TOUJOURS DEVANT TA VOIX…

 

M. Smalley s’installa à Vera Beach le mercredi 17 mars. Ce matin-là, à onze heures et demie, Mlle Land garnissait les casiers lorsqu’il entra. Elle entendit la sonnette de la porte tinter et le plancher grincer tandis qu’il se dirigeait vers le guichet des timbres et du courrier. Elle termina de distribuer le Brook County Newsletter et se retourna.

À travers la vitre ternie, elle aperçut un homme de haute taille, aux cheveux noirs, dans la petite trentaine, qui portait une veste de cuir marron.

« Bonjour, dit-il avec un sourire. Je viens d’emménager. J’aimerais louer une boîte postale si possible. » Il s’exprimait d’une voix grave.

« Je regrette, répondit Mlle Land, mais je crains qu’elles ne soient toutes prises.

— Ah. » Le sourire s’effaça. « Et je suppose qu’il n’y a qu’une distribution à domicile par jour ?

— Il n’y a pas de distribution à domicile. Il va falloir vous faire envoyer votre courrier en poste restante.

— Ah. Je vois. » L’homme hocha la tête d’un air quelque peu perturbé. « Et… combien y a-t-il de distributions par jour ? »

Mlle Land l’en informa. « Je vois. Eh bien…

— Vous voulez peut-être vous inscrire sur la liste d’attente pour les boîtes postales ?

— Oui, je veux bien. »

Après avoir inscrit son nom et répondu que, oui, il avait rempli une fiche de changement d’adresse auprès du bureau de poste de son domicile précédent, l’homme de haute taille s’en alla. Mlle Land, debout derrière le guichet des timbres, le vit traverser la place balayée par le vent et monter dans une Volkswagen noire. Sans y prendre garde, elle effleurait de sa main droite le pendant en or qu’elle portait au cou.

Lorsqu’il s’éloigna dans sa voiture, elle cilla et se détourna de la vitre. « Salut », souffla-t-elle. Elle s’assit à son bureau pour lire sous quel patronyme il s’était inscrit. Louis Smalley.

Joli nom, se dit-elle, avant de se demander si M. Smalley avait amené sa famille à Vera Beach.

Peu avant une heure de l’après-midi, la mère de Mlle Land l’appela pour lui demander de passer à l’épicerie et de lui rapporter quelques citrons et un paquet de sucre lorsqu’elle rentrerait déjeuner.

Chaque matin, quand elle avait fini de trier et de distribuer la remise de sept heures, elle traversait la place et s’octroyait une tasse de café et un beignet à la confiserie Meldick, qui faisait office de bar-tabac. À neuf heures et quart, elle avait regagné le bureau de poste.

Le lendemain du jour où M. Smalley emménagea à Vera Beach, Mlle Land, à son retour, le trouva debout face au guichet de la poste restante, dont la vitre était baissée.

« Bonjour », dit-il.

Elle sourit, le salua de la tête, entra par la porte latérale, ôta son manteau et posa son sac à main. Ses mains lissèrent ses cheveux noisette, puis sa robe sombre. Enfin, elle alla ouvrir le guichet.

« M. Smalley, si je me souviens bien ? »

L’homme de haute taille opina. « Exact. »

Elle tira du casier des S une petite liasse de courrier et la feuilleta.

« Non, rien pour vous ce matin. »

Il acquiesça. « Ma foi, c’est sans doute trop tôt. » Et il s’en fut. Mlle Land, de derrière son guichet, le regarda traverser la place jusqu’à sa Volkswagen. Drôle de voiture, songea-t-elle. Lorsqu’il ouvrit la portière et se baissa pour monter, elle se détourna. M. Smalley, répéta-t-elle in petto.

Plus tard, elle trouva les plis qu’il avait mis à la boîte sous son guichet. Elle les prit et y jeta un coup d’œil. Adresses tapées à la machine, avec grand soin. Elle les garda en main un moment, puis les laissa tomber dans le sac de courrier.

Au bout de dix minutes, elle les retirait. Il lui fallait, se dit-elle, s’assurer qu’il avait porté la mention Poste restante. Elle déglutit en entamant son examen. Trois lettres et une carte postale. L’adresse était exacte sur les quatre missives – deux lettres pour New York City, la troisième pour la Californie, la carte adressée dans le New Jersey. Mlle Land retourna celle-ci.

Cher Harry, disait-elle, j’essaie Long Island pour voir si je m’y fais. Mon adresse : Poste restante, Vera Beach, NY. Tu as eu un retour de Heller sur LE TAMBOUR DE MINUIT ? Je travaille sur quelques nouvelles avant d’entamer le roman pour Cappington. D’accord ? Bien à toi et aux tiens, Lou.

Avec des gestes nerveux, Mlle Land replaça les lettres et la carte postale dans le sac de courrier. Je n’aurais pas dû lire, se dit-elle tout en regagnant son comptoir. Elle entreprit de classer les reçus des mandats postaux de la veille.

Le lendemain matin, M. Smalley attendait de nouveau

« Je suis navrée. » Elle lui parla de sa pause café.

« Ce n’est pas grave, dit-il. Si j’avais su, je me serais joint à vous. »

Dans l’arrière-salle, Mlle Land se dépêcha de retirer son manteau. Elle tapota ses cheveux bouclés, rajusta sa robe, puis releva la grille du guichet de la poste restante. Il y avait deux lettres pour M. Smalley, réexpédiées de Manhattan.

« Ah, parfait, dit-il.

— Il fait frisquet pour la saison », dit Mlle Land tandis qu’il étudiait les enveloppes.

Il leva les yeux avec un sourire.

« Oui. Surtout quand on est habitué au climat californien.

— Oh, c’est de là que vous venez ? » Elle laissa son regard s’attarder sur le visage de l’homme.

Il lui expliqua qu’il avait décidé de s’installer dans l’est à titre d’essai.

« Eh bien, j’espère que vous vous plairez ici.

— Je crois que je m’y plais déjà. »

Mlle Land le regarda partir. Elle eut un bref frisson quand le vent glacé entré par la porte ouverte lui gifla les joues. Elle croisa les bras, se frictionna les épaules. Froid, songea-t-elle en suivant des yeux M. Smalley qui traversait la place à pas rapides pour rejoindre sa voiture.

Elle resta à l’observer jusqu’à ce qu’il ait fini de lire son courrier et démarré. Puis elle se tourna vers son bureau et reformula sa phrase : J’espère que vous et votre famille vous plairez ici. Elle aurait découvert s’il avait une femme et des enfants en la tournant ainsi.

Mlle Land se remit au travail avec une grande efficacité. Que m’importe ? se demandait-elle.

Elle apprit la situation familiale de M. Smalley le lundi suivant.

Elle prenait sa pause chez Meldick quand M. Cirucci, le propriétaire de l’épicerie sur la place, entra dans la boutique.

Ils se saluèrent et M. Cirucci s’assit sur le tabouret voisin.

« Paraît qu’on accueille une célébrité », dit-il, après qu’ils eurent épuisé les sujets habituels : le temps qu’il faisait, les affaires, le courrier.

« Ah bon ? » dit Mlle Land. Le café avait embué les verres de ses lunettes et elle les frottait avec un Kleenex propre.

« M. Smalley, précisa M. Cirucci. C’est un écrivain.

— Vraiment ? dit-elle en goûtant la connaissance illicite qu’elle avait déjà de ce fait.

— Oui, m’dame. Il écrit des livres. Des récits historiques.

— Ah. Comme c’est fascinant. » Elle le revoyait traverser la place pour monter dans sa drôle de petite Volkswagen.

La question qui la préoccupait lui revint et elle s’humecta la gorge d’une lampée de café qui lui permit, par la même occasion, de dissimuler qu’elle déglutissait nerveusement. Comment la formuler ?

« Oui, m’dame. Il habite Brookhaven Road. Locataire de Mlle Salinger.

— Oh. Oui. » Elle hocha la tête. Une simple maisonnette. » Il… n’a donc pas d’enfants, ne put-elle se retenir d’ajouter.

— Il n’est même pas marié », annonça M. Cirucci, sans remarquer le rouge qui venait aux joues de sa voisine.

C’est à peine s’il l’entendit murmurer : « Oh. »

Quand elle vit sa voiture tourner le coin, elle reposa avec bruit, dans le silence de la confiserie, la tasse à moitié pleine qu’elle tenait. M. Meldick leva les yeux de son journal. Il la regarder fouiller dans son sac à main.

« Un problème ? demanda-t-il.

— Non, c’est juste que j’ai beaucoup de travail. Je n’aurais pas dû m’esquiver ce matin. C’est une mauvaise habitude, je le sais bien, mais… »

Mlle Land s’interrompit, plaqua deux pièces de dix cents sur le comptoir pour régler son café et son beignet intact, et se détourna avant que M. Meldick puisse voir le rouge qui lui colorait les joues.

« Au revoir, alors, dit-il.

— Au… » Elle s’éclaircit la gorge à la hâte. « Au revoir, M. Meldick. » Et elle se dirigea vers la porte.

L’ourlet de son manteau fouetta ses jambes maigres dans le vent glacial tandis qu’elle traversait la place à pas pressés pour atteindre le bureau de poste au même moment que M. Smalley.

« Ex aequo », dit-il.

Mlle Land lui adressa un sourire nerveux, puis le salua de la tête lorsqu’il lui ouvrit la porte.

« Il fait un froid de canard.

— Du nord de la Pologne. »

Elle crut avoir mal compris, mais sourit de nouveau. Lorsqu’elle releva la grille du guichet de la poste restante, elle avait recoiffé ses cheveux ébouriffés par le vent. « Bien. » Elle tira le courrier du casier des S. « Je ne crois pas connaître votre nom, dit M. Smalley.

— Mlle Land », dit-elle en compulsant la liasse. Le naturel de son ton la ravit.

« Mlle Land », répéta-t-il.

Elle laissa échapper deux lettres qui voltigèrent jusqu’au sol telles des feuilles mortes décolorées. « Oh. » Elle espéra que la bouffée de chaleur qu’elle ressentait venait du poêle à mazout surchauffé. Elle se pencha et les ramassa prestement.

« Tenez, dit-elle en posant son courrier sur le comptoir.

— Ma foi, j’ai touché le gros lot, aujourd’hui.

— C’est à croire. »

Il lui rendit son sourire et s’en fut. Elle le regarda traverser la place en étudiant son courrier. Quand il démarra, elle sortit un Kleenex de son sac à main et essuya une goutte de sueur à son front. Le gros lot, songea-t-elle avec un nouveau sourire.

Un écrivain, pas de doute.

Il correspondait avec des écrivains de Los Angeles, New York, Milwaukee, Phoenix, et son agent au New Jersey. Il était abonné à Saturday Review, National Géographie, au New Yorker et au Manchester Guardian. Il était membre du Book Find Club[1]. Il dactylographiait tout son courrier, qui se composait surtout de lettres et de rares cartes postales. À en juger par la graphie et les adresses d’expéditeur des lettres qu’il recevait, aucune femme ne lui écrivait.

Mlle Land avait découvert tout cela en plusieurs semaines d’observation.

Assise à son bureau, elle avisa la pendule. Neuf heures et demie : il était en retard. Elle effleura le magazine réexpédié de Los Angeles posé sur sa table. Les trois cents manquants d’affranchissement lui fourniraient l’occasion de bavarder un instant avec M. Smalley.

Distraite, elle caressait la couverture lorsque la sonnette de la porte tinta. Elle retira sa main d’un geste brusque et se leva aussitôt en souriant.

Mme Barbara expédia un paquet à son frère, qui habitait Naples.

Ce jour-là, M. Smalley ne vint pas. Le bureau resta ouvert une demi-heure plus tard que d’habitude, car Mlle Land avait du travail à finir. Puis sa mère l’appela et elle rentra chez elle passer une soirée agitée.

« Je me demandais ce qui avait pu vous arriver, dit-elle sans pouvoir se retenir lorsqu’il apparut le lendemain matin.

— Oh. » Il sourit. « J’ai dû me rendre en ville.

— Oh. » Elle lui tendit son courrier. « Il y a une surtaxe de trois cents sur ce magazine.

— D’accord. » Il fouilla la poche droite de son pantalon.

« Vous leur avez communiqué votre nouvelle adresse ? »

Mlle Land scruta ses cheveux noirs ébouriffés tandis qu’il baissait la tête pour trier le tas de piécettes dans la paume de sa main.

Il leva les yeux et croisa son regard. « Oui. J’imagine que je ferais mieux de le leur rappeler.

— Ce pourrait être une bonne idée. »

Une fois M. Smalley parti, elle s’assit à son bureau et arrêta son regard sur la pendule. Au bout de quelques minutes, elle se rendit compte qu’elle tremblait, et serra les lèvres, furieuse.

J’ai dû attraper froid, se dit-elle, avant de replonger dans son travail pour s’y perdre.

Le mercredi, il plut à verse. M. Smalley ne vint que vers une heure de l’après-midi. Mlle Land se demandait si elle n’allait pas déjeuner à la confiserie plutôt que de risquer de se faire tremper comme une soupe en retournant chez elle, quand il entra, chapeau et pardessus sombres et luisants.

« Vous êtes en retard. » Elle lissa distraitement sa robe.

« Je n’arrivais pas à faire démarrer cette fichue voiture. Il n’y a aucun garage dans mon quartier.

— Oh. » Elle lui donna son courrier. « N’allez pas prendre froid. » Sa propre audace la choqua et ses battements de cœur se précipitèrent.

« N’ayez crainte, Mlle Land. » Penché sur sa liasse, il leva les yeux. « Jolie robe », dit-il avant de partir.

Elle regarda sa haute silhouette traverser la place au pas de course. Il glissa, faillit tomber, et elle haleta, avec un coup au cœur. Mais il reprit son équilibre et rejoignit sa voiture sans autre incident.

« Vous devriez faire plus attention, mon garçon », dit-elle tout bas, d’un ton léger.

Elle frissonna. Non. Elle n’irait pas plus loin. Prenant son manteau et son parapluie, elle sortit, mais rentra aussitôt pour appeler sa mère et la prévenir que, vu le temps, elle déjeunait à la confiserie de M. Meldick.

Qui se révéla déserte. Mlle Land emporta son bol de soupe de tomate, son sandwich à l’œuf mimosa et sa tasse de café dans l’un des boxes en bois verni.

Elle mangea sans se presser, en écoutant la pluie tambouriner sur le toit et crépiter sur le trottoir. La soupe chaude lui parut délicieuse et lui réchauffa la gorge tout du long. Le sandwich aussi était délicieux. Elle ne cessait de baisser les yeux sur sa robe.

Lorsqu’elle eut fini, elle resta assise à passer le doigt sur le bord lisse et tiède de sa tasse vide. Les paroles d’une chanson lui vinrent à l’esprit. J’aime le café, j’aime le thé, j’aime le java qui me le rend bien…[2] Elle battit des paupières et prit une profonde inspiration, puis elle observa la salle plongée dans la pénombre. C’est paisible, vraiment paisible ici, à Vera Beach, se dit-elle.

Elle contempla le juke-box pendant un long moment et jeta un coup d’œil vers M. Meldick avant de se décider enfin et de s’extraire de sa banquette.

Le propriétaire leva les yeux. « Vous désirez ?

— Juste un peu de musique. »

Elle se campa devant le juke-box et sa vitrine remplie de bulles multicolores pour consulter les titres disponibles. Il y avait beaucoup de chansons d’amour. Elle glissa une pièce de cinq cents dans la fente et le petit voyant vert du panneau de SÉLECTION s’alluma. De la musique gaie, songea-t-elle, un morceau pour se détendre. Son doigt se promena au-dessus des boutons, puis s’abattit brusquement.

Avant qu’elle ait rejoint sa place, la musique démarrait. Une voix de femme chanta : « Si je t’aimais, J’essaierais toujours de te dire Ce que je voudrais que tu saches [3] »

Mlle Land, qui s’était rassise, scrutait ses mains posées sur la table et jetait parfois un regard vers M. Meldick. Quand elle vit qu’il ne s’intéressait qu’à ses mots croisés du Herald Tribune, elle se détendit. Elle s’adossa, laissa aller sa nuque contre le haut de la banquette et ferma les yeux. Son souffle chaud lui brûlait les lèvres.

La femme chantait maintenant : « Oui, j’essaierais, mais j’aurais peur, Et je laisserais passer mon heure[4]. »

Le lendemain, M. Smalley resta sans mot dire ni sourire et pianota sur le comptoir du guichet lorsqu’elle laissa tomber une de ses lettres. Elle lui tendit son courrier, il fit volte-face aussitôt et s’en fut sans ajouter quoi que ce soit.

Statufiée, elle le regarda partir, puis scruta l’emplacement que sa voiture venait de quitter.

L’air blessé et perplexe, Mlle Land entreprit de récapituler ce qui s’était passé entre l’entrée et la sortie de M. Smalley. Elle revit ses actions l’une après l’autre : elle avait souri, dit bonjour, pris son courrier, et le lui avait tendu. Était-il énervé parce qu’elle avait laissé tomber une de ses lettres ? Mais il avait déjà l’air lugubre à son arrivée.

Quand elle ferma à cinq heures et demie, elle s’interrogeait encore.

Peu après sept heures, le dîner fini, elle sortit se promener tandis que sa mère faisait la vaisselle. Elle parcourut à pied plusieurs kilomètres dans la nuit venteuse tout en écoutant les sourdes détonations des vagues qui se brisaient sur la grève, et consulta toutes les plaques de rue sur son itinéraire, alors qu’elle savait pourtant que Brookhaven Road était loin.

À neuf heures, elle alluma la télévision tandis que sa mère allait se coucher. Le spectacle comique lui paraissant des plus nostalgiques, elle éteignit le poste.

Onze heures avaient sonné quand elle se redressa dans son lit pour scruter sa petite chambre plongée dans le noir. Et si elle prenait un calmant ? Elle avait dû boire trop de café dans la journée. Oui, c’était sans doute l’explication.

Elle pressa l’interrupteur de sa lampe de chevet, s’assit sur le bord de son lit, les pieds dans une flaque de lumière, puis elle mit la radio à bas volume et écouta l’orchestre d’André Kostelanetz[5] interpréter « Lotus Land ». Elle contempla ses genoux blancs et ses orteils, pâles virgules sur le tapis. Des veines rayaient ses chevilles telles des ficelles bleues.

Dans un mois et un jour, j’ai trente-sept ans, songea-t-elle.

Elle prit le livre posé sur sa table de chevet, une anthologie de poésie de la Modem Library qu’elle avait achetée en ville un jour. Elle passa en revue la liste des premiers vers dans l’index de la fin jusqu’à trouver le poème qu’elle cherchait. Elle alla alors à la page 875. L’œuvre était signée e.e. cummings.

Toujours devant ta voix

mon âme folle de joie

évoque un faon gracile

dans sa beauté facile

Elle relut le poème entier deux fois, puis un passage tout haut :

Mais mon cœur frappé

D’une vive anxiété

Tremble de t’entendre

Dire des mots…

« Jessica ? »

Le livre fermé dans un bruit sourd, elle se leva et vit dans le couloir un spectre rondelet au crâne hérissé de bigoudis.

« Tu es malade ? demanda sa mère.

— Non, maman. Retourne te coucher.

— Tu as encore bu trop de café.

— Je vais bien, maman.

— Tu ne devrais pas en boire autant. Je te l’ai toujours dit.

— Oui, maman. »

Plus tard, bien au chaud dans son lit, Mlle Land observait le plafond. Elle respirait à peine. Une douleur lui tenaillait la région du cœur. Un peu d’aérophagie, sans doute.

Soudain, avec un hoquet, elle chassa ce qui lui courait sur la joue. Mais quand elle découvrit qu’il ne s’agissait pas d’un insecte, elle dut s’essuyer le bout des doigts sur le couvre-lit jusqu’à ce qu’ils lui brûlent. C’est absurde ! se dit-elle.

Le lendemain matin, M. Smalley lui sourit. Mlle Land se sentit très lasse vers midi et s’octroya une sieste réparatrice au lieu de rentrer déjeuner.

On était au mois de mai et M. Smalley venait de glisser une carte postale dans la fente sous le guichet des timbres et des mandats postaux. Elle la contemplait, cette carte, posée sur son bureau. Ses battements de cœur s’accélérèrent tandis qu’elle la relisait.

Cher Monsieur,

Je serais intéressé par la location d’une petite maison autour de Port Jervis. Pourriez-vous me tenir informé de ce que vous avez de disponible ?

Louis Smalley.

Un jour, Mlle Land, âgée de sept ans, avait vu un camion écraser son chien. Elle se sentait dans le même état d’esprit, elle éprouvait la même impression d’incrédulité, de paralysie, et la même conviction qu’un tel événement n’aurait pas dû se produire.

À cinq reprises ce jour-là, elle sortit la carte du sac postal et la relut. Enfin, elle la lâcha pour la dernière fois et la regarda se poser en voltigeant sur la pile de courrier.

Le mardi soir, sa mère et elle allaient d’habitude au cinéma à Port Franklin, mais ce jour-là, Mlle Land prétendit souffrir d’une migraine et alla se coucher. De sa chambre, couchée dans le noir, ses yeux bleu pâle rivés au plafond, elle entendit les émissions que sa mère, restée là, regardait à la télévision.

À vingt-deux heures dix-sept, elle serra les lèvres. Vera Beach n’était donc pas assez bien pour lui ? Tant pis. Elle se tourna sur le flanc et bourra son oreiller de coups de poing.

Au cœur de la nuit, elle mordit ce même oreiller jusqu’à en avoir mal aux mâchoires et à en trembler de tout son long. Je le déteste ! hurlait quelqu’un.

Le lendemain matin, au tintement de la sonnette, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, puis reprit son tri.

Il garda un instant le silence. Elle glissait les lettres dans leurs casiers respectifs.

« Rien pour Smalley ? demanda-t-il enfin.

— J’aurai bientôt fini », répondit Mlle Land.

Elle l’entendit relâcher sa respiration et ramassa une autre liasse de courrier qu’elle n’avait décidément pas trouvé le temps de classer ce matin-là.

« Vous pouvez me dire s’il y a quoi que ce soit ?

— Je n’en sais rien. J’aurai fini dans un instant. » Un froid glacial lui noua l’estomac. Sa gorge s’assécha.

Elle termina sa tâche.

« Smalley. » Elle vida le casier des S et compulsa les plis. « Non, rien aujourd’hui, M. Smalley. »

Elle sentit son regard s’attarder sur elle, puis il se retourna et sortit. Elle frissonna une seule fois en le suivant des yeux tandis qu’il traversait la place. Voilà, se dit-elle tout à coup. Bien fait ! Elle reprit son souffle et, tremblante, alla s’asseoir à son bureau, les yeux fermés, les mains dans son giron.

Le matin suivant, elle leva la tête sans quitter son bureau. « Non, rien. »

Le matin suivant, elle revint en retard de sa pause café et le trouva qui l’attendait à la porte. Lorsqu’elle lui tendit son magazine surtaxé, elle dit d’un ton sec : « Je crois que vous devriez leur redonner votre nouvelle adresse. »

Le matin suivant, elle lui passa son courrier et se détourna sans un mot.

Le lundi, elle lâcha un simple « Rien » d’un ton léger et ne le regarda même pas.

Ce soir-là, elle souffrir de crampes d’estomac et dut garder le lit trois jours et trois nuits. Chaque matin, elle prit soin de téléphoner au bureau de poste pour rappeler à sa remplaçante de percevoir les surtaxes d’affranchissement. Sur les objets réexpédiés d’autres villes. De Los Angeles, par exemple.

Lorsque la lettre dans l’enveloppe bleue arriva, Mlle Land n’y jeta qu’un vague coup d’œil avant de la glisser dans le casier des S.

Elle la réexamina au retour de chez Meldick. Même faute d’adresse d’expéditeur, l’écriture, une cursive délicate, aurait suffi à la renseigner. Une ligne imprimée indiquait d’ailleurs que la lettre provenait d’une certaine Marjorie Kelton.

Mlle Land s’assit à son bureau, le pli entre les mains. Elle sentait son cœur cogner dans sa poitrine. Marjorie Kelton. Un nom en lettres bleu nuit sur papier bleu. Elle le lut et le relut jusqu’à ce qu’il se brouille. Marjorie Kelton. Une enveloppe à en-tête. L’atmosphère était étouffante. Sa chaise oscillait sous elle. Son crâne s’engourdissait. Marjorie Kelton. Une enveloppe et, sans doute, du papier à en-tête. Des gouttelettes de sueur perlaient à son front. Marjorie Kelton.

Lorsque la sonnette tinta et que M. Smalley se présenta devant le guichet, Mlle Land lui dit : « Rien. »

Atterrée, elle tressaillit et voulut crier : « Attendez ! » Elle ne réussit qu’à produire un gémissement ténu. La sonnette retentit à nouveau. Mlle Land recula sa chaise dans un grincement de bois torturé et se précipita vers la vitre du guichet.

« Attendez », murmura-t-elle.

Elle le regarda marcher à grands pas vers la Volkswagen.

« J’ai commis une erreur », murmura-t-elle.

Il monta dans son véhicule et s’éloigna sans répondre.

Elle se détourna de la vitre avec un frisson. J’ai commis une erreur, répéta-t-elle en pensée. Une simple erreur, vous voyez. Je n’ai pas mis votre lettre dans le bon casier.

Un sourire de commande étira ses traits émaciés. Elle se voyait rire en relatant l’incident si drôle à M. Smalley. Je l’ai rangée aux M, vous voyez. J’avais la tête ailleurs, j’imagine. Ce que je peux être bête !

L’image mentale s’effaça. Mlle Land, en constatant qu’elle tenait le combiné du téléphone, le reposa sur son berceau. Non, pas si tôt. Ce serait attirer les soupçons. Elle avisa l’horloge murale. Dans une heure. Ce serait plus approprié. M. Meldick est venu récupérer son courrier, vous voyez, et je suis tombée sur votre lettre. Je l’avais rangée au M par erreur. Vous ne trouvez pas ça… ?

Elle reprit son travail.

À dix heures et demie, elle consulta l’annuaire et sentit une chape de glace lui enserrer l’estomac lorsqu’elle découvrit que M. Smalley n’était pas répertorié.

« Oh. » Agacée par sa propre bêtise, elle secoua la tète. Bien sûr qu’il n’était pas répertorié : il venait d’emménager.

Mais s’il n’avait pas le téléphone ? La terreur lui griffa le cœur. Elle se hâta d’en rire. Pour l’amour du ciel, qu’est-ce qui lui prenait ? M. Smalley repasserait aux alentours de midi pour la deuxième distribution. Elle lui donnerait la lettre à ce moment-là, et voilà tout.

Il ne revint pas de la journée. À deux heures, elle appela les renseignements et demanda le numéro du nouvel abonné.

Le téléphone de M. Smalley sonna en vain cinq bonnes minutes. Alors, sans bruit ou presque, elle raccrocha, avant de scruter l’enveloppe bleue posée sur son bureau. Ma foi, ce n’est pas ma faute, se dit-elle. Pourquoi m’en faire ? Il l’aura demain, sa lettre.

Demain.

« Tu n’as rien mangé, dit sa mère en la menaçant d’une cuillerée de purée.

— Je n’ai pas faim, maman.

— Tu as grignoté chez Meldick cet après-midi, hein ?

— Non, maman. Je t’en prie, je n’ai pas faim, c’est tout. »

Sa mère grommela. Puis on entendit un bruit de fourchette, cliquetis sur l’assiette, cliquetis sur les dents, un gargouillis d’eau avalée non sans peine, et une respiration sifflante. Mlle Land traça des petites routes dans sa montagne de purée intacte. Elle scruta son assiette pendant que quelque chose lui dévorait l’estomac. « Finis ta viande.

— Je n’ai… » Mlle Land s’éclaircit la gorge. « Je t’ai dit que je n’ai pas faim, maman.

— Tu as bu trop de café. Ça coupe l’appétit, je n’arrête pas de te le répéter.

— Je te prie de m’excuser, maman. » Elle se leva.

« Tu n’as rien mangé », lui lança sa mère tandis qu’elle quittait la pièce.

Elle verrouilla sa porte sans bruit, se dirigea vers son lit, s’y assit en pétrissant ses doigts déjà blancs et s’efforça de reprendre son souffle. Chaque fois qu’elle inspirait, il lui semblait s’étouffer.

Il s’écoula cinq minutes. Soudain, elle passa la main sous son oreiller et en retira l’enveloppe bleue.

Elle tourna et retourna le pli comme s’il avait une infinité de côtés et qu’elle devait trouver le bon. Le nom de la femme surgissait et disparaissait de son esprit ; il semblait clignoter telle une enseigne lumineuse. Elle regarda le nom et l’adresse de M. Smalley, rédigés avec l’exactitude toute féminine de Marjorie Kelton. Elle la vit assise à son bureau, en train de coucher ce nom sur le papier, M. Louis Smalley, d’une main sûre, dans la quiétude de sa chambre.

Puis, avec un coup au cœur, elle ouvrit l’enveloppe qui lui échappa. Mlle Land resta là, à la contempler, ébranlée par ses battements de cœur. Elle se mordit la lèvre inférieure, fondit en larmes. Un accident, se voyait-elle essayer d’expliquer. Je croyais qu’elle m’était destinée, vous comprenez, et…

Elle crispa ses paupières et sentit deux larmes brûlantes lui couler sur la figure. Jamais il ne la croirait.

« Non, gémit-elle. Non, non, non. »

Au bout d’un moment, elle ramassa la lettre, en affectant un air impassible, un masque hautain.

Lou chéri,

Chuck m’apprend que tu es de retour dans l’est. Qu’est-ce que tu attends pour m’appeler ? Je ne parlais pas sérieusement, tu le sais. Jamais de la vie, imbécile heureux !

La lettre continuait sur ce ton. Mlle Land, hébétée, comme enfiévrée, poursuivit sa lecture et la termina. Par deux fois, elle froissa la feuille de papier et la jeta, et par deux fois elle alla la récupérer et la lisser. Elle la lut en entier sept fois au total, puis elle en relut des passages.

Un peu plus tard tandis qu’elle gisait dans l’obscurité, la lettre froissée dans son poing, le regard fixé sur le plafond, les yeux secs, la respiration réduite à un filet d’air, elle vit Marjorie Kelton, et Marjorie Kelton était belle et désirable. Une femme capable d’écrire une lettre pareille ne pouvait qu’être belle et désirable.

Vers minuit elle s’assit dans son lit, trouva la lettre à tâtons et la déchira avec de grands gestes des bras, puis en jeta les fragments déchiquetés le plus loin possible avec un sanglot étouffé. Et voilà !

Au matin, elle les brûla.

M. Smalley reçut deux lettres et une carte postale. Lorsque Mlle Land lui tendit son courrier, il sourit et la remercia. Peu importe, décida-t-elle au déjeuner. Ce n’était qu’une lettre. Il aurait pu lui arriver n’importe quoi pendant l’acheminement. Inutile de s’inquiéter. Elle ne se couvrirait pas de ridicule une autre fois.

Le lundi suivant, une lettre de l’agent immobilier du nord de l’État arriva pour M. Smalley. Mlle Land la rangea dans son tiroir. Lorsque le destinataire se présenta, elle lui donna son Saturday Review et sa brochure du Book Find Club. Ce qui la stupéfia, ce fut de ne ressentir aucune peur. Tout au contraire, elle éprouvait une vive satisfaction quand elle glissa la lettre dans son sac à main et l’emporta chez elle pour le déjeuner.

Après le repas, elle se retira dans sa chambre, prit garde de fermer la porte et sortit la lettre de son sac. Elle resta un long moment allongée sur son lit à toucher l’enveloppe, à la frotter entre ses doigts, à la presser contre sa joue. Tout à coup, elle l’embrassa et sentit comme un fleuve chauffé par le soleil se couler en elle. Étrange. Elle en frissonna.

En fait, se dit-elle soudain, il n’y a là qu’un gentil complot à l’encontre de M. Smalley, rien qui puisse lui causer du tort. Il ne s’agissait que d’une lettre d’un agent immobilier, après tout. Aucune importance. Elle tortilla un peu des hanches sur son lit et lut la lettre.

Il y avait bel et bien des locations disponibles. Elle haussa les épaules.

« Et alors ? » souffla-t-elle avant de pouffer de son audace.

Quelques minutes plus tard, elle déchira la lettre en mille morceaux et rit de plaisir lorsqu’ils se mirent à lui pleuvoir dessus, tels des flocons de neige secs, entre ses doigts écartés.

Et voilà, se dit-elle. Ses mâchoires se crispèrent. La colère la reprenait. Et voilà !

Elle sombra dans un sommeil si profond que sa mère dut cogner à sa porte pendant trois minutes pour la réveiller.

Elle apporta un des Saturday Review de M. Smalley chez elle et le glissa sous son oreiller. Ça suffira, se dit-elle. On en reste là. Jusqu’à présent, ça ne comptait pas, il n’y avait rien d’important, mais il faut arrêter. Quel intérêt, de toute façon ? Ce n’est qu’un jeu stupide.

Deux jours plus tard, elle prit une carte postale envoyée par une boutique de prêt-à-porter masculin de Port Franklin et n’en retira guère de satisfaction. Le lendemain, c’était une lettre de son agent littéraire qu’elle déchira sans même la lire.

Arrête, se morigéna-t-elle. Inutile de continuer, puisque ce n’est qu’un jeu stupide.

La deuxième lettre de M. Smalley à l’agent immobilier, elle la déchira à pleines dents avant d’en répandre les morceaux dans sa chambre.

Le matin du mercredi 22 juin, Mlle Land triait du courrier lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir. L’amorce d’un sourire narquois joua sur ses lèvres, puis disparut. Elle continua de glisser lettres et cartes postales dans leurs casiers.

« Excusez-moi », dit une voix inconnue.

Mlle Land regarda derrière elle et vit un homme qui portait un costume bleu sombre et un panama. Il y avait des palmiers sur sa cravate.

Il porta sa main à son chapeau.

Elle s’avança. « Oui ? »

L’homme sortit de sa poche intérieure un portefeuille et l’ouvrit. Elle baissa les yeux sur la carte qu’il lui présentait.

« J’aimerais vous parler, Mlle Land, dit-il.

— Ah ? » Ses doigts se crispèrent sur sa liasse. « C’est à quel sujet ?

— Puis-je passer derrière ?

— C’est interdit par le règlement. » L’homme tendit de nouveau sa carte.

« Je sais ce qui est interdit par le règlement », dit-il.

Elle déglutit et entendit un petit bruit sec dans sa gorge.

« Je suis très occupée, dit-elle. J’ai beaucoup de courrier à trier. »

L’homme la regarda, impassible.

« Ouvrez-moi, Mlle Land. »

Elle posa sa liasse sur la table et en égalisa les bords. Puis elle gagna la porte devant laquelle s’arrêtèrent les pas de son visiteur. Elle observa sa silhouette sombre à travers le verre dépoli. Puis elle tourna le verrou.

« Je vous en prie, dit-elle d’un ton enjoué. Vous permettez que je continue mon travail pendant que nous bavardons ? »

Elle se retourna avant qu’il puisse répondre. Du coin de l’œil, elle le vit entrer, son chapeau à la main, puis elle entendit le déclic de la porte qui se refermait. Un frisson lui parcourut l’épine dorsale.

« Alors, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en reprenant sa liasse. Quelqu’un s’est plaint ? » Elle eut un rire creux. « On ne peut pas plaire à tout le monde tout le… ?

— Je crois qu’il vaudrait mieux que l’on baisse les vitres des guichets un petit instant, non ? l’interrompit-il.

— Non, c’est impossible, dit Mlle Land avec un sourire fugace. Le bureau est ouvert, vous voyez. Les gens viennent chercher leur courrier. Après tout, c’est pour ça que je suis là. Je ne peux pas… fermer comme ça. »

Elle reporta son attention sur les lettres qu’elle tenait et en brandit une d’une main tremblante. « Mme Brandt, dit-elle, avant de glisser l’enveloppe dans le casier des B.

— Mlle Land…

— Il fait chaud ici, non ? Je l’ai signalé par écrit au bureau principal… oh ! je ne sais pas, moi, des dizaines de fois ! Je suppose qu’il me faudra finir par acheter un éventail. »

Il baissa la vitre du guichet des timbres et des mandats postaux.

« Une minute ! glapit Mlle Land. Vous ne pouvez pas faire ça. C’est un service public, ce… »

Un coup d’œil de son visiteur la réduisit au silence. Figée, elle serra sa liasse contre sa poitrine. Il se dirigea vers le guichet de la poste restante.

« Vous ne pouvez pas faire ça. » Elle le regarda baisser le rideau et un gloussement amer lui échappa. « Pourtant, vous venez de le faire. » Elle haussa les épaules et voulut poser le courrier sur la table.

« Oh ! » Lettres et cartes postales se répandirent sur le parquet carrelé. « Ce que je suis maladroite ! J’ai deux mains gauches aujour…

— Laissez, Mlle Land, dit l’homme d’un ton ferme. Nous les ramasserons plus tard.

— Oh, c’est très aimable à… »

Elle s’interrompit : de toute évidence, ce nous ne l’incluait pas. Prise de vertige, elle se redressa, les mains nouées.

« Bon, pourquoi vouliez-vous me voir ? demandât-elle.

— Je crois que vous le savez déjà, mademoiselle.

Non, dit-elle un ton trop haut. Non, je l’ignore. Il y a… il y a bien longtemps que n’ai pas eu l’honneur de recevoir la visite d’un p-p-p… »

Mlle Land prit un air hébété et ne parvint pas à dissimuler un frisson. Elle s’éclaircit la gorge.

« Si c’est au sujet de… » Elle dut encore s’interrompre.

« Mademoiselle, on enquête depuis un mois. Le plaignant nous a signalé la disparition de vingt et un articles en…

— Oh, ce doit être M. Smalley, bredouilla-t-elle. Oh, c’est quelqu’un d’étrange, d’étrange, monsieur… ? » L’homme ne prit pas la peine de se présenter. Elle s’éclaircit la gorge. « Il est écrivain, vous savez. On ne peut pas… compter sur… ce genre d’individu. C’est bien simple : il n’était pas installé ici depuis deux mois qu’il cherchait un autre lieu de résidence, sous prétexte qu’il n’aimait pas…

— Nous avons les preuves, mademoiselle. J’aimerais que vous me suiviez.

— Mais… » Un sourire terrifié lui étrécit les lèvres. « Je crains que ce soit impossible. J’ai des gens à servir, ici, vous voyez. Vous ne comprenez pas, vous ne comprenez vraiment pas. J’ai des gens, ici.

— J’ai quelqu’un pour vous remplacer dans ma voiture. »

Mlle Land le dévisagea d’un regard vide. « Vous… » Elle passa une main tremblante sur sa joue. « C’est impossible…

— Voulez-vous bien prendre vos affaires ? demanda-t-il.

— Cette personne ne saura jamais se débrouiller, voyons, lui dit-elle d’une voix enjouée. Vous ne comprenez pas. J’ai mon propre système de classement, ici. Je l’appelle le… »

Elle se mordit la lèvre inférieure pour ravaler un sanglot.

« Non, non, je regrette, dit-elle. C’est impossible. Vous ne comprenez pas. Cette personne ne pourra pas…

Mademoiselle, prenez vos affaires. »

À l’exception de la veine qui battait à son cou, elle aurait pu passer pour une statue.

« Mais vous ne comprenez pas », murmura-t-elle.

La sonnette de la porte d’entrée retentit. Mlle Land tourna la tête et regarda par la vitre du guichet de la poste restante.

« Mademoiselle… » dit l’homme.

Tout à coup, elle se campa derrière le guichet et releva la vitre. « Ah… bonjour. Belle matinée, n’est-ce pas ? »

M. Smalley la dévisagea, quelque peu surpris.

« Voyons… » Elle se tourna vers les casiers et y prit d’une main tremblante une liasse dont elle sortit une, deux, trois, quatre, cinq lettres et une revue. Elle posa le tout sur la table et se retourna vers la vitre, tout sourire, le teint rosi.

« Ma foi, dit-elle, vous avez touché le gros lot, ce matin. »

Elle lui tendit son courrier en soutenant le regard neutre de ses yeux noirs et en se cramponnant au comptoir. Puis elle le regarda traverser la place pour rejoindre sa voiture. Lorsqu’il jeta un coup d’œil dans sa direction, elle leva la main et agita délicatement ses doigts exsangues.

Enfin, Mlle Land baissa la vitre et se détourna du guichet.

Titre original : Always Before Your Voice.

Initialement paru dans

California Sorcery, anthologie composée par

William F. Nolan et William Schafer,

CD Publications, 1999.

© 1999, by Richard Matheson.