Intermède 2
Ce soir-là, Charles Marbœuf n’adressa plus un seul mot à la voleuse. Lorsqu’elle acheva son récit, aux environs de deux heures du matin, il traça un trait au bas de ses notes puis tira devant lui sa machine à écrire. Baptiste entra au moment où ses doigts commençaient à courir sur le clavier.
— Suivez-moi, s’il vous plaît, dit le domestique, cérémonieux. Je vais vous montrer votre chambre.
Il la guida jusqu’à une pièce située au second étage, fort richement meublée : lit à baldaquin, fauteuils Louis XV, coiffeuse à triple miroir… L’illusion n’était rompue que par un lustre électrique et la porte entrouverte menant à la salle de bains.
— Monsieur ne s’entretiendra avec vous que le soir, l’informa Baptiste. Durant la nuit, la porte de votre chambre sera verrouillée. Vous pourrez aller où bon vous semblera dans la journée, tant que vous ne chercherez pas à sortir de la propriété. Tous vos mouvements seront observés par des caméras. La salle de bains est équipée en savons, serviettes et produits de beauté. L’armoire contient des robes. Si vous pensez néanmoins avoir besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à sonner.
(Il désigna le cordon pendant près du lit.) J’accourrai aussitôt.
La voleuse sentit le regard du domestique peser sur elle avec plus d’attention que n’en exigeait le dévouement.
— Et si je vous appelais en plein milieu de la nuit, Baptiste ? demanda-t-elle. Vous viendriez ?
— Bien entendu.
— Supposons que ce soit pour… vous faire des propositions…
— Je refuserais, répondit-il, après un temps d’hésitation. Cela n’entre pas dans mes attributions.
Elle s’approcha un peu plus de lui, plongeant les yeux dans les siens, qui brillaient.
— J’ai pourtant cru comprendre qu’autrefois, vous n’étiez guère abstinent. Vous ne vous sentez jamais un peu seul ?
— Si, parfois. Mais Monsieur m’autorise toujours à m’occuper de ses invitées avant… leur départ. Je vous souhaite la bonne nuit.
S’étant incliné légèrement, il tourna les talons et sortit de la chambre. La voleuse entendit la clef jouer dans la serrure. Les pas du domestique s’éloignèrent. Elle alla jusqu’à la fenêtre et l’ouvrit. Le grillage qui la barrait était trop solide pour qu’elle puisse espérer le briser.
Haussant les épaules en souriant, elle se déshabilla, prit une douche, puis se coucha sur les couvertures. Là, elle se caressa un long moment, feignant un plaisir qu’elle ne ressentait pas, tout en souhaitant que Baptiste fût devant ses écrans de contrôle : la présence d’une caméra dans l’un des montants du lit ne lui avait pas échappé. Elle finit par s’immobiliser et ferma les yeux.
Le lendemain elle se leva assez tard, lorsque les rayons du soleil vinrent lécher le rebord du lit. Par la fenêtre ouverte, une forte odeur de lavande s’infiltrait dans la pièce. La voleuse fit l’inventaire des vêtements que contenait l’armoire : des robes du soir, exclusivement, de tailles et de couleurs diverses. Elle les essaya toutes avant de choisir celle qui l’avantageait le plus : la rouge.
Une fois habillée, elle ouvrit une porte sans doute déverrouillée à l’aube et descendit au rez-de-chaussée. Baptiste l’attendait au pied de l’escalier. Il lui sembla que les joues du domestique avaient pris des couleurs.
— Votre petit déjeuner est servi, dit-il. Si vous voulez bien me suivre…
Dans l’immense salle à manger, elle s’installa au bout d’une longue table de chêne soutenant deux chandeliers d’or pur.
— Je vous ai vue, hier soir, murmura Baptiste en lui servant son café.
— Et ça vous a inspiré ?
— Vous cherchez à me séduire, c’est bien ça ?
Il sortit de la pièce sans attendre de réponse. Après le petit déjeuner, la voleuse entreprit de visiter la villa. Outre la salle à manger et le petit salon par lequel elle était entrée la veille, se trouvaient au rez-de-chaussée les cuisines et les appartements du domestique. Au premier étage, le bureau de Marbœuf voisinait avec sa chambre, une salle de projection et une bibliothèque. Hormis celle de la pièce où résidait la voleuse, toutes les portes du deuxième étage étaient fermées à clef. Encore des chambres, songea-t-elle. Pour d’autres « invités » éventuels…
Ce fut dans la bibliothèque qu’elle s’attarda le plus longtemps, examinant les livres reliés, rayon après rayon. Curieusement, elle n’y découvrit pas les romans de son hôte. Il ne lui avait pourtant guère semblé modeste. Tous les classiques étaient là, en revanche, rangés par époques. Le vingtième siècle occupait un espace réduit, presque entièrement consacré à la poésie.
La voleuse sourit en constatant que tout un pan de mur recelait des ouvrages sur les sciences occultes : peu de romans, bien sûr, mais de nombreux traités de sorcellerie, de démonologie ou de vaudou. Pour la plupart, elle les connaissait et les savait fumeux, mais elle en sélectionna pourtant quelques-uns, qu’elle porta dans sa chambre où elle demanda que lui fût servi son déjeuner.
— J’ai vu Monsieur, dit Baptiste en apportant un plateau. Peut-être ne mourrez-vous pas tout de suite, finalement. Il semble aller mieux.
— Je n’en doute pas. Mais de toute façon, vous ne me tueriez pas, Baptiste.
Le domestique lui jeta un regard étrange.
— Un jour ou l’autre, je serai forcé de le faire.
La voleuse passa le reste de l’après-midi à parcourir les volumineux traités. Les textes, en latin ou en allemand, étaient le plus souvent obscurs, mais les illustrations fort explicites dégageaient un mystère, un certain érotisme malsain auxquels elle fut sensible.
À l’heure du dîner, elle alla s’asseoir en face de Marbœuf à la table de la salle à manger.
— Puis-je vous complimenter sur le choix de votre toilette ? commença celui-ci. Navré de ne pouvoir encore vous baiser la main, mais puisque vous ne m’avez pas trompé, ce sera peut-être possible bientôt.
Le mal de l’écrivain avait régressé pendant la nuit. Un observateur inattentif ne s’en serait sans doute pas aperçu mais le fait demeurait : son visage semblait un peu moins décharné, ses lèvres plus pleines. Et si la chair était toujours rongée, elle ne s’arrachait plus par lambeaux. Tandis que Marbœuf évoquait à loisir, pour une auditrice muette, les qualités de la nouvelle qu’il venait d’écrire, l’impassible Baptiste servait. Ses yeux allaient sans cesse de la voleuse à son maître. Elle remarqua que les iris en étaient jaunes, presque dorés.
Les deux convives mangèrent du bout des lèvres, s’étudiant l’un l’autre avec attention.
— Accepteriez-vous de me raconter une autre histoire, ce soir ? demanda Marbœuf après les liqueurs. C’est, semble-t-il, la seule occasion où il me soit donné d’entendre longuement votre voix.
— Quel tact dans le commandement ! dit-elle avant de se lever pour le suivre.
Dans le bureau, elle remarqua le petit manuscrit posé près de la machine à écrire. Rosie. Le premier baume de Charles Marbœuf.
— Que diriez-vous d’une histoire d’île déserte ? demanda-t-elle lorsque tous deux eurent repris leur place de la veille.
— Comme il vous plaira, accepta Marbœuf, stylo en main. Le thème m’importe peu. Qu’elle soit inédite est tout ce qui compte.
— Je vous en réponds sur ma vie, sourit-elle.
— En effet…
L’instant d’après, la voleuse se lançait dans une nouvelle narration.