VOYONS SI VOUS VOUS SOUVENEZ DE LUI
« Bonsoir, amis sportifs. Comme chaque mercredi soir, Columbia vous propose Les sports d’hier. Penchons-nous sur l’an passé, la décennie passée, le siècle passé. Revoyons les grands boxeurs, les stars du football, les champions de tennis, les génies du base-ball d’antan. Oui, tous ces immortels reviennent à la vie dans… Les sports d’hier.
» Et pour vous présenter le sujet et l’invité de ce soir, voici le journaliste et le commentateur sportif le plus affûté, votre hôte… Max Haney !
— Bonsoir, chers amis. Je crois que l’histoire de ce soir va vous fournir un sujet de conversation pendant un bon bout de temps. Parce qu’elle sort de l’ordinaire, et qu’elle n’a rien à voir avec une histoire sportive au sens habituel. Bien sûr, on va parler d’un jeune fou de sport qui, une fois grand, a égalé puis dépassé les records de ses propres idoles, et bien sûr, on va parler d’un jeune homme qui voulait plus que tout devenir sportif de haut niveau, mais là s’arrête la ressemblance avec les histoires de sport ordinaires. Vous aurez peut-être du mal à la croire, mais vous ne l’oublierez pas.
» Voyons si vous vous souvenez de lui. Il s’appelait Harry Campbell. Vous êtes trop jeunes ? Peut-être, après tout. Il a mis fin à sa carrière il y a trente-cinq ans de ça. Mais demandez aux anciens, consultez les archives, ou allez en causer avec son vieux copain batteur, Jess Chandler… ce qu’on va faire plus tard dans l’émission. Tous, ils vous diront qu’Harry a été le plus grand lanceur de tous les temps, et de loin. Pourquoi ?
» C’est ce que nous allons voir. »
« Nous voici à la neuvième manche et Harry Campbell continue de mystifier les Cards. L’histoire du base-ball est en train de s’écrire sous nos yeux, mesdames et messieurs. Si le vieil Harry termine cette manche sans concéder un point, s’il réussit encore trois éliminations, il remportera sa trois centième victoire d’affilée sans perdre un point. Il y a dix ans de ça, Harry Campbell déboulait dans le base-ball à Brooklyn. Et depuis, c’est réglé comme du papier à musique, carton plein à chaque match. La semaine dernière, il obtenait sa vingt-neuvième victoire de la saison, et il est maintenant à trois éliminations de la trentième.
» Le champ intérieur jongle avec la balle. Et il la passe à Harry qui la frotte entre ses paumes. Harry est un lanceur bâti tout en finesse. Il ôte sa casquette pour s’essuyer le front. Le public l’acclame lorsqu’apparaît son crâne chauve. C’est un jeu, pour les spectateurs, que de se moquer d’Harry et de ses quarante-sept ans. Quarante-sept ans. À l’âge où les joueurs entraînent une équipe depuis déjà longtemps, Harry bazarde sa balle comme un bleu de dix-neuf printemps. Et s’apprête à atteindre les sommets du base-ball. »
« Nous écoutions un enregistrement qui remonte au jour où Harry Campbell a bien atteint les sommets du base-ball. Nous y revenons… après cette page de publicité. »
« … Harry est prêt. Debout bien droit, il scrute le marbre. Il ne remue pas un cil. Ah, maintenant il prend place sur le monticule. Oh ! il a frôlé la feinte irrégulière. C’était moins une. Il attend le signal de son receveur. Il hoche la tête. Il reste les bras ballants. Il ne bouge pas, il a le regard fixé droit devant. Je me demande s’il y a quelque chose qui cloche…
» Apparemment pas. Il s’assouplit le bras, prend son élan, sa balle part et… Troisième prise ! Troisième prise !
» Harry Campbell trône auprès des dieux du baseball ! »
« Chers auditeurs des Sports d’hier, ce jour-là, Harry Campbell a remporté son trois centième match d’affilée, son soixante-quinzième blanchissage, son… Vous comprenez pourquoi on le considère comme le plus grand lanceur de l’histoire du base-ball. Trois cents matches remportés sans concéder un seul point. Trois mille deux cent vingt-deux retraits sur trois prises. Une moyenne de 1,32 sur dix ans. Pas étonnant que Mark Fowler se soit exprimé ainsi, ce jour-là, il y a si longtemps. Et j’avoue que j’ai tendance à être d’accord avec lui.
» Et c’est ensuite que notre histoire commence, en réalité. Vous allez la trouver incroyable, mais Jess Chandler jure qu’elle est vraie, et personne ne peut nier ce qui s’est passé le premier jour de la poule finale de la saison de championnat 1976. Personne, car ça figure dans tous les livres.
» Notre invité de ce soir est l’un des plus grands receveurs de l’histoire du base-ball, Jess Chandler. Comment va, Jess ?
— Très bien, M. Haney, je vous remercie.
— Jess, j’aimerais que vous racontiez votre histoire à nos auditeurs.
— J’en serai ravi, M. Haney.
— Mesdames et messieurs, voici donc ce qui est vraiment arrivé à Harry Campbell par cet après-midi maudit. Jess, je vous laisse le micro. »
J’ai regardé Harry, cet après-midi là, tout le temps qu’ils ont mis à l’emporter hors du terrain. Il souriait, mais d’un sourire figé, comme s’il estimait qu’il le devait aux gens, et je me suis rappelé quelque chose qu’il m’avait dit un jour. Il avait dit que, même sur l’échafaud, un homme peut toujours sourire.
Ils l’ont emporté par le tunnel qui menait au vestiaire, et j’ai suivi. Les gars ne criaient pas que pour Harry. On allait en poule finale, pour la première fois en cinq ans. Même un type qui remporte trente matches ne vous y emmène pas seul.
Sans vouloir offenser personne, je dois dire qu’Harry ne nous a jamais vraiment servi à grand-chose. Oui, il a gagné ses trente matches chaque année des dix qu’il a passées chez nous… mais c’étaient toujours les trente premiers. Les trente premières fois qu’il entrait sur le terrain, il remportait tous ses lancers, quel que soit l’adversaire. Après… il était fini pour le reste de la saison.
On n’a jamais su pourquoi. Il n’arrêtait pas de jouer, il ne se déconcentrait pas, ni rien, mais c’était du pareil au même. On aurait dit qu’il lançait dans le vide. Il y avait toujours quelque chose. Une année, il s’est froissé un muscle du bras et il a passé le reste de la saison sur le banc. Une autre, sa mère est tombée malade et il a fallu qu’il s’occupe d’elle. L’année suivante, il a réussi à rester, et il s’est fait sortir dès la première ou la seconde manche. C’était fou. On a fini par se moquer de lui à partir de la quatrième année. Il remportait son trentième match et nous, on disait tous : Voilà, merci et à la prochaine.
Autre chose : Harry n’était pas un bon équipier. Un match important ou contre une équipe de troisième zone, pour lui, c’était du pareil au même. Il se fichait de l’équipe derrière lui. Il voulait ses trente victoires, il les obtenait, et c’était fini pour la saison. Sincèrement, je n’essaie pas de le rabaisser. Ce que je dis là, on l’a lu mille fois dans des articles et dans des livres. Harry était un type calme et gentil, mais…
En tout cas, la dixième année, notre entraîneur a décidé de la jouer fin. Je me demande encore pourquoi il n’y avait pas pensé plus tôt. Il a décidé de ne sélectionner Harry que pour quatre matches sur cinq, afin qu’il n’arrive au trentième que vers le mois de septembre et en pleine forme. On tablait là-dessus pour gagner la poule finale.
Harry n’était pas content ce jour-là, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Trois cents victoires, et on aurait dit un condamné, à le voir assis sur son banc au vestiaire. Les autres n’arrêtaient pas de lui taper dans le dos et de lui serrer la main, et lui, il essayait de sourire, mais il se forçait. Et il ne s’agissait pas seulement de ce jour-là.
Je logeais avec Harry quand on se déplaçait et il avait eu le moral à zéro toute l’année. Vraiment à zéro. Il avait toujours été angoissé, nerveux, mais cette dernière année, ça devenait terrible. Je ne comptais plus les nuits où il se tournait et se retournait dans son lit en gémissant, tout trempé de sueur, à marmonner des trucs que je ne comprenais pas.
Je l’avais vu en sueur ce même jour. Il n’avait pas peur de perdre. Il savait qu’il allait gagner, il me l’avait dit avant le début du match. Non. Il avait peur de gagner.
Bref, je me suis approché et assis à côté de lui sur le banc. J’ai remarqué qu’il sursautait.
« Tu devrais retirer ton short, mon vieux », je lui ai dit, et puis j’ai vu ses mains, des mains qui venaient de remporter leur trois centième victoire. Elles avaient l’air incapables de tenir une balle de base-ball.
« Je ne t’avais pas vu, il m’a dit.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? je lui ai demandé. Tu devrais être sous la douche en train de chanter à tue-tête, et tu as l’air malade à crever.
— Ça va. »
Je lui ai tapé sur l’épaule. « J’espère bien, vieux grigou. Tu es immortel, maintenant. »
Il a regardé ses mains une seconde, puis il a soupiré. « Immortel, il a répété dans une sorte de sanglot.
— Tu es sûr que ça va ? » je lui ai demandé.
Il a hoché la tête, et j’ai laissé tomber. Je me suis dit que si j’avais gagné mon trois centième match, je serais un petit peu déboussolé, moi aussi.
« Je me fiche même que tu aies ignoré tous mes signaux, aujourd’hui, je lui ai dit. Tu étais vraiment ailleurs. On aurait cru que tu allais balancer toutes tes balles dans les gradins, et elles sont toutes arrivées comme des lettres à la poste. »
Il a serré les lèvres.
« Tu as raison, il a dit. J’essayais de les balancer dans les gradins. » Il a frissonné. « Et je n’ai pas pu.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Rien, rien du tout, il a dit vite fait, avec un sourire de travers. Je blague, Jess. »
J’ai bien regardé son visage émacié, couvert de sueur, ses cheveux bruns clairsemés, son début de calvitie, et je lui ai filé un petit coup de poing dans le bras.
« Allez, va te doucher », je lui ai ordonné.
Un peu plus tard, je l’ai regardé s’habiller. Je pensais à ses lancers. Il ne suivait jamais mes conseils ni mes signaux plus d’une ou deux fois par match, et plus pour me faire plaisir qu’autre chose, je pense. Je pensais à ses gestes de moins en moins assurés chaque année, et à sa moyenne constante. Et je pensais aussi à ce qu’il venait de me dire : qu’il avait essayé de lancer sa balle dans les gradins et qu’il n’avait pas pu. En l’entendant, il ne m’avait pas semblé qu’il parlait d’une question de principe.
Quand je l’ai vu mettre son manteau et son chapeau, je l’ai rejoint pour lui parler du dîner de l’équipe au Village. J’en étais l’organisateur et je l’ai convié comme invité d’honneur.
« Je ne peux pas venir, Jess, il a dit. Je regrette. J’ai à faire.
— Hein ? Tu plaisantes, pas ce soir ?
— Si, ce soir. »
Il s’exprimait de telle sorte que j’en ai eu un frisson. On passait sous les gradins à ce moment-là, et j’ai mis ça sur le compte de l’humidité. Maintenant, je sais ce qu’il en était, et l’humidité n’avait rien à y voir.
« Tu ne peux pas te défiler, Harry ? » je lui ai demandé.
Il a secoué la tête. « Je… je voudrais bien, Jess, mais c’est impossible. Je ne peux pas me défiler. »
Il parlait d’une voix blanche, distraite, et je me suis surpris à le surveiller du coin de l’œil pendant qu’on se dirigeait vers la sortie. Chaque fois qu’on passait sous une ouverture dans les gradins, je voyais la lumière du soleil se refléter sur son visage blanc. Il ne bronzait jamais, Harry. Il passait toute une saison en plein air, et il restait blanc comme la craie.
Une véritable foule l’attendait à la sortie. Les gens criaient, se bousculaient, brandissaient leurs carnets d’autographes. Il a marqué le pas en les voyant. On aurait juré qu’il avait un masque sur la figure.
« Il faut que tu t’y fasses, mon vieux, je lui ai dit. Il faut que tu t’y fasses. Tu es le plus grand de tous, maintenant.
— Oh, seigneur », il a murmuré.
Je ne lui ai jamais trouvé plus mauvaise mine qu’en cette fin d’après-midi-là, lorsqu’il est sorti signer ses autographes. Il avait un tic à la joue droite, et lorsqu’on lui a délogé son chapeau et que tout le monde a ri et acclamé sa calvitie, je l’ai vu montrer les dents comme s’il allait mordre. Les gens le poussaient et le tiraient pour pouvoir lui fourrer leur carnet sous le nez. J’ai fini par venir à son secours et je l’ai plus ou moins propulsé jusqu’à ma voiture, que j’avais laissée dans un parking souterrain de l’autre côté de la rue. Ils nous ont suivis tout du long, et ils n’ont lâché prise qu’après que j’ai failli en écraser quelques-uns. Là, ils ont reculé et se sont mis à huer et à siffler. À me huer et à me siffler, moi, bien sûr.
Harry a gardé le silence pendant que je prenais la direction de chez moi, dans le centre-ville. J’espérais le convaincre de m’accompagner ce soir-là. J’ai attendu qu’un feu rouge nous arrête au pied du Manhattan Bridge pour lui parler.
« Tu annules ton rendez-vous d’affaires, Harry, j’ai dit. Et tu viens à notre fête. Tu as besoin de te détendre, Harry. Tu en as besoin, je t’assure. »
On n’aurait pas cru qu’il m’écoutait, mais il a secoué la tête. Il avait le menton qui lui touchait presque la poitrine.
« Non, Jess, non. Je dois y aller.
— Qu’est-ce qu’il y a de si important que ça n’attendra pas demain ? »
Il a encore secoué la tête sans ajouter quoi que ce soit. Et je ne suis revenu à la charge qu’une fois chez moi, lorsqu’il est monté boire un coup. Il avait le temps, parce qu’il n’avait rendez-vous qu’à huit heures.
« Où tu vas ? je lui ai demandé en lui tendant son verre.
— À Long Island.
— Où ça, vers Bay Shore ?
— Par là, oui.
— Et comment, Harry ?
— Par le train, je suppose. Le Long Island Railroad.
— Écoute, je lui ai dit, prends ma voiture et… » Il a secoué la tête.
« Mais pourquoi ? je lui ai demandé. Prends-la. Tu pourras peut-être revenir d’ici la fin de la fête.
— Non.
— Oh, mais tu me… ! » Je me suis retenu et j’ai haussé les épaules. « Prends quand même la voiture. Tu n’as qu’à me la ramener demain matin.
— Ce ne serait pas une bonne idée, il m’a dit. Mais merci, Jess. Je… »
J’ai posé mon verre. « Bon, Harry, tu vas m’expliquer ce qui ne va pas ? »
Il a ouvert la bouche, s’est ravisé, et il a posé son verre comme s’il s’apprêtait à partir. Puis il l’a repris en main et s’est adossé au canapé.
« Je… » Il m’a dévisagé en serrant les dents. « Jess, je ne veux pas te mêler à tout ça.
— Harry, où est-ce que tu vas ce soir ? »
Je l’ai vu déglutir. On lui aurait donné cent ans. Il a scruté sa boisson d’un air hanté. « Je dois effectuer un paiement.
— Quel… genre de paiement, Harry ? »
Il est resté un moment le regard perdu dans son scotch, à faire tourner les glaçons lentement. On le sentait plongé dans un débat intérieur. Il devait me dire quelque chose d’horrible, et il voulait le faire, mais il redoutait de m’impliquer. J’ai remarqué une pellicule de sueur sur sa lèvre supérieure.
Soudain, il a posé son verre et sorti son portefeuille. Il l’a fouillé avec nervosité et en a tiré un bout de papier plié tout chiffonné qu’il m’a tendu d’une main tremblante.
« Tiens, il m’a dit. Tiens. »
J’ai déplié le papier, je l’ai regardé un bon moment. Quand j’ai fini par comprendre, j’ai senti mon estomac se nouer et ma respiration s’arrêter.
Reconnaissance de dette, il y avait marqué. Dû : Mon âme.
J’ai levé les yeux vers Harry. Je serrais le bout de papier entre mes doigts. « Je ne saisis pas, j’ai dit.
— C’est ça, le paiement de ce soir. » Il avait repris son verre, mais il tremblait tellement qu’il a encore dû le poser.
On est restés à se dévisager pendant je ne sais combien de temps. Dehors, les voitures passaient dans la rue. Une femme a ri à l’étage au-dessus. On était à New York, en 1976, et la vie continuait comme à l’accoutumée. Sauf que je tenais un bout de papier sur lequel était marqué Dû : Mon âme, et que sous ses mots il y avait la signature d’Harry, en rouge, mais pas à l’encre rouge.
« Ce soir ? » j’ai demandé.
Il m’a fixé d’un œil hagard. « C’est ce qui était convenu.
— Quand… quand est-ce que ça s’est passé, Harry ? »
Il a dégluti, puis il a dit : « J’avais trente-six ans. »
Harry Campbell était saoul et avait la ferme intention de se saouler encore plus et puis de le rester. Qu’aurait pu faire d’autre un homme de trente-six ans au bout du rouleau ? Il avait été marié ; c’était fini, Virg avait divorcé. Alors qu’il voulait mettre un peu de magie dans sa vie, il n’avait réussi qu’à lever une fille dans un bar et à écoper d’une accusation d’adultère. Virg avait bien résumé son parcours, même si elle l’avait fait à pleins poumons, avec méchanceté, avec haine, la nuit de leur séparation. Tu n’arriveras jamais nulle part ! Tu ne vaux rien, tu finiras dans le caniveau !
Elle avait raison, c’était là qu’il finirait.
Assis dans un box sombre, il regardait fixement devant lui, et il n’aimait pas ce qu’il voyait. Un gloussement amer monta du fond de sa gorge tandis qu’il repensait à son adolescence, sa période comme lanceur vedette de l’équipe de base-ball du lycée de Bay Shore. Une belle année, et un bel avenir. Cent vingt-sept retraits sur trois prises. Il avait foi en son destin, à l’époque. Le monde lui appartenait. La sale blague ! Harry ricana. Il eut envie d’empoigner son verre et de le balancer dans le téléviseur pour la simple raison que ce dernier trônait au-dessus du bar et lui rappelait ce qu’il avait perdu. Et se payait sa tête.
C’était tout ce qu’il lui restait. Accepter des petits boulots en ville. Passer ses après-midi et ses soirées de printemps dans ce bar. Gaspiller ses journées et ses nuits d’été dans ce box à regarder les matches de l’équipe de Brooklyn. Tâcher de faire comme s’il ne sentait pas les muscles fondus de ses bras se crisper pour imiter tous les lancers qu’il voyait. Il restait là, le regard terne, malade de jalousie, à regarder des matches de base-ball sur un écran scintillant.
Un soir, fou de chagrin, il avait murmuré, les dents serrées : « Je vendrais mon âme pour redevenir lanceur. »
Et le type était entré dans le bar.
Rien d’inhabituel là-dedans. Le type n’avait lui non plus rien d’inhabituel : un homme ordinaire, aux habits ordinaires, qui entrait dans un bar un soir de juillet. Il portait un costume léger et un chapeau de paille au ruban coloré. Il s’était assis dans le box et excusé : tous les tabourets étaient pris, tous les boxes occupés, est-ce que ça dérangeait Harry que… ?
Harry ne vit pas le box vide dans la salle derrière lui ni le tabouret désert au comptoir. Il hocha la tête d’un air bourru et riva ses yeux luisants sur l’écran du téléviseur en gardant les dents serrées.
Puis l’homme lui dit : « Alors comme ça, vous aimeriez redevenir lanceur ? »
Harry faillit renverser son verre lorsque sa main glissa sur la table lisse. Abasourdi, il dévisagea son interlocuteur et sentit les muscles de son ventre se crisper. « Pardon ? dit-il.
— Vous aimeriez redevenir lanceur », répéta l’autre.
Harry déglutit et, d’instinct ou presque, se recula contre la paroi du box. Il avait aperçu une drôle de lueur dans les yeux de l’autre.
« Comment le savez-vous ? » demanda-t-il d’une voix blanche.
L’homme gloussa. « Qui ne se souvient de vos exploits de lanceur au lycée ? J’habite Bay Shore depuis des années. En fait, je vous ai souvent vu jouer. La gloire vous tendait les bras. Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Harry se détendit. S’il ne connaissait pas son vis-à-vis, ce que ce dernier disait lui était familier. Que s’était-il passé ? Il avait épousé son amour de lycée, voilà ce qui s’était passé. Elle l’avait ‘forcé à étudier le droit, voilà ce qui s’était passé. Inscrit à St. John’s, il avait loupé ses examens, pris un boulot comme coursier sur Wall Street, et il n’était arrivé nulle part, voilà ce qui s’était passé.
« Quel dommage. »
Une fois encore, il tressaillit. L’autre semblait lire dans ses pensées.
« Quoi ? » Il avait du mal à parler.
« Je pensais à votre potentiel, dit l’homme. Vous auriez pu atteindre les ligues nationales sans grande difficulté. »
Harry se raccrocha à cette bouée de sauvetage ; après tout, il était en train de se noyer.
« Vous… vous croyez ? » demanda-t-il.
Et il oublia la lueur du regard de l’autre, parce que ce qu’il disait lui plaisait.
« Tout à fait. Vous aviez tous les dons d’un bon lanceur. De la maîtrise, une bonne coordination, un regard acéré, un bras puissant et la volonté de vaincre. C’est vraiment triste que vous ayez dû renoncer.
— Ouais, dit Harry en tripotant son verre. Triste. »
Il entendait encore Virg. Sois raisonnable, Harry. Lanceur de base-ball, ce n’est qu’un jeu. On ne peut pas gagner correctement sa vie avec ça. Tu es doué, Harry, mais pas assez pour gagner correctement ta vie avec ça. Tandis que le droit…
Perdant le fil de ses réflexions, il empoigna son verre et le vida d’un trait.
« Elle avait tort. » Avant qu’Harry ait pu réagir, l’homme sortit quelque chose de la poche intérieure de sa veste. « Ma carte. »
Harry le dévisagea, puis il prit le bout de papier.
Léonard De Ville, chirurgie manipulatrice.
Il cilla. « Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Votre passeport pour les ligues nationales », dit l’autre.
Le bureau du docteur De Ville se trouvait dans un quartier de Bay Shore qu’il n’avait jamais visité, de l’autre côté de la voie de chemin de fer du Long Island Railroad. Harry longea la rue indiquée à pas lents. Le docteur n’avait pas de cabinet en ville. Selon lui, c’était parce que la Chambre de commerce ne reconnaissait pas sa profession et lui refusait les privilèges de la légalité.
Harry se sentait ridicule d’aller consulter cet individu : il n’avait jamais entendu parler de « chirurgie manipulatrice ». Mais il se voyait mal refuser une aide quelconque. Il en était au point où il se serait raccroché à n’importe quoi et l’homme lui avait affirmé qu’il redeviendrait lanceur. On lui promettait une nouvelle carrière, à lui, Harry Campbell, trente-six ans, bedonnant, à moitié chauve. Et pas au jardin public avec les amateurs du coin : dans les ligues nationales. C’était dingue, mais c’était ce que l’autre prétendait et Harry voulait tirer ça au clair.
Il trouva le numéro de rue que le docteur De Ville avait griffonné sur le papier. Une maison sans plaque, en bois, qui devait dater de 1890. Harry regarda alentour en gravissant les degrés grinçants du perron. Il ne tenait pas à ce qu’on le voie entrer. Le médecin avait spécifié qu’il exerçait dans l’illégalité.
Avant qu’il l’atteigne, la porte s’ouvrit sur le docteur De Ville, qui l’accueillit en blouse blanche et le précéda le long d’un couloir étroit sentant le moisi. Rien qu’à l’odeur, on ne se serait guère cru dans le cabinet d’un médecin, songea Harry.
« Vous pouvez constater que mon activité ne dépend pas de l’équipement habituel », dit De Ville.
Harry tourna aussitôt la tête vers lui. L’autre recommençait à lire dans ses pensées !
« J’ai vu à votre regard que vous aviez des doutes sur ma profession, ajouta le médecin. Ce bureau ne ressemble guère à ce qu’on attend, c’est vrai.
— Oh », dit Harry.
Ils entrèrent dans une pièce poussiéreuse meublée en tout et pour tout d’un bureau et de deux sièges. De Ville pria alors Harry de retirer sa veste et de retrousser la manche droite de sa chemise.
« Ma profession concerne la disposition de la musculature, expliqua-t-il. Les spécialistes de la chirurgie manipulatrice estiment que toutes les aptitudes physiques résident dans cet ensemble de nerfs, de tendons et de muscles. Et que le temps et l’abus, quelle que soit leur étendue, ne sauraient réduire ces aptitudes au point que nous ne puissions les restaurer.
» Bref, poursuivit-il en voyant l’air absent d’Harry, je vous masse le bras et, quand j’en aurai fini, vous serez aussi bon lanceur que vous l’avez jamais été. En fait, vous serez même meilleur. Votre coordination, déjà excellente, sera améliorée. Vous savez que tout athlète possède une musculature qui lui donne une mobilité et une efficacité purement accidentelles, à la base. Mon métier me permet de contrôler l’accidentel. »
Harry estima que cela se tenait. Il laissa donc l’homme le masser.
« Je ne suis pas… riche, énonça-t-il, embarrassé, tandis que le médecin le frictionnait et le tapotait. Je compte bien trouver du travail, mais…
— Taisez-vous, dit De Ville d’un ton affable. Je suis ravi de pouvoir vous aider. Pour être franc, on ne nous fait guère confiance, et rares sont les gens qui nous laissent pratiquer sur eux.
— Je vois. »
Il n’y avait pas un bruit dans le bureau. Il n’y avait pas un bruit dehors. Le jour filtrait par des stores baissés et Harry regarda la poussière danser dans les rayons de soleil tandis qu’il restait là sans mot dire, laissant les mains puissantes pétrir son bras. Ce que le médecin disait sonnait juste. Il lui semblait sentir une vigueur nouvelle dans son bras, comme s’il rajeunissait.
« Bien sûr, dit De Ville, je vous réclamerai un paiement modique. Je compte tout de même sur mes patients, dans une certaine mesure.
— Et si c’était… plus que je ne peux me le permettre ? »
Le médecin s’interrompit et le regarda droit dans les yeux.
« Cela m’étonnerait », dit-il.
Peu après, le massage prenait fin et ils s’asseyaient de part et d’autre du bureau. Le docteur De Ville lui demanda s’il avait conservé le bout de papier qui portait son adresse et Harry le sortit de son portefeuille. L’autre le prit, produisit un stylo à quatre couleurs et, retournant le papier, y inscrivit quelques mots. Puis il le rendit à Harry.
« Mon paiement », dit-il.
Harry considéra le bout de papier un bon moment, statufié. Puis il leva les yeux pour croiser le regard neutre de son vis-à-vis.
« C’est… c’est une plaisanterie ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Une plaisanterie cosmique. Vous acceptez ? » Harry frissonna et se rencogna dans son fauteuil.
« Vous pouvez partir sans signer, reprit le médecin, mais je vous préviens : sitôt la porte franchie, vous retrouverez un bras inutilisable. Vous ne lancerez plus jamais. »
L’avertissement lui simplifia les choses. Harry dévisagea le docteur.
« Alors, tout ce baratin sur la chirurgie… ce truc-là, c’était juste un mensonge pour m’attirer ici ?
— Pas du tout. Par contre, j’aurai négligé de préciser que j’étais le seul au monde à exercer cette profession. »
Harry sentit ses muscles se crisper. « Et si je signe ? » Le médecin leva les bras au ciel dans un geste grandiose. « Dans ce cas, dit-il, votre carrière de lanceur n’aura pas de limites. »
Le rêve éveillé qu’Harry s’autorisait à caresser chaque fois qu’il sombrait dans la dépression lui revint. Il se vit gagnant trente matches d’affilée sans concéder un point, et acclamé comme le plus grand lanceur de l’histoire du base-ball. Son âme ne pesait pas lourd face à de tels fantasmes.
Il se pencha et, vite, signa la reconnaissance de dette.
« Il m’a dégoté un essai avec l’équipe de Montréal. Quelle que soit la façon dont je lançais, j’éliminais le batteur. J’ai fait sensation. Je suis resté là-bas un an, puis je suis arrivé à Brooklyn. Tu connais la suite.
— Et c’était il y a… dix ans ? j’ai demandé.
— Oui.
— Tu as déjà essayé de… revenir sur ton engagement ?
— Seigneur, mais bien sûr ! il m’a dit d’une voix brisée. J’ai fait tout ce que j’ai pu, Jess. Je suis retourné le prévenir. Il n’était pas chez lui, la maison était déserte. » Il a repris son souffle avec un frisson. « Elle l’a sans doute toujours été. »
Il a empoigné son verre et l’a contemplé.
« Oui, j’ai tout essayé. La feinte irrégulière ? Je n’ai pas pu quitter le monticule. Lancer dans l’aire d’échauffement ? Ma balle finissait dans la zone de prises. Lancer dans les gradins, par-dessus toi ? Ça, c’était la saison où tous les journalistes sportifs ont déliré sur mes « fabuleuses balles tombantes ».
— Tu n’as jamais revu le… médecin ? j’ai demandé.
— Non. Mais je sais qu’il m’attend. Ce soir, je dois le retrouver dans un relais routier de North Bay Shore. Et… »
Au lieu de continuer, il m’a regardé d’un air effrayé, hanté.
« Il n’y a vraiment rien que tu puisses faire ? j’ai demandé.
— Non. Rien. Il a dit qu’il exigerait le paiement au bout de dix ans et nous y sommes. Je dois le payer ce soir. »
J’ai eu du mal à finir ma phrase. « Tu vas… mourir ? » Il me dévisageait toujours sans bouger. « Je n’en sais rien. »
J’ai senti un frisson, mais je l’ai réprimé. Je me suis levé, assis près de lui et j’ai passé mon bras autour de ses épaules. « Écoute, mon vieux. Écoute-moi bien. Tu n’y vas pas.
— Il le faut, Jess. Il le faut.
— Il y a un autre moyen de s’en sortir. C’est obligé. Il n’a aucun pouvoir sur toi.
— J’ai signé un contrat.
— Un contrat ? j’ai répondu. Quel contrat ? Un papier à la manque avec une adresse de l’autre côté ? Et tu serais censé le respecter ?
— Mais… je l’ai signé. »
Tout à coup, j’ai vu une drôle de lueur dans ses yeux. Il a posé son verre et s’est levé.
« Harry…
— Une minute ! Je crois me rappeler que… » L’espoir et la joie ont envahi ses traits. « Oui ! Un droit coutumier qu’on n’a jamais abrogé. J’ai lu ça dans un livre à St. John’s. » Et il a récité lentement, comme pour se persuader lui-même : « Un contrat rédigé sur un papier marqué au verso d’un texte sans rapport avec ledit contrat n’a aucune valeur. »
J’ai sauté sur mes pieds. « Harry, tu l’as bien eu ! » j’ai hurlé.
Et puis on s’est serré les mains à les broyer, on a ri, et on a enfin pu respirer.
Le premier jour de la poule finale du championnat 1976. Peut-être que vous étiez sur les gradins, ce jour-là. Peut-être que vous vous rappelez.
Quand je suis entré dans les vestiaires, j’y ai trouvé Harry, déjà en tenue, qui fixait d’un regard vide la porte métallique de son armoire.
« C’est le grand jour, mon vieux ! » j’ai dit.
C’est à peine s’il a réagi. Il ne m’a même pas regardé.
« Arrête de t’en faire, j’ai dit. C’est dans la poche.
— Il est là, je l’ai vu », a dit Harry.
J’ai senti le bout de mes doigts s’engourdir. « Tu l’as vu ?
— J’entrais sur le terrain, j’ai levé les yeux, et il était là, accoudé à la balustrade, à me toiser. »
J’ai essayé de déglutir, la gorge serrée. « Il a… dit quoi que ce soit ? »
Harry a secoué la tête, lentement. « Il n’a pas besoin de dire quoi que ce soit.
— Harry, tu sais que ce contrat n’a aucune…
— Oh, qu’importe ! il s’est exclamé d’une voix amère. J’ai signé et il veut son paiement. »
Je suis resté un long moment sans rien dire. Puis j’ai posé ma main sur son épaule. « Tu veux que je demande à Harold de choisir un autre lanceur pour aujourd’hui ?
— Non. Je… je ne veux pas laisser tomber l’équipe encore une fois. »
Je lui ai tapoté l’épaule. « Entendu, mon vieux. »
Je ne peux comparer l’heure qui a suivi qu’au tout début d’un rêve éveillé, un cauchemar dont les éléments s’ajoutent l’un après l’autre jusqu’au moment où on s’aperçoit qu’on tremble. J’ai senti la peur monter pendant que je m’habillais. Les discussions du reste de l’équipe sonnaient creux, et moi, je n’arrêtais pas de regarder Harry qui regardait son bras droit sur lequel il passait sans cesse sa main gauche. J’ai senti la peur monter encore pendant qu’on suivait le tunnel jusqu’à l’abri des joueurs. La rumeur du public nous parvenait tel un vacarme dans le lointain qui vous effraie même si vous ne savez pas ce qui le produit. Puis on est arrivés dans l’abri et les spectateurs se sont mis à nous acclamer.
J’enfilais mes protections lorsque j’ai vu Harry debout en bas des gradins. Il parlait à un homme, un homme vêtu d’un costume léger et d’un chapeau de paille au ruban de couleur. Un froid glacial m’a envahi et j’ai trituré mes jambières, les yeux rivés sur le visage de l’interlocuteur d’Harry.
Lorsqu’il est revenu dans l’abri, il tremblait de tout son corps. Je suis allé le voir.
« Alors, qu’est-ce qui se passe ? j’ai chuchoté.
— Je te l’avais dit, il a murmuré, terrifié. Il attend son paiement.
— Tu ne lui as pas parlé du… »
Il a hoché la tête. « Si, et il s’est mis en rogne. Il a dit que j’essayais de tricher.
— Et… ? »
Il a dégluti. « C’est tout.
— Quoi ?
— Il s’est détourné et puis il est parti. » Harry m’a regardé droit dans les yeux ; ses pupilles n’étaient plus que des têtes d’épingle couleur d’encre.
« Alors… c’est qu’il va te laisser tranquille », j’ai dit.
Harry n’a rien répondu. Il m’a planté là pour se pencher sur la fontaine d’eau potable.
Au bout de dix minutes, on est sortis l’échauffer. Tout le monde l’a acclamé et je l’ai vu tressaillir. J’ai eu beau jeter un coup d’œil sur les gradins, je n’ai pas vu l’homme, rien qu’une mer de visages écarlates et ravis.
Harry a commencé à lancer. Au début, j’ai eu des petits soucis avec mes mains qui tremblaient, mais ça m’a passé. Harry était rapide, précis. Il alternait divers types de lancers, et j’ai commencé à me détendre. Il a tout essayé durant cette séance d’échauffement, et tout réussi. À la fin, je me suis rué vers lui, je lui ai filé une grande claque dans le dos et lui ai dit : « Tu l’as eu, mon vieux ! »
Quelques minutes plus tard, les deux capitaines sont entrés sur l’aire de jeu, ils ont échangé la composition des équipes, on a joué l’hymne national et on a pris pied à notre tour sur le terrain. Harry a encore lancé quelques balles pour s’échauffer pendant que les joueurs de champ extérieur se disposaient en fonction du premier batteur. L’arbitre a crié « Balle en jeu ! »
Johnny Morgan, des Yanks, était le premier batteur. Il est venu au marbre et il a fait quelques mouvements de flexion. L’arbitre s’est penché par-dessus mon épaule. J’ai adressé un signal à Harry. Il a haussé les épaules pour refuser de lancer comme je le lui demandais. J’ai gloussé et esquissé le signe qu’on avait mis au point et qui signifiait : Bon, tu fais comme tu veux, imbécile. Je lui ai souri.
Il a pris position, et il a fléchi le bras, une fois, deux fois…
Je me focalisais sur la balle, et c’est le hurlement d’Harry qui m’a alerté, malgré le bruit de la foule. J’ai sursauté. La balle a rebondi sur ma protection ventrale. Dans les gradins, des femmes poussaient des cris d’horreur. Puis j’ai vu Harry statufié sur le monticule. Il regardait son bras.
Qui gisait par terre. Et bougeait encore.
Titre original : Maybe You Remember Him
Initialement paru dans le recueil Off Beat,
Subterranean Press, janvier 2003.
© 2002, by Richard Matheson.