli votre part du marché.

— Très bien, mais je désire d’abord comprendre.

— Marbœuf vous a raconté que je travaillais dans un cirque, autrefois. En fait j’étais hypnotiseur, un excellent hypnotiseur… Depuis que j’ai décidé de vous aider à lui échapper, je l’ai préparé, lentement, sans qu’il s’en rende compte. Aujourd’hui, il a vu ce que je souhaitais lui faire voir. (Il baissa le ton.) Je l’aimais bien, vous savez, malgré tout. Mais il n’aurait pas dû vous vouloir pour lui. Il n’aurait pas dû m’enlever mon seul privilège. (Son regard s’alluma.) Et maintenant tu es à moi, Marilith. Allonge-toi sur le lit ! Immédiatement !

La voleuse désigna d’un signe de tête le cadavre de Marbœuf.

— Débarrasse-nous de cette charogne avant. Je me sentirai plus à l’aise.

— À ta guise.

Baptiste saisit son ancien maître sous les aisselles et le tira vers la porte. La voleuse alla s’étendre sur le lit à baldaquin pour attendre son retour. Elle devait admettre que le stratagème du domestique était fort habile, mais cela ne le sauverait pas. Deux âmes en une seule journée ! Lucifer serait ravi. Peut-être même la ferait-il avancer dans la hiérarchie infernale.

Lorsque Baptiste rentra dans la chambre, la voleuse commença à reprendre sa forme naturelle…