ROSIE
(Pour R.D. NOLANE et S.K. SHELDON)

À l’image du conducteur de la camionnette, la route était passablement défoncée. Ayant quitté la nationale dans l’espoir de découvrir un petit restaurant gastronomique pas trop onéreux, Frédéric Castaing – dit Frédo Dalle-en-pente – s’était enfoncé quelques heures auparavant au cœur d’un labyrinthe mal balisé de petites routes provençales. Il n’avait certes pas été déçu par la cuisine de l’auberge rencontrée dans une minuscule localité, perdue entre deux collines boisées, et s’était gavé avec toute l’ardeur que l’on pouvait attendre d’un homme de sa corpulence. Proéminent de nature, son estomac était encore plus tendu qu’à l’ordinaire – sous l’effet des viandes en sauce et des fromages, arrosés de deux bouteilles d’un excellent cahors. Le routier avait couronné le tout d’un armagnac bien tassé, aussi ne s’était-il guère préoccupé du chemin qu’il empruntait en sortant de l’auberge. Une bonne demi-heure lui avait été nécessaire, après tours et détours, pour comprendre qu’il était perdu. Pour tout arranger, le vent d’est qui avait soufflé le jour durant venait de tomber, laissant le champ libre aux nuages et à la pluie. Le moindre des virages devenait périlleux. Roulant à une allure modérée, Castaing avait peine à distinguer la route – malgré le faisceau des pleins phares – au travers du pare-brise que parcouraient sur un rythme saccadé des essuie-glaces à l’efficacité contestable.

— Ah, bravo ! siffla une voix douce, quoique courroucée, près de son oreille droite. Tes vices nous ont encore mis dans de beaux draps, Frédéric !

L’interpellé n’eut nul besoin de tourner la tête pour savoir qui avait parlé. Un accord de lyre aux accents célestes vint confirmer la présence de l’ange et appuyer ses reproches. Haut d’une dizaine de centimètres, vêtu d’une robe immaculée, son instrument de musique en main, le petit personnage voletait avec légèreté dans l’habitacle de la camionnette, arborant une moue boudeuse.

— Fais pas chier, Séraphin, grommela Castaing d’un ton las.

— Cesse de proférer des grossièretés ! fit sèchement le chérubin. Tu sais très bien que j’ai raison. Et tu sais aussi ce que dit la Bible : le fruit de la vigne ne consommeras qu’avec…

— Oh, la ferme ! tonna une autre voix, un peu rauque. Boire un petit coup n’a jamais fait de mal à personne !

Rougeâtre, pourvu d’une longue queue, de deux cornes recourbées et d’attributs virils hypertrophiés que dévoilait une totale nudité, un petit diablotin venait d’apparaître, juché sur l’épaule gauche du chauffeur.

— N’écoute pas ce suppôt de Yahvé, Frédo, continua-t-il. Si ça ne tenait qu’à lui, tu ne rigolerais pas tous les jours.

— Vade retro, Satana ! s’exclama l’ange, grattant furieusement sa lyre.

— Pas Satana, corrigea le démon. Je te l’ai dit mille fois : Adonides ! C’est pourtant pas compliqué, sauf pour une cervelle d’oiseau dans ton genre.

Alors que Séraphin allait répliquer, Castaing leva une main en signe d’apaisement.

— Vous allez pas commencer à vous engueuler, hein ? J’ai déjà du mal à me concentrer sur la route, j’ai pas besoin qu’on me hurle dans les oreilles.

— Ne t’en prends qu’à toi, pauvre pécheur ! Si tu ne t’étais pas enivré, nous ne nous serions pas égarés.

— Et toi, si tu es si malin, retrouve-moi donc la nationale ! contra le routier.

— Corriger tes bévues n’entre pas dans mes attributions : tu n’avais qu’à emporter une carte. Et n’emploie pas le mot « malin » quand tu parles de moi, ça me donne des frissons.

Adonides éclata d’un rire sardonique.

— Petite nature, va ! Ne t’en fais donc pas, il va nous la récupérer la grand-route, notre Frédo. Même bourré.

— En attendant, il devrait être à Aix depuis une heure. Si ça continue, les cinq cents douzaines d’œufs qui sont derrière vont être complètement pourris.

— Vous pourriez pas la fermer cinq minutes ? interrogea Castaing, sans y croire.

Mais de toute évidence, les deux antagonistes ne l’écoutaient pas.

— Évidemment, railla le diablotin. Les œufs, ça te préoccupe un max, hein, remplumé ! Moi, je dis qu’on s’en fout et que Frédo a bien raison de se donner du bon temps. J’ajouterai même : que celui qui n’a jamais péché lui jette la première

— N’emploie pas en vain les paroles du Seigneur, Satana !

— Pas Satana, nom de Dieu ! Le patron va finir par croire que j’en veux à son fauteuil !

— Et n’invoque pas le nom de…

— Oh, merde ! cria soudain le routier, coupant court à toute discussion.

Réflexes anesthésiés par le vin et les propos de ses deux gardiens, il n’avait vu l’auto-stoppeuse qu’au dernier moment. Engoncée dans un ciré sombre, sac au dos, elle se tenait sur le bord de la chaussée, sans doute pour éviter de patauger dans la boue du bas-côté. Castaing donna un brusque coup de volant pour l’éviter. La camionnette fit une embardée qui déséquilibra Séraphin et Adonides, catapultant le premier contre le pare-brise, le second près de la pédale d’embrayage. À l’arrière, un bruit d’effondrement sonna la perte d’une bonne partie de la marchandise.

— Fais gaffe, bordel ! se plaignit le diablotin.

Après avoir zigzagué sur une centaine de mètres, le routier parvint à stabiliser son véhicule. Écrasant le frein, il s’immobilisa au beau milieu de la route. Il ferma les yeux un instant, respira profondément pour tenter de maîtriser les battements de son cœur.

— Ah, je te félicite ! clama Séraphin, lissant ses ailes froissées. Tu te rends compte que tu as failli tuer cette jeune personne ? Va voir si elle n’a rien ! Immédiatement !

— Bonne idée, approuva Adonides. Et ramène-la : comme ça, tu pourras la sauter !

— Quoi ? (L’ange s’éleva jusqu’au visage du routier, battant frénétiquement des ailes.) Je t’interdis d’avoir de mauvaises pensées à son égard, tu m’entends !

Castaing le repoussa d’un revers de main.

— Tire-toi de là, tu me fais de l’air !

Sans écouter les jérémiades du chérubin, il sortit de la camionnette, accueillant presque avec plaisir la fraîcheur de la pluie sur son visage. Il aperçut la silhouette prostrée de la jeune femme, qu’un réflexe de peur avait visiblement déséquilibrée, la projetant dans la boue. Le routier courut vers elle et l’aida à se relever.

— Ça va, mademoiselle ? demanda-t-il, inquiet. Je suis désolé mais avec votre imper noir, je ne vous avais pas vue.

L’auto-stoppeuse leva vers lui un visage à l’expression choquée. Elle pouvait avoir une vingtaine d’années. Aussi grande que lui, peut-être même un peu plus, elle avait des cheveux blonds coupés court et des traits réguliers, marqués de nombreuses taches de rousseur.

— Vous n’avez rien ? insista-t-il, lui posant une main sur l’épaule.

Le geste sembla la sortir de son hébétude. Elle sursauta et eut un mouvement de recul instinctif qu’elle réprima aussitôt. Un sourire forcé étira ses lèvres.

— Non, souffla-t-elle. Ça va. J’ai eu peur, c’est tout.

— Moi aussi, avoua Castaing, en grande partie dessoûlé. Je crois que je n’ai plus qu’à vous emmener pour me faire pardonner. Où allez-vous ?

— À Aix. Mais…

— N’ayez pas peur : je ne suis pas un violeur. Et puis vous faisiez bien du stop, non ?

Elle acquiesça en souriant, plus franchement cette fois. Sans se faire prier, elle lui emboîta le pas. Il l’aida à monter sur le siège du passager. Lorsqu’elle s’assit, son ciré s’ouvrit pour laisser apparaître des jambes minces, gainées par un pantalon de toile noire.

— Vé, la pitchoune ! apprécia Adonides avec un petit sifflement. On dirait que t’as tiré le gros lot, mon Frédo !

Castaing l’ignora. Il posa les mains sur le volant avant de se tourner vers sa passagère.

— Je vais à Aix aussi, mais je me suis un peu perdu. Vous n’auriez pas une carte du coin, par hasard ?

Elle secoua la tête. Manifestement, elle n’avait pas encore tout à fait repris le dessus. Le routier fit une grimace qu’il jugeait comique pour tenter de la mettre à l’aise.

— Eh bien, il va falloir y aller au hasard. J’espère que vous n’êtes pas trop pressée.

— Au point où j’en suis…, fit-elle, haussant les épaules.

Castaing lui adressa un dernier sourire avant de redémarrer. Nettement plus maître de sa conduite qu’auparavant, il se gardait de trop accélérer et négociait les virages avec précision, peu soucieux de créer un nouvel incident. Le chérubin avait repris sa place près de son épaule droite. Sa contrepartie diabolique s’était installée sur les genoux de l’auto-stoppeuse.

— Demande-lui son nom, Frédo, encouragea Adonides. Fais-lui un peu la causette.

— Comment vous appelez-vous ? obtempéra le routier.

À mesure qu’elle se réchauffait et que ses vêtements séchaient, la jeune femme se détendait. Il apprit qu’elle se nommait Christine et qu’elle était partie en vacances en compagnie de son petit ami, lequel l’avait laissée en plan le matin même, après une dispute homérique – emportant carte, matelas pneumatique et argent. Depuis, elle errait sur la route, tentant d’atteindre Aix, son seul point de chute possible de la région.

— Ça ne pouvait pas mieux tomber, commenta le diablotin d’une voix gourmande. Monte un peu le chauffage, Frédo, qu’elle enlève son imper.

Comme le routier allait obéir à la suggestion, un accord de lyre lui rappela la présence de Séraphin.

— Une nouvelle fois, j’espère que tu ne nourris pas de pensées coupables à l’égard de cette jeune femme, Frédéric.

— Fous-lui la paix, grenouille de bénitier ! Bon Dieu, Frédo, regarde : ça y est, elle se désape !

— Ne te fatigue pas, Frédéric. Elle ne fait qu’ôter son ciré. Ce n’est pas cela qui risque de tellement t’émoustiller.

— Lui peut-être pas, mais moi si ! Vingt dieux ! Elle a une de ces paires de roberts !

Castaing ne put s’empêcher de couler un regard intéressé en direction de sa passagère. Adonides ne mentait pas. Se hissant sur ses jambes aux pieds fourchus, le démon effleurait des deux mains les rondeurs de Christine, tandis que son pénis démesuré se tendait de manière obscène.

— Mais foutez donc le camp, bande d’emmerdeurs, marmonna le routier entre ses dents.

— Pardon ? demanda la jeune femme, surprise.

— Je disais qu’on devrait finir par trouver des panneaux indicateurs, se hâta de corriger Castaing, abandonnant l’espoir de faire s’évanouir les deux créatures.

Mais la route demeurait identique à elle-même, serpentait inlassablement sans croiser la moindre bourgade. Les arbres qui la bordaient des deux côtés créaient une obscurité presque totale. Bien que la pluie eût fini par cesser, on n’y voyait pas à plus de cinquante mètres.

— Regardez ! Là-bas ! Qu’est-ce qui se passe ? s’exclama soudain Christine, désignant un mouvement sur le bas-côté.

Castaing freina un peu pour avoir le temps d’observer la scène. Une moto était couchée sur le flanc, débordant de l’accotement. Non loin de là, quatre personnes semblaient engagées dans une lutte violente. Deux d’entre elles portaient un blouson de cuir noir et un casque intégral. Apparemment, elles avaient le dessus.

— Mon Dieu ! glapit Séraphin. Arrête-toi, Frédéric ! Tu dois porter secours à ces gens. (Comme le routier ne réagissait pas, il ajouta :) Mais regarde-les ! Ce sont des personnes âgées. Tu ne vois pas leurs cheveux blancs ? C’est encore l’alcool qui t’obscurcit la vue…

— On dirait des vieux, confirma l’auto-stoppeuse.

— Accélère, Frédo ! C’est pas tes oignons ! Tout ce que tu risques, c’est de prendre un mauvais coup.

— Frédéric, je suis très sérieux ! énonça l’ange d’une voix posée. Si tu t’enfuis, je ne te parlerai plus jamais.

— La belle menace ! pouffa Adonides. Pas un sou de psychologie, ces volatiles !

— Choisis, Frédéric, continua Séraphin. Choisis librement, mais sache que tu joues ton âme.

— O.K., O.K… (Vaincu, Castaing se tourna vers sa passagère :) Surtout ne bougez pas : je vais voir !

Il stoppa la camionnette non loin des quatre personnages. Les deux blousons noirs étaient bel et bien en train de malmener un couple de vieillards. La femme gisait déjà à terre, encaissant coup de pied sur coup de pied. Le routier prit le temps de se saisir de la barre de fer qu’il ne manquait jamais de glisser sous son siège, puis se rua à l’extérieur.

— Au secours ! cria le vieil homme en l’apercevant. Je vous en supplie, aidez-nous !

Un coup de poing le fit taire mais, alertés, les deux motards se retournèrent vers le nouvel arrivant. Tenant fermement son arme improvisée, Castaing la fit tournoyer un instant avant de l’abattre à deux reprises. Touché au bras, l’un des loubards hurla de douleur, portant la main à son membre brisé. L’autre reçut le coup en pleine tête : protégé par son casque, il ne fut sans doute pas blessé gravement mais, sonné, s’écroula à terre. Voyant cela, son camarade tourna les talons et détala, disparaissant bientôt entre les arbres.

Le vieil homme s’était penché sur sa compagne. Étendue dans la boue, celle-ci respirait avec difficulté. Son souffle rauque résonnait dans la nuit, comme un crissement d’engrenages mal huilés.

— Vous n’avez pas de mal ? interrogea Castaing, s’accroupissant à son tour.

— Je pense que ça ira, articula le vieillard. Grâce à vous, monsieur. Ces voyous nous auraient tués… Regardez ! Un des deux avait ça à la main. Heureusement que j’ai réussi à le lui faire lâcher.

Il désignait un long couteau de cuisine, au manche d’ivoire, qui gisait près de la motocyclette. Le routier émit un petit sifflement expressif.

— Les jeunes d’aujourd’hui ! soupira la vieille femme qui se remettait un peu de ses émotions.

— Tout va bien, Liz ? demanda celui qui semblait être son mari.

Elle hocha la tête puis, aidée par les deux hommes, se remit sur ses jambes avec peine.

— Je crois que je n’ai rien de cassé, dit-elle. Dieu merci ! Mais je ne sais pas si je pourrai marcher jusqu’à la maison.

Séraphin se matérialisa à son poste habituel.

— Tu as bien agi, Frédéric. Propose-leur de les ramener chez eux et je promets de ne plus faire allusion à ton intempérance de ce soir.

— Serment d’ivrogne, contra le diablotin, surgissant à son tour.

Ils disparurent au même instant, sans doute pour régler leurs comptes en privé.

— Où habitez-vous ? demanda Castaing. Je peux peut-être vous déposer…

— Vous feriez cela ? Décidément, nous avons eu de la chance de vous rencontrer, monsieur. Notre maison ne se trouve qu’à cinq ou six kilomètres d’ici. Avec votre véhicule, nous y serons en quelques minutes.

Soutenant toujours la vieille femme, ils se dirigèrent vers la camionnette. Castaing expliqua en quelques mots la situation à Christine.

— Vous n’avez qu’à vous tasser sur le siège, proposa-t-il. J’ai peur que l’arrière ne soit guère fréquentable.

La situation présentait un avantage inattendu : pour laisser monter les deux vieillards, la jeune femme dut se rapprocher de lui jusqu’à le toucher. Séraphin ne faisant pas mine de réapparaître, le routier se permit d’apprécier le contact chaleureux à sa juste valeur.

— Nous ne nous sommes pas présentés, dit le vieil homme, après avoir indiqué à Castaing la direction à suivre. Je me nomme Olivier Nayraud, et voici ma femme Élisabeth.

Tous deux semblaient avoir au moins soixante-dix ans ; l’âge leur avait sculpté un physique de momies égyptiennes ; toutefois, des yeux étonnamment vifs perçaient encore leur visage creusé de rides. Tandis que le routier, suivant les directives, pénétrait dans un petit village appelé La Destrousse, la vieille femme expliqua d’une voix chevrotante comment ils s’étaient retrouvés dans l’embarras. Tandis qu’ils revenaient de chez des amis, dans un hameau voisin, ils s’étaient abrités sous un arbre pour se protéger des intempéries et avaient été surpris par la nuit. Les voyous les avaient attaqués alors qu’ils reprenaient leur route.

La camionnette s’engagea dans un petit chemin latéral, de plus en plus étroit. Lorsqu’elle parvint aux abords d’une vieille maison isolée, Nayraud indiqua à Castaing l’entrée du terrain en friche qui la jouxtait, où il pourrait se garer.

— Venez ! dit-il. Vous n’allez pas repartir sans avoir bu un café. C’est le moins que nous puissions faire pour vous remercier.

Le routier consulta sa passagère du regard. Comme elle haussait les épaules en signe d’indifférence, il opina du chef.

— Ce n’est pas de refus. J’ai encore du chemin à faire et je ne tiens pas m’endormir au volant.

Suivant les propriétaires des lieux, ils pénétrèrent dans la maison par la porte coulissante du garage. Dès que celle-ci s’ouvrit, des aboiements sonores retentirent.

— Du calme, Halloween ! fit Nayraud, apaisant d’une main caressante l’épagneul breton qui venait de surgir. N’ayez pas peur : il n’est pas méchant.

Il saisit le chien par son collier et l’entraîna à l’écart pour permettre le passage jusqu’à un escalier en colimaçon. Guère rassuré, Castaing s’engagea dans la pièce. Malgré les vociférations de l’animal, il marqua un temps d’arrêt en découvrant l’antiquité qui trônait au centre du garage : trop abîmée pour qu’on puisse lui attribuer une marque ou un type précis, la voiture possédait une ligne typique des années cinquante. Sa carrosserie, bosselée en maints endroits, gardait la trace d’une peinture rose délavée, veinée d’un entrelacs de lignes violacées. Les quatre pneus étaient à plat. Vitres, pare-brise et plaques minéralogiques n’existaient plus qu’à l’état de vestiges. Ce qu’on distinguait à l’intérieur dissuadait d’y pénétrer : de nombreux ressorts jaillissaient des sièges élimés, épieux métalliques prêts à transpercer quiconque tenterait de s’asseoir. Brisé en plusieurs points, le volant n’offrait certainement pas de surface pour plus d’une main. Le routier refusa de songer à l’état probable du moteur : amoureux des belles mécaniques, il sentait que soulever le capot rouillé lui donnerait la nausée.

— Vous regardez Rosie, remarqua le vieil homme en souriant, sans lâcher le chien. Bel engin, n’est-ce pas ?

Castaing lui jeta un coup d’œil étonné.

— Elle est un peu endommagée, bien sûr, continua Nayraud, mais il suffirait de quelques retouches pour qu’elle soit comme neuve. C’est un modèle unique, vous savez : je l’ai fait fabriquer spécialement autrefois, par un constructeur de génie, quand la fortune me souriait. Et croyez-moi : le moulin, c’est un véritable monstre !

— Je… n’en doute pas…, articula le routier, tentant de retenir le fou rire qui montait en lui.

Le vieil homme caressa affectueusement le capot de la ruine métallique, suivant du bout d’un doigt le tracé d’une ligne violette.

— Ollie, tu ennuies nos invités, lui reprocha sa femme. Fais-les plutôt monter à l’étage : je vais préparer le café.

Quelques minutes plus tard, ils étaient tous quatre attablés dans une salle à manger douillette, dégustant un café fort et savoureux. Dans cette pièce, où s’encadrait une baie vitrée, entrée principale du pavillon, l’ameublement était à l’image des propriétaires : âgé, usé, mais toujours solide. Quant à la maison elle-même, il s’agissait d’une construction ancienne, qui ne s’écroulerait probablement pas avant plusieurs siècles.

— Vous n’auriez pas une carte de la région, par hasard ? s’enquit Castaing. J’avoue que je me suis égaré et que j’aimerais bien retrouver la direction d’Aix.

Les deux vieillards se regardèrent un instant, semblant s’interroger.

— Aix ? caqueta finalement Élisabeth. Ce n’est pas très loin, mais je ne saurais pas vous indiquer la route. Et nous n’avons aucune carte : nous ne sortons plus tellement, vous comprenez…

— Le plus simple serait que vous passiez la nuit ici, proposa son époux. Ce ne sont pas les chambres qui manquent. Et demain, vous pourrez vous renseigner à la mairie…

Le routier hésita.

— On ne voudrait pas vous déranger…, commença-t-il.

— Personnellement, j’accepte, le coupa Christine. Je suis épuisée. De toute façon, j’ai un duvet, alors n’importe quel coin de parquet me suffira.

— Ah, vous n’êtes pas ?… s’enquit Nayraud.

— Pas du tout, s’empressa de préciser Castaing. Elle faisait du stop sur le bord de la route.

— Accepte aussi, imbécile ! le pressa Adonides. Tu n’auras jamais de meilleure occasion de te la taper.

Un simple accord dissonant lui donna l’opinion du chérubin.

— Ceci dit, reprit le routier, je crois que je vais profiter aussi de votre hospitalité. Comme on dit : demain, il fera jour !

— Et tes œufs ? interrogea Séraphin, sans conviction.

— Il s’en occupe de ses œufs, andouille ! fit le démon en riant.

— Parfait ! conclut le vieillard. Vous dormirez en haut, sur le canapé. La demoiselle pourra prendre la chambre d’ami.

 

Castaing ne dormait pas. Couché depuis une bonne heure, il sentait la fatigue de la journée engourdir son corps mais ne parvenait pas à trouver le sommeil. L’image de l’auto-stoppeuse ne le quittait pas – qu’il la revît telle qu’elle l’avait quitté pour rejoindre sa propre chambre, ou qu’il l’imaginât nue par la grâce d’un esprit versatile.

— Va la rejoindre, grand couillon ! lui souffla le diablotin, assis sur l’oreiller, se curant machinalement les griffes à l’aide de sa queue pointue. Qu’est-ce que tu risques ?

— Une gifle, repartit Séraphin. Et des remords pendant toute ta vie. Tu crois vraiment que tu pourras regarder Jacqueline en face, après ça ?

Le routier évoqua un instant le corps flasque et bouffi de sa femme. Si celui-ci était parfaitement assorti au sien, il n’en avait pas conscience, ou refusait de l’admettre ; et de toute façon, se disait-il, un homme n’a pas besoin d’être beau. Alors qu’une femme…

— Mais vas-y donc ! insista Adonides. Même si tu te fais rembarrer, tu auras au moins la satisfaction d’avoir essayé…

Ce dernier argument eut raison de ses scrupules.

Repoussant les couvertures, il s’habilla à la hâte et descendit l’escalier fort raide menant au rez-de-chaussée. Il retraversa la salle à manger pour atteindre la porte de la chambre d’ami. Bien que celle-ci fût entrouverte, il y frappa deux coups rapprochés.

— Christine ? Vous dormez ? chuchota-t-il, craignant d’éveiller le couple de vieillards qui reposait dans une pièce voisine.

N’obtenant aucune réponse, il s’enhardit à pousser la porte. Le lit était bien défait, mais vide. Les vêtements de l’auto-stoppeuse gisaient sur le sol, en désordre. Son sac à dos demeurait fermé : selon toute probabilité, elle n’avait donc pas changé de tenue. Il patienta quelques minutes, supposant que la jeune femme s’était absentée pour satisfaire un besoin naturel. Enfin, ne la voyant pas revenir, il commença à s’interroger : que pouvait-elle bien faire, nue, dans une maison qui n’était pas la sienne ?

Décidé à la trouver, il résolut de fouiller la bâtisse en commençant par la salle de bains et les toilettes qui se révélèrent désertes. Sa visite suivante fut pour la cuisine. Lorsqu’il y fit jaillir la lumière, deux détails s’imposèrent aussitôt à lui : le premier – l’absence de Christine – ne lui causa qu’une légère contrariété. Le second le fit frissonner : au-dessus de la huche à pain, cloué au mur, se trouvait un râtelier en bois blanc où étaient accrochés des couteaux à découper pourvus d’un manche en ivoire. Il fut à peine surpris de constater qu’il en manquait un.

— Ça sent le gaz, Frédo, lui souffla le diablotin. Si tu veux mon avis, tu devrais te tirer d’ici. Et en vitesse !

— Voilà bien un raisonnement de créature démoniaque ! protesta l’ange, tirant de son instrument plusieurs notes discordantes. Quand il s’agit d’assouvir les instincts bestiaux, on a tous les courages, mais dès qu’il faut protéger une demoiselle en détresse, on retrouve sa prudence… Je dis qu’il faut chercher la jeune femme. Elle est peut-être en danger.

Castaing pesa le pour et le contre. Si la méfiance l’incitait à partager le point de vue d’Adonides, la curiosité – plus que l’altruisme – le rangeait du côté de Séraphin. Ce fut finalement la seconde qui l’emporta. Prenant la précaution de se munir de l’un des couteaux suspects, il poursuivit son exploration de la maison. Un coup d’œil dans la chambre des propriétaires lui apprit qu’eux aussi manquaient à l’appel. Bientôt, il eut visité la totalité du rez-de-chaussée et de l’étage.

— Il n’y a plus que le garage, Frédéric, lui confirma le chérubin. À moins qu’ils ne soient sortis.

Dès qu’il ouvrit la porte séparant la salle à manger du sous-sol, Castaing comprit que la première solution était la bonne : en bas, il y avait de la lumière et le son de voix étouffées s’élevait jusqu’à lui. Il descendit l’escalier sur la pointe des pieds. Arrivé au bas des marches, il se plaqua contre la paroi et jeta un coup d’œil discret dans le garage. La scène qu’il y surprit lui fit, au sens propre du terme, dresser les cheveux sur la tête. Ce ne fut pas tant la vision du corps nu et inanimé de Christine, porté par les deux vieillards, qui le stupéfia : depuis quelques instants, il s’attendait à découvrir une situation de ce type. Le tableau qui l’atterra était d’une toute autre nature : on avait ouvert le capot de la vieille automobile, révélant un orifice sombre, dépourvu de moteur. Une masse rosâtre et luisante, visiblement organique, en débordait – agitée de soubresauts réguliers qui projetaient sur le sol de grosses gouttes d’un liquide visqueux. Un grondement sourd s’échappait du véhicule, plus animal que mécanique.

— Du calme, Rosie, dit Nayraud, sur le même ton paternaliste qu’il avait employé pour s’adresser à son chien. Elle arrive, la bonne pâtée…

Faisant preuve d’une force dont on ne les aurait jamais cru capables, le vieil homme et son épouse saisirent l’auto-stoppeuse sous les aisselles et la projetèrent d’une seule impulsion dans l’ouverture dégoulinante. La langue monstrueuse s’enroula autour de la jeune femme, l’attirant plus encore au sein de l’automobile. Le capot se referma lentement.

— Tu dois lui venir en aide, Frédéric, intima le chérubin. Qu’as-tu à redouter ? Tu es armé.

Une oscillation étrange commença à animer l’avant de la voiture, le capot s’abaissant et se relevant tour à tour, tandis que le pare-chocs exécutait le mouvement inverse. Un atroce bruit de mastication se fit entendre, entrecoupé par celui des os qui craquaient. Les jambes maigres d’Élisabeth Nayraud la portèrent jusqu’au flanc droit du véhicule, qu’elle caressa doucement, avec amour.

— Alors, ma Rosie, ça te plaît ? interrogea-t-elle, bêtifiant comme certaines personnes quand elles s’adressent aux enfants. Oh, oui, c’était bon, ça, madame ! Elle était contente, la Rosie ! Et si elle est sage, elle en aura un autre demain matin, encore meilleur…

Le grondement régulier de la voiture se modifia, devenant ronronnement. Castaing écarquilla les yeux lorsque la peinture de la carrosserie commença à se transformer. Le réseau de lignes violettes, dont il comprenait enfin la nature, gonfla, vira à l’écarlate – tandis que le fond rose devenait plus vif, perdait son aspect écaillé. Les quatre pneus entreprirent de se regonfler, sans qu’aucune pompe n’ait été mise en œuvre.

— Va l’aider, Frédéric ! répéta l’ange, jouant avec à-propos une sinistre mélodie.

— Tire-toi, abruti ! contra Adonides. De toute façon, tu ne peux plus rien pour elle.

— Et alors ? Il faut au moins neutraliser ses assassins.

Le routier secoua violemment la tête pour chasser l’effet quasi hypnotique de l’horrible spectacle.

— Tu sais quoi, Séraphin ? murmura-t-il. Tu peux aller te faire foutre !

Lorsqu’il commença à remonter l’escalier, décidé à sortir de la maison par la baie vitrée du rez-de-chaussée, il entendit démarrer un moteur qu’il savait inexistant – ou du moins différent de tout ce qu’il connaissait.

Halloween, l’épagneul breton, l’attendait en haut des marches, découvrant des crocs menaçants. Lorsque Castaing songea à brandir son couteau, il était déjà trop tard : d’une détente prodigieuse, l’animal venait de se jeter sur lui et de le saisir à la gorge.

 

La splendide voiture rouge filait à toute allure sur l’autoroute, en direction de la Côte d’Azur. Le vieil homme qui tenait le volant arborait un sourire radieux, comme si le simple fait de conduire lui procurait une joie sans mélange. Près de lui, une femme du même âge somnolait. Le courant d’air créé par les vitres baissées faisait voler leurs cheveux gris. À l’extrémité du capot était vissé un bouchon de radiateur chromé, sans doute unique en son genre. Contrairement aux ornements classiques, il comportait deux figurines, face à face : un ange et un diablotin, figés en une attitude d’éternel conflit.